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« Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu, Rousseau »
par
Richard Spavin
Thèse présentée en vue de l’obtention du diplôme de
Doctorat en philosophie
Département d’Études françaises
Université de Toronto
© Richard Spavin (2014)
R. Spavin ii
« Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu, Rousseau »
Richard Spavin
Diplôme du doctorat en philosophie
Département d’Études françaises
Université de Toronto
2014
Résumé
Mon projet de thèse étudie les fonctions discursives et performatives du déterminisme climatique,
théorie qui conçoit la diversité humaine comme l’effet naturel de l’influence géographique. Dans
un corpus allant de la Renaissance aux Lumières, je dégage une rhétorique commune qui consiste
à faire des très connues « théories des climats » une technique de diversion où la scientificité crée
un voile derrière lequel les controverses de la pensée politique peuvent s’exprimer. En suivant une
trajectoire philosophique qui mène de la souveraineté absolue à la souveraineté populaire, le rôle
des climats est de styliser l’agencement de différentes forces sociopolitiques du royaume français.
Au-delà du relativisme et de la scientificité, ils recèlent des finalités métajuridiques dont la
complexité se clarifie à l’aide de métaphores externes. En ressortent des reconfigurations diverses
de la « géographie des autres » en fonction de la volonté de l’énonciateur, de celui qui réduit les
composantes d’une société en un schéma imaginatif et expérimental.
R. Spavin iii
Abstract
My dissertation studies the discursive and performative functions of climactic determinism, a
theory that explains human diversity as the natural effect of geographical influence. In a corpus
which spans the Renaissance to the Enlightenment, I discover a common idiom in the famous
“climate theories” of early modern France: representations of climate in Bodin, Montesquieu and
Bodin act as rhetorical straw men in which the scientificity of the discourse creates a veil for the
expression of political thought and its controversies. Following a philosophical trajectory which
leads from absolute to popular sovereignty, the role of climates is to stylize and reorganize different
sociopolitical forces of the French kingdom. Beyond relativism and scientific validity, they reveal
meta-juridical finalities of which the complexity is clarified through external metaphors. I show
how the diverse reconfigurations of the “geography of others” reveals a social commentary of the
philosopher, who reduces the components of a society into an imaginative and experimental
schema.
R. Spavin iv
Remerciements
Durant mes études doctorales, de nombreuses personnes m’ont aidé à mieux
comprendre le métier d’un chercheur et à me donner envie de continuer dans cette
voie. À part mon directeur, le professeur Andreas Motsch, qui s’est montré une
source intarissable d’inspiration et d’encouragement, je voudrais remercier les
autres membres de mon comité de thèse pour leur générosité et leur soutien, les
professeurs Rebecca Kingston et Grégoire Holtz, et aussi la professeure Angela
Cozea, sans qui je ne serais pas venu à Toronto pour faire mes études. D’autres
professeurs qui m’ont soutenu et qui restent très présents dans mon esprit sont
Corinne Denoyelle, Michel Delon, Benoît Melançon et Frédéric Tinguely.
Je voudrais aussi remercier, de tout cœur, ma femme, Nicole, à qui je dédie
cette thèse. C’est surtout grâce à elle que j’ai tenu bon, que j’ai gardé espoir et que
ma passion pour la recherche ne s’est jamais démentie.
R. Spavin v
Table des matières
Résumé ......................................................................................................................................................................... ii
Abstract........................................................................................................................................................................ iii
Remerciements .............................................................................................................................................................iv
INTRODUCTION 1
LES SYMBOLES POLITIQUES DU CLIMAT : BODIN, MONTESQUIEU, ROUSSEAU 1
Vers une lecture textuelle des théories des climats 3
La créativité des théories des climats 6
La théorie des climats est-elle vraiment relativiste ? 8
La théorie des climats et la rhétorique d’une morale politique 10
Bodin : l’espace-temps climatique et le finalisme moral 11
Le rôle de l’histoire chez Montesquieu et Rousseau 15
CHAPITRE PREMIER 20
DE LA THÉORIE DES CLIMATS : SCIENCE, STÉRÉOTYPE OU SYMBOLE ? 20
L’histoire de la théorie des climats ou les « erreurs » du passé 22
Les climats dans la généalogie de l’histoire géographique 27
Le « bon usage » géographique d’Hippocrate 31
Le tournant écologique : chercher l’interface entre l’environnement et la culture 34
La théorie des climats et la métonymie 42
L’origine scientifique de la théorie des climats 47
La rhétorique de la scientificité 50
La rhétorique et le savoir anthropologique 54
Le caractère climatique et le stéréotype 58
Le climat et la notion de symbole : entre la science et la politique 62
R. Spavin vi
Le symbole romantique et l’idéologie esthétique 63
La « rhétorique profonde » dans les sciences de la nature 67
Le double régime de figuration : vers un symbole « ésotérique » 71
CHAPITRE DEUXIÈME 76
LES IDENTITÉS CLIMATIQUES DE JEAN BODIN À L’ÉPOQUE DES GUERRES DE RELIGION 76
Jean Bodin et la question de la religion 79
La notion d’histoire selon Bodin : le cas de la Méthode de l’histoire (1566) 86
Bodin et la géographie humaniste : les créations philosophiques de l’espace 91
Le rôle de la géographie dans la nature 101
Vers une approximation rhétorique du droit naturel 103
Les identités climatiques de la Méthode : de la diversité à la relationnalité 116
Le tempéré et l’inégalité climatique : de la relationnalité à la perfectibilité 120
Les climats de la République : l’ambiguïté géographique de la France 131
CHAPITRE TROISIÈME 139
LE COMMANDEMENT DU FROID : L’IMMATÉRIALITÉ DES CLIMATS DANS L’ESPRIT DES LOIS 139
Le relativisme des climats : un premier niveau de lecture 142
La théorie des climats et la « morale » 149
Le rapport entre la société et la politique : qui commande à qui ? 154
L’« ésotérisme » de L’Esprit des lois 159
La froideur et la représentation symbolique du pouvoir 163
La supériorité naturelle du « froid » 164
D’un pouvoir naturellement contraint 168
Montesquieu et l’idée de souveraineté 170
L’imbrication de la souveraineté dans distribution des pouvoirs 175
La symbolique des climats, la translucidité du constitutionnalisme 177
R. Spavin vii
De la dichotomie climatique à l’idéal d’abnégation 182
La froideur, la législation et la raison 184
De l’esthétique du chaud : l’instrumentalisation des passions populaires 188
Les climats en chiasme : l’opposition ou l’équilibre entre le froid et le chaud ? 190
Instruire l’obéissance et les passions populaires 195
CHAPITRE QUATRIÈME 204
LE CHAUD VERSUS LE FROID DANS L’ESTHÉTIQUE POLITIQUE DE ROUSSEAU 204
La théorie des climats dans la Querelle des Bouffons 208
La Querelle des Bouffons ou Rousseau versus Rameau 210
Du Discours à l’Essai : l’antagonisme ≠ pessimisme 220
Rousseau et le déterminisme climatique : l’ésotérisme du discours politique 224
L’exotérisme des climats : la mise en scène d’une intégration sociale 229
De la musique à la langue : vers la délimitation spatiotemporelle de la vie collective 231
La « douceur » : l’origine de l’homme sauvage 240
Pour une lecture climatique du droit naturel moderne 247
Le temps historique versus le temps narratif : le cas des transitions 252
La civilisation des passions : la « période » du tempéré au chaud 260
Le problème du froid et la perfectibilité physique 264
CONCLUSION 272
BIBLIOGRAPHIE 286
R. Spavin 1
Introduction
Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu,
Rousseau
La notion de symbole politique permet d’accéder au niveau mythique des représentations du
pouvoir, de réfléchir sur ses extensions esthétiques et sociales. On la retrouve d’une manière
particulièrement éloquente dans l’ouvrage d’Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire (1993),
qui retrace les évolutions des métaphores corporelles à l’époque révolutionnaire. Selon l’auteur,
« la métaphore corporelle offre ce rêve aux hommes d’état et aux hommes de lettres : l’illusion
d’un ordonnancement organique de la communauté humaine, donc une prétention scientifique à
l’observer et à l’organiser » (Baecque 1993 : 17). À la fin du XVIIIe siècle, le discours pamphlétaire
témoigne des conflits de l’époque, trouvant dans un ensemble d’images physiologiques une
manière de représenter la cause républicaine, nouveau « dessein politique » (ibid. : 12). À bien des
égards, ce sont les deux corps du roi de la souveraineté médiévale, divisé entre le divin et le
physique (Kantorowicz 1957 ; Marin 1981), que le corps révolutionnaire s’acharne à remplacer et
à violenter. Si le symbole politique a partie liée avec la propagande, à l’ostentation des formes
métaphoriques qui donnent à voir le souverain même en son absence (Chartier 1998 : 181), il court
le risque de faire l’objet de déprédations qui indiquent non seulement la contestation mais le
renversement du pouvoir. Les dictateurs sont d’abord déboulonnés en effigie.
Durant la dernière décennie du XVIIIe siècle, la contestation politique jouit d’une verve et
d’une violence qui captivent l’imagination. La remise en question du pouvoir s’unit
exceptionnellement à la révolution, mais l’une n’égale pas l’autre. Durant l’époque monarchique,
R. Spavin 2
la contestation est tout autre, son efficacité devant s’exprimer par des configurations symboliques
plus neutres et plus voilées, lesquelles envisagent des desseins politiques plus modestes. Celles-ci
répondent à un critère rhétorique spécifique à la destination royale : comment critiquer le pouvoir
mais l’influencer en même temps ? En songeant à un objectif moins axé sur le véritable siège de
la souveraineté — sujet à controverse — la prudence l’emporte sur le tape-à-l’œil pour privilégier
les limites du pouvoir d’une manière plus conservatrice. Dans ce projet, ce sont ces expressions de
contestation symbolique qui m’intéresseront au premier chef, où le symbole du climat, à l’encontre
de la métaphore corporelle, n’est ni une consolidation ni un rejet de l’ordonnancement de la
société, mais un moyen de disperser une configuration sociopolitique à travers une diversité
géographique, c’est-à-dire sous la forme d’une théorie des climats. En s’acquittant d’une fonction
d’homme de paille, la prétention scientifique dissimule la prétention politique ; une frontière
herméneutique se dessine entre le sens propre et le sens figuré, coupant le régime de signification
en différents niveaux de signification.
En tant que discours, la théorie des climats appartient davantage à l’histoire des sciences
qu’à la philosophie politique. Elle relève d’une variante du déterminisme géographique qui
explique la diversité des hommes et de leurs systèmes politiques par l’effet de l’environnement,
conçu en termes de météorologie et de températures. D’emblée faut-il considérer la neutralité de
son argumentation politique, ouverte à la diversité, tournée sensiblement vers l’autre. Ainsi que
l’avance Hippocrate dans Airs, eaux, lieux, le déterminisme climatique explique la diversité :
« Vous trouverez, en règle générale, qu’à la nature du pays se conforment et le physique et le moral
des habitants ». Hippocrate, à l’origine du déterminisme mésologique, n’avait pas de dessein
politique à proprement parler. Il formule bien plus modestement une corrélation entre les maladies
et les lieux. L’analyse est a priori médicale, versant ensuite vers des débuts de la sociologie et de
R. Spavin 3
l’anthropologie, lesquels seront approfondis plus tard, à en croire Claude Lévi-Strauss, chez
Montesquieu. Chez ce dernier, l’encadrement politique des théories des climats semble céder le
pas à des préoccupations sociologiques, limitant la nature du pouvoir qui n’est qu’une adaptation
législative à la diversité des hommes, à savoir une borne au politique et non une extension. La
théorie des climats injecte, dirait-on, une bonne dose de relativisme dans les représentations du
pouvoir de l’Ancien Régime, ajoutant à une philosophie politique une tonalité constitutionnaliste.
Mais par-delà la nécessité du pouvoir politique de se plier à la contingence sociohistorique des
gouvernés, qu’y a-t-il de véritablement persuasif dans le court intermède climatique, souvent réduit
à un livre dans un projet plus vaste ? Dans la mesure où les traités politiques de l’Ancien Régime
s’adressent aux élites d’un corps politique, il serait légitime de réfléchir sur leur rhétorique
constitutionnaliste, à savoir les modalités selon lesquelles leurs textes trament une force esthétique
auprès des lecteurs ciblés. Une telle esthétique aurait pour but que leurs visions du fait politique
ne soient pas limitées à des constructions de l’esprit, mais qu’elles participent d’une morale dont
il faudrait persuader les destinataires en mesure de la réaliser. C’est cette rhétorique complexe qui
conteste le pouvoir politique tout en en dorant la pilule qui dirigera les ambitions herméneutiques
de ce projet.
Vers une lecture textuelle des théories des climats
Dès le début de mes recherches, cependant, une importante lacune se donnait à voir. En
matière de déterminisme climatique, on s’attarde rarement sur une lecture minutieuse des textes,
préférant passer sous silence les différentes énonciations auxquelles les théories donnent lieu.
Quelques citations suffisent pour situer sans équivoque le lecteur dans l’esprit général du mode de
pensée. Les théories des climats correspondent, cela s’entend, à des stéréotypes, à des lieux
communs qui réapparaissent de manière plus ou moins homogène au fil de l’histoire. L’analyse se
R. Spavin 4
fait à un niveau épistémologique où l’on se demande pourquoi les philosophes d’autrefois se
servaient de la théorie des climats comme une explication légitime de la diversité humaine. Ainsi,
une attention considérable porte sur les évolutions scientifiques qui traversent le déterminisme
climatique, sur les formes de savoir dont il serait une origine historique. La critique est décidément
périphérique ; la question de l’idéologie ou ce qui détermine le « contenu » des caractères
climatique qui, à la lecture, semblent si problématiques, davantage une source d’archaïsme qu’un
embryon scientifique, est adroitement esquivée. L’attention se détourne en plus des détracteurs du
déterminisme climatique, ceux qui rejettent non seulement la véracité mais la moralité du discours
comme une erreur qu’on a intérêt à réprouver (voir Berlin 1969). Selon eux, le déterminisme
climatique dépasse les bornes de l’explication du rapport entre l’homme et l’environnement pour
fixer des identités réductrices et souvent offensantes. Celles-ci expriment a fortiori une
méconnaissance dangereuse de l’autre, une tentative de justifier son altérité par
l’instrumentalisation de la science. Toutefois, la critique de l’immoralité ouvre plusieurs pistes de
réflexion pour l’analyse du discours, nous permettant de dépasser la description conceptuelle et
diachronique à laquelle se limite l’analyse épistémologique et de reconsidérer à nouveaux frais la
question de l’idéologie. D’un point de vue textuel et autoréférentiel, est-il possible que certains
théoriciens se montrent-ils conscients de leur démarche, sensibles aux abus idéologiques qui sont
si faciles pour nous à repérer ? Le recours aux théories des climats sert-il d’autres fonctions
discursives que l’explication de la diversité sociologique ? Et enfin : croyaient-ils vraiment à la
scientificité de leurs théories ?
Dans les textes que j’ai choisis d’étudier, un important décalage légitime une telle suite de
questionnements. Entre l’intention scientifique de la théorie d’expliquer la diversité des sociétés
humaines et les caractérisations indéniablement réductrices auxquelles les théories aboutissent, il
R. Spavin 5
existe une problématique intéressante. J’ai fait l’hypothèse qu’un tel décalage ne pouvait échapper
à la conscience des philosophes qui m’intéressaient le plus : si Bodin, Montesquieu et Rousseau
se montrent tous ouverts à la question du relativisme, à la complexité du social et à la diversité
géographique, pourquoi leurs théories des climats n’admettent que deux ou trois températures
principales ? Au lieu d’y voir une erreur éthique ou une généralisation abusive, l’argumentation se
révélait pour moi plus complexe. Je me suis demandé comment le manquement de l’autre inhérent
aux pires formes des théories des climats pouvait-il être une clé de lecture pour mieux comprendre
une éventuelle source d’ironie et d’écriture.
En faisant face à la textualité du discours climatique, il faut convenir que l’idéologie saute
aux yeux, souvent grossière et simpliste, obscurcissant d’éventuels germes scientifiques et
anthropologiques. Ce constat était moins un obstacle qu’une entrée dans la matière ; l’idéologie
habite de près la théorie des climats, influence qu’une analyse de discours ne peut ignorer
impunément. En effet, dès l’origine du discours, Hippocrate et Aristote tendent à privilégier le
climat dans lequel ils se trouvent. Aristote idéalise la modération de l’identité grecque, alors que
le sage originaire de Cos, île près de la côte turque, idéalise le tempérament asiatique, plus propice
à la réflexion philosophique. Plus tard, Jean Bodin situe la zone climatique idéale entre des degrés
latitudinaux qui circonscrivent la géographique de la France. Une indéniable partialité sous-tend
les théories des climats qui expliquent moins la diversité géographique que d’avantager le point
de vue de l’énonciateur. La théorie se retourne contre elle-même : l’explication des hommes par
l’influence de la géographie se révèle elle aussi déterminée par une certaine influence
géographique, autoréférentielle et ethnocentrique (voir Lestringant 1993a). C’est pourquoi, au
détriment de sa légitimité scientifique, le discours possède-t-il une certaine ironie intempestive.
Les qualités et les défauts qu’on assigne aux climats traduisent en retour une valorisation de soi-
R. Spavin 6
même qui accompagne le discours tout au long de son histoire. Il semblerait que l’argumentation
ne présente qu’une diversité de situations inégalement favorisées pour ériger celles qui sont les
mieux desservies en un modèle idéal, conforme à la géographie d’où provient le discours. S’agit-
il d’un banal chauvinisme, une légitimation du statut quo ?
La créativité des théories des climats
Dans les trois études de ce projet, j’ai cherché à montrer que l’autoréférentialité inhérente
à la théorie des climats constitue moins une ironie intempestive qu’une source de créativité et
d’expressivité. Sous le voile des stéréotypes du climat — véritable devise philosophique durant
l’Ancien Régime —, trois penseurs dissimulent des discours contestataires, de nouvelles
configurations de l’équilibre sociopolitique qui critiquent l’ordre établi. L’ethnocentrisme devient
ainsi une arme qui se donne la force de l’opinion, créant par là même un espace discrétionnaire
dans lequel l’esprit philosophique évalue son contexte historique. Dans un corpus qui s’étend du
milieu du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, ma volonté n’était pas de faire une « histoire » du
déterminisme climatique dans la pensée politique française. Des études de cet ordre existent déjà
(voir Glacken 1976). Le projet n’aspire pas à l’exhaustivité non plus : il reste à voir si d’autres
philosophes actualisent des expressions symboliques et ironiques du déterminisme géographique.
Mon objectif était en effet plus pointu et synchronique afin d’entrer plus profondément dans les
articulations rhétoriques et philosophiques de chaque appropriation du discours. Trois penseurs
sont donc réunis autour d’une méthodologie commune qui a pour ambition de réévaluer la
performativité de la théorie des climats et ce, dans ses versions les mieux connues et les plus
politiques dans l’histoire des idées1.
1 Mon corpus a privilégié les appropriations politiques de la théorie des climats, les traités qui incorporent une section
géocentrique dans une philosophie du pouvoir, pour scruter les liens symboliques entre les climats et le politique. Je
R. Spavin 7
À l’encontre des bilans critiques qui font du discours un ensemble de topoï qu’on invoque
plus ou moins machinalement dans une explication de la diversité politique, la théorie des climats
fait preuve d’un emploi « créatif » (Greene 1986) des lieux communs ; elle rend un canevas sur
lequel l’énonciateur arrive à une meilleure connaissance de soi et de son contexte. À l’instar d’un
Pétrarque qui se montre conscient des erreurs anachroniques qui fondent sa conception du rapport
entre le passé et le présent — en un « passé vivant » (Schiffman 2012) —, j’explicite un analogue
spatiologique qui se traduit par une sorte de « géographie-miroir »2. En reprenant les lieux
communs les plus anciens de la géographie humaine, les trois philosophes de mon corpus
parviennent tous, à leur manière, à ce que j’appelle un anachorisme, une déformation volontaire
de la géographie au service d’un projet d’autocritique et de reconfiguration sociopolitique. Dans
les trois appropriations politiques du climat, le recours à la géographie évoque une argumentation
naturaliste et scientifique ; la réalité concrète des espaces climatiques crée un effet d’objectivité et
d’empirisme qui ne se trouve guère dans le fait historique. Pour exhumer l’élan créatif, il fallait
d’abord supposer que la science de l’Ancien Régime ne constituait pas nécessairement un garant
de vérité, mais un effet de vraisemblance ; un moyen de neutraliser un discours politique qui n’est
jamais objectif ou scientifique, mais profondément moraliste et souvent dangereux, en proie à la
« persécution ».
Dans le premier chapitre du projet, j’explique à ce titre dans quelle mesure la notion de
symbole peut renvoyer à un certain « art d’écrire ». Développée en grande partie par Leo Strauss,
la théorie de l’ésotérisme s’applique aux discours détournés et clandestins des philosophes
tiens à insister sur le fait que je ne prétends pas faire une trajectoire dans le développement de la théorie mais une
analyse du discours par rapport au contexte de l’énonciateur. 2 Ce processus de représenter l’autre géographique pour penser soi-même révèle une sorte de « fantasme
endoscopique », particulièrement présent dans les romans et le théâtre du XVIIe au XVIIIe siècles, où il ne s’agit plus
de représenter la réalité de l’autre mais de l’exagérer afin qu’elle puisse révéler des vérités plus cachées de soi-même
(Grosrichard 1979 : 31).
R. Spavin 8
classiques, soucieux de protéger leurs idées (et leurs vies) des dangers sociaux et politiques. La
vérité philosophique des œuvres classiques s’exprime en filigrane ou « entre les lignes » pour
utiliser le vocabulaire du théoricien. Or si Strauss et ses disciples ont largement compris
l’ésotérisme comme une technique de dissimuler des vues hétérodoxes en termes de religion, la
théorie des climats deviendra un moyen d’analyser la rhétorique ésotérique des idées politiques à
l’époque scientifique, de remettre en question la fonction du discours et des idées auxquels elle se
prête le plus explicitement. Le climat au sens figuré pourra ainsi cacher un discours plus implicite,
s’inscrire dans une rhétorique double, où sous le voile du relativisme, il véhicule une
argumentation morale et politique. Ainsi, la rigidité conceptuelle dans laquelle Strauss enferme
son système — où la philosophie s’oppose nécessairement à la religion —, peut s’appliquer à
l’autorité scientifique qui devient, à l’instar de la théologie, une véritable doxa à laquelle les
philosophes de l’Ancien Régime doivent se conformer pour transmettre leurs idées3.
La théorie des climats est-elle vraiment relativiste ?
Par-delà les climats hellénocentriques d’Aristote, ou ceux des pères jésuites à l’époque de
la découverte du Nouveau Monde (Lestringant 1993a), les trois philosophes de mon corpus
pratiquent a priori des versions relativistes de la théorie des climats. Ils n’avancent pas une
suprématie d’un groupe d’hommes sur un autre ; les caractères climatiques qu’ils décrivent ne
confortent aucun projet d’impérialisme ou de colonialisme. Au contraire, leur but est de rappeler
aux élites la nécessité du pouvoir politique de s’adapter au réel, aux conventions sociales, à la
diversité des coutumes qui gouvernent les groupes humains entre eux, avant leur association
politique : la meilleure législation est celle qui correspond à la nature de son peuple. Pourtant,
3 Les travaux de Fernand Hallyn ont été primordiaux pour m’aider à faire une lecture rhétorique de la science. Voir à
ce sujet Hallyn 1987 ; 1999.
R. Spavin 9
malgré le bien-fondé de ce projet, il y a de quoi froisser la sensibilité du lecteur moderne, surtout
dans les extensions de ce principe vers la représentation des cultures étrangères, où des stéréotypes
particulièrement réducteurs de la diversité abondent. Comment ne pas s’étonner devant certains
passages du déterminisme climatique de Montesquieu, surtout celles qui expliquent « […] que la
lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage
des peuples des climats froids les ait maintenus libre » (Esprit des lois, XVIII, 2) ? Certes, il faut
essayer de mitiger nos susceptibilités face à de telles extrapolations ; les généralisations renforcent
en principe une intention sceptique qui attaque toute prétention aux absolus. La liberté est une
question de degré et de relativité qui est non seulement influencée par le « climat », mais qui est
le résultat d’une dialectique plus complexe avec le contexte historique, dont la géographie n’est
qu’un facteur parmi d’autres.
Mais que disent les textes, les livres qui sont consacrés au déterminisme climatique eux-
mêmes ? Car une tension importante demeure au niveau de l’écriture. Si la théorie des climats
prétend expliquer le relativisme des sociétés et le besoin politique de s’adapter à elles, ces
contextes sont en principe sans limites. L’identité sociale change en fonction non seulement de la
situation géographique, mais au gré des vicissitudes de l’histoire. La réalité sociale est précisément
mutable. Or la textualité du discours climatique est, sur toute la ligne, une réduction paradoxale de
ces contextes et de ces identités sociaux en deux ou trois types. Il me semblait donc douteux qu’ils
puissent représenter fidèlement la complexité des peuples gouvernés et, par conséquent, plus
logique de considérer leur fonction discursive à un autre niveau de signification. Étant donné la
philosophie constitutionnaliste qui influence la pensée des trois philosophes, c’est-à-dire l’objectif
commun de concevoir les limites du pouvoir politique, je me suis demandé comment les climats
pouvaient refléter moins une description relativiste et sociologique de la diversité humaine qu’une
R. Spavin 10
expression d’une philosophie du pouvoir. En effet, le relativisme jure contre la comparabilité et
l’inégalité des températures entre elles qui figurent systématiquement une expression d’un régime
idéal, là où les lois et la société jouissent d’un meilleur équilibre sociopolitique : le tempéré pour
Bodin, le froid pour Montesquieu ou le chaud pour Rousseau. Les climats renvoient à des
caractères et à des tempéraments qui expriment non seulement une hiérarchie mais une vision du
meilleur régime, le nœud de toute philosophie politique et ce, à l’encontre d’une argumentation
relativiste.
La théorie des climats et la rhétorique d’une morale politique
En-deçà de l’épistémologie scientifique des climats, on peut découvrir d’importantes
correspondances intratextuelles et poétiques qui approfondissent l’argumentation politique des
trois penseurs. D’un point de vue rhétorique, je me suis intéressé à la « persuasivité » de la thèse
constitutionnaliste afin de me demander quelle était l’esthétique visée par une expression du
pouvoir par des représentations géographiques et régionales. J’ai conclu qu’en parlant du pouvoir
par le biais du social, la rhétorique climatique correspond à une stratégie d’enracinement qui vise
à ancrer la limitation de la politique dans l’image même du pouvoir, comme si le
constitutionnalisme était une forme « naturelle » de la souveraineté. À en croire Montesquieu,
« Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres
graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît sans bornes,
s’arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière »
(L’Esprit des lois, II, 4). Les limites du pouvoir se comparent aux obstacles géographiques qui les
naturalisent. De fait, la fin politique, dictée par le droit naturel, ne se situe pas dans le « corps » du
monarque, selon l’idéologie absolutiste, mais dans le sol auquel le monarque et son peuple
appartiennent ensemble. Les climats, les phénomènes de la géographie traduisent la volonté de la
R. Spavin 11
nature, constituent des expressions rhétoriques d’un « droit naturel », c’est-à-dire une finalité vers
laquelle toutes les sociétés doivent tendre. Face aux caractères climatiques dualistes ou ternaires,
fortement hiérarchisés, le manquement de l’autre — le proto-racisme du discours — parait
moindre : si les climats peuvent témoigner davantage d’une certaine image du pouvoir, exprimée
à l’image de la géographie et de la société, ce qu’ils disent au sens littéral se révèle un sous-produit
de la rhétorique, des dégâts collatéraux d’une moralité politique, distincte des conventions sociales
et anthropologiques. Les caractères climatiques sont enfin figuratifs, ce qui nous permet de relire
à nouveaux frais les dérangeants livres de l’Esprit des lois qui semblent justifier l’esclavage dans
certaines régions éloignées du monde. Certes, les climats représentent des peuples qui vivent dans
un contexte prétendument réel, mais au niveau symbolique, ils mettent en scène des personnages
négatifs et positifs — identificatoires et aliénants — qui narrativisent un tempérament idéal, une
« nature » en corrélation avec un ensemble de composantes diégétiques qui contribuent à sa mise
en récit.
Bodin : l’espace-temps climatique et le finalisme moral
Sous les auspices d’un courant d’études qui porte sur les procédés narratologiques de la
philosophie politique (Edelstein 2003 ; Goodman 1989), l’univers climatique se construit à l’aide
d’un ensemble d’éléments, de personnages, de temporalités, de régions qui caractérisent une
certaine appréhension du droit naturel. Ainsi, l’univers diégétique gagne en profondeur et en
vraisemblance lorsqu’on peut situer le phénomène géographique à côté d’autres « phénomènes »
du même monde, en imaginant un espace-temps qui pourrait exister et nous instruire sur les fins
morales d’une société.
Dans le cas de Bodin, sa conception du temps est particulière dans la mesure où elle
participe d’une notion d’histoire qui est fortement rhétorique, à l’instar de celle des humanistes qui
R. Spavin 12
recherchent des leçons dans le passé, ou comme le dit Bodin, « C’est grâce à l’histoire que le
présent s’explique aisément, que le futur se pénètre et que l’on acquiert des indications très
certaines sur ce qu’il convient de chercher ou de fuir » (Bodin 1566 : XXXVIII). En cela, l’idée
que l’histoire nous éloigne ou nous rapproche d’un idéal est au fondement de l’argumentation dans
laquelle s’inscrit la théorie des climats, d’où son finalisme moral. Les conventions sociales du
présent se mesurent à l’aune d’un passé, non pas universel, mais « vivant », universel par son
exemplarité. La notion de temps n’est donc plus historique mais symbolique et s’étend en
différentes associations rhétoriques auxquelles la représentation géographique n’échappe pas.
Plus précisément, la théorie des climats de Bodin s’inscrit dans ce que Bodin appelle une
« histoire naturelle », ce qui s’oppose à l’histoire des institutions qu’il considère « trop
changeante ». Une méfiance à l’égard des « conventions » se traduit par une expression historique
de la nature qui sera concrétisée, c’est-à-dire symbolisée, par la géographie, la nature physique :
« Cherchons au contraire des faits régis par la nature et non par les institutions humaines, des faits
stables que rien ne puisse modifier […] » (Bodin 1566 : 68). La véracité de l’histoire se mesurerait
dans la correspondance avec cette histoire naturelle, laquelle est sanctionnée, rendue connaissable
par la géographie. D’un point de vue politique, la théorie des climats informe au législateur le
naturel du peuple, tel qu’il devrait être, de manière transhistorique. Autrement dit, le climat traduit
un idéal à la fois antérieur et universel, une nature qui précède les perversions du monde historique,
donnant forme à un jugement de l’histoire, à une vision de la réforme qui se présente à l’instar
d’une restauration. Bodin est donc tiraillé entre deux concepts différents de la nature, classique ou
moderne, métaphysique ou physique. Ce sont les climats, métonymies de la nature physique, qui
expriment la hiérarchie des fins morales, et non une nature métaphysique, informée par la
théologie. L’intérêt des climats bodiniens est précisément cet amalgame entre l’attachement
R. Spavin 13
théorique au sol et l’évaluation du réel par une nature ambigüe, qui transcende la temporalité, tel
le regard du philosophe qui surplombe les conventions sociopolitiques arbitralement. En effet, les
phénomènes terrestres qu’on peut nommer climatiquement et cartographiquement n’ont pas en soi
le même statut que ce qu’on entend par « nature » ; celle-ci se situe dans toutes ses occurrences
au-dessus du fait géographique, mais la narratologie du fait climatique le rapproche d’une telle
hiérarchie finaliste. La poésie des correspondances interclimatiques dessine en définitive un
équilibre omniprésent qui régule le monde d’en haut, qui reste accessible à tout contexte historique.
Dans l’exégèse de la théorie des climats, le discours n’est rarement comparé à la
philosophie classique, à son concept phare qu’est le droit naturel, anhistorique et universaliste.
Superficiellement, on croit que les climats reposent sur des observations inductives et
ethnologiques, parfaitement antithétiques à l’égard d’une intention métaphysique et abstraite. Sur
ce point, il peut être difficile de comprendre ce que les climats pourraient exprimer de
« philosophiquement valable », c’est-à-dire d’universellement légitime pour l’organisation des
hommes ; c’est l’opposé de son argumentaire. Mais l’argument pluraliste qui admet la nécessité
de la variété ne contredit pas nécessairement l’existence d’un substrat commun à la diversité, un
ordre méta-juridique, voire la revendication d’un droit naturel qui pourrait informer la législation
de toute part. Ainsi, les lois climatiques signifient en profondeur une réappropriation rhétorique
du droit naturel, notion qui s’avère certainement « embarrassante » (Goyard-Fabre 2002) pour
expliquer au niveau de son contenu, mais qui possède un ethos indéniable ; c’est de lui qu’on se
réclame pour s’élever au-dessus des vicissitudes du réel pour pouvoir les juger, à l’aide d’une
autorité philosophique et morale.
En m’inspirant de la pensée de Leo Strauss, je me suis proposé de comprendre le « droit
naturel » autrement, c’est-à-dire dans ses extensions rhétoriques et adaptatives. Comme le droit
R. Spavin 14
naturel n’est pas un ensemble d’idées que l’on peut résumer historiquement, mais un concept
« méta-discursif » ou « méta-juridique » (Goyard-Fabre 1989 : 10), son discours est davantage un
acte autoréflexif et prudemment ésotérique, lié à un discours de contestation et de remise en
question politique (Strauss 1953 : 86). Et ce, même s’il n’entraine pas un appel à la « désobéissance
civile » (Goyard-Fabre 2002 : 43), car son évaluation est voilée, se tenant à un niveau supérieur,
au-dessus de l’ordre politique qui informe l’aménagement de sa configuration symbolique.
À travers deux textes que Bodin écrit en l’espace d’une dizaine d’années (1566-1576), les
climats renvoient à des situations historiques précises, à savoir les évolutions du contexte des
guerres de religion. De fait, la rhétorique des climats n’est pas la même d’un texte à l’autre ;
l’identité climatique de la France oscille entre le tempéré dans la Méthode de l’histoire (1566) et
le septentrional dans la République (1576) pour figurer des discours critiques différents à l’égard
de la société et de ses contraintes spécifiques. Si Bodin s’associe publiquement à la cause
catholique, les climats donnent au philosophe une liberté d’expression, lui permettant de s’élever
au-dessus du sectarisme de l’époque et d’exprimer une vision politique en dehors des identités
religieuses. Avec le discours climatique, on peut davantage se méfier de la persona que Bodin
projette à la vie publique. À l’instar de ses écrits clandestins, notamment le Colloque
heptaplomeres, qui le montrent à son plus radical, ouvert à la diversité confessionnelle, les climats
sont un indice d’une même neutralité religieuse dans ses textes politiques les plus importants.
Même si Bodin ne s’associe jamais au groupe des « Politiques », connus pour leur hétérodoxie
religieuse en matière de politique, je souligne une existence ésotérique d’un discours « politique »
dans le discours climatique, à savoir une théorie du pouvoir qui est dépouillée de son identité
confessionnelle. Je montre comment la théorie des climats avance une telle idée, scandaleuse pour
l’époque, sous le voile des topoï de la géographie humaniste.
R. Spavin 15
Le rôle de l’histoire chez Montesquieu et Rousseau
En revenant à l’épistémologie, les climats de Bodin suggèrent une tension entre deux
conceptions différentes de la nature et de la géographie, ballotées entre l’abstraction du cabinet —
du cosmographe contemplant son astrolabe — et la découverte de nouveaux mondes, relatée entre
autres par les récits de voyage. Bodin se situe à la fin de l’humanisme où la recherche de la
différence chorographique l’emporte sur une géographie ptoléméenne qui se focalise sur l’unité
du genre humain à travers le cosmos. Cette différence sera ressentie en particulier chez
Montesquieu qui redécouvre la théorie des climats en aval de cette nouvelle tradition scientifique,
approfondie au XVIIe siècle par les scientifiques et les philosophes libertins. Il s’ensuit que la
géographie se diversifie ; les voyages s’accumulent, le relativisme et le scepticisme des
philosophes sont poussés à leur comble. La posture « philosophique » brandit la géographie comme
une arme contre l’unité théologique de la Nature. Les superstitions de la religion doivent en
principe croupir sous le poids de la science, dont la noblesse déterminerait l’existence physique
(et morale) de l’homme. Partant, la voie à suivre n’est plus dans le passé, reléguée à une origine
antérieure et métaphysique, mais se présente à nous dans le présent, comme dans le modèle anglais,
par exemple, de l’autre côté de la Manche. Pour Montesquieu, la liberté des Anglais se révèle être
le fruit de leur monarchie constitutionnelle, elle-même le résultat d’une progression historique,
d’une trajectoire qui mène d’un certain tempérament climatique (le « froid »), son origine,
jusqu’aux influences sociohistoriques plus complexes. Le génie de la politique anglaise consiste à
suivre les évolutions du social, lequel se caractérise par sa propre dynamique historique. La
législation est désormais comparable à une « science » qui se perfectionne à l’aide d’une
conscience spatiotemporelle de plus en plus sophistiquée.
R. Spavin 16
Chez Rousseau, en revanche, la trajectoire des progrès humains, modelés sur la noblesse
scientifique, est précisément l’objet de sa critique de la société moderne. Il fustige la tendance à
surévaluer les apports de la science qui pervertissent la boussole morale de l’homme, la tend
indéfiniment vers une finalité future. Selon lui, la science est davantage la source des inégalités
qu’un moyen d’accéder à la liberté. On est bien loin de l’ambition de Montesquieu, de sa « science
morale » qu’il adapte de la pensée de Newton, où son complexe système de rapports consiste à
inféoder la philosophie politique à une vision désincarnée de la science. Ce que Rousseau appelle
la « perfectibilité » perce à jour la confusion de Montesquieu qui pense le « social » comme un
objet externe à l’homme, soumis au regard scientifique. Rousseau conçoit la morale politique un
peu à la manière des théologiens, en termes d’une antériorité, une origine non pas historique, mais
narrative et allégorique. Le fondement moral d’une société, ainsi qu’on peut le lire dans l’Essai
sur l’origine des langues, est communicatif ; il se passe entre des individus qui se rencontrent et
décident de s’unir l’un à l’autre par la « volonté » et non le « devoir », sans que celle-ci soit
déterminée par des facteurs politiques ou environnementaux. En effet, le « devoir » balaye les liens
de la société en dehors de l’univers moral ; la société qui prend naissance dans un environnement
inhospitalier et froid est utilitaire, une solution purement pratique à un problème matériel. La
sensibilité et le cœur, au fondement de la philosophie morale de Rousseau, y sont exclus.
Or la difficulté dans la conception rousseauiste du temps est qu’elle est hypothétique,
volontairement « utopique ». Il le dira ailleurs, sa représentation des « premiers temps » n’a aucun
fondement dans la réalité ou dans le cours de l’histoire humaine (Discours sur l’origine de
l’inégalité, 123). Elle est une construction de l’esprit : la fantaisie d’une origine perdue à laquelle
il serait impossible de revenir. Mais il existe ici une tension, voire un important oxymore qui ne se
laisse pas sentir dans la totalité de ses écrits. Rousseau concrétise sa représentation du temps (et
R. Spavin 17
de l’espace) comme un phénomène géohistorique en supposant même pouvoir y retourner, comme
si la « temporalité » de l’origine se situait dans une chronologie concrète et antérieure, un passé
« inexistant ». L’imagination est automatiquement subordonnée à la réalité sans que son potentiel
symbolique prenne forme, sans qu’on comprenne les limites non seulement de sa signification
mais de ses fonctions discursives. Ce « réalisme utopique » chez Rousseau a contribué à appauvrir
la force esthétique de sa pensée politique, négligeant le côté allégorique de l’espace-temps qui
permettrait d’approfondir une narration éminemment performative, libérée des contraintes du réel
et non déterminées par elles. D’où l’ambiguïté du symbole spatiotemporel, l’amalgame entre le
climat et l’histoire pouvant conduire à ancrer la signification du discours — l’explication de la
diversité — dans une réalité concrète tout autant qu’il peut élargir une toile conceptuelle au figuré,
au-delà du réel qui rendrait toute moralité contingente, relativiste, voire « impossible ». Sa
philosophie politique ne se limite donc pas au Contrat social, à ces petits espaces géographiques
que seuls peuvent soutenir un esprit républicain. Le Rousseau de l’Essai nous montrera plus
explicitement que ses prédécesseurs que le climat et l’histoire se réfèrent moins à un monde
matériel qu’à un monde symbolique auquel on cherche à faire s’identifier son lecteur.
