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A Rebours Huysmans

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Classic french novel

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  • Rebours

    Joris-Karl Huysmans

    Publication: 1884Catgorie(s): Fiction, Roman, FantastiqueSource: http://fr.wikisource.org

  • A Propos Huysmans:Charles-Marie-Georges Huysmans (February 5, 1848 May 12,

    1907) was a French novelist who published his works as Joris-Karl Huysmans; he is most famous for the novel rebours. Hisstyle is remarkable for its idiosyncratic use of the Frenchlanguage, wide-ranging vocabulary, wealth of detailed and sensu-ous description, and biting, satirical wit. The novels are also note-worthy for their encyclopaedic documentation, ranging from thecatalogue of decadent Latin authors in rebours to the discussionof the symbology of Christian architecture in La Cathdrale.Huysmans' work expresses a disgust with modern life and a deeppessimism, which led the author first to the philosophy of ArthurSchopenhauer then to the teachings of the Catholic Church.

    Disponible sur Feedbooks Huysmans: La Cathdrale (1898) L-bas (1884) En Route (1895) Les Surs Vatard (1879)

    Note: Ce livre vous est offert par Feedbooks.http://www.feedbooks.comIl est destin une utilisation strictement personnelle et ne peuten aucun cas tre vendu.

  • Notice

    en juger par les quelques portraits conservs au chteau deLourps, la famille des Floressas des Esseintes avait t, au tempsjadis, compose d'athltiques soudards, de rbarbatifs retres.Serrs, l'troit dans leurs vieux cadres qu'ils barraient de leursfortes paules, ils alarmaient avec leurs yeux fixes, leurs mous-taches en yatagans, leur poitrine dont l'arc bomb remplissaitl'norme coquille des cuirasses.

    Ceux-l taient les anctres ; les portraits de leurs descendantsmanquaient ; un trou existait dans la filire des visages de cetterace ; une seule toile servait d'intermdiaire, mettait un point desuture entre le pass et le prsent, une tte mystrieuse et ruse,aux traits morts et tirs, aux pommettes ponctues d'une virgulede fard, aux cheveux gomms et enrouls de perles, au col tenduet peint, sortant des cannelures d'une rigide fraise.

    Dj, dans cette image de l'un des plus intimes familiers du ducd'pernon et du marquis d', les vices d'un temprament appauv-ri, la prdominance de la lymphe dans le sang, apparaissaient.

    La dcadence de cette ancienne maison avait, sans nul doute,suivi rgulirement son cours ; l'effmination des mles tait alleen s'accentuant ; comme pour achever l'uvre des ges, les desEsseintes marirent, pendant deux sicles, leurs enfants entreeux, usant leur reste de vigueur dans les unions consanguines.

    De cette famille nagure si nombreuse qu'elle occupait presquetous les territoires de l'le-de-France et de la Brie, un seul rejetonvivait, le duc Jean, un grle jeune homme de trente ans, anmiqueet nerveux, aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, aunez vent et pourtant droit, aux mains sches et fluettes.

    Par un singulier phnomne d'atavisme, le dernier descendantressemblait l'antique aeul, au mignon, dont il avait la barbe en

  • pointe d'un blond extraordinairement ple et l'expression am-bigu, tout la fois lasse et habile.

    Son enfance avait t funbre. Menace de scrofules, accablepar d'opinitres fivres, elle parvint cependant, l'aide de grandair et de soins, franchir les brisants de la nubilit, et alors lesnerfs prirent le dessus, matrent les langueurs et les abandons dela chlorose, menrent jusqu' leur entier dveloppement les pro-gressions de la croissance.

    La mre, une longue femme, silencieuse et blanche, mourutd'puisement ; son tour le pre dcda d'une maladie vague ;des Esseintes atteignait alors sa dix-septime anne.

    Il n'avait gard de ses parents qu'un souvenir apeur, sans re-connaissance, sans affection. Son pre, qui demeurait d'ordinaire Paris, il le connaissait peine ; sa mre, il se la rappelait, im-mobile et couche, dans une chambre obscure du chteau deLourps. Rarement, le mari et la femme taient runis, et de cesjours-l, il se remmorait des entrevues dcolores, le pre et lamre assis, en face l'un de l'autre, devant un guridon qui taitseul clair par une lampe au grand abat-jour trs baiss, car laduchesse ne pouvait supporter sans crises de nerfs la clart et lebruit ; dans l'ombre, ils changeaient deux mots peine, puis leduc s'loignait indiffrent et ressautait au plus vite dans le premi-er train.

    Chez les jsuites o Jean fut dpch pour faire ses classes, sonexistence fut plus bienveillante et plus douce. Les Pres se mirent choyer l'enfant dont l'intelligence les tonnait ; cependant, endpit de leurs efforts, ils ne purent obtenir qu'il se livrt destudes disciplines ; il mordait certains travaux, devenaitprmaturment ferr sur la langue latine, mais, en revanche, iltait absolument incapable d'expliquer deux mots de grec, ne t-moignait d'aucune aptitude pour les langues vivantes, et il servla tel qu'un tre parfaitement obtus, ds qu'on s'effora de luiapprendre les premiers lments des sciences.

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  • Sa famille se proccupait peu de lui ; parfois son pre venait levisiter au pensionnat : Bonjour, bonsoir, sois sage et travaille bi-en. Aux vacances, l't, il partait pour le chteau de Lourps ; saprsence ne tirait pas sa mre de ses rveries ; elle l'apercevait peine, ou le contemplait, pendant quelques secondes, avec unsourire presque douloureux, puis elle s'absorbait de nouveau dansla nuit factice dont les pais rideaux des croises enveloppaient lachambre.

    Les domestiques taient ennuys et vieux. L'enfant, abandonn lui-mme, fouillait dans les livres, les jours de pluie ; errait, parles aprs-midi de beau temps, dans la campagne.

    Sa grande joie tait de descendre dans le vallon, de gagnerJutigny, un village plant au pied des collines, un petit tas demaisonnettes coiffes de bonnets de chaume parsems de touffesde joubarbe et de bouquets de mousse. Il se couchait dans laprairie, l'ombre des hautes meules, coutant le bruit sourd desmoulins eau, humant le souffle frais de la Voulzie. Parfois, ilpoussait jusqu'aux tourbires, jusqu'au hameau vert et noir deLongueville, ou bien il grimpait sur les ctes balayes par le ventet d'o l'tendue tait immense. L, il avait d'un ct, sous lui, lavalle de la Seine, fuyant perte de vue et se confondant avec lebleu du ciel ferm au loin ; de l'autre, tout en haut, l'horizon, lesglises et la tour de Provins qui semblaient trembler, au soleil,dans la pulvrulence dore de l'air.

    Il lisait ou rvait, s'abreuvait jusqu' la nuit de solitude ; forcede mditer sur les mmes penses, son esprit se concentra et sesides encore indcises mrirent. Aprs chaque vacance, il revenaitchez ses matres plus rflchi et plus ttu ; ces changements neleur chappaient pas ; perspicaces et retors, habitus par leurmtier sonder jusqu'au plus profond des mes, ils ne furentpoint les dupes de cette intelligence veille mais indocile ; ilscomprirent que jamais cet lve ne contribuerait la gloire de leurmaison, et comme sa famille tait riche et paraissait se

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  • dsintresser de son avenir, ils renoncrent aussitt le dirigersur les profitables carrires des coles ; bien qu'il discutt volonti-ers avec eux sur toutes les doctrines thologiques qui le solli-citaient par leurs subtilits et leurs arguties, ils ne songrentmme pas le destiner aux Ordres, car malgr leurs efforts sa foidemeurait dbile ; en dernier ressort, par prudence, par peur del'inconnu, ils le laissrent travailler aux tudes qui lui plaisaient etngliger les autres, ne voulant pas s'aliner cet esprit indpend-ant, par des tracasseries de pions laques.

    Il vcut ainsi, parfaitement heureux, sentant peine le joug pa-ternel des prtres ; il continua ses tudes latines et franaises, saguise, et, encore que la thologie ne figurt point dans les pro-grammes de ses classes, il complta l'apprentissage de cette sci-ence qu'il avait commence au chteau de Lourps, dans la biblio-thque lgue par son arrire-grand-oncle Dom Prosper, ancienprieur des chanoines rguliers de Saint-Ruf.

    Le moment chut pourtant o il fallut quitter l'institution desjsuites ; il atteignait sa majorit et devenait matre de sa fortune ;son cousin et tuteur le comte de Montchevrel lui rendit sescomptes. Les relations qu'ils entretinrent furent de dure courte,car il ne pouvait y avoir aucun point de contact entre ces deuxhommes dont l'un tait vieux et l'autre jeune. Par curiosit, pardsuvrement, par politesse, des Esseintes frquenta cette fa-mille et il subit, plusieurs fois, dans son htel de la rue de laChaise, d'crasantes soires o des parentes, antiques comme lemonde, s'entretenaient de quartiers de noblesse, de luneshraldiques, de crmoniaux suranns.

    Plus que ces douairires, les hommes rassembls autour d'unwhist, se rvlaient ainsi que des tres immuables et nuls ; l, lesdescendants des anciens preux, les dernires branches des racesfodales, apparurent des Esseintes sous les traits de vieillardscatarrheux et maniaques, rabchant d'insipides discours, de cen-tenaires phrases. De mme que dans la tige coupe d'une fougre,

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  • une fleur de lis semblait seule empreinte dans la pulpe ramollie deces vieux crnes.

    Une indicible piti vint au jeune homme pour ces momies en-sevelies dans leurs hypoges pompadour boiseries et rocailles,pour ces maussades lendores qui vivaient, l'il constamment fixsur un vague Chanaan, sur une imaginaire Palestine.

    Aprs quelques sances dans ce milieu, il se rsolut, malgr lesinvitations et les reproches, n'y plus jamais mettre les pieds.

    Il se prit alors frayer avec les jeunes gens de son ge et de sonmonde.

    Les uns, levs avec lui dans les pensions religieuses, avaientgard de cette ducation une marque spciale. Ils suivaient les of-fices, communiaient Pques, hantaient les cercles catholiques etils se cachaient ainsi que d'un crime des assauts qu'ils livraientaux filles, en baissant les yeux. C'taient, pour la plupart, desbelltres inintelligents et asservis, de victorieux cancres quiavaient lass la patience de leurs professeurs, mais avaient nan-moins satisfait leur volont de dposer, dans la socit, des tresobissants et pieux.

    Les autres, levs dans les collges de l'tat ou dans les lyces,taient moins hypocrites et plus libres, mais ils n'taient ni plusintressants, ni moins troits. Ceux-l taient des noceurs, prisd'oprettes et de courses, jouant le lansquenet et le baccara, pari-ant des fortunes sur des chevaux, sur des cartes, sur tous lesplaisirs chers aux gens creux. Aprs une anne d'preuve, une im-mense lassitude rsulta de cette compagnie dont les dbauches luisemblrent basses et faciles, faites sans discernement, sans appar-at fbrile, sans relle surexcitation de sang et de nerfs.

    Peu peu, il les quitta, et il approcha les hommes de lettresavec lesquels sa pense devait rencontrer plus d'affinits et se sen-tir mieux l'aise. Ce fut un nouveau leurre ; il demeura rvoltpar leurs jugements rancuniers et mesquins, par leur conversa-tion aussi banale qu'une porte d'glise, par leurs dgotantes

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  • discussions, jaugeant la valeur d'une uvre selon le nombre desditions et le bnfice de la vente. En mme temps, il aperut leslibres penseurs, les doctrinaires de la bourgeoisie, des gens quirclamaient toutes les liberts pour trangler les opinions desautres, d'avides et d'honts puritains, qu'il estima, comme du-cation, infrieurs au cordonnier du coin.

