2010 Emmanuel Macron Science Po

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  • 8/19/2019 2010 Emmanuel Macron Science Po

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    RUE SAINT-GUILLAUME N° 158 - AVRIL 2010

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    TÊTIÈRE ?

    Emmanuel Macron, 32 ans,gérant à la banque Rothschild

    aussi de tenter de nouveaux défis. C’estpour assouvir ce besoin d’action publiqueque j’ai choisi d’abord de faire Sciences Popuis de passer l’ÉNA. Je suis arrivé à l’ÉNA un peu par hasard.

    Qu’avez-vous pensé de Sciences Po ?Sciences Po m’a beaucoup plu. Je venaisd’un univers très académique français, et j’aidécouvert un bain où se mêlaient des étran-gers de toutes nationalités. C’est à SciencesPo que j’ai, pour la première fois, rencontrédes étudiants étrangers. Et j’ai adoré cetteexpérience.

    Et l’ÉNA ?La scolarité à l’ÉNA a été très agréable. Jel’ai fait avec naïveté et appétit car je n’enavais pas toujours rêvé et n’avais pas uneidée très précise de l’endroit où je voulaisarriver. J’ai surtout aimé les stages qui vousmettent au contact de gens remarquables.Je ne voulais absolument pas aller àBruxelles ou à Washington comme tout lemonde. J’ai donc demandé au directeur desstages de m’envoyer dans un pays très loin-

    tain. Je me suis retrouvé six mois au Nigéria.

    Pour un oiseau tombé du nid, vous êtesmalgré tout sorti dans la botte.Pourquoi avoir choisi l’inspection desFinances plutôt que le Conseil d’État,plus conforme à votre formationphilosophique ?J’ai choisi l’Inspection car c’était ce qu’il yavait de plus étranger à ce que j’étais – jevoulais être en prise avec les décisions poli-tico-administratives. C’est d’ailleurs toujoursde cette manière que j’ai fait mes choix dansla vie, par contraires, en me disant que j’ap-prendrai davantage à aller défricher desterres nouvelles. À l’Inspection, on fait un

    biographe, l’historien François Dosse.J’avais 20 ans, lui en avait 80. J’étais censém’occuper du travail de secrétariat et d’ar-chivage et progressivement il m’a fait liretous ses textes ; il me demandait de lescommenter et il répondait point par point àmes remarques. Nous sommes entrés dansune forme de dialogue intellectuel qui s’estprogressivement cristallisé et qui a durépresque quatre ans. Période pendantlaquelle j’ai participé à l’accouchement deLa Mémoire, l’Histoire et l’Oubli , livre qu’ilvenait de commencer lorsque nous noussommes rencontrés pour la première fois.C’est Paul Ricœur qui m’a enseigné la phi-losophie, et qui m’a fait lire les classiques. Ilavait cette idée que nous sommes des nainssur les épaules de géants, et qu’en com-mentant les grands auteurs, on continue leurpensée. Cet enseignement a été mon écoleintellectuelle et l’est toujours. J’essaie à montour d’appliquer ces quelques règles qu’ilm’a transmises.

    Avec un tel maître, n’avez-vouspas eu envie de mettre vos pas dans les

    siens et de vous consacrer entièrementà la philosophie ?En travaillant avec Paul Ricœur, j’ai eu letemps de beaucoup réfléchir à sa vie et jen’ai pas eu envie d’avoir la même que lui. Ilme manquait dans ce quotidien universitaireune forme d’action, de participation à lachose publique, d’interaction avec les déci-deurs, de vie trépidante. Je me suis aperçuun jour qu’il avait écrit toutes ces grandesœuvres après 60 ans. Je savais que je n’ar-riverai jamais à attendre si longtemps ! J’aidécidé de continuer à apprendre, d’essayertout au moins – j’ai poursuivi mes études dephilosophie et commencé une thèse sur l’in-térêt général avec Étienne Balibar –, mais

    ans le décor feutré de la salle deréunion de la banque Rothschild, oùil nous reçoit, Emmanuel Macron,

    costume sombre impeccablement coupé,chemise blanche avec boutons de man-chette, cheveux sagement ondulés, verberapide et gestuelle mouvante, Blackberry àportée de main, pourrait apparaître au pre-mier abord comme l’archétype même du jeune banquier d’affaires. La réalité est unpeu plus complexe. Philosophe, dernierassistant de Paul Ricœur, membre ducomité de rédaction de la revueEsprit ,énarque, inspecteur des Finances, il a pan-touflé, sans passer par la case administra-tion centrale et cabinet ministériel, à labanque Rothschild en septembre 2008, entant que directeur aux affaires financières. Ilvient d’en être nommé gérant. Rencontreavec un jeune homme lucide, percutant etlyrique, qui enseigne aussi la culture géné-rale à Sciences Po, et dont on peut espérerqu’on entendra parler.

