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1 AVANCA | CINEMA 2013 Le film comme contexte d’inscription de l’art. Alphaville Gabriela Ribadeneira Crespo (Equatorienne) Université Paris 1 Sorbonne-Panthéon, France Abstract What if, though cinema is regarded as the “seventh art ”, art is not always present in films? What if, from a technical point of view, even “cinema” is not always present in films? I am exploring a specific crossing modality between cinema and contemporary art, which is the film used as a context for the inscription of art. In this approach, I identify and analyze certain forms of presence of art in the filmic space. That is to say, I observe the existence of art out of the conventional art field. For this article I focused on the analysis of Alphaville (J-L. Godard 1965), a film that ensured a public success and has been seen and treated mainly as a cinema film (and not as a work of art). Nevertheless this film develops in a singular way a special treatment for certain elements that are mainly art ‘materials’ and art ‘genres’, allowing us to engage in considerations about the ways by which the film managed its “mise en image”. My hypothesis rested thus on the assertion that some films are contexts for the inscription of art, and that art circulates and reaches the audience using the whole range of circumstances and operations proper to the film context and the cinema industry. This particular kind of artistic configuration engages different institutional and social relationships from those that maintained by traditional art objects, and in this sense they became a different form of visibility for art. Keywords: Art, Aesthetics, Cinema, Film, Science Fiction, Inscription. Introduction Depuis quelques décennies les croisements entre le cinéma et l’art contemporain ont donné lieu à une abondance de démarches, d’études, et d’événements institutionnels qui explorent les multiples formes de dialogues entre ces deux arts. Une des formes les plus institutionnalisées est celle de convoquer des œuvres ou de procédures cinématographiques dans les espaces traditionnels de l’art. L’on a vu ainsi augmenter le nombre d’œuvres d’art –qui circulent dans les musées, galeries, biennales, foires et rencontres internationales-, faisant appel à de dispositifs de projection où l’imaginaire–cinéma est convoqué, que ce soit au niveau architecturale, matériel, formel, iconographique, technique ou scénaristique. Un grand nombre de ces opérations artistiques, muséographiques et discursives se font par le biais de l’affirmation d’une sorte de ‘spécificité du cinéma’, en prélevant ce qui ne pourrait être assignable qu’au cinéma. Se dessinant une sorte de migration d’éléments « propres au cinéma » vers le champ de l’art, éléments définis le plus souvent au niveau du dispositif de visionnement, du défilement de la pellicule, du mouvement des images, du montage ou du récit. Les innombrables exemples de ce « cinéma accrochable » mobilisé par l’institution de l’art nous semblent poser une série de questions sur les significations possibles de ce mouvement. Puisqu’il pourrait rendre visible une sorte d’aspiration à assurer au cinéma sa légitimation dans le monde de l’art, en lui accordant la si convoitée aura artistique. Cependant, nous nous intéressons à une autre modalité du croisement entre l’art et le cinéma, qui va plutôt dans le sens contraire de celle que nous venons de mentionner : le film comme contexte d’inscription de l’art. Notre objectif est celui de chercher à identifier et à réfléchir sur certains modes de présence de l’art dans l’espace filmique, en distinguant les particularités de ce type d’inscription, ainsi que les logiques de fonctionnement à l’intérieur du film. Dans le cadre de cette rencontre nous concentrerons notre analyse exclusivement sur Alphaville (J.L. Godard, 1965) et principalement au niveau visuel (et non pas sonore). Ce travail s’inscrit dans une recherche entamée en 2007 1 . Notre hypothèse repose sur l’affirmation que le film peut être un contexte d’inscription et de réalisation de l’art et que l’art, étant inscrit dans le film, circule et parvient aux spectateurs à l’aide de l’ensemble des circonstances et des opérations propres au contexte d’inscription (le film et l’industrie du cinéma) dépourvu de l’aura et même de l’identité d’art. Bien que de façon générale le cinéma est considéré le « septième art », nous proposons l’idée que l’art ne serait pas toujours présent dans les films. D’un point de vue technique et suivant la thèse proposée par le philosophe Pierre-Damien Huyghe, les moments de cinéma ne sont « pas toujours présent dans les films et ces derniers ne sont pas si souvent qu’on voudrait le croire des cas de conscience cinématographique ». 2 Notre but ne consiste pas à définir ce qui est une œuvre d’art, ni à signaler dans le film où et quand commence et s’arrête l’art, comme si quelque part il existerait une lecture ultime et transparente. Mais plutôt de noter l’idée que la présence de l’art à l’intérieur d’un film ou encore les moments de cinéma dans un film peuvent être brefs ou même ne pas y avoir lieu. Le choix d’Alphaville Alphaville nous semble être un film exemplaire pour développer notre hypothèse, toutefois l’on peut dire que jusqu’à présent ce film n’a pas eu un statut artistique particulier, qu’il reste sans une visibilité artistique. Or, le choix de ce film est orienté par au moins 3 motivations. La première est qu’Alphaville fait partie de films de Godard des années 1960 devenus

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AVANCA | CINEMA 2013

Le film comme contexte d’inscription de l’art. AlphavilleGabriela Ribadeneira Crespo (Equatorienne)

Université Paris 1 Sorbonne-Panthéon, France

AbstractWhat if, though cinema is regarded as the “seventh

art ”, art is not always present in films? What if, from a technical point of view, even “cinema” is not always present in films? I am exploring a specific crossing modality between cinema and contemporary art, which is the film used as a context for the inscription of art. In this approach, I identify and analyze certain forms of presence of art in the filmic space. That is to say, I observe the existence of art out of the conventional art field. For this article I focused on the analysis of Alphaville (J-L. Godard 1965), a film that ensured a public success and has been seen and treated mainly as a cinema film (and not as a work of art). Nevertheless this film develops in a singular way a special treatment for certain elements that are mainly art ‘materials’ and art ‘genres’, allowing us to engage in considerations about the ways by which the film managed its “mise en image”. My hypothesis rested thus on the assertion that some films are contexts for the inscription of art, and that art circulates and reaches the audience using the whole range of circumstances and operations proper to the film context and the cinema industry. This particular kind of artistic configuration engages different institutional and social relationships from those that maintained by traditional art objects, and in this sense they became a different form of visibility for art.

