13
M. Jean-Michel Adam MME Ute Heidmann Des genres à la généricité. L'exemple des contes (Perrault et les Grimm) In: Langages, 38e année, n°153, 2004. pp. 62-72. Abstract Jean-Michel Adam, Ute Heidmann : Des genres à la généricité. L'exemple des contes (Perrault et les Grimm). This article sets out to demonstrate that the determination of the genre to which an utterance belongs may have an impact at every level of organization of a text. In order to grasp the full complexity of this impact, we propose a more dynamic approach to the question of genre - ie the set of categories to which texts may be said to belong. The concepts of genericity and of the effects of genericity which we develop here are intended to help us think through both the acts of writing and of reading as complex processes. A text does not belong in any predetermined or abstract sense to a genre, but rather it is put in relation with one or more genres both during its production and its reception-interpretation. By studying closely the complexity of the variations, this article shows the generic differences between the tales of Perrault and of Grimm. Citer ce document / Cite this document : Adam Jean-Michel, Heidmann Ute. Des genres à la généricité. L'exemple des contes (Perrault et les Grimm). In: Langages, 38e année, n°153, 2004. pp. 62-72. doi : 10.3406/lgge.2004.934 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_2004_num_38_153_934

2- Des Genres à La Généricité - Adam - Heidmann

Embed Size (px)

DESCRIPTION

filosofia

Citation preview

  • M. Jean-Michel AdamMME Ute Heidmann

    Des genres la gnricit. L'exemple des contes (Perrault et lesGrimm)In: Langages, 38e anne, n153, 2004. pp. 62-72.

    AbstractJean-Michel Adam, Ute Heidmann : Des genres la gnricit. L'exemple des contes (Perrault et les Grimm).This article sets out to demonstrate that the determination of the genre to which an utterance belongs may have an impact atevery level of organization of a text. In order to grasp the full complexity of this impact, we propose a more dynamic approach tothe question of genre - ie the set of categories to which texts may be said to belong. The concepts of genericity and of the effectsof genericity which we develop here are intended to help us think through both the acts of writing and of reading as complexprocesses. A text does not belong in any predetermined or abstract sense to a genre, but rather it is put in relation with one ormore genres both during its production and its reception-interpretation. By studying closely the complexity of the variations, thisarticle shows the generic differences between the tales of Perrault and of Grimm.

    Citer ce document / Cite this document :

    Adam Jean-Michel, Heidmann Ute. Des genres la gnricit. L'exemple des contes (Perrault et les Grimm). In: Langages, 38eanne, n153, 2004. pp. 62-72.

    doi : 10.3406/lgge.2004.934

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_2004_num_38_153_934

  • 2113

    Mariana di StefanoJuan Eduardo Bonnin

    Introduccin al anlisis del discurso

    Jean-Michel Adam - Ute Heidmann

    Des genres la gnricitLexemple des contes

  • Jean-Michel Adam Ute Heidmann Centre de Recherches Interdisciplinaires en Analyse textuelle et compare des Discours. Universit de Lausanne

    Des genres la gnricit

    L'exemple des contes (Perrault et les Grimm)

    La question des genres de discours, et avec elle la rflexion sur la diversit des pratiques discursives, tait dj centrale dans la mise au point que proposait, en 1987, D. Maingueneau, dans Nouvelles tendances en analyse du discours. C'tait par ailleurs galement le cas du programme de remembrement des tudes littraires que T. Todorov dessinait, dix ans plus tt, dans Les genres du discours : Un champ d'tudes cohrent [...] demande [...] imprieusement tre reconnu, o la potique cdera sa place la thorie du discours et l'analyse de ses genres (1978 : 26). Situant la linguistique du discours dans une postrit de Benveniste et de Bakhtine (Adam 1999, 2001a & 2002c), nous pensons que la double dtermination des noncs par une langue et par la gnricit affecte potentiellement tous les plans de l'organisation textuelle. Afin de saisir la complexit de l'impact gnrique sur la mise en discours, nous proposons de dplacer la problmatique du genre - comme rpertoire de catgories auxquelles les textes sont rapports - vers une problmatique plus dynamique. Les concepts de gnricit et d'effets de gnricit ont pour but de penser la fois la mise en discours et la lecture-interprtation comme des processus complexes. L'tiquette genre et les noms de genres - conte de fes , Mrchen , tragdie , fait divers , etc. - ont tendance rduire un nonc une catgorie de textes. La gnricit est, en revanche, la mise en relation d'un texte avec des catgories gnriques ouvertes. Cette mise en relation repose sur la production et /ou la reconnaissance d'effets de gnricit, insparables de l'effet de textualit. Ds qu'il y a texte - c'est--dire la reconnaissance du fait qu'une suite d'noncs forme un tout de communication -, il y a effet de gnricit - c'est--dire inscription de cette suite d'noncs dans une classe de discours. La gnricit est une ncessit socio-cognitive qui relie tout texte l'interdiscours d'une formation sociale. Un texte n'appartient pas, en soi, un genre, mais il est mis, la production comme la rception-interprtation, en relation un ou plusieurs genres.