Rousseau servira à confirmer la lecture symbolique que je dégage des théories des climats
de Bodin et Montesquieu. Dans son Essai, les températures sont plus clairement des tempéraments,
permettant de mieux voir les rapports interclimatiques qui sont en filigrane chez les autres. Et c’est
lorsque les correspondances entre les climats se font voir qu’on est capable d’analyser les
configurations sociopolitiques qu’abrite la rhétorique des théories des climats. Chez le Genevois,
les températures s’affrontent à l’occasion d’une querelle musicale qui condense à la manière d’un
microcosme les problèmes de la société française au sens large. Ainsi, le philosophe porte atteinte
aux airs scientifiques de la théorie des climats qui prétendent représenter des régimes
R. Spavin 18
sociopolitiques géographiquement distincts, appartenant à des zones cartographiques, séparées
prétendument par la distance.
Or tel est précisément le cas de Montesquieu. Les conclusions que tire le baron sont la
sensibilité « des pays chauds » versus l’insensibilité des « pays froids » qui soutiennent par
extension différents régimes politiques. Au fil des livres qui développent ce dualisme, ces pays
froids et chauds se concrétisent par leur emplacement sur la carte. Les climats sont ici figés dans
une expression métonymique qui obscurcit la véritable complexité du « tout ». Le relativisme fait
blocage face à un ordre ou un substrat commun. Au lieu d’insister sur le nécessaire va-et-vient
entre les températures qui se définissent les unes par rapport aux autres dans un même espace, la
représentation cartographique du climat brouille l’universalité des températures pour qu’elles ne
se touchent pas. Le froid est ici et le chaud là. D’où la création d’une frontière conceptuelle entre
deux tempéraments qu’il s’agira de traverser, ce que les climats de Rousseau accomplissent de
manière allégorique. Chez lui, le chaud et le froid renvoient à deux modèles de civilisation
antagoniques où le froid explique les raisons des inégalités sociales alors que le chaud correspond
à une esthétique où les liens sociaux peuvent être restaurés. Rousseau extériorise la dynamique
interclimatique au fondement de la rhétorique climatique, tout en renversant la hiérarchie implicite
qui se trouve dans les climats de Montesquieu. Dans ce dernier chapitre, il s’agira de montrer de
quelle manière Rousseau tire de sa clandestinité l’idéologie politique et économique de
Montesquieu, où sa représentation instrumentaliste de l’intérêt et des passions privées s’expose.
Rousseau renchérira ainsi sur ma propre lecture des climats du baron : le froid et le chaud sont
moins des espaces distincts que des dimensions d’une même société que le philosophe essaie de
garder séparées : la force politique d’un côté et la force économique de l’autre.
R. Spavin 19
La théorie des climats de Rousseau formule au fond une réponse non sans vitriol à la
représentation des passions publiques qui sont chez Montesquieu retournées sur l’individu. En
termes d’une morale politique, Rousseau s’oppose à la philosophie désincarnée du pouvoir du
baron, machine qui fait tout pour exclure les passions, soit les « erreurs » de la législation. L’idée
même d’un « esprit des lois » correspond à une rhétorique qui personnifie le système législatif,
ayant pour but de déplacer la capacité à raisonner des hommes vers des structures politiques
impassionnelles. Les passions deviennent chez Montesquieu un objet de méfiance qui doit être
séparé du siège du pouvoir politique. On sait déjà que Rousseau rejette le libéralisme de son
époque, dénigre obstinément une éthique commerciale qui contribue à la dépolitisation des intérêts
publics et à l’approfondissement de l’individualisme. Le « doux commerce » est chez Rousseau
une guerre affective où les uns gagnent au détriment des autres, représentation hyperbolique de
l’ambition qui fait mouvoir le principe monarchique dans L’Esprit des lois. Cette guerre interne
entre les passions des individus se révèle chez lui à travers les symboles politiques du climat : le
froid est moins le tempérament « anglais » que le désir de conquête qui habite tous les hommes ;
tout autant que le chaud est ce qui nous rapproche d’autrui et nous inspire des sentiments d’égalité.
Enfin, les climats insufflent du sectarisme dans la représentation des passions, préfigurent un
dualisme qui est au cœur de tout mouvement social. L’antagonisme entre le chaud et le froid n’est
guère différent d’autres polarisations symboliques de l’époque révolutionnaire qui exploitent
l’univers esthétique pour mieux faire appel aux passions publiques4. Ces antagonismes
4 L’esthétique antagonique entre le froid et le chaud chez Rousseau dans le contexte des débats sur la musique est
comparable à l’antagonisme des couleurs dans le théâtre à l’époque révolutionnaire, notamment le schisme entre les
Rouges et les Noirs qui se dessine autour du fameux acteur Talma, à la suite de sa représentation du personnage
éponyme de la pièce Charles IX de Joseph-Marie Chénier. Talma est à cet égard un véritable symbole d’avant-garde,
instigateur des réformes sociales de son temps (voir Filippi 2010, Tarin 1998). Le scandale autour de la pièce de
Chénier provoque une division au sein de la troupe des acteurs, les Rouges, partisans de la Révolution, qui se séparent
des conservateurs, surnommés les Noirs.
R. Spavin 20
symboliques réduisent tout autant qu’ils généralisent la complexité politique en une configuration
schmitienne entre ami et ennemi. La réunion des émotions au nom d’une unité populaire se
complète par la définition d’un adversaire, identifié et caractérisé par la polarité chaud-froid. Les
climats formulent une esthétique de la frontière ; barrière qui délimite un espace particulièrement
communicatif et communautaire et qui exclut par là même ceux qui n’épousent pas un ensemble
de valeurs républicaines comme l’éducation des passions populaires, la volonté générale et la
méfiance à l’égard des institutions politiques. Ce genre de mobilisation sociale est précisément ce
que les climats bodiniens tendaient paradoxalement à désamorcer deux siècles auparavant.
Chapitre premier
De la théorie des climats : science, stéréotype ou symbole ?
Une étude qui tente de faire de la théorie des climats une véritable source de « symboles
politiques » chez trois grands philosophes de langue française, de la Renaissance aux Lumières,
doit enquêter sur un terrain déjà bien foulé par des générations de commentateurs. Il faudrait
qu’elle trouve le sentier caché et qu’elle explique comment et pourquoi une interprétation
figurative reste jusqu’alors enfouie sous d’autres lectures, non pas erronées, mais limitées par leur
direction et leur motivation par trop scientifiques. Les traits épistémologiques sur lesquels on se
concentre le plus souvent ne sont pas nécessairement les seules caractéristiques de la théorie et
R. Spavin 21
peuvent même tendre à créer une chasse gardée, excluant les questionnements littéraires et
poétiques qui m’intéressent plus particulièrement. Ceux-ci fonderont l’hypothèse première du
projet : que les correspondances textuelles de la théorie des climats révèlent une différence d’avec
le réel géographique qu’elle prétend expliquer.
Ainsi les « symboles » du climat que je cherche à élucider n’entreraient plus
confortablement dans une histoire de la géographie. Si les climats ne sont pas seulement des
« climats », mais des représentations figuratives d’autre chose, la géographie sera un truchement
d’un discours plus profond qu’on n’a pas encore reconstitué à juste titre. Il faudra supposer dès
lors que l’exégèse s’est contentée de n’expliquer que la surface du discours qui présente des trous
et des points d’indétermination qu’elle colmate en les inscrivant dans les évolutions
épistémologiques de la science. Les ambiguïtés et les incohérences inhérentes au discours seraient
une « erreur » et non un indice de textualité référant à d’autres niveaux de signification.
En effet, la théorie des climats est largement considérée comme un début particulièrement
maladroit de la géographie et de l’anthropologie. Elle conceptualise non seulement le rapport entre
l’homme et son espace, mais aussi, très souvent, le rapport entre d’autres espaces et d’autres
hommes afin de comprendre et de systématiser leur diversité. Voici la ligne herméneutique que je
cherche à remettre en question. Une question centrale de cette étude est de savoir dans quelle
mesure les caractéristiques de la théorie des climats sont moins une représentation de
l’environnement des autres qu’un reflet détourné d’une vérité plus autoréférentielle. Le discours
politique et la critique sociale que j’attribue aux théories des climats de Bodin, Montesquieu et
Rousseau se traduisent par une déconstruction du multiple géographique et de l’altérité des climats
pour constituer un ethnocentrisme non seulement dissimulé, mais critique et négatif. Ainsi que le
note Jean-François Staszak, la subjectivité de nos regards fait toujours en sorte qu’on est au centre
R. Spavin 22
du monde dont on prétend parler et que la perspective du centre empiète, d’une manière ou d’une
autre, sur la nature des périphéries ; « l’ethnocentrisme est aussi, dit-il, un géocentrisme » (Staszak
1995 : 102). Mais pour savoir où peut intervenir le discours symbolique et figuratif — une
conscience et une exploitation du « gallocentrisme » —, il faut se pencher de façon plus
synchronique sur les développements textuels qui témoignent d’une connaissance des limites
objectives de l’espace et qui jouent sur cette ambiguïté. Or le présent chapitre voudrait répondre à
une question préliminaire : pourquoi n’avons-nous pas encore exploité la richesse textuelle de la
théorie des climats ? Et de manière réciproque, pourquoi la critique n’a-t-elle pas tenté de
comprendre la théorie au-delà d’une lecture épistémologique ? Il s’agira dans un premier temps
d’expliquer la subordination des logiques internes de la théorie à un récit diachronique qui illustre
les évolutions de la science géographique et anthropologique. La deuxième partie du chapitre sera
consacrée à une exploration d’outils méthodologiques qui m’aideront à approfondir la dimension
rhétorique des climats et à voir au-delà de l’interprétation généalogique qui sera décrite
maintenant. Nous verrons qu’il y a deux côtés dans cette histoire diachronique du climat ; un côté
qui cherche à évacuer l’infâme « déterminisme » des sciences anthropologiques et sociologiques
et un deuxième, moins sévère, qui trouve dans le discours des corrélations entre l’homme et la
nature qui préfigurent une pensée ou une sensibilité « écologique ». Commençons d’abord par la
mauvaise presse qu’ont souvent les théories des climats.
L’histoire de la théorie des climats ou les « erreurs » du passé
En matière de géographie, le déterminisme climatique est souvent relégué aux erreurs du
passé. Il est même de nos jours un « tabou » qui requiert dans la plupart des cas une
« condamnation sans appel » (Couzinet et Staszak 1998 : 9). Cela ne surprend guère : son
explication des caractéristiques des hommes par le milieu climatique revient à réduire, souvent de
R. Spavin 23
manière grossière, l’importance des facteurs culturels (économiques, historiques, religieux) qui
influent sur la société politique. Une telle simplification peut relever d’une argumentation
dangereuse, invitant à penser la supériorité de certaines races ou nations. À part Montesquieu, nom
qu’on entend le plus souvent dans l’histoire du discours, on nous demandera parfois aussi de songer
à la géographie allemande du XIXe siècle, au concept de Lebensraum, qui peut légitimer la
conquête de nouveaux territoires au nom de la survie de l’espèce, voire la puissance d’une nation5.
La théorie des climats est souvent citée comme l’origine de ces discours géopolitiques, comme le
lieu de naissance d’une idée-force, celle du déterminisme, où la spécificité de l’homme est
façonnée par son environnement. Dans L’Anthropogéographie (1882-1891), œuvre fondamentale
de Ratzel, il n’est pas difficile de reconnaître les mêmes schèmes de pensée : la division entre deux
races fondamentales, une septentrionale et une méridionale, l’importance du climat sur le caractère
national, sur la faune et la flore, dont dépend la structure économique d’une région
(Anthropogéographie, cité par Durkheim 1899 : 4).
Dès 1899, cependant, dans son fameux compte rendu de l’ouvrage, Durkheim note la trop
grande étendue du projet pour être du ressort d’une seule enquête scientifique. Tantôt le
questionnement part du déterminisme géographique, tantôt il porte sur l’histoire des migrations,
où la géographie n’explique plus les idiosyncrasies d’un peuple, puisque les obstacles
environnementaux sont surmontés par l’effort humain : « il n’y a rien dans la nature du sol dont
l’effort des hommes ne puissent triompher avec le temps » (ibid., cité par Durkheim 1899 : 6).
L’effet de basculement est frappant. On ne sait plus si les mouvements migratoires dépendent de
5 Dans son article sur la théorie des climats de Montesquieu, « La rhétorique de la scientificité : contribution à une
analyse de l’effet Montesquieu », Pierre Bourdieu rappelle les noms les plus souvent cités : « Il suffit de suivre la
postérité de la théorie des climats, de l’École de la science sociale des Le Play, A. de Préville, H. de Tourville, P.
Bureau, P. Deschamps, et E. Demolins, à l’École des sciences politiques et à ses exercices de géographie politique, de
l’Anthropo-géographie de Ratzel à la Geopolitik, pour pressentir les fondements (politiques) de l’adhésion à une
"théorie" […] » (Bourdieu 1982 : 238).
R. Spavin 24
la géographie ou s’ils renversent le processus déterministe, contribuant plutôt à déterminer la
géographie : questionnement à double sens qui demande, selon Durkheim, une richesse de
connaissances (économique, géographique, sociologique, démographique, etc.) qui ne sont pas
adéquatement maîtrisées. Bref, si l’homme est déterminé par son environnement, et si
l’environnement est, en retour, déterminé par l’activité humaine, les deux processus ne font pas
nécessairement partie du même questionnement, mais invoquent des savoirs différents que Ratzel
mélange, étendant son objet d’étude si large qu’on ne sait plus ce qu’il étudie. Ce flou sera attaqué
pour son inscientificité et son invalidité. Si Durkheim reconnaît l’ingéniosité de la démarche de
Ratzel, qui s’ouvre à la sociologie — ce qui plaît au Français —, « son objet comme sa méthode
restent encore très indéterminés » ; « […] les problèmes divers qui se posent […] sont beaucoup
trop hétérogènes pour ressortir à une seule et même science » (ibid. : 8)6. Ses propos ont, en effet,
un mérite de nouveauté mais leur manque d’unité est ce qui éveille les soupçons du sociologue,
c’est-à-dire le même flou, les mêmes lieux d’indétermination qui se prêtent admirablement aux
arguments politiques les plus dangereux. En effet, quand il s’agit d’expliquer comment tout peuple
« a soif de l’espace » (ibid. : 7), que toutes les sociétés aspirent à étendre leur base géographique,
le spectre des extensions géopolitiques, qui confinent aux pires légitimations intellectuelles du
suprématisme et du totalitarisme, pèse lourd sur notre lecture de la démarche et qui, partant,
ternissent notre regard sur les discours climatiques qui lui ont servi d’inspiration intellectuelle.
Comment lire la théorie des climats après tout ce que l’on sait, après s’être tant familiarisé avec
l’histoire de l’Ostkrieg ?
6 Durkheim n’est pas pour une pensée qui mêle la nature et la culture. En scellant l’étanchéité des sociétés à
l’environnement, il exclut les paramètres climatiques des causalités pertinentes du suicide ce qui contribue selon les
penseurs écologiques, à la fâcheuse dichotomie entre nature et culture qui nous incite à traiter l’environnement comme
une entité externe à la société humaine (Bonneuil et Fressoz 2013 : 49).
R. Spavin 25
Cela s’entend, l’influence de l’événement allemand sévit grandement sur l’histoire critique
du déterminisme climatique. Elle nous en a rendus grandement suspects, aguerris face aux
éventuels présupposés géopolitiques, à savoir les aspects les plus controversés d’une histoire
géographique qu’il faut désormais servir de contre-exemple dans l’histoire des sciences de
l’homme. Ainsi, un nombre important d’études sur la théorie des climats se structure autour de son
fondement épistémologique, de son complexe assemblages de savoirs (géographique, médical,
anthropologique, chimique), au détriment des idées politiques qui sont exclues des analyses (voir
Courtois 2007 ; Couzinet 1996 ; Vasak 2007), mais qui servent néanmoins de cadre aux
développements scientifiques. Aristote est un des premiers exemples que l’on cite dans cette
« mauvaise » histoire de la géographie ; c’est lui le repoussoir, l’origine de l’erreur, ce penseur
« d’avant la géographie » qui n’est pas « géographe » (voir Staszak 1995)7. Chez lui, le
déterminisme climatique n’est qu’une image controuvée de la géographie, inféodée à l’avancement
des idées politiques. Pour le Stagirite, la situation géographique de la Grèce est représentée comme
un argument pour sa supériorité morale et physique afin de légitimer la domination politique par
le biais d’une explication pseudo-scientifique, empruntée à Hippocrate, mais sortie du champ
médical pour être intégré à celui de la politique. En d’autres mots, l’histoire géographique légitime
une action politique à venir. Citons un peu longuement les propos historiquement importants du
penseur :
Disons maintenant ce que doivent être, par nature, les citoyens. Voilà à peu de choses près
ce que l’on pourrait penser, en considérant à la fois celles des cités grecques qui sont
réputées et l’ensemble du monde habité, tel qu’il est réparti entre les peuples : les peuples
qui se trouvent dans les régions froides et notamment en Europe sont pleins de courage
77 Il est pourtant important de noter que le naturalisme d’Aristote n’est pas toujours finaliste, hiérarchisé, comme c’est
le cas dans les Politiques. Les Larrère montrent que son traité Partie des animaux développe la « cause formelle » qui
accorde aux individus une forme automotrice, indépendante d’un plan préétabli, d’une forme éternelle. Aristote est
donc capable de se soustraire à sa conception moraliste de la nature pour prêter une attention considérable à la
« diversité du sensible » et c’est dans ce sens, partant, « qu’Aristote reste notre contemporain » (Larrère et Larrère
1997 : 43). Mais remarquons la tendance à établir une continuité entre les anciens et l’époque actuelle. La diversité
l’emporte sur le finalisme par sa scientificité « moderne ».
R. Spavin 26
mais plus dépourvus en intelligence et en habileté ; c’est pourquoi ils persévèrent davantage
dans la liberté, mais ne sont guère susceptibles d’organisation politique et incapables
d’assurer leur empire sur leurs voisins. Ceux d’Asie sont intelligents et d’esprit habile, mais
manquent de courage, ce qui fait qu’ils vivent constamment dans la soumission et
l’esclavage. Les peuples grecs connaissent la même diversité les uns à l’égard des autres,
et les uns ont un naturel simple, tandis que les autres présentent un heureux mélange des
deux capacités. Il est donc clair que ceux-là devront avoir un naturel à la fois intelligent et
courageux, qui seront destinés à être aisément menés vers la vertu par le législateur
(Aristote, Politique, VII, 7, 1327 b, 19-38).
La citation témoigne de la tentative éminemment récursive dans les théories des climats de prendre
un modèle de pensée du monde scientifique (que l’environnement cause un certain effet sur le
corps) et d’en tirer des conclusions qui touchent à celui du politique et du sociologique, faisant
abstraction des complexités historiques qui influent sur les identités des peuples. Comme le montre
Frank Lestringant, il faut mettre en doute l’« innocence » du déterminisme climatique face au
contexte sociohistorique et tâcher de révéler son argumentation politique plus large8. Le fait que
la théorie des climats se prête souvent aventureusement aux structures politiques et culturelles
n’est pas une exception inopportune de la théorie mais souvent un trait déterminant qui peut révéler
une intention cachée, laquelle n’est pas nécessairement totalitariste, mais dont les argumentaires
sont divers et complexes. La grande concentration de la critique des XXe et XXIe siècles sur les
degrés de validité scientifique de ces corrélations a pour but principal de neutraliser les ambitions
politiques connexes, ou du moins, les associer à une tendance idéologique d’une période révolue,
séparant les idées fausses des « origines » scientifiques. En effet, comment doit-on commenter des
théories qui assignent la prétendue paresse des peuples africains à la chaleur accablante de leur
milieu géographique, influence sur la psychologie d’un individu et, par conséquent, sur le
tempérament de toute une société, naturellement disposée à la tyrannie ? Difficile de voir qu’un
8 Dans l’étude que F. Lestringant prête à la question, on peut voir en quoi la « théorie mésologique », soit la théorie
des climats ou des milieux, est la base des sciences politiques modernes (Lestringant 1993 : 255). À partir d’elle, la
géopolitique peut retrouver ses origines, grandement discriminatrices, par la manière dont elle délimite des frontières
entre des zones inégalement favorisées et sert de code « qui va pouvoir servir l’ambition de puissances politiques et
militaires rivales » (ibid.).
R. Spavin 27
tel emploi du déterminisme climatique n’est pas fondamentalement douteux et invalide, le résultat
d’une suite de généralisations abusives, même politiquement dangereuses. L’ancienne Géographie
des humanistes (1940) de François de Dainville explore les logiques climatiques qui ont justifié
les inégalités de droit, comme la science missiologique des Pères Acosta et Philippe Briet
(Dainville 1940 : 150-151), qui a d’importantes conséquences pour la colonisation. Enfin, les
innombrables applications de la théorie ont pu donner une légitimation soi-disant scientifique, mais
propagandiste, aux pires projets de relations étrangères dans l’histoire de l’humanité.
Les climats dans la généalogie de l’histoire géographique
Pourtant, malgré les éventuelles ramifications suprématistes et immorales de la théorie, il
existe une autre tendance critique qui consiste à lui concéder une place dans le développement
légitime du savoir géographique. Dans l’histoire des « espaces », la théorie des climats est une
référence de base qu’on cite comme une véritable origine de la discipline, s’inscrivant dans une
véritable généalogie du savoir géographique qui invite à des lectures diachroniques et à des
croyances progressistes. C’est dire que si l’histoire géographique est peu valide dans le « début »
de son existence, encline à des « absurdités » épistémologiques, telle la cosmologie et même
l’astrologie, la logique au cœur du discours évolue vers des formes plus nuancées et plus
scientifiquement sérieuses9. Avec le temps, la théorie des climats s’ouvre à une plus grande
complexité de facteurs géographiques, tout en se fermant à des conclusions trop simplistes. Dans
un article récemment publié dans le New Yorker sur la renaissance de l’histoire géographique,
Adam Gopnik — dont le nom témoigne de l’aspect grand-public de la discipline — fait le point
sur de nouvelles tentatives d’expliquer géographiquement les grands événements historiques de
9 Pour une interprétation qui assigne à la théorie des climats une place embryonnaire dans une évolution progressiste
de la science, de l’« absurde » astrologie au positivisme historique, voir Pinna 1998.
R. Spavin 28
l’époque moderne. Dans une perspective particulièrement critique des possibilités de travail issues
du « tournant spatial », soit la posture « géocentrique », il passe en revue les travaux de Harm de
Blij10 (2012), Robert D. Kaplan (2012) et Timothy Snyder11 (2010) comme des exemples actuels
d’une vieille manière d’interpréter l’histoire12. D’entrée de jeu, Gopnik cite un poème de Milton
et les climats de Montesquieu qui sont pour lui les ancêtres de ce mode de pensée, dorénavant
moins limité aux seules températures et plus soucieux du territoire, de la carte en relief, des
frontières naturelles, tels les montagnes, les plans d’eau. Restant fidèle aux controverses que
suscite le déterminisme géographique, Gopnik évoque les erreurs scientifiques à l’origine du
discours pour affirmer sa position dans le débat qui sépare les historiens géographiques des
« humanistes », ceux qui révoquent en doute l’importance réelle de la géographie sur l’histoire13.
Un des détracteurs les plus influents des déterminismes après la Seconde Guerre mondiale serait
10 Voir son Why Geography Matters More Than Ever (2012) qui relate l’histoire du petit âge glaciaire qui a, pour lui,
un rapport causal avec les problèmes politiques et militaires de la modernité. Voir aussi les travaux de Brian Fagan
(2000) qui pose également un lien de causalité « modeste » entre le climat et les événements historiques entre 1300 et
1850. En général, le déterminisme géographique est un sujet qui est à la fois controversé et à la mode dans les
départements d’histoire et de géographie aux États-Unis qui mérite sûrement une étude en elle-même. Il constitue un
sujet qui intéresse les spécialistes, mais aussi le grand-public, ce qui ajoute aux attaques contre sa rigueur académique.
Dans le livre de Robert Kaplan (2012), qui ne pèche pas par excès de nuance académique, on peut comprendre ce
renouveau géopolitique par rapport à l’échec militaire en Irak, dont le relief culturel et géographique pose un obstacle
considérable au projet militaire des Américains. Les déboires militaires et économiques de cette mission révèle les
limites de la démocratie libérale sur la mappemonde. Mais enfin, notre conception de la géographie évoluerait
davantage à la suite des événements historiques et non l’inverse. 11 Les « terres de sang » de Snyder réécrivent l’histoire militaire du nazisme comme faisant partie d’une histoire
spatiale plus large qui comprend la totalité de l’Europe de l’est dont les frontières étaient trop floues et contestées pour
être à l’abri de la violence. Les controverses qui découlent d’une telle interprétation relèvent d’une diminution de la
part d’idéologie que la géographie a l’effet de neutraliser. Le contre-argument avancé par Richard Evans souligne la
particularité des massacres du XXe siècle qui ne se limitaient aucunement aux terres de sang, mais sévissaient
également en Yougoslavie et en France (cité par Gopnik 2012 : 9). 12 On peut ajouter à cette liste le travail de James C. Scott, anthropologue de Yale, qui étudie la corrélation entre la
sédition politique et la géographie montagneuse. Pour lui, l’environnement escarpé des collines fournit un sanctuaire
naturel pour ceux qui fuient des régimes oppressifs des vallées (voir Scott 2009 : ix). De plus, le travail populaire du
géographe Jared Diamond porte sur les difficultés géographiques et civilisationnelles des cultures médiévales, tels les
Vikings, les Polynésiens de l’île de Pâques, les Anasazi du sud-ouest américain, et les Mayans de l’Amérique centrale
(Diamond 2005). 13 De manière cocasse, Gopnik compare la théorie des climats de Montesquieu au conte de Boucle d’or et les Trois
Ours, où le gruau est soit trop froid ou trop chaud (Gopnik 2012 : 1). J’apprécie l’ouverture à l’univers fictif et
littéraire, mais le critique hérite d’une lecture fautive de la théorie de Montesquieu qui idéalise la zone tempérée. À
lire la théorie de plus près, la zone tempérée n’est pas explicitement en cause.
R. Spavin 29
Isaiah Berlin qui condamne avec force leur immoralité dans un appel à l’agentivité humaine. À
l’en croire, les pouvoirs impersonnels de la géographie, de l’environnement et de la race ne sont
pas supérieurs aux capacités intellectuelles des individus qui composent une société (Berlin 1969).
L’argument moral est de taille, faisant écho à un grand nombre de critiques du déterminisme
géographique au fil de l’histoire, allant de Possevin au XVIe siècle, Voltaire au XVIIIe et l’école
de géographie française du début du XXe siècle autour de Paul Vidal de La Blache et François
Durand-Dastès (Couzinet et Staszak 1998 : 9). Aussi les historiens géographiques de nos jours
doivent-ils travailler entre deux extrêmes : entre la reconnaissance de l’importance de la
géographie et les dangers de surestimer son influence, laquelle n’est jamais une détermination
absolue (Kaplan 2012 : 36)14. Il vaut mieux concevoir le rôle de la géographie à l’instar de
Raymond Aron, comme une « éthique sobre », enracinée dans la vérité d’un « déterminisme
probabiliste » qui inclut une gamme de contraintes spatiotemporelles (ibid.: 37). Ce n’est qu’à
travers une série de bémols et d’avertissements que l’on peut avancer la validité des influences
géographiques sur les hommes. Bref, la portée argumentative de l’histoire géographique s’est
considérablement rétrécie, pour ne pas ressembler à la forme qu’avaient prise les théories
géopolitiques de l’avant-guerre. À l’heure actuelle, surtout après les missions en Irak et en
Afghanistan, l’esprit géographique est plus prudent et précautionneux ; il s’oppose à
l’universalisme de la démocratie libérale et se présente comme une solution « objective » aux
idéologies de la fin de l’histoire, tout en étant prudent à ne pas tomber dans l’isolationnisme. La
géographie, ou bien l’idée de géographie, nous dessaoulerait de nos croyances occidentales par
une bonne dose de réalisme ; elle nous rapprocherait de la « vérité » des choses, même si elle peut
constituer, trop souvent, « une nouvelle bouteille d’eau de vin », avec ses propres intoxications
14 Une lecture plus attentive des théories géographiques d’autrefois, d’Hippocrate jusqu’à Montesquieu, montrerait
que c’était toujours le cas. La pensée nazie est donc une « distorsion » (Kaplan 2012 : 80).
R. Spavin 30
(Gopnik 2012 : 5)15. L’illusion d’objectivité du tournant spatial consiste à corriger les
généralisations absolues et déterministes du passé par une « influençabilité » plus tempérée et
probabiliste, correction qui ferait mieux parler la « géographie », dont les leçons nous viendraient
de la « terre » et non pas de nous-mêmes, de nos ambitions morales et politiques. Or le
géocentrisme continue de se fonder sur des représentations de l’espace, sans qu’il reconnaisse
l’éloquence d’une soi-disant transparence « géographique ».
Sur ce point, une importante objection aux généalogies du tournant spatial se trouve dans
le traitement des « origines », des sources anciennes, dont la pensée est nécessairement
décontextualisée. Les références faites à Hérodote et à Montesquieu sont fugitives. Elles sont là
non pas pour mieux comprendre la spécificité de leur réflexion, mais pour renforcer une trajectoire
évolutive, comparable avec les problèmes actuels, où la « géographie » semble protéger la
réflexion des anachronismes historiques16. On fait appel à la pensée géographique d’autrefois, se
servant d’un bref résumé de leurs propos en tant que « guide » dans de nouvelles actualisations
géopolitiques ; les lumières du passé aident à (re)construire celles d’aujourd’hui. Certes, tout
concept a une histoire, mais la méthodologie généalogique s’abstient de creuser trop profondément
le contexte synchronique de ses prédécesseurs. La notion d’espace est pour eux stable à travers
l’histoire ; tout le monde se réfère à la même chose au point où l’on cache la conceptualité de la
géographie, sa définition spécifique. Le climat est sans conteste un phénomène de
l’environnement, car notre idéologie moderne l’envisage de ce point de vue : la nature est physique
15 Pour une lecture métacritique des présupposés idéologiques du tournant spatial, le fondement moraliste du
« géocentrisme », voir mon article sur la théorie des climats de Jean Bodin et la théorie « géocritique » de Bertrand
Westphal (Spavin 2012). 16 C’est le cas d’Irak qui rend à nouveau légitime (avec quelques modifications importantes) le travail des géographes
Halford J. Mackinder et Alfred Thayer Mahan. De ces deux géographes britanniques nous viennent les idées du
« heartland », la notion selon laquelle le vrai moteur de l’histoire se trouve dans les steppes eurasiennes (Mackinder)
et celle de l’importance des pouvoirs marines (Mahan). Voir Kaplan 2012.
R. Spavin 31
et non métaphysique ; le désir de trouver une généalogie nous conduisant à sélectionner les
éléments qui nous ressemblent. Il devient donc nécessaire d’effleurer la textualité des climats, afin
de laisser intacte leur matérialité. Les climats sont des outils de travail « objectifs »17 et non pas
des objets de discours manipulés par l’histoire, l’« idéologie » ou par le gré de l’énonciateur.
Le « bon usage » géographique d’Hippocrate
Afin de renforcer l’histoire matérielle de la géographie, la critique a cherché à réhabiliter
les véritables origines scientifiques du déterminisme environnemental, qui ne sont pas
péripatéticiennes, mais hippocratiques, médicales. En d’autres mots, une science et une géographie
se trouvent (quelque part) dans ce mode de pensée et, a foritori, dans sa forme originale. Si la
théorie des climats est née chez Hippocrate, qui n’étudiait en principe que la causalité entre
l’environnement et les maladies, l’objet de ses déterminations n’est jamais la société prise comme
un tout, mais l’homme, cet individu particulier, qui limite le champ d’observation à sa seule
constitution physique (Couzinet et Staszak 1998 : 14). En conséquence, pour Couzinet et Staszak,
les généralisations chez le médecin n’atteignent « jamais » la généralité des peuples, ni l’univers
politique, qui sont expliqués comme étant déterminés par les coutumes, ou les « nomoi ». Pourtant,
le traité Des airs, des eaux et des lieux, se caractérise par de nombreuses confusions importantes.
Malgré les conclusions restrictives qu’on peut en tirer, et malgré sa validité proto-scientifique,
Hippocrate tente néanmoins, par moments, de généraliser les peuples en fonction de la géographie :
« Vous trouverez, en règle générale, qu’à la nature du pays se conforment et le physique et le moral
des habitants » (XXIV, 7 cité par ibid.). Ainsi, il n’est pas « très clair » que, pour Hippocrate, le
17 L’obectivité revient à plusieurs reprises dans les commentaires sur les rapports géographiques-sociaux. Citons les
Larrères : « Le bon usage (de la nature) d’aujourd’hui doit être écocentré. C’est pourquoi nous avons besoin d’une
vision objective de la nature, informée par la science » (Larrère et Larrère 1997 : 19).
R. Spavin 32
déterminisme naturel n’agit que sur l’homme et non sur la société (ibid.). L’intention
généralisatrice est affirmée dès le début de l’ouvrage qui présente « de manière très structurée »
des lois déterministes que la deuxième partie est censée corroborer par des exemples divers
(Staszak 1995 : 143). Mais est-ce le cas ? La construction de l’ouvrage est moins « solide » dans
le « détail comme dans l’ensemble » qu’elle ne le paraît (ibid.) ; la diversité des exemples contredit
souvent la nécessité du déterminisme de la première partie. À bien des égards, la normativité du
déterminisme se déconstruit face à la diversité géographique, devant la variabilité du détail. C’est
pourquoi il s’agit plutôt d’une confusion de visées (médicale, géographique, anthropologique) qui
se mélangent et qui nous permettent de les réorganiser selon une continuité historique et une
précision disciplinaire. Couzinet et Staszak peuvent apprécier les contradictions qui abondent dans
le déterminisme climatique d’Hippocrate parce qu’ils mettent en scène les véritables limites
normatives de la théorie ; la pratique révèle l’hybridité entre les effets de la nature et ceux de la
culture18. Bien que l’intention officielle du traité hippocratique soit médicale, elle déborde les
limites de la classification des maladies pour s’intéresser à la diversité géographique.
De fait, l’attention critique privilégie les tentatives les moins systématiques et les moins
ambitieuses de la théorie des climats. Les origines de la géographie se trouvent dans les expressions
les plus ouvertes et les plus descriptives des espaces, sans aucune prétention normative, de peur de
révéler encore une autre expression « archaïque » de la situation politique des hommes. Même
Montesquieu et d’autres penseurs naturalistes de son époque se sont montrés capables de ne pas
réduire la complexité du social à la seule influence du milieu physique. On croit que ces tentatives
d’explication empiriques sont moins investies de forces rhétoriques, moins portées sur des idées
18 Couzinet et Staszak notent bien l’effacement qui s’opère entre le déterminisme naturel et le déterminisme culturel.
Dans un des exemples qu’ils citent, l’agression des peuples devient moins un effet de l’irrégularité climatique que le
résultat de la gouvernance, d’un « roi ». On aurait pu apprécier un meilleur développement de cette contradiction :
quel est le lien entre l’agression populaire, un gouvernant monarchique et un climat irrégulier ?
R. Spavin 33
qui soient en rapport avec l’organisation et l’équilibre des pouvoirs entre les hommes. Ainsi, une
dichotomie restrictive surgit dans l’histoire critique des théories des climats qui empêche, voire
« protège » des lectures rhétoriques de l’environnement physique : entre le traitement de la
« science », d’une part, et des « idées politiques », de l’autre, la balance penche en faveur d’une
éventuelle continuité entre la science moderne et les origines (et balbutiements) de l’empirisme du
savoir géographique (Staszak 1995), source tant convoitée de « validité ». La théorie des climats
ne renvoie plus à un univers politique comme chez Aristote et d’autres, mais s’avère bien résorbée
et corrigée par les « progrès » classificateurs du naturalisme des Buffon, Lamarck et, plus tard,
Darwin, qui s’inspirent des voyageurs, d’une diversité naturelle qui ne se réduit pas à une lecture
climatique du monde, divisée entre deux ou trois zones principales (Larrère et Larrère 1997 : 71-
81). Enfin, la « nature » des climats se précise en une géographie, un environnement, et doit
renoncer à une ambiguïté importante, celle de son moralisme, où l’on exprime une hiérarchie, un
ordre sociopolitique, à savoir une figuration climatique d’un « droit naturel » en vue d’une certaine
« réforme politique » (Edelstein 2009 : 3)19. Entre les deux versions de la nature qui marquent nos
conceptions épistémologiques de l’environnement — soit la nature comme artefact (natura
naturata) et la nature comme processus (natura naturens) — on oublie les ius naturale, c’est-à-
dire la nature métaphysique qui se distingue d’un espace conçu comme « matière » (Descartes),
ou comme « demeure », oikos écologique (Larrère et Larrère 1997 : 91)20. Or c’est précisément le
19 Le rapport entre la nature climatique et le droit naturel, soit une nature métaphysique, sera traité dans les chapitres
suivants. C’est une des ambiguïtés que la critique passe sous silence : le climat appartient à la géographie sans qu’on
considère une interprétation qui relève d’une abstraction juridique, politique et morale. 20 Selon Catherine et Raphaël Larrère, « On peut donc définir trois positions différentes (par rapport à la nature) : celle
qui place l’homme, microcosme dans le macrocosme, au centre de la nature, en position d’observation. Celle qui met
l’homme à l’extérieur de la nature, en position d’expérimentation et de maîtrise (la natura naturata). Celle qui réinscrit
l’homme dans la nature, sans position privilégiée, et qui le considère comme « un compagnon-voyageur des autres
espèces dans l’odyssée de l’évolution » (la natura naturans). Ces trois visions sont apparues successivement. La
première est typiquement grecque. La seconde est incontestablement moderne : elle sépare le sujet et l’objet, ouvrant
la possibilité d’une maîtrise expérimentale et technique. La troisième, enfin, est la plus récente : elle insiste sur notre
appartenance à la nature, elle y insère la relation de connaissance aussi bien que la technique » (Larrère et Larrère
R. Spavin 34
prétendu « géocentrisme » de la théorie des climats qui dissimule son évaluation de la vie politique,
réduite dans l’histoire du discours à une « idéologie » anthropocentrique et pernicieuse. La critique
reste sourde devant les dynamiques argumentatives qui peuvent se tapir dans la théorie des climats,
c’est-à-dire l’élément métaphysique qui est à rejeter, mais elle se montre loquace face au
fondement scientifique du discours, la dimension apparemment « logique » qu’on a du mal à
escamoter, surtout maintenant, lorsque les discours savants se cherchent des armes pour combattre
encore un autre problème historique, celui de l’« Anthropocène21 » et du changement climatique.
Le tournant écologique : chercher l’interface entre l’environnement et la culture
Plus près de nous, la question du climat et de l’instabilité écologique constitue une des
principales sources d’inquiétude pour la postérité humaine. Les réactions face à la crise
environnementale, écrit Dipesh Chakrabarty, saturent notre conception du présent (Chakrabarty
2009 : 197) et, ainsi que je l’avancerai, nous conditionnent à diriger nos représentations de
l’histoire géographique vers un débat anachronique. Ce sont ces préoccupations actuelles qui
approfondissent les liens causaux et scientifiques entre l’homme et son environnement, au
détriment des liens symboliques et poétiques. Elles peuvent occulter le genre de lecture que je veux
pratiquer, moins engagé par le présent que par le passé, portant sur des présupposés idéologiques
qui ne sont plus les nôtres. À l’heure actuelle, l’environnement, qui a tant façonné le devenir de la
civilisation humaine pour les historiens géographiques, manifeste des signes qui témoignent de la
réciprocité (dévastatrice) de la relation. L’environnement n’est plus une entité séparé de nous, mais
un « système Terre » dans lequel nous jouons un rôle considérable. Le tournant écologique, que je
1997 : 19). 21 « Proposé dans les années 2000 par des scientifiques spécialistes du "système Terre", l’Anthropocène est une prise
de conscience essentielle pour comprendre ce qui nous arrive. Car ce qui nous arrive n’est pas une crise
environnementale, c’est une révolution géologique d’origine humaine. » (Bonneuil et Fressoz 2013 : 9-10)
R. Spavin 35
ne pourrai me passer de commenter, devance et multiplie les ambitions géocentriques de l’histoire
environnementale en fabriquant une véritable machine de guerre contre les modes d’existence et
de productions qui contribuent à l’épuisement des ressources naturelles, à la déstabilisation de
l’écosystème. Les sciences, y compris les projections chiffrées des incidences humaines sur
l’environnement, figurent en tête dans cet appel à de nouvelles humanités écologiques.
Étroitement liées au besoin de répondre aux changements climatiques, les représentations
du rapport humain à l’environnement se caractérisent par une nouvelle ambition universaliste,
interdisciplinaire, mais subordonnée à la réalité scientifique, laquelle repose sur le fait que les êtres
humains sont devenus de véritables « agents géologiques » (Bonneuil et Fressoz 2013). Loin d’être
des affranchis des déterminismes naturels, les hommes sont des « acteurs » qui sont en train de
créer un habitat qui ne leur sera plus hospitalier, un avenir dans lequel ils n’y seront peut-être plus.