Keywords: Art, Aesthetics, Cinema, Film, Science Fiction, Inscription. Introduction

Depuis quelques décennies les croisements entre le cinéma et l’art contemporain ont donné lieu à une abondance de démarches, d’études, et d’événements institutionnels qui explorent les multiples formes de dialogues entre ces deux arts. Une des formes les plus institutionnalisées est celle de convoquer des œuvres ou de procédures cinématographiques dans les espaces traditionnels de l’art. L’on a vu ainsi augmenter le nombre d’œuvres d’art –qui circulent dans les musées, galeries, biennales, foires et rencontres internationales-, faisant appel à de dispositifs de projection où l’imaginaire–cinéma est convoqué, que ce soit au niveau architecturale, matériel, formel, iconographique, technique ou scénaristique. Un grand nombre de ces opérations artistiques, muséographiques et discursives se font par le biais de l’affirmation d’une sorte de ‘spécificité du cinéma’, en prélevant ce qui ne pourrait être assignable qu’au cinéma. Se dessinant une sorte de migration d’éléments « propres au cinéma » vers le champ de l’art, éléments définis le plus souvent au

niveau du dispositif de visionnement, du défilement de la pellicule, du mouvement des images, du montage ou du récit.

Les innombrables exemples de ce « cinéma accrochable » mobilisé par l’institution de l’art nous semblent poser une série de questions sur les significations possibles de ce mouvement. Puisqu’il pourrait rendre visible une sorte d’aspiration à assurer au cinéma sa légitimation dans le monde de l’art, en lui accordant la si convoitée aura artistique. Cependant, nous nous intéressons à une autre modalité du croisement entre l’art et le cinéma, qui va plutôt dans le sens contraire de celle que nous venons de mentionner : le film comme contexte d’inscription de l’art. Notre objectif est celui de chercher à identifier et à réfléchir sur certains modes de présence de l’art dans l’espace filmique, en distinguant les particularités de ce type d’inscription, ainsi que les logiques de fonctionnement à l’intérieur du film.

Dans le cadre de cette rencontre nous concentrerons notre analyse exclusivement sur Alphaville (J.L. Godard, 1965) et principalement au niveau visuel (et non pas sonore). Ce travail s’inscrit dans une recherche entamée en 20071. Notre hypothèse repose sur l’affirmation que le film peut être un contexte d’inscription et de réalisation de l’art et que l’art, étant inscrit dans le film, circule et parvient aux spectateurs à l’aide de l’ensemble des circonstances et des opérations propres au contexte d’inscription (le film et l’industrie du cinéma) dépourvu de l’aura et même de l’identité d’art.

Bien que de façon générale le cinéma est considéré le « septième art », nous proposons l’idée que l’art ne serait pas toujours présent dans les films. D’un point de vue technique et suivant la thèse proposée par le philosophe Pierre-Damien Huyghe, les moments de cinéma ne sont « pas toujours présent dans les films et ces derniers ne sont pas si souvent qu’on voudrait le croire des cas de conscience cinématographique ».

2 Notre but ne consiste pas à définir ce qui est une œuvre d’art, ni à signaler dans le film où et quand commence et s’arrête l’art, comme si quelque part il existerait une lecture ultime et transparente. Mais plutôt de noter l’idée que la présence de l’art à l’intérieur d’un film ou encore les moments de cinéma dans un film peuvent être brefs ou même ne pas y avoir lieu.

Le choix d’Alphaville

Alphaville nous semble être un film exemplaire pour développer notre hypothèse, toutefois l’on peut dire que jusqu’à présent ce film n’a pas eu un statut artistique particulier, qu’il reste sans une visibilité artistique. Or, le choix de ce film est orienté par au moins 3 motivations. La première est qu’Alphaville fait partie de films de Godard des années 1960 devenus

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Capítulo I – Cinema – Arte

mythiques. En ce sens il a eu une incontestable légitimation culturelle accomplie fondamentalement par le biais de l’industrie cinématographique3. Les films de cette époque, dit Alain Bergala, sont entrés « …directement dans la culture vécue au-delà même du cinéma, comme références et modèles, y compris pour les générations de créateurs et de spectateurs qui en ont reçu les effets à retardement ou indirectement » 4.

Godard depuis le début de sa carrière a été reconnu comme l’un des grands cinéastes de son époque, dont chaque film était attendu et commenté comme un évènement par la critique. Dans le cas spécifique d’Alphaville, les critiques de l’époque ont été assez favorables au film. Jean-Pierre Esquenazi pense que ces critiques ont trouvé suffisamment de traits faisant référence au genre de la science-fiction (SF) pour accepter d’en jouer le jeu. « Si les critiques, devant Alphaville, se trouvent en terrain de connaissance, s’ils se sentent capables de raconter à son propos une histoire cohérente, c’est parce qu’ils disposent de l’interprétant « science-fiction » et que celui-ci s’adapte sans trop de perte au fil » 5 (Charles S. Pierce6 appelle “interprétant” à la clé qui permet de comprendre la signification d’un signe ou d’un ensemble de signes ).

Deuxièmement : malgré l’accueil favorable de l’époque7, les critiques postérieures qui prennent comme corpus de référence l’œuvre de Godard des années 60, ou l’œuvre de Godard tout court, rangent presque systématiquement Alphaville comme une œuvre « mineur » ou « secondaire », restant dans l’ambiguïté d’un avis largement partagé mais peu réfléchi. Voyons deux exemples : « Même si Alphaville est un film mineur […], il a sa place dans les années Karina (…), les plus beaux films de Godard. Ce qui reste dans la mémoire, 6 ou 7 films du personnage de Karina »8. Ou bien « Avec Alphaville (1965) Godard signe son œuvre la plus explicitement « secondaire » : il s’agit en effet d’une étrange aventure de Lemmy Caution (…) Exemple d’école, le film est parodique par son sérieux et « primaire » par son humour : faux Lemmy Caution et vrai Godard. »9

Troisièmement : il s’agit d’un film atypique dans l’œuvre de Godard : son unique long-métrage de SF ; donc certaines de nos affirmations reposent sur cette singularité. De ce fait, nous allons interroger ce qui pourrait déclencher ce statut ambigu d’Alphaville, à la fois un Godard atypique, un film mythique des années 1960, installé dans l’imaginaire culturel collectif et, néanmoins, relégué à une place secondaire ou subalterne.

Une étrange aventure de Lemmy Caution

Le personnage de Lemmy Caution, figure centrale du film, est à l’origine l’héros d’une série de romans populaires publiés à partir de 1936 par le britannique Peter Cheney, qui met en scène un sympathique agent secret de la FBI qui parle en argot. En 1953 à Paris, le réalisateur français Bernard Borderie s’apprête à faire l’adaptation au cinéma du roman de Cheney et choisi le jeune américain d’origine russe

connu comme Eddie Constantine, récemment installé en France, pour incarner Lemmy Caution : « un américain dur à cuire, amateur de whisky, cigarettes et jolies femmes ». Le physique massif de Constantine correspond parfaitement au personnage, et aussitôt le comédien devient une figure mythique de la littérature policière au cinéma, incarnant Lemmy Caution une quinzaine de fois au long de sa carrière.