    Le passage du genre la gnricit est un changement de paradigme. La mise en relation d'un texte, considr dans sa clture, avec une catgorie gnrique constitue gnralement en essence diffre profondment de la dynamique

    62

  • Des genres la gnricit

    socio-cognitive que nous nous proposons de mettre en vidence. Comme le disent R. Dion et al., il est moins question d'examiner l'appartenance gnrique d'un texte que de mettre jour les tensions gnriques qui l'informent. Ce dplacement du genre la gnricit met en suspens toute vise typologique [et] permet de contourner l'cueil essentialiste (2001 : 17). Il s'agit d'aborder le problme du genre moins comme l'examen des caractristiques d'une catgorie de textes que comme la prise en compte et la mise en vidence d'un processus dynamique de travail sur les orientations gnriques des noncs. Ce travail s'effectue sur les trois plans de la production d'un texte, de sa rception-interprtation et sur le plan intermdiaire trs important de son dition. Pour exemplifier cette conception de la gnricit comme dynamique de la mise en discours et de l'interprtation des noncs, nous avons choisi le cas de deux moments historiques importants du conte crit : celui des Histoires ou contes du temps pass de Perrault, la fin du XVIIe sicle, et celui des Kinder- und Hausmrchen des frres Grimm, au dbut du XIXe sicle1.

    1. CONTE ET MARCHEN, DEUX CATEGORIES GENERIQUES COMPLEXES

    1.1. L'exemple de Perrault

    1.1.1. Tout au long de l'histoire de sa rdaction, par des rcritures et parfois les commentaires de son auteur, un texte subit un nombre souvent lev de modifications que les tudes gntiques dcrivent avec prcision. Ces modifications affectent sa gnricit auctoriale. C'est le cas des contes dits de Perrault2 et en particulier de l'un d'entre eux sur lequel nous nous attarderons : La Barbe bleue. La premire dition de 1697 est prcde d'un manuscrit, dat de 1695, ddi Mademoiselle d'Orlans, qui diffre de l'dition proprement dite o trois autres contes et diverses morales ont t ajouts. Les multiples corrections, parfois consquentes, prouvent que l'criture de Perrault est moins une production partir de modles gnriques - encore moins d'hypotextes trouvs dans la culture populaire - qu'un travail sur un genre de dpart que l'crivain s'est appropri et dont il opre une profonde modification. Ce genre de dpart est pritextuellement nomm, dans le titre du manuscrit de 1695 : Contes De ma Mre l'Oye . Ce titre apparat galement dans le frontispice, sur une plaque place au-dessus de la conteuse reprsente : CONTES / De ma mre / Loye . On peut considrer ce premier titre et sa variante en frontispice comme des indicateurs du genre de dpart. Cet intitul est linguistiquement pris dans la langue de la fin du XVIIe sicle. Selon le Dictionnaire de l'Acadmie Franaise de 1694, conte de ma mre l'oye ou conte de la mre oye est une expression

    1. Nous tudions plus en dtail la place de la gnricit dans l'ensemble des relations transtextuelles dans Adam & Heidmann 2003. 2. Nous n'abordons pas ici la question de l'identit double de l'auteur (Charles Perrault et/ou Pierre Darmancour), longuement tudie et linguistiquement dcrite dans Adam 2002b.

    Lan a es 63

  • Les genres de la parole

    courante, synonyme de conte de vieille , conte de peau d'asne , conte bleu , formules qui renvoient au genre du conte merveilleux (Barchilon 1956 : 37-38). Le classement gnrique auctorial des textes, tous sous-titrs conte , est donc homogne en 1695 et le titre du recueil est, dans le champ littraire, la trace d'un dialogue avec le genre de dpart.