    Son mpris de l'humanit s'accrut ; il comprit enfin que lemonde est, en majeure partie, compos de sacripants etd'imbciles. Dcidment, il n'avait aucun espoir de dcouvrir chezautrui les mmes aspirations et les mmes haines, aucun espoirde s'accoupler avec une intelligence qui se complt, ainsi que lasienne, dans une studieuse dcrpitude, aucun espoir d'adjoindreun esprit pointu et chantourn tel que le sien, celui d'un crivainou d'un lettr.

    nerv, mal l'aise, indign par l'insignifiance des ideschanges et reues, il devenait comme ces gens dont a parlNicole, qui sont douloureux partout ; il en arrivait s'corcherconstamment l'piderme, souffrir des balivernes patriotiques etsociales dbites, chaque matin, dans les journaux, s'exagrer laporte des succs qu'un tout-puissant public rserve toujours etquand mme aux uvres crites sans ides et sans style.

    Dj il rvait une thbade raffine, un dsert confortable, une arche immobile et tide o il se rfugierait loin de l'incessantdluge de la sottise humaine.

    Une seule passion, la femme, et pu le retenir dans cet uni-versel ddain qui le poignait, mais celle-l tait, elle aussi, use. Ilavait touch aux repas charnels, avec un apptit d'homme quin-teux, affect de malacie, obsd de fringales et dont le palaiss'mousse et se blase vite ; au temps o il compagnonnait avec leshobereaux, il avait particip ces spacieux soupers o desfemmes soles se dgrafent au dessert et battent la table avec leurtte ; il avait aussi parcouru les coulisses, tt des actrices et deschanteuses, subi, en sus de la btise inne des femmes, la

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  • dlirante vanit des cabotines ; puis il avait entretenu des fillesdj clbres et contribu la fortune de ces agences qui fournis-sent, moyennant salaire, des plaisirs contestables ; enfin, repu, lasde ce luxe similaire, de ces caresses identiques, il avait plongdans les bas-fonds, esprant ravitailler ses dsirs par le contraste,pensant stimuler ses sens assoupis par l'excitante malpropret dela misre.

    Quoi qu'il tentt, un immense ennui l'opprimait. Il s'acharna,recourut aux prilleuses caresses des virtuoses, mais alors sasant faiblit et son systme nerveux s'exacerba ; la nuque devenaitdj sensible et la main remuait, droite encore lorsqu'elle saisis-sait un objet lourd, capricante et penche quand elle tenaitquelque chose de lger tel qu'un petit verre.

    Les mdecins consults l'effrayrent. Il tait temps d'enrayercette vie, de renoncer ces manuvres qui alitaient ses forces. Ildemeura, pendant quelque temps, tranquille ; mais bientt lecervelet s'exalta, appela de nouveau aux armes. De mme que cesgamines qui, sous le coup de la pubert, s'affament de metsaltrs ou abjects, il en vint rver, pratiquer les amours excep-tionnelles, les joies dvies ; alors, ce fut la fin ; comme satisfaitsd'avoir tout puis, comme fourbus de fatigues, ses senstombrent en lthargie, l'impuissance fut proche.

    Il se retrouva sur le chemin, dgris, seul, abominablementlass, implorant une fin que la lchet de sa chair l'empchaitd'atteindre.

    Ses ides de se blottir, loin du monde, de se calfeutrer dans uneretraite, d'assourdir, ainsi que pour ces malades dont on couvre larue de paille, le vacarme roulant de l'inflexible vie, serenforcrent.

    Il tait d'ailleurs temps de se rsoudre ; le compte qu'il fit de safortune l'pouvanta ; en folies, en noces, il avait dvor la majeurepartie de son patrimoine, et l'autre partie, place en terres, nerapportait que des intrts drisoires.

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  • Il se dtermina vendre le chteau de Lourps o il n'allait pluset o il n'oubliait derrire lui aucun souvenir attachant, aucun re-gret ; il liquida aussi ses autres biens, acheta des rentes sur l'tat,runit de la sorte un revenu annuel de cinquante mille livres et serserva, en plus, une somme ronde destine payer et meublerla maisonnette o il se proposait de baigner dans une dfinitivequitude.

    Il fouilla les environs de la capitale, et dcouvrit une bicoque vendre, en haut de Fontenay-aux-Roses, dans un endroit cart,sans voisins, prs du fort : son rve tait exauc ; dans ce pays peuravag par les Parisiens, il tait certain d'tre l'abri ; la difficultdes communications mal assures par un ridicule chemin de fer,situ au bout de la ville, et par de petits tramways, partant etmarchant leur guise, le rassurait. En songeant la nouvelle ex-istence qu'il voulait organiser, il prouvait une allgresse d'autantplus vive qu'il se voyait retir assez loin dj, sur la berge, pourque le flot de Paris ne l'atteignt plus et assez prs cependant pourque cette proximit de la capitale le confirmt dans sa solitude.Et, en effet, puisqu'il suffit qu'on soit dans l'impossibilit de serendre un endroit pour qu'aussitt le dsir d'y aller vous prenne,il avait des chances, en ne se barrant pas compltement la route,de n'tre assailli par aucun regain de socit, par aucun regret.

    Il mit les maons sur la maison qu'il avait acquise, puis,brusquement, un jour, sans faire part qui que ce ft de ses pro-jets, il se dbarrassa de son ancien mobilier, congdia ses domest-iques et disparut, sans laisser au concierge aucune adresse.

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  • Chapitre 1Plus de deux mois s'coulrent avant que des Esseintes pts'immerger dans le silencieux repos de sa maison de Fontenay;des achats de toute sorte l'obligeaient dambuler encore dansParis, battre la ville d'un bout l'autre.

    Et pourtant quelles perquisitions n'avait-il pas eu recours, quelles mditations ne s'tait-il point livr, avant que de confierson logement aux tapissiers!

    Il tait depuis longtemps expert aux sincrits et aux faux-fuyants des tons. Jadis, alors qu'il recevait chez lui des femmes, ilavait compos un boudoir o, au milieu des petits meublessculpts dans le ple camphrier du Japon, sous une espce detente en satin rose des Indes, les chairs se coloraient doucementaux lumires apprtes que blutait l'toffe.

    Cette pice o des glaces se faisaient cho et se renvoyaient perte de vue, dans les murs, des enfilades de boudoirs roses, avaitt clbre parmi les filles qui se complaisaient tremper leurnudit dans ce bain d'incarnat tide qu'aromatisait l'odeur dementhe dgage par le bois des meubles.

    Mais, en mettant mme de ct les bienfaits de cet air fard quiparaissait transfuser un nouveau sang sous les peaux dfrachieset uses par l'habitude des cruses et l'abus des nuits, il gotaitpour son propre compte, dans ce languissant milieu, des

  • allgresses particulires, des plaisirs que rendaient extrmes etqu'activaient, en quelque sorte, les souvenirs des maux passs,des ennuis dfunts.

    Ainsi, par haine, par mpris de son enfance, il avait pendu auplafond de cette pice une petite cage en fil d'argent o un grillonenferm chantait comme dans les cendres des chemines duchteau de Lourps; quand il coutait ce cri tant de fois entendu,toutes les soires contraintes et muettes chez sa mre, toutl'abandon d'une jeunesse souffrante et refoule, se bousculaientdevant lui, et alors, aux secousses de la femme qu'il caressaitmachinalement et dont les paroles ou le rire rompaient sa visionet le ramenaient brusquement dans la ralit, dans le boudoir terre, un tumulte se levait en son me, un besoin de vengeancedes tristesses endures, une rage de salir par des turpitudes dessouvenirs de famille, un dsir furieux de panteler sur des coussinsde chair, d'puiser jusqu' leurs dernires gouttes, les plus vh-mentes et les plus cres des folies charnelles.

    D'autres fois encore, quand le spleen le pressait, quand par lestemps pluvieux d'automne, l'aversion de la rue, du chez soi, duciel en boue jaune, des nuages en macadam, l'assaillait, il se rfu-giait dans ce rduit, agitait lgrement la cage et la regardait se r-percuter l'infini dans le jeu des glaces, jusqu' ce que ses yeuxgriss s'aperussent que la cage ne bougeait point, mais que toutle boudoir vacillait et tournait, emplissant la maison d'une valserose.

    Puis, au temps o il jugeait ncessaire de se singulariser, desEsseintes avait aussi cr des ameublements fastueusementtranges, divisant son salon en une srie de niches, diversementtapisses et pouvant se relier par une subtile analogie, par unvague accord de teintes joyeuses ou sombres, dlicates ou bar-bares, au caractre des oeuvres latines et franaises qu'il aimait. Il

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  • s'installait alors dans celle de ces niches dont le dcor lui semblaitle mieux correspondre l'essence mme de l'ouvrage que soncaprice du moment l'amenait lire.

    Enfin, il avait fait prparer une haute salle, destine la rcep-tion de ses fournisseurs; ils entraient, s'asseyaient les uns ctdes autres, dans des stalles d'glise, et alors il montait dans unechaire magistrale et prchait le sermon sur le dandysme, adjurantses bottiers et ses tailleurs de se conformer, de la faon la plus ab-solue, ses brefs en matire de coupe, les menaant d'une excom-munication pcuniaire s'ils ne suivaient pas, la lettre, les in-structions contenues dans ses monitoires et ses bulles.

    Il s'acquit la rputation d'un excentrique qu'il paracheva en sevtant de costumes de velours blanc, de gilets d'orfroi, en plant-ant, en guise de cravate, un bouquet de Parme dans l'chancruredcollete d'une chemise, en donnant aux hommes de lettres desdners retentissants un entre autres, renouvel du XVIIIe sicle,o, pour clbrer la plus futile des msaventures, il avait organisun repas de deuil.

    Dans la salle manger tendue de noir, ouverte sur le jardin desa maison subitement transform, montrant ses alles poudresde charbon, son petit bassin maintenant bord d'une margelle debasalte et rempli d'encre et ses massifs tout disposs de cyprs etde pins, le dner avait t apport sur une nappe noire, garnie decorbeilles de violettes et de scabieuses, claire par des cand-labres o brlaient des flammes vertes et par des chandeliers oflambaient des cierges.

    Tandis qu'un orchestre dissimul jouait des marches funbres,les convives avaient t servis par des ngresses nues, avec desmules et des bas en toile d'argent, seme de larmes.

    On avait mang dans des assiettes bordes de noir, des soupes la tortue, des pains de seigle russe, des olives mres de Turquie,

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  • du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fums de Franc-fort, des gibiers aux sauces couleur de jus de rglisse et de cirage,des coulis de truffes, des crmes ambres au chocolat, des poud-ings, des brugnons, des raisins, des mres et des guignes; bu,dans des verres sombres, les vins de la Limagne et du Roussillon,des Tenedos, des Val de Penas et des Porto; savour, aprs le cafet le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

    Le dner de faire-part d'une virilit momentanment morte,tait-il crit sur les lettres d'invitations semblables celles desenterrements.

    Mais ces extravagances dont il se glorifiait jadis s'taient,d'elles-mmes, consumes; aujourd'hui, le mpris lui tait venude ces ostentations puriles et surannes, de ces vtements anor-maux, de ces embellies de logements bizarres. Il songeait simple-ment se composer, pour son plaisir personnel et non plus pourl'tonnement des autres, un intrieur confortable et par nan-moins d'une faon rare, se faonner une installation curieuse etcalme, approprie aux besoins de sa future solitude.