Godard fait voyager cet emblématique héros des polars d’espionnage vers la SF à travers une mission intergalactique. Alphaville est la capitale d’une lointaine Galaxie où l’étrange aventure a lieu. Nous soupçonnons qu’effectivement tant le chaleureux accueil que ce film a reçu à sa sortie que son rejet ultérieur, résultent de ses origines bâtardes : produit culturel de masse. Possiblement c’est cette impureté originelle qui donne au film son statut subalterne. À ce sujet Fredric Jameson nous rappelle que :

La répudiation habituelle de la SF par la grande culture –qui stigmatise un style purement stéréotypé (lequel refléterait le péché originel de sa forme née du « pulp »), déplore l’absence de personnages complexes et « psychologiquement intéressants » (…) et aspire à des styles littéraires originaux tout en ignorant la variété stylistique de la SF moderne (…)–. Nous devons identifier ici une sorte de révulsion générique dans laquelle cette forme et ce discours narratif font en bloc l’objet d’une résistance psychique et deviennent la cible d’une sorte de « principe de réalité » littéraire. 10

Le choix de travailler avec un acteur de « cinéma d’exploitation », a été fait par le producteur André Michelin, qui ayant signé un contrat avec Constantine, propose à Godard de faire un film pour lui. Godard accepte l’invitation et s’engage dans une réflexion complexe qui, à notre avis, détournera « la contrainte » de l’acteur de films de genre. Loin d’essayer de truquer la commande, Godard décide non seulement de tourner un film avec Constantine : son visage rouillé, son physique massif, c’est-à-dire avec le signe et l’image signifiante du comédien ; mais d’écrire un scénario pour le personnage mythique, pour l’interprétant Lemmy Caution. C’est-à-dire, Godard décide de tourner un film avec le symbole (associé au signe-Eddie Constantine), avec le signifié-Lemmy Caution qui faisait partie de l’imaginaire collective de l’époque. Or, Godard fait également le choix d’utiliser l’interprétant SF, et étant son seul film de SF il faudrait réfléchir sur les significations possibles de ce choix.

Il nous semble que Godard cherche à les « rendre étranges ». En évitant par exemple d’inclure des éléments artificiels ou fantaisistes, au niveau notamment de l’image : éléments premiers qui garantissent l’immédiat accrochage du spectateur dans un film de SF. En ce sens dans Alphaville il n’y a pas de vaisseaux spatiaux, pas de constructions architecturales ad hoc, pas des effets-spéciaux, ni de projections futuristes au niveau des habillements, des coiffures, des armes à feu, des moyens de transport ou de communication.

Au contraire, le film est tourné à Paris dans les

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décors et les espaces architecturaux disponibles et en fonctionnement à l’époque, certainement dans les quartiers le plus modernes mais déjà accessibles aux parisiens11. En effet, la SF passe uniquement par le langage, par ce qui est dit, par la matière sonore et les occurrences sonores12, dont fait partie la voix-off, le texte et le langage. C’est cette matière sonore le dispositif déclencheur de la SF. C’est aussi par le biais de cette matière sonore que les enjeux majeurs du récit s’accomplissent et qu’ont lieu les configurations artistiques qui nous intéressent.

Selon Jameson la SF aurait la caractéristique d’enregistrer le sens naissant du futur, ainsi que les fantasmes concernant ce futur, « il ne s’agit pas de nous donner des images (…) mais de dé-familiariser et de restructurer l’expérience que nous avons de notre présent… »13. Jameson se réfère à Darko Suvin un pionner de l’analyse théorique structurale du genre de la SF :

Le principe de Suvin, celui d’une « étrangéisation cognitive » -une esthétique s’appuyant sur la notion de « rendre étrange » développée par les formalistes russes, ainsi que sur le Verfremdungseffekt brechtien [l’effet d’aliénation], et qui définit la SF à partir d’une fonction épistémologique essentielle (…)-, pose ainsi un sous-ensemble spécifique de cette catégorie, tout particulièrement focalisé sur l’imagination de formes sociales et économiques alternatives.14

personnage, mais nous ne dirions pas si vite qu’il s’agit d’une « esthétique godardienne », comme s’il s’agirait d’un style ou d’un manuel de procédures préétabli et mis à l’œuvre systématiquement à chaque film. Comme nous l’avons énoncé plus haut, il nous semble qu’il s’agit plutôt d’une réflexion complexe élaborée ad hoc pour cet acteur. En fait, Godard raconte dans un entretien qu’il avait proposé initialement à Constantine de tourner « la mort de Lemmy Caution », ce que ce dernier n’a pas accepté. Godard dit aussi qu’il compte de toute façon réaliser un autre film avec Constantine, mais beaucoup plus tard, quand Constantine soit vieux et ne tourne plus de films, à ce moment là il fera la mort de Lemmy Caution17. Constantine lui-même dit qu’après Alphaville les anciens producteurs et réalisateurs des films de Lemmy Caution l’évitaient (« ils changeaient de trottoir »). En ce sens, les choix pris par Godard que nous avons signalé d’une certaine manière prévoyaient la destruction des ses identités, comme le souligne Deleuze, Godard convoque délibérément des éléments dont leurs référents seront dérangés ou détournés. D’ailleurs un dialogue du film expose cette idée :

-Professeur von Braun : Regardez-vous, les hommes de votre espèce n’existeront bientôt plus, vous allez devenir quelque chose de pire que la mort, vous allez devenir une légende Monsieur Lemmy Caution. -Lemmy Caution : oui j’ai peur de la mort. Mais pour un modeste agent secret c’est un élément normal comme le whisky, et j’ai bu toute ma vie.Arrêtons nous sur la notion de « rendre étrange »

ou « dé-familiariser ». Une opération qui rejoigne l’idée de « déstabiliser » ou de « basculer » proposée par Gilles Deleuze dans un entretien à propos de l’œuvre de Godard. Deleuze soutient que Godard n’est pas un dialecticien, que ce qui compte chez lui c’est la conjonction ET, qui n’est ni élément ni ensemble. Le ET entraîne toutes les relations, faisant basculer toutes les relations, l’être, le verbe, etc., par le biais d’une sorte de « bégaiement créateur » ou de « usage étranger de la langue, par opposition à son usage conforme et dominant fondé sur le verbe être ».15 Ainsi le but de Godard, dit Deleuze, c’est justement de faire voir l’imperceptible. C’est-à-dire que quand Godard convoque des éléments et l’on repère les références il ne s’agit pas tant de « l’une » ou « l’autre » mais ce qui les sépare, la frontière des images ET des sons, le « détournement des ensembles » ou la destruction des identités. De ce point de vue, on pourrait dire qu’Alphaville, n’est pas tant du pulp ou de la SF, l’icône pop ou le sous-genre narratif, mais une opération de détournement des codes et des identités, la différence, la dé-familiarisation et la restructuration de l’expérience que nous avons de notre présent.