Les figures scientifiques qui traduisent la gravité de cet impact sur l’environnement visent à opérer
un changement moral chez l’humain, une réévaluation totale de son histoire, de ses croyances, qui
sont déterminées en grande partie par la modernité séculière, dont le principe de « liberté », issu
du libéralisme économique du XVIIIe siècle, se révèle peu avenant à l’égard des limites posées par
l’environnement.
Les évidences irréfutables concernant la toxicité grandissante de la planète nous incitent à
poser une question historique, à faire appel à d’autres savoirs qui puissent rendre raison de
l’actualité : comment en sommes-nous arrivés là ? Les historiens peuvent souvent s’accuser eux-
mêmes, se rappeler leur tendance à vouloir séparer l’histoire humaine de l’histoire naturelle. Dès
Hobbes et Vico, l’idée que l’on ne peut avoir de connaissance réelle que d’institutions civiles et
politiques, des constructions purement humaines, a contribué à faire de la nature, d’origine divine,
un abysse inconnaissable (voir Rossi 1984). L’historien Dipesh Chakrabarty nous rappelle
R. Spavin 36
l’importance de Benedetto Croce dans cette distinction séculaire entre l’histoire naturelle et
l’histoire humaine : la nature n’avait pas, pour les sensibilités historiques des XIXe et XXe siècles,
d’« intérieur » : les événements de la nature sont uniquement des événements, ils ne sont pas les
résultats d’un agir humain que l’historien peut retracer ; le rôle de celui-ci étant de s’introduire
dans une action, de discerner les processus de réflexion de son agent (ibid. : 203). D’autres
disciplines plus sociologiques et politiques au cours du XXe siècle ont contribué à la séparation de
l’homme de l’histoire naturelle. On peut penser au déterminisme géographique de Stalin au début
du siècle qui compare la faiblesse des influences environnementales avec la prépondérance des
influences historiques sur la civilisation ; les effets de l’espace et du climat sont perçus comme
originels, « lents », alors que l’histoire humaine est si rapide qu’elle n’a presque rien à voir avec
la « stabilité » géographique, constante, voire « anhistorique » (ibid. : 206). D’autres noms
importants s’ajoutent à cette liste peu réceptive à une pensée qui mêle la nature et la culture.
Durkheim, que nous avons déjà vu, définit son objet d’étude en le coupant de la nature ;
l’anthropologie sociale et culturelle est distincte de l’anthropologie physique. Même Freud sépare
l’homme adulte de son environnement, reléguant le « sentiment cosmique », le fait de se sentir en
corrélation avec le monde environnant, à une « illusion fusionnelle propre à l’âge puéril » (Freud,
Le malaise dans la culture, cité par Bonneuil et Fressoz 2013 : 50).
Or un pas important vers la reconnaissance historique des corrélations réelles entre la
nature et la culture se trouve dans les travaux de Fernand Braudel et Emmanuel Le Roy Ladurie.
Selon ces derniers, l’environnement n’est pas un simple arrière-plan devant lequel l’histoire
humaine se met en scène. Le climat a lui-même une histoire qui agit sur les actions humaines. La
Méditerranée et le monde méditerranéen à l’âge de Philippe II (1949) de F. Braudel est un des
premiers exemples de ce tournant spatial. La cyclicité et la répétition des saisons constituent un
R. Spavin 37
objet d’étude historique privilégié et révèlent une agentivité géocentrique dans les affaires des
hommes. Emmanuel Le Roy Ladurie, dont les recherches ont été remarquées par Braudel,
approfondit l’entrée de l’environnement dans l’histoire, reliant les événements marquants du
climat avec l’histoire sociale. Les crises de subsistance, les mauvaises récoltes et la météorologie
se montrent des champs inexploités par les marxistes qui n’insèrent pas la nature dans les forces
de production (voir « "Devenir historien du climat ?" » 2009). Certes, ces exemples d’histoire
climatique ne versent pas dans le déterminisme politique ou culturel, mais révèlent d’importantes
corrélations avec la constitution biologique des sociétés, avec la nature de la population, qui
s’avèrent prémonitoires d’inquiétudes actuelles. Les changements climatiques étudiés par E. Le
Roy Ladurie redoublent de pertinence face aux nouvelles catastrophes qui sévissent de plus en plus
sur les civilisations pauvres et côtières. Bien que son objet d’étude reste décidément climatique —
il fait l’histoire de la géographie et non pas des hommes — les instabilités naturelles qu’il décrit
nous préparent à considérer davantage leurs liaisons avec les instabilités sociales et politiques de
l’histoire humaine. Les changements climatiques nous obligent à repenser nos valeurs politiques à
l’échelle internationale, à réévaluer nos conceptions de la démocratie et de la souveraineté face à
la « dette écologique » des pays riches22.
Le livre récemment publié de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement
Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (2013), témoigne de la prise de conscience actuelle dans
les humanités autour du problème écologique. Leur objectif est de renchérir sur les études récentes
22 Une bibliographie déjà très riche existe sur les impacts écologiques face à la théorie politique et aux sciences
sociales, conçues selon des visées moins nationalistes que planétaires. La notion de dette écologique avancée par Rob
Dixon dans Slow Violence and the Environmentalism of the Poor (2011) invite à de nouvelles critiques de la
démocratie libérale, de la souveraineté nationale et du capitalisme. La « mondialisation » capitaliste n’est ni
universaliste ni collectiviste. Voir Gérard Mairet, Nature et Souveraineté (2013) et Peter Sloterdijk, Le Palais de
cristal. À l’intérieur du capitalimse planétaire (2006).
R. Spavin 38
sur la notion d’Anthropocène, conceptualisée pour la première fois en 2000 par Paul Crutzen,
chimiste de l’atmosphère et prix nobel pour ses travaux sur la couche d’ozone. Dans un article
publié dans la revue Nature, Crutzen utilise le terme plutôt expressif d’« Anthropocène » pour
caractériser, d’une part, les particularités de l’époque géologique actuelle, et de l’autre, pour
insister sur leur origine humaine, anthropogénique. Le terme est de plus en plus formalisé depuis
2000, réunissant un grand nombre de chercheurs de différentes disciplines, approfondissant
l’approche écologique qui avait, il y a quarante ans, « inscrit les activités humaines dans une
analyse du fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère » (Bonneuil et Fressoz 2013 : 36).
De manière décisive, l’encadrement humain de cette nouvelle époque sous l’enseigne
anthropocentrique doit acter l’annulation de « la coupure entre nature et culture, entre histoire
humaine et histoire de la vie et de la Terre » (ibid.). L’homme est à la fois la cause et la source
d’une éventuelle solution. Il s’agit donc de légitimer et de promouvoir ces approches qui tendent
vers un nouvel « universalisme »23 en imbriquant l’univers des hommes dans un macrocosme
organique.
Tout comme la pensée géopolitique qui se cherche des origines et de la légitimité dans le
passé, les références à de prétendus précurseurs de l’Anthropocène se trouvent également dans les
recherches de Bonneuil et Fressoz. Ces origines sont présentées comme des arguments
« historiques », comme pour retracer le pervertissement des divisions disciplinaires de l’époque
moderne. À part les Époques de la nature de Buffon qui propose un récit conjoint de la Terre et
23 Si la tentative universaliste peut sembler banale ou même gênante par rapport à nos soupçons postcoloniaux, je
suggère la lecture de l’article de Chakrabarty, déjà cité, intitulé « The Climate of History ». Chakrabarty explique bien
comment cet universalisme peut se concevoir en comparant l’histoire humaine des progrès libéraux et politiques avec
l’« histoire profonde » ou la « deep history » de Edward Wilson et de Daniel Smail qui pensent l’homme en tant
qu’une « espèce » qui dépend de certains paramètres écologiques qui rendent possible son existence : “These
parametric conditions hold irrespective of our political choices. It is therefore impossible to understand global
warming as a crisis without engaging the propositions put forward by these scientists. At the same time, the story of
capital, the contingent history of our falling into the Anthropocene, cannot be denied by recourse to the idea of species,
without the history of industrialization” (Chakrabarty 2009: 219).
R. Spavin 39
de l’homme, les auteurs se lamentent sur une généalogie perdue, où sont posées les corrélations
entre la société et l’environnement, abandonnée au profit de l’idéologie économique et industrielle
du XIXe siècle, promue entre autres par Charles Lyell, Jules Michelet et Jean-Baptiste Say
(Bonneuil et Fressoz 2013 : 45-50). Dans un entretien sur France Culture (le 11 novembre 2013),
Christophe Bonneuil évoque non seulement Buffon, mais Montesquieu, et ce serait « malgré » les
réflexions corrélatives de ces derniers que l’humanité est entrée dans l’Anthropocène, comme si
ces hommes des Lumières pressentaient déjà les impacts humains sur l’environnement. Cela
s’entend, Bonneuil fait référence à la théorie des climats, à une prétendue sensibilité « proto-
écologique » du baron. Sans que le contexte idéologique ou scientifique de ces philosophes soit
rigoureusement établi, il semblerait que la « forme » de l’Anthropocène, toujours indéterminée et
floutée, se concrétise dès que son appréhension se détecte dans le passé. Autrement dit, les
évocations de Buffon et de Montesquieu servent une fonction rhétorique ; ils ne sont pas lus pour
eux-mêmes, synchroniquement, mais ne sont pertinents que pour la cause militante du présent, le
besoin de changer les visions morales de l’homme vis-à-vis de son environnement, passé, actuel
et futur. L’Anthropocène se généralise et s’universalise, tout en subsumant n’importe quel penseur
qui pense en termes de lien ou de corrélation. Chakrabarty souligne bien la conceptualité
métaphorique de l’Anthropocène ; le mot tente de formaliser moins une certitude scientifique
avérée qu’un domaine de recherche toujours en devenir, embryonnaire et incertain (Chakrabarty
2013 : 210). C’est pourquoi l’histoire naturelle qu’il relate est non pas celle de la puissance et de
l’instrumentalisation de l’homme mais celle de son « impuissance » face à la complexité de la
nature, ce dont il a besoin pour survivre et ce qu’il doit préserver. On ne sait pas encore exactement
comment l’agir humain détermine l’environnement, mais les solutions écologiques dépendent
d’une réunification des énergies pour mobiliser les consciences et les gouvernements.
R. Spavin 40
L’Anthropocène comporte une dimension rhétorique et moraliste (voire spirituelle24) qui cherche
à changer nos visions de la terre et de notre rôle vis-à-vis d’elle.
Ces rappels à la pensée climatique du passé, bien que cursifs et superficiels, témoignent
d’une réticence plus profonde que mon projet veut dépasser. À côté du passé historique de la
pensée géopolitique, ces « réflexes » écocentrés contribuent à une tendance généralisée à se fermer
à la textualité des discours climatiques, à leur rhétorique en particulier. Ils sont instinctivement
subordonnés à une argumentation et à une cause écologique avant qu’ils soient rattachés à des
préoccupations plus historiques. L’ambiguïté politique du discours devient une origine
scientifique, se prêtant à des lectures généalogiques qui relient l’objet de discours à des formes
« objectives » et actuelles. Le travail de Jean-Patrice Courtois, spécialiste de la théorie des climats
de l’Antiquité au XVIIIe siècle25, s’inspire de ces tentatives modernes de réunir les humanités et
les sciences naturelles, en un effort philosophique visant à mieux appréhender les problèmes
écologiques. Dans ses analyses de la théorie des climats de Montesquieu, J.-P. Courtois insiste sur
les « corrélations » bilatérales entre l’environnement et la civilisation qui renchérissent sur les
projets de Catherine et Raphaël Larrère et de Philippe Descola, qui partent eux aussi d’une
ambition non seulement interdisciplinaire mais actuelle. Les crises environnementales, que ce soit
les « vaches folles » ou la menace de la montée des eaux, nous obligent à repenser notre place dans
la nature et non à l’extérieur, comme une entité distincte : « où s’arrête la nature, se demande
Philippe Descola, où commence la culture dans le réchauffement climatique, dans la diminution
24 Bruno Latour et Isabelle Stengers condensent leur appel à de nouvelles moralités écologiques par une ressuscitation
de « Gaïa », la déesse grecque de la terre. 25 J.-P. Courtois, qui a déjà beaucoup publié sur les climats au XVIIIe siècle, travaille présentement sur un livre intitulé
« Climat des philosophes — Essai sur la "théorie des climats" à l’Âge classique ». J’ai eu le plaisir d’assister à son
séminaire sur les théories des climats durant l’été 2013 à Genève. De manière sommaire, les corrélations
interdisciplinaires dont nous avons besoin pour mieux penser la nouvelle ère des « catastrophes » environnementales
se trouvent dans les modes de pensée scientifiques de Montesquieu. Si sa recherche porte davantage sur
l’épistémologie climatique de Montesquieu, la mienne porte davantage sur l’expression rhétorique des climats dans
l’Esprit des lois en particulier.
R. Spavin 41
de la couche d’ozone, dans la production de cellules spécialisées à partir de cellules totipotentes ?
On voit bien que la question [de la dualité nature-culture] n’a plus de sens » (Descola 2011 : 77).
À cet égard, lorsque les Larrère évoquent la théorie des climats de Montesquieu, ils sont soucieux
de ne pas la réduire à un déterminisme strict ; ils choisissent plutôt de mettre en avant une
« indexation » de la diversité des sociétés sur des données naturelles. « Les sociétés sont situées
dans un environnement naturel (dont le climat permet de faire une typologie) qui fait partie de
leurs caractéristiques propres, et qui a d’autant plus d’importance que les activités visant à la
subsistance occupent tout leur temps et ne leur laisse pas le choix d’une diversité des actions. »
(Larrère et Larrère 1997 : 92) Les successions historiques qu’établit Montesquieu entre différents
modes d’existences (chasseurs sauvages, pasteurs nomades barbares, agriculteurs sédentarisés) ne
sont pas tant matérialistes que « naturalistes » : « la subsistance ne détermine pas des formes
sociales, mais elle reste une règle à laquelle se rapporte l’échange qui, même en se généralisant,
c’est-à-dire en multipliant les possibilités de choix, continue à avoir rapport à l’usage, c’est-à-dire
à la nature » (ibid. : 92-93). L’attention critique nécessite ici un certain détachement du texte, une
considération écologique de cette nature qui n’est pas réduite, comme elle l’est, à des températures
binaires ou ternaires, à la manière d’Aristote. Bref, on essaie de gommer les caractérisations
textuelles de cette « nature » qui n’est pas tant « dissemblable » qu’épidictique et hiérarchisée26.
Une lecture plus textuelle que diachronique montrera assez clairement que les climats décrits par
Bodin, Montesquieu et Rousseau ne correspondent pas à la « multiplicité » des formes et procédés
de vie » que recèlent une « natura naturans » qui est « la diversité même » (ibid. : 15). Je veux
donc rappeler ce qu’on essaie d’oublier : dans les déterminismes climatiques de ces trois
26 La même scientificité qui a été attribuée au naturalisme de Bacon et de Buffon a été analysée rhétoriquement par
Fernand Hallyn. Si la nouvelle science cherche à évacuer tous les arts de discours de la science, tel le judiciaire, le
délibératif et l’épidictique, la rhétorique revient sous d’autres formes plus subtiles. Voir Hallyn 1999, ainsi que les
travaux sur Buffon de Jeff Loveland (2001).
R. Spavin 42
philosophes, ils organisent tous leurs théories selon un équilibre ou déséquilibre entre différents
modèles et finalités. Ainsi le « tempéré », le « froid » ou le « chaud » peuvent-ils se montrer
supérieurs les uns par rapport aux autres, en un ordre qui n’est pas nécessairement totalitaire, ni
voué à des visées impériales ou dominatrices, mais qui est le résultat d’une suite de généralisations
et de motivations politiques qu’il faut analyser en elles-mêmes. Or les tenants de la pensée
écologique le montrent bien, la question de la diversité géographique est trop complexe pour être
réduite à la seule causalité climatique. Entre le climat et l’influence réelle qu’il exerce sur les
hommes, il existe des processus de généralisation qui précèdent l’observation et qui changent les
prétentions à l’induction scientifique. Cela modifie également la signification des mots, y compris
la définition du concept de « climat » qu’il faudra maintenant aborder. En partant donc des discours
périphériques qui tiraillent les théories des climats vers des visées géopolitiques ou écologiques,
la définition de mon objet d’étude se précisera par une synthèse de méthodologies plus axées sur
la textualité des climats, sur un chemin menant à une clarification de ce que j’entends par
« symbole politique ».
La théorie des climats et la métonymie
Si la théorie des climats prétend que le « climat » détermine le comportement social et
politique des êtres humains, que signifie-t-on exactement par « climat » ou par « milieu » ? Bien
que superficiellement identifiée à une causalité scientifique, on verra que la théorie des climats
comporte, dans sa structure profonde, une disposition poétique relativement simple, mais
omniprésente. Ainsi, un premier constat à souligner est la division des climats en différents
paradigmes qui traduisent une certaine préférence ou énonciation, véritable « variable » rhétorique
et non scientifique.
R. Spavin 43
Dès Hippocrate, et malgré la scientificité qu’il inaugure, les lieux faisant partie de sa théorie
des climats sont dualistes ainsi qu’inégalement favorisés. Entre l’Europe et l’Asie, le partage
climatique sépare la diversité des hommes entre deux paradigmes de température, moins chauds
ou froids, mais « doux » et « rudes ». Si le climat européen est ponctué par les quatre saisons, son
irrégularité traduisant sa « rudesse », la douceur du climat asiatique s’explique par la régularité
saisonnière, la stabilité de la température au cours de l’année. Ainsi que le remarque Frank
Lestringant, le mouvement climatique de l’Europe a pour conséquence un mouvement perpétuel
de l’âme et du corps (motus) qui pousse les habitants « à des actions promptes et irréfléchies, qui
favorise, au lieu de la réflexion, la témérité et l’ardeur guerrière » (Lestringant 1993 : 208). À
l’inverse du motus européen, l’Asiatique s’avère plutôt sage, son tempérant étant dominé par la
quies et la prudentia, ou la quiétude et la prudence. La préférence entre les deux paradigmes est
nette pour l’habitant de Cos, plus près des côtes asiatiques que des bords européens. L’on peut
apprécier plus particulièrement la meilleure autonomie de l’âme asiatique, qui fait preuve d’un
détachement des dispositions physiques, alors que le motus implique une corrélation étroite entre
l’âme et le corps. Si l’inflexion épidictique change à travers les différents scientifiques ou
énonciateurs, ce qui reste constant est le rôle simplificateur du « climat » face au concept plus large
de « géographie »27. Même dans les systèmes théoriques les plus systématisés et les plus
complexes, comme celui de Jean Bodin, la signification du climat suit la même réduction
paradigmatique que l’on peut décrire comme métonymique. Souvent réduit à une question de
27 Un des apports importants de l’article de F. Lestringant pour cette étude est le retournement contre la théorie des
climats de ses propres armes déterministes, à savoir l’influence du lieu de production sur la théorie elle-même. C’est-
à-dire que la préférence accordée à la France par Bodin, à la Grèce par Aristote et à l’Asie par Hipprocrate est une
expression d’un certain chauvinisme régional. Or mon étude montera qu’il existe un revirement critique et
philosophique dans les prétendues favorisations des lieux de production.
R. Spavin 44
température, le climat ne s’exprime qu’en termes d’une « partie » d’une totalité de facteurs
environnementaux.
D’une part, le climat désigne en principe bien plus que la température, se référant à toutes
les variations atmosphériques d’une région. Durant le développement du savoir météorologique
de l’Ancien Régime, la situation n’est pas très différente non plus. Jean-Patrice Courtois note que
le sens du mot « climat » va « d’élargissement en élargissement » ; il signifie l’aire géographique
entre deux parallèles latitudinales jusqu’à ses conditions atmosphériques (Courtois 2007 : 157).
Anouchka Vasak insiste pour sa part que même durant la période classique, le climat est avant tout
un lieu, qu’il ne faut pas confondre avec la température (Vasak 2007 : 195). D’autre part,
cependant, dans la plupart des théories des climats, d’Aristote à Montesquieu, le climat veut dire
souvent la température, qui est quant à elle, binaire ou ternaire. Les hommes sont moins déterminés
par les variations atmosphériques que par la froideur ou la chaleur (ou parfois la tiédeur) de l’air
qu’ils respirent.
Dans la version rigoureuse qu’en fait Jean Bodin dans La méthode de l’histoire (1566),
toutes les complexités de son système cosmologique — que nous verrons en plus de détails dans
le chapitre suivant —, se réduisent de manière métonymique à une question de chaud, de froid ou
de tempéré, ce qui structure l’explication saisonnière et géographique :
Car la raison qui veut que la chaleur des entrailles soit plus grande en hiver qu’en été (ce
qui prouve suffisamment la vapeur qui s’échappe alors de la bouche fumante) vaut
également pour les hommes qui habitent au septentrion. C’est pourquoi en hiver les
hommes sont plus aptes à engendrer, et non pas plus lascifs, comme l’a écrit Aristote. En
été au contraire ils engendrent moins et sont plus lascifs, à cause de l’acidité de la bile jaune
qui, l’été, est plus abondante. De même les Méridionaux seront plus lascifs et les
Septentrionaux plus féconds. La providence divine a ainsi voulu que ceux qui ont plus de
facilité à engendrer aient moins besoin de volupté pour le faire, tandis qu’à ceux qui sont
moins riches en humeurs et en chaleur cette nature maternelle a voulu dans sa bonté donner
abondamment le stimulant de la volupté ; faute de quoi ils n’auraient pu ni propager leur
race ni même entretenir la vie civile. (Bodin 1566 : 87, je souligne)
R. Spavin 45
Entre autres, cet exemple de Bodin représente combien les associations auxquelles il arrive
peuvent paraître farfelues, « aventureuses ». Ce ne sera pas autrement chez Montesquieu deux
siècles plus tard. Or si le contenu des observations n’est plus scientifiquement valide — la vapeur
qui s’échappe de la bouche ne change pas de température —, elle renforce l’idée de base que c’est
le corps qui s’adapte à la température de l’environnement, commune à toutes les théories
climatiques, d’Hippocrate à Rousseau. Structurellement, la température du corps est ici déterminée
par son milieu climatique, mais un climat qui est réduit à deux températures, chaude et froide,
lesquelles sont peut-être plus aptes à formuler des oppositions et des correspondances que la
totalité de son système cosmographique. La citation témoigne d’un important dualisme symétrique
entre les températures qu’on retrouvera sous différentes formes jusqu’au XVIIIe siècle.
De même, les déterminismes climatiques assignent plus généralement une relation de
causalité entre le climat (c’est-à-dire la température dominante d’une région) et le caractère social
et politique des peuples. Un tel système de pensée ne peut fonctionner que par généralisation : la
variété des conditions atmosphériques se réduit en une température singulière (de chaud, de froid
ou de tempéré), de même que le caractère d’un peuple est condensé en une image type. Les deux,
climat métonymique et caractère stéréotypé, s’établissent en une relation de cause à effet. Chez
Montesquieu, la théorie des climats s’explique par une division de chaque région du monde entre
le nord et le midi où les habitants septentrionaux seraient plus libertaires que les habitants du sud
qui sont, eux, plus dociles à cause de la manière variable dont la température « excite les fibres de
l’homme »28. Rousseau, quant à lui, ne reprendra pas la même interprétation fibrillaire de
Montesquieu, mais s’appuiera plutôt sur la même opposition géographique en parlant de « langues
28 « On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y
font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a
plus de puissance. » (Montesquieu, De L’Esprit des lois, XIV, 1)
R. Spavin 46
méridionales » et de « langues du nord ». Dans les deux cas, une cristallisation s’opère autour du
terme « climat », qui est généralisé en une opposition binaire où la situation géographique est
pensée en termes métonymiques de froid ou de chaud. La température constitue un facteur
environnemental qui représente bien d’autres (l’air, le sol, l’humidité, l’altitude, etc.) et ce, malgré
les avancées scientifiques qui distinguent de mieux en mieux entre une diversité de facteurs
environnementaux tout aussi influents que la température29.
L’analyse s’avère difficile dans la mesure où il faut d’une part traiter de la dimension
« scientifique » de la théorie — elle participe sans aucun doute de l’histoire de la science et de
l’épistémologie30— mais aussi, d’autre part, de son indéniable illégitimité scientifique, laquelle
saute aux yeux des lecteurs modernes. Qu’on soit tenté d’approfondir ou les origines de
l’empirisme scientifique ou les idées politiques que les climats pouvaient dissimuler, les deux
niveaux de discours demandent à être précisés ensemble. En considérant les deux côtés de ce
dilemme, il est possible d’y apporter une analyse équilibrée, entre la scientificité et l’idéologie, qui
lui trouve de nouvelles possibilités d’interprétation.
29 Il convient sur ce point de rappeler qu’au XVIIIe siècle, la science de la météorologie connait des progrès fulgurants.
Qu’on pense au thermomètre (Fahrenheit en 1714), au baromètre (Torricelli dans les années 1650, perfectionné par
Hooke et Boyle), au pluviomètre (mis au point par R. Townley en 1677) et à d’autres, comme l’hygromètre (mesure
de l’humidité) ou l’anémomètre (mesure de la force et de la vitesse du vent), qui sont alors en cours de
perfectionnement (Vasak 2007 : 26). La connaissance du monde physique atteint un degré de scientificité inédit : la
nature devient le site d’expériences scientifiques, ce qui a l’effet double de la distancier et de la rapprocher de
l’homme. En effet, la nature est de moins en moins décrite en termes analogiques avec l’homme – on ne pense plus,
à l’instar de Sénèque, que la terre est comme un corps vivant. L’homme gagne une compréhension plus exacte du
fonctionnement physique du monde. Par là même, l’épanouissement du savoir scientifique insiste sur la diversité des
facteurs environnementaux ; le climat ou la température ne sont plus les seuls éléments de la nature qui intéressent le
scientifique. 30 Sur ce point, les synthèses d’Emmanuel Le Roy Ladurie sont importantes. Voir Histoire du climat depuis l’an mil
([1967]1989), Paris, Flammarion, 2 vol. ; Histoire humaine et comparée du climat (2004), Paris, Fayard.
R. Spavin 47
L’origine scientifique de la théorie des climats
Bien qu’on s’en serve depuis l’Antiquité, la théorie des climats peut apparaître « nouvelle »
et non pas « vieille » pour les philosophes de l’Ancien Régime. Nombreuses sont les études qui
expliquent la résurgence de la théorie des climats au XVIIIe siècle par son inscription dans la
nouvelle culture philosophique, fortement empreinte d’empirisme et de sensualisme31.
L’importance de Montesquieu l’emporte sur celle de Bodin dans la mesure où le baron, éclairé par
l’empirisme de la révolution scientifique débarrasse la théorie des climats de ses « absurdités »
cosmologiques (Pinna 1998). C’est pourquoi la scientificité de la version montesquienne a tant
attiré l’attention critique. Elle hérite d’une validité scientifique que l’on peut contextualiser dans
l’histoire de la « Nouvelle Science ». Selon Jean Ehrard, la théorie participe de deux tendances
philosophiques des Lumières : d’une part, elle fournit au spinozisme de l’époque l’apparence d’une
thèse qui se confirme par l’expérimentation et, de l’autre, elle rejoint l’hypothèse sensualiste selon
laquelle les hommes sont « passifs à l’action du milieu naturel où ils vivent », à savoir
« l’interprétation qu’en donnent fréquemment les disciples français de Locke » (Ehrard 1994 :
691). Qu’on songe à ce « matérialisme naturaliste » qui semble être invoqué par le déterminisme
climatique, lequel revient à admettre une « fatalité aveugle », où l’homme est réduit à une sorte de
« machine sans âme » (Casabianca 2008 : 449), dont le caractère et les capacités morales varient
selon certaines causes physiques. Rappelons ce sur point l’expérience de la langue de mouton dans
le deuxième chapitre du XIVe livre de L’Esprit des lois :
J'ai fait geler [la moitié d’une langue de mouton], et j'ai trouvé, à la simple vue, les mame-
lons considérablement diminués; quelques rangs même de mamelons s'étaient enfoncés
dans leur gaine. J'en ai examiné le tissu avec le microscope, je n'ai plus vu de pyramides.
À mesure que la langue s'est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever;
et, au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître.
31 Pour une étude qui porte plus précisément sur l’évolution scientifique de la théorie des climats chez Montesquieu,
voir Shackleton 1961 et Mercier 1953.
R. Spavin 48
Cette observation confirme ce que j'ai dit, que, dans les pays froids, les houppes nerveuses
sont moins épanouies: elles s'enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l'action
des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.
Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs; elle sera plus grande dans
les pays tempérés; dans les pays chauds, elle sera extrême. […] (XIV, II).
On ne peut expliquer ce recours à l’expérimentation sans y lire l’influence du mouvement empiriste
qui attache une grande importance à ce que toute théorisation, même politique, provienne d’une
auscultation scientifique du réel.
À certains égards, l’enthousiasme de Montesquieu pour les microscopes peut expliquer, du
moins en partie, le développement de sa théorisation des climats. Comme le met en évidence
Robert Shackleton, c’est en 1737 que le président de la Brède consulte Jean-Jacques Dourtous de
Mairan (1678-1771), célèbre scientifique du XVIIIe siècle, à propos de ces instruments pour
entreprendre ses propres expériences scientifiques. Celles-ci prolongent les observations que le
philosophe avait déjà documentées après ses voyages en Italie, où il commence à remarquer les
effets « nocifs » et même « létaux » de l’atmosphère romaine, particulièrement humide et polluée.
Cet aérisme, inductif et expérimental, se trouve notamment dans les essais qu’il écrit après ses
voyages en Italie. En 1732, il présente un essai qui s’intitule Réflexions sur la sobriété des
habitants de Rome comparée à l’intempérance des anciens Romains ; en 1733, il reçoit un prix de
l’Académie de Bordeaux pour La Nature et les propriétés de l’air. Grâce à ces textes, entre science
et récit de voyage, il est possible d’étudier l’empirisme de Montesquieu qui étudie de manière
inductive les effets de l’air sur la population romaine. Et sans que l’expérience s’applique de
manière extrapolative à toute l’humanité.
Il convient ici de mentionner les travaux de Denis de Casabianca qui a étudié les parallèles
entre l’évolution de la théorie des climats et les récits de voyage de Montesquieu. Une lecture
attentive de ces textes révèle une riche intertextualité médicale, notamment l’influence
d’Hippocrate sur le voyageur. La révélation est importante, d’autant plus qu’on ignorait depuis
R. Spavin 49
longtemps les véritables échos entre le médecin grec et la pensée du philosophe32. Le « médecin
voyageur » qu’est Hippocrate est comme un modèle pour Montesquieu qui semble mettre en
application directe les conseils d’observation donnés par le médecin. Ceux-ci impliquent surtout
la « formation du regard » qui exige que l’attention du médecin « s’efforce dans chaque lieu
d’embrasser ce qui s’offre à voir, d’avoir une vue de l’ensemble » ; la médecine consiste à affronter
les singularités et de pouvoir les « rapport[er] les unes aux autres » (Casabianca 2008 : 456). Cette
influence hippocratique explique, selon de Casabianca, la façon dont Montesquieu conçoit au fond
la législation. En effet, pour comprendre exactement l’état du lieu qu’on légifère, il ne faut pas
« regarder comme semblables des cas réellement différents » (L’Esprit des lois, préface).
D’ailleurs, il est de notoriété que la pensée politique de Montesquieu prête une attention
particulière aux caractéristiques qui distinguent entre des phénomènes particuliers. La postérité de
sa pensée retient cet aspect de son libéralisme qui permet une analyse de phénomènes sociaux et
politiques complexe en dehors de tout « esprit de système ».
Ceci dit, il est justifié de faire une analogie entre sa méthodologie législative et ses lectures
médicales qui l’ouvrent à la pluralité et aux singularités du réel. Or cette lecture, bien
qu’intéressante, remplace le déterminisme climatique de L’Esprit des lois par une version plus
empirique et plus conforme au libéralisme. Soyons clairs : la théorie des climats, telle qu’elle
s’exprime dans L’Esprit des lois, ne fait pas preuve de la même rigueur empirique que ses textes
de voyage. S’ouvrir aux singularités du réel et réduire la diversité humaine à la polarité froide-
chaude présente une contradiction importante qui change la façon dont on devrait lire l’ouvrage33.
32 De manière sommaire, R. Shackleton montre que Montesquieu avait une certaine connaissance d’Hippocrate ; il en
possédait des textes, mais on ne voit pas comment cette référence influe sur sa philosophie : « Nor is Hippocrates, the
progenitor of all exponents of climatic influence, absent from La Brède. For Montesquieu’s papers include two
extracts from his De aere, the first of them being in the hand of a secretary who appears to have served the President
between 1738 and 1741 » (Shackleton 1961: 307). 33 C’est ici que l’ouvrage peut déranger, car certains livres concordent parfaitement avec cette lecture pluraliste, voire
R. Spavin 50
Que les influences scientifiques sur l’évolution de la théorie des climats soient profondes, cela ne
fait aucun doute ; il est pourtant nécessaire de faire la remarque que le degré de scientificité change
radicalement dans L’Esprit des lois. Les conclusions que Montesquieu tire de ces voyages et celles
qu’il induit de la fameuse langue de mouton ne sont pas les mêmes.
La rhétorique de la scientificité
À l’époque de la publication de L’Esprit des lois, la polémique que l’ouvrage suscite atteste
déjà d’un important laxisme quant à son expression, peu scientifique du déterminisme climatique,
à savoir la « bijection » (Binoche 1998 : 139), ou équivalence, qui s’y trouve entre la température
et les institutions34. Même les penseurs les plus matérialistes de l’époque critiquent sa réduction
des facteurs géographiques, ce qui constitue pour eux non seulement un « manquement » de la
nature mais de la politique35. Encore que des lectures plus nuancées du véritable rapport entre les
climats et les institutions soient de nos jours possibles, il n’en reste pas moins que Montesquieu
est attaqué, à peu près sur tous les fronts, pour le manque de « scientificité » de sa théorie (ibid. :
139-142).
« hippocratique » de la législation. Je reviendrai à cette interprétation en présentant le concept d’« esprit de nation »,
développé dans le Livre XIX, que retient le plus souvent la postérité. Il est surprenant de constater combien ce livre
s’ouvre à une grande diversité de facteurs sociohistoriques et ce, à l’encontre de sa caractérisation binaire
froide/chaude. La réduction binaire des facteurs physiques peut-elle donc participer de cette même logique ? Ou bien,
doit-elle être lue différemment ? 34 Selon Dupin : « Ne serait-on pas tenté de croire que l’auteur ajuste ses principes à son gré et suivant ses besoins ?
S’il veut prouver les habitants du Nord sont une espèce de glaçon, il leur donne un chyle, une lymphe, des sucs
nerveux, et des fibres nerveux, et des fibres si maladroitement et si grossièrement fabriquées que l’individu en reste
dépourvu d’activité et de sentiment. S’il veut qu’ils soient vifs, chauds, pétillants, il les enivre » (Binoche 1998 : 139). 35 Tout au long du XVIIIe siècle, la pensée politique des matérialistes privilégie la pédagogie au déterminisme. Voir
sur ce point Benrekessa 1983, qui montre en quoi les matérialistes s’opposent au déterminisme climatique. Le
naturalisme de Bernardin de Saint-Pierre témoigne d’une certaine désuétude du déterminisme climatique : « Le climat
influe sur le moral, mais il ne le détermine pas ; et quoique cette détermination supposée soit regardée, dans beaucoup
de livres modernes, comme la fable fondamentale de la législation des peuples, il n’y a pas d’opinion mieux réfutée
par tous les témoignages de l’histoire » (Études de la Nature, Étude IX, cité par Vasak 2007 : 242). Et encore : « Ce
n’est donc pas le climat, conclut Bernardin, qui forme la morale des hommes ; c’est l’opinion, c’est l’éducation ; et
tel est leur pouvoir, qu’elles triomphent non seulement des latitudes, mais même des tempéraments […]. Le lieu, le
climat, la nation, la famille, le tempérament, ne déterminent donc nulle part les hommes au vice ou à la vertu. Partout
ils sont libres d’en faire le choix » (ibid. : 243).
R. Spavin 51
Malgré les expériences que Montesquieu entreprend lui-même, il faudrait reconsidérer la
nature réellement « inductive » des quatre livres de L’Esprit des lois qui expriment la version la
plus connue de sa théorie des climats. Les conclusions relatives aux caractères du nord et du sud
semblent provenir plutôt des sources intertextuelles que de ses propres expériences. L’influence
de John Arbuthnot est sur ce point incontestable. Tous les historiens des climats remarquent la
présence de ce médecin dans la pensée de Montesquieu, qui semble le copier, en effet, mot pour
mot. C’est l’abbé Dedieu qui démontre en premier cette ressemblance. Si Arbuthnot écrit : « Un
certain degré de chaleur, pas assez fort pour dessécher ou détruire les solides, allonge et relâche
les fibres ; de là l’abattement et la faiblesse qu’on sent dans les jours chauds »36 ; on retrouve chez
Montesquieu : « L’air chaud relâche les extrémités des fibres et les allonge. Mettez un homme
dans un lieu chaud, il souffrira une défaillance de cœur très grande ; sa faiblesse présente mettra
un découragement dans son âme » (Shackleton 1961 : 307). Montesquieu avait lu l’essai
d’Arbuthnot avant d’être parti en Italie, avant d’avoir fait ses expériences au microscope. Une telle
présence d’intertextualité doit miner l’intégrité scientifique de la théorie des climats, ses
extrapolations relevant moins de l’induction que de lieux communs. Mais l’importance de ce
constat est ailleurs. Le fait même qu’il tâche de faire ressembler sa thèse à la science, qu’il imite
au fond la scientificité, révèle les tactiques argumentatives du philosophe et montre ce qui, pour
lui, constitue la vraisemblance.
Dans son livre Météorologies : Discours sur le ciel et le climat, des Lumières au
romantisme (2007), Anouchka Vasak développe l’importance du sensualisme de Locke pour les
théoriciens du déterminisme climatique. Pour ces derniers, la principale opération logique est
36 Cette citation est tirée de l’essai de John Arbuthnot, An Essay concerning the Effects of Air on Human Bodies, publié
à Londres en 1733 et traduit en français en 1742. Montesquieu et Arbuthnot se connaissaient, même avant la
publication de L’Esprit des lois et on peut même croire que le président connaissait l’essai du médecin anglais avant
sa traduction (Shackleton 1961 : 307-308).
R. Spavin 52
« l’associationisme lockien » qui les aide à passer du réel physique à l’abstraction des idées, c’est-
à-dire l’origine sensuelle de toute pensée. Ce glissement entre le physique et le moral, qui s’inspire
directement de l’Essai sur l’entendement humain (1689), détermine la véritable « rhétorique » du
déterminisme climatique, ce qu’A. Vasak a raison de souligner, d’autant plus que l’associationisme
a sa place dans le traité Des Tropes (1730) de Dumarsais37. Ici, le rhéteur souligne surtout le lien
entre le divers et le semblable : si le processus prétend faire face à la diversité du monde sensible,
c’est en fait pour retrouver son identité. L’associationisme consiste à partir de la diversité du réel
sensible à des « idées factices » et ensuite à l’abstraction. Celle-ci « suppose la comparaison
préalable, qui, sous l’apparence de la reconnaissance du divers, vise à retrouver le semblable »
(Vasak 2007 : 197). D’où la rhétorique de la comparaison qui, chez la plupart des théoriciens des
climats, permet de comparer sans cesse les peuples du chaud avec ceux du nord, afin d’arriver à
un « modèle ».
Autrement dit, si, pour A.Vasak, Montesquieu se sert de la théorie des climats pour
affronter la diversité humaine, il le fait pour avancer un modèle ; la diversité du réel étant soumise
à l’argumentation de l’identité. Par conséquent, la « scientificité » est le moyen par lequel on
avance une thèse, conforme aux critères de vraisemblance de l’époque, lesquels sont délimités par
Locke et le discours matérialiste. Pour utiliser les mots de Pierre Bourdieu, il conviendrait donc de
s’interroger non pas sur la vérité des thèses concernant les climats, qui est nulle, mais sur « la
logique du mode d’argumentation […] pour produire un effet de vérité » (Bourdieu 1982 : 227).
Quand les climats deviennent non la thèse, mais un effet de vérité, l’interprétation devient plus
ardue, car il faut repenser en quelque sorte sa signification. Le déterminisme climatique n’est pas
37 « L’Essai sur l’entendement humain de Locke connut une fortune extraordinaire et semble avoir déterminé le champ
théorique dans son ensemble, d’autant que sensualisme et matérialisme ne sont pas incompatibles. Quoi qu’il en soit,
l’influence du sensualisme lockien sur la rhétorique française est manifeste, et explicite […] » (Vasak 2007 : 197).
R. Spavin 53
en soi la théorie, mais la forme d’une thèse qu’elle aide à légitimer, à rendre plus vraisemblable.
Je renvoie encore à P. Bourdieu :
La théorie des climats est en effet un remarquable paradigme de la mythologie
« scientifique », discours fondé dans la croyance (ou le préjugé) qui louche vers la science
et qui se caractérise donc par la coexistence de deux principes entremêlés de cohérence :
une cohérence proclamée, d’allure scientifique, qui s’affirme par la multiplication des
signes extérieurs de la scientificité, et une cohérence cachée, mythique dans son principe.