    Dans l'dition Barbin de 1697, un seul texte n'est plus dsign comme conte : La Barbe bleue. Si la plaque du frontispice garde encore la trace du genre de dpart : CONTES / DE ma / MERE Loye , le titre de l'dition de 1697 est trs diffrent : HISTOIRES ou CONTES DU TEMPS PASSE. Avec des Moralits . Le choix de l'hyperonyme histoires ne limite plus le recueil au seul genre du conte et l'absence de tout nom de genre sous le titre de La Barbe bleue surprend d'autant plus que tous les autres textes sont soigneusement accompagns du sous-titre indicateur de genre : conte . La prcision temporelle ...du temps pass doit tre considre dans le cadre du dbat littraire de la querelle des Anciens et des Modernes dans lequel Charles Perrault est profondment engag. En tant que moderne, il revendique d'crire de la littrature dans un dialogue aussi bien avec les antiquits grecques et romaines qu'avec les antiquits gauloises . L'ajout, en fin du titre de 1697, de Avec des moralits a un sens gnrique et editorial. Perrault a choisi l'diteur Barbin parce qu'il s'agissait de l'diteur de La Fontaine. Il inscrit ainsi son recueil dans un contexte editorial prcis et introduit un effet de gnricit : ces rcits sont aussi, d'une certaine manire, en raison de la prsence de moralits, des fables. C'est autour de la question des morales et moralits que tourne une grande partie de l'argumentation de Perrault, aussi bien dans la lettre-ddicace-prface (analyse dans Adam 2002a) que dans la prface des contes en vers de 1695 o il explique que ces histoires n'ont pour but que de faire entrer plus agrablement dans l'esprit et d'une manire qui instruist et divertt tout ensemble une moralit louable et instructive : Partout la vertu est rcompense, et partout le vice y est puni. Ils tendent tous faire voir l'avantage qu'il y a d'tre honnte, patient, avis, laborieux, obissant et le mal qui arrive ceux qui ne le sont pas . ct des Moralits , qui dsignent la leon tirer, Perrault utilise les termes de morale utile et de morale trs sense pour dsigner le(s) sens cach(s) qui se dcouvrent] plus ou moins, selon le degr de pntration de ceux qui les lisent . C'est exactement ce que proclament les premiers vers de la seconde moralit, ajoute en 1697, de La Barbe bleue :

    Pour peu qu'on ait l'esprit sens, Et que du Monde on sache le grimoire, On voit bientt que cette histoire Est un conte du temps pass [...].

    Le seul texte qui n'est pas sous-titr conte est mtatextuellement dsign par le nouveau titre complet du recueil : Cette histoire [ou] est un conte du temps pass [avec des] moralitfs] . L' esprit sens mentionn dans les premiers vers renvoie la Princesse de la lettre-ddicace, parangon d'un(e) lecteur(lectrice) capable de dcouvrir, avec pntration , les sens dissimuls. Pour cela, il suffit de savoir le grimoire-grammaire d'un monde devenu aussi nigmatique qu'un manuel de magie crit dans un lointain latin.

    64

  • Des genres la gnricit

    1.1.2. Sur le plan de la gnricit ditoriale, les publications successives introduisent des modifications pritextuelles et /ou textuelles qui conditionnent en profondeur la lecture. Ds le dbut du XVIIIe sicle, les diteurs de Perrault rduiront le titre : CONTES de Monsieur PERRAULT. Avec des Moralits (1707). Ds le 23 juillet 1723, c'est mme sous le titre CONTES DES FES qu'est accorde P. Garnier et J. Oudot la premire permission d'dition dans la Bibliothque bleue. Ce titre gnrique editorial sera rgulirement employ par la suite, en particulier pour les ditions spares de contes sous forme de feuillets destins au colportage. On ne parle plus aujourd'hui que de Contes de Perrault.

    1.1.3. Sur le plan de sa rception, tout texte est affect, tout au long de l'histoire de sa lecture, par les diffrentes grilles interprtatives qui lui sont appliques (gnricit lectoriale). Pour ne prendre qu'un exemple, La Barbe bleue diffre sensiblement du merveilleux de La Belle au bois dormant ou de Cendrillon. Dans Tinter discour s de la formation sociale cultive de la fin du XVIIe sicle, en dpit de l'incise clbre car la cl tait Fe , La Barbe bleue a plus voir avec le genre populaire des canards sanglants qu'avec le conte de fes. Le texte de Perrault correspond ce qu'on appelle des histoires tragiques (Poli 1991, Zufferey 2000 & 2001). l'poque, Les Histoires tragiques de nostre temps (1614) de Franois de Rosset et les Spectacles d'horreur (1630) de l'vque de Belley Jean-Pierre Camus sont d'normes succs d'dition. Dans ce contexte culturel de rception, le texte de Perrault est proche de ces faits divers sanglants que les occasionnels diffusaient, dans toute l'Europe, depuis la fin du XVe sicle. Cette histoire de tueur en srie surexploite la violence et le suspens, en tirant en longueur le moment du supplice final et l'attente des secours. Elle possde tous les ingrdients du genre : chambre sanglante, curiosit transgres- sive, ambition qui incite la jeune fille pouser un homme riche, cupidit qui pousse le roturier Barbe bleue s'approprier les biens de victimes de la petite noblesse, meurtres et chtiment final.