Godard « rend étrange » le personnage central d’Alphaville et cela le titre même du film l’annonce, puisque littéralement il lui amène dans une étrange aventure. Nous rappelons que le film a été perçu comme un faux Lemmy Caution, « dont la vraisemblance, dit Cerisuelo, est (…), pulvérisée par l’esthétique godardienne »16. Nous sommes d’accord sur l’importance stratégique du sympathique

On pourrait ajouter que par la façon de filmer les espaces extérieures et par le choix des lieux de tournage, le Paris d’Alphaville devient une ville neutre sans particularités, juste un point de départ, ou un seuil quelconque. En ce sens, Godard « rend étrange » le Paris qui venait d’être exposé, construit, vécu et mise en portrait par la Nouvelle Vague. Paris n’est plus reconnaissable, est vidé des particularités, de son histoire, elle devient n’importe quelle ville dans une sorte de présent continuel.

Ces différentes formes de perturbation des codes font que les différents éléments qui composent le film Alphaville ne suivent plus la structure interne du model de référence, ce qui provoque chez le spectateur une sorte d’inquiétante étrangeté.

En ce sens, Jacques Rancière dit qu’à partir du moment où les œuvres n’anticipent plus leurs effets, ne sont plus liées ou destinés à des fonctions sociales précises, c’est alors que ces œuvres sont intéressantes. Quand les lignes de partage, qui sont les lignes de séparation entre les individus, ceux destinés à regarder et ceux destinés à agir sont fragilisées, c’est à ce moment-là qu’une œuvre devient intéressante (…). [Autrement dit] quand les œuvres ne sont pas [reconnaissables] ou classifiables dès le début dans le langage dominant, lorsque ce n’est pas facile de déterminer son genre, sa fonction, son sujet ou que son interprétation reste brouillée.18

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Revenons maintenant sur la question de la SF qui est loin de représenter une échappatoire à notre réalité (ou de servir au jeu capitaliste en nous distrayant de notre aliénation, étant vraiment le genre ultime de la réification marchande19). Elle au contraire mettrait en valeur les possibilités cognitives de notre monde contemporain, ainsi que la structure même de l’oppression dans un présent donné. La SF ainsi est plutôt une sorte de « collage d’expériences, des constructions composées de morceaux de l’ici et maintenant »20.

En ce sens Alphaville garde une relation étroite avec le dehors social et historique de son époque. L’héros arrive à une ville intergalactique caractérisée par de grands ensembles, dirigée par une intelligence artificielle (Alpha 60) et des technocrates qui veillent au maintient de l’ordre social établi et le contrôle informatique, technologique et cybernétique de sa société. On peut penser que Godard veut nous rendre conscients d’un certain emprisonnement mental et idéologique, des angoisses suscitées par le désastre physique et la perspective de l’annihilation universelle. Mais tous ces traits caractérisent de façon générale presque toutes les histoires de SF, donc ils ne peuvent pas constituer l’objectif ultime du réalisateur. Le contenu explicite du film n’a pas besoin d’être traité ou interprété, étant donné qu’il se réfère à une expérience sociale et historique partagée. La source de l’unité signifiante réside justement dans la société, dans l’imaginaire collectif d’une époque donnée, dans le vécu partagé. Les éléments narratifs sont lisibles immédiatement, ils sont doués de sens, ce qui leur fait devenir concrètement des dispositifs organisationnels du film. Donc à notre avis ceux qui pensent que Godard aborde les thèmes de la déshumanisation, la bureaucratie et le structuralisme naissant avec une position moraliste et apologétique sont restés tout à fait au premier degré des évidences.

Le texte narratif d’Alphaville mobilise une série d’opinions qui, d’un point de vue traditionnel, serait de l’idéologie. Ainsi parfois Alphaville a été interprété comme une simple opinion négative vouée à dénoncer l’idée de progrès. Mais Jameson nous dit à ce propos qu’il faut résister au réflexe de conclure que les fantasmes narratifs qu’une collectivité entretient vis-à-vis de son passé et de son futur seraient « simplement » mythiques, archétypaux et projectifs.21

Plusieurs théoriciens qui ont analysé l’œuvre de Godard remarquent l’intérêt réitéré du cinéaste de maintenir une distance entre le film et le public, d’installer une sorte d’objectivité qui empêche la production d’empathie envers les personnages22. De ce fait, ce que nous intéresse tout particulièrement de l’approche de Jameson est qu’il réintroduit, avec sont texte metacommentary23, la structure d’interprétation du formalisme russe par laquelle la technique artistique ne sont que de matières premières ou de dispositifs d’organisation de l’œuvre. De ce point de vue, les « matières premières » d’Alphaville seraient justement le personnage Lemmy Caution et le genre de la SF. Mais aussi toutes les références explicites ou non au cinéma, au pulp, aux BD, à la

littérature, à la philosophie, aux événements sociaux, à la guerre, etc. Tous les éléments mobilisés dans le film, conformeront ce que le formalisme ruse appelle la technique. C’est-à-dire, les significations du film, l’effet qu’il produit, la vision du monde qu’il incarne, tout devient technique : matières premières qui sont là afin de permettre à cet objet filmique particulier de se produire.

Ainsi, ni la SF ni les références à des figures mythiques de la culture populaire, ni l’humour ni le sérieux ne doivent être considérés comme un mode dominant du récit. En utilisant la méthode d’interprétation formaliste Lemmy Caution ne pourrait pas être considéré un véritable personnage mais un dispositif organisationnel du film, servant de fil qui soutient les différentes situations ensemble dans une même forme. Le genre narratif de la SF permet à Godard de rassembler plusieurs sources narratives hétérogènes (Borges, Eluard, Pierce, Bergson, Orphée et Eurydice, etc), parce qu’il détient aussi une fonction technique comme moyen unificateur de diverses matières premières (« Tuer ou ramener à la Terre le grand méchant Pr. von Braun », ou le coup de foudre pour Natascha.). Nous sommes au milieu de la Guerre Froide, et ce type d’intrigues reflète une certaine possibilité d’expérience sociale qui assurait à l’époque une unité totale et cohérente, en concordance avec la vie.

Alphaville, contexte d’inscription de l’art

Le film commence avec Lemmy qui arrive aux faubourgs d’Alphaville. Une ville du futur, très moderne mais qu’en même temps a l’air d’avoir régressé dans le temps. Effectivement Raoul Coutard (caméraman / photographie) raconte dans plusieurs entretiens que Godard lui a dit que ce film devait donner l’impression d’être filmé au Moyen Âge. Le Moyen Âge, comme on le sait, est une époque essentiellement marquée par l’effondrement et le morcellement politique et culturel d’un Empire. Il évoque aussi « l’idée d’une transition, d’une plage sombre entre deux sommets, d’un affaissement entre culture antique et culture classique »24.