Ce discours à double jeu et à double entente doit et son existence et son efficacité sociale
au fait que, à l’âge de la science, la pulsion inconsciente qui porte à donner à un problème
socialement important une réponse unitaire et totale, à la façon du mythe ou de la religion,
ne peut se satisfaire qu’en empruntant les modes de pensée ou d’expression qui sont ceux
de la science (ibid. : 228)
La « rhétorique de la scientificité » qui correspond pour Bourdieu à ce qu’il appelle « l’effet
Montesquieu » est une sorte de science fourbe que le vrai scientifique (soit le sociologue) doit
chasser de sa discipline (tellement elle y est présente). Elle consiste à produire un « discours à
réponse » sur la diversité humaine qui emprunte des modes d’expressions plus « légitimes »,
comme la science, sans qu’elle définisse sa propre méthodologie à elle, sans qu’elle devienne elle-
même véritablement « empirique ». On comprend mieux la virulence avec laquelle Bourdieu
critique la démarche de Montesquieu.
De façon générale, il semblerait qu’il existe deux programmes de cohérence dans la
scientificité des climats, dont une se réclame de la diversité et l’autre avance une argumentation
plus « cachée » qui recherche l’universel. Dans le cas de Montesquieu, le déterminisme climatique
est au moins double, surtout si on fait abstraction du reste de l’ouvrage, notamment du livre XIX
: Montesquieu invoque la théorie des climats pour, d’une part, prouver la diversité naturelle des
hommes et, de l’autre, cibler une région géographique idéale, propice à un mode de gouvernement
« modéré ». Voici ce que dit A. Vasak, qui trouve ce modèle dans le « tempéré », même si la
théorie des climats est essentiellement binaire et non ternaire (Vasak 2007 : 247-252)38. Et si on
38 Je remettrai en question cette lecture qui accorde trop de place au « tempéré » dans la théorie des climats de
Montesquieu. La théorie oppose la froideur et la chaleur, et c’est très clairement le froid qui domine le chaud. S’il y
R. Spavin 54
oublie le fait que L’Esprit des lois est un ouvrage politique avant d’être une enquête sociologique,
on peut interpréter le sens caché de la théorie des climats, à la suite de P. Bourdieu, comme une
expression de la sexualité39!
Afin de trouver cette « mythologie » cachée, je me propose de lire la théorie des climats
non seulement comme une rhétorique de la scientificité, mais à la manière d’une rhétorique tout
court qui s’affronte à des questions plus larges, telles la diversité humaine et la philosophie
politique. Car si on limite la rhétorique des climats à la science, on ne sonde que ce qu’elle imite
de superficiel ; l’analyse se réduirait à un jugement de ses défauts. Ce faisant, on ferme la
rhétorique à toutes ses possibilités de lecture et réduit par là même son potentiel d’intertextualité,
soit l’intérêt précis de mon étude.
La rhétorique et le savoir anthropologique
Quoi qu’il en soit, la théorie des climats fait partie des discours qui tentent de faire sens de
la diversité humaine. La scientificité de la théorie des climats doit également être lue à l’aune de
cette fonction « anthropologique », ce savoir qui essaie d’appréhender l’unicité de l’être humain à
travers la pluralité de ses manifestations culturelles40. Ainsi, la causalité qu’établit la théorie des
avait un « modèle », ce serait le froid ; une lecture qui dit autrement lit trop dans le fait de « tempérer » les vices d’une
nation, qui n’est pas une température pour Montesquieu, mais une action qui découle de l’effet positif des lois (lois
dont la forme naturelle se trouve dans les pays du nord). 39 Pour Bourdieu, c’est le rapport à la femme et à la sexualité qui gouverne la mythologie cachée du déterminisme
climatique : « On voit que, à travers l’opposition principielle du masculin et du féminin, le rapport à la femme, et à la
sexualité, gouverne cette mythologie qui, comme c’est souvent le cas, est le produit de la combinaison de fantasme
sociaux et de fantasmes sexuels socialement instruits » (Bourdieu 1982 : 235). Ainsi, c’est la sexualité latente qui
informe en profondeur sa caractérisation des climats. Mais je ne suis pas d’accord. Pour la science de l’époque, dont
les limites sont grandement déterminées par le matérialisme, la sexualité n’est pas une mythologie qu’il faut
dissimuler. Il suffit de lire les ouvrages de La Mettrie qui font du sexe un pilier du savoir philosophique. À bien des
égards, les pornographes sont matérialistes ; la sexualité fait partie intégrante de leur conception de l’homme, ce qu’ils
veulent libérer des préjugés théologiques. Le fait que Montesquieu caractérise les climats de manière sexuelle n’est
pas incompatible avec la rhétorique de la « scientificité » que Bourdieu veut dévoiler. À mon sens, il faudrait creuser
plus profondément avant de s’arrêter au sexe. Les climats participent d’un dispositif de vraisemblance et cachent un
autre système de cohérence, certes, mais il vaut mieux trouver cette cohérence dans les préoccupations théoriques de
Montesquieu qui ne sont pas sexuelles, mais politiques. 40« L’anthropologie, quant à elle, par le moyen de la comparaison, de la généralisation et du passage à la mise en
R. Spavin 55
climats entre le physique et le moral, soit sa rhétorique lockienne, s’inscrira dès lors dans ce que
George Gusdorf appelle « le propre de l’anthropologie », où sont liées l’étude anatomique de
l’homme et l’étude psychologique (Crépon 1996 : 39)41.
En s’ouvrant au savoir anthropologique, même à ses formes les plus primitives, comme
chez Voltaire et Buffon, on peut mieux comprendre les difficultés et les écueils du déterminisme
climatique. D’emblée, on remarque un des défauts les plus importants de la théorie qui est de
présenter sous des formes scientifiques, voire cartésiennes, ce qui n’est que relatif et
vraisemblable. En dépit du caractère empirique de la plupart des enquêtes anthropologiques du
XVIIIe siècle, qui se basent en grande partie sur la littérature de voyage, la tentative de décrire et
d’expliquer la nature humaine dépend de trop de facteurs variables pour se réclamer de l’absolu.
Ainsi que l’œuvre de Buffon le met en évidence, le savoir anthropologique est foncièrement
invérifiable par sa nature provisoire42. On ne sait distinguer du vrai ou du faux tellement les
hommes (tant les observateurs que les observés) changent au fil de l’histoire, ce qui fait que toute
tentative d’arrêter une explication de la diversité humaine doit faire face aux « difficultés du
partage entre les faits et les fables » (ibid. : 55). Selon M. Crépon, bon nombre d’écrits d’ambition
anthropologique sont en conséquence hantés par des processus de caractérisation, dangereusement
forme théorique, met les résultats de l’investigation ethnologique au service d’une ‘connaissance générale de
l’homme’ » (Bonte et Izard 1991 : VII). 41 Marc Crépon explique comment le savoir anthropologique n’était que très peu développé entre le XVIIe et XVIIIe
siècles en raison de l’héritage de Descartes qui jetait un discrédit sur l’étude des mœurs. Selon lui, la métaphysique
cartésienne « pèse d’un poids extrêmement lourd dans la nouvelle organisation du savoir. L’écart irréductible entre
les vérités absolues de la métaphysique et les connaissances relatives — vraisemblables , et donc douteuses, quand
elles ne sont pas tenues pour fausses — fait de l’étude de la diversité humaine, dans le meilleur des cas, une
connaissance accessoire, utilitaire […] » (Crépon 1996 : 66). Pour une attention différente, M. Crépon concède que
les débats philosophiques qui accompagnent les missions des Jésuites en Chine, et surtout la pensée de Leibniz,
témoignent d’un réel essor anthropologique. Voir sur ce point Duchet ([1978), Anthropologie et histoire au siècle des
Lumières : Buffon, Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, Paris, Flammarion. 42 « Buffon n’a de cesse de le répéter : on ne peut accorder à son travail aucun caractère définitif. Le savoir de
l’anthropologue est, par essence, provisoire. Est-ce le propre de tout discours sur la diversité humaine ? Des langues,
des nations, des religions, n’y a-t-il jamais de connaissance suffisamment assurée pour être définitive ? » (Crépon
1996 : 55)
R. Spavin 56
généralisateurs. L’auteur s’attaque à ces discours qui ne se contentent pas de décrire et d’expliquer
la diversité humaine, mais qui procèdent à sa généralisation par le biais de stéréotypes. Dans la
plupart des textes qu’étudie M. Crépon, de Leibnitz à Hegel, ces stéréotypes correspondent en
majeure partie à la nation et à la race, c’est-à-dire des systèmes d’organisation qui tiennent souvent
aux déterminations géographiques et climatiques43. Pour lui, la philosophie de la diversité humaine
sombre trop souvent dans la formation de caractères, la cause d’une certaine violence non
seulement contre les « objets » de ces préjugés, mais aussi contre les « sujets » qui, au lieu de
produire du discours philosophique, rejoignent l’opinion commune.
L’analyse du discours anthropologique, qui constitue durant l’Ancien Régime un
« véritable genre littéraire » (ibid. : 12), doit s’armer d’une connaissance de ses structures
rhétoriques. Il nous faut une typologie des différents schèmes de représentation qui orientent la
manière dont on décrit, explique, voire programme la diversité humaine. M. Crépon énumère ces
types de représentation de la diversité comme suit :
1. La première représentation de la diversité humaine consiste à formuler un modèle, où une
catégorisation de l’humanité est érigée en norme, à l’aune de quoi tous les hommes sont
décrits et jugés. Les représentations de ce genre se tiennent en général à la description et à
l’explication de la race normative. Elles ne formulent ni un programme ni une destination
qui soient au-delà de l’existence effective du peuple modèle (ibid. : 24).
2. Le deuxième type de représentation s’articule autour de la spécificité identitaire des
peuples et part du principe « que chaque peuple tient de son origine, de son histoire ou de
sa langue, une essence qui fait sa singularité, irréductible à toute autre et incomparable »
(ibid. : 24, je souligne). En effet, dans cette représentation, on se réclame de l’identité en
rendant toutes les caractéristiques d’une culture des « déterminations d’essence » (ibid.).
La langue, la religion et les mœurs ne sont plus des traits accessoires d’un peuple, mais des
traits qui déterminent l’authenticité d’un peuple. En effet, il n’est pas difficile de voir que
les discours patriotiques prennent naissance dans ce type de représentation.
43 L’expression « géographies de l’esprit », qui apparaît dans le titre de l’ouvrage de M. Crépon, empruntée à Hegel,
signifie « l’ensemble des discours suggérant une détermination particulière de l’esprit qui inclut des facteurs
climatiques, géographiques, des façons de penser relatives aux différents peuples ou, du moins, interrogent cette
relation » (Crépon 1996 : 20).
R. Spavin 57
3. Par opposition au patriotisme, le troisième type de représentation est le cosmopolitisme qui
voit dans la singularité d’un peuple une caractérisation accessoire qui risque de dissimuler
la grandeur de l’espèce humaine, capable de transcender toutes les frontières culturelles.
Dans l’explication cosmopolite, « il ne s’agit plus de rendre compte de l’origine de la
diversité pour lui donner un statut métaphysique ou historique, mais de la justifier en
montrant qu’elle ne constitue pas un obstacle à l’espérance d’un devenir cosmopolite
(universel) de l’humanité » (ibid. : 27).
4. Ensuite, le messianisme ou l’impérialisme se conçoit comme l’amalgame des trois types
précédents. Ainsi, il relève d’abord du modèle, en ce qu’une culture est représentée comme
supérieure aux autres, d’où aussi son « patriotisme », qui rend essentielles ses
caractéristiques. Mais cette représentation se confond également avec le cosmopolitisme :
l’idéal humain est connu grâce à la supériorité spécifique de la culture en question, dont le
peuple est l’incarnation de cet idéal. Dans cette représentation, l’incarnation est interprétée
en termes d’avènement et de progrès : avant quoi, l’humanité se trouve dans un état qui fait
défaut et qui a besoin d’être sauvée.
5. Le dernier type de représentation échappe à la rhétorique des caractérisations en s’efforçant
de n’étudier chaque culture que pour elle-même et en se limitant à la description et à
l’explication. Pour clarifier ces différents schèmes de représentation, M. Crépon les résume
face à la question de la langue, fondamentale pour comprendre la diversité humaine :
Le premier type fait de certaines langues (par exemple le français) et des prouesses
expressives qu’elles autorisent un signe d’excellence. Le second voit en elles le
noyau privilégié d’une identité parfois menacée, qu’il convient alors de protéger.
Le troisième type — cosmopolite — est conduit, au contraire, à minimiser
l’importance des langues pour éviter qu’elles ne se présentent comme un obstacle
au projet universel. L’universalité de la pensée transcende la différence des langues
— différence accessoire qui ne résiste pas à la traduction. Quant à la représentation
messianique, elle fait simplement de la langue l’un des critères majeurs de
l’élection. Dans tous ces cas de figure, les langues sont moins étudiées pour elles-
mêmes qu’à des fins argumentatives — patriotiques, cosmopolites ou
messianiques. Dans le cinquième type, au contraire, c’est une toute autre approche
des langues qui est proposée. Avant tout usage ou classification, il s’agit d’étudier
chacune d’elles pour ce qu’elle est, d’en comprendre la grammaire et la sémantique
(ibid. : 31, je souligne).
Avec une telle classification argumentative, on voit mieux le double régime de sens que peut
receler la théorie des climats. Sa rhétorique peut invoquer un, voire plusieurs de ces types de
représentation, sous prétexte d’une connaissance empirique de la diversité humaine. Or seulement
le dernier type de représentation, où sont recherchées « la grammaire et la sémantique » d’un
peuple ou d’une culture, donne lieu à un empirisme qui l’emporte sur l’organisation et la
généralisation interculturelles. Dès que l’analyse travaille moins sa connaissance d’un peuple en
R. Spavin 58
particulier que sa mise en système d’une pluralité de peuples, soit sa manière de généraliser, on a
plutôt affaire à une « fable »44, aux fondements idéologiques, dont les thèses peuvent être
catégorisées dans un des quatre premiers types de représentation ci-dessus.
Par le biais de ces types, la théorie des climats peut être analysée d’une manière encore
plus rhétorique, où sa dualité est moins mythique, cachée derrière une science, mais argumentative,
faisant partie d’une catégorisation topique de différentes visées idéologiques, communes à d’autres
discours sur la diversité humaine.
Le caractère climatique et le stéréotype
Pour une compréhension plus exacte des processus de discours que je retrouve dans la
rhétorique des climats, il faut creuser encore plus profondément que le discours anthropologique.
Lorsqu’on considère la nature stéréotypique des déterminismes géographiques en elle-même —
ce qui frappe le plus notre sensibilité moderne45—, on accède à la constitution doxologique des
caractères climatiques, à savoir la manière dont ceux-ci participent des « représentations
collectives à travers lesquelles nous appréhendons le monde » (Amossy 1991 : 9), y compris la
diversité humaine.
La stéréotypie éclaire certains aspects difficiles des déterminismes climatiques, surtout si
on essaie de les étudier à travers leur histoire, qui n’est pas nécessairement intertextuelle, mais
« préfabriquée » par un certain imaginaire collectif, socialement déterminé. De fait, la tentative de
retracer l’origine du stéréotype dans une longue suite de textes, en dehors de cet imaginaire,
44 « La fable n’est, pour Aristote, rien d’autre que le ‘système des faits’ ou ‘l’agencement des faits en système’. »
(Hallyn 1987 : 15) 45 À l’époque actuelle, on a montré que les caractérisations que l’on retrouve chez Montesquieu ne sont jamais
complètement disparues. Dans un article publié dans le Journal of Personality and Social Psychology, une équipe de
psychologues a étudié de jeunes étudiants de 26 pays différents pour montrer que les hypothèses de Montesquieu
existent toujours, sous forme de « stéréotype ». Les habitants du sud sont plus émotionnellement expressifs que ceux
du nord (Pennebaker, Rimé et Blankenship 1996).
R. Spavin 59
d’Aristote jusqu’à Dubos par exemple, serait certes révélatrice, mais peu utile pour l’analyse. Par
définition, le stéréotype n’a jamais un auteur ou une source, puisqu’il se constitue par sa nature
collective, partagée. Un stéréotype est à la portée de tout le monde pour toutes sortes d’argument.
Le même stéréotype ou caractère climatique peut changer en fonction de différents contextes
sociohistoriques, qui le réactivent selon différentes visées ou programmes idéologiques.
C’est justement pour cette raison que P. Bourdieu remet en question la véritable importance
des sources « intertextuelles » de la théorie des climats de Montesquieu. Selon lui, il existe déjà de
nombreuses études, fort érudites, qui démontrent sa trajectoire discursive, mais qui manquent la
vraie nature rhétorique — « stéréotypique » dirais-je — de la théorie :
Montesquieu n’a pas eu besoin d’Aristote, ni de Bodin, ni de Chardin, ni de l’abbé Du Bos,
ni de Arbuthnot, ni d’Espiard de la Borde, ni de toutes les « sources méconnues » que les
érudits n’en finissent pas de découvrir, pour produire les principes fondamentaux de sa
« théorie » des climats : il lui a suffi de puiser en lui-même, c’est-à-dire dans un inconscient
social qu’il avait en commun avec tous les hommes cultivés de son temps et qui est encore
au principe des « influences » que ceux-ci ont pu exercer sur lui (Bourdieu 1982 : 237).
L’objet de son reproche ici est, du moins en partie, la nature du stéréotype, qui dépend d’une
doxologie définie par un certain contexte sociohistorique et non par des sources intellectuelles qui
transcenderaient l’histoire. En cela, user de stéréotypes n’a absolument rien de savant ou
d’empirique, car ils perpétuent l’opinion commune au lieu de la remettre en question en vue d’un
savoir plus définitif. Par la répétition de la doxa, les stéréotypes semblent renforcer l’ordre établi,
ou « l’ordre traditionnel »46, ce qui va à l’encontre de toute réflexion philosophique.
46 P. Bourdieu critique cet aspect de la théorie des climats de Montesquieu comme une source d’immoralisme : les
lois les plus injustes sont acceptées puisqu’elles sont dictées par le « produit d’une longue série de causes et d’effets »,
ce qui l’emporte sur le « mieux théorique », qui ferait de ces lois une « erreur politique » (Bourdieu 1982 : 238). Mais
cette lecture de la doxa chez Montesquieu est très réductrice. On pourrait retourner son argument contre lui-même :
ne lit-il pas les climats de Montesquieu à la lumière de leur postérité, celle de « l’Anthropo-géographie de Ratzel à la
Geopolitik », c’est-à-dire une situation sociohistorique et une doxologie tout à fait différentes que celles de
Montesquieu ?
R. Spavin 60
Cependant, les théoriciens du stéréotype ne seraient pas tous d’accord sur ce point et
supposer que Montesquieu en employait sans s’en rendre compte risquerait encore de limiter la
portée de sa rhétorique climatique. Ruth Amossy, pour sa part, se montre particulièrement sensible
à la possibilité de lectures ironiques du stéréotype et fait appel à sa « bivalence » dès le premier
chapitre de son livre Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype (1991). Recourir aux stéréotypes
peut aussi vouloir dire qu’on en est conscient, qu’on se positionne nécessairement au-dessus de la
doxa. En effet, si la pratique de la stéréotypie transcende les cultures et les époques, offrant des
images préétablies pour les membres d’une communauté, la conscience de la stéréotypie est
relativement nouvelle47. Le passage du type à un stéréotype peut être invoqué pour des raisons
souvent critiques et qui ne réaffirment nullement le statut quo.
L’argumentation du stéréotype peut bénéficier d’un autre discours théorique, qui lui est
étroitement lié, mais qui porte davantage sur l’idée de diversité humaine et de sa représentation.
Souvent employée dans les études littéraires qui analysent les représentations du caractère national,
les études d’imagologie offrent des aperçus particulièrement opératoires. La discipline se définit
pour Jean-Marc Moura comme l’étude de l’« ensemble d’idées sur l’étranger prises dans un
processus de littérarisation, mais aussi de socialisation » (Moura 1992 : 275) ou bien de la façon
dont la représentation de l’étranger participe des fantasmes littéraires et sociaux des consciences
qui « rêvent » de l’altérité. La doxa est ainsi adaptée à un discours particulier de la littérature, à
savoir l’image de l’étranger. Parler en termes d’image peut être utile dans la mesure où elle rend
mieux compte de la créativité littéraire. Si la topique relève de l’opinion commune, elle se définit
47 En effet, le deuxième chapitre du livre de R. Amossy, « Type ou stéréotype ? », montre comment le XIXe siècle a
pu passer d’un type à un stéréotype à travers une conscientisation des excès abusifs et déformants du type. Mais je ne
suis pas d’accord que la conscience du stéréotype soit limitée au XIXe siècle. Rien n’empêche que la topique
aristotélicienne ne se montre consciente d’elle-même, que certains usages « créatifs » de la topique n’existent à tous
les stades historiques, ainsi qu’on le verra au chapitre précédent au sujet de la Renaissance.
R. Spavin 61
comme le savoir généralement partagé sur le réel. Les lieux communs sont vraisemblables parce
qu’on les croit suffisamment proches de la réalité des choses pour les utiliser dans notre
compréhension logique du monde. En revanche, l’imagologie s’en distingue en ce qu’elle convient
mieux à l’imagination littéraire qui a tendance à déformer le commun, le rendre autre. J.-M. Moura
précise que l’image que recherche l’imagologue dans la représentation littéraire n’est ni
analogique ni optique. Ces mises en garde sont importantes à rappeler. Le terme « image » est
relatif à l’imagination, et non à la perception visuelle du réel. En effet, l’imagologie n’a rien à voir
avec le réel ; elle possède sa propre logique qui est non-congruente à l’égard de la réalité historique.
Sa rhétorique comporte en ce sens son propre système d’analogie, de métaphore et de symboles,
légitimant, d’une part, sa lecture « poétique » et, de l’autre, délégitimant sa lecture « logique »48.
De plus, J.-C. Moura invoque la philosophie de l’imagination de Paul Ricoeur qui distingue
entre deux axes. D’une part, l’imagination reproductrice, telle que l’image est perçue par un auteur
et, de l’autre, l’imagination productrice, telle que l’auteur crée l’image et la modifie
indépendamment de la perception originelle de la réalité (Ricœur 1987 : 216). L’imagination
productrice est privilégiée, car l’image s’avère une création consciente, libre de la perception,
recréée selon la sensibilité de l’auteur. Qui plus est, elle a l’avantage d’expliquer si le sujet de
l’imagination est capable ou non de prendre une conscience critique de la différence entre
l’imaginaire et le réel (Ricœur 1987 : 278). De là, J.-C. Moura s’appuie sur les thèses de P. Ricœur
pour conclure qu’un auteur peut toujours imposer un mythe de l’étranger à l’imaginaire social. Ce
mythe peut être soit idéologique soit utopique, fondant ainsi la tension sur laquelle repose
48 Cette dernière remarque s’inspire des recherches de Fernand Hallyn qui étudient la portée de la poésie dans les
œuvres dites « scientifiques ». Au-delà de ce que fait l’épistémologue qui ne s’attarde qu’à la forme finale d’une
théorie, sa forme la plus« logique », le poéticien de la science cherche à révéler le moment de l’abduction, c’est-à-dire
le moment de la constitution de l’hypothèse, où « toutes les opérations par lesquelles des théories et des conceptions
sont engendrées » (Hallyn 1987 : 9). Pour F. Hallyn, il existe une créativité et une imagination inhérentes à l’esprit
scientifique qu’il convient de lire de manière poétique.
R. Spavin 62
l’imaginaire social. Celui-ci se trouve ballotté entre une fonction d’intégration et de réaffirmation
de l’ordre social (pôle idéologique) et une fonction de subversion et de contestation (pôle
utopique). Entre la rhétorique de la scientificité et les possibilités épidictiques du stéréotype, il
convient de trouver un terme qui puisse réunir ces différents processus de discours. Sans choisir
entre le réel et l’imaginaire, ou délimiter une conscience purement « littéraire », le symbole peut
constituer un outil qui fonctionne entre les deux.
Le climat et la notion de symbole : entre la science et la politique
Le terme de symbole, qui réapparaîtra à plusieurs reprises dans mon projet, constituera un
outil théorique de base pour décrire le fonctionnement rhétorique du climat dans différents
contextes discursifs. Son point fort est de fournir un moyen opératoire et flexible de parler de la
nature éventuellement « figurative » du climat, sa capacité à ne pas être une simple température en
particulier, mais bien autre chose, de plus général, voire universel. Il mérite d’être défini de
manière simple49. Précisons les détails conceptuels qui aideront à déterminer son fonctionnement
textuel.
Le symbole désignera un certain mode de signification représentative qui repose sur un
sens premier ou littéral, qui, autant que faire se peut, « se tient en lui-même ». Grâce à une surface
physique et phénoménologique, ou une nature concrète suffisamment développée, le symbole a le
pouvoir de signifier une idée, de nature plus abstraite et totalisante, avec laquelle le sens premier
maintient un rapport naturel ou nécessaire. Aussi le concept que je développerai relève-t-il d’une
esthétique et d’une histoire particulière qui possède son propre ensemble de définitions. Il s’agira
49Je ne me prononcerai pas explicitement sur les débats théoriques qui existent depuis Aristote ou Saint Augustin,
position qui pourrait m’éloigner de mon objet. Pour une histoire des théories du symbole, voir Tzvetan Todorov
(1985), Théories du symbole, Paris, Seuil.
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donc du symbole romantique qui pose une relation analogique, voire quasi-scientifique entre
l’homme et l’environnement. D’autre part, le symbole demandera à être modifié pour s’appliquer
à différentes intentions scientifiques et politiques de l’Ancien Régime, lesquelles possèdent à
première vue des « statuts » discursifs peu compatibles. Les précisions de Fernand Hallyn par
rapport à la notion de « rhétorique profonde » nous aideront à voir dans quelle mesure le statut
empirique de la nouvelle science peut abriter des phénomènes rhétoriques, énonciation qu’elle
cherche, en principe, à proscrire de sa démonstration. En dernier lieu, le contexte politique peut
ajouter d’autres enchevêtrements de discours. Si un symbole peut expliquer une extension morale
ou philosophique d’un discours scientifique (le relativisme, par exemple), l’argumentation peut
encore se compliquer dans ses intentions politiques ; le lien analogique entre le phénomène
scientifique et l’idée morale peut s’avérer ironique, un voile « exotérique ». Les idées qui se relient
« symboliquement », ou de manière « transparente », au discours scientifique peuvent en cacher
d’autres qui requièrent une expression en profondeur ou « ésotérique ». Au symbole des
Romantiques, ainsi qu’à l’obstacle scientifique, s’ajoute un art d’écrire que j’aborderai à l’aide de
la pensée de Leo Strauss. Ensemble, ces trois traditions tireront au clair ce que j’entendrai par
« symbole politique » dans les chapitres suivants.
Le symbole romantique et l’idéologie esthétique
L’usage romantique du symbole, tant discuté par la critique, est encore d’une pertinence
primordiale. Le symbole est, pour le romantisme, une figure suprême, une figure qui n’en est
presque pas une, tant le lien qu’il constitue entre le sens littéral et le sens figuré paraît « organique »
(Man 1983 : 200), ou dans les mots de Coleridge, « translucide » (ibid. : 192). À l’aide de symboles,
les poètes romantiques tentent de faciliter le passage entre la matérialité du signifiant à celle du
signifié, à gommer en quelque sorte l’artificialité de la représentation, son caractère « aléatoire ».
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À en croire Hegel, le symbolique correspond à un « tout homogène », soit la « coïncidence » entre
la phénoménalité matérielle, le signifiant, et le contenu conceptuel figuré (Zima 2003 : 18)50. Une
telle idéalisation du symbole comporte cependant certaines assises théoriques. Car si le symbole
est privilégié pour son homogénéité ou sa transparence, entre la chose et l’idée, on avance au fond
une subordination de l’art à l’univers conceptuel. Quand la dimension textuelle renvoie
nécessairement à la pensée conceptuelle, la prétendue autonomie de l’art est niée, comme pouvait
le croire Kant51.
C’est pourquoi P. de Man, entre autres, s’attaque à ce traitement préférentiel que reçoit trop
souvent le symbole, loué pour sa « profondeur », « intégrité » et « holisme organique » et ce, au
détriment d’autres figures rhétoriques telle l’allégorie. Celle-ci serait par comparaison un mode de
représentation « négative » qui, selon l’héritage de Hegel, constitue une lacune qui signifie
précisément ce qu’elle n’est pas. À l’opposé du symbole, qui possède une « individualité
concrète », l’allégorie ne développe à peine ce degré zéro de signification, et sombre du coup dans
l’abstraction. Trop figurale, en quelque sorte, elle manque de « translucidité » pour les
Romantiques qui visent l’évidence et la clarté dans la représentation. D’où l’importance de la
sensualité des images symboliques qui pour Coleridge doivent faire partie du même univers que
l’objet de la représentation, ce qu’on réussit à faire par synecdoque52.
50 Ainsi, dans ses Leçons sur l’esthétique, le philosophe allemand avance qu’il existe une hiérarchie dans les différents
objets d’art selon la « complétude » des formes symboliques. Celles qui prédominent par exemple dans l’antiquité
égyptienne, indienne et persane sont « incomplètes » à cause du décalage entre la forme matérielle et le contenu
conceptuel, alors que l’art de la Grèce antique est supérieur, plus « complet », car on y retrouve « la congruence de
la phénoménalité matérielle et du contenu conceptuel » (Zima 2003 : 18). 51 Pour Kant, la connaissance esthétique ne saurait être réduite à la cognition conceptuelle ; le jugement esthétique
(Geschmacksurteil) ne peut être fondé sur des raisonnements conceptuels ou logiques. Le beau plaît « sans concept »
(Zima 2003 : 13). 52 En préconisant la supériorité du symbole, Coleridge définit l’allégorie, son contre-exemple comme : « a translation
of abstract notions into a picture-language which is itself nothing but an abstraction from objects of the senses ; the
principle being more worthless even than its phantom proxy, both alike unsubstantial, and the former shapeless to
boot. On the other hand a symbol [...] is characterized by translucence of the Special in the Individual or of the
General in the Especial or of the Universal in the General. Above all by the translucence of the Eternal through and
in the Temporal. It always partakes of the Reality which it renders intelligible ; and while it enunciates the whole,
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On le sait, la théorie des climats possède une structure similaire, « métonymique », qui
remplace la totalité de facteurs environnementaux par le seul climat, la « partie ». Or l’application
du symbolique à l’univers climatique se légitime davantage quand on se penche sur son
fonctionnement textuel, qui se base sur une relation intime entre l’homme et la nature, ce que l’on
retrouve précisément dans la poésie romantique. En suivant P. de Man, la tendance esthétique et
métaphysique du XVIIIe siècle consiste justement à travailler la relation analogique et synthétique
entre l’homme et la nature et elle se perpétuera jusque dans les textes du romantisme (Man 1983 :
194-196). Les paysages moralisés, typiques du tournant du XVIIIe siècle, qui développent
l’interaction « bilatérale » entre l’esprit et la nature, contribuent au monisme symbolisant des
romantiques : « La nature est devenue la pensée et la pensée la nature », écrit Coleridge (Abrams
1981 : 551). Le passage d’un terme à l’autre s’avère symbiotique et fluide. Qu’on songe aussi à
Rousseau. Il est de notoriété que La Nouvelle Héloïse est sur ce point exemplaire, témoignant des
origines romantiques aussi bien que d’une diction éminemment « symbolique ». L’épisode de la
Meillerie dans la quatrième partie du roman insiste en particulier sur une analogie intime entre le
paysage et l’émotion (Man 1983 : 200-201).
Le déterminisme climatique, qui explique le comportement des humains par la géographie,
pourrait lui aussi s’exprimer par une esthétique ou une argumentation « symbolique ». Certes, sa
littéralité ne semble pas à première vue très poétique ; la relation entre l’homme et la nature y fait
l’objet d’une sorte de causalité scientifique, bien que de rigueur grandement variable, on l’a bien
vu. Mais la théorie peut exprimer une « analogie » comparable à celle de la synecdoque poétique,
entre l’homme et son espace environnant, surtout si les climats se montrent issus d’une
abides itself as a living part in that Unity, of which it is the representative » (Coleridge, The Stateman’s Manual
(1816), cité par Spencer 2008: 5). Plus récemment, Gérard Genette montre lui aussi combien la synecdoque est
importante dans la relation symbolique qui permet de lire à la fois une relation de contiguïté entre les deux termes du
« symbolon », chaque demi-symbole suggérant l’autre et évoquant leur totalité commune (Genette 1982 : 109).
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interprétation préalable de la géographie par l’homme, d’une « construction », investies de valeurs
idéologiques, révélant une manipulation artificielle de la nature. En cela, ils seraient comparables
à ces projections anthropomorphiques de l’esprit dans la nature qui sont, pour les Romantiques,
une technique scripturale de prédilection, ce qu’on peut appeler en anglais le « pathetic fallacy »53.
Une telle expression des problématiques politiques pourrait elles aussi tirer des avantages
esthétiques : en ancrant l’instabilité de la représentation fictive des tempéraments populaires et
politiques dans une forme de naturalité, l’art, ou l’art de gouverner, gagne en vraisemblance ; la
représentation anthropomorphique de la nature stabilise l’immatériel humain par le matériel
naturel, le phénoménalisant, le rendant plus « réel ». Aussi peut-on parler d’une rhétorique, ou
bien, d’une « idéologie esthétique », qui opère une réduction phénoménaliste du linguistique à
l’empirique sensuel. Il en résulte une confusion de l’esprit et du monde, signe et chose, cognition
et perception, laquelle est consacrée dans le symbole hégélien54. Le véritable questionnement des
climats portera sur les processus de matérialisation des idées politiques. Mais si la nature peut
« stabiliser » un élément conceptuel par une recherche de ses ressemblances phénoménales, quelle
« idée » se trouve-t-elle naturalisée par les climats ? Et, question plus pragmatique pour
l’interprétation, comment la nature symbolique (textuelle) des climats se révèle-t-elle ?
C’est en réponse à cette deuxième question que ma définition du symbole ne peut se limiter
à sa nature imitative du réel. Pour identifier le symbolique, l’artificialité du symbole doit se donner
53 L’expression a été inventée par John Ruskin en 1856 pour désigner notre propension à voir nos émotions reflétées
dans la nature, ce qui semble être encore une autre manière de voir la totalité du monde comme une extension de nous-
mêmes. À part la « personnification de la nature », on n’a pas de véritable équivalent en langue française. 54Pour Paul De Man et pour Terry Eagleton, le symbole se définit à la lumière de l’idéologie esthétique : “[...]esthetic
ideology involves a phenomenalist reduction of the linguistic to the sensuously empirical, a confusing of mind and
world, sign and thing, cognition and percept, which is consecrated in the Hegelian symbol and resisted by Kant’s
demarcation of aesthetic judgement from the cognitive, ethical and political realms. Such aesthetic ideology, by
repressing the contingent, aporetic relation which holds between the spheres of language and the real, naturalizes or
phenomenalizes the former, and is thus in danger of converting the accidents of meaning to organic natural process in
the characteristic manner of ideological thought” (Eagleton 1990: 10).
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à voir, malgré toute sa « translucidité » au monde conceptuel. Si les définitions qu’explicite P. De
Man (et il serait probablement le premier à le dire) perpétuent la prétendue opposition entre le
symbole et l’allégorie, opposition qu’il veut au fond « déconstruire », c’est dans l’aspect
allégorique du symbole qu’on peut identifier sa textualité, matière proprement analysable. La
possibilité qu’une figure puisse être les deux à la fois, symbolique et allégorique, à différents
niveaux de lecture, ne peut être négligée. C’est ici l’intérêt véritable des précisions de P. de Man.
Un symbole peut avoir des qualités diverses, lesquelles sont imitatives et d’autres qui sont
aliénantes, externes aux rapports phénoménologiques, ainsi qu’à la confusion sémiotique. Il s’agira
de prêter attention à ces deux possibilités de lecture et essayer d’expliquer les manières dont un
climat peut exprimer un symbolisme imitatif aussi bien qu’une « rhétorique de la temporalité » (P.
de Man), ou « allégorique », où l’interprétation des signes se fait non pas à partir du réel, mais par
d’autres signes qui les précèdent, temporellement ou intertextuellement.
La « rhétorique profonde » dans les sciences de la nature
L’adéquation entre les choses et les idées, inhérente à la conception romantique du
symbole, peut nous aider à comprendre les rapports historiques de la rhétorique avec les sciences
de la nature, notamment à la lumière de la révolution scientifique du XVIIe siècle, qui sert de point
d’articulation entre les deux pans de mon étude. Si Bodin se situe en amont, Montesquieu et
Rousseau écrivent en aval de la révolution scientifique qui, selon Galilée, consiste, du moins en
partie, à « chasser la rhétorique des sciences de la nature » (cité par Hallyn 1999 : 604). La
« rhétorique profonde » (F. Hallyn) que j’attribue aux symboles du climat butte ainsi aux tendances
épistémologiques de la modernité qui vont progressivement exclure les arts de l’éloquence de la
recherche du vrai. Le symbole, une « figure qui n’en est (presque) pas une », se relie dans un sens
discursif aux intentions scientifiques de la modernité, tous deux cherchant à proscrire l’ancien art
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de la rhétorique de leur expression des choses. Une lecture plus poétique qu’épistémologique
montre dans quelle mesure la démarche redevient tropologique, attaché en profondeur à des
intentions finalistes (et critiques) qui sous-tendent l’épistémè.
La somme historique réunie par Marc Fumaroli, Histoire de la rhétorique dans l’Europe
moderne, 1450-1950 (1999) retrace l’importance de la rhétorique et les arts de discours dans les
humanités à travers la modernité, période qui voit l’autorité philosophique de la métaphysique se
déplacer vers la recherche scientifique. Les effets de cette nouvelle autorité scientifique se
poursuivent sous diverses formes jusque dans le romantisme et le positivisme, illustrant entre
autres la parenté généalogique entre la popularité romantique du symbole, en aval de la révolution
scientifique, et une éventuelle rhétorique « profonde », ou dissimulée, des sciences à l’éclosion de
la modernité. L’article de Fernand Hallyn, « Dialectique et rhétorique devant la "nouvelle science"
du XVIIe siècle », remet en question la véritable distinction des savoirs séparant la science et la
rhétorique dans les textes de Bacon et de Galilée. D’une part, le chercheur se concentre sur
l’histoire et sur le statut discursif de la science face à la dialectique et la rhétorique ; une histoire
de va-et-vient identifie la forme « dialectique » aux syllogismes de l’« analytique » aristotélicienne,
fondée sur le vrai probable et la vérité nécessaire, alors que la rhétorique appartient à la morale et
à la politique. Chez Galilée et Descartes, cependant, la révolution scientifique vise à détruire
l’opposition entre la logique et la dialectique, les reléguant toutes deux aux incertitudes de la
rhétorique, des arts de parler et non de penser (Hallyn 1999 : 603) :
En effet, ces sciences ne portent pas sur l’incertitude des affaires humaines. Elles n’ont pas
à convaincre un public de l’une ou de l’autre thèse controversée et jamais entièrement
assurée. Dans les débats scientifiques, les mots ne doivent pas ajouter du poids aux causes.
Il ne s’agit pas d’affronter d’autres hommes dans la confusion des opinions plus ou moins
probables, défendues avec plus ou moins de talent, mais de découvrir les choses même
dans leur vérité, qui n’a pas besoin de l’éclat emprunté des mots (ibid. : 604).
R. Spavin 69
Pour l’esprit scientifique de la modernité, l’objectivité du livre de la nature doit remplacer la
maîtrise de la topique aristotélicienne, se divorcer des arts de discours qui portent sur les fins
morales et sociales. Les trois genres d’éloquence (judiciaire, délibérative et épidictique) qui
traduisent une conception finaliste du monde sont en principe exclus du discours scientifique. Les
questions de morale et de droit étant réduites, aux yeux de Galilée, à des « fleurs rhétoriques »
(ibid. : 605), qui ne jouissent d’aucun statut fixe ou rationnel.
En revanche, la rhétorique finit toujours par refaire surface ; sa condamnation n’exclut
pourtant pas sa pratique (ibid. : 620). Aussi Hallyn a-t-il montré la place plutôt structurelle de la
métonymie dans la causalité galiléenne, où le système copernicien du monde programme une
certaine interprétation de l’observation, incitant le scientifique à prendre la cause pour l’effet.
Autrement dit, la révolution scientifique est prédisposée à retrouver une certaine conception du
monde qui soit elle aussi « topique », bien que plus particularisante que celle d’Aristote. Sur ce
point, l’histoire naturelle de Bacon repose sur une topica particularis par opposition à la topica
generalis de la dialectique aristotélicienne : « Nous embrassons vraiment comme une affaire
supérieurement utile la topique particulière, c’est-à-dire les lieux de recherche et d’invention
appropriés aux sujets particuliers des sciences » (De Augmentis scientiarum, cité par Hallyn 1999 :
609). En effet, la recherche de la diversité génère de nouveaux lieux particuliers, n’ayant rien de
figé, mais évoluant en fonction du progrès de la science (ibid.). Il n’empêche qu’une topique de la
particularité prédispose à une recherche de la particularité, d’où la démarche de Galilée qui
poursuit ses observations à travers une vision préétablie, copernicienne, du monde.