    1.2. L'exemple des frres Grimm : la gnricit comme dialogue auctorial, editorial et lectorial

    Alors que les Contes de ma mre l'Oye constituent le genre de dpart que Perrault travaille pour aboutir des rcits codifis et gnriquement htrognes, le genre de dpart que les frres Grimm vont inflchir pour en faire les clbres Kinder- und Hausmrchen, reoit, dans leur prface de 1812, la dnomination de Mrchen et de Volksmarchen. La folkloristique a tendance fondre tous les contes du monde dans un genre universel, alors que le genre est dfini trs diffremment par Perrault et par les frres Grimm. Ces derniers dotent les Volksmarchen d'une aura romantique d'innocence et de sagesse en les caractrisant d' unique semence de l'avenir (1994 : 36) et de source ternelle qui irrigue toute vie (1994 : 37), tandis que Perrault considre les Contes de ma Mre l'Oye comme des histoires dpourvues de raison (Prface de 1697). Perrault ne cache pas son intervention comme narrateur et commentateur, connaisseur du monde de la cour, qui transforme ces histoires dpourvues de raison en rcits codifis renfermant tous une Morale trs sense que les

    Langages 153 65

  • Les genres de la parole

    lecteurs avertis sont appels dcoder. Les deux frres allemands sont en revanche plus discrets en ce qui concerne la transformation qu'ils oprent pour passer de la posie du peuple (Volkspoesie) leurs Kinder- und Hausmarchen. Loin de se limiter, comme ils le prtendent, la simple rcolte et la transcription fidle de ce qu'ils disent avoir entendu dans le peuple, ils s'emploient crire et rcrire d'une faon bien spcifique les rcits collectionns auprs de conteuses pour la plupart trs cultives. Ils assurent avoir saisi ces innocents contes domestiques (1994 : 36) dans toute leur puret (1994 : 41), mais ils imprgnent en ralit leur narration d'un style, d'options gnriques et compo- sitionnelles et, par l mme, d'une vise idologique si marque (analyse dans Adam-Heidmann 2002 & 2003) qu'il est justifi de parler, comme Jolies le suggre, d'une Gattung Grimm , d'un genre Grimm (1972 : 173-188).

    Dans la prface de la premire dition, propos des contes populaires, il est dit que ces uvres sont traverses par la mme puret intrieure qui nous fait apparatre les enfants si merveilleux et bienheureux (1994 : 37). On se rend nanmoins compte que le changement d'tiquette gnrique qui amne les Grimm choisir comme titre, non pas Volksmarchen, mais Kinder- und Hausmarchen, ne sert ici pas dsigner, comme chez Perrault, la transformation auctoriale du genre populaire de dpart, mais attribuer au genre du Volksmarchen les valeurs idologiques romantiques propres aux auteurs et leur poque. Autrement dit projeter sur les produits de l'imaginaire populaire une essence (1994 : 37) qui est, en ralit, le fruit d'un travail gnrique auctorial. Les diteurs et critiques ont ensuite rig les Kinder- und Hausmarchen en catgorie universelle et le genre Grimm est progressivement devenu, sous l'inflchissement d'une gnricit ditoriale et lectoriale rductrice, le prototype du Marchen et plus gnralement du conte merveilleux.

    La stratgie de projection idalisante des Grimm mne des contradictions rvlatrices de la complexit du phnomne gnrique. Ainsi, on trouve, dans la premire dition de 1812, sous le chiffre n 22, deux petits rcits intituls Wie Kinder Schlachtens miteinander gespielt haben (Comment des enfants ont jou saigner le cochon). Le deuxime est la trs stricte et linaire narration d'une succession de faits sanglants, un drame familial au ton raliste. Il raconte comment des enfants, ayant vu leur pre tuer un cochon, ont jou l'imiter. L'an gorge ainsi son petit frre ; la mre se prcipite, laissant le petit dernier dans son bain, et plonge le couteau utilis dans le cur de l'enfant meurtrier. Pendant ce temps, le plus jeune se noie dans l'eau du bain et la mre se pend par dsespoir. Le pre meurt de chagrin peu aprs. On peine trouver l l'essence et le charme indescriptible que les Grimm attribuent aux innocents contes domestiques dont ils donnent, dans la prface de 1812, la dfinition suivante :

    Le malheur est une force sinistre, un ogre norme qui dvore les tres humains et cependant finit par tre vaincu, puisqu'une femme pleine de bont assiste les malheureux et sait dtourner la dtresse, et cette pope se termine toujours sur une joie sans fin. (1994 : 38)

    Au lieu de dtourner la dtresse et de se terminer sur une joie sans fin , la fin du rcit s'engouffre dans un dsespoir aussi noir que destructeur, qui met