L’intention déclarée de Godard de donner à Alphaville une impression moyenâgeuse est assez particulière quand on pense qu’il s’agit d’un film d’anticipation placé trente ans dans le futur. Si l’on concentre notre attention sur l’environnement artistique des années 1960 l’on remarque qu’un changement significatif était en train de se passer depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Il y a un développement de la valeur abstraite de la finance au centre de la société et de l’économie qui produit des répercutions directes dans l’art. L’on voit apparaître les grandes institutions privées (galeries, sociétés de vente aux enchères, etc.) et les lieux publics de l’art deviennent des espaces de diffusion de leurs collections et de consolidation de sa valeur dans le marché. L’art conceptuel avance la notion que l’art n’est pas défini par ses propriétés esthétiques mais par le concept ou l’idée sur l’art, s’opposant à la définition dominante

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de la beauté artistique Kantienne, selon laquelle « le beau est ce qui plaît universellement sans concept », et à la réification marchand de l’objet-art. L’art conceptuel s’est développé en même temps que se légitime le travail de conception dans la société civile et l’on voit apparaitre des designers, de publicistes, le marketing et la propagation de professions qui ont pour tâche la conception de projets ou des énoncés. L’on consomme ainsi des noms, des phrases, etc. 25

Mais revenons au choix de Godard qui se traduit par la décision technique de tourner avec une pellicule noire et blanc très sensible –Ilford HPS- et la caméra Mitchell. Il nous semble que c’est dans cette pellicule où se jouera le geste de signification du film. Cette pellicule de haute sensibilité permettait à Godard de filmer essentiellement la nuit sans ajouter d’autres éclairages artificiels que les urbains. Raoul Coutard raconte qu’il a rencontré principalement deux difficultés au niveau technique :

Godard exposait « frontalement » la pellicule aux sources de lumière aux phares de voiture, aux néons, aux lampes d’interrogatoire qui éblouissent le spectateur, voire à la flamme (…) du briquet de Lemmy Caution. Cette pellicule noir et blanc, (…) n’avait pas d’enduit anti-halo qui permet de réduire, sinon de résorber le halo lumineux qui se forme à l’image quand une forte lumière ponctuelle se trouve dans le champ, et qui la redouble d’un écho lumineux parasite. L’autre difficulté était celle du risque d’ « effluves ». Les effluves sont des petits traits blancs, très fins, comme des petites étincelles, sur la pellicule. « À chaque début de prise (…) une petite friction survient et le plastique se charge en électricité. Exactement comme quand vous enlevez un pull-over. Une étincelle se fait et marque la pellicule. Alors plus la pellicule est sensible, forcément plus ces effluves sont impressionnés.26

qu’on ne peut conclure, qui ne dérive pas de la nature de l’être », en termes picturaux, les accidents de lumière ou « effets de lumière partiels » sont ceux qui se produisent d’une manière inattendue, indépendamment de la lumière du soleil ou d’une source lumineuse.28 Si Godard exposait frontalement la pellicule aux sources de lumière il nous semble que non seulement il cherchait mais qu’il insistait sur l’exploration des particularités propres à la pellicule choisie, ouvrant ou exposant les matériaux d’enregistrement à de situations non complètement maitrisables pour qu’ils recueillent de la lumière et des sons. Pour qu’ils enregistrent quoi qu’il arrive, ce qu’il arrive.

Or, le philosophe Pierre-Damien Huyghe29 avance une thèse assez singulière proposant de faire une différence entre « le cinéma » et « le film », définissant ce dernier comme un objet temporel synchronisé, comme le résultat d’un montage de plans et de sons qui fabrique d’agencements. Autrement dit, c’est le résultat d’un travail de syntaxe, de composition de sens ou de discursivité qui anticipe des choses ou qui donne lieu à des attentes. Le cinéma au contraire, dit-il, serait définit comme « le cas d’éveil d’une conscience » qui a lieu quand quelque chose vient nous surprendre, quand il nous arrive quelque chose à laquelle on ne s’attendait pas, qu’on ne pouvait pas anticiper ni contrôler. Ainsi, dit Huyghe, le cinéma c’est le fait d’accepter que pendant le tournage il advient des choses de l’ordre de l’accident, de s’ouvrir à la possibilité qu’il arrive quelque chose au niveau du sensible, là où une caméra ou un appareil est posé. Mais du sensible au sens objectif du terme, c’est-à-dire, ce qui arrive par des biais techniques (la focale, les zones de flou, la profondeur de champ, le cadrage, la lumière, le son…). Ce que Benjamin de son côté appelle « l’Inconscient visuel »: ce que l’œil ne saisit pas consciemment, le saisit la caméra.30

Donc si le cinéma, au sens de Huyghe, arrive à avoir lieu ça sera pendant le temps de pose ou le moment de la prise, c’est-à-dire, pendant le temps d’exposition de la surface sensible à la lumière ou d’un appareil d’enregistrement au son. Ce qu’on retient de ce qui vient d’être dit, c’est que le cinéma n’est pas forcement toujours présent dans les films. Ce qui manquerait dans certains films pour que le cinéma se laisse apercevoir serait « quelque chose qui ne soit pas une adresse, une sollicitation ou un calcul mais tout simplement une donnée ».31 La thèse de Huyghe plaide tout simplement pour un cinéma qui n’imagine plus à notre place.

Quand il y a vraiment du cinéma dans un film, dit Huyghe, il ne se passe pas uniquement un défilement de l’objet et des images, mon rapport ce n’est pas non plus uniquement narratif ou discursif. Les moments de cinéma s’aperçoivent et viennent perturber le déroulement linéaire syntaxique, mettant la mémoire narrative en difficulté, et produisant « un rapport d’écart par un éclat de l’espace ». Le cinéma, dit Huyghe, c’est un moment où la spatialité vient éclater la temporalité, la continuité temporelle.

Face aux films de Godard nous restons toujours un

Coutard signale qu’ils n’ont pas arrêté d’avoir ces « problèmes », mais il reconnait quand même que les plans finalement ont été mis tels quels dans le film et que « le plus fort, c’est qu’ils sont bons » 27. Ce qu’évidemment un technicien expérimenté comme Coutard ressent comme des accidents incontrôlables, sont à notre avis des éléments plastiques de l’image en totale cohérence avec l’esprit de Godard, plongé dans une recherche de ressources lumineuses vouées à enrichir la mise en image du film. Godard fait preuve non seulement d’efficacité technique par le choix de la pellicule mais aussi d’intuition et de lucidité artistique. Puisque tous les enjeux de signification d’Alphaville reposent sur les qualités de sensibilité de la pellicule, c’est-à-dire, sur sa capacité à faire sortir du noir et blanc une infinité d’intensités, de transparences et de scintillements, ainsi que d’éblouissements, de brouillements et d’opacités impénétrables. Pendant toute la durée du film nous sommes confrontés au passage constant entre l’obscurité presque totale et la lumière éclatante, s’ouvrant et incluant toutes les nuances intermédiaires possibles et tous les éventuels « accidents ».