    Rencontre avec Emmanuel Macron

    Vous êtes gérant à la banqueRothschild, or, vous avez été le dernierassistant de Paul Ricœur, c’est unparcours peu banal ?Je ne suis pas un héritier. Je ne fais pas par-tie du sérail. Après une enfance et une ado-lescence passées en province, je me suisdonc d’abord orienté vers un parcours enclasse préparatoire littéraire à Henri-IV. C’estce qui m’a formé. J’ai aussi fait de belles ren-contres, intimes et intellectuelles. Ma granderencontre intellectuelle fut, alors que j’étaisencore en khâgne, celle de Paul Ricœurenvers lequel j’ai une dette immense et que j’ai alors rencontré par l’entremise de son

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    Or, être banquier d’affaires après Lehmann’est pas tout à fait la même chose qu’avant,et un banquier d’affaires d’une banquecomme Rothschild ne gagne pas la mêmechose qu’un trader. Ce métier a malgré toutdes rémunérations très élevées parce qu’ilest très prenant. C’est un métier où l’onn’est pas maître de son temps, où il fautaccepter de travailler beaucoup pourquelque chose qui ne se fera peut-être pas.Il n’en reste pas moins qu’un banquiergagne extrêmement bien sa vie. L’argentn’est pas l’alpha et l’oméga de tout. Je nefétichise pas l’argent sans avoir non plus derapport hypocrite avec lui. Je ne considère

    pas scandaleux d’en gagner.

    Vous dites avoir aimé toutes vosexpériences universitaires etprofessionnelles. Êtes-vous heureuxà la banque Rothschild ? Absolument. J’ai toujours eu trois critèrespour choisir un nouveau métier. Le premierest que mon métier m’apprenne quelquechose et m’aide à me construire sur le longterme. Le deuxième, c’est qu’il soit conci-

    liable avec mes autres fidélités, que je puissecontinuer à avoir une vie intellectuelle, unevie personnelle forte, avoir une forme deliberté. Mon troisième critère, c’est que monmétier me rende heureux. Je pense qu’onne peut pas être bon si l’on est dans la frus-tration. Mon métier à la banque Rothschildrépond pleinement à ces trois critères.

    Où vous voyez-vous dans dix ans ?Avez-vous une idée, un axe ? Tout est ouvert. Je ne me suis jamais projetéà dans dix ans. Mes fidélités personnelles,intimes et intellectuelles vont au-delà d’uneaffectation ponctuelle à une activité quoti-dienne. Ce sont elles qui me struc-

    dans plus de 80 pays. J’ai eu de la chanceque David de Rothschild et ses associés mefassent confiance.

    N’êtes-vous pas choqué par lesrémunérations parfois vertigineusesdes banquiers d’affaires, mêmesi c’est une des raisons qui vous ontfait choisir ce métier ?Quel est votre rapport à l’argent ? Vous aurez noté mon grand esprit de juge-ment qui a consisté à devenir banquier d’af-faires le 1er septembre 2008, dix jours avantla chute de Lehman Brothers, ce qui mon-tre un sens du timing particulièrement fin !

    travail d’immersion très stimulant intellec-tuellement. Ce fût pour moi une école derigueur et une formidable expérience pro-fessionnelle et humaine. En même temps ilne faut jamais oublier les règles du jeu. Noussommes de jeunes énarques sans aucuneexpérience, qui allons contrôler des fonc-tionnaires expérimentés. Si on en estconscient, l’Inspection est une école derigueur et donc d’humilité.

    Pourquoi n’êtes-vous pas allé,en 2007, à la fin de vos quatre ansréglementaires, à l’Inspection, dans uncabinet ministériel ou uneadministration centrale, comme unebonne partie de votre promotion ? À l’issue de mes trois premières années àl’Inspection, je suis devenu le chargé de mis-sion de Jean-Pierre Jouyet. Cela a été maseule véritable expérience managériale. J’aiégalement été nommé rapporteur généraladjoint de la commission Attali pour la libé-ration de la croissance française. La ren-contre des membres de la commission quiavaient tous une expérience forte m’a

    conforté dans l’idée que je devais aller fairemes classes à l’extérieur de l’État. Je mesuis tourné vers le privé. N’ayant ni vocationni l’envie de m’engager dans l’industrie ouune structure particulière, je me suis orientévers la finance. Celle-ci me paraissait pluslibre et entrepreneuriale que d’autres sec-teurs. Les métiers de la banque d’affairessont exigeants mais extrêmement stimu-lants. Ce qui m’a séduit au moment derejoindre Rothschild c’est ce mélange decapacités d’analyse, de jugement et deréactivité qui vous est demandé. Ce fut aussipour moi l’occasion d’acquérir une expé-rience plus internationale dans un groupeindépendant qui est implanté aujourd’hui

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    TÊTIÈRE ?

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    « N’ayant ni vocation ni l’envie de m’engager dans l’industrie ou une structure

    particulière, je me suis orienté vers la finance. Celle-ci me paraissait plus libre

    et entrepreneuriale que d’autres secteurs.Les métiers de la banque d’affaires sont

    exigeants mais extrêmement stimulants. »