    66

  • Des genres la gnricit

    en vidence de faon presque caricaturale l'cart qui existe, en 1812, entre la dfinition gnrique auctoriale projective donne dans le pritexte et la ralit de certains textes du recueil qui mettent en scne la force sinistre [...] du malheur , sans rsolution heureuse finale. Cette contradiction gnrique a t releve et critique par Achim von Arnim. Le dialogue qu'il amorce avec Wilhelm Grimm ne restera pas sans effet sur l'volution du genre et sur l'histoire ditoriale du clbre recueil. W. Grimm retirera le conte de l'abattage de la deuxime dition qui, en 1819, oriente la narration et la rcriture de nombreux contes dans un sens plus explicitement moralisateur et ducatif.

    La re-composition des Kinder- und Hausmrchen, entre 1812 et 1819, ainsi que celles intervenues dans presque toutes les ditions ultrieures, constituent, avec l'interaction entre les instances nonciatives, ditoriales et lectoriales, un moteur important et gnralement trop peu considr de l'histoire du genre. Les relations co-textuelles au sein d'un recueil participent de la gnricit au mme titre que les autres relations transtextuelles et textuelles. La prsence ou l'absence du fait divers sanglant modifie la configuration et, de ce fait, la gnricit des Kinder- und Hausmrchen. Au dbut de l'entreprise des Grimm, la gnricit du recueil est trs large et recoupe, en fait, tout ce que raconte le peuple. Comme les notes le confirment, ces histoires qui circulent dans une formation socio-discursive se rattachent la mmoire intertextuelle d'une culture.

    1.3. L'htrognit gnrique

    La gnricit des textes rsulte d'une interaction discursive, d'un dialogue continu entre les trois instances nonciative (auctoriale), ditoriale et lectoriale. Elle est, la fois, un travail textuel de conformisation et de transformation, voire de subversion d'un ou de plusieurs genre(s) donn(s). Pour la plupart, les textes oprent un travail de transformation d'un genre partir de plusieurs (plus ou moins proches). La prise en compte de cette htrognit gnrique est le seul moyen d'approcher la complexit de ce qui relie un texte un interdiscours. Comme on l'a vu, la transformation d'une codification gnrique introduit souvent une nouvelle codification (genre Perrault), elle-mme soumise un travail ultrieur de transformation (genre Grimm), et ainsi de suite travers le temps et l'histoire. Comme pour la langue, la codification en synchronie stable d'un genre est un effet trompeur de la coupe analytiquement pratique dans un continuum dynamique.

    2. UN MODLE DYNAMIQUE D'ANALYSE TEXTUELLE ET COMPARATIVE DES DISCOURS

    L'tude de la gnricit laquelle nous venons de nous livrer s'inscrit dans une thorie plus gnrale (Adam 1999 & 2001a) que nous caractrisons comme une analyse textuelle des discours laquelle nous ajoutons une dimension comparative (Adam-Heidmann 2002 et 2003). Notre dfinition du texte est insparable de trois composantes lies, interagissant en permanence : la textualit,

    Lan a es 67

  • Les genres de la parole

    la transtextualit et la gnricit. Cela interdit de rester dans des modles exclusivement descendants (tendance du modle de J.-P. Bronckart expos ici-mme) ou exclusivement ascendants (modle des grammaires textuelles). La gnricit affecte en effet les diffrents plans de la textualit et de la transtextualit, mais, rciproquement, ces diffrents plans manifestent la gnricit d'un texte de faon souvent ingale. Par textualit et transtextualit nous dsignons les forces centriptes qui assurent l'unit et l'irrductible singularit d'un texte donn et les forces centrifuges qui ouvrent tout texte sur une multitude d'autres (fragments de) textes. Pour tudier la diversit des faons dont tout texte entre en relation, manifeste ou secrte, avec d'autres textes (Genette 1982 : 7), nous parlons, aprs Genette, de transtextualit . Nous avons montr ailleurs (Adam 1999 & 2001b, Adam-Heidmann 2003) comment des propositions issues de la potique (Genette 1982) peuvent tre repenses dans le cadre de l'analyse textuelle des discours. Pour qu'un effet de texte soit produit et ressenti la lecture, il faut certes que des forces centriptes en assurent la cohsion, mais tous les textes - et tout particulirement les textes littraires - sont galement travaills par les forces centrifuges de la polysmie et de l'intertextualit.

    2.1. Plans de la transtextualit affects par les genres

    2.1.1. Comme on l'a vu plus haut, le plan pritextuel des frontires du texte marques par les noncs du titre, du sous-titre, de la ddicace, de la prface, etc., bref l'ensemble de l'appareil d'encadrement du texte est ditoriale- ment en troit rapport avec la gnricit. Un titre ou une ddicace ne sont pas des genres, mais des noncs trs largement affects par la gnricit.