Selon le dictionnaire l’accident est ce qui arrive, « une particularité qui advient, qu’on ne peut prévoir,

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peu perplexes, avec l’intime sensation de ne pas avoir tout saisi. Alphaville n’est pas une exception, ce qui reste dans notre mémoire ce n’est pas principalement de l’ordre du narratif et pourtant il reste drôlement dans notre mémoire. Effectivement ce film nous pose des questions, nous interpelle. Il nous arrive de choses de l’ordre du visuel et sonore auxquelles on ne s’attendait pas. Ce qui est très importante de retenir de la thèse de Huyghe c’est qu’il parle du « moment de cinéma » comme un « moment de spatialité » à l’intérieur d’un objet filmique qui est au contraire très souvent pensé comme un objet temporel. À ce « moment de cinéma » se produit une conscience à l’écart du sujet (un écart avec soi-même, on s’écart de ce qu’on était), comme résultat d’avoir aperçue quelque chose de l’ordre de l’accident (qui nous est arrivé).

Une des présences formelles qui a la puissance de rester imprégnée dans notre mémoire de spectateurs est la lumière. Il s’agit d’une lumière mutante, qui change souvent de registre, elle peut être avare, dure, dérangeante, tendre, aveuglante, émotive ou intrusive selon le cas. Ce qui peuvent avoir en commun ces divers registres de lumière est qu’ils procèdent de sources hétérogènes, qu’ils agissent dans le plan, et qu’ils se font présents à l’image par sa constante activité :

-La lumière qui caractérise l’héros est ponctuelle et intermittente. Elle peut être déclenchée par trois sources : la flamme du briquet/cigarette, le flash de son appareil photo, et son pistolet. À chaque scène avec Lemmy Caution se met en marche au moins une de ces sources, provoquant divers effets des lumières. Son briquet et son pistolet sont des objets-fétiches du personnage. L’appareil photo fait plutôt part de l’identité de journaliste adoptée pour cacher sa mission secrète. Le flash de son appareil photo joue un rôle important, il est vif et impertinent par contraste aux formels rapports humains. Ces éclats de lumière servent à fixer à l’image une série de scènes, de personnages et de situations, en même temps qu’à les blanchir donnant l’impression d’être entrée prématurément dans l’oubli évanouissant d’une vieille photo ou du souvenir.

-D’un tout autre registre est la lumière qui caractérise à Alpha 60, très puissante elle matérialise la source de lumière par excellence incarnant à la fois la raison ou l’intelligence (artificielle), ainsi que la source de vérité qui fonde la croyance, la loi symbolique. Il s’agit d’une lumière clignotante intrusive, qui s’adresse à nous frontalement, qui nous interpelle en nous aveuglant et en nous mettant en position de suspects dans un interrogatoire de police. Cette figure intrusive de la lumière est omniprésente dès le début du film (avant même le générique), et toute-puissante au long des interrogations au Bureau de Contrôle des Habitants : cherchant à faire produire à notre héros des indices verbaux du mensonge.

-Il y a aussi un usage émotif de la lumière, c’est une lumière non-assignable à une source diégétique précise. Il s’agit d’une lumière subjective, qui envahit l’image créant des changements arbitraires très

contrastés, d’éblouissements et de noirs expressifs. Cette lumière incarne la passion et la poésie, et se développe au long de la scène d’amour dans la chambre d’hôtel de Lemmy quand Natascha devient elle aussi narratrice : « Ta voix, tes yeux, tes mains, tes lèvres, le silence nos paroles. La lumière qui s’en va. La lumière qui revient… ». La lumière soit dessine le contour des corps qui tournent le dos à contre-lumière soit habille les corps en leur surexposant. Ce changement arbitraire dans le traitement de la lumière, l’intimité des gestes du couple et la voix-off de Natascha (qui récite des poèmes) subjectivise la scène, ouvrant un espace à l’intérieur du film qui reste suspendue hors du temps diégétique, hors du temps narratif.

-La lumière de la ville est essentiellement artificielle nocturne et charbonneuse qui collabore à créer l’atmosphère moyenâgeuse recherchée par Godard. Une lumière plutôt avare en extérieures et dure en intérieures. Pendant le jour la ville disparaît blanchie par la force de la lumière naturelle qui brûle la pellicule. Ainsi la capitale de cette galaxie maintient une sorte de mystère impénétrable, elle reste à une distance froide, elle reste une inconnue. Le registre de la lumière de ville inclut bien entendu les phares et les clignotants des voitures, l’éclairage public, les feu rouges, les panneaux lumineuses, des machines, ainsi que l’effet miroir de l’asphalte mouillé ou de la rivière dans lesquels se reflètent toutes ces sources lumineuses.

La lumière n’est pas la seule à travailler pour la construction d’une impression moyenâgeuse. Une des scènes les plus marquantes qui reste accrochée dans notre mémoire est celle de la clôture des festivités annuelles qui s’achèvent avec une série d’exécutions publiques de condamnés à mort. La scène de réception-spectacle au Ministère de la Dissuasion en présence des hautes autorités d’Alphaville à laquelle assistent Natascha et Lemmy, est une sorte d’entre deux : elle est absurde et déconcertante, grossière et poétique. Elle opère certainement un changement de mode de présentation et de forme d’énonciation32 de ce qu’on peut imaginer d’une cérémonie officielle à notre époque où l’on a tendance à effacer tout ce qui peut heurter les esprits sensibles. La scène construit des rapports inattendus entre l’apparence et la réalité, le visible et sa signification. Nous pouvons à la fois reconnaître tous les codes d’organisation mis en place, c’est-à-dire nous sentir en terrain de connaissance, et néanmoins être désorientés, surpris. Nous savons que cette ambiguïté a été voulue par Godard qui a marqué brièvement dans le scenario du film ceci : « ils assistent à des spectacles, dont le côté rituel et sacrificatoire, font penser à ceux du Moyen-Âge, aussi bien qu’à une société future ».33 Effectivement notre bouleversement n’est pas facile à assigner : est-ce le fait que la mise à mort de personnes soit présentée comme une réception-spectacle des festivités annuelles ? Ou plutôt, la méthode avec laquelle ils achèvent les condamnés ? Sa beauté ? Ou bien, ce qui nous pose problème c’est la question de Natacha : « [agir de façon illogique] dans les pays étrangères