En ce qui concerne les théories des climats, la recherche moderne de la particularité semble
à première vue compatible avec les intentions scientifiques du discours qui prétendent rendre
raison de la diversité. L’idée connexe du relativisme ou du pluralisme, généralement commune
R. Spavin 70
aux différentes versions des théories des climats de ce projet, poursuit la seule induction morale
plausible dans une telle conception du monde. Le relativisme devient l’idée-force des
déterminismes géographiques de la modernité ; une véritable pléthore d’exemples abonde dans ce
sens : « Des climats différents la nature est diverse :/ La Grèce a des vertus qu’on ne voit point en
Perse » (Corneille, Agésilas, v. 1741-42) ; « La raison est de tous les climats » (La Bruyère, Les
Caractères, 239) ; « Conservez à chacun son propre caractère. / Des siècles, des pays, étudiez les
mœurs. / Les climats font souvent les diverses humeurs » (Boileau, Art poétique, Chant III, v. 112-
114, 243), etc. Les théories des climats constituent une représentation analogique de la diversité
lorsque la perception fait défaut ; elles sont invoquées pour avancer une connaissance générique
de la diversité et non une connaissance spécifique des phénomènes. Les caractérisations du
discours font office d’une topique qui généralise l’idée de particularité : tout comme le livre de la
nature qui est profondément divers et dissemblable, il en va de même pour les sociétés humaines,
lesquelles ne correspondent à aucune vision universaliste, se révélant plutôt les reflets particuliers
de l’environnement. D’où le glissement d’une nature métaphysique et absolue à une nature
physique et environnementale qui ne possède aucun fonds de vérité, ou bien, aucune forme de
vérité absolue. Dans ce sens, le relativisme moral et politique, prétendument issu de la
phénoménalité des climats, en serait plutôt programmatique dans un sens métonymique, une
confusion de la cause et de l’effet, mais aussi synecdochique ou symbolique, dans la mesure où
l’idée de pluralisme s’avère transparente à la dissemblance des choses « perçues ». La théorie des
climats, dans son acception relativiste, présente une certaine continuité avec la nouvelle norme
philosophique de l’époque moderne, axée sur les particularités d’une nature dissemblable.
R. Spavin 71
Le double régime de figuration : vers un symbole « ésotérique »
Vers la fin de son article sur la présence d’une rhétorique profonde dans la « nouvelle
science », F. Hallyn invoque la pensée de Leibniz et sa conception du rôle des figures dans la
formation des représentations. En résumant rapidement la place de la métonymie et de la
métaphore dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Hallyn considère les obstacles
négatifs que posent les figures par rapport au questionnement épistémologique, généralement peu
sensible à une analyse des tropes, car il est trop attaché à expliquer le produit final. Pour Hallyn,
une analyse des figures de la « nouvelle science » donne accès à la formation des hypothèses, à
l’imaginaire scientifique qui reste en-deçà de la démonstration. Pour lui, Leibniz est un rappel
important parce qu’il illustre à quel point nos jugements reposent sur une coexistence de la
métonymie et de la métaphore. En considérant la double illusion de la peinture, « il y a, selon le
philosophe, métonymie et nous prenons la cause pour l’effet lorsque nous prenons la représentation
pour l’objet représenté même », mais il y a aussi « métaphore et nous prenons une cause pour une
autre (à effet similaire) lorsque nous nous laissons abuser par la perspective et prenons la "plate
peinture" pour un espace à trois dimensions » (ibid. : 624). Ici, dans la peinture, la métonymie et
la métaphore travaillent ensemble pour produire une même illusion, à différents degrés
d’entendement : d’une part, l’objet représenté est pris pour l’effet pictural, et de l’autre, la cause
matérielle (surface plane sur laquelle se forme l’image) est prise pour un espace réel. Pourtant, rien
n’empêche que la métonymie et la métaphore se divisent, pour que différentes significations se
poursuivent, c’est-à-dire selon des régimes de signification double, qui ne sont pas uniquement
illusoires, mais euphémiques et dissimulés. Dans une telle distanciation de la métonymie, le
fonctionnement métaphorique (ou allégorique) tient à un certain manque d’évidence entre le
rapprochement des deux « causes ». Ce serait le cas d’une métaphore non pas « profonde » mais
R. Spavin 72
« ésotérique » qui cherche à faire passer un message de la différence à travers ou au-delà d’un
entendement de base, une métonymie qui est, elle, fondée sur la similitude. Dans une telle
configuration rhétorique, la cause différente se transmet secrètement, et grâce à une confusion
dans la logique causale, entre chose et idée, qui vise la ressemblance et l’interchangeabilité entre
les deux termes. La représentation comporte différents étages, où les niveaux supérieurs dépendent
structurellement des niveaux inférieurs pour être accessibles.
Considérons un autre exemple fourni par F. Hallyn. Il s’agit de la rhétorique présente dans
le célèbre Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée. Le critique s’intéresse à la
manière dont le pouvoir scientifique se constitue dans la communauté close des spécialistes. La
composition du livre de Galilée est truffée de faux-fuyants pour donner l’impression aux Censeurs
que les thèses qu’il avance (son héliocentrisme) sont en accord avec les conceptions scientifiques
du monde autorisées par l’Église. F. Hallyn commente toute la présentation paratextuelle de
l’ouvrage dans ce sens ; stratégies qui concourent à donner une impression de conformisme
religieux, témoignant d’une rhétorique non pas « profonde », mais plutôt « exotérique », dans le
vocabulaire de Leo Strauss, qui doit « pactiser » avec les contraintes religieuses et politiques à un
niveau frontal. En effet, l’origine du fameux procès de 1633 se trouve dans les « ruses déployées
à l’encontre de ces contraintes, c’est-à-dire la rhétorique subversive par laquelle Galilée conteste
la rhétorique de surface disant sa soumission » (Hallyn 1999 : 621). Ainsi, deux rhétoriques
contradictoires doivent coexister afin de garder intact l’espace discrétionnaire de l’autorité
scientifique ; une argumentation « profonde » prônant une nouvelle autorité scientifique se cache,
ainsi, derrière une rhétorique « de surface » qui se conforme à la doxa religieuse et qui lui sert de
voile.
R. Spavin 73
En revanche, la détection d’une rhétorique double dans le discours scientifique de l’époque
signifie, à des nuances et des modifications près, une ouverture à toutes sortes de possibilités
figuratives, et je dirais, à une meilleure compréhension du pouvoir rhétorique de la science. Entre
la rhétorique « profonde » et la rhétorique « de surface » se retrouve une certaine conscience du
programme idéologique, ou bien, une échelle de manipulation scientifique qui va de l’imagination
abductive à la mimésis doxique, ou de la formation des hypothèses à des extrapolations ironiques.
Davantage, la différence séparant les deux formes de rhétorique s’atténue dès lors que les deux
sont motivés par des projets de conformisme. Galilée choisit des stratégies paratextuelles pour se
conformer aux contraintes politiques, de peur de tomber sous la persécution religieuse, alors que
la structure métonymique que prennent ses conclusions se conforme à la nouvelle autorité
scientifique, inaugurée par Copernic, en vue de la consécration intellectuelle. La différence entre
les deux formes de rhétorique tient à une question de réception, divisée entre deux esthétiques ou
deux groupes, savants ou non-savants, qui lisent le même texte. Enfin, si Galilée s’adresse à la
communauté scientifique par une rhétorique métonymique en profondeur, d’inspiration
copernicienne, les « causes » de ses découvertes scientifiques sont identifiées de manière
superficielle (et certes peu convaincante) à des causes totalement différentes, celles du
géocentrisme, que Galilée manipule en fonction des questions politiques et morales, ce qui devait
rester exclu du discours scientifique.
Les procédés discursifs commentés par Hallyn sont comparables à ceux qu’étudie Leo
Strauss dans le contexte de la philosophie politique. Dans son livre La Persécution ou l’art
d’écrire, publié en 1952, le théoricien explique les stratégies subtiles d’écriture du philosophe, à
savoir les manières détournées dont un philosophe classique doit évaluer la chose politique. Selon
Strauss, à l’encontre de la modernité et de la démocratisation du savoir scientifique, l’époque
R. Spavin 74
classique vit une profonde méfiance à l’égard du philosophe qui doit se servir d’un certain « art
d’écrire », d’un discours qui « s’arme » en se donnant la force de l’opinion. Le philosophe
s’exprime ainsi, de manière « ésotérique », pour éviter ce que Strauss appelle « la persécution »,
ce qui peut prendre diverses formes, tels que la mort ou l’ostracisme social. À vrai dire, sa théorie
de l’ésotérisme est plutôt vague et embryonnaire, mais on peut relever quelques stratégies
fondamentales comme suit : 1) l’organisation des chapitres ou des livres — on cacherait mieux un
« secret » au milieu d’un ouvrage qu’au début ou à la fin — 2) l’importance de l’intertextualité,
qui permet à l’auteur de parler au nom de quelqu’un d’autre, comme c’est le cas chez Fārābī,
philosophe musulman du moyen-âge qui véhicule ses thèses les plus hétérodoxes sous des passages
consacrés à Platon. (L’intertexte devenant pour lui une sorte de pseudonyme dans son propre
texte). D’autres indices d’ésotérisme peuvent inclure le fait de mal écrire, mais intentionnellement,
de faire de graves erreur que ferait un « collégien », d’obscurcir le plan de présentation des
arguments, ou la fluidité, la cohérence logique. 3) D’où l’importance rhétorique des
contradictions. Enfin, toutes ces stratégies ont pour fonction de fausser le dogme et les décrets
sociaux que Strauss appelle 4) l’exotérisme, à savoir l’armure dans laquelle la philosophie doit
apparaître, la forme dans laquelle la philosophie devient visible à la communauté politique (Strauss
1952 : 18).
Pourtant, une première objection que je formulerais à l’égard de l’ésotérisme straussien est
son manque de flexibilité vis-à-vis des problématiques dites « modernes », ainsi que sa tendance
à considérer l’univers scientifique comme un lieu fermé à la rhétorique. Les recherches de F.
Hallyn montrent que la science et la rhétorique se rejoignent, tout en transposant la même
dynamique entre surface et profondeur, pour les mêmes raisons que les philosophes de l’Antiquité.
Une deuxième objection porte sur la rigidité conceptuelle de l’exotérisme et de l’ésotérisme,
R. Spavin 75
comme si la vérité scientifique ou philosophique ne pouvait que constituer le discours caché,
reléguant la question proprement politique à la surface, dans un but de conformisme doxique. Une
des particularités de la modernité, qui concerne autant Bodin que Montesquieu et Rousseau, est
l’importance d’une norme philosophique, où la science et l’empirisme constituent eux-mêmes une
autorité à laquelle les humanités doivent se conformer. La rhétorique profonde de la révolution
copernicienne, le décentrement et l’éclatement du géocentrisme, peuvent aussi s’établir en une
doxa non pas religieuse mais philosophique, en une norme à laquelle les penseurs politiques
doivent se montrer fidèles. Ce sera dans ce renversement de rôles que j’envisagerai non pas
l’ésotérisme scientifique, mais l’ésotérisme politique qui repose, pour une diversité de raisons, sur
un effet de science.
R. Spavin 76
Chapitre deuxième
Les identités climatiques de Jean Bodin à l’époque des
guerres de religion
Je partirai ici d’un présupposé méthodologique : par la confrontation de l’analyse textuelle avec le
contexte idéologique et historique, on peut arriver à une éventuelle lecture figurative et symbolique
du déterminisme climatique. Attribuer aux climats différents degrés de lecture demande non
seulement une analyse pointilleuse du texte, mais nécessite aussi une connaissance attentive des
idées qui lui sont contiguës. Au-delà d’une synthèse de différentes versions de la théorie, des
manières diverses et non figuratives dont elle a déjà été étudiée — comme on vient de le voir —,
mon but sera d’entrer dans le discours d’une pensée en particulier, d’un point de vue synchronique
et rhétorique. Dans ce premier chapitre d’analyse, je m’interrogerai sur la théorie des climats de
Jean Bodin pour expliquer la fonction textuelle et argumentative de sa géographie à travers la
période mouvementée des guerres de religion.
La théorie des climats de Bodin constituera le premier exemple d’une représentation
figurative et symbolique du discours politique. Les climats du philosophe humaniste seraient pour
moi intimement liés au mouvement politique et philosophique de la deuxième moitié du XVIe
siècle qui tente d’établir de nouveaux rapports de paix face au schisme religieux et ce, après le
déclenchement des guerres de religion à Wassy (1562) qui fait du Colloque de Poissy (1561) et de
l’édit de Janvier (1562) de véritables échecs55. En effet, la promotion de la diversité religieuse se
55 En 1562, Catherine Médicis, conseillée par Michel de L’Hospital, accorde aux Protestants le droit de pratiquer leur
culte en dehors des milieux urbains. Cet appel à la liberté confessionnelle semble envenimer la colère des Catholiques
qui s’opposent non seulement à la montée en puissance du protestantisme, mais s’insurgent contre la position de la
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heurte à la violence et à la controverse ; le sectarisme de la guerre civile réduit le mouvement du
compromis et d’apaisement au paradigme religieux qui se montre, lui, imperméable à l’impératif
politique56. La coexistence confessionnelle et la tolérance religieuse constituent des idées
irréalisables, voire scandaleuses, pour toutes les Églises, y compris la plupart des penseurs
politiques qui considèrent qu’une république saine repose sur une foi unique57. Comment Bodin,
figure mystérieuse à mi-chemin entre les fameux « Politiques » et la ligue catholique, se situe-t-il
par rapport à la religion58 ? S’il s’agit bien d’une tolérance « civile », non religieuse, qui conduit à
l’« absolutisme » de l’État, seule autorité pouvant garantir la permanence de la société chrétienne
(Fragonard 2002), les questions de la paix et de la sécurité doivent, dès lors, s’exprimer autrement,
à l’extérieur des identités sectaires et au-delà des divisions confessionnelles. Et c’est ici, dans ces
grandes lignes, que se résume le nœud de mon hypothèse : dans quelle mesure la théorie des climats
pourrait-elle remplir une fonction politique, moins limitée à l’explication ethnologique de la
diversité du monde que centrée indirectement sur les structures sociologiques qui déstabilisent le
devenir de l’État-nation français ?
Régente en matière de religion. Le massacre de Wassy, où une centaine de Protestants se font tuer, ou blesser, dans
une grange où ils célébraient leur culte, suit la signature de l’édit de Janvier et témoigne de son incapacité à rétablir la
paix dans le royaume. 56 Si la liberté religieuse arrive plus tard avec l’édit de Nantes (1598), on peut reconnaître à la suite de David El Kenz
que c’est davantage le résultat d’une « lassitude » envers la violence que d’une tolérance « religieuse » à proprement
parler. En d’autres mots, il s’agit d’une acceptation restreinte, à contrecœur, qui dérive indirectement d’un certain
« abaissement du seuil de la tolérance » à l’égard de la violence extrême (El Kenz 2006 : 2). 57 Étienne Pasquier, prétendu membre du groupe des « Politiques », dont feraient partie Michel de L’Hospital,
Montaigne, écrit à un collègue protestant, à la veille de la première guerre de Religion, qu’« Il faut sur toutes choses
que le magistrat empesche, ou mutation de Religion, ou diversité sous un mesme Estat ; comme ainsi soit que cela
apporte partialitez et discordes intestines, qui se tournent en guerres civiles, lesquelles apportent les fins et periodes
des republiques » (« Lettre XIII. À Monsieur de Fonsomme » (1561) cité par El Kenz 2006 :12). 58 Quant aux membres et à l’idéologie du groupe des « Politiques », très peu de sources existent pour situer avec
exactitude ses contours ou sa relation avec Bodin. Nous ne disposons que des descriptions des adversaires qui les
considèrent comme des athées et des hérétiques, promouvant sans conteste la coexistence de différentes formes de
religion au profit de la paix civile. À la suite de Mario Turchetti (2002; 2010), on peut certes remettre en cause le
rapport entre les « Politiques » et Bodin ; Bodin ne s’est jamais dit un « Politique ». Cette relation est selon Turchetti
fondée sur des conjectures perpétuées et renforcées par des générations d’historiens. Mais je voudrais pour ma part
souligner une existence ésotérique d’un discours « politique » chez Bodin dans le discours climatique. Une philosophie
politique qui conçoit la paix en dehors de la religion n’est pas tout à fait incompatible avec sa pensée.
R. Spavin 78
Si l’objectif principal de mon étude est de démontrer une lecture symbolique des climats,
la théorie de Bodin dote ce discours d’un activisme sous-jacent qui vise à « corriger » les
intempérances liées au contexte français polarisé autour de la religion. À travers deux ouvrages
majeurs qui accordent une place privilégiée au déterminisme environnemental — la Méthode de
l’histoire (1566) et les Six livres de la République (1576) —, je montrerai que les climats
s’acquittent d’une critique sociale et se lisent de manière autoréférentielle : par le biais de la
géographie des autres, Bodin est capable de s’élever au-dessus du conflit historique et de présenter
la « tempérance », aussi bien que le besoin de « correction » et d’hybridité, selon une stratégie
d’identification qui assimile la réforme sociale et assume, non sans détours ésotériques, l’erreur
du « moment » (Bodin 1566 : 68). Ainsi, l’étude sera divisée entre deux textes de Bodin, séparés
d’une décennie et, par conséquent, provenant de contextes historiques sensiblement différents. À
l’encontre d’une tradition critique qui a pu traiter sa théorie des climats en bloc, comme un discours
plus ou moins homogène (Goyard-Fabre 1989 ; Lestringant 1993a ; Staszak et Couzinet 1998 ;
Tooley 1955), ma lecture sera davantage sensible aux variations argumentatives, telles qu’elles se
situent en amont et en aval de l’intensification de la guerre civile. Dans un premier temps, je
remonterai à l’année 1566 où, à la suite des tentatives infructueuses pour apaiser les conflits
sectaires, la tendance philosophique consiste à circonscrire un relativisme religieux qui puisse
servir de compromis dans une époque de schisme (Glacken 1967 : 446). Une telle motivation peut
en effet sous-tendre La Méthode de l’histoire, texte dans lequel la recherche de l’universalité, d’une
certaine approximation du « droit naturel », s’exprime non seulement sous l’enseigne de
« l’histoire » mais d’une « histoire naturelle » ; les différences « microcosmiques » traduisent
l’unité « macrocosmique », soumise à la volonté divine (Goyard-Fabre 1989 : 190). Les climats
jouent ici un rôle complexe, non négligeable. Leur formulation géographique de l’universalité, aux
R. Spavin 79
airs scientifiques et modernes, se révèle au fond plus « médiévale », plus attachée à une téléologie
politique, où l’urgence politique s’avère pourtant enfouie sous un académisme rigoureux, voire un
certain « ésotérisme ». Plus loin, j’analyserai le rapport de la théorie des climats à la pensée
politique de Bodin dix ans plus tard, tel qu’il s’élabore dans les divers livres de la République,
ouvrage publié dans le sillage d’importants soulèvements sociaux. L’« absolutisme », dans le sens
que Bodin l’entendait, est une réponse directe aux insurrections sociales qui éloignent le pays de
plus en plus de la stabilité et de la paix (Skinner 1978 : 738-742 ; Keohane 1980 : 42-43). Les
années 1570 ont des répercussions importantes sur la pensée politique de Bodin ; la société après
le massacre de la Saint-Barthélemy voit en effet déclencher une nouvelle veine de radicalisme
protestant. En comparant la théorie des climats à de tels changements de perspective, je
démontrerai l’évolution du discours, son adaptabilité argumentative. Dans la République, la portée
philosophique et cosmologique de la théorie est considérablement réduite : la recherche de l’ordre
en particulier l’emporte sur la recherche d’un universalisme théorique. Cela influencera bien
entendu le rôle que jouent les climats. Ces symboles politiques, à la fois variables et énigmatiques,
reflètent la manière dont Bodin évalue et se positionne par rapport à son époque.
Jean Bodin et la question de la religion
Jean Bodin demeure un personnage ambigu, particulièrement en matière de religion. Dans
un siècle qui voit proférer des accusations d’hérésie, de protestantisme et de sorcellerie, il n’est
guère surprenant que le philosophe ne fait pas des confidences sur ses propres convictions
confessionnelles. Certes, les documents historiques qui relatent sa vie et sa carrière demeurent
troubles ; notre connaissance de sa vie témoigne plutôt d’une forte activité politique qui peut
générer certains doutes quant à la vérité de sa religion qui est scrupuleusement dissimulée. Dès
l’article de Pierre Bayle, on reconnaît à Bodin sa capacité à dissimuler la profondeur de sa foi, son
R. Spavin 80
« nicodémisme » (Bouchez 1946 ; Turchetti 2010), ou conformisme au statut quo, qui justifierait
une recherche de l’ésotérisme, technique rhétorique pour échapper à la persécution. Bien que la
thèse d’une conversion au protestantisme (Bayle 1730 ; Naef 1946 ; Boucher 1983) semble
aventureuse, il me paraît judicieux de scruter les instances de modération chez ce penseur qui s’est
publiquement associé à la ligue ou l’union catholique59. Sa catholicité, jamais publiquement
dénoncée, semble aller de pair avec sa vie professionnelle en tant que parlementaire et conseiller
du roi. En effet, la tendance à la spéculation est très forte : Bodin se montre-t-il catholique à cause
d’un zèle loyaliste ? La question de ses véritables croyances religieuses fait toujours débat, car on
veut souvent le situer dans le schisme religieux du XVIe siècle, d’un côté ou de l’autre, et non au-
dessus, là où se trouvent ses réflexions religieuses et politiques les plus intéressantes.
La recherche d’une pensée qui surplombe le contexte sociopolitique d’un point de vue
institutionnel et arbitral, soucieuse de ne pas tomber dans le sectarisme du XVIe siècle, se doit
d’être précédée par une mention d’un des cas les plus éloquents de cette problématique. L’idée
qu’il existe une unité religieuse en dehors des divisions confessionnelles (catholiques, protestantes
ou autres) a été déjà attribuée à Bodin, sous la forme d’un manuscrit, le Colloquium heptaplomeres
(écrit en 1588)60. La publication très tardive de ce texte, précédée par une transmission clandestine
tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, gagne en popularité grâce à son radicalisme, son
pluralisme religieux. Le Colloque relate un dialogue interconfessionnel entre sept religieux sur les
secrets cachés des choses sublimes. L’identité de Dieu fait l’objet d’un débat, ou dialectique, à
divers points de vue dans les confins d’une conversation paisible. Mieux vaut le « vécu de la
59 Voir la Lettre de Bodin où il traite des occasions qui l’ont fait ligueur, publiée le 20 janvier 1590, texte qui se trouve
dans P.L. Rose (éd), Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics (Genève, Droz, 1980). 60 À la lumière de récentes études sur le Colloque, on doit faire mention des doutes concernant la réelle auctorialité de
Bodin. Parmi ceux qui remettent en question la main de Bodin, on peut citer les travaux de Karl F. Faltenbacher (2002,
2009), David Wootton (2002), Jean Céard (2009) et Isabelle Pantin (2009). Or on continue d’attribuer ce texte à Bodin,
comme en témoignent les travaux de Jean Letrouit (1995) et de Noel Malcom (2006).
R. Spavin 81
religion », quelle que soit sa forme, que son « contenu dogmatique » qui aboutit à la condamnation
des religions qui sont toutes bonnes aux yeux de Dieu. Sénamy, le sceptique61, parle en ces termes :
Pour moi, j’estime que toutes les religions du monde […] que chacun embrasse à sa mode,
sans hypocrisie ni déguisement mais d’une âme sincère, sont toutes agréables à Dieu, et
que ceux d’entre ceux-là qui, de bonne foi, sont trompés dans leur culte et manière d’adorer,
sont en vérité excusables, encore que la meilleure lui soit la plus agréable. C’est pourquoi
j’entre volontiers et sans répugnance dans tous les temples, dans toutes les églises, dans
toutes les chapelles, en quelque pays que je sois, pour y faire mes prières, pour ne pas faire
de scandale par un mauvais exemple et donner à penser que je suis un athée, laquelle
manière de vivre trouvera, je m’assure, ses approbateurs parmi vous (Bodin 1588 : 558)62.
La religiosité qui se dégage d’une telle position baigne dans une indulgence quasi-totale à l’égard
de la diversité cultuelle. Toutes les religions concourent à affirmer l’importance de vivre selon la
volonté de Dieu et à relativiser la manière institutionnelle dont on exprime sa vénération. Seul
importe le culte qui protège contre le mauvais exemple, l’athée, qui « tombe facilement dans toutes
sortes d’abominations » (Bodin 1588 : 288). Les interlocuteurs du Colloque arrivent à un accord
sur la ressemblance fondamentale de leurs croyances, formulant une plaidoirie des plus profondes
pour l’époque en faveur de la tolérance religieuse, d’une croyance libérale en Dieu, le substrat
commun de toute spiritualité. Il serait facile de voir qu’une telle ouverture d’esprit gagne en
pertinence relativement au contexte historique qui butte justement sur l’incapacité de la société
française à franchir les frontières religieuses. Pourtant, on ne peut oublier la nature clandestine du
texte, réservé à une certaine élite restreinte, qui fait des efforts considérables pour ne pas être en
dialogue avec la société qu’elle critique. À la suite des propos de Mario Turchetti (2010), le
Colloque, s’il est bien de la plume de Bodin, nous instruit davantage de ses vues personnelles que
de ses théories politiques de la tolérance religieuse. La nature relativiste du Colloque existe, bien
61 Selon Pierre Magnard (1996), Sénamy est l’unique porte-parole de Bodin, comme si le philosophe dissimulait ses
propres idées sous le voile d’un de ses personnages. Mais ce n’est pas un constat avéré par tous. Plusieurs trouvent
que Salomon le juif exprime le plus clairement les idées de Bodin, personnellement enclin au judaïsme (voir Rose
1980). Mais la nature dialoguée du texte résiste à de telles interprétations. 62 Je cite d’après la traduction anonyme, Colloque entre sept savants qui sont de différents sentiments des secrets
cachés des choses relevées, texte présenté et établi par François Berriot, Genève, Droz, 1984.
R. Spavin 82
que contradictoirement, à un niveau textuel et privé, dissimulée derrière l’image d’un auteur qui
se dit ligueur et catholique. La problématique demeure : une tolérance ésotérique qui se laisse
transparaître par le discours public, externe, ne caractérise pas le texte clandestin.
En effet, l’impression de radicalisme63 qui se dégage du manuscrit clandestin paraît
exceptionnelle face à l’image que Bodin se donne de lui-même. Elle jure notamment à côté de ses
écrits très fameux portant sur la sorcellerie. En 1580, le philosophe publie De la démonomanie des
sorciers, texte qui dérangera ses futurs lecteurs par sa brutalité et sa conviction. La thèse de la
tolérance religieuse semble être parfaitement contredite en lisant ces pages qui décrivent avec
minutie comment les sorciers doivent être identifiés et punis, traités sans aucun laxisme pour être
condamnés de manière plus expéditive (Jacques-Chaquin 1966: 66). Le livre joue un rôle
important dans le développement des persécutions et l’extrême hostilité culturelle dirigée contre
la sorcellerie du début du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe (voir Mandrou 1966). C’est
pourquoi on a pu traiter ce texte comme une sorte d’« excroissance monstrueuse » dans son œuvre
et sa pensée (Jacques-Chaquin 1996, Houdard 1992).
Cependant, on ne peut comprendre la position de Bodin en dehors d’une importante réalité
socioculturelle. La sorcellerie, tout au long du XVIe siècle, constitue l’accusation d’hérésie par
excellence (Bernier 2001 : 281). Protestants et Catholiques partagent l’injure selon la division
sectaire, au détriment, si j’ose dire, de « véritables sorciers » qui, selon Bodin, « pactisent avec le
diable » en un « consentement » et une « coopération » dans le mal (Jacques-Chaquin 1996 : 60).
Bodin théologise l’accusation et lui confère une certaine rigueur arbitrale destinée à « éclaircir »
63 Le terme « radical » vient entre autres de Jonathan Israel et de Margaret Jacob pour désigner les origines des
Lumières du XVIIe siècle. Si une de ces origines se situe dans la pensée de Spinoza, mon emploi du terme s’inspire
en outre d’un courant de recherche qui approfondit l’importance du manuscrit clandestin dans l’épanouissement des
Lumières, c’est-à-dire la sphère fermée dans laquelle de nouvelles valeurs de tolérance religieuse et de républicanisme
se développent en dehors des contraintes politiques du moment. Voir les travaux de Martin Mulsow (2011), Anthony
McKenna (1997) et Gianni Paganini (2008).
R. Spavin 83
la caractérisation des sorciers (Bodin 1587 : 94). Le monde juridique serait ainsi un lieu « sûr »,
soigneusement encadré, dans lequel la vérité de la sorcellerie serait définie à partir d’une diversité
de sources qu’il étudie de manière quasi-inductive :
Je mets beaucoup d’autorités de plusieurs peuples et nations, afin que la vérité soit mieux
éclaircie, et partant d’exemples si souvent expérimentés, non par songes, ni rêveries, mais
par jugements contradictoires, par coaccusations de complices, récriminations,
recolements, convictions, confrontations, confessions, condamnations, exécution (ibid.).
En effet, le lexique juridique et la méthode comparative de Bodin réapparaissent souvent dans son
œuvre, même en traitant de la démonologie. Face aux problèmes religieux, l’éventuelle fonction
de la sorcellerie comme une redéfinition des oppositions sectaires s’impose : se trouvent distinctes
et opposées la diversité religieuse (catholique, protestante ou autre) et la véritable sorcellerie qui
dépend de cette notion de « pacte », de communion ouverte et volontaire avec le diable. Bodin ne
fait pas de la sorcellerie une attaque entre croyants de différents cultes, mais l’associe directement
à une anti-religion : la sorcellerie « menace toute attitude religieuse, tout esprit religieux, lesquels
se définissent dans des rites, qui ont valeur religieuse, et dans le respect de lois jugées divines par
le sujet » (Jacques-Chaquin 1996 : 62), sans que la véritable reconnaissance de Dieu soit fixée de
manière singulière. Le but principal de Satan, écrit Bodin, est « d’arracher toute religion du cœur
des hommes » (Bodin 1587 : 270).
À la suite de Nicole Jacques-Chaquin, il devient facile de voir que l’acharnement avec
lequel le philosophe condamne la sorcellerie n’est pas incompatible avec ses positions politiques
qui tentent de rétablir l’ordre dans le royaume par la promotion de la religion. Lue à côté du
Colloque, la Démonomanie exprime, bien qu’indirectement, un pluralisme religieux qui renvoie à
l’impératif politique : ouverte, sans dénomination, la religiosité renforce le socle de toute
république. C’est, écrit-il dans la République, « le principal fondement de la puissance des
monarques et seigneuries, de l’exécution des loix, de l’obéissance des sujets, de la révérence des
R. Spavin 84
magistrats, de la crainte de mal faire et de l’amitié mutuelle envers un chacun » (Bodin 1576 : IV,
7). Au fond, la démonomanie correspond pour lui à la mise en place d’un « complot proprement
politique » qui attaque l’ordre de la société, la religion, c’est-à-dire Dieu ; le sorcier est avant tout
un « rebelle » (Jacques-Chaquin 1996 : 64). À l’égard du contexte historique, divisé par les
violences sectaires, il serait tentant de voir « le sorcier » comme une sorte de bouc-émissaire,
capable de redéfinir le rapport à l’ennemi qui n’est plus déterminé par la différence religieuse,
mais par le « diable ». Cela pourrait contribuer à décentrer le conflit religieux entre croyants de
différents cultes vers le danger « imaginaire » des sorciers qui sont définis comme des êtres
transgressifs qu’on peut blâmer pour les pestes, guerres et famines. Mais cela reste absent du texte,
peu développé par le philosophe lui-même, ainsi que potentiellement anachronique. La théorie du
« bouc émissaire » (Muchembled 2003) est en définitive issue d’un recul psychologique et d’une
volonté apologétique qui risque de nuire à l’intégrité des croyances de Bodin qui, lui, croyait aux
sorciers et ne les utilisait pas forcément pour détourner l’attention sur les Réformés.
Cela dit, l’épisode démonologique n’est pas exceptionnel dans la pensée de Bodin qui reste
étroitement attachée à son référent. La société française du XVIe siècle est à l’horizon de sa
réflexion et lui attribue une historicité distincte, à la fois idéologique et langagière. Dès lors, si ses
recherches tentent de remédier aux problèmes qui font obstacle à la stabilité nationale, il conçoit
et circonscrit ceux-ci dans certains schèmes de pensée, spécifiques à un contexte épistémologique.
Aussi éprouve-t-on souvent une véritable étrangeté chez Bodin, homme de son siècle, qui est non
seulement humaniste et juriste, mais un homme politique qui pense en termes de « sorciers » ou
de stéréotypes climatiques, contraint de confronter sa pensée avec le monde et le langage dans
lequel il vit64.
64 Dans son article sur le vol du diable dans la Démonomanie, Isabelle Moreau (2008) commente le caractère
apparemment climatique de la condition « diabolique ». Certes, les diables sont partout, ils voyagent, mais on constate
R. Spavin 85
Le lien entre la pensée et le contexte politique et religieux de la Réformation, bien
qu’essentiel pour comprendre au sens large la philosophie de Bodin, est souvent dissimulé, surtout
dans d’autres textes qu’il publie sous une grande notoriété publique, à l’apogée de son activité
politique. Dès les années 1560, Bodin travaille comme avocat dans l’univers conservateur du
barreau parisien. Les années 1570 le voient au sein des activités politiques de la Cour et, plus tard,
de la Ligue, où la contestation coûte, très simplement, la faveur du roi, comme ce fut le cas en
1579, après la publication d’un pamphlet s’opposant aux nouvelles politiques sur les impôts65. Si
sa pensée politique vise l’action, cet appel au changement n’est pas toujours évident. Elle reste
soucieuse à l’égard de son image publique. Or, on ne peut limiter l’activisme de Bodin aux seuls
pamphlets qui l’exposent ouvertement aux yeux de tous. Il convient d’envisager la possibilité
qu’une critique sociale reste souvent au rang de subtilité, cachée derrière un académisme rigoureux
qui le protège des contingences du moment, tout en en laissant aux élites l’appréhension. La lecture
rhétorique pourra dans ce sens faire ressortir la critique historique par d’autres moyens. Cela mène
à considérer l’importance du détour géographique, qui exprime pour Bodin sa curieuse vision de
l’« histoire » — du passé ou du présent ? —, sous la forme d’un rapport mystérieux entre le temps
et l’espace, dont les glissements entre l’un et l’autre méritent notre réflexion.
une recrudescence dans le nord, notamment en Scandinavie. (Bodin est lecteur de Magnus et de son Histoire des Pays
Septentrionaux, 1561). Or Moreau conclut en définitive qu’une théorie des climats à l’usage des puissances infernales
est non avenue. Les sorciers, en raison précisément de leurs forces magiques, ne sont pas soumis ni au déterminisme
géographique, ni au déterminisme humoral (Moreau 2008 : 272). 65 Cette histoire d’impôts était la seule dans la carrière de Bodin qui s’est montrée défavorable à son image publique.
Dans le pamphlet qu’il publie après les discussions des États de Blois en 1579 (Recueil de tout ce qu’il s’est négocié
en la compagnie du Tiers Etat de France… en la Ville de Blois), Bodin prend une position ouvertement contre la
décision de la Cour d’augmenter les impôts du Tiers État afin de financer la continuation de la guerre. En effet, il avait
déjà réfléchi longuement aux droits du gouvernement dans le contrôle législatif des impôts : pour le philosophe, une
des limites de la souveraineté est justement la gestion de la propriété (terrestre et financière) des sujets (Bodin 1576 :
VI, 6).
R. Spavin 86
La notion d’histoire selon Bodin : le cas de la Méthode de l’histoire (1566)
C’est bien l’histoire et non la géographie qui encadre la première occurrence de la théorie
des climats dans la pensée de Bodin. Sa Méthode de l’histoire66 offre la version la plus exhaustive
de la théorie et donne un aperçu sur la grande envergure que possède, pour lui, la discipline
historique. Dans la Méthode, il faut d’abord remarquer la grande ambition épistémologique (et
rhétorique) de la démarche qui cherche à réunir une diversité de savoirs en un enseignement
général, unifié, une véritable « histoire naturelle », connaissable par un recours rigoureux au savoir
géographique. À la manière d’une sorte de « droit naturel », auquel je reviendrai plus loin, l’histoire
naturelle serait capable d’enseigner la « fin » de toutes choses, mais tout en divertissant son lecteur.
Pour apprécier à sa juste valeur cet emploi particulier de l’histoire, citons un peu longuement Bodin
dans l’avant-propos de son ouvrage :
Tout ce que les anciens ont su découvrir et connaître au terme d’une longue expérience,
tout cela est conservé dans le trésor de l’histoire : la postérité n’a plus qu’à relier à
l’observation du passé la prévision du futur, à comparer entre elles les causes des faits
mystérieux et leur raison déterminante pour avoir ainsi sous les yeux la fin de toutes choses.
[…] Mais en dehors de cet incroyable profit, les deux choses que l’on a coutume de
rechercher en tout savoir, la facilité et l’agrément, s’accordent si bien dans l’histoire qu’on
ne trouverait aucune discipline où la facilité soit plus grande et le plaisir équivalent. Cette
facilité est telle que, sans solliciter le secours d’un art étranger, l’histoire d’elle-même est
accessible à tous. Tandis que les autres sciences s’enchaînent les unes aux autres dans une
mutuelle dépendance, si bien que l’on ne peut en posséder une si l’on ne connaît pas la
voisine — l’histoire, au contraire, comme si elle occupait le dessus des autres disciplines
une place prééminente, ne sollicite aucun autre concours, et pas même celui de l’écrivain
puisque la postérité la reçoit par tradition orale aussi bien que sous forme écrite. (Bodin
1566 : XL : je souligne)
Cette histoire, bien qu’elle se passe du « concours de l’écrivain », est un art de la « lecture » qui
reformule ce qui avait déjà été écrit (Couzinet 1996 : 37-37). La « méthode » correspond à une
perfection des textes des Anciens, sans nécessairement ajouter du nouveau, sans passer par
l’inventio. À part l’imitatio, qui caractérise la production discursive des humanistes (Blair 1992,
66 Le titre originel de l’ouvrage est Methodus ad facilem historiarum cognitionem, dont j’utilise la traduction française
établie par Pierre Mesnard en 1941.
R. Spavin 87
Goyet 1996, Moss 2003, Schiffman 2012), on retrouve l’ordo et la dispositio, mais aussi l’excolere
et le perpolire (ordonner, disposer, orner et polir) du fait historique, dont le remaniement relève
d’un véritable « art » ou artes historicae. Dans la louange que fait Bodin de la discipline, il est
déjà clair que son concept d’histoire est particulier. Le passé n’est jamais pensé « en lui-même »,
mais en fonction de sa pertinence pour le présent, de sa capacité à définir une « finalité » toujours
actuelle. Selon Zachary Schiffman, il s’agirait d’un « passé vivant », notion qu’il développe pour
caractériser la spécificité de la relation des humanistes avec l’antiquité67. Bodin le dit ailleurs,
« C’est grâce à l’histoire que le présent s’explique aisément, que le futur se pénètre et que l’on
acquiert des indications très certaines sur ce qu’il convient de chercher ou de fuir » (Bodin 1566 :
XXXVIII). On retrouve également les intentions propres à la rhétorique qui est d’enseigner cette
finalité morale tout en faisant appel aux émotions, notamment le plaisir de la narration qui facilite
la compréhension. Il s’agit d’un art « confus », ou hétéroclite, qui se veut supérieur à la science
par sa nature totalisante. Dans cette conception de l’histoire, l’art et la science ne s’opposent pas,
mais se complètent, s’unissent, afin de rendre toute la connaissance unitaire, dans un espace où
rien ne lui est « étranger ». C’est un trait essentiel du concept de « méthode » qui se présente tantôt
comme une rhétorique tantôt comme une science68. Pour Bodin, si l’histoire n’a pas besoin de faire
67 Voir son livre, The Birth of the Past (2012), qui essaie de retracer l’histoire de la notion de « passé », c’est-à-dire
de raconter les moments dans l’histoire de la pensée qui arrivent à faire la distinction entre le passé et le présent. On
pourrait s’émerveiller devant l’ambition du projet qui prétend expliquer le mouvement vers une conscience de
l’anachronisme, non seulement comme un procédé artistique, mais comme une erreur pour la sensibilité historiciste
en développement. En ce qui concerne la Renaissance, Schiffman invoque, à la suite de Leonard Barkan, la fresque
L’École d’Athènes du peintre Raphaël, commissionnée par le pape Jules II, pour illustrer ce qu’il conçoit comme le
« living past », métaphore pour mieux penser le programme humaniste. Le tableau présente toutes les figures majeures
de la pensée antique, réunie dans l’espace du stoa indépendamment des invraisemblances de l’espace et du temps. Qui
plus est, le peintre travaille les ressemblances entre les figures du passé et les figures du présent ; Héraclite ressemble
à Michel-Ange, Platon à Léonard, Appelles à Raphaël. Celles-ci renforcent le lien symbolique qui existe entre le passé
et le présent. 68 Dans l’usage humaniste, le terme de methodus en était arrivé à avoir un usage presque rhétorique : d’un auteur qui
présentait un art ou une science sous une forme brève et claire, selon des règles précises, on disait qu’il avait ‘réduit
le sujet à une méthode’ (Gilbert, Renaissance concept of method, cité par Couzinet 37).