    Lorsque la maison de Fontenay fut prte et agence, suivant sesdsirs et ses plans, par un architecte; lorsqu'il ne resta plus qu'dterminer l'ordonnance de l'ameublement et du dcor, il passade nouveau et longuement en revue la srie des couleurs et desnuances.

    Ce qu'il voulait, c'taient des couleurs dont l'expressions'affirmt aux lumires factices des lampes; peu lui importaitmme qu'elles fussent, aux lueurs du jour, insipides ou rches, caril ne vivait gure que la nuit, pensant qu'on tait mieux chez soi,plus seul, et que l'esprit ne s'excitait et ne crpitait rellementqu'au contact voisin de l'ombre; il trouvait aussi une jouissanceparticulire se tenir dans une chambre largement claire, seulveill et debout, au milieu des maisons entnbres et

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  • endormies, une sorte de jouissance o il entrait peut-tre unepointe de vanit, une satisfaction toute singulire, que connais-sent les travailleurs attards alors que, soulevant les rideaux desfentres, ils s'aperoivent autour d'eux que tout est teint, quetout est muet, que tout est mort.

    Lentement, il tria, un un, les tons.Le bleu tire aux flambeaux sur un faux vert; s'il est fonc

    comme le cobalt et l'indigo, il devient noir; s'il est clair, il tourneau gris; s'il est sincre et doux comme la turquoise, il se ternit etse glace.

    moins donc de l'associer, ainsi qu'un adjuvant, une autrecouleur, il ne pouvait tre question d'en faire la note dominanted'une pice.

    D'un autre ct, les gris fer se renfrognent encore ets'alourdissent; les gris de perle perdent leur azur et se mta-morphosent en un blanc sale; les bruns s'endorment et se froid-issent; quant aux verts foncs, ainsi que les verts empereur et lesverts myrte, ils agissent de mme que les gros bleus et fusionnentavec les noirs; restaient donc les verts plus ples, tels que le vertpaon, les cinabres et les laques, mais alors la lumire exile leurbleu et ne dtient plus que leur jaune qui ne garde, son tour,qu'un ton faux, qu'une saveur trouble.

    Il n'y avait pas songer davantage aux saumons, aux mas etaux roses dont les effminations contrarieraient les penses del'isolement; il n'y avait pas enfin mditer sur les violets qui sedpouillent; le rouge surnage seul, le soir, et quel rouge! un rougevisqueux, un lie-de-vin ignoble; il lui paraissait d'ailleurs bieninutile de recourir cette couleur, puisqu'en s'ingrant de la san-tonine, certaine dose, l'on voit violet et qu'il est ds lors facile dese changer, et sans y toucher, la teinte de ses tentures.

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  • Ces couleurs cartes, trois demeuraient seulement: le rouge,l'orang, le jaune.

    toutes, il prfrait l'orang, confirmant ainsi par son propreexemple, la vrit d'une thorie qu'il dclarait d'une exactitude pr-esque mathmatique: savoir, qu'une harmonie existe entre lanature sensuelle d'un individu vraiment artiste et la couleur queses yeux voient d'une faon plus spciale et plus vive.

    En ngligeant, en effet, le commun des hommes dont lesgrossires rtines ne peroivent ni la cadence propre chacunedes couleurs, ni le charme mystrieux de leurs dgradations et deleurs nuances; en ngligeant aussi ces yeux bourgeois, insensibles la pompe et la victoire des teintes vibrantes et fortes; en neconservant plus alors que les gens aux pupilles raffines, exercespar la littrature et par l'art, il lui semblait certain que l'oeil de ce-lui d'entre eux qui rve d'idal, qui rclame des illusions, sollicitedes voiles dans le coucher, est gnralement caress par le bleu etses drivs, tels que le mauve, le lilas, le gris de perle, pourvutoutefois qu'ils demeurent attendris et ne dpassent pas la lisireo il alinent leur personnalit et se transforment en de purs viol-ets, en de francs gris.

    Les gens, au contraire, qui hussardent, les plthoriques, lesbeaux sanguins, les solides mles qui ddaignent les entres et lespisodes et se ruent, en perdant aussitt la tte, ceux-l se com-plaisent, pour la plupart, aux lueurs clatantes des jaunes et desrouges, aux coups de cymbales des vermillons et des chromes quiles aveuglent et qui les solent.

    Enfin, les yeux des gens affaiblis et nerveux dont l'apptit sen-suel qute des mets relevs par les fumages et les saumures, lesyeux des gens surexcits et tiques chrissent, presque tous, cettecouleur irritante et maladive, aux splendeurs fictives, aux fivresacides: l'orang.

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  • Le choix de des Esseintes ne pouvait donc prter au moindredoute; mais d'incontestables difficults se prsentaient encore. Sile rouge et le jaune se magnifient aux lumires, il n'en est pas tou-jours de mme de leur compos, l'orang, qui s'emporte, et setransmue souvent en un rouge capucine, en un rouge feu.

    Il tudia aux bougies toutes ses nuances, en dcouvrit une quilui parut ne pas devoir se dsquilibrer et se soustraire aux exi-gences qu'il attendait d'elle; ces prliminaires termins, il tchade ne pas user, autant que possible pour son cabinet au moins,des toffes et des tapis de l'Orient, devenus, maintenant que lesngociants enrichis se les procurent dans les magasins de nou-veauts, au rabais, si fastidieux et si communs.

    Il se rsolut, en fin de compte, faire relier ses murs commedes livres, avec du maroquin, gros grains crass, avec de lapeau du Cap, glace par de fortes plaques d'acier, sous une puis-sante presse.

    Les lambris une fois pars, il fit peindre les baguettes et leshautes plinthes en un indigo fonc, en un indigo laqu, semblable celui que les carrossiers emploient pour les panneaux des voit-ures, et le plafond, un peu arrondi, galement tendu de maroquin,ouvrit tel qu'un immense oeil-de-boeuf, enchss dans sa peaud'orange, un cercle de firmament en soie bleu de roi, au milieuduquel montaient, tire-d'ailes, des sraphins d'argent, nagurebrods par la confrrie des tisserands de Cologne, pour une an-cienne chape.

    Aprs que la mise en place fut effectue, le soir, tout cela se con-cilia, se tempra, s'assit: les boiseries immobilisrent leur bleusoutenu et comme chauff par les oranges qui se maintinrent, leur tour, sans s'adultrer, appuys et, en quelque sorte, attissqu'ils furent par le souffle pressant des bleus.

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  • En fait de meubles, des Esseintes n'eut pas de longuesrecherches oprer, le seul luxe de cette pice devant consister endes livres et des fleurs rares; il se borna, se rservant d'orner plustard, de quelques dessins ou de quelques tableaux, les cloisons de-meures nues, tablir sur la majeure partie de ses murs des ray-ons et des casiers de bibliothque en bois d'bne, joncher leparquet de peaux de btes fauves et de fourrures de renards bleus, installer prs d'une massive table de changeur du XVe sicle, deprofonds fauteuils oreillettes et un vieux pupitre de chapelle, enfer forg, un de ces antiques lutrins sur lesquels le diacre plaaitjadis l'antiphonaire et qui supportait maintenant l'un des pesantsin-folios du Glossarium mediae et infimae latinitatis de du Cange.

    Les croises dont les vitres, craqueles, bleutres, parsemes deculs de bouteille aux bosses piquetes d'or, interceptaient la vuede la campagne et ne laissaient pntrer qu'une lumire feinte, sevtirent, leur tour, de rideaux taills dans de vieilles toles, dontl'or assombri et quasi saur, s'teignait dans la trame d'un rouxpresque mort.

    Enfin, sur la chemine dont la robe fut, elle aussi, dcoupedans la somptueuse toffe d'une dalmatique florentine, entre deuxostensoirs, en cuivre dor, de style byzantin, provenant del'ancienne Abbaye-au-Bois de Bivre, un merveilleux canond'glise, aux trois compartiments spars, ouvrags comme unedentelle, contint, sous le verre de son cadre, copies sur un au-thentique vlin, avec d'admirables lettres de missel et de splen-dides enluminures: trois pices de Baudelaire: droite et gauche, les sonnets portant ces titres "la Mort des Amants" -"l'Ennemi"; - au milieu, le pome en prose intitul: "Any whereout of the world. - N'importe o, hors du monde".

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  • Chapitre 2Aprs la vente de ses biens, des Esseintes garda les deux vieux do-mestiques qui avaient soign sa mre et rempli tout la foisl'office de rgisseurs et de concierges du chteau de Lourps, de-meur jusqu' l'poque de sa mise en adjudication inhabit etvide.

    Il fit venir Fontenay ce mnage habitu un emploi de garde-malade, une rgularit d'infirmiers distribuant, d'heure enheure, des cuilleres de potion et de tisane, un rigide silence demoines claustrs, sans communication avec le dehors, dans despices aux fentres et aux portes closes.

    Le mari fut charg de nettoyer les chambres et d'aller aux provi-sions, la femme de prparer la cuisine. Il leur cda le premiertage de la maison, les obligea porter d'pais chaussons defeutre, fit placer des tambours le long des portes bien huiles etmatelasser leur plancher de profonds tapis de manire ne jamaisentendre le bruit de leurs pas, au-dessus de sa tte.

    Il convint avec eux aussi du sens de certaines sonneries, dter-mina la signification des coups de timbre, selon leur nombre, leurbrivet, leur longueur; dsigna, sur son bureau, la place o ilsdevaient, tous les mois, dposer, pendant son sommeil, le livredes comptes; il s'arrangea, enfin, de faon ne pas tre souventoblig de leur parler ou de les voir.

  • Nanmoins, comme la femme devait quelquefois longer lamaison pour atteindre un hangar o tait remis le bois, il voulutque son ombre, lorsqu'elle traversait les carreaux de ses fentres,ne ft pas hostile, et il lui fit fabriquer un costume en failleflamande, avec bonnet blanc et large capuchon, baiss, noir, telqu'en portent encore, Gand, les femmes du bguinage. L'ombrede cette coiffe passant devant lui, dans le crpuscule, lui donnaitla sensation d'un clotre, lui rappelait ces muets et dvots villages,ces quartiers morts, enferms et enfouis dans le coin d'une activeet vivante ville.

    Il rgla aussi les heures immuables des repas; ils taientd'ailleurs peu compliqus et trs succincts, les dfaillances de sonestomac ne lui permettant plus d'absorber des mets varis oulourds.

    cinq heures, l'hiver, aprs la chute du jour, il djeunait lgre-ment de deux oeufs la coque, de rties et de th; puis il dnaitvers les onze heures; buvait du caf, quelquefois du th et du vin,pendant la nuit; picorait une petite dnette, sur les cinq heures dumatin, avant de se mettre au lit.

    Il prenait ces repas, dont l'ordonnance et le menu taient, unefois pour toutes, fixs chaque commencement de saison, sur unetable, au milieu d'une petite pice, spare de son cabinet de trav-ail par un corridor capitonn, hermtiquement ferm, ne laissantfiltrer, ni odeur, ni bruit, dans chacune des deux pices qu'il ser-vait joindre.

    Cette salle manger ressemblait la cabine d'un navire avecson plafond vot, muni de poutres en demi-cercle ses cloisons etson plancher, en bois de pitchpin, sa petite croise ouverte dans laboiserie, de mme qu'un hublot dans un sabord.

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  • Ainsi que ces botes du Japon qui entrent, les unes dans lesautres, cette pice tait insre dans une pice plus grande, quitait la vritable salle manger btie par l'architecte.