    2.1.2. Au plan pitextuel, les mtadiscours portant sur la gnricit sont un aspect important de l'interdiscours d'une formation sociale. Cette conscience mta-gnrique apparat dans la prface des Con tes en vers o Perrault considre Peau d'ne et Les Souhaits ridicules comme des contes et Griselidis comme une nouvelle , c'est--dire le rcit de choses qui peuvent tre arrives . Ce classement auctorial isole seulement Griselidis des autres contes. Le fait de ne plus dsigner, en 1697, La Barbe bleue comme un conte , signale la complexit gnrique dont nous avons parl plus haut. On a galement vu que, dans leur prface de 1812, les frres Grimm donnaient une dfinition pitextuelle programmatique du genre Mrchen.

    2.1.3. Sur le plan des faits que Genette range dans l'hypertextualit, soulignons qu'une traduction peut affecter le genre de l'hypotexte de dpart. Il est galement possible que, dans la langue d'arrive, le genre soit sans correspondant. Une parodie opre souvent un glissement de genre. Une rcriture peut rester dans le cadre du genre de dpart ou tre guide par un changement de genre ou introduire une complexit gnrique absente de l'hypotexte. C'est ce que fait Cendrars en copiant - et en signalant cette copie - un fait divers (hypotexte) pour en faire un pome futuriste (hypertexte) par un travail de transformation et de transposition qui, bien que ne touchant que des dtails micro-textuels, modifie en profondeur le genre (Adam 1999 : 175-188). Une

    68

  • Des genres la gnricit

    procdure hypertextuelle semblable, mais dissimule, elle, mne Char du plagiat de la dfinition du mot iris dans le Littr un pome de La Parole en archipel (Adam 1997 : 107-124).

    2.1.4. Un cas particulier de relation transtextuelle, que nous ne pouvons nommer autrement que co-textualit, doit tre pris en compte. Nous entendons par l l'ensemble des relations qu'un texte donn entretient avec d'autres textes, coprsents (co-textes3) au sein d'une mme aire scripturale (journal, magazine, recueil de contes, de nouvelles ou de pomes). Entre ces co-textes interviennent des convergences ou des divergences (inter)gnriques - ces co- textes tant de genres semblables, apparents ou diffrents. On a vu, plus haut, avec les Grimm, que la prsence (en 1812) ou le retrait ( partir de 1819) d'un (co-)texte comme le conte de l'abattage modifie la gnricit des recueils.

    2.1.5. Avec l'intertextualit, c'est--dire la prsence d'un texte dans un autre sous forme, plus ou moins implicite et littrale, de citation, de plagiat (emprunt non dclar) ou d'allusion, nous touchons un aspect du dialogisme et de l'interdiscours : la circulation de (fragments de) textes dans la mmoire interdiscursive d'une collectivit et des individus qui la composent. Une tude rcente (Adam-Heidmann 2003) nous a permis de montrer que la Barbe bleue de Perrault, qui se prsente comme issue de la tradition populaire, comporte des traces d'un pisode de L'Enide de Virgile qui viennent encore inflchir sa gnricit. Nous nous en sommes aperus en tudiant de prs un des points les plus obscurs du texte, savoir le fait que le personnage secondaire de la sur de l'hrone est le seul avoir un prnom. Un commentaire de la voix narrative insiste d'ailleurs lourdement dans une parenthse explicative : Elle appela sa sur, et lui dit : "Ma sur Anne (car elle s'appelait ainsi)" [...] . Dans la formation socio-discursive culturellement bilingue de Perrault, le segment sur Anne , de surcrot rpt dix fois, produit l'activation d'une portion d'encyclopdie culturelle latine : Anna soror . Il suffit de rappeler qu'enfant, Charles Perrault s'tait dj intress L'Enide en crivant, en marge du texte de Virgile, une parodie burlesque (L'Enide travestie, dont une partie s'intitulait : La vrit sur le suicide de Didon ). Sa connaissance - et celle de ses contemporains lettrs - du latin de L'Enide est telle qu'on ne peut pas ngliger l'cho intertextuel de l'histoire d'Ene et de Didon (Livre IV) dans la dsignation de la sur Anne . L'intertexte de l'pisode de Didon et Ene est diffract dans un texte qui se prsente ainsi comme une allusion au parangon du grand genre pique et Barbe bleue apparat comme l'envers ngatif d'Ene. La littrarit du texte de Perrault est tout entire dans cette polygnricit et dans cette exploitation polyphonique des signes.

    cet intertexte virgilien, les Grimm substituent, dans leur Blaubart, un tout autre intertexte. Ils remplacent le texte de la culture savante par une ballade issue de la culture populaire germanique : le Volkslied d'Ulrich & nnchen. De

    3. Ce terme est utile en dpit de sa proximit avec celui de co-texte (oppos contexte) qui dsigne les relations linguistiques entre noncs l'intrieur d'un texte donn.