R. Spavin 88
appel à d’autres disciplines, c’est parce qu’elle les subsume en un discours suprême, nécessaire
pour la compréhension du présent. Telle est, du moins, l’intention de l’encadrement historique, à
laquelle la théorie des climats de Bodin serait logiquement soumise.
Cependant, la Méthode de l’histoire s’inscrit dans une tradition historiographique qui va
en mûrissant et correspond à un point « tardif » dans l’évolution de l’humanisme qui complique
les représentations du passé. Les artes historicae ont une longue histoire, datant de Polybe, qui
assignent à l’exemple antérieur une force d’enseignement, laquelle sera reprise par Cicéron, qui la
transforme en devise : historia magistra vitae. « L’histoire est l’institutrice de la vie ». Elle fournit
une source d’expériences à partir de laquelle on est plus à même de faire face aux contingences du
présent (Schiffman 2012 : 178). Les humanistes manipulent l’histoire pour en faire une rhétorique
de l’exemplarité : les exemples du passé traduisent la vérité générale, indépendamment des
différences temporelles et géographiques. Ainsi que le note Schiffman, les textes de l’antiquité
sont, au début de la Renaissance, des entités en soi, qu’on lit sans se soucier des contextes
historiques, ce dont les lecteurs étaient, du moins initialement, ignorants. Au fur et à mesure que
la connaissance philologique et antiquaire se développe, par contre, une spécificité historique
commence à émerger et à contribuer à la crise de l’exemplarité, ce qu’on appelle, à la suite de
Koselleck, la « dissolution » de la topique humaniste, le détachement du singulier du général, bref,
l’évolution vers le relativisme et la modernité (voir Schiffman 1991). En d’autres termes, la
correspondance symbolique entre l’exemple particulier et la vérité générale se « dissout » à mesure
que la culture de l’exemplarité grandit. Plus le temps passe, plus on devient conscient des contextes
historiques et catégorique face à la diversité. Les humanistes finissent par rassembler les
représentations du passé vers des images de plus en plus dissemblables. Il s’agit désormais de
l’« altérité » du passé et non de sa ressemblance avec le présent.
R. Spavin 89
Afin de penser le problème autrement, il convient de considérer les artes historicae dans
leur révolution matérielle. L’imprimerie diversifie non seulement les supports de la connaissance
(recueils de lieux communs, récits de voyage, narrations politiques et militaires, mémoires,
documents légaux, etc.), mais elle facilite la prise de notes et le recopiage de lieux communs,
innovation humaniste par excellence (Blair 1992 : 541), qui caractérise la transmission l’histoire
durant la Renaissance. Le passé renvoie à un certain « fouillis » ou « clutter » (Schiffman 2012 :
189), une surabondance de lieux communs qui requiert des approches méta-normatives pour
rétablir un ordre, une intelligibilité pour le présent. L’ambition, certes aristotélicienne, d’organiser
les lieux communs selon un ordre hiérarchique se retrouve chez Bodin et son emploi de la
cosmologie, cadre théorique auquel appartient sa théorie des climats69. Ici, la géographie remplace
la manière traditionnelle d’organiser les lieux communs par dyades antithétiques, donnant à
l’histoire une nouvelle clarté ou « perchoir » (ibid. :185) pour faire face au problème de la diversité.
Dans son chapitre sur la Méthode de l’histoire, Schiffman situe Bodin vers la fin de la
Renaissance, à un moment charnière dans l’histoire qui commence à appréhender le passé comme
étant distinct du présent, grâce à une « classification » (ibid. : 198) particulièrement rigoureuse de
la diversité. Son ouvrage signerait en quelque sorte, selon lui, la mort du « passé vivant », puisque
la structure « scientifique » qu’il impose sur la connaissance topique a l’effet de réifier le passé,
de le rendre « unique ». L’espace synchronique des « passés multiples » du début de la
Renaissance, telle L’École d’Athènes de Raphaël — où les différentes époques de l’histoire
69 Selon Ann Blair, dont les travaux portent davantage sur la philosophie naturelle de Bodin que sur son histoire, les
lieux communs qui structurent la production de savoir dans l’Universae naturae theatrum (le Théâtre du monde
naturel), publié en 1596, ne correspondent pas à un cadre théorique hiérarchisant. L’historienne explique les
nombreuses contradictions dans la topique naturaliste de Bodin selon ce manque de systématisation : “In natural
philosophy, where Bodin has less personal expertise, the shape of the original note-taking is more apparent in the
final product: Bodin provides little overarching framework in which to relate his causal explanations one to the other.
As a result he does not always confront his topical material thematically: contradictory explanations thus coexist in
different parts of the work, as a few attentive contemporary readers pointed out” (Blair 1992: 547).
R. Spavin 90
coexistent en une temporalité idéalisée et utopique qui « annihile » les limites du temps et de
l’espace (ibid. : 158) — donne progressivement lieu à un passé singulier, coupé de son lien
symbolique avec le général :
“The search for meaning in the Methodus leads away from the conception of history as a
body of literature and toward a conception of “history itself”, the arena where events
transpire. Climate and humor theories — and (elsewhere in the Methodus) astrology and
numerology — are suggestive of this arena, but they do not actually constitute it; they
remain typologies consonant with the analytical framework of the liber locorum rerum.
Climate and humor theories, for example, simply provide abstract means of categorizing
information about human behaviour, they are purely classificatory” (ibid.: 197-198).
Pour résumer en français, la géographie n’est plus subordonnée à l’intention historique, telle que
la Renaissance conçoit la discipline, mais elle agit selon l’historien comme une force
complémentaire à l’analyse scientifique — « classificatoire » — qui tire la discipline historique
vers une conscience de ses propres limites. Les climats indiquent un espace analytique qui est
distinct du symbolisme historique des humanistes. Nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent,
dès qu’il est question de géographie, le réflexe critique est de l’assigner à une proto-science qui
fournit aux historiens un fantasme sur les origines de l’épistémè moderne. Schiffman n’analyse
pas le discours géographique de Bodin, ni les passages sur la théorie des climats. Et ce, au
détriment des possibilités d’interprétation déjà fournies en référence à la pensée de Pétrarque. En
ce qui concerne l’humaniste florentin, le passé anachronique recèle une « créativité » qui lui permet
d’utiliser la conscience des différences entre le passé et le présent comme un tremplin pour
l’expressivité et la « représentation de soi-même »70. En revanche, Schiffman avance que le recours
à la géographie constitue chez Bodin un départ du paradigme humaniste vers une lecture plus
« littérale » (Schiffman 2012 : 144) ainsi que le début d’une reconnaissance de l’impossibilité de
70 L’idée vient de Thomas M. Greene, « History and Anachronism », dans son The Vulnerable Text: Essays on
Renaissance Literature, 1986. Il existe dans sa typologie de différentes formes d’anachronisme une frontière poreuse
entre la « commission » et la « conscience » de l’anachronisme qui aurait pu, selon Schiffman, aider à stimuler la
créativité artistique et littéraire (Schiffman 2012 : 145-146).
R. Spavin 91
penser ensemble le passé et le présent, de tirer « profit » des leçons du passé, tant elles sont
« étourdissantes » ou « bewildering » (ibid. : 192) par leur nombre. La conclusion est
particulièrement hâtive. L’analyse du symbolisme du passé est d’emblée antagonique à l’approche
méta-normative déployée par Bodin sous forme de géographie. J’avancerai plutôt que
l’organisation cosmologique et climatique du monde n’est pas « purement classificatoire », ni un
résultat de la maturation inévitable de l’humanisme vers la science moderne. Une telle
interprétation suppose que la géographie est plus « objective » que l’histoire, plus portée sur la
réalité des choses pour constituer un « art » qui aide à mieux comprendre soi-même. Elle suppose
également que la dialectique entre l’altérité du passé et le présent, présente dans les lettres qu’écrit
Pétrarque à Cicéron et à saint Augustin, n’est pas transposable vers la matière géographique. En
effet, une grande contribution de cette étude sera de montrer que si une créativité de
l’« anachronisme » existe à la Renaissance, il en va de même pour l’analogie ou l’erreur
géographique ; l’ici et l’ailleurs sont comparables, formant non un anachronisme mais un ana-
chorisme, qu’un philosophe comme Bodin déploie pour arriver à une meilleure connaissance du
contexte français. Et il s’agit en plus d’une créativité particulièrement répandue dans les
représentations de l’espace à la Renaissance.
Bodin et la géographie humaniste : les créations philosophiques de l’espace
Comment pense-t-on le monde, encore grandement inconnu, à l’époque où Bodin écrit sur
les climats ? Ce monde, qui fait l’objet d’une succession de découvertes, confronte divers modes
de connaissance, théorique et pratique, donnant lieu à une géographie trouble qui se base à la fois
sur la croyance et le témoignage. Si l’intention derrière le savoir géographique peut viser la
scientificité et l’objectivité, on ne peut se débarrasser complètement d’une dimension
d’imagination et de mythe, à savoir ce curieux mélange de discours qui inspire notamment la
R. Spavin 92
théorie des climats. Il convient maintenant de mettre en avant les principaux moyens dont on tente
de réunir la connaissance de la géographie, y compris en particulier son caractère argumentatif,
c’est-à-dire les positions morales et éthiques auxquelles on l’infléchit.
Entre l’arrivée de Christophe Colomb à Hispaniola en 1492 et la vogue des récits de voyage
du XVIe siècle, l’ouverture au monde est complétée par un développement du savoir géographique
sans précédent, auquel le philosophe, faisant face au problème de la dissemblance socioculturelle,
se doit de répondre. Le philosophe et la géographie constitue un pair si lié qu’on pourrait se
demander pourquoi le libertin Charles Sorel déclare en 1664 dans sa Bibliothèque française que
« les livres de voyages sont les romans des philosophes » (cité par Dainville 1940 : 363). Que
cherche le philosophe dans le savoir géographique ? Sans doute Sorel constate-t-il la complexe
relation entre la géographie et la philosophie qui se fait de plus en plus manifeste dès le tournant
du XVIIe siècle. Mais l’observation de Sorel n’est pas sans mordant. Ce n’est pas anodin qu’il
affirme que c’est par le « roman » que passe l’intérêt philosophique pour le voyage, comme si les
deux domaines de savoir étaient enclins à un certain éloignement de la vérité, moins scientifique
que créatif, moins soucieux d’exactitude que de « plaisir » (ibid.). Du point de vue de Sorel, le
questionnement philosophique de la géographie ne reflète pas suffisamment le vrai, mais se
subordonne non seulement à une fonction de divertissement, mais à une fonction d’énonciation
narrative, où la textualité l’emporte sur le référent.
En effet, Sorel peut nous aider à comprendre, dans un premier temps, le traitement
philosophique de la géographie du tournant du XVIIe siècle, surtout dans le cas des philosophes
qui « lisent » le monde depuis leurs fameux « cabinets », source de matière à réflexion mais aussi
à exploitation idéologique. D’une manière générale, la Renaissance donne lieu à des lectures et
des réécritures de la géographie qu’on peut diviser entre deux approches à la fois distinctes et
R. Spavin 93
interdépendantes relativement au problème de la diversité humaine. D’une part, les humanistes du
début du XVIe siècle, tels qu’Érasme, Thomas More et Bodin, contourneront la diversité en
projetant une image de ressemblance à la totalité du monde. D’autre part, les philosophes
sceptiques, tels que Montaigne et La Mothe Le Vayer, convoiteront la diversité que semblent
exemplifier les récits de voyage pour en faire des arguments infirmant a contrario le consentement
universel et la rationalité divine71. Ces étiquettes épistémologiques peuvent aider à comparer deux
manières de penser la diversité géographique, dont les différences climatiques deviennent en
particulier un terrain fertile pour la réflexion.
Pour certains penseurs humanistes, la géographie pose problème dans la mesure où elle
remet en question une vision théologique et téléologique du monde. Les nouvelles découvertes
font croître la reconnaissance de la diversité des cultures et infirment par là l’unité du monde,
image idéalisée et ressemblante dans laquelle l’homme peut se retrouver lui-même aussi bien que
juger autrui. La dissemblance qu’on cherche à comprendre subit par conséquent une forte
réécriture idéologique qui veut réaffirmer son contraire. Ainsi, on recourra à l’analogie, figure
humaniste par excellence, qui a pour fonction la création de liens discursifs entre toutes choses, en
dépit de leurs différences, dès lors jugées superficielles. Michel Foucault nomme cette explication
de l’univers propre au XVIe siècle la « prose du monde », fondée sur une épistémè « sablonneuse
», car elle est ancrée dans une sorte de tautologie qui ne recherche que la même chose à l’infini.
Un tel savoir serait illimité et instable, un miroir qui reflète davantage la langue elle-même que la
concrétude du réel. La « nature » du monde physique se montre en relation et en concordance
71 Je suis le même changement épistémologique que constate Anthony Pagden dans son ouvrage The Fall of Natural
Man. The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology (1982), entre une description des cultures en
termes d’une nature humaine conçue comme constante à travers le temps et l’espace et un vaste relativisme historique
qui commence à s’intéresser à la description de la différence et de la discontinuité (Pagden 1982 : 1).
R. Spavin 94
parfaite avec la « Nature », ordre divin et immatériel, en un glissement « pléthorique » (Foucault
1966 : 45) qui engendre un entassement circulaire de ressemblances.
Au lieu d’« expliquer » le monde, la géographie humaniste semble soutenir un autre
discours, un universalisme, qui la dépasse. La matière géographique, plurielle et dissemblable,
devient une problématique à résoudre afin de confirmer ce qu’on savait toujours déjà. La diversité
étant ici une sorte de leurre. Les grands schèmes de pensée qui structurent la théorie des climats,
par exemple, travaillent à réduire la diversité en des phénomènes limités, souvent dualistes ou
ternaires. En effet, si Bodin concède une multiplicité de facteurs physiques dans la détermination
géographique des sociétés et de leurs politiques respectives — comme la longitude, l’humidité, les
vents, l’altitude (Goyard-Fabre 1989 : 189) —, ces facteurs sont tout de même pensés en termes
des caractères « climatiques », c’est-à-dire polarisés et limités entre deux extrêmes : les peuples
montagnards par exemple se montrent un cas extrême du tempérament septentrional, c’est-à-dire
« rudes et fiers », particulièrement enclins à la sédition, alors que ceux qui habitent les plaines sont
plus « craintifs » et « efféminés », soit une extension du tempérament méridional72. Bien que Bodin
s’attarde à rénover sa « topique » de caractères climatiques à la lumière de nouvelles connaissances
viatiques (Staszak et Couzinet 1998 : 42), il est clair que l’argumentation du philosophe s’inspire
davantage des sources anciennes que des récits de voyages (Lestringant 1993a : 207), lesquelles
privilégient la compression des faits géographiques en des modèles à la fois réducteurs et
universalisants, conformes à la rhétorique d’exemplarité.
72 « Et, qui plus est, en mesme climat, latitude, et longitude, et sous mesme degré, on apperçoit la difference du lieu
montueux à la plaine : de sorte qu’en mesme ville, la diversité des hauts lieux aux vallees, tire apres soy varieté
d’humeurs, et de mœurs aussi, qui fait que les villes assises en lieux inegaux sont plus subjectes aux seditions et
changements, que celles qui sont situees en lieu du tout egal. » (Bodin 1576 : V, 8)
R. Spavin 95
Par ailleurs, la structure « méta-normative » que Bodin impose à la multiplicité du savoir
géographique s’inspire de la cosmologie géographique de Ptolémée. La théorie des climats fait
partie d’une théorie de l’ensemble qui décrit la diversité de la planète aussi bien que ses
correspondances sidérales. Bodin part essentiellement de la sphère armillaire pour classifier la
diversité géographique, planétaire selon une explication totalisante du cosmos. Cette organisation
consiste à segmenter la totalité du monde en une série de cercles dont les lignes latitudinales
peuvent être réduites à trois zones climatiques (septentrional, tempéré et méridional), présentes
aussi bien dans les cieux que dans les humeurs du corps. Dans son ensemble, son système marche
à la manière d’une « trilogie » (Goyard-Fabre 1989 : 189) qui se répète à chaque fois qu’il s’agit
d’expliquer une particularité. À titre d’exemple, l’« intelligence » des Méridionaux doit se
compléter par son opposé chez les Septentrionaux, la « simplicité », et par son moyen terme, la
« prudence », au milieu, chez les Mitoyens, équilibre ternaire que maintient avec « soin » la nature
:
Mais la nature a pris grand soin à ce que les Scythes, aussi riches de vigueur que pauvres
de raison, fassent de la valeur militaire la première de toutes les vertus, alors que les
Méridionaux prisent avant tout la piété et la religion, et que les gens de la région moyenne
honorent plutôt la prudence (Bodin 1566 : 99)
N’oublions pas non plus les planètes qui reflètent la même trilogie d’en haut :
Saturne est froid, Mars est chaud, Jupiter entre les deux fait figure de tempéré. Le premier
regarde les sciences et tout ce qui peut s’acquérir par la contemplation du vrai ; le deuxième
la prudence qui est la règle de l’action et qui embrasse toutes les vertus ; le troisième les
arts et les techniques qui exigent un labeur manuel, une énergie physique. Le premier
s’adresse à l’esprit, le second à la raison, le dernier à l’imagination (Ibid. : 97)73.
Avant d’entrer dans l’analyse symbolique, on voit d’emblée le fonctionnement de la trilogie,
héritée d’Aristote, mais intégrée à une conception cosmologique. Les planètes ont des
« caractères » à la fois climatiques et humains qui se répètent partout dans le cosmos sous une
73 L’énumération de Bodin peut sembler confuse : quand il parle du « premier », il parle bien de Mars, puisque c’est
le plus près de la terre. Jupiter se trouve entre les deux, Mars et Saturne, et joue le rôle du juste milieu. Saturne, la
planète la plus éloignée, est donc en troisième lieu.
R. Spavin 96
triplicité de formes. Celles-ci traduisent la dissemblance en une diversité nouvelle, stratifiée et
maîtrisée, qui n’est pas aussi diversifiée qu’elle le paraît. La prétendue dissemblance exprime
plutôt la ressemblance, l’harmonie de la planète, où toutes les parties fonctionnent comme un tout.
Contrairement à ces images de similitude, il existe à l’époque de Bodin d’autres systèmes
de pensée plus portés sur le référent géographique et qui concurrencent la vision cosmologique.
D’autres cosmologues de la période, comme S. Münster, Belleforest, Thevet et Merula par
exemple, s’éloignent de plus en plus de l’organisation géométrique, c’est-à-dire de l’influence de
Ptolémée, en cédant progressivement à la « chorographie », moins attachée à expliquer le monde
comme une grille harmonisée (Lestringant 1993b). Les chorographes, y compris les sceptiques,
s’appuient non pas sur la ressemblance théorique mais sur la diversité qu’ils associent aux
témoignages des voyageurs. Ici, le récit de voyage est avant tout une description des régions faites
par les voyageurs ; il remplit une fonction moins cartographique et empirique qu’« historiale » et
anecdotique (Lestringant 1993a : 262). Se limitant à la perspective et à la praxis de ceux qui se
déplacent autour du monde, ces lectures philosophiques de la géographie ne s’inscrivent pas a
priori dans un système unificateur plus large. Et c’est bien le cas d’un penseur comme Montaigne.
Chez lui, la diversité géographique est précisément ce qui conduit à l’observation de la différence
et à l’avancement du relativisme culturel. Comme il le fait voir dans sa version du déterminisme
environnemental :
[…] ainsi que les fruicts naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et
moins belliqueux, justes, temperans et dociles ; ici [sic] subjects au vin, ailleurs au larecin
ou à la paillardise : icy enclins à la superstition, ailleurs à la mescreance ; icy à la liberté,
icy à la servitude ; capables d’une science ou d’un art, grossiers ou ingenieux, obeïssans ou
rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent
nouvelles complexions si on les change de place, comme les arbres (Je souligne,
Montaigne, Essais II, 12, p. 575).
Montaigne voit le monde comme un lieu de dissemblance et de diversité. La flore et la faune aussi
bien que le caractère de l’homme peuvent varier d’un extrême à l’autre relativement à leur situation
R. Spavin 97
géographique. Ces extrêmes ou antithèses, ainsi accumulés, ont pour fonction d’interdire toute
ressemblance globale, tout a priori qui précèderait une lecture du réel. Les régions sont pensées
dans leur nature oppositionnelle — où les « ici » et « ailleurs » peuvent être n’importe où du moins
qu’ils s’y opposent — comme pour souligner leur spécificité propre et ce, sans s’inscrire dans une
vision qui subsumerait le tout, de l’homme jusqu’aux planètes.
Le versant cosmologique de la géographie humaniste peut en effet paraître artificiel face à
la nouvelle vague chorographique, plus à l’écoute de l’expérience du réel que de la métaphysique.
C’est encore Montaigne qui préconise ce prétendu réalisme géographique et culturel à l’encontre
d’une idéalité jugée « impure », moralement dangereuse. Dans son fameux essai « Des
Cannibales », le philosophe voit un gauchissement de la matière géographique de la part des
savants cosmographes qui « altèrent un peu l’Histoire [qui] ne vous represente jamais les choses
pures […] » (Montaigne 211). La cosmographie des doctes, ou des « Dogmatiques » (La Mothe
Le Vayer 734), sera critiquée pour avoir versé dans une sorte de version romanesque de la
géographie, plus rhétorique que réaliste, plus vraisemblable que vraie. Montaigne se moque de la
cosmographie qui « [veut] jouir du privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du
monde » (Montaigne 211) tout en chantant les éloges d’un homme simple et grossier, dont la
condition est plus apte à « rendre veritable tesmoignage » (ibid.).
Durant le déclin de la cosmographie, la géographie que privilégient désormais les
philosophes vise l’autopsie, l’expérience oculaire et subjective qui ne peut prétendre à
l’universalisme. Qu’on songe aux Observations de plusieurs singularités (1553) de Pierre Belon
du Man qui assume un lien direct entre sa propre observation et sa transcription, n’ayant besoin
d’autres auteurs que pour « exprimer les noms des animaux et des plantes et autres semblables
choses appelées par noms propres, mises en notre vulgaire français » (Belon 59). En effet, les
R. Spavin 98
auteurs-voyageurs tels que Belon revendiquent une appartenance, ce « mien œuvre » (ibid.) dit-il,
comme pour lier sa subjectivité à un critère de crédibilité. Chez lui et bien d’autres, l’importance
de l’autopsie réside dans l’autorité qu’elle accorde à l’observateur, à l’objectivité dont il peut se
réclamer dans son récit. La situation est quelque peu paradoxale : plus on se rapporte à son
expérience propre, à son subjectivisme, plus on se rapproche de l’objectivité. Il semblerait qu’on
soit bien loin du système citationnel de Bodin qui bâtit sa connaissance sur les « opinions » des
autres.
Qui plus est, la citation en exergue du premier livre des Observations de plusieurs
singularités peut encore apporter des éclaircissements sur l’importance du point de vue et ce qu’il
perçoit. Belon conçoit la nature comme un réseau de diversité : « Que nature conduit un chacun
en ce monde par diverses voies, & fait que le but de tous tend à diverses fins ». La citation érige
la diversité en une règle générale qui serait décrétée par la « nature », où l’expérience de l’un ne
peut éclairer celle de l’autre, toutes deux étant par essence diverses et discontinues. Ainsi,
l’objectivité qui valide le subjectivisme ne peut marcher qu’avec la « singularité ». On pourrait
appeler, à la suite de Bronislaw Malinowski, « hérodotage » cet « exotisme facile » dont se moque
Lévi-Strauss au début de ses Tristes Tropiques : l’ethnologue devrait s’intéresser à la diversité,
mais il devrait aussi se garder de ne chercher que les « excentricités primitives de l’homme » que
son seul point de vue suffit à objectiver (Lévi-Strauss 1987 : 94).
Sur ce point, on peut se référer à l’article d’Isabelle Moreau « Lectures libertines de la
matière viatique » qui examine précisément les critères de crédibilité des récits de voyage au XVIIe
siècle, c’est-à-dire jusqu’où ce « véritable témoignage » peut aller pour les philosophes sceptiques
et libertins de l’époque. En comparant les deux lectures de la géographie, cosmologique et
chorographique, c’est-à-dire l’approche probabiliste des phénomènes dans l’ordre de la nature
R. Spavin 99
attestée par la foi et l’approche expérimentale qui se base sur le témoignage viatique, Moreau
montre que la crédibilité dépend d’une interaction entre les deux modes de pensée (Moreau 2006 :
12). La Mothe Le Vayer et Peiresc sont, par exemple, prêts à croire aux « singularités » tant que
l’expérience oculaire dépend d’une interaction entre les deux approches. L’acte d’adhésion
consiste à prêter foi à un témoignage dont l’érudition et la probité sont irréprochables (ibid. : 13).
D’autres philosophes libertins, comme Naudé ou Gassendi, portent un regard critique sur la facilité
avec laquelle certains acceptent de croire aux différentes singularités qu’ils peuvent trouver dans
les récits de voyage. Selon Gassendi, Peiresc fait preuve « d’un jugement mûr, solide », mais « son
appétit de connaître, matérialisé dans l’espace privilégié du cabinet de curiosité » fait de lui un
lecteur « crédule » surtout quand il s’agit d’« évaluer la vraisemblance de témoignages qui sortent
de l’ordinaire » (ibid. : 10).
Au terme de « crédulité », on peut ajouter l’idée de distorsion et de lecture créative, car si
les récits eux-mêmes continuent de participer à la vision plutôt ethnocentrique de la géographie
— à savoir les voyages missionnaires des Jésuites — la lecture philosophique devient de plus en
plus sélective (Holtz 2006 : 31). La Mothe Le Vayer témoigne bien de ce genre de lecture lorsqu’il
commente un récit de voyage d’un Jésuite qui avait visité le Canada. Dans ce qu’il choisit de relater
de sa lecture, il ne choisit que le chapitre qui conforte son goût pour le doute :
Le premier des deux est la Rélation d’un Père Jesuite de ce qui s’est passé en Canade aux
années dernieres 1657 & 1658. Son chapitre septiéme est de la diversité des actions, des
sentiments, & des jugements, qui se trouve entre les peuples de la nouvelle France
Americaine, & ceux de la nôtre Européenne. Il remarque donc, comme les premiers ont
presque tous leurs sens différents de nôtres. Leurs yeux jugent de la beauté tout autrement
que nous ne faisons, soit pour la couleur, se barbouïllant le visage pour le rendre plus
agréable ; soit pour la polissure, se le cicatriçant à même dessein en diverses façons. Ils
aiment les cheveux noirs, roides, & luisans de graisse ; se moquent des têtes frisées, & au
lieu de poudre de Chipre, couvrent les leurs de duvet ou de petite plume d’oiseaux. Ils ne
peuvent souffrir qu’on porte barbe, & c’est là injurier un homme que de le nommer barbu
(La Mothe Le Vayer 735)
R. Spavin 100
Dans le résumé que fait La Mothe Le Vayer, il convient d’insister sur sa méthode de lecture qui
repose sur une philosophie du décentrement et sur une pratique du comparatisme. Or les termes de
la comparaison ne se rapportent pas ici aux différentes sources qui traiteraient des mêmes
singularités, lesquelles seraient « comparables », mais s’appliquent aux singularités entre elles qui
ne le sont pas ; les « singularités » étant par définition « incomparables ». Le décentrement des
valeurs — ce qui empêche de « déterminer qui est la mieux fondée en ses coûtumes & façons de
vivre » parmi « toutes les Nations du Monde » (ibid.) — résultera entre autres de cette comparaison
de phénomènes incommensurables chez différentes cultures, c’est-à-dire « entre les peuples de la
nouvelle France Americaine, & ceux de la nôtre Européenne ». Chez lui, la lecture philosophique
part d’une curieuse éthique de comparaison en ce qu’elle choisit des termes sur une base de
différence, sans chercher une structure commune qui sanctionnerait la mise en rapport des termes.
Qu’on se rappelle le cas de Montaigne où les « ici » et les « ailleurs » ne sont pas rapprochés autour
d’un commun accord, mais juxtaposés de par leur seule oppositionnalité. La seule conclusion à
laquelle ce genre de comparaison peut aboutir est une règle de la différence. Cela crée de la
difficulté pour deux raisons. D’une part, la lecture est enfermée en une sorte de pétition de principe
qui veut prouver l’incommensurabilité des cultures en procédant à une mise en rapport des cultures
qui sont déjà en elles-mêmes incommensurables. De l’autre, la culture des mirabilia et de la
varietas réduit la matière géographique en une analogie, projetant le modèle de la différence au
reste du monde. Elle est aussi illusoire que la cosmologie.
D’un point de vue argumentatif, le sceptique utilise des exempla de singularité pour aller
vers le général, extrapolant par induction une règle de la dissemblance et de la discontinuité. Cela
se montre l’inverse de la cosmologie qui, elle, part des vérités générales de l’homme (européen)
pour les projeter à la diversité du monde. Dès lors, il s’agit dans les deux approches d’adapter
R. Spavin 101
l’hétérogène vers des modèles rhétoriques qui sont soit identificatoires (le reste du monde serait à
l’image de la situation européenne), soit défamiliarisants (le reste du monde serait
irrémédiablement différent), stratégies qui subordonnent la géographie à une certaine fonction
morale et politique. Si la cosmologie participe d’une moralité à la fois théologique et téléologique,
le relativisme sceptique attaque toute prétention à l’universalité par le biais de l’argument ad
hominem, où chaque énonciateur est réduit à sa seule position subjective, infiniment variable. Or
sa règle de la dissemblance et de la discontinuité, extrapolée à partir des exemples incomparables,
ne tient pas en elle-même. C’est un « général » rhétorique et non philosophique qui a pour fonction
de remettre en question et non de prétendre à un savoir positif. Ses apports sont des outils de
contestation. Enfin, si les deux lectures philosophiques de l’espace arrivent à des conclusions
plutôt abusives et aventureuses sur la réalité géographique, il convient de se demander en quoi la
modélisation cosmologique serait-elle aussi non seulement une rhétorique mais un discours
contestataire, une remise en question d’une certaine position adverse. Au lieu de penser ces modes
de pensée comme étant contradictoires ou opposés — l’un tourné vers la nouvelle science et l’autre
vers l’antiquité — il me semble judicieux d’envisager le potentiel critique de chacun. Dans le cas
de Bodin qui, on le verra, est à la fois universaliste et relativiste, il n’est pas impossible de
considérer leur complémentarité et leur interdépendance. L’un tournant vers le cosmos, l’autre
vers le relativisme, ils créent une sorte de Janus Bifrons, une œuvre divisée, tournée vers deux sens
opposés mais partageant un même socle créatif.
Le rôle de la géographie dans la nature
Dans la pensée humaniste, il faut conclure que la « géographie » ne se limite pas à l’espace.
Elle s’acquitte d’un rôle plus large à travers les discours qu’elle semble traverser de façon
autoritaire, comme si l’argument géographique était invoqué afin de trancher. Mais à quelle fin ?
R. Spavin 102
Pour Montaigne, la diversité géographique constitue un argument contre l’autorité factice que
s’arrogent non seulement les missionnaires et les colonisateurs, mais tout homme qui justifie sa
démarche par une philosophie centriste ou hiérarchique. La fonction de l’argument géographique
est de s’opposer ainsi à la position dogmatique, qu’il juge contre-nature, artificielle, soit de l’ordre
de la convention et de l’erreur. Et ce, même si la représentation d’une telle géographie est elle-
même « romanesque » et illusoire.
En effet, on doit se demander quel est le statut du signe géographique. Car il est clair que
l’argument se réclame, malgré son artifice, d’une certaine stabilité ou matérialisme, ce qui sert
justement, lorsqu’il est invoqué, à créer un repère, un point fixe qui insiste sur la variabilité d’une
position adverse. Dans le discours cosmologique, cependant, l’objet ou la cible de l’opposition,
son tranchant critique, est moins distinct ; il semblerait que le cosmographe ne s’oppose en rien,
mais cherche partout à s’aligner. Rappelons-nous que le discours établit en principe un système de
rapports qui relie l’ici-bas à l’ordre divin. Son argumentation est d’emblée plus positive. En créant
un système rigoureusement développé, où la similitude engendre de la similitude, la cosmologie
donne l’impression de créer un savoir, une géographie totalitaire, bien que seulement en mots, soit
une « nature écrite » (Foucault 1966 : 55).
On le sait, dans le cas de Bodin, le climat explique la diversité humaine selon trois
modalités : le septentrional, le mitoyen et le méridional. Les particularités s’organisent en une
« trilogie » à l’encontre des innombrables singularités qui attirent les penseurs relativistes. Chez
Bodin, il existe un équilibre harmonieux, réglé par « la providence divine » et la « nature
maternelle », qui programme, réciproquement, la diversité géographique et humaine. La
géographie bodinienne s’aligne dès lors sur le concept de « Nature » en ce qu’elle se présente
comme le représentant terrestre de la volonté divine. Sa structure, subordonnée à la ressemblance,
R. Spavin 103
promeut une idéologie de la relationnalité, principe stoïcien où « tout est dans tout » (Goyard-
Fabre 1989 : 189), générateur d’un certain « équilibre ». En ce qui concerne les différences du
comportement sexuel :
La providence divine a ainsi voulu que ceux qui ont plus de facilité à engendrer aient moins
besoin de volupté pour le faire, tandis qu’à ceux qui sont moins riches en humeurs et en
chaleur cette nature maternelle a voulu dans sa bonté donner abondamment le stimulant de
la volupté ; faute de quoi ils n’auraient pu ni propager leur race ni même entretenir la vie
civile » (Bodin 1566 : 88 ; je souligne).
D’une part, le système d’équilibre qui sous-tend les climats découle de la « providence divine » et
traverse la diversité terrestre jusqu’au système de manques et d’abondances des peuples habitant
les extrémités. Dieu passe par différents niveaux pour influencer les infimes particularités de l’être.
D’autre part, grâce à cet équilibre macrocosmique, les différences qui peuvent exister entre les
êtres humains ne sont pas de vraies différences, mais plutôt des réactions à l’environnement, dont
les écarts reproduisent un même rythme procréatif. La raison d’être de ces différences est de
renforcer l’équilibre, inscrit « physiquement » dans la « Nature ».
Or, qu’il soit bien clair, il existe pour nous une distinction importante entre la géographie
et la nature qui se trouve ici dissimulée, glissement qu’on peut étudier de façon non seulement
épistémologique (Foucault), mais rhétorique et argumentative. Les phénomènes terrestres qu’on
peut nommer climatiquement et cartographiquement n’ont pas en soi le même statut que ce qu’on
entend par « nature ». Celle-ci se situe dans toutes ses occurrences au-dessus du fait géographique,
car la notion renvoie à une hiérarchie, où elle est toujours suprême, antérieure. La nature est ce qui
devrait être, indépendamment de nous et de nos actions, à l’instar d’un « droit » politique et moral.
Vers une approximation rhétorique du droit naturel
Afin de commencer à comprendre le rôle de la « nature » dans la théorie des climats, il faut
faire appel à la notion de « droit naturel » qui est au fond de la conception bodinienne de la
R. Spavin 104
cosmologie. Dès leur apparition dans la Méthode, les climats se présentent sous forme de « lois
naturelles », comme le suppôt d’une vision théologique et métaphysique de la nature. Entre la
géographie et l’ordre naturel, il existe en effet une tentative de rapprochement qu’on n’a pas encore
compris à sa juste valeur. S’il est vrai que la discussion que Bodin consacre au droit naturel est
subtile et ambiguë (Goyard-Fabre 2002 : 61 ; Ingber 1985 : 281), les climats semblent par contraste
schématiques et exotériques, ayant tendance à dominer la discussion politique, comme s’ils lui
prenaient la place, ouverts non seulement à la singularité du « droit » mais à la pluralité
des « lois »74. Encore que Bodin accorde au droit naturel une autorité irréfragable sur laquelle il
s’aligne systématiquement, sa pensée politique ne s’engage pas dans un développement de son
contenu, en soi déjà difficile à cerner.
Dans l’exégèse de la théorie des climats, le discours n’a pas été, jusqu’ici, envisagé du
point de vue de la « philosophie », c’est-à-dire de la philosophie « classique »75, dans le sens
anhistorique et universaliste qui est à l’origine de la notion de droit naturel. Les climats se
retrouvent en effet dans la pensée d’Aristote et de Platon, mais ils seraient décidément moins
philosophiques que politiques, car reposant en principe sur des observations prétendument
inductives voire ethnologiques, dont les généralisations proviennent d’un présupposé relativiste et
d’une intention pragmatique, non pas abstraite ou métaphysique. On comprend mal ce que le
déterminisme climatique pourrait exprimer de « philosophiquement valable », c’est-à-dire
d’universellement légitime pour l’organisation politique des hommes. Leur fonction sert avant tout
74 Pour Bodin, il existe une différence entre les deux : « (…) mais il y a bien difference entre le droit et la loy : l’un
n’emporte rien que l’équité, la loy emporte commandement : car la loy n’est autre chose que le commandement du
souverain, usant de sa puissance » (Bodin, République, p. 155, cité par Ingber 297). Sur la différence entre « loi » et
« droit » voir l’article de Perelman (1982). 75 On admet en général une distinction centrale entre le droit naturel classique (Platon, Aristote) et le droit naturel
moderne (Hobbes, Rousseau) qui oppose deux manières de penser la sociabilité de l’homme. Si le droit naturel
classique définit l’homme comme un animal politique, les modernes affirment au contraire que l’homme est, à ses
origines, un individu apolitique qui n’entre dans la communauté politique que par le biais d’un « contrat social » (voir
Strauss 1965). Je parlerai plus loin du droit naturel moderne dans mon étude sur Rousseau.
R. Spavin 105
à limiter l’universalisme, à promouvoir des lois qui doivent « […] accommoder la forme de
Republique à la diversité des hommes » (Bodin 1576 : V, 7) et qui ne peuvent être, en conséquence,
partout identiques. Certes, l’argument pluraliste admet clairement la nécessité de la variété, mais
il n’exclut pas, ni ne contredit, l’existence d’un substrat commun à la diversité, un ordre, voire un
droit naturel, d’où la législation de toute part peut découler. Il n’invalide pas non plus ce qu’on
peut entendre comme la dualité idéologique de Bodin, c’est-à-dire l’universalisme dans son
relativisme, comme c’est le cas dans l’exemplarité humaniste. Mais qu’entendons-nous
exactement par « droit naturel » ?
Selon Simone Goyard-Fabre, le concept de droit naturel n’a rien d’univoque. Il est plutôt
la source d’un grand nombre d’« embarras » (Goyard-Fabre 2002) si bien que son contenu s’avère
quasiment indéfinissable. Déjà, la grande pluralité de sens que les mots « droit » et « nature »
peuvent revêtir seuls, indépendamment l’un de l’autre, ne fait pas de doute. L’association des deux
concepts crée un groupe nominal presque étanche et qui ne fait qu’aggraver la difficulté
sémantique. Toutefois, parmi les innombrables évocations du concept, il est possible, à la suite de
Léon Ingber (1985), de constater des visées, des affirmations récurrentes. J’en fais brièvement le
résumé :
1) L’affirmation du primat de la nature sur la convention. Le fondement du droit naturel se trouve
dans l’ordre de la nature et non dans les diverses conventions qui régulent la vie sociale des
hommes.
2) La primauté de la recherche de la Justice sur le respect de la légalité. C’est dire que le juste
est supérieur au légal et que le droit précède la loi qui en découle sous différentes formes,
lesquelles sont liées aux habitudes, aux coutumes et aux conventions des sociétés. On a donc
affaire à la question de la prééminence des valeurs, comme le respect de la vie et la
conservation de soi.
3) L’existence de principes non écrits qui dominent et contrôlent le droit écrit. Dans ce sens, on
admet la possibilité qu’un droit écrit, positif, soit injuste, mauvais, et que c’est le droit naturel
qui permet de le juger ainsi.
4) La permanence de certaines valeurs qui doivent prévaloir sur d’autres valeurs dérivant
principalement de l’État et qui se présentent avec un caractère transitoire. Enfin : le droit
R. Spavin 106
naturel transcende les différences historiques, ainsi que les différences entre états. C’est un
droit suprême, imperméable à l’évolution sociohistorique.