    Celle-ci tait perce de deux fentres, l'une, maintenant invis-ible, cache par la cloison qu'un ressort rabattait cependant, volont, afin de permettre de renouveler l'air qui par cette ouver-ture pouvait alors circuler autour de la bote de pitchpin etpntrer en elle; l'autre, visible, car elle tait place juste en facedu hublot pratiqu dans la boiserie, mais condamne; en effet, ungrand aquarium occupait tout l'espace compris entre ce hublot etcette relle fentre ouverte dans le vrai mur. Le jour traversaitdonc, pour clairer la cabine, la croise, dont les carreaux avaientt remplacs par une glace sans tain, l'eau, et, en dernier lieu, lavitre demeure du sabord.

    Au moment o le samowar fumait sur la table, alors que,pendant l'automne, le soleil achevait de disparatre, l'eau del'aquarium durant la matine vitreuse et trouble, rougeoyait ettamisait sur les blondes cloisons des lueurs enflammes debraises.

    Quelquefois, dans l'aprs-midi, lorsque, par hasard, des Es-seintes tait rveill et debout, il faisait manoeuvrer le jeu destuyaux et des conduits qui vidaient l'aquarium et le remplissaient nouveau d'eau pure, et il y faisait verser des gouttes d'essencescolores, s'offrant, sa guise ainsi, les tons verts ou saumtres,opalins ou argents, qu'ont les vritables rivires, suivant lacouleur du ciel, l'ardeur plus ou moins vive du soleil, les menacesplus ou moins accentues de la pluie, suivant, en un mot, l'tat dela saison et de l'atmosphre.

    Il se figurait alors tre dans l'entre-pont d'un brick, et curieuse-ment il contemplait de merveilleux poissons mcaniques, montscomme des pices d'horlogerie, qui passaient devant la vitre du

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  • sabord et s'accrochaient dans de fausses herbes; ou bien, tout enaspirant la senteur du goudron, qu'on insufflait dans la pice av-ant qu'il y entrt, il examinait, pendues aux murs, des gravures encouleur reprsentant, ainsi que dans les agences des paquebots etdes Lloyd, des steamers en route pour Valparaiso et la Plata, etdes tableaux encadrs sur lesquels taient inscrits les itinrairesde la ligne du Royal Mail Steam Packet, des compagnies Lopez etValry, les frets et les escales des services postaux de l'Atlantique.

    Puis, quand il tait las de consulter ces indicateurs, il se reposa-it la vue en regardant les chronomtres et les boussoles, les sex-tants et les compas, les jumelles et les cartes parpilles sur unetable au-dessus de laquelle se dressait un seul livre, reli en veaumarin, les aventures d'Arthur Gordon Pym, spcialement tirpour lui, sur papier verg, pur fil, tri la feuille, avec une mou-ette en filigrane.

    Il pouvait apercevoir enfin des cannes pche, des filets brunisau tan, des rouleaux de voiles rousses, une ancre minuscule enlige, peinte en noir, jets en tas, prs de la porte qui communi-quait avec la cuisine par un couloir garni de capitons et rsorbait,de mme que le corridor rejoignant la salle manger au cabinetde travail, toutes les odeurs et tous les bruits.

    Il se procurait ainsi, en ne bougeant point, les sensations rap-ides, presque instantanes, d'un voyage au long cours, et ce plaisirdu dplacement qui n'existe, en somme, que par le souvenir et pr-esque jamais dans le prsent, la minute mme o il s'effectue, ille humait pleinement, l'aise, sans fatigue, sans tracas, dans cettecabine dont le dsordre apprt, dont la tenue transitoire etl'installation comme temporaire correspondaient assez exacte-ment avec le sjour passager qu'il y faisait, avec le temps limit deses repas, et contrastait, d'une manire absolue, avec son cabinet

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  • de travail, une pice dfinitive, range, bien assise, outille pour leferme maintien d'une existence casanire.

    Le mouvement lui paraissait d'ailleurs inutile et l'imaginationlui semblait pouvoir aisment suppler la vulgaire ralit desfaits. son avis, il tait possible de contenter les dsirs rputs lesplus difficiles satisfaire dans la vie normale, et cela par un lgersubterfuge, par une approximative sophistication de l'objet pour-suivi par ces dsirs mmes. Ainsi, il est bien vident que toutgourmet se dlecte aujourd'hui, dans les restaurants renommspar l'excellence de leurs caves, en buvant les hauts crus fabriqusavec de basses vinasses traites suivant la mthode de M. Pasteur.Or, vrais et faux, ces vins ont le mme arme, la mme couleur, lemme bouquet, et par consquent le plaisir qu'on prouve endgustant ces breuvages altrs et factices est absolumentidentique celui que l'on goterait en savourant le vin naturel etpur qui serait introuvable, mme prix d'or.

    En transportant cette captieuse dviation, cet adroit mensongedans le monde de l'intellect, nul doute qu'on ne puisse, et aussi fa-cilement que dans le monde matriel, jouir de chimriques dlicessemblables, en tous points, aux vraies; nul doute, par exemple,qu'on ne puisse se livrer de longues explorations, au coin de sonfeu, en aidant, au besoin, l'esprit rtif ou lent, par la suggestivelecture d'un ouvrage racontant de lointains voyages; nul douteaussi, qu'on ne puisse, - sans bouger de Paris - acqurir la bien-faisante impression d'un bain de mer; il suffirait, tout bonnementde se rendre au bain Vigier, situ, sur un bateau, en pleine Seine.

    L, en faisant saler l'eau de sa baignoire et en y mlant, suivantla formule du Codex, du sulfate de soude, de l'hydrochlorate demagnsie et de chaux; en tirant d'une bote soigneusement fermepar un pas de vis, une pelote de ficelle ou un tout petit morceau decble qu'on est all exprs chercher dans l'une de ces grandes

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  • corderies dont les vastes magasins et les sous-sols soufflent desodeurs de mare et de port; en aspirant ces parfums que doit con-server encore cette ficelle ou ce bout de cble; en consultant uneexacte photographie du casino et en lisant ardemment le guideJoanne dcrivant les beauts de la plage o l'on veut tre; en selaissant enfin bercer par les vagues que soulve, dans la baignoire,le remous des bateaux-mouches rasant le ponton des bains; encoutant enfin les plaintes du vent engouffr sous les arches et lebruit sourd des omnibus roulant, deux pas, au-dessus de vous,sur le pont Royal, l'illusion de la mer est indniable, imprieuse,sre.

    Le tout est de savoir s'y prendre, de savoir concentrer son espritsur un seul point, de savoir s'abstraire suffisamment pour amenerl'hallucination et pouvoir substituer le rve de la ralit la ralitmme.

    Au reste, l'artifice paraissait des Esseintes la marque distinct-ive du gnie de l'homme.

    Comme il le disait, la nature a fait son temps; elle a dfinitive-ment lass, par la dgotante uniformit de ses paysages et de sesciels, l'attentive patience des raffins. Au fond, quelle platitude despcialiste confine dans sa partie, quelle petitesse de boutiquiretenant tel article l'exclusion de tout autre, quel monotone ma-gasin de prairies et d'arbres, quelle banale agence de montagneset de mers!

    Il n'est, d'ailleurs, aucune de ses inventions rpute si subtile ousi grandiose que le gnie humain ne puisse crer; aucune fort deFontainebleau, aucun clair de lune que des dcors inonds de jetslectriques ne produisent; aucune cascade que l'hydrauliquen'imite s'y mprendre; aucun roc que le carton-pte nes'assimile; aucune fleur que de spcieux taffetas et de dlicatspapiers peints n'galent!

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  • n'en pas douter, cette sempiternelle radoteuse a maintenantus la dbonnaire admiration des vrais artistes, et le moment estvenu o il s'agit de la remplacer, autant que faire se pourra, parl'artifice.

    Et puis, bien discerner celle de ses oeuvres considre commela plus exquise, celle de ses crations dont la beaut est, de l'avisde tous, la plus originale et la plus parfaite: la femme; est-ce quel'homme n'a pas, de son ct, fabriqu, lui tout seul, un tre an-im et factice qui la vaut amplement, au point de vue de la beautplastique? est-ce qu'il existe, ici-bas, un tre conu dans les joiesd'une fornication et sorti des douleurs d'une matrice dont le mod-le, dont le type soit plus blouissant, plus splendide que celui deces deux locomotives adoptes sur la ligne du chemin de fer duNord?

    L'une, la Crampton, une adorable blonde, la voix aigu, lagrande taille frle, emprisonne dans un tincelant corset decuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blondepimpante et dore, dont l'extraordinaire grce pouvante lorsque,raidissant, ses muscles d'acier, activant la sueur de ses flancstides, elle met en branle l'immense rosace de sa fine roue ets'lance toute vivante, en tte des rapides et des mares?

    L'autre, l'Engerth, une monumentale et sombre brune aux crissourds et rauques, aux reins trapus, trangls dans une cuirasseen fonte, une monstrueuse bte, la crinire chevele de fumenoire, aux six roues basses et accouples, quelle crasante puis-sance lorsque, faisant trembler la terre, elle remorque pesam-ment, lentement, la lourde queue de ses marchandises!

    Il n'est certainement pas, parmi les frles beauts blondes et lesmajestueuses beauts brunes, de pareils types de sveltesse dlic-ate et de terrifiante force; coup sr, on peut le dire: l'homme afait, dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit.

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  • Ces rflexions venaient des Esseintes quand la brise apportaitjusqu' lui le petit sifflet de l'enfantin chemin de fer qui joue de latoupie, entre Paris et Sceaux; sa maison tait situe vingtminutes environ de la station de Fontenay, mais la hauteur o elletait assise, son isolement, ne laissaient pas pntrer jusqu' ellele brouhaha des immondes foules qu'attire invinciblement, le di-manche, le voisinage d'une gare.

    Quant au village mme, il le connaissait peine. Par sa fentre,une nuit, il avait contempl le silencieux paysage qui sedveloppe, en descendant, jusqu'au pied d'un coteau, sur le som-met duquel se dressent les batteries du bois de Verrires.

    Dans l'obscurit, gauche, droite, des masses confusess'tageaient, domines, au loin, par d'autres batteries et d'autresforts dont les hauts talus semblaient, au clair de la lune, gouachsavec de l'argent, sur un ciel sombre.

    Rtrcie par l'ombre tombe des collines, la plaine paraissait, son milieu, poudre de farine d'amidon et enduite de blanc cold-cream; dans l'air tide, ventant les herbes dcolores et distillantde bas parfums d'pices, les arbres frotts de craie par la lune,bouriffaient de ples feuillages et ddoublaient leurs troncs dontles ombres barraient de raies noires le sol en pltre sur lequel descaillasses scintillaient ainsi que des clats d'assiettes.

    En raison de son maquillage et de son air factice, ce paysage nedplaisait pas des Esseintes; mais, depuis cette aprs-midi oc-cupe dans le hameau de Fontenay la recherche d'une maison,jamais il ne s'tait, pendant le jour, promen sur les routes; la ver-dure de ce pays ne lui inspirait, du reste, aucun intrt, car ellen'offrait mme pas ce charme dlicat et dolent que dgagent lesattendrissantes et maladives vgtations pousses, grand-peine,dans les gravats des banlieues, prs des remparts. Puis, il avaitaperu, dans le village, ce jour-l, des bourgeois ventrus, favoris,

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  • et des gens costums, moustaches, portant, ainsi que des saints-sacrements, des ttes de magistrats et de militaires; et, depuiscette rencontre, son horreur s'tait encore accrue, de la facehumaine.