    Langages 153 69

  • Les genres de la parole

    cette ballade populaire, Goethe lui-mme disait qu'il s'agit d'un Barbe bleue nordique . Ce Volkslied comporte le motif des femmes tues et l'appel dsespr auquel rpond le plus jeune frre. Comme dans le conte de Blaubart, ce dernier est assis dans une fort en train de boire un vin frais lorsqu'il entend l'appel de sa sur. Le Volkslied qui circule dans l'interdiscours de langue allemande remplace donc l'intertexte latin et explique la disparition de la sur Anne, devenue inutile dans le texte des Grimm. Cet exemple montre quel point le dialogisme intertextuel structure tout texte et en affecte la gnricit. Le transfert des mmes motifs (pour ne pas dire de la mme histoire) d'une langue dans une autre et d'un texte dans un autre engage l'interdiscours d'une formation sociale donne, une poque donne.

    2.2. Les plans ou niveaux de la textualit

    La citation suivante de Bakhtine souligne bien l'importance de l'interdiscours et l'impact des genres sur les diffrents niveaux micro-linguistiques ou plans de la textualisation :

    L'utilisation de la langue s'effectue sous forme d'noncs concrets, uniques (oraux ou crits) qui manent des reprsentants de tel ou tel domaine de l'activit humaine. L'nonc reflte les conditions spcifiques et les finalits de chacun de ces domaines, non seulement par son contenu (thmatique) et son style de langue, autrement dit par la slection opre dans les moyens de la langue - moyens lexicaux, phrasologiques et grammaticaux -, mais aussi et surtout par sa construction compositionnelle. Ces trois lments (contenu thmatique, style et construction compositionnelle) fusionnent indissolublement dans le tout que constitue l'nonc, et chacun d'eux est marqu par la spcificit d'une sphre d'change. (Bakhtine 1984 : 265)

    Bakhtine inscrit les genres dans les formations socio-discursives en partant des sphres sociales d'usage de la langue politiques (diffrentes selon les partis et les lieux d'exercice du politique), publicitaires, journalistiques (diffrentes selon les mdias et les supports de presse), religieuses (diffrencies selon les communauts), littraires, etc. Ces lignes prsentent l'autre avantage d'insister - avec les thmes (et motifs), la composition et le style - sur trois des niveaux d'organisation de la textualit auxquels il faut toutefois ajouter deux autres plans constitutifs du principe dialogique : le niveau nonciatif de la prise en charge des noncs et le niveau pragmatique des actes de discours et de l'orientation argumentative de tout nonc (Adam 1999). Au niveau smantique, outre les bases thmatiques et les configurations de motifs, le rgime d'interprtation des noncs est soit vriconditionnel (et factuel), soit fictionnel, et il dpend entirement des genres considrs. Au niveau nonciatif, outre le statut des (co)nonciateurs, leur degr d'implication et de prise en charge des noncs, la cohrence polyphonique lie la succession des points de vue sont en grande partie sous l'influence directe du (des) genre(s) au(x)quel(s) le texte est rapport. Au niveau argumentativo- pragmatique, les buts, sous-buts et intentions communicatives des noncs successifs ainsi que d'un texte entier se marquent dans des valeurs illocutoires qui sont insparables du cadre impos par les choix gnriques. Le niveau stylistique et phrasologique (texture micro-linguistique) est en troite relation

    70

  • Illustration non autorise la diffusion

    Des genres la gnricit

    avec les genres. D. Combe (2002) parle, ce sujet, aprs d'autres, de la ncessit d'une stylistique des genres . Le niveau compositionnel - c'est--dire pour nous les plans de textes, les agencements de squences (descriptives, narratives, argumentatives, explicatives ou dialogales), les rapports entre texte et image dans certaines formes textuelles pluri-smiotiques - est trs largement affect par la gnricit. Il faut encore ajouter le niveau matriel du mdia (mdia-support, longueur, mise en page et mise en forme typographique) qui a longtemps t nglig alors qu'il joue un rle important, impliqu dans la gnricit.