Ces points ne résument pas la totale complexité du droit naturel qui peut être traité de manière plus
précise, plus paradigmatique. Les caractéristiques qui sont ici notées soulignent avant tout la nature
arbitrale du droit naturel, son ethos, et non ses acceptions plus prescriptives. La nature renvoie à
la « primauté » sur la convention et la légalité, à une « domination » du non-dit sur les lois positives,
à une « permanence » et à une « stabilité » face aux changements institutionnels. Bref, il semble y
avoir un consensus sur l’autorité que représente le droit naturel par rapports aux conventions, sa
force d’infirmer le statut quo. Mais il est difficile de fixer le droit naturel en lui-même, c’est-à-dire
de connaître la véritable « nature de la nature ». D’où la confusion quant au véritable « contenu »
de la notion dans l’histoire du discours, qui varie grandement selon le philosophe qui y fait recours.
Pourtant, selon Thomas d’Aquin, souvent considéré comme la figure centrale du concept
(Finnis 1998 ; Murphy 2011; Villey 1968), le droit naturel et le droit positif (qui est du seul ressort
des hommes) forment une correspondance plus ou moins directe. Chez le théologien, une
hiérarchie fondée sur la prééminence du haut sur le bas place en tête la loi éternelle, ou lex aeterna,
qui appartient à Dieu seul, concept que saint Thomas emprunte à saint Augustin (Villey 1968 :
124). Ensuite, Dieu révèle la loi divine, ou lex divina, dans les Écritures, lesquelles fondent les
préceptes de l’Église. La loi de nature, ou lex naturalis (parfois appelée ius naturale76) se trouve
dans la conscience humaine afin qu’elle puisse appréhender la volonté divine relativement à la vie
terrestre. En dernier lieu, le droit positif, qualifié selon les moments de lex humana, lex civilis ou
ius positivum, relève de la juridiction des hommes qui doivent s’organiser eux-mêmes et gouverner
leurs propres communautés. Selon les Thomistes, les hommes ont l’intuition des préceptes
76 Pour le débat qui porte sur la relation entre la « loi » naturelle et les « droits » naturels, au paradoxe de l’œuf et de
la poule qui semble la caractériser, voir Tierney 2002.
R. Spavin 107
distincts qui doivent être reflétées par les lois positives, comme l’indissolubilité du mariage,
l’interdiction du contrôle des naissances ou la sodomie, etc. (Murphy 2011 ; Strauss 1953 : 164 ;
Villey 1968 : 125-126). Ce mode de pensée gagnera la faveur du mouvement orthodoxe de la
Contre-Réforme qui s’oppose aux thèses de Luther et de Machiavel, fondateurs de l’État « impie »
(Skinner 1978 : 555), de façon à réinvestir les lois positives d’une expression plus catholique.
Même si la cosmologie bodinienne ne fait pas directement référence aux Écritures, les
correspondances de la pensée thomiste peuvent nous aider à comprendre la théorie des climats, y
compris le système de rapports dans lequel elle s’inscrit, comme une tentative de se rapprocher du
droit naturel. La théorie des climats cherche en principe à effectuer une lecture naturaliste de la
diversité humaine, informant à titre de guide la fonction pratique des lois positives. Qu’on se
rappelle la chaîne trilogique qui relie les planètes, les climats et les caractères. La nature
correspond à une cohérence qui se retrouve jusque dans les conventions morales des hommes,
comme par exemple le rapport entre l’aspect des yeux et la civilité, déterminés par le climat et la
température du sang :
Les Allemands et les Anglais n’ont pas les yeux aussi glauques et blanchâtres [que les
Scythes et les Cimbes], mais d’une couleur plus sombre que l’on appelle bleu marine, du
nom de la mer. La couleur glauque des yeux est le signe d’une grande chaleur, écrit Aristote
dans ses questions naturelles : le noir au contraire, tel que nous le rencontrons chez les
méridionaux décèle un manque de chaleur. Quant aux habitants des régions tempérées, ils
ont des yeux gris jaune comme les chèvres et ce sont eux qui voient le mieux (Pline ajoute
à ce sujet que les chèvres n’ont jamais les yeux chassieux). Les yeux de cette couleur sont
l’indice des meilleures mœurs si l’on en croit Aristote, tandis que les yeux glauques
expriment la cruauté […] (Bodin 1566 : 74).
Ce qu’il faut constater ici est la correspondance première entre l’environnement et l’apparence
physique et une deuxième correspondance, plus intéressante, entre l’environnement et les
« mœurs », comme si celles-ci étaient le résultat direct des fonctionnements physiologiques. C’est
cette correspondance entre les zones climatiques et les mœurs qui est perçue comme « naturelle »,
puisqu’elle est comparable au souci thomiste de dégager des rapports entre différentes strates du
R. Spavin 108
cosmos, bien qu’en termes nettement plus scientifiques que théologiques. Or le « réveil du
thomisme » que connaît l’époque peut cependant éclairer l’importance de repenser la relation entre
le droit naturel et le droit positif comme un équilibre moins déterminé par des préceptes définis,
thématiquement associés à la Contre-Réforme. Un nouveau rapport, plus ouvert et flexible que le
thomisme, est nécessaire pour penser la véritable complexité entre la théorie et la pratique, voire
le glissement qui s’opère entre la « nature » et une lecture « géographique », voire « nationaliste »
des lois.
En effet, la recherche de la flexibilité législative par rapport à une légalité substantive,
chargée de devoirs précis, caractérise la situation des juristes français du XVIe siècle en butte à une
nouvelle conscience philologique. À la suite du jurisconsulte Jacques Cujas, l’idée d’une
« histoire » romaine qui ne s’applique plus au contexte français serait un des apports les plus
importants du mos gallicum, notamment ses apports philologiques (voir Pocock 1957). Ainsi la
critique a-t-elle souvent recours à l’éducation juridique de Bodin pour distinguer son approche de
celle de Cujas. Bodin est plus « métanormatif » que philologique, s’inspirant davantage du droit
romain et du juriste Bartole qui vise à « traduire » ou modifier les détails particuliers du Code
justinien au profit de la situation française. Selon Pocock, une des figures les plus importantes de
cette nouvelle approche est François Hotman, dont l’Antitribonian (1567) fait preuve d’une
véritable conscience de l’historicité des lois romaines, lesquelles ont été décrétées pendant une
période spécifique et pour des raisons particulières (Pocock 1957 : 27). En revanche, une objection
aux analyses de Pocock, souvent réitéré par Schiffman, est que la généalogie historiciste qu’il
développe escamote l’importance pratique de la « méta-normativité » de ces traductions culturelles
qui restent pourtant fidèles au droit romain par une méthodologie dite « aristotélicienne ». Et ce
serait cette même méthodologie qui permet à saint Thomas d’Aquin de produire une véritable
R. Spavin 109
« chaîne » de lois qui va de la divinité à la réalité quotidienne (Villey 1968 : 123). Ici le problème
n’est plus seulement historique, car les particularités du contexte s’avèrent en définitive redevable
à une autorité métaphysique, dont l’expression dépend de la voix du philosophe qui se réclame
d’une antériorité supra-conventionnelle. Il s’agit de penser les deux termes de la relation ensemble,
et la nature (autorité métaphysique) et la convention (la contingence contextuelle), pour savoir
comment un philosophe exprime la sagesse dans une « loi ». Voici la problématique qui réside
dans l’ambiguïté « naturelle » de la géographie des climats.
Sur ce point, la pensée de Leo Strauss et du néo-jusnaturalisme du XXe siècle proposera
une redécouverte d’Aristote qui peut nous être opératoire en réfléchissant sur Bodin et son
déterminisme climatique. La pensée aristotélicienne s’impose en matière de droit naturel car le
Stagirite pense l’homme comme un animal politique, mais ancré dans une situation historique
spécifique, qui est partout différente et partout inégale. À l’encontre des sophistes qui opposent la
nature et la loi, la physis et le nomos, concevant la jurisprudence selon la pure convention, Aristote
reconnaît la différence entre la physis et le nomos, mais dénie leur opposition fondamentale. En
fait, leur nécessaire relation implique un continuel changement du droit naturel, qui n’est pas un
contenu de préceptes monolithiques invariables, mais une « métaphysique pratique » (Goyard-
Fabre 2002 : 356) ou une instance philosophique, en soi « invisible » (ibid. : 9). Il renvoie à une
réflexion qui se renouvelle à l’infini. Selon Aristote, il n’y a pas de principes généraux du juste,
seule une « hiérarchie de fins » qui sont partout différentes (Strass 1953 : 163), réparties
inégalement dans l’ordre naturel des choses. L’idée de finalité place le droit naturel au-dessus des
hommes et leur donne une aspiration de la perfectibilité, ce que les lois, à l’aide d’une sagesse
toute particulière, adaptent vers la spécificité des communautés. Cela implique que les lois des
hommes ont besoin « d’esprit », ainsi que Montesquieu l’aura bien compris (ibid. : 357), si bien
R. Spavin 110
que le législateur possède une certaine liberté en ce qui concerne la spécificité des lois. La nature
indique à travers le droit naturel « l’ordre de perfection » (Goyard-Fabre 2002 : 39) qui « invite
les hommes à se hausser au-dessus d’eux-mêmes afin d’assumer cette dignitas hominis en quoi
réside leur honneur » (ibid. : 356). Une telle position permet d’accréditer une formulation
« fonctionnaliste » du droit naturel qui ne vise pas à en capter l’essence, mais à « tenter de montrer
que la normativité rationnelle du droit ne peut ni sortir empiriquement des faits ni procéder d’un
absolu métaphysique » ; il est toujours à « remodeler » (ibid.) à différents moments.
Après une vingtaine de siècles où le droit naturel ne cesse d’être débattu, rallié aux
mouvements philosophiques et juridiques les plus divers, comment se situer ? À la suite de Strauss,
il convient de comprendre le « droit naturel » autrement. Non pas comme un ensemble d’idées que
l’on peut résumer historiquement, mais de façon plus « méta-discursive » ou « méta-juridique »77.
Dans ce sens, le discours est moins une énonciation précise ou claire qu’un acte autoréflexif et
prudemment ésotérique, puisque la réflexion cherche systématiquement à s’élever au-dessus de la
situation politique, de manière autoritaire, pour la juger. Ainsi, le droit naturel est intimement lié
à un discours de contestation et de remise en question de l’autorité politique (Strauss 1953 : 86).
Et ce, même si cela n’entraine pas un appel à la « désobéissance civile » (Goyard-Fabre 2002 :
43), car sa critique se tient à un niveau « méta », c’est-à-dire au-dessus, mais en fonction de l’ordre
politique qui, toujours changeant, lui donne son « contenu ». La « nature » est moins une idée, un
contenu de concepts positifs, qu’un terme de distinction, invisible en lui-même, qui ne sert qu’à
77 « Nombreux sont les auteurs qui, à partir de là (de la plurivalence des termes droit et nature, ainsi que de leur
association), ont prétendu que le vocable « droit naturel » se dresse, par sa teneur fluente, comme un obstacle
épistémologique : le philosophe ne trouve pas en lui la netteté et la rigueur conceptuelles dont il est soucieux pour
élaborer une théorie du droit ; et le juriste, qui applique des grilles catégoriales à l’expérience qu’il juridicise, considère
le droit naturel comme un méta-droit qui n’a pas de vocation juridique. » (Goyard-Fabre 1989: 10).
R. Spavin 111
introduire une vision d’opposition au sein d’un ordre politique, soit un terme qui permet de sentir
la nature conventionnelle et construite, c’est-à-dire modifiable, de tout système politique.
Le concept de droit naturel s’oppose au « visible » et au « dicible » pour ne rester que dans
l’esprit des plus sages, tel un « droit désarmé » (Bobbio 1959 : 176), qui est pour ainsi dire
« intransmissible ». Mais est-ce une position tenable ? En plus de poser un problème au niveau de
l’analyse de discours — qui ne peut travailler que sur le dicible — elle pose un autre problème
relativement à notre déontologie moderne qui rechigne à des postures qui s’appuient sur l’inégalité
des hommes. En effet, la nature à la fois ésotérique et moralisatrice du droit naturel « classique »
conduit souvent à placer le philosophe au-dessus de la société, comme s’il était socialement
« supérieur ». Sa position arbitrale demanderait par là une certaine distance entre lui et la
convention pour qu’il soit à l’abri de l’opinion, du nomos, pour atteindre le vrai. D’où les
controverses qu’on associe à Strauss dont « l’anthropologie philosophique » (Cavaillé 2005 : 43)
consiste systématiquement à diviser la société entre les philosophes et les non-philosophes. En
suivant trop littéralement cette dichotomie, on sombre facilement dans un élitisme idéologique où
la supériorité intellectuelle règne unilatéralement sur l’ignorance, sans prendre en compte la
nécessaire relation dont dépend sa fonctionnalité. En outre, l’aliénation du philosophe peut
comporter un risque encore plus grave ; en insistant sur sa séparation par rapport au social, elle
peut amoindrir sa « transgressivité » et miner son influence. C’est pourquoi il faut comprendre le
dualisme de l’anthropologie straussienne, dérivée elle-même d’une métaphore, de manière plus
cohésive et figurée. Selon lui, la démarche du philosophe signifie, à son origine, une ascension de
l’obscurité de la caverne vers la lumière de la vérité78. Mais cette ascension ne signifie nullement
78 Dans les mots de Strauss : “Philosophizing means to ascend from the cave to the light of the sun, that is, to the truth.
The cave is the world of opinion as opposed to knowledge. Opinion is essentially variable. Men cannot live, that is,
they cannot live together, if opinions are not stabilized by social fiat. Opinion thus becomes authoritative opinion or
public dogma or Weltanschauung. Philosophizing means, then, to ascend from public dogma to essentially private
R. Spavin 112
abandon ou condamnation de la caverne. La caverne est l’abri des hommes, là où ils se protègent
des intempéries, leur premier domicile : tout humain, même philosophe, en a besoin. Le dogme
public est à la société ce que la caverne est pour l’homme : ce sont bien les conventions et non la
vérité qui scellent la cohésion sociale, les liens nécessaires pour assurer la « protection » des
citoyens. Et, pour continuer la métaphore crûment, la philosophie, elle, est loin d’être une briseuse
de ménage.
La fonctionnalité de la philosophie politique réside plutôt dans sa contradiction, dans son
nécessaire agissement sur les conventions humaines. La définition du « meilleur régime » ne peut
faire l’économie ni de la théorie (la philosophie) ni de la pratique (les sciences humaines). Il
s’ensuit que les philosophes du fait politique ont souvent besoin d’un « art d’écrire » (Strauss), à
savoir un discours qui « s’arme » en se donnant la force de l’opinion. Conscient de sa fonction
contestataire, le philosophe ne cherche pas à détruire mais à édifier et à améliorer les conventions
sociales. Pour ce faire, sa philosophie doit se pervertir en quelque sorte afin d’éviter la
« persécution » ou mieux le dialogue de sourds qui existe entre vérité et force, c’est-à-dire les
décrets sociaux qui se font exécuter parfois avec « violence ». Une brillante synthèse de cette
situation se retrouve à la fin de la XIIe Lettre Provinciale de Pascal :
C’est une étrange et longue guerre, que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité.
Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever
davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent arrêter la violence, et ne font que
l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre :
quand l’on oppose le discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants
confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la
vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre (Pascal, XIIe Lettre Provinciale, cité par Cavaillé
2005 : 52).
Au lieu de penser en termes de « persécution », comme le fait Strauss, il vaut mieux considérer la
tension qui existe entre la vérité et l’opinion comme un obstacle plus général, une barrière qui
knowledge.” (Strauss 1953 : 12)
R. Spavin 113
sépare mais qui permet aux deux opposants de se voir, mais sans s’entendre, ce qui risque
d’exacerber encore plus leur incompatibilité. En cela, si les deux termes s’opposent, il ne s’agit
pas nécessairement d’une opposition entre persécuté et persécuteur ; les deux, en leurs formes
mêmes, pouvant comporter un certain danger vis-à-vis de l’autre, car la vérité et la force se
confrontent mais n’entrent en aucun accord commun. Voici la problématique au centre de la
fonctionnalité du droit naturel par rapport à la société. Il faut un certain degré de « prudence » afin
de trouver le commun accord entre la vérité et l’opinion. C’est ce processus qui est, rhétoriquement
parlant, analysable.
Autrement dit, lorsque l’indicible se fait dicible, la vérité se met au même diapason que les
opinions et rend, par là, sa contestation fonctionnelle ou, dans le vocabulaire de Judith Butler, lui
donne une « agentivité critique ». La vérité doit pour ainsi dire « performer » un rôle dans la mesure
où sa performance est un acte rhétorique, un ensemble de procédés mimétiques qui programment
une certaine expérience esthétique, c’est-à-dire dans les émotions d’un lecteur ou législateur qui
vit dans le réel, immergé dans les conventions sociales d’un contexte déterminé. Selon Butler, la
performativité est une démarche essentielle. Elle est le site principal de la transgression politique
et idéologique, mais elle doit fonctionner de manière « osmotique », à l’aide des procédés
discursifs qui passent inaperçus, telle une vérité qui se conforme aux enthymèmes de la doxa, aux
opinions acceptées par le dogme public.
Le droit naturel ne peut, en définitive, se contenter de son invisibilité ou de son indicibilité ;
comme tout discours fonctionnaliste, il doit nécessairement composer avec le nomos, ses
conditions d’expressivité. On arrive à ressentir la fugitivité du concept par une représentation
ésotérique et méta-discursive des conventions, démarche rhétorique que je cherche à faire ressortir
de la théorie des climats de Bodin. Ici, la géographie se montre en correspondance non seulement
R. Spavin 114
avec la nature, mais avec l’univers des conventions. C’est de ce double rapport que la théorie des
climats semble bien porter trace, car elle révèle à la fois une sensibilité au contexte et une
connaissance du « naturel » des peuples, savoir que Bodin juge nécessaire dans sa théorie politique
ainsi que dans sa conception d’« histoire ».
Pour récapituler, la Méthode participe d’une nouvelle forme d’historiographie qui serait
spécifique à la France de la deuxième moitié du XVIe siècle, moins « historiciste » que
philosophique, dont les procédés rhétoriques comportent un tranchant critique. Selon George
Huppert, entre 1560 et 1600, apparaît une nouvelle manière de penser l’histoire qui, à partir des
Recherches de la France (1560) d’Étienne Pasquier, devient un savoir totalisant, « accompli » et
« universel », qui s’oppose aux relativismes historiques. Cette « histoire » peut paraître paradoxale
puisqu’elle n’est pas « historiciste » ; elle ne prétend pas expliquer la diversité des hommes selon
la relativité temporelle, mais vise à agir sur elle de façon critique, à la manière d’une « élaboration
empirique » de la philosophie (Couzinet 1996 : 45). Tout comme la philosophie politique, l’histoire
permet de réfléchir sur la finalité morale de la société. Son « utilité incroyable » s’applique à
différents domaines sociaux, exerçant une « action » sur le réel, au niveau des lois, des morales et
de la politique (Couzinet 1996 : 36). Au lieu de ne représenter que la « similitude » et la
« ressemblance », l’histoire naturelle ne se limite pas à une « nature écrite » (Foucault 1966 : 55),
mais porte sur un référent qui se trouve en « jugement ». À l’encontre des écarts « de la passion,
l’humeur ou l’erreur du moment » (Bodin 1566 : 68), l’histoire naturelle affirme une conscience
nationale qui est compensatrice, voire thérapeutique. Chez Bodin, ce « nationalisme » s’exprime
selon le sentiment général d’une appartenance au sol (au territoire, au climat), soit un certain
patriotisme séculier, qui place l’identité en dehors des définitions religieuses aussi bien que du
pouvoir unificateur du monarque. Sous l’enseigne de l’histoire, il en ressort une image éclectique
R. Spavin 115
du passé qui instruit son lecteur à faire une interprétation cohésive et universelle du monde et du
cosmos. On ne saurait réduire l’importance de l’intention pédagogique de Bodin, résolument
humaniste, qui « cosmise » (Dubois 1977 : 100-101) la géographie à partir de l’expérience concrète
de l’homme, de sa situation particulière dans le monde. Pour Huppert, la Méthode de Bodin est
fondatrice pour ce nouveau regard sur le passé français, lequel sera pourtant abandonné par l’âge
classique au profit des approches historiques qui seront plus conformes à la vénération de
l’absolutisme royal, c’est-à-dire moins « libertines », moins coupables de « lèse-majesté »
(Huppert 1970 : 172-173).
Par ailleurs, dans cette conception particulière de la recherche historique, Bodin ouvre une
brèche entre l’histoire naturelle et l’histoire institutionnelle qui rend possible une éventuelle
critique sociale. Il veut en effet écarter l’histoire des institutions, qu’il juge trop changeante, pour
s’intéresser à la nature profonde des peuples qui est, elle, constante : « Cherchons au contraire des
faits régis par la nature et non par les institutions humaines, des faits stables que rien ne puisse
modifier […] » (Bodin 1566 : 68). L’histoire naturelle de Bodin n’est pas reléguée au passé en tant
que tel, mais vise l’état premier de l’homme qui devrait transgresser les différences
temporelles. La véracité de l’histoire se mesurerait dans la correspondance avec cette histoire
naturelle, laquelle est sanctionnée, rendue connaissable par la géographie. Comme François de
Dainville, Claude-Gilbert Dubois et Philippe Desan l’ont mis en évidence, l’histoire naturelle que
plusieurs penseurs visent à établir, penseurs qu’on peut appeler, en utilisant le vocabulaire de La
Popelinière, des « géographistoriens », est définie en fonction du savoir géographique. Pour Bodin,
il peut y avoir des histoires fausses et des histoires véridiques. Être naturel pour lui c’est se
conformer aux lois naturelles qui sont décrétés par le lieu géographique et, bien entendu, par le
climat.
R. Spavin 116
Les identités climatiques de la Méthode : de la diversité à la relationnalité
L’histoire universelle aurait sa source dans la nature, ou la géographie, qui n’est pas un
monde voué à la dissemblance, mais un univers à la fois créatif et édifiant. Les ressemblances qui
structurent la géographie cosmologique, avec tous ses « entrelacements » entre les mots et les
choses, typiques de l’épistémè de la Renaissance, ne sont pas nécessairement dénuées non plus de
différence ou de jugement critique. Au lieu de ne représenter que la « similitude » la
« géographistoire » a partie liée avec un projet philosophique et politique qui vise l’action en
dehors de l’écriture. L’histoire naturelle a d’autre fonction que d’expliquer un monde dont le
« langage se rapporte à du langage » (Foucault 1966 : 53) ; elle a pour intention de « juger »
l’histoire institutionnelle en proie aux vicissitudes du moment. Il faut maintenant entrer en plus de
détails dans le fonctionnement textuel de cette géographie qui est pour Bodin de trois dimensions,
différentes et corrélées.
On le sait, la trilogie climatique correspond chez Bodin à trois catégories principales qu’on
peut maintenant définir avec plus de précision cartographique : le méridional (de l’équateur au
trentième degré), le tempéré (du trente et unième au soixantième degré), le septentrional (au-delà
et jusqu’au pôle) et ce, des deux côtés hémisphériques. À l’intérieur de chaque climat fondamental,
on retrouve encore la tripartition climatique, si bien que les régions plus près de l’équateur sont les
plus méridionales, les régions les plus « septentrionales » près des pôles. Bodin situe « la véritable
région tempérée » au milieu des milieux, soit « entre le quarantième et le cinquantième degré »,
notamment « l’Espagne du Nord, la France, l’Italie, la Haute-Allemagne » (Bodin 1566 : 263).
Ceux qui appartiennent au Septentrion : l’Angleterre, le Danemark, la Scythie et la Tartarie ; le
Midi : l’Espagne méridionale, la Sicile, le Péloponnèse, la Crète, l’Arabie, l’Inde, l’Egypte. Par
cette segmentation de la planète, la matière géographique est non seulement limitée, mais sa
R. Spavin 117
dénomination est considérablement réduite, les nationalités et les cultures étant grandement
simplifiées en des caractères-territoires qui s’opposent et se correspondent en un jeu d’équilibre.
On voit que par la forme mathématique, les faits géographiques subissent une véritable
métamorphose géométrique, où l’espace devient équation (Dubois 1977 : 108), où toutes les
variables sont connues. La totalité de la sphère est prise en compte et chaque région correspond à
un degré latitudinal qui détermine son climat et, partant, le naturel des peuples qui y habitent.
Ce savoir cosmographique hérité de Ptolémée et de la méthode de Ramus a l’avantage de
donner matière à la réflexion interclimatique, ou interculturelle, car il pose une limitation dans la
variabilité géographique. Au lieu d’être pléthores et illimitées, les variables sont ici limitées à trois,
mais aussi rendues commensurables les unes avec les autres. Le « relativisme » qu’on associe
souvent aux théories des climats est sensiblement différent : les régions ne sont plus « relatives à
elles-mêmes » mais relatives à d’autres régions dans la mesure où il peut exister une relation entre
ces trois régions climatiques. En partant de la division entre le nord et le sud, à l’intérieur de
laquelle se trouve une zone tempérée, soit un moyen terme, Bodin fait une opposition de nécessité
où le nord doit correspondre au sud, dans une logique d’équilibre. C’est pourquoi ces
caractérisations se font selon une comparaison entre des termes contraires :
Les Méridionaux, pour ce qui est du physique, sont donc froids, secs, durs, glabres, faibles,
de teint foncé, de petite taille, avec le cheveu crêpu, les yeux noirs, et la voix aiguë. Les
gens du Nord au contraire sont chauds, humides, velus, de couleur pâle, de haute stature,
avec la chair molle, le cheveu flexible, les yeux pers et la voix grave. Ceux qui occupent
une situation médiane ont tous ces caractères moins accusés. (Bodin 1566 : 80)
Chaque aspect physique et caractériel se détermine selon une polarité. Les mêmes traits seront
inversés des deux côtés de la division nord et sud, alors que le tempéré serait un « mélange » des
différences en moins « accusées ». Sur ce point, on peut à nouveau citer les différences oculaires
entre les climats :
R. Spavin 118
Nous dirions donc, en conclusion, après avoir appelé noirs les yeux des Ethiopiens et bleus
ceux des Scythes attribue aux gens des régions intermédiaires des yeux semblables à ceux
des chèvres, c’est-à-dire fauves ou jaunes, rouges si l’on en croit Pline. Mais cette région
moyenne comporte une variété infinie due au mélange de types extrêmes, tandis que les
régions extrêmes n’en contiennent pas trace. (Bodin 1566 : 74)
Le tempéré renvoie à l’hybridité et à la bigarrure, un équilibre naturel qui se manifeste dans les
yeux, la taille et les mœurs. Cet équilibre qui se situe au milieu d’une polarité scalaire nous rappelle
qu’il s’agit d’une théorie probabiliste et non une construction de la logique formelle, où le principe
de non-contradiction, à savoir quelque chose est A ou non-A, valide la pensée analytique. Bodin,
lui, permet une zone tempérée, un tiers « inclus » et non pas « exclus », qui joue un rôle essentiel
dans le système géographistorique. La zone tempérée maintient sa position au centre de l’équilibre
anthropologique et constitue le juste « milieu ». Mais c’est une idéalité qui n’est pas seulement
située dans une région géographique précise, sa logique de contrebalancement tend au fond à une
signification plus cosmologique et ubiquitaire.
En effet, à partir de sa structure tripartite, Bodin transposera le même équilibre à l’intérieur
du corps humain. Pour ce faire, il s’inspire du savoir médical d’Hippocrate qui pose que les
humeurs des peuples du nord sont chaudes (pour s’opposer à la froideur) et les humeurs des peuples
du sud sont froides (pour s’opposer à la chaleur) :
Les Africains au contraire, avec leur corps sec, froid et très robuste, supportent patiemment
le travail et la chaleur ainsi qu’Alexandre d’Aphrodise l’écrit dans ses Questions ; mais ils
ne peuvent pas souffrir le froid parce qu’ils n’ont pas de chaleur interne, tandis qu’au
contraire les Sythes ont beaucoup de peine à endurer la chaleur extérieure, parce qu’ils
brûlent au-dedans. (…) Quant aux habitants de la région médiane ils souffrent aussi bien
du chaud que du froid, parce que le moyen est toujours opposé aux extrêmes, mais ils
supportent également l’un et l’autre (Bodin 1566 : 78-79).
L’équilibre interne des différents peuples crée une harmonie plus large à travers les différents
environnements qu’habite l’homme. La « tempérance » se révèle un rapport, un mode d’existence
universel qui maintient une stabilité entre deux forces opposées. C’est pourquoi les oppositions
R. Spavin 119
qui dérivent d’une telle modalité formulent une sorte de yin et yang anthropologique, voire géo-
symbolique, entre le nord et le sud. Prenons une des polarités les mieux connues :
Les anciens sont presque unanimes à remarquer […] que les hommes du Nord ont le corps
plus robuste et de plus haute taille ; mais si les Méridionaux ont le corps plus faibles, ils
l’emportent par l’esprit : ce point est depuis longtemps connu par expérience, tant il est
facile de s’en apercevoir. (Bodin 1566 : 69)
Entre les deux extrêmes, il faut remarquer la structuration en chiasme qui régule le nord et le sud :
robuste-stupide versus faible-intelligent. L’opposition entre les deux pôles paraît essentielle dès
lors que les points forts et les points faibles de chaque peuple se complètent les uns en face des
autres afin de renforcer un équilibre interclimatique, à savoir des tempéraments qui se
neutralisent79 à la lumière d’un contre-balancement plus large, d’ordre cosmologique.
Parmi ces différentes caractérisations, il faut conclure, d’un point de vue déterministe, que
l’homme n’est différent que par la modalité de sa réaction à la matière environnementale ; les
différences, entre le froid et le chaud, étant rendues structurellement uniformes puisque le même
principe d’équilibre les détermine. Le comportement physiologique de l’homme est tel qu’il se
« corrige » en lieu d’extrémité par un système de contre-balancement afin de reproduire, au fond,
un rapport de tempérance. Cette nécessité de contre-balancement montre que le « tempéré » ne se
réduit pas à un seul climat, mais signifie quelque chose de plus fondamental, de plus
« interdépendant ». Les différents climats ne créent pas une situation de dissemblance, où tout
contexte serait incomparable, mais ils sont rendus commensurables dans le sens d’une
relationnalité plus profonde entre deux choses différentes, où A est relatif à non-A. Le tempéré
79 Un équilibre qui ressort aussi à la « providence divine », voire d’une certaine loi naturelle : « Mais n’est-ce pas une
preuve de la providence divine qu’il ait été donné aux Africains de l’emporter par l’esprit et aux Scythes par le corps.
Car si elle avait donné aux peuples barbares l’intelligence, c’était léguer à des taureaux la ruse du renard, ou
inversement si la force avait été l’apanage des Carthaginois : les uns comme les autres eussent sans doute trouvé leur
perte dans l’abus même de ces dons ; car rien n’est plus cruel, déclare Aristote, que l’injustice appuyée sur les armes »
(ibid. :81-82).
R. Spavin 120
révèle un mécanisme universel, présent dans le chaud et le froid, à un niveau interne, méta-
climatique. Par conséquent, il n’est plus possible de le considérer uniquement du point de vue de
la température : le tempéré s’avère davantage une logique ou une philosophie de contre-
balancement, soit une sorte de syllepse qui renvoie le tempéré du lieu (température) au tempéré
des mœurs (tempérament). Aussi la matérialité du phénomène climatique renvoie-t-elle à une
immatérialité symbolique : la dimension physiologique des climats est moins un système
scientifique qui serait distinct du discours métaphysique qu’un système rhétorique qui aurait des
implications dans toutes les sphères du savoir, notamment la réflexion philosophique et politique
qui n’est ni matérialiste, ni déterministe. Enfin, dans cette philosophie interrelationnelle, parle-t-
on toujours de climats ou d’autre chose complètement ?
Le tempéré et l’inégalité climatique : de la relationnalité à la perfectibilité
En dépit de la tempérance physiologique, omniprésente en profondeur à travers la polarité
climatique, il existe encore une inégalité en surface, une frontière entre le tempéré et les extrêmes
qui n’est pas résolue. Si la froideur et la chaleur se neutralisent dans leurs physiologies respectives,
leurs civilisations jurent à l’égard de la zone idéale et ne manifestent pas de caractéristiques
équilibrées ou politiquement tenables. Autrement dit, en comparaison avec le juste milieu, le
contre-balancement qui existe interclimatiquement ne traduit pas la tempérance au niveau social :
il s’agit toujours d’un surplus de force ou d’un surplus d’intelligence qui déstabilise l’équilibre
politique. Sont circonscrits en conséquence une faiblesse et un manque dus au décentrement. Un
tel constat pose une limitation importante dans le système de rapports qui est à la base de la
géographie cosmologique de Bodin, voire un certain « refus » du matérialisme et de la dépendance
des lois de la nature.
R. Spavin 121
Dans leur article, « À quoi sert "la théorie des climats" ? », Jean-François Staszak et Marie-
Dominique Couzinet accordent une place significative à la pensée de Jean Bodin. C’est chez lui,
dans son œuvre, qu’on retrouve l’expression la plus « synthétique » et, en conséquence, la plus
« importante » du déterminisme environnemental au début de l’époque moderne (Staszak et
Couzinet 1998 : 12). Or, en suivant leur analyse, le déterminisme de la théorie des climats se
déconstruit ; plus on se familiarise avec ses textes, plus on remet en cause la capacité de
l’environnement à « déterminer » le comportement des hommes. Situation paradoxale car la
théorie des climats semble ici travailler à réduire sa propre influence et à insister sur la capacité
des humains à résister le climat, « leur destinée naturelle » (ibid. : 42). Ainsi, par la revendication
du « libre-arbitre », Bodin ne sombre pas dans le « relativisme » que lui reprochent ses détracteurs,
comme l’abbé Possevin, dont les auteurs citent les fameuses objections (ibid. : 25). Bien que le
libre-arbitre bodinien ne soit pas assujetti à la doctrine chrétienne ou catholique, il n’est pas contre
« l’universalité de la raison », qui doit être « pensée en termes de droit des gens » et non en termes
de diversité géographique (ibid. : 30). Certes, Bodin le dit explicitement, les influences du milieu
ne sont jamais « nécessaires » — il le dit à plusieurs reprises dès les premières pages consacrées
aux climats80 ; le déterminisme climatique ne voue pas l’humanité à la fatalité de son
environnement. De fait, les causes morales devraient l’emporter sur les causes physiques et contrer
la lecture « relativiste » et « réaliste » à laquelle on réduit souvent les discours du déterminisme
géographique. La constatation de Staszak et Couzinet est de taille parce que le refus du
« nécessitarisme » réapparaît partout dans l’exégèse de la théorie des climats, même s’il n’est
souvent que de nature concessionnaire, c’est-à-dire pour apaiser un matérialisme jugé trop radical
80 Voici l’exemple le plus explicite : « Mais je commence par établir qu’aucune influence aussi bien des lieux que des
corps célestes n’implique une nécessité absolue (dont la pensée même ne devrait pas être permise) ; mais au contraire
les hommes sont soumis à ces éléments de telle façon qu’ils ne peuvent surmonter la loi de la nature si ce n’est avec
l’aide de Dieu ou par un long effort méthodique » (Bodin 1566 : 69).
R. Spavin 122
(Montesquieu). Mais où mène cette lecture d’indétermination ? Si on conclut que les
déterminismes climatiques soulignent avant tout leur indétermination, que dire de cette ironie ? À
en croire Staszak et Couzinet, le déterminisme consiste moins à déterminer l’homme qu’à
souligner un obstacle à surmonter, une influence environnementale jugée préjudiciable qu’il faut
inverser ou corriger par la « volonté » :
Le naturel des hommes lui-même est défini comme une réaction au milieu, et si cette
caractéristique ne distingue pas les hommes des plantes et des animaux, soumis eux aussi
aux influences du milieu, la volonté les en sépare. Si donc ces théories de l’influence du
milieu, voire l’idée selon laquelle le supérieur « gouverne » l’inférieur et le ciel
« gouverne » la terre, elles gardent une place pour l’action libre (Staszak et Couzinet 1998:
43)
C’est une thèse intéressante, car il est clair que le mode de pensée, d’ambition humaniste et
cosmologique, insiste sur une certaine volonté de surmonter la dissemblance humaine ; la théorie
des climats serait en quelque sorte une maîtrise des variables humaines, un savoir nécessaire pour
légiférer universellement, au-delà des diversités humaines, ou en d’autres termes, une
réaffirmation indirecte de la liberté d’agir des hommes. Mais il y a plus. D’une part, si la théorie
souligne la nécessité d’action, comment le fait-elle ? Comment négocie-t-elle le passage du
déterminisme à l’indéterminisme ? Quelle est l’importance du déterminisme, ce sur quoi la théorie
se base, par rapport au libre arbitre ? D’autre part, une lecture qui affirme avant tout la nécessaire
liberté des hommes à l’encontre du phénomène géographique risque d’écarter l’indéniable
inégalité entre les caractères géographiques qui ne traduisent pas tous une réaction contre une
limite naturelle, définie en tant qu’« obstacle ». En effet, la plupart des théories des climats
avancent une zone idéale, où la volonté humaine et le libre-arbitre dérivent naturellement de l’idéal
climatique, à savoir le cas du tempéré. C’est dire qu’une analyse du discours climatique qui
généralise la volonté humaine comme la réaction inversée des influences environnementales se
concentre sur les caractères géographiques les plus appauvris ou les plus caricaturaux. Il en résulte
R. Spavin 123
qu’on esquive les aspects les plus controversés de la théorie qui dessinent moins une égalité
humaine qu’une hiérarchie, une favorisation climatique.
Il convient ici de retourner à une problématique qui s’annonce dès les premiers paragraphes
du chapitre V de la Méthode : le déterminisme climatique permet, d’un côté, d’arriver à un
« jugement exact à l’égard des histoires » (Bodin 1566 : 68). Le recours à la nature sert dans ce
sens à contrer la « diversité infinie » due aux changements institutionnels, aux différentes
perspectives des historiens et aux vicissitudes du temps. En délimitant les lois de la nature, les
hommes sauront suivre la bonne voie et corriger les écarts de leurs conjonctures « historiques » et
par là « présentes ». De l’autre côté, cependant, l’histoire naturelle semble avoir un deuxième
objectif opposé. Elle sert à aider les hommes à changer leur « naturel », c’est-à-dire leur situation
présente, avec « une grande force ou une discipline prolongée » afin d’éviter que les choses
retournent « dangereusement à leur nature primitive » (ibid. : 68). Ainsi, la « nature » n’est pas
une idée qu’on traite également ; ses influences peuvent révéler des finalités diamétralement
opposées, ce qui complique davantage l’universalisme de la cosmologie bodinienne. En effet, face
à l’histoire, la nature peut être une source de restauration, mais aussi une disposition à corriger.
Comment faut-il comprendre la dualité de la nature, son inégalité ?
Un important exemple de cette inégalité se trouve dans la discussion sur la cruauté qui est du seul
ressort des extrémités climatiques. Dans les régions tempérées, au nord de la Méditerranée, la
punition des criminels se fait par le biais de lois, alors qu’elle semble aller d’elle-même,
déraisonnablement, dans le nord et le sud. En discutant la cruauté « sans malice » des
Septentrionaux, Bodin rabaisse ce peuple au rang animalier : « Plus quelqu’un s’éloigne en effet
de l’humanité, c’est-à-dire de la nature humaine, plus il se rapproche des bêtes sauvages qui ne
peuvent, dépourvues de raison, maîtriser leur colère ni leurs appétits : c’est ainsi que les gens du
R. Spavin 124
Nord sont impétueusement portés à la cruauté » (Bodin 1566 : V, 82). De manière réciproque, la
cruauté des Méridionaux, non pas « innocente » puisque volontaire et réfléchie, atteint des degrés
épouvantables qui traduisent une violence excessive à l’égard des « ennemis » : « Ce sont d’ailleurs
les Carthaginois qui semblent s’être mis les premiers à arracher les yeux, les membres, la peau, à
couper, à brûler à petit feu et à empaler les gens. […] [Les Méridionaux] attaquent leurs ennemis
avec des ruses de renard […] et s’ils viennent à les vaincre, ils les torturent avec un luxe inouï de
supplices » (ibid. : 85). Et ce, à l’encontre des pays tempérés qui « ont toujours abhorré ou n’ont
admis qu’à contre-cœur [ces supplices] », voulant toujours atténuer de façon plus « humaine » la
punition de mort, suffisamment « dure par elle-même » (ibid.). En cela, les punitions de la zone
médiane ne cherchent pas à excéder leur fonction ; elles n’exagèrent pas le motus operandi, d’où
l’emploi de la ciguë, de la privation d’eau et de nourriture, de l’étranglement et de la décapitation
qui, selon Bodin, empêchent le « libre jeu de passions » auquel carburent les pires formes de
cruauté. Bref, dans ces régions, il existe des lois, comme la loi Portia (défense de flageller les
citoyens romains) qui institutionnalisent les punitions et les administrent à des criminels, non pas
des « ennemis », altérité totale et déshumanisée, dans le sang desquels on pourrait « plonger [ses]
enfants », tout en se nourrissant des « membres découpés » (ibid. : 85). En définitive, la discussion
sur la cruauté souligne un obstacle à l’universalité, un déséquilibre problématique à travers les
différents climats ; certes, un vice qui se partage peut-être des deux côtés de la polarité climatique,
mais qui n’en illustre pas moins un dysfonctionnement vis-à-vis du centre.