    Pendant les derniers mois de son sjour Paris, alors que,revenu de tout, abattu par l'hypocondrie, cras par le spleen, iltait arriv une telle sensibilit de nerfs que la vue d'un objet oud'un tre dplaisant se gravait profondment dans sa cervelle, etqu'il fallait plusieurs jours pour en effacer mme lgrementl'empreinte, la figure humaine frle, dans la rue, avait t l'un deses plus lancinants supplices.

    Positivement, il souffrait de la vue de certaines physionomies,considrait presque comme des insultes les mines paternes ourches de quelques visages, se sentait des envies de souffleter cemonsieur qui flnait, en fermant les paupires d'un air docte, cetautre qui se balanait, en se souriant devant les glaces; cet autreenfin qui paraissait agiter un monde de penses, tout en dvorant,les sourcils contracts, les tartines et les faits divers d'un journal.

    Il flairait une sottise si invtre, une telle excration pour sesides lui, un tel mpris pour la littrature, pour l'art, pour toutce qu'il adorait, implants, ancrs dans ces troits cerveaux de n-gociants, exclusivement proccups de filouteries et d'argent etseulement accessibles cette basse distraction des esprits m-diocres, la politique, qu'il rentrait en rage chez lui et se verrouil-lait avec ses livres.

    Enfin, il hassait, de toutes ses forces, les gnrations nouvelles,ces couches d'affreux rustres qui prouvent le besoin de parler etde rire haut dans les restaurants et dans les cafs, qui vousbousculent, sans demander pardon, sur les trottoirs, qui vousjettent, sans mme s'excuser, sans mme saluer, les roues d'unevoiture d'enfant, entre les jambes.

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  • Chapitre 3Une partie des rayons plaqus contre les murs de son cabinet, or-ange et bleu, tait exclusivement couverte par des ouvrages latins,par ceux que les intelligences qu'ont domestiques les dplorablesleons ressasses dans les Sorbonnes dsignent sous ce nomgnrique: la dcadence.

    En effet, la langue latine, telle qu'elle fut pratique cettepoque que les professeurs s'obstinent encore appeler le grandsicle ne l'incitait gure. Cette langue restreinte, aux tournurescomptes, presque invariables, sans souplesse de syntaxe, sanscouleurs, ni nuances; cette langue, rcle sur toutes les coutures,monde des expressions rocailleuses mais parfois images desges prcdents, pouvait, la rigueur, noncer les majestueusesrengaines, les vagues lieux communs rabchs par les rhteurs etpar les potes, mais elle dgageait une telle incuriosit, un tel en-nui qu'il fallait, dans les tudes de linguistique, arriver au stylefranais du sicle de Louis XIV, pour en rencontrer une aussivolontairement dbilite, aussi solennellement harassante etgrise.

    Entre autres le doux Virgile, celui que les pions surnomment lecygne de Mantoue, sans doute parce qu'il n'est pas n dans cetteville, lui apparaissait, ainsi que l'un des plus terribles cuistres, l'undes plus sinistres raseurs que l'antiquit ait jamais produits; ses

  • bergers lavs et pomponns, se dchargeant, tour de rle, sur latte de pleins pots de vers sentencieux et glacs, son Orphe qu'ilcompare un rossignol en larmes, son Ariste qui pleurniche propos d'abeilles, son Ene, ce personnage indcis et fluent qui sepromne, pareil une ombre chinoise, avec des gestes en bois,derrire le transparent mal assujetti et mal huil du pome,l'exaspraient. Il et bien accept les fastidieuses balivernes queces marionnettes changent entre elles, la cantonade; il et ac-cept encore les impudents emprunts faits Homre, Thocrite, Ennius, Lucrce, le simple vol que nous a rvl Macrobe dudeuxime chant de l'Enide presque copi, mots pour mots, dansun pome de Pisandre, enfin toute l'innarrable vacuit de ce tasde chants; mais ce qui l'horripilait davantage c'tait la facture deces hexamtres, sonnant le fer blanc, le bidon creux, allongeantleurs quantits de mots pess au litre selon l'immuable ordon-nance d'une prosodie pdante et sche; c'tait la contexture de cesvers rpeux et gourms, dans leur tenue officielle, dans leur basservrence la grammaire, de ces vers coups, la mcanique, parune imperturbable csure, tamponns en queue, toujours de lamme faon, par le choc d'un dactyle contre un sponde.

    Emprunte la forge perfectionne de Catulle, cette invariablemtrique, sans fantaisie, sans piti, bourre de mots inutiles, deremplissages, de chevilles aux boucles identiques et prvues; cettemisre de l'pithte homrique revenant sans cesse, pour ne riendsigner, pour ne rien faire voir, tout cet indigent vocabulaire auxteintes insonores et plates, le suppliciaient.

    Il est juste d'ajouter que si son admiration pour Virgile tait desplus modres et que si son attirance pour les claires jectionsd'Ovide tait des plus discrtes et des plus sourdes, son dgotpour les grces lphantines d'Horace, pour le babillage de ce

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  • dsesprant pataud qui minaude avec des gaudrioles pltres devieux clown, tait sans borne.

    En prose, la langue verbeuse, les mtaphores redondantes, lesdigressions amphigouriques du Pois Chiche, ne le ravissaient pasdavantage; la jactance de ses apostrophes, le flux de ses rengainespatriotiques, l'emphase de ses harangues, la pesante masse de sonstyle, charnu, nourri, mais tourn la graisse et priv de moelleset d'os, les insupportables scories de ses longs adverbes ouvrant laphrase, les inaltrables formules de ses adipeuses priodes mallies entre elles par le fil des conjonctions, enfin ses lassanteshabitudes de tautologie, ne le sduisaient gure; et, pas beaucoupplus que Cicron, Csar, rput pour son laconisme, nel'enthousiasmait; car l'excs contraire se montrait alors, une arid-it de pte sec, une strilit de memento, une constipation incroy-able et indue.

    Somme toute, il ne trouvait pture ni parmi ces crivains niparmi ceux qui font cependant les dlices des faux lettrs: Sallustemoins dcolor que les autres pourtant; Tite-Live sentimental etpompeux; Snque turgide et blafard; Sutone, lymphatique etlarveux; Tacite, le plus nerveux dans sa concision apprte, le pluspre, le plus muscl d'eux tous. En posie, Juvnal, malgrquelques vers durement botts, Perse, malgr ses insinuationsmystrieuses, le laissaient froid. En ngligeant Tibulle et Pro-perce, Quintilien et les Pline, Stace, Martial de Bilbilis, Trencemme et Plaute dont le jargon plein de nologismes, de motscomposs, de diminutifs, pouvait lui plaire, mais dont le bascomique et le gros sel lui rpugnaient, des Esseintes commenaitseulement s'intresser la langue latine avec Lucain, car elletait largie, dj plus expressive et moins chagrine; cette arma-ture travaille, ces vers plaqus d'maux, pavs de joaillerie, lecaptivaient, mais cette proccupation exclusive de la forme, ces

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  • sonorits de timbres, ces clats de mtal, ne lui masquaient pasentirement le vide de la pense, la boursouflure de ces ampoulesqui bossuent la peau de la Pharsale.

    L'auteur qu'il aimait vraiment et qui lui faisait relguer pour ja-mais hors de ses lectures les retentissantes adresses de Lucain,c'tait Ptrone.

    Celui-l tait un observateur perspicace, un dlicat analyste, unmerveilleux peintre; tranquillement, sans parti pris, sans haine, ildcrivait la vie journalire de Rome, racontait dans les alertespetits chapitres du Satyricon, les moeurs de son poque.

    Notant mesure les faits, les constatant dans une forme dfinit-ive, il droulait la menue existence du peuple, ses pisodes, sesbestialits, ses ruts.

    Ici, c'est l'inspecteur des garnis qui vient demander le nom desvoyageurs rcemment entrs; l, ce sont des lupanars o des gensrdent autour de femmes nues, debout entre des criteaux, tandisque par les portes mal fermes des chambres, l'on entrevoit lesbats des couples; l, encore, au travers des villas d'un luxe in-solent, d'une dmence de richesses et de faste, comme au traversdes pauvres auberges qui se succdent dans le livre, avec leurs litsde sangle dfaits, pleins de punaises, la socit du temps s'agite:impurs filous, tels qu'Ascylte et qu'Eumolpe, la recherche d'unebonne aubaine; vieux incubes aux robes retrousses, aux jouespltres de blanc de plomb et de rouge acacia; gitons de seize ans,dodus et friss; femmes en proie aux attaques de l'hystrie;coureurs d'hritages offrant leurs garons et leurs filles auxdbauches des testateurs; tous courent le long des pages, dis-cutent dans les rues, s'attouchent dans les bains, se rouent decoups ainsi que dans une pantomime.

    Et cela racont dans un style d'une verdeur trange, d'unecouleur prcise, dans un style puisant tous les dialectes,

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  • empruntant des expressions toutes les langues charries dansRome, reculant toutes les limites, toutes les entraves du soi-disantgrand sicle, faisant parler chacun son idiome: aux affranchis,sans ducation, le latin populacier, l'argot de la rue; aux trangersleur patois barbare, mtin d'africain, de syrien et de grec; auxpdants imbciles, comme l'Agamemnon du livre, une rhtoriquede mots postiches. Ces gens sont dessins d'un trait, vautrs au-tour d'une table, changeant d'insipides propos d'ivrognes, dbit-ant de sniles maximes, d'ineptes dictons, le mufle tourn vers leTrimalchio qui se cure les dents, offre des pots de chambre lasocit, l'entretient de la sant de ses entrailles et vente, en in-vitant ses convives se mettre l'aise.

    Ce roman raliste, cette tranche dcoupe dans le vif de la vieromaine, sans proccupation, quoi qu'on en puisse dire, de r-forme et de satire, sans besoin de fin apprte et de morale; cettehistoire, sans intrigue, sans action, mettant en scne les aventuresde gibiers de Sodome; analysant avec une placide finesse les joieset les douleurs de ces amours et de ces couples; dpeignant, enune langue splendidement orfvrie, sans que l'auteur se montreune seule fois, sans qu'il se livre aucun commentaire, sans qu'ilapprouve ou maudisse les actes et les penses de ses personnages,les vices d'une civilisation dcrpite, d'un empire qui se flepoignait des Esseintes et il entrevoyait dans le raffinement dustyle, dans l'acuit de l'observation, dans la fermet de lamthode, de singuliers rapprochements, de curieuses analogies,avec les quelques romans franais modernes qu'il supportait.

    coup sr, il regrettait amrement l'Eustion et l'Albutia, cesdeux ouvrages de Ptrone que mentionne Planciade Fulgence etqui sont jamais perdus; mais le bibliophile qui tait en lui con-solait le lettr, maniant avec des mains dvotes la superbe dition

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  • qu'il possdait du Satyricon, l'in-8 portant le millsime 1585 et lenom de J. Dousa, Leyde.

    Partie de Ptrone, sa collection latine entrait dans le IIe siclede l're chrtienne, sautait le dclamateur Fronton, aux termessuranns, mal rpars, mal revernis, enjambait les Nuits attiquesd'Aulu-Gelle, son disciple et ami, un esprit sagace et fureteur,mais un crivain emptr dans une glutineuse vase et elle faisaithalte devant Apule dont il gardait l'dition princeps, in-folio, im-prime en 1469, Rome.

    Cet Africain le rjouissait; la langue latine battait le plein dansses Mtamorphoses; elle roulait des limons, des eaux varies, ac-courues de toutes les provinces, et toutes se mlaient, se con-fondaient en une teinte bizarre, exotique, presque neuve; desmanirismes, des dtails nouveaux de la socit latine trouvaient se mouler en des nologismes crs pour les besoins de la con-versation, dans un coin romain de l'Afrique; puis sa jovialitd'homme videmment gras, son exubrance mridionale amu-saient. Il apparaissait ainsi qu'un salace et gai compre ct desapologistes chrtiens qui vivaient, au mme sicle, le soporifiqueMinucius Flix, un pseudo-classique, coulant dans son Octaviusles mulsines encore paissies de Cicron, voire mme Tertullienqu'il conservait peut-tre plus pour son dition de Alde, que pourson oeuvre mme.