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c’est ne pas un crime » ?La figure de la femme (Beatrice: séductrice d’ordre

trois, Natascha von Braun: programmatrice d’ordre deux), c’est encore un autre exemple du travail moyen-âgiste du futur, elle collabore à construire l’imaginaire et le symbolique de cette civilisation nouvelle. D’un côté, les femmes semblent toutes marquées avec un numéro (autour du cou ou carrément sur le front), leur travail consiste à accompagner et se mettre à disposition des hommes. On ne sait pas si ces numéros sont juste une expression de la mode à Alphaville ou imposés par les autorités. Mais étant encore dans une période si proche à l’Holocauste on ne peut pas éviter de penser au marquage numéroté des personnes dans les camps de concentration. De l’autre côté, à la différence d’autres époques « du passé », la femme à Alphaville n’est pas réduite à un seul rôle. Si l’on remarque elle est incorporée aux diverses les tâches sociales : chauffeurs de taxi, réceptionnistes à la poste, scientifiques à la Station Centrale d’Intégration, nageuses-bourreaux aux cérémonies officielles, militaires... Mais nous voudrions signaler une scène à la Station Centrale d’Intégration (au cœur d’Alpha 60), où l’on voit une femme nue à l’intérieur d’une vitrine à coté des escaliers, et qui a sans doute influencée à l’artiste Vanessa Beecroft, qui réalise dans les années 1990 une série de performances sur le mode de vernissage-événements, où un groupe de femmes nues de type caucasien portant uniquement de chaussures à talon aiguille, se tiennent debout, statiques, offertes à la contemplation.

Conclusions

Or, il se peut que l’Institut de Sémantique Générale, puisse nous donner encore de pistes pour saisir le travail mis en œuvre, préfigurant une réflexion sur la relation entre la signification, les signes et leurs référents. Godard déclare dans un entretien, à propos du film Masculin Féminin (1966), qu’il « pense que du signe sortira la signification »34. Cet axiome qui en tant que tel nous semble évident, est une des clefs fondamentales pour comprendre l’œuvre de Godard et tout particulièrement pour pénétrer sans trop se perdre dans les couloirs labyrinthiques d’Alphaville. Les « matières premières » choisies par Godard (la SF, Lemmy Caution, sa mission secrète, la guerre, l’histoire d’amour…) lui donnent une liberté substantielle pour développer ses idées. Pouvant opérer des variations dans la distance entre la forme (l’objet) et le contenu (le sens), en tant qu’exécution d’une technique pour la production de l’œuvre filmique. Les valeurs référentielles de l’œuvre (son sens, la « réalité » qu’elle présente, reflète ou imite) sont suspendues et la structure intrinsèque de l’œuvre, dans son autonomie en tant que construction, devient visible à l’œil nu.35 Ce qui est singulier dans Alphaville c’est l’opération de détournement des signes, des codes et des identités, la différence, la dé-familiarisation et la restructuration de l’expérience que nous avons de notre présent.

« J’essaie de prendre les trucs les plus classiques puisque ce sont les plus connus (…). Et puis à partir de ce connu (…), de la lumière [par exemple], de ne pas prendre un laser extraordinaire que personne ne connaît, mais de prendre un abat-jour que tout le monde connait, et puis partir de là, montrer ce que peut être la lumière ; et d’en parler peut être abstraitement ou d’une manière complexe, mais à partir de quelque chose de très connu. »36

Les signes qui restent drôlement dans notre mémoire nous semblent pouvoir se constituer en « marques de l’art ». Le mot « inscrire » désigne l’action soit d’enregistrer quelque chose soit d’inclure cette chose dans une autre. Il indique l’acte d’écriture sur un support et implique autant la volonté de garder la trace de quelque chose, que de la rendre manifeste par l’action de marquer. Il comporte une volonté en même temps de laisser une empreinte (dans l’esprit, la mémoire ou sur un matériau), que de tracer à l’intérieur, d’insérer, de faire entrer, de se situer ‘dans’ ou faire partie de quelque chose.

Inscrire de l’art dans le film c’est marquer le film avec de l’art en créant une sorte de « lieu autre » pour l’art. Si l’on pense le film comme une sorte de localisation physique autre pour l’art, il se désigne à la fois un espace concret (le film) et un temps concret (la durée du film) qui hébergent l’art en se juxtaposant. Ceci convoque la notion foucaldienne d’hétérotopie qui serait la réunion « en un seul lieu réel [de] plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles » 37. L’expérience cinématographique juxtapose à la fois un lieu sans lieu (qui s’ouvre virtuellement derrière la surface de l’écran), et un lieu concret (l’image existe au niveau sensible ou objectif). L’expérience cinématographique par la matérialité sensible du film fonctionne comme une hétérotopie. L’inscription de l’art dans le film multiplie la juxtaposition d’espaces : l’espace physique, l’espace diégétique, l’espace de l’œuvre d’art et de l’esthétique (le régime d’identification de l’art). On pourrait dire qu’a lieu une sorte de mise en abime de l’œuvre artistique dans l’œuvre filmique, ainsi qu’une coupure ou une perturbation du temps linéal par une spatialité autre qui advient à l’intérieur du film.

Ce type d’inscriptions préfigurent la réunion d’au moins deux entités qui fonctionnent sans s’altérer l’une par rapport à l’autre, ils ont la qualité de réfléchir sur le contexte filmique dans lequel ont lieu et de fonctionner comme des stratégies de résistance et de prise de position artistique face à l’espace de l’art et face au film lui même. On rejoint ainsi une des idées fondamentales de notre recherche qui est l’affirmation que toute œuvre d’art mobilise une idée de l’art. Toute œuvre est engagée dans une pensée ou une conception de l’art38 et une idée de l’art est construite en dialogue ou en dispute entre des œuvres (qui mobilisent aussi une idée de l’art), étant obligée de prendre position sur l’ensemble qui le précède et rend possible. L’art, étant le résultat d’un processus, ne se définit pas comme une chose, mais comme un ensemble de rencontres et d’opérations (de mise

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en discours, de territorialisation et d’activation du fait artistique).

L’utilisation de l’espace filmique comme contexte d’inscription de l’art comporte un choix de territoire de création, désigne une sorte de mode d’accrochage, de même qu’elle rend visible une certaine volonté de s’en servir des techniques et des mécanismes de circulation et de réception propres à l’industrie du cinéma. Où s’engagent des rapports sociaux et institutionnels différents de ceux que l’art affiché et traité comme tel maintient dans son espace traditionnel, se constituant comme une mode distinct de visibilité de l’art. L’espace filmique en quelque sorte est occupé par un mode inattendu et parasitaire d’existence de l’art et quand ces modes inattendus arrivent, deviennent pour nous des instants marquants, mémorables. D’une certaine manière c’est la puissance de l’art et des moments de cinéma dans Alphaville qui lui ont permis de « traverser le travail de l’histoire » 39, tout en continuant à rendre « l’homme et son environnement étrangers l’un à l’autre », à nous suspendre en tant que sujets, à éveilleur nos consciences et à remuer nos tréfonds.