    2.3. Pour conclure : une schmatisation dynamique de la complexit

    Tout texte est dfini par les forces centriptes qui en assurent l'homognit (partie la plus sombre du schma) et par les forces centrifuges de la transtextua- lit (partie suprieure grise, plus claire). Ce qui place tout texte ralis au milieu de deux champs de forces et implique une double dimension de l'analyse textuelle des discours que rsume le schma suivant :

    FORCES CENTRIFUGES DE LA (TRANS) TEXTUALITE

    INTERDISCOURS

    Langue(s) Genre(s)

    TRANS-

    TEXTUALITE

    HYPO-TEXTE(S) EPITEXTE(S)

    COTEXTES

    PERI-TEXTE

    EXT Thmes & Motifs

    noncs /'meta & inter-

    textuel(s) Style Texture

    micro-imguistique

    FORCES CENTRIPETES DE LA TEXTUALITE

    Compositi Structure

    Lan a es 71

  • Les genres de la parole

    Rfrences bibliographiques

    Adam, Jean-Michel 1997 : Le style dans la langue, Lausanne, Delachaux & Niestl. 1999 : Linguistique textuelle : des genres de discours aux textes, Nathan-Universit,

    Paris. 2001a : Types de textes ou genres de discours ? Comment classer les textes qui

    disent de et comment faire ? , Langages n 141, Larousse, Paris, 10-27. 2001b : Textualit et transtextualit d'un conte d'Andersen : La princesse sur le petit

    pois , Potique n 128, Seuil, Paris, 421-445. 2002a : Textualit et transtextualit d'une prface de Perrault , Polyphonie -

    linguistique et littraire. Lingvistisk og litteraer polyfoni n V, Aarhus, Samfundslitteratur Roskilde, 39-84.

    2002b : De la priode la squence. Contribution une (trans)linguistique textuelle comparative , Macro-syntaxe et macro-smantique, H. N0lke & H. L. Andersen (ds), Berne, Peter Lang, 167-188.

    2002c : Le style dans la langue et dans les textes , Langue Franaise n 135, Paris, Larousse, 71-94.

    Adam, Jean-Michel & Heidmann, Ute 2002 : Rarranger des motifs, c'est changer le sens. Princesses et petits pois chez Andersen et Grimm , in Contes : l'universel et le singulier, A. Petitat (d.), Payot, Lausanne, 155-174.

    2003 : Discursivit et (trans)textualit. La comparaison pour mthode. L'exemple du conte , colloque de Cerisy 2002 ( paratre).

    Bakhtine, Mikhal M. 1984 (1979) : Les genres du discours [langage] & Le problme du texte , in Esthtique de la cration verbale, Gallimard, Paris, 263-308 & 309-338.

    Barchilon, Jacques 1956 : Perrault's Tales of Mother Goose, The Pierpont Morgan Library, New York.

    Dion, Robert, Fortier, Frances, Hagueraert, Elisabeth ds. 2001 : Enjeux des genres dans les critures contemporaines, Nota bene, Qubec.

    Combe, Dominique 2002 : La stylistique des genres , Langue Franaise n 135, Larousse, Paris, 33-49.

    Genette, Grard 1982 : Palimpsestes, Seuil, coll. Potique, Paris. Grimm, Jacob & Wilhelm 1994 (1812) : Prface de la premire dition des contes ,

    traduction franaise, Europe n 787-788, 36-42. 1985 : Kinder- und Hausmrchen. Gesammelt durch die Brder Grimm 1937, H. Rlleke

    d., Deutscher Klassiker Verlag, Frankfurt am Main. Jolles, Andr 1972 (1930) : Formes simples, Seuil, Paris. Poli, Sergio 1991 : Histoire(s) tragique(s). Anthologie/Typologie d'un genre littraire, Schena

    d. & Nizet, Fasano & Paris. Todorov, Tzvetan 1978 : Les genres du discours, Seuil, Paris. Zufferey, Jol 2000 : Fiction et vrit dans les nouvelles de J.-P. Camus , Potique

    n 124, Seuil, Paris, 475-484. 2001 : De l'occasionnel au sriel : les histoires tragiques de J.-P. Camus , Variations

    n 7, Universitt Zurich & Peter Lang, Berne, 75-87.

    72

    InformationsAutres contributions des auteursJean-Michel AdamUte Heidmann

    Voir aussi:Simon Bouquet. Linguistique gnrale et linguistique des genres (introduction au numro), Langages, 2004, vol. 38, n 153, pp. 3-14.Jean-Michel Adam, Ute Heidmann. Des genres la gnricit. L'exemple des contes (Perrault et les Grimm), Langages, 2004, vol. 38, n 153, pp. 62-72.

    Cet article cite :Jean-Michel Adam. Le style dans la langue et dans les textes, Langue franaise, 2002, vol. 135, n 1, pp. 71-94.

    Pagination6263646566676869707172

    Plan1. Conte et mrchen, deux catgories gnriques complexes 2. Un modle dynamique d'analyse textuelle et comparative des discours Bibliographie

    stefano.pdfNmero de diapositiva 1