    Bien qu'il ft assez ferr sur la thologie, les disputes desmontanistes contre l'glise catholique, les polmiques contre lagnose, le laissaient froid; aussi, et malgr la curiosit du style deTertullien, un style concis, plein d'amphibologies, repos sur desparticipes, heurt par des oppositions, hriss de jeux de mots etde pointes, bariol de vocables tris dans la science juridique etdans la langue des Pres de l'glise grecque, il n'ouvrait plus gurel'Apologtique et le Trait de la Patience et, tout au plus, lisait-il

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  • quelques pages du De cultu feminarum o Tertullien objurgue lesfemmes de ne pas se parer de bijoux et d'toffes prcieuses, et leurdfend l'usage des cosmtiques parce qu'ils essayent de corriger lanature et de l'embellir.

    Ces ides, diamtralement opposes aux siennes, le faisaientsourire; puis le rle jou par Tertullien, dans son vch deCarthage, lui semblait suggestif en rveries douces; plus que sesoeuvres, en ralit l'homme l'attirait.

    Il avait, en effet, vcu dans des temps houleux, secous pard'affreux troubles, sous Caracalla, sous Macrin, sous l'tonnantgrand-prtre d'mse, lagabal, et il prparait tranquillement sessermons, ses crits dogmatiques, ses plaidoyers, ses homlies,pendant que l'Empire romain branlait sur ses bases, que les foliesde l'Asie, que les ordures du paganisme coulaient pleins bords ilrecommandait, avec le plus beau sang-froid, l'abstinence char-nelle, la frugalit des repas, la sobrit de la toilette, alors que,marchant dans de la poudre d'argent et du sable d'or, la tteceinte d'une tiare, les vtements brochs de pierreries, lagabaltravaillait, au milieu de ses eunuques, des ouvrages de femmes,se faisait appeler Impratrice et changeait, toutes les nuits,d'Empereur, l'lisant de prfrence parmi les barbiers, les gte-sauce, et les cochers de cirque.

    Cette antithse le ravissait; puis la langue latine, arrive samaturit suprme sous Ptrone, allait commencer se dissoudre;la littrature chrtienne prenait place, apportant avec des idesneuves, des mots nouveaux, des constructions inemployes, desverbes inconnus, des adjectifs aux sens alambiqus, des mots ab-straits, rares jusqu'alors dans la langue romaine, et dont Tertulli-en avait, l'un des premiers, adopt l'usage.

    Seulement, cette dliquescence continue aprs la mort de Ter-tullien, par son lve saint Cyprien, par Arnobe, par le pteux

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  • Lactance, tait sans attrait. C'tait un faisandage incomplet etalenti; c'taient de gauches retours aux emphases cicroniennes,n'ayant pas encore ce fumet spcial qu'au Ve sicle, et surtoutpendant les sicles qui vont suivre, l'odeur du christianisme don-nera la langue paenne, dcompose comme une venaison,s'miettant en mme temps que s'effritera la civilisation du vieuxmonde, en mme temps que s'crouleront, sous la pousse desBarbares, les Empires putrfis par la sanie des sicles.

    Un seul pote chrtien, Commodien de Gaza reprsentait danssa bibliothque l'art de l'an Ill. Le Carmen apologeticum, crit en259, est un recueil d'instructions, tortilles en acrostiches, dansdes hexamtres populaires, csurs selon le mode du vershroque, composs sans gard la quantit et l'hiatus etsouvent accompagns de rimes telles que le latin d'glise enfournira plus tard de nombreux exemples.

    Ces vers tendus, sombres, sentant le fauve, pleins de termes delangage usuel, de mots aux sens primitifs dtourns, le re-quraient, l'intressaient mme davantage que le style pourtantblet et dj verdi des historiens Ammien Marcellin et AureliusVictor, de l'pistolier Symmaque et du compilateur et grammairi-en Macrobe; il les prfrait mme ces vritables vers scands, cette langue tachete et superbe que parlrent Claudien, Rutiliuset Ausone.

    Ceux-l taient alors les matres de l'art; ils emplissaientl'Empire mourant, de leurs cris; le chrtien Ausone, avec sonCenton Nuptial et son pome abondant et par de la Moselle;Rutilius, avec ses hymnes la gloire de Rome, ses anathmescontre les juifs et contre les moines, son itinraire d'Italie enGaule, o il arrive rendre certaines impressions de la vue, levague des paysages reflts dans l'eau, le mirage des vapeurs,l'envole des brumes entourant les monts.

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  • Claudien, une sorte d'avatar de Lucain, qui domine tout le IVesicle avec le terrible clairon de ses vers; un pote forgeant unhexamtre clatant et sonore, frappant, dans des gerbesd'tincelles, l'pithte d'un coup sec, atteignant une certainegrandeur, soulevant son oeuvre d'un puissant souffle. Dansl'Empire d'Occident qui s'effondre de plus en plus, dans le gchisdes gorgements ritrs qui l'entourent; dans la menace per-ptuelle des Barbares qui se pressent maintenant en foule auxportes de l'Empire dont les gonds craquent, il ranime l'antiquit,chante l'enlvement de Proserpine, plaque ses couleurs vibrantes,passe avec tous ses feux allums dans l'obscurit qui envahit lemonde.

    Le paganisme revit en lui, sonnant sa dernire fanfare, levantson dernier grand pote au-dessus du christianisme qui va dsor-mais submerger entirement la langue, qui va, pour toujoursmaintenant, rester seul matre de l'art, avec Paulin, l'lved'Ausone; le prtre espagnol, Juvencus, qui paraphrase en vers lesvangiles; Victorin, l'auteur des Macchabes; Sanctus Burdigalen-sis qui, dans une glogue imite de Virgile, fait dplorer auxptres Egon et Buculus, les maladies de leurs troupeaux; et toutela srie des saints: Hilaire de Poitiers, le dfenseur de la foi deNice, l'Athanase de l'Occident, ainsi qu'on l'appelle; Ambroise,l'auteur d'indigestes homlies, l'ennuyeux Cicron chrtien;Damase, le fabricant d'pigrammes lapidaires, Jrme, le traduc-teur de la Vulgate, et son adversaire Vigilantius de Commingesqui attaque le culte des saints, l'abus des miracles, les jenes, etprche dj, avec des arguments que les ges se rpteront, contreles voeux monastiques et le clibat des prtres.

    Enfin au Ve sicle, Augustin, vque d'Hippone. Celui-l, desEsseintes ne le connaissait que trop, car il tait l'crivain le plusrput de l'glise, le fondateur de l'orthodoxie chrtienne, celui

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  • que les catholiques considrent comme un oracle, comme unsouverain matre. Aussi ne l'ouvrait-il plus, bien qu'il et chant,dans ses Confessions, le dgot de la terre et que sa pit gmis-sante et, dans sa Cit de Dieu, essay d'apaiser l'effroyabledtresse du sicle par les sdatives promesses de destines meil-leures. Au temps o il pratiquait la thologie, il tait dj las,saoul de ses prdications et de ses jrmiades, de ses thories surla prdestination et sur la grce, de ses combats contre lesschismes.

    Il aimait mieux feuilleter la Psychomachia de Prudence,l'inventeur du pome allgorique qui, plus tard, svira sans arrt,au moyen ge, et les oeuvres de Sidoine Apollinaire dont la cor-respondance larde de saillies, de pointes, d'archasmes,d'nigmes, le tentait. Volontiers, il relisait les pangyriques o cetvque invoque, l'appui de ses vaniteuses louanges, les dits dupaganisme, et, malgr tout, il se sentait un faible pour les affecta-tions et les sous-entendus de ces posies fabriques par un in-gnieux mcanicien qui soigne sa machine, huile ses rouages, eninvente, au besoin, de compliqus et d'inutiles.

    Aprs Sidoine, il frquentait encore le pangyriste Mrobaudes;Sdulius, l'auteur de pomes rims et d'hymnes abcdaires dontl'glise s'est appropri certaines parties pour les besoins de ses of-fices; Marius Victor, dont le tnbreux trait sur la Perversit desmoeurs s'claire, et l, de vers luisants comme du phosphore;Paulin de Pella, le pote du grelottant Eucharisticon; Orientius,l'vque d'Auch, qui, dans les distiques de ses Monitoires, invect-ive la licence des femmes dont il prtend que les visages perdentles peuples.

    L'intrt que portait des Esseintes la langue latine ne faiblis-sait pas, maintenant que compltement pourrie, elle pendait,perdant ses membres, coulant son pus, gardant peine, dans

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  • toute la corruption de son corps, quelques parties fermes que leschrtiens dtachaient afin de les mariner dans la saumure de leurnouvelle langue.

    La seconde moiti du Ve sicle tait venue, l'pouvantablepoque o d'abominables cahots bouleversaient la terre. Les Bar-bares saccageaient la Gaule; Rome paralyse, mise au pillage parles Wisigoths, sentait sa vie se glacer, voyait ses parties extrmes,l'Occident et l'Orient, se dbattre dans le sang, s'puiser de jouren jour.

    Dans la dissolution gnrale, dans les assassinats de csars quise succdent, dans le bruit des carnages qui ruissellent d'un boutde l'Europe l'autre, un effrayant hourra retentit, touffant lesclameurs, couvrant les voix. Sur la rive du Danube, des milliersd'hommes, plants sur de petits chevaux, envelopps de casaquesde peaux de rats, des Tartares affreux, avec d'normes ttes, desnez crass, des mentons ravins de cicatrices et de balafres, desvisages de jaunisse dpouills de poils, se prcipitent, ventre terre, enveloppent d'un tourbillon, les territoires des Bas-Empires.

    Tout disparut dans la poussire des galops, dans la fume desincendies. Les tnbres se firent et les peuples consternstremblrent, coutant passer, avec un fracas de tonnerre,l'pouvantable trombe. La horde des Huns rasa l'Europe, se ruasur la Gaule, s'crasa dans les plaines de Chlons o Atius la piladans une effroyable charge. La plaine, gorge de sang, moutonnacomme une mer de pourpre, deux cent mille cadavres barrrent laroute, brisrent l'lan de cette avalanche qui, dvie, tomba,clatant en coups de foudre, sur l'Italie o les villes exterminesflambrent comme des meules.

    L'Empire d'Occident croula sous le choc; la vie agonisante qu'iltranait dans l'imbcillit et dans l'ordure s'teignit; la fin de

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  • l'univers semblait d'ailleurs proche; les cits oublies par Attilataient dcimes par la famine et par la peste; le latin paruts'effondrer, son tour, sous les ruines du monde.

    Des annes s'coulrent; les idiomes barbares commenaient se rgler, sortir de leurs gangues, former de vritables langues;le latin sauv dans la dbcle par les clotres se confina parmi lescouvents et parmi les cures; et l, quelques potes brillrent,lents et froids: l'Africain Dracontius avec son Hexameron, Claudi-us Mamert, avec ses posies liturgiques; Avitus de Vienne; puisdes biographes, tels qu'Ennodius qui raconte les prodiges de saintpiphane, le diplomate perspicace et vnr, le probe et vigilantpasteur; tels qu'Eugippe qui nous a retrac l'incomparable vie desaint Sverin, cet ermite mystrieux, cet humble ascte, apparu,semblable un ange de misricorde, aux peuples plors, fous desouffrances et de peur; des crivains tels que Vranius duGvaudan qui prpara un petit trait sur la continence, telsqu'Aurlian et Ferreolus qui compilrent des canons ecclsiast-iques; des historiens tels que Rothrius d'Agde, fameux par unehistoire perdue des Huns.