L’efficacité esthétique est l’efficacité d’une distance et d’une neutralisation. (...) ce qui constitue le principe de cette distance et de son efficacité [est] : la suspension de toute relation déterminable entre l’intention d’un artiste, une forme sensible présentée dans un lieu d’art, le regard du spectateur et un état de la communauté. (...) L’efficacité esthétique signifie en propre l’efficacité de la suspension de tout rapport direct entre la production des formes de l’art et la production d’un effet déterminé sur un public déterminé. » 40

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acousticien. Des emplois et usages de la matière sonore dans ses œuvres cinématographiques. L’Harmattan, Paris, 2011.

Livres TraduitsJAMESON, Fredric, Archéologies du futur, le désir

nommé utopie, Traduit de l’anglais par N. Vieillescazes et F. Ollier, Max Milo, Paris 2007.

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Articles en revuesDAIX, Pierre, « Ce que j’ai à dire ». Entretien avec

Jean-Luc Godard, Les Lettres Françaises, 2 avril 1966.

Articles ou chapitres de livresBENJAMIN, Walter, « Petite histoire de la photographie

», Œuvres II, Gallimard, Paris, 2000.BENJAMIN, Walter, « L’œuvre d’art à l’ère de sa

reproductibilité technique » Œuvres II, Gallimard, Paris, 2000

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JAMESON Fredric, « Metacommentary », The Ideologies of Theory, Verso, Londres, 2008

Thèses et MémoiresPORTILLA, César, L’artiste en tant que sujet politique,

thèse en cours sous la direction de Philippe Antoine, EDESTA, Université Pari 8, Saint Denis, 2013.

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Textes en ligneCAVETTE, Dick -L’entretien TV à Jean-Luc Godard,

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Huyghe. 13 mai 2012, Paris.http://laviemanifeste.com/archives/5863

FilmographieAlphaville, périphéries (2007), Documentaire, bonus du

DVD, Cahiers du Cinéma, mai 2007.

Endnotes1 Mémoire de Master, sous la direction d’Alain Bergala,

Etudes Cinématographiques et Audiovisuels, Université Paris III.

2 Pierre-Damien Huygue, Le cinéma avant après, CNL, Lille, 2012

3 Sortie en 1965 en France (Mai), gagne l’Ours d’Or (Juillet) et s’ouvrent les portes à l’internationale ; Italie/Finlande (Août), Danemark/USA (Octobre) ; UK/Suède (Novembre). 1966 : Espagne (Mars); 1971 Portugal/Hongrie (Mai/Août).

4 « Alphaville 1965 », Godard au travail, les années 60, Alain Bergala, Cahiers du Cinéma, 2006, p.10.

5 Jean-Pierre Esquenazi, Godard et la société française des années 1960, Amand Colin, Paris, 2004. p.185-186

6 Charles S. Pierce, Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, pp. 126-130. Cité par Esquenazi, Op.cit. p.186.

7 Alphaville a fait à Paris 112,626 entrées sur 7 semaines. ref. Bergala, Op.Cit, p.249.

8 Anne Andreu, «Alphaville, périphéries», bonus DVD, Cahiers du Cinéma, mai 2007.

9 Marc Cerisuelo. Jean-Luc Godard. L’Herminier. Ed. Quatre Vents, Paris, 1989. p.115

10 Fredric Jameson, Archéologies du futur, le désir nommé utopie, Max Milo, Paris 2007, pp.18-19.

11 Le Grand Hôtel rue Scribe, le complexe Esso SNIT EPAD à La Défense, l’immeuble Bull 20e, un bureau de poste

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rue d’Anjou 8e, un hôtel 13e, une piscine Porte Dorée, 34 Bd Carnot, de grands escaliers porte de Versailles, le bâtiment de l’Union Bancaire, la Fédération du Bâtiment, Lumifilm à Boulogne-Billancourt. Un bâtiment à l’aéroport d’Orly encore fermé au public.

12 Louis-Albert Serrut, Jean-Luc Godard cinéaste acousticien. Des emplois et usages de la matière sonore dans ses œuvres cinématographiques. L’Harmattan, Paris, 2011.

13 Fredric Jameson, Penser avec la science-fiction, Max Milo, 2008. p.15

14 Jameson, Archéologies du futur, Op.cit., p.18.15 Gilles Deleuze, Pourparlers 1972-1990, Editions de

Minuit, p.65-66.16 Cerisuelo. Op.cit., p.115 17 Godard effectivement réalise Allemagne neuf zero (1991).

Entretien–reportage sur Alphaville, fonds ina.fr 18 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, La fabrique,

2008. Cité par César Portilla, L’artiste en tant que sujet politique, thèse en cours, EDESTA, Université Pari 8 Saint Denis, sous la direction de Philippe Antoine.

19 Daniel Dos Santos, “Penser avec la science-fiction-Fredric Jameson”, Stardust Memories, 9 mars 2011. http://www.stardust-memories.com/penser-avec-la-science-fiction-fredric-jameson/

20 Jameson, Archéologies du futur, Op.cit., p.16. 21 Jameson, Penser avec la science-fiction, Op.cit., p.922 Voir à ce sujet l’entretien TV de Dick Cavett à Jean-Luc

Godard (1980) http://www.lettertojane.com/2010/dick-cavett-interviews-jean-luc-godard.

23 Jameson, The Ideologies of Theory, « Metacommentary », Verso, Londres, 2008, pp. 5-19.

24 Hist. gén. des civilisations, Paris, P.U.F., t. 3, Le Moyen Âge, 1965, p. 1

25 Le sujet est amplement développé par Samuel Zarka, Art contemporain : le concept, PUF, 2010.

26 Raoul Coutard, cité par Bergala, Godard au travail. Op.cit., p.237-238

27 Raoul Coutard. Op.cit. p.23728 Références : http://www.cnrtl.fr/definition/accident et

http://www.lexilogos.com/latin/gaffiot.php?q=accident 29 Huyghe, Op.cit.30 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie »,

Œuvres II, p.301 et « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000. p.305

31 Entretien de Emmanuel Moreira à Pierre-Damien Huyghe. 13 mai 2012, Paris. http://laviemanifeste.com/archives/5863

32 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Op.cit., p.7233 Reproduction du scénario d’Alphaville, Bergala, Op.cit.,

p.231-23334 « Ce que j’ai à dire ». Entretien avec Jean-Luc Godard,

Les Lettres Françaises, 2 avril 1966, recueillis par Pierre Daix. 35 Jameson, L’inconscient politique. Le récit comme acte

socialement symbolique. Questions Théoriques. 2012. p.39736 Jean-Luc Godard: les difficultés de la plaine. Extrait de

Introduction à une véritable histoire du cinéma. Jean-Luc Godard éditions Albatros.

37 Michel Foucault, Dits et écrits, Tome 1, «Des espaces autres», Gallimard, 2001, pp. 46-49.

38 Notion proposée par César Portilla, Op. Cit. No.20.39 Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité

technique », Op.cit. p.31240 Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Op.cit., p.62-

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