    Les ouvrages des sicles suivants se clairsemaient dans la bib-liothque de des Esseintes. Le VIe sicle tait cependant encorereprsent par Fortunat, l'vque de Poitiers, dont les hymnes etle Vexilla regis, taills dans la vieille charogne de la langue latine,pice par les aromates de l'glise, le hantaient certains jours;par Boce, le vieux Grgoire de Tours et Jornands; puis, aux VIIeet VIIIe sicles, comme, en sus de la basse latinit des chro-niqueurs, des Frdgaire et des Paul Diacre, et des posies con-tenues dans l'antiphonaire de Bangor dont il regardait parfoisl'hymne alphabtique et monorime, chante en l'honneur de saintComgill, la littrature se confinait presque exclusivement dans desbiographies de saints, dans la lgende de saint Columban crite

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  • par le cnobite Jonas, et celle du bienheureux Cuthbert, rdigepar Bde le Vnrable sur les notes d'un moine anonyme deLindisfarn, il se bornait feuilleter, dans ses moments d'ennui,l'oeuvre de ces hagiographes et relire quelques extraits de la viede sainte Rusticula et de sainte Radegonde, relates, l'une, parDefensorius, synodite de Ligug, l'autre, par la modeste et la naveBaudonivia, religieuse de Poitiers.

    Mais de singuliers ouvrages de la littrature latine, anglo-sax-onne, l'allchaient davantage: c'tait toute la srie des nigmesd'Adhelme, de Tatwine, d'Eusbe, ces descendants de Sym-phosius, et surtout les nigmes composes par saint Boniface, endes strophes acrostiches dont la solution se trouvait donne parles lettres initiales des vers.

    Son attirance diminuait avec la fin de ces deux sicles; peu ravi,en somme, par la pesante masse des latinistes carlovingiens, lesAlcuin et les Eginhard, il se contentait, comme spcimen de lalangue au IXe sicle, des chroniques de l'anonyme de saint Gall,de Frculfe et de Rginon, du pome sur le sige de Paris tiss parAbbo le Courb, de l'Hortulus, le pome didactique du bndictinWalafrid Strabo, dont le chapitre consacr la gloire de la cit-rouille, symbole de la fcondit, le mettait en liesse; du pomed'Ermold le Noir, clbrant les exploits de Louis le Dbonnaire,un pome crit en hexamtres rguliers, dans un style austre, pr-esque noir, dans un latin de fer tremp dans les eaux monast-iques, avec, et l, des pailles de sentiment dans le dur mtal; duDe viribus herbarum, le pome de Macer Floridus, qui le dlectaitparticulirement par ses recettes potiques et les trs trangesvertus qu'il prte certaines plantes, certaines fleurs: l'aristoloche, par exemple, qui, mlange de la chair de boeuf etplace sur le bas-ventre d'une femme enceinte, la fait irrmdi-ablement accoucher d'un enfant mle; la bourrache qui,

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  • rpandue en infusion dans une salle manger, gaye les convives; la pivoine dont la racine broye gurit jamais du haut mal; aufenouil qui, pos sur la poitrine d'une femme, clarifie ses eaux etstimule l'indolence de ses priodes.

    part quelques volumes spciaux, inclasss; modernes ou sansdate, certains ouvrages de kabbale, de mdecine et de botanique;certains tomes dpareills de la patrologie de Migne, renfermantdes posies chrtiennes introuvables, et de l'anthologie des petitspotes latins de Wernsdorff, part le Meursius, le manueld'rotologie classique de Forberg, la moechialogie et les diac-onales l'usage des confesseurs, qu'il poussetait de rares inter-valles, sa bibliothque latine s'arrtait au commencement du Xesicle.

    Et, en effet, la curiosit, la navet complique du langage chr-tien avaient, elles aussi, sombr. Le fatras des philosophes et desscoliastes, la logomachie du moyen ge allaient rgner en matres.L'amas de suie des chroniques et des livres d'histoire, les saumonsde plomb des cartulaires allaient s'entasser, et la grce balbuti-ante, la maladresse parfois exquise des moines mettant en unpieux ragot les restes potiques de l'antiquit, taient mortes; lesfabriques de verbes aux sucs purs, de substantifs sentantl'encens, d'adjectifs bizarres, taills grossirement dans l'or; avecle got barbare et charmant des bijoux goths, taient dtruites.Les vieilles ditions, choyes par des Esseintes, cessaient; et, enun saut formidable de sicles, les livres s'tageaient maintenantsur les rayons, supprimant la transition des ges, arrivant directe-ment la langue franaise du prsent sicle.

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  • Chapitre 4Une voiture s'arrta, vers une fin d'aprs-midi, devant la maisonde Fontenay. Comme des Esseintes ne recevait aucune visite,comme le facteur ne se hasardait mme pas dans ces parages in-habits, puisqu'il n'avait lui remettre aucun journal, aucune re-vue, aucune lettre, les domestiques hsitrent, se demandant s'ilfallait ouvrir; puis, au carillon de la sonnette, lance toute volecontre le mur, ils se hasardrent tirer le judas incis dans laporte et ils aperurent un monsieur dont toute la poitrine taitcouverte, du col au ventre, par un immense bouclier d'or.

    Ils avertirent leur matre qui djeunait.- Parfaitement, introduisez, fit-il; car il se souvenait d'avoir

    autrefois donn, pour la livraison d'une commande, son adresse un lapidaire.

    Le monsieur salua, dposa, dans la salle manger, sur le par-quet de pitch-pin son bouclier qui oscilla, se soulevant un peu, al-longeant une tte serpentine de tortue qui, soudain effare, rentrasous sa carapace.

    Cette tortue tait une fantaisie venue des Esseintes quelquetemps avant son dpart de Paris. Regardant, un jour, un tapisd'Orient, reflets, et, suivant les lueurs argentes qui couraientsur la trame de la laine, jaune aladin et violet prune, il s'tait dit: il

  • serait bon de placer sur ce tapis quelque chose qui remut et dontle ton fonc aiguist la vivacit de ces teintes.

    Possd par cette ide il avait vagu, au hasard des rues, taitarriv au Palais-Royal, et devant la vitrine de Chevet s'tait frapple front: une norme tortue tait l, dans un bassin. Il l'avaitachete: puis, une fois abandonne sur le tapis, il s'tait assisdevant elle et il l'avait longuement contemple, en clignant del'oeil.

    Dcidment la couleur tte-de-ngre, le ton de Sienne crue decette carapace salissait les reflets du tapis sans les activer; leslueurs dominantes de l'argent tincelaient maintenant peine,rampant avec les tons froids du zinc corch, sur les bords de cetest dur et terne.

    Il se rongea les ongles, cherchant les moyens de concilier cesmsalliances, d'empcher le divorce rsolu de ces tons, il dcouv-rit enfin que sa premire ide, consistant vouloir attiser les feuxde l'toffe par le balancement d'un objet sombre mis dessus taitfausse en somme, ce tapis tait encore trop voyant, trop ptulant,trop neuf. Les couleurs ne s'taient pas suffisamment mousseset amoindries; il s'agissait de renverser la proposition, d'amortirles tons, de les teindre par le contraste d'un objet clatant,crasant tout autour de lui, jetant de la lumire d'or sur del'argent ple. Ainsi pose, la question devenait plus facile r-soudre. Il se dtermina, en consquence, faire glacer d'or la cuir-asse de sa tortue.

    Une fois rapporte de chez le praticien qui la prit en pension, labte fulgura comme un soleil, rayonna sur le tapis dont les teintesrepousses flchirent, avec des irradiations de pavois wisigoth auxsquames imbriques par un artiste d'un got barbare.

    Des Esseintes fut tout d'abord enchant de cet effet; puis ilpensa que ce gigantesque bijou n'tait qu'bauch, qu'il ne serait

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  • vraiment complet qu'aprs qu'il aurait t incrust de pierresrares.

    Il choisit dans une collection japonaise un dessin reprsentantun essaim de fleurs partant en fuses d'une mince tige, l'emportachez un joaillier, esquissa une bordure qui enfermait ce bouquetdans un cadre ovale, et il fit savoir, au lapidaire stupfi que lesfeuilles, que les ptales de chacune de ces fleurs, seraient excutsen pierreries et monts dans l'caille mme de la bte.

    Le choix des pierres l'arrta; le diamant est devenu singulire-ment commun depuis que tous les commerants en portent aupetit doigt; les meraudes et les rubis de l'Orient sont moins avil-is, lancent de rutilantes flammes, mais ils rappellent par trop cesyeux verts et rouges de certains omnibus qui arborent des fanauxde ces deux couleurs, le long des tempes; quant aux topazesbrles ou crues, ce sont des pierres bon march, chres lapetite bourgeoisie qui veut serrer des crins dans une armoire glace; d'un autre ct, bien que l'glise ait conserv l'amthysteun caractre sacerdotal, tout la fois onctueux et grave, cettepierre s'est, elle aussi, galvaude aux oreilles sanguines et auxmains tubuleuses des bouchres qui veulent, pour un prixmodique, se parer de vrais et pesants bijoux; seul, parmi cespierres, le saphir a gard des feux inviols par la sottise industri-elle et pcuniaire. Ses tincelles grsillant sur une eau limpide etfroide, ont, en quelque sorte, garanti de toute souillure sanoblesse discrte et hautaine. Malheureusement, aux lumires,ses flammes fraches ne crpitent plus; l'eau bleue rentre en elle-mme, semble s'endormir pour ne se rveiller, en ptillant, qu'aupoint du jour.

    Dcidment aucune de ces pierreries ne contentait des Es-seintes; elles taient d'ailleurs trop civilises et trop connues. Il fitruisseler entre ses doigts des minraux plus surprenants et plus

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  • bizarres, finit par trier une srie de pierres relles et factices dontle mlange devait produire une harmonie fascinatrice etdconcertante.

    Il composa ainsi le bouquet de ses fleurs: les feuilles furent ser-ties de pierreries d'un vert accentu et prcis: de chrysobryls vertasperge; de pridots vert poireau; d'olivines vert olive et elles sedtachrent de branches en almadine et en ouwarovite d'un rougeviolac, jetant des paillettes d'un clat sec de mme que ces micasde tartre qui luisent dans l'intrieur des futailles.

    Pour les fleurs, isoles de la tige, loignes du pied de la gerbe,il usa de la cendre bleue; mais il repoussa formellement cette tur-quoise orientale qui se met en broches et en bagues et qui fait,avec la banale perle et l'odieux corail, les dlices du menu peuple;il choisit exclusivement des turquoises de l'Occident, des pierresqui ne sont, proprement parler, qu'un ivoire fossile imprgn desubstances cuivreuses et dont le bleu cladon est engorg, opaque,sulfureux, comme jauni de bile.

    Cela fait, il pouvait maintenant enchsser les ptales de sesfleurs panouies au milieu du bouquet, de ses fleurs les plusvoisines, les plus rapproches du tronc, avec des minraux trans-parents, aux lueurs vitreuses et morbides, aux jets fivreux etaigres.

    Il les composa uniquement d'yeux de chat de Ceylan, de cymo-phanes et de saphirines.

    Ces trois pierres dardaient en effet, des scintillements mys-trieux et pervers, douloureusement arrachs du fond glac deleur eau trouble.

    L'oeil de chat d'un gris verdtre, stri de veines concentriquesqui paraissent remuer, se dplacer tout moment, selon les dis-positions de la lumire.

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  • La cymophane avec des moires azures courant sur la teintelaiteuse qui flotte l'intrieur.

    La saphirine qui allume des feux bleutres de phosphore sur unfond de chocolat, brun sourd.

    Le lapidaire prenait note mesure des endroits o devaient treincrustes les pierres. Et la bordure de la carapace, dit-il desEsseintes?

    Celui-ci avait d'abord song quelques opales et quelques hy-drophanes; mais ces pierres intressantes par l'hsitation de leurscouleurs, par le doute de leurs flammes, sont par trop insoumiseset infidles; l'opale a une sensibilit toute rhumatismale; le jeu deses rayons s'altre suivant l'humidit, la chaleur ou le froid; quant l'hydrophane elle ne brle que dans l'eau et ne consent al-lumer sa braise grise qu'alors qu'on la mouille.

    Il se dcida enfin pour des minraux dont les reflets devaients'alterner: pour l'hyacinthe de Compostelle, rouge acajou; l'aiguemarine, vert glauque; le rubis-balais, rose vinaigre; le rubis deSudermanie, ardoise ple. Leurs faibles chatoiements suffisaient clairer les tnbres de l'caille et laissaient sa valeur la florais-on des pierreries qu'ils entouraient d'une mince guirlande de feuxvagues.

    Des Esseintes regardait maintenant, blottie en un coin de sasalle manger, la tortue qui rutilait dans la pnombre.

    Il se sentit parfaitement heureux; ses yeux se grisaient cesresplendissements de corolles en flammes sur un fond d'or; puis,contrairement son habitude, il avait apptit et il trempait sesrties enduites d'un extraordinaire beurre dans une tasse de th,un impeccable mlange de Si-a-Fayoune, de Mo-you-tann, et deKhansky, des ths jaunes, venus de Chine en Russie pard'exceptionnelles caravanes.

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  • Il buvait ce parfum liquide dans ces porcelaines de la Chine,dites coquilles d'oeufs, tant elles sont diaphanes et lgres et, demme qu'il n'admettait que ces adorables tasses, il ne se servaitgalement, en fait de couverts, que d'authentique vermeil, un peuddor, alors que l'argent apparat un tantinet, sous la couche fa-tigue de l'or et lui donne ainsi une teinte d'une douceur an-cienne, toute puise, toute moribonde.

    Aprs qu'il eut bu sa dernire gorge, il rentra dans son cabinetet fit apporter par le domestique la tortue qui s'obstinait ne pasbouger.

    La neige tombait. Aux lumires des lampes, des herbes de glacepoussaient derrire les vitres bleutres et le givre, pareil dusucre fondu, scintillait dans les culs de bouteille des carreauxtiquets d'or.

    Un silence profond enveloppait la maisonnette engourdie dansles tnbres.

    Des Esseintes rvassait; le brasier charg de bches emplissaitd'effluves brlants la pice; il entrouvrit la fentre.

    Ainsi qu'une haute tenture de contre-hermine, le ciel se levaitdevant lui, noir et mouchet de blanc.

    Un vent glacial courut, acclra le vol perdu de la neige, in-tervertit l'ordre des couleurs.

    La tenture hraldique du ciel se retourna, devint une vritablehermine blanche, mouchete de noir, son tour, par les points denuit disperss entre les flocons.

    Il referma la croise; ce brusque passage sans transition, de lachaleur torride, aux frimas du plein hiver l'avait saisi; il se re-croquevilla prs du feu et l'ide lui vint d'avaler un spiritueux quile rchaufft.

    Il s'en fut dans la salle manger o, pratique dans l'une descloisons, une armoire contenait une srie de petites tonnes,

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  • ranges cte cte, sur de minuscules chantiers de bois de santal,perces de robinets d'argent au bas du ventre.

    Il appelait cette runion de barils liqueurs, son orgue bouche.

    Une tige pouvait rejoindre tous les robinets, les asservir unmouvement unique, de sorte qu'une fois l'appareil en place, il suf-fisait de toucher un bouton dissimul dans la boiserie, pour quetoutes les cannelles, tournes en mme temps, remplissent de li-queur les imperceptibles gobelets placs au-dessous d'elles.

    L'orgue se trouvait alors ouvert. Les tiroirs tiquets "flte, cor,voix cleste" taient tirs, prts la manoeuvre. Des Esseintesbuvait une goutte, ici, l, se jouait des symphonies intrieures, ar-rivait se procurer, dans le gosier, des sensations analogues celles que la musique verse l'oreille.

    Du reste, chaque liqueur correspondait, selon lui, comme got,au son d'un instrument. Le curaao sec, par exemple, la clari-nette dont le chant est aigrelet et velout; le kummel au hautboisdont le timbre sonore nasille; la menthe et l'anisette, la flte,tout la fois sucre et poivre, piaulante et douce; tandis que,pour complter l'orchestre, le kirsch sonne furieusement de latrompette; le gin et le whisky emportent le palais avec leursstridents clats de pistons et de trombones, l'eau-de-vie de marcfulmine avec les assourdissants vacarmes des tubas, pendant queroulent les coups de tonnerre de la cymbale et de la caisse frapps tour de bras, dans la peau de la bouche, par les rakis de Chio etles mastics!

    Il pensait aussi que l'assimilation pouvait s'tendre, que desquatuors d'instruments cordes pouvaient fonctionner sous lavote palatine, avec le violon reprsentant la vieille eau-de-vie,fumeuse et fine, aigu et frle; avec l'alto simul par le rhum plusrobuste, plus ronflant, plus sourd, avec le vesptro dchirant et

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  • prolong, mlancolique et caressant comme un violoncelle; avecla contrebasse, corse, solide et noire comme un pur et vieux bit-ter. On pouvait mme, si l'on voulait former un quintette, ad-joindre un cinquime instrument, la harpe, qu'imitait par unevraisemblable analogie, la saveur vibrante, la note argentine,dtache et grle du cumin sec.

    La similitude se prolongeait encore: des relations de tons exis-taient dans la musique des liqueurs; ainsi pour ne citer qu'unenote, la bndictine figure, pour ainsi dire, le ton mineur de ce tonmajeur des alcools que les partitions commerciales dsignent sousle signe de chartreuse verte.

    Ces principes une fois admis, il tait parvenu, grce d'ruditesexpriences, se jouer sur la langue de silencieuses mlodies, demuettes marches funbres grand spectacle, entendre, dans sabouche, des solis de menthe, des duos de vesptro et de rhum.

    Il arrivait mme transfrer dans sa mchoire de vritablesmorceaux de musique, suivant le compositeur, pas pas, rendantsa pense, ses effets, ses nuances, par des unions ou des contras-tes voisins de liqueurs, par d'approximatifs et savants mlanges.

    D'autres fois, il composait lui-mme des mlodies, excutait despastorales avec le bnin cassis qui lui faisait roulader, dans lagorge, des chants emperls de rossignol, avec le tendre cacao-chouva qui fredonnait de sirupeuses bergerades, telles que "les ro-mances d'Estelle" et les "Ah! vous dirai-je, maman" du tempsjadis.

    Mais, ce soir-l, des Esseintes n'avait nulle envie d'couter legot de la musique; il se borna enlever une note au clavier deson orgue, en emportant un petit gobelet qu'il avait pralablementrempli d'un vridique whisky d'Irlande.

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  • Il se renfona dans son fauteuil et huma lentement ce suc fer-ment d'avoine et d'orge; un fumet prononc de crosote lui em-puantit la bouche.

    Peu peu, en buvant, sa pense suivit l'impression maintenantravive de son palais, embota le pas la saveur du whisky, r-veilla, par une fatale exactitude d'odeurs, des souvenirs effacsdepuis des ans.

    Ce fleur phniqu, cre, lui remmorait forcment l'identiquesenteur dont il avait eu la langue pleine au temps o les dentistestravaillaient dans sa gencive.

    Une fois lanc sur cette piste, sa rverie, d'abord parse sur tousles praticiens qu'il avait connus, se rassembla et convergea surl'un d'entre eux dont l'excentrique rappel s'tait plus particulire-ment grav dans sa mmoire.

    Il y avait de cela, trois annes; pris, au milieu d'une nuit, d'uneabominable rage de dents, il se tamponnait la joue, butait contreles meubles, arpentait, semblable un fou, sa chambre.

    C'tait une molaire dj plombe; aucune gurison n'tait pos-sible; la clef seule des dentistes pouvait remdier au mal. Il at-tendait, tout enfivr, le jour, rsolu supporter les plus atrocesdes oprations, pourvu qu'elles missent fin ses souffrances.

    Tout en se tenant la mchoire, il se demandait comment faire.Les dentistes qui le soignaient taient de riches ngociants qu'onne voyait point sa guise; il fallait convenir avec eux de visites,d'heures de rendez-vous. C'est inacceptable, je ne puis diffrerplus longtemps, disait-il; il se dcida aller chez le premier venu, courir chez un quenottier du peuple, un de ces gens poigne defer qui, s'ils ignorent l'art bien inutile d'ailleurs de panser lescaries et d'obturer les trous, savent extirper, avec une rapiditsans pareille, les chicots les plus tenaces; chez ceux-l, c'est ouvertau petit jour et l'on n'attend pas. Sept heures sonnrent enfin. Il

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  • se prcipita hors de chez lui, et se rappelant le nom connu d'unmcanicien qui s'intitulait dentiste populaire et logeait au coind'un quai, il s'lana dans les rues en mordant son mouchoir, enrenfonant ses larmes.

    Arriv devant la maison, reconnaissable un immense criteaude bois noir o le nom de "Gatonax" s'talait en d'normes lettrescouleur de potiron, et en deux petites armoires vitres o desdents de pte taient soigneusement alignes dans des gencivesde cire rose, relies entre elles par des ressorts mcaniques delaiton, il haleta, la sueur aux tempes; une transe horrible lui vint,un frisson lui glissa sur la peau, un apaisement eut lieu, la souf-france s'arrta, la dent se tut.

    Il restait, stupide, sur le trottoir; il s'tait enfin roidi contrel'angoisse, avait escalad un escalier obscur, grimp quatre quatre jusqu'au troisime tage. L, il s'tait trouv devant uneporte o une plaque d'mail rptait, inscrit avec des lettres d'unbleu cleste, le nom de l'enseigne. Il avait tir la sonnette, puis,pouvant par les larges crachats rouges qu'il apercevait colls surles marches, il fit volte-face, rsolu souffrir des dents, toute savie, quand un cri dchirant pera les cloisons, emplit la cage del'escalier, le cloua d'horreur, sur place, en mme temps qu'uneporte s'ouvrit et qu'une vieille femme le pria d'entrer.

    La honte l'avait emport sur la peur; il avait t introduit dansune salle manger; une autre porte avait claqu, donnant passage un terrible grenadier, vtu d'une redingote et d'un pantalonnoirs, en bois; des Esseintes le suivit dans une autre pice.

    Ses sensations devenaient, ds ce moment, confuses. Vague-ment il se souvenait de s'tre affaiss, en face d'une fentre, dansun fauteuil, d'avoir balbuti, en mettant un doigt sur sa dent: "ellea t dj plombe; j'ai peur qu'il n'y ait rien faire."

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  • L'homme avait immdiatement supprim ces explications, enlui enfonant un index norme dans la bouche; puis, tout engrommelant sous ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris uninstrument sur une table. Alors la grande scne avait commenc.Cramponn aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans lajoue, du froid, puis ses yeux avaient vu trent