Par ailleurs, on ne peut ignorer la caractérisation animalière des extrémités qui rappellent
une conception hiérarchique de la nature et de la géographie. Bodin fait écho ici à Aristote qui
affirme l’inégalité naturelle parmi les hommes (et femmes) en faisant appel non seulement à la
supériorité des humains sur les bêtes mais aussi à la hiérarchie inter-espèces qui dégage des
R. Spavin 125
analogies entre les hommes et les animaux. En décrivant les yeux des peuples mitoyens, plus clairs
que d’autres peuples, Bodin les compare avec ceux des « chèvres » (ibid. : 74). Quant aux
Septentrionaux et aux Méridionaux, leurs yeux sont aussi comparés à ceux des animaux, mais de
nature sensiblement différente : tels le « taureau », le « sanglier », d’une part, et le « renard », le
« lièvre » et le « cerf », de l’autre (ibid. :75 ; 85)81. Entre ces différentes figurations d’animaux,
qui sont récurrentes dans la théorie des climats, on peut remarquer une opposition entre la
domesticité et la sauvagerie qui fait partie intégrante de cette expression aristotélicienne d’inégalité
naturelle. Par sa subordination à l’homme, la chèvre l’emporte sur la bête sauvage, car, selon
Aristote, les animaux domestiques ont « un naturel meilleur » (Les Politiques : I, 3, p. 8) que les
animaux sauvages. Leur supériorité s’explique par une proximité avec l’homme qui est toujours
« préférable » dans la mesure où la domination humaine procure de la « protection » (ibid.). Cette
inégalité entre animaux domestiques et sauvages découle d’une inégalité plus large, à savoir
une naturelle disposition à commander et à obéir, un asservissement de la force à l’intelligence qui
est nécessaire pour l’équilibre social.
Chez Aristote, la domination de la force par l’intelligence peut paraître confuse lorsqu’on
considère ses remarques sur les climats. En effet, l’équilibre social qu’il décrit au premier livre des
Politiques dépend d’une nécessaire inégalité humaine. Celle-ci s’avère une extension politique de
la domination du corps par l’âme : si l’âme doit commander au corps, il s’ensuit que les hommes
plus doués en spiritualité doivent commander à ceux qui en sont moins doués. Toute « situation
d’égalité » serait « nuisible à l’ensemble » (ibid.). Or c’est précisément le cas du peuple grec dont
81 Il est intéressant de noter ici que dans la République les Méridionaux sont également comparés à des éléphants,
seule bête dont le sang est froid, ce qui les rend particulièrement mélancoliques, mais aussi enclins à la ladrerie, tout
comme les Méridionaux : « […] Il n’y a que ceste beste là qui ait le sang froid, et la plus melancholique de toutes :
chose qui le rend ladre, comme aussi sont les peuple de Midy, qui sont fort sujects à ladrerie, qui s’appelle des anciens
Elephantiasis, maladie incognue en Grece devant Plutarque, et en Italie devant Pompee, comme dit Pline » (Bodin
1576 : V, 35-36).
R. Spavin 126
la « supériorité » n’est aucunement atteinte par une « égalité » entre la force et l’intelligence82.
S’agit-il d’une contradiction ? Comment l’égalité entre l’intelligence et la force devient-elle une
source de pouvoir et de commandement ? Sans entrer dans une analyse minutieuse des Politiques,
il convient de garder à l’esprit deux choses qui pourront être utiles en analysant Bodin : le tempéré
ne correspond pas à une juxtaposition entre la force et l’intelligence, à savoir une confrontation de
deux forces égales, comme cela est compris dans le premier livre d’Aristote, mais une dilution de
chaque force au profit de l’« ensemble ». On le sait, le tempéré ne souscrit pas à une logique
d’opposition, mais de bigarrure : l’intelligence et la force sont atténuées afin de coexister, sans
porter atteinte au système de commandement et d’obéissance.
Pourtant, cela n’empêche pas que les sociétés froides et chaudes se montrent à l’origine de
certains développements positifs de la civilisation humaine au sens large. Chez Bodin, en
particulier, il faut reconnaître non seulement les points faibles des extrémités, mais aussi les
« fruits » qu’apporte le décentrement. La contemplation des peuples du sud est la source de la
philosophie et de l’épanouissement intellectuel :
Les peuples du Midi se sont ainsi trouvés par une longue habitude de la contemplation (qui
convient à la bile noire), les auteurs et les fondateurs des sciences les plus remarquables.
Ils ont découvert les secrets de la nature, fixé les principes des mathématiques, enfin les
premiers, ils ont su comprendre l’importance, la nature, de la religion et des corps célestes
(Bodin 1566 : 95).
Alors que l’autre extrême de la polarité spectrale engendre des fruits nécessaires à l’industrie :
Les Scythes, qui étaient moins propres à la contemplation (à cause de l’abondance de sang
et d’humeur dont leur esprit est accablé au point de n’en émerger qu’avec peine), se sont
portés spontanément vers ce qui tombe sous les sens et par suite aux techniques
82 « Les peuples qui habitent les pays froids et ceux d’Europe sont pleins de courage, mais ils manquent d’intelligence
et de connaissances techniques. C’est pourquoi, tout en réussissant le plus souvent à vivre libres, ils n’ont pas de
constitution et sont incapables de commander à leurs voisins. Les peuples d’Asie sont intelligents et leur esprit a de
l’aptitude pour les arts, mais ils manquent de courage. C’est pourquoi ils vivent en sujétion et en esclavage perpétuels.
La race des Grecs qui, géographiquement, est entre les deux groupes, participe également aux qualités des deux. Elle
est courageuse et intelligente. » (Politique, VII, 7, p. 228)
R. Spavin 127
industrielles. C’est chez les Septentrionaux qu’a pris naissance toute la mécanique, les
canons, la fonte, l’imprimerie et tout ce qui concerne la métallurgie (ibid.).
Le développement de la civilisation humaine provient de différents caractères et aptitudes qui se
partagent inégalement parmi les hommes. Encore que ces aptitudes n’aient pas pour fonction de
s’opposer irrémédiablement — la civilisation doit en profiter dans son ensemble —, Bodin
maintient l’idée d’une disproportion des deux côtés de la polarité climatique. Les techniques
industrielles (du froid) et les secrets de la nature (du chaud) ne sont pas suffisants pour créer une
civilisation, une stabilité sociale ; les deux apports ne peuvent bénéficier à l’homme dans sa totalité
sans un troisième terme qui puisse les mettre en harmonie. C’est effectivement le rôle de la
troisième race, identifiée à l’ordre et à la connaissance politique :
Quant aux habitants de la zône médiane, s’ils n’ont pas la vocation des Méridionaux pour
les sciences occultes ni le goût de l’industrie comme les gens du Nord, ils n’en possèdent
pas moins toutes sortes d’aptitudes. Car si l’on compulse l’ensemble des monuments
historiques il appert que c’est à cette race de gens qu’il faut faire remonter les institutions,
les lois, les coutumes, le droit administratif, le commerce, l’économie, l’éloquence, la
dialectique et enfin la politique (ibid. : 95).
Toutes les aptitudes tempérées sont en effet au service de l’institution qui tient l’ensemble en
équilibre. C’est pourquoi le tempéré signifie moins un équilibre entre l’intelligence et la force,
nuisible à l’ensemble, qu’un « mélange », à savoir une symbiose hybride entre la théorie et la
pratique. Qui plus est, la nature de la zone médiane serait même l’origine de la politique — c’est
à elle qu’il faut « remonter les institutions » — si bien que les « institutions » d’aujourd’hui doivent
se mesurer contre celles d’antan, dans le sens où celles-ci constituent une autorité quasi ancestrale
; une histoire naturelle qu’il faut restaurer.
Pour revenir à la fonction de l’histoire naturelle, dans le sens de Bodin et de Pasquier, qui
est de « juger », il s’avère que le processus se fait de deux manières opposées. Si le naturel des
extrémités avance un déséquilibre qu’il faut corriger par la « discipline », l’inverse est aussi vrai
pour le naturel du tempéré qui n’est pas corrigible, puisqu’idéal : le naturel du tempéré se révèle
R. Spavin 128
être la norme par laquelle on corrige les histoires institutionnelles, notamment celles de la zone
idéale qui se sont détournées de leur destinée naturelle. En d’autres mots, la figure du tempéré
renvoie à une perfectibilité universelle, mais à des fins variables. Plus précisément, le tempéré
révèle un manque institutionnel aux extrémités climatiques, un besoin de correction
« méthodique » et « disciplinaire » afin de suppléer à un déséquilibre naturel par l’institution de
lois correctives. En citant Platon, Bodin postule que « la diversité des lieux rend les uns meilleurs
et les autres pires, si bien que force est souvent de les corriger par des lois opposées » (Bodin
1566 : 69). Par rapport au centre, pourtant, la perfectibilité du tempéré, de par son idéalité, est par
définition absente, ne pouvant s’exercer que sur des écarts institutionnels, lesquels sont
mentionnés, mais restent tout de même implicites. Enfin, pour mieux comprendre ces deux modes
de perfectibilité, il faut encore observer la manière dont ils sont structurés, c’est-à-dire par
chiasme : le naturel du tempéré corrige l’histoire institutionnelle alors que l’histoire institutionnelle
corrige le naturel des extrémités. La formulation d’une telle opposition en croisement a pour
conséquence de représenter les deux modes comme étant l’inverse l’un de l’autre, en un effet de
miroir. La relationnalité qui fonde les différents naturels de façon interclimatique renforce l’effet
identificatoire à travers les deux modes de correctifs, de façon que la perfectibilité du tempéré se
retrouve inversée dans les images du chaud et du froid. Autrement posé, les écarts institutionnels
de la zone tempérée, c’est-à-dire du référent français, se tapissent-ils dans le déséquilibre naturel
des autres ?
Je voudrais ici rappeler mon argument de départ selon lequel la théorie des climats serait
une approximation rhétorique du droit naturel, de cette finalité morale qu’on ne peut voir ou dire
directement à cause de sa négativité : la nature est moins un monde phénoménal, ou géographique,
qu’un terme de distinction qui sert à identifier et à dénoncer des conventions qui seraient nuisibles
R. Spavin 129
à une certaine téléologie politique. La nature n’a pas de « contenu » ; elle s’oppose à un contexte,
un référent historique afin de lui rappeler sa destinée. En analysant la géographie de la zone
tempérée en elle-même (la zone idéale), sa perfectibilité n’est manifeste qu’en opposition avec un
référent qui lui serait autre, c’est-à-dire des écarts institutionnels qui ne sont mentionnés
qu’abstraitement. Or ce sont en effet ces mêmes écarts qui déterminent le seul « référent » dont
dépend l’activisme de l’histoire naturelle. Je m’explique : dans la mesure où les diverses
« natures » ne constituent qu’une histoire en principe, indépendante de l’histoire de fait, c’est seule
l’histoire institutionnelle du tempéré qui peut être corrigée par la nature. Quant aux natures
« froides » et « chaudes », elles définissent en eux-mêmes un besoin de perfectibilité législative
par leur propre inégalité naturelle. Dès lors, si la nature ne peut être un véritable contenu, à savoir
une positivité qu’on pourrait identifier scientifiquement, sa négativité, qui est sa seule possibilité
d’existence, se doit de retourner contre le tempéré, lieu inégalement favorisé, à un différent niveau
de texte, non pas climatique mais méta-climatique.
Cela dit, en quoi au juste les écarts institutionnels de la zone tempérée, c’est-à-dire de la
France, se reflètent-ils dans les caractérisations du froid et du chaud ? Rappelons d’emblée que le
froid et le chaud peuvent représenter métaphoriquement n’importe quelle instabilité politique où
il s’agit d’une juxtaposition entre la force et l’intelligence, ainsi qu’Aristote l’a théorisé. Or la
dimension géographique de la métaphore — sa concrétude et sa matérialité — a l’effet de
« distancier » cette instabilité politique, de la représenter comme deux forces « étrangères » qui ne
se confrontent pas, puisque se situant toutes deux à des positions « cartographiquement » opposées.
En effet, la géographie munit la polarité d’une perceptibilité imagée. Mais si le froid et le chaud
sont bel et bien des symboles pour juger les écarts institutionnels de la zone tempérée, il faut aussi
se demander quelle est l’utilité rhétorique d’une telle dissimulation ? Premièrement, il n’est pas
R. Spavin 130
anodin que Bodin situe l’idéalité dans la géographie du contexte qu’il espère corriger : la
représentation d’un tempérament idéal qui aurait pour situation naturelle le climat français
contribue à renforcer un attachement au territoire ainsi qu’une conscience nationale moins divisés
par le sectarisme qu’unifiés dans son hybridité. Lorsque les caractères des extrémités, portés sur
la guerre, la cruauté, la bêtise et le mysticisme83, sont représentés comme des dispositions
étrangères, qu’il faut naturellement contrebalancer par des lois, l’altérité des images aide à
objectiver la nécessité de perfectibilité. L’image de l’autre sert à ancrer la perfectibilité dans la
« nature », mais se retourne contre la conjoncture des pays tempérés : n’importe quel
rapprochement d’avec un caractère étranger soulignerait non seulement une transgression
naturelle, mais une identification à la perfectibilité, ce que la théorie renforce déjà du côté des
extrêmes.
La zone idéale cible en effet la géographie de la France et semble receler une fonction
critique qui représente indirectement une nation qui n’est pas fidèle à sa nature, enfin, une histoire
institutionnelle qui déroge à l’empire de la « nature », telle que la connaissance géographistorique
le décrète. La juxtaposition entre le référent et le texte fonctionne, il me semble, à la manière de
ce que B. Westphal appelle un « brouillage hétérotopique » (Westphal 2007) qui dirige le lecteur
vers un univers parallèle, mais transgressif, ouvert à la réécriture, guidé en plus par les inégalités
des extrêmes qui décrivent la nature du manquement politique, c’est-à-dire de l’« erreur » du
83 En ce qui concerne l’aptitude des méridionaux à retrouver les secrets de la nature et la voix de Dieu, il faut y voir
un effet nuisible à la dimension politique de la religion qui est pour Bodin essentielle. Les méridionaux ont tendance
à se retirer du social afin de pratiquer des formes de spiritualités individuelles, en dehors des conventions qui sont
nécessaires pour affirmer l’ordre politique : « Les Méridionaux au contraire, dont la bile noire entretient l’humeur
contemplative, se soustraient d’eux-mêmes aux affaires pour rechercher les solitudes les plus désertes. Leur puissance
de contemplation et de méditation (appelé précieuse mort par les Hébreux et par les Académiciens) est telle que l’esprit
s’en trouve aiguisé et que l’homme est détaché de toute contingence humaine. Arrivé à ce point non seulement il
découvre les secrets de la nature, mais l’âme purifiée se transporte au ciel sur des ailes infatigables pour s’y abreuver
à la science des choses divines : elle sera capable ensuite, sous l’inspiration du Dieu immortel, de révéler aux hommes
ignorants des choses mystérieuses et admirables » (Bodin 1566 : 96).
R. Spavin 131
centre. En cela, les climats tendent à matérialiser une différente version du réel, filtrée par une
réécriture morale et humaniste, où les particularités géographiques représentent une forme, bien
que tautologique, d’universalisme, mais qui a pour but d’évaluer et de critiquer une situation en
particulier. Autrement dit, la représentation climatique du concret fait plutôt le contraire de ce qui
existe contextuellement ; elle formule davantage un éloignement d’avec le réel, tel qu’il se définit
par les frontières religieuses de l’époque, où « le référent devient le tremplin à partir duquel la
fiction prend son vol » (Westphal 2007 : 173).
Les climats de la République : l’ambiguïté géographique de la France
Si cette théorisation des climats paraît elle-même créative, par moments aventureuse par
ses détours et ses chiasmes, l’évolution de la pensée de Bodin, une décennie après la publication
de la Méthode peut apporter plus de certitude dans la matière. On le sait, la période qui sépare les
années 1566 et 1576 est ponctuée par un événement en particulier qui marque profondément les
sensibilités de l’Ancien Régime. Le massacre de la Saint-Barthélemy, une ces « journées qui ont
fait la France » (Jouanna 2007 : 166), se démarque des autres tueries de l’époque pour plusieurs
raisons. En effet, le massacre met fin à une période de trêve, la paix de Saint-Germain-en-Laye,
établie après la signature de l’édit en 1570, qui change la nature de la violence, la rendant plus
cruelle, moins justifiable par les aléas de la guerre, moins inscrits dans le mode de vie militaire (El
Kenz 2006 : 5). Dans la foulée de cet effort de réconciliation, le massacre suit de quelques jours
le mariage interconfessionnel entre Marguerite de Valois et le prince protestant Henri de Navarre,
futur roi Henri IV, événement qui attire plusieurs grandes personnalités protestantes à la Cour,
notamment l’amiral de Coligny, la première cible des attentats, d’abord blessé par un tir
d’arquebuse, ensuite défenestré, châtré et plongé dans la Seine comme une multitude d’autres
Protestants (Crouzet 1994 : 404). De surcroît, on ne peut amoindrir l’importance de la situation du
R. Spavin 132
massacre, la ville de Paris, qui est exceptionnelle dans l’histoire des attentats qui jonchent la
seconde moitié du XVIe siècle français. Entre 1559-1571, il y a au moins 58 « massacres » dont la
plupart se concentre en Provence (62,7 %) (El Kenz 2006 : 5). La Saint-Barthélemy est donc le
premier éclatement de violence massive dans la capitale, l’identifiant notamment au pouvoir
monarchique qui l’aurait instiguée, du moins à l’encontre des chefs protestants venus à Paris pour
le mariage royal (Crouzet 1994 : 404).
Quant à Bodin, il n’est pas difficile de comprendre en quoi l’événement a pu changer son
point de vue politique ainsi que son approche philosophique. Mais on aurait tort de croire que les
violences commises contre les Protestants l’auraient incité à prendre davantage leur parti. Certes,
publiée en 1576, la République est à bien des égards le résultat d’une nouvelle sensibilité qui tient
en horreur la cruauté et la violence collective (El Kenz 2006 ; Apostolidès 2003), mais elle ne perd
pas de vue le danger politique de prendre le parti des victimes. Un des effets du massacre fut
naturellement la riposte des Protestants, notamment la révolution huguenote, qui voit le
développement des idées monarchomaques et de souveraineté populaire qui situent le vrai « lieu »
du pouvoir dans le peuple. La Francogallia (1573) de François Hotman, publiée après qu’il
échappe au massacre de Bourges (Skinner 1968 : 764), est le traité le plus radical et le plus
important de la position huguenote. Conseillé par Théodore de Bèze, l’auteur y avance une théorie
de la résistance violente qui appelle ses partisans protestants aux armes contre la monarchie des
Valois qu’ils accusent de tyrannie. La plupart des libelles qui suivent la publication de la
Francogallia, comme ceux de Goulart et Mornay Du Plessis (ibid.), abondent dans le même sens
que Hotman en invoquant l’atrocité du massacre de la Saint-Barthélemy comme preuve de la
dégénérescence monarchique, d’abord affaiblie par la régence de Catherine de Médicis et
concrétisée par les violences sous le règne de Charles IX.
R. Spavin 133
Dans la République, le philosophe répond à l’affaiblissement de la situation politique et
aux théories de sédition par sa fameuse notion de « souveraineté absolue », entendue comme un
remède contre l’instabilité dans laquelle est plongé le royaume. Sa promotion d’un pouvoir total,
dans les mains du seul souverain, législateur suprême, serait la solution nécessaire pour freiner la
progression vers l’anarchie, dont les guerres de religion constituent une sorte de paroxysme. Les
violences de la fin du siècle seront conçues comme l’exacerbation d’un dilemme central auquel la
monarchie française fait face depuis plusieurs siècles. À l’époque de la Renaissance, le « spectre
de la gouvernance seigneuriale » (Keohane 1980 : 5) rappelle la nécessité de consolider le contrôle
politique sur un territoire diversifié, peuplé par diverses cultures ou « microcosmes », tous dominés
par des seigneurs abandonnés à leur propre juridiction. Le « monarque de la Renaissance » doit
alors concentrer le pouvoir en sa propre personne et symboliser lui-même la notion d’État,
protégeant les sujets contre les abus de la féodalité, c’est-à-dire d’un royaume dont les parties ne
sont pas reliées au centre. Aussi Bodin réagit-il au massacre de la Saint-Barthélemy ni en faveur
ni de la cause huguenote, encline à la sédition, ni en faveur des Catholiques radicaux qui mènent
une campagne de violence au nom d’une autorité étrangère, à savoir romaine (papale) ou espagnole
(ligueuse) et non pas française. De fait, la souveraineté absolue que défend Bodin se distingue de
la souveraineté divine qui prête foi à une Église universelle et qui contraint le monarque d’agir en
tant que serviteur d’une communauté spirituelle ou d’une autorité temporelle qui se montre aveugle
aux contraintes terrestres comme la diversité des « géographies » qui définissent culturellement et
non théologiquement les sociétés humaines. Réciproquement, la souveraineté qu’avance Bodin
condamne la résistance (religieuse ou autre) à un magistrat excommunié de la communauté
spirituelle, c’est-à-dire assujetti à une autorité dont il ne serait pas le détenteur (Tooley 1967 : XV).
R. Spavin 134
En ce qui concerne le rôle des climats, présent dans le Ve livre de la République, ils servent
d’abord à délimiter l’espace dans lequel une puissance souveraine doit s’exercer. Ils lui donnent
sa forme et décrit les limites dans lesquelles le législateur conçoit les lois positives. Celles-ci
doivent toujours se conformer aux « lois naturelles » :
Jusques ici nous avons touché ce qui concernoit l’estat universel des Republiques, disons
maintenant ce qui peut estre particulier à quelques unes pour la diversité des peuples, à fin
d’accommoder la forme de la chose publique à la nature des lieux, et les ordonnances
humaines aux loix naturelles (Bodin 1577 : V, 7).
Bref, le monarque ne peut céder à sa propre volonté, ni à sa propre compréhension du « droit
naturel » ; il doit se laisser guider par la diversité des « lieux » et par là connaître et accommoder
la spécificité culturelle de son peuple. Cette première dimension « relativiste » de la théorie des
climats reste intacte entre les deux ouvrages.
En outre, ce qui reste aussi typique est le passage entre le déterminisme de la théorie et son
indéterminisme : la « discipline » figure toujours en cas d’inégalité naturelle, là où il faut « corriger
le naturel » de certains peuples à l’aide de lois correctives84. Mais la cible de cette correction
change, surtout dans le cas de la géographie française qui n’est plus aussi idéale qu’elle l’était dans
la Méthode. La nature des Français se révèle désormais plus décentrée :
Et ne faut pas douter, que les hommes qui proviennent de la meslange de ces deux peuples,
ne soyent plus accomplis que l’un et l’autre. Car on desire en l’Espagnol une allegresse, et
promptitude plus grande qu’il n’a : et au Français les actions et passions plus moderees :
comme il semble que l’Italien a l’un et l’autre, aussi est-elle en l’assiette la plus temperee
qu’il est possible, entre le Pole et l’Equateur […] (Bodin 1576 : V, 26).
Ainsi, le tempéré correspond toujours au « meslange » des deux caractères extrêmes, un juste
milieu propice à la gouvernance, à la stabilité politique, mais c’est le caractère des Français qui est
« immodéré » et par là « excentré », représenté comme plus septentrional par rapport à l’idéalité
qui se limite maintenant au territoire italien. Pourquoi le changement ? Si la position géographique
84 « Apres nous dirons aussi combien la discipline peut changer le droit naturel des hommes : en rejectant l’opinion
de Polybe et de Galien, qui ont tenu que le païs, et la nature des lieux emporte necessité aux mœurs des hommes. »
(Bodin 1576 : V, 12)
R. Spavin 135
de la France est impossible à changer, ce sont les caractères climatiques qui révèlent une différente
« nature » qui n’est plus en concordance avec son véritable « climat ». On remarque la même chose
plus loin et formulé de manière plus précise :
Les peuples moyens, qui sont plus raisonnables et moins forts, ont recours à la raison, aux
Juges, aux proces. Aussi est-il certain que les loix et forme de plaider sont venuës des
peuples moyens, comme de l’Asie mineure (où les grands Orateurs et harangueurs ont eu
la vogue) de la Grece, de l’Italie, de la France, de laquelle parlant un certain poëte dit,
Gallia causidicos docuit facunda Britannos : car ce n’est pas d’aujourd’hui que la France
est pleine de proces : et quelques loix et ordannances qu’on face pour les oster, le naturel
du peuple y retournera tousjours : combien qu’il vaut beaucoup mieux decider les differens
par proces, si faire se peut, que par cousteaux. (Bodin 1576 : V,37-38)
Bodin explique plus clairement la confusion du caractère français en des termes qui opposent le
naturel et l’actuel. Le nouveau « naturel » des Français contrefait le naturel d’origine qui est de
régler les différends par « proces » et non pas « cousteaux », ce qui insiste sur la
« septentrionalisation » du contexte français, sa fâcheuse identification au froid. Les « Britannos »,
à qui les « Gallia » enseignaient les lois, instruisent maintenant, en une symétrie inversée, le
dérèglement de la société française. Les couteaux étant l’arme septentrionale par excellence, la
pierre angulaire de leur société : « Et les Scythes, dit Solin, fichoyent un glaive en terre, qu’ils
adoroyent, mettant le but de toutes leurs actions, loix, religion, et jugements, en la force et aux
cousteaux » (Bodin 1576 : 37). En effet, le naturel du nord fournit le vocabulaire pour juger de
l’actuel français. Mais qu’en est-il du sud ?
Jusque-là, il a été dit que le caractère méridional était comme « neutralisé » par rapport au
caractère septentrional dans une logique d’équilibre, comme deux forces opposées qui s’annulent.
C’est ainsi que Bodin présente, dans ses grandes lignes, l’opposition dans la Méthode et dans la
République : « Et la sagesse de Dieu a si bien distribué ses graces, qu’elle n’a jamais uni la force
grande, avec une grande ruse d’esprit, ni aux hommes, ni aux bestes : car il n’y a rien de plus cruel
que l’injustice armee de puissance » (Bodin 1576 : V, 18). Mais il serait myope de s’arrêter à ce
R. Spavin 136
seul constat d’équilibre interclimatique qui risque de passer à côté des particularités du caractère
méridional et de sa religiosité. Même dans la Méthode, plus ouverte à l’interdépendance
cosmologique, il semble qu’il existe une sorte de préférence entre le chaud et le froid, du seul fait
que l’intelligence méridionale doit commander à la force septentrionale, d’après la logique
aristotélicienne. Et pourtant, même si le caractère méridional fait souvent l’objet d’une préférence,
son intelligence et sa religion ne sont pas des qualités absolument positives. Bodin le dit à plusieurs
reprises, les méridionaux sont les plus proches de la vérité, des mystères de la nature. C’est « le
berceau de toute religion », un endroit qui purifie les âmes comme « une eau limpide » dans
laquelle « la divinité brille plus clairement » (Bodin 1566 : 97). Le sud est l’endroit qui engendre
la spiritualité et la religion, ce que Bodin affirme ailleurs comme nécessaire pour la dynamique de
l’État. Mais les choses se compliquent lorsqu’il affirme que l’intelligence méridionale motive les
plus grandes vertus, mais aussi, inversement, les pires vices :
Aussi Tite Live ayant haut loué Annibal pour ses vertus heroïques, Ces grandes vertus, dit-
il, estoyent accompagnees de tres-grands vices, de cruauté inhumaine, de perfidie,
d’impiété et mespris de toute Religion, par ce que les grands esprits sont subjects aux vices
et vertus grandes (Bodin 1576 : V, 36).
Le caractère méridional est peut-être le plus compliqué de tous dans la mesure où il est à la fois
particulièrement vertueux et particulièrement vicieux, une contradiction parfaite. Dans la Méthode,
la vertu religieuse conduit à la « vengeance » contre ceux qui ne se plient pas au même rituel de
vénération, livrant « au feu vengeur » ceux qui « pèchent même légèrement contre la religion »
(Bodin 1566 : 98). Naturellement, dans les sociétés méridionales, la religion prime, tout y est
commandé par elle (Bodin 1576 : 37). Et c’est pour cela que leur « inaptitude » en ce qui concerne
les « affaires et le gouvernement de l’État » est « manifeste » (Bodin 1566 : 98). Tout comme la
force du Septentrion et de l’intelligence du Méridional « se neutralisent » interclimatiquement, les
bénéfices du caractère méridional se relativisent devant ses propres failles, en une opposition
R. Spavin 137
intraclimatique. La préférence de l’intelligence et de la religion se retourne contre elle-même.
Enfin, des deux côtés de la polarité climatique, la géographie permet ainsi d’élaborer une
dynamique d’exclusion qui défamiliarise et disjoint la force de la religion, en les représentant
comme étrangères, relatives à d’autres climats et à des caractères mutuellement exclusifs. Au lieu
d’insister sur la relationnalité et la similitude qu’apporte le discours cosmologique, les climats de
la République s’expriment sans leurs corrélations sidérales. Bodin insiste davantage sur une
incompatibilité patente ou « contrariété » (Bodin 1576 : V, 22-23) entre les mœurs des extrémités.
Le politique doit dès lors s’éloigner de la religion et de la force pour restaurer sa spécificité
naturelle, soit sa « géographie », son climat. En séparant la force et la religion, le tempéré
matérialise l’importance du savoir politique, c’est-à-dire une vision du droit naturel, seul accès à
la volonté divine et que seules les institutions politiques peuvent réaliser.
En somme, la Méthode de l’histoire et la République renvoient à un discours moral et
politique, voire une approximation rhétorique du droit naturel, autoritaire et évaluatif, qui cible en
particulier les écarts institutionnels. Voici le rôle figuratif des climats, symboles géographiques et
critique ésotérique. À l’aide d’un réseau d’identifications qui confronte l’idéalité du centre avec
l’inadéquat du périphérique, la situation française se compare avec ces extrêmes « froids » et
« chauds » qui sont naturellement dépourvus de modération, mais « naturellement » enclins aux
correctifs. La théorie des climats rapproche cette perfectibilité de l’identité française, dont
l’apparent nationalisme et gallocentrisme, abrite un discours autoréférentiel, performatif et
critique.
Plus précisément, la transparence et la netteté symboliques des climats changent à travers
ces deux textes et périodes historiques. Leur emploi varie subtilement en amont et en aval d’une
nouvelle sensibilité à l’égard de la violence, de la cruauté et de l’intensification de la guerre civile.
R. Spavin 138
Dans la Méthode, Bodin se sert d’un discours climatique non seulement plus « complexe » que
dans la République, mais plus ambitieux du point de vue de sa poésie, établissant un véritable lacis
d’identifications géosymboliques qui relient la connaissance de différents peuples et la
connaissance de soi. Si l’identité française se rapporte dans un premier temps à son territoire et à
sa nature idéale, elle se retrouve liée à l’humanité tout entière dans un sens cosmologique. La
diversité des hommes dérive partout du même modèle, du même « équilibre » physiologique qu’est
la zone tempérée, devenu un tempérament universel. D’où en effet le revirement auquel j’associe
la pensée de Bodin. Car la nécessité de correction qui caractérise les peuples septentrionaux et
méridionaux se retourne contre le contexte français qui déroge non pas « naturellement » mais
« institutionnellement » à la norme universelle. La perfectibilité, héritée d’Aristote et qui s’érige
en une constante s’appliquant à tous, vise indirectement la France, ciblée en particulier par une
contradiction fondamentale entre l’histoire temporelle et l’histoire naturelle, entre le temps et
l’espace. Cet emploi performatif de la théorie sera confirmé une dizaine d’années plus tard dans la
République, où Bodin traite explicitement de la « nature » confuse des Français, plus
« septentrionale » que « médiane ». Dans ce texte ouvertement plus urgent et politique, les
identifications cosmologiques s’estompent pour insister sur une « perversion », appelant ainsi à
une réunification du contexte français avec sa vraie identité naturelle. L’interdépendance des
climats sera réévaluée par le nouveau texte pour transformer les extrêmes en des repoussoirs
politiques qui cherchent à redresser en définitive les frontières climatiques ou géosymboliques ;
l’identité et l’altérité finissant par se juxtaposer.
R. Spavin 139
Chapitre troisième
Le commandement du froid : l’immatérialité des climats
dans L’Esprit des lois
M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités
importantes, dont l’énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit,
a eu la prudence de les envelopper ; et, par cet innocent artifice, les a
voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu’elles fussent
perdues pour les sages. — D’Alembert, Éloge de Montesquieu.
When Thomas Jefferson asked George Washington why the
convention had established a Senate, Washington replied by asking,
“Why do you pour your coffee into your saucer?” “To cool it,”
Jefferson replied. “Even so,” Washington said, “We pour legislation
into the Senatorial saucer to cool it.” — J. Elster, Ulysses Unbound.
Plus d’un siècle après l’apparition des Six livres de la république, Montesquieu renchérit sur les
influences du climat sur la société politique, mais en présentant sa version comme étant inédite,
sans faire référence à son important prédécesseur. Ses idées sont « nouvelles », dit-il, et même
« sans mère » (« … Prolem sine matre creatam »)85. Sur la surface, l’expression des lois
climatiques se montre tributaire non pas d’une influence cosmologique mais de celle des récits de
voyage, du sensualisme lockien, de ses propres expériences microscopiques. La théorie des climats
de Montesquieu se veut moderne. L’effet visé est la scientificité, la description chorographique du
monde et des peuples, et non l’appréhension de la nature divine, qui participerait d’un projet et
d’une époque révolus. Pourtant, les explications des effets de climat, telles qu’elles se présentent
85 Voir l’« Avertissement de l’auteur » et l’épigraphe de l’ouvrage.
R. Spavin 140
entre les Livres XIV et XVIII, correspondent de nos jours à l’un des domaines les plus démodés
de sa philosophie politique. Paradoxe ?
L’idée que la diversité des hommes, y compris leurs structures sociales, soit causée par la
température des régions qu’ils habitent, continue de déranger bon nombre de lecteurs de
Montesquieu. Elle revient à infirmer l’argument historique, à simplifier les facteurs les plus
complexes qui peuvent influer sur une société. Le déterminisme climatique est désuet,
antiscientifique, à l’origine même de certains stéréotypes racistes. Que peuvent ses caractérisations
réellement nous apprendre ? Quant à la postérité de Montesquieu, davantage associée au
pluralisme et au libéralisme, l’explication de telle caractéristique des hommes ou des sociétés par
l’effet du climat semble trop relative à la situation épistémologique du XVIIIe siècle pour encore
être étudiée comme autre chose qu’une erreur de l’époque86.
Mais, dans le cas de Montesquieu, le climat est-il une simple question de déterminisme ?
On nous répondra emphatiquement que non. De nombreux chercheurs avancent l’indéterminisme
de la théorie (Courtois 2004, 2007 ; Couzinet et Staszak 1998), mais sans considérer toutes les
ramifications d’une telle ironie : un discours déterministe qui finit par avancer une apologie du
libre arbitre renverse tout le poids qu’on doit accorder à la spécificité géographique. Si l’homme,
en définitive, se détermine moralement en maîtrisant son espace, on n’arrive plus à comprendre
très bien le détour par le climat, qui est pour ainsi dire neutralisé, ni toutes les déclarations qui
composent la scientificité déterministe en amont. Les idées du relativisme et du moralisme, nous
le verrons, créent un cercle dans lequel il est trop facile de sortir. Font-elles partie d’une même
86 La lecture pluraliste et libérale de Montesquieu l’emporte souvent sur son déterminisme climatique. Depuis R. Aron
(Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, chap. 1), on veut faire de Montesquieu un défenseur du
libéralisme politique, idée selon laquelle les individus d’une nation sont permis d’agir selon leurs intérêts particuliers
au profit de la généralité de la nation. La bibliographie sur cet aspect de la pensée du philosophe est abondante. Voir
Spector 2004 : 19-24 ; Pangle 1977 ; Manent 1997 ; Shklar 1990 : 265-279 ; Jaume 2000.
R. Spavin 141
stratégie discursive ? Une simple lecture du texte, de ses passages sur la correction des effets
climatiques par la législation, amène avec netteté la « solution » que semblent trouver divers
commentaires et explications de la théorie. Mais alors leurs conclusions sont des fausses
découvertes, explicitées par l’auteur lui-même. Pour ma part, je montrerai que la fonction
rhétorique du couple relativisme-moralité est celle d’un homme de paille, bricolé pour obscurcir
un autre courant d’idées qui se situe au-delà du savoir géographique et scientifique.
Force est d’analyser le déterminisme climatique autrement, d’envisager la possibilité que
sa véritable signification se partage entre différents niveaux de lecture. Montesquieu croyait-il
vraiment à l’insensibilité des pays froids et à la sensibilité des pays chauds, comme le laisse
entendre l’expérience de la langue de mouton87 ? Voici une question qui ne se pose pas souvent,
puisqu’elle remet en cause la lecture traditionnelle, scientifique de la théorie des climats qui
l’inscrit dans la tradition empirique et matérialiste. Or Montesquieu dira lui-même dans sa Défense
de L’Esprit des Lois (1749) que son déterminisme climatique n’était pas aussi scientifique qu’il en
avait l’air, qu’en gros : « ce que l’auteur a dit sur le climat est encore une matière très propre pour
la rhétorique » (Défense, 436). À l’entendre, il semblerait qu’il demande de la latitude à ses
lecteurs, voire qu’il rétracte quelque peu la radicalité de ses propos, dont la qualité matérialiste et
hérétique lui a attiré des critiques virulentes, surtout de la part des ecclésiastes, qui y voyaient une
détermination des causes morales par les causes physiques (Lauriol 2005). Certes, le déterminisme
climatique de L’Esprit des lois fut douteux pour plusieurs, à l’époque même de Montesquieu, mais
il le fut également pour les matérialistes comme D’Holbach, Helvétius et Diderot qui rejetaient
tous l’influence physique sur la société politique (Benrekessa 1983 : 179). La Défense révèle-t-
elle une piste de lecture non encore exploitée ? En suivant les indications de l’auteur, je tâcherai,
87 Voir le premier chapitre, p. 28.
R. Spavin 142
d’une part, de sonder l’éventuelle rhétorique de la théorie et, de l’autre, de montrer que ses
dimensions figuratives expriment en réalité une vérité plus profonde et plus généralement
politique, c’est-à-dire une conception du pouvoir qui bénéficierait d’une formulation indirecte et
dissimulée. Si on définit traditionnellement la rhétorique comme l’art de persuader, il faut aussi
tenir compte d’un certain « art d’écrire » qui formule de façon ésotérique des idées potentiellement
dangereuses pour éviter la « persécution ». Aussi, au fil de cette étude, démontrerai-je que le froid
et le chaud constituent des symboles à l’égard d’une certaine argumentation, et que les climats
fournissent ensemble un univers particulièrement opératoire pour exprimer un certain art de
gouverner.
Le relativisme des climats : un premier niveau de lecture
Puisque ma lecture des climats s’intéresse à un potentiel symbolique des climats, que
j’entends comme une imitation géographique du conceptuel, il convient tout d’abord de développer
une interprétation qui leur est communément attribuée, laquelle peut nous servir de point d’entrée,
tout en déclenchant la logique symbolique vers des idées plus complexes. Celle-ci constituera un
premier niveau de lecture : de quelle manière le déterminisme climatique peut-il appuyer l’élément
le plus caractéristique de la pensée politique de Montesquieu, son pluralisme politique ? Le rapport
entre le déterminisme climatique et le pluralisme politique est une articulation qui se manifeste
presque systématiquement quand il s’agit d’expliquer la véritable « modernité » de l’ouvrage88. La
théorie des climats, comprise dans son sens le plus superficiel, semble confirmer la thèse pluraliste,
participant d’une tradition réaliste qui préconise non pas la vérité transcendantale, mais une
88 On le dit souvent, L’Esprit des lois s’inscrit dans la première vague de la modernité, qui depuis Machiavel et Hobbes,
ne définit point le politique en termes d’une poursuite du Souverain bien ou d’une réalisation de l’excellence de
l’homme, inhérente à sa « nature » (Spector 2004 : 17).
R. Spavin 143
connaissance empirique qui soit relative au contexte en particulier. Étant donné que l’homme est
divers et pluriel à travers le monde, il n’existerait aucun critère pour évaluer de façon universelle
ses valeurs. L’homme serait diversifié parce qu’intimement lié à son environnement, origine
naturelle de la diversité, dont les climats représentent un exemple des plus manifestes.
En effet, la tendance réaliste consiste à repenser la politique en vue d’un objectif plus
« bas », à savoir la stabilité sociale et non la perfection morale, dans le sens classique, aristotélicien.
Ce réalisme politique, pragmatique et non irénique, semble se retrouver dans les débuts théoriques
du livre XIV qui renforcent le rapport entre les lois et le « caractère » de différents climats : « S’il
est vrai que le caractère de l’esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les
divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de
ces caractères » (XIV, 1). La dimension scientifique, ou l’apparence empirique du discours, semble
mesurer l’adéquation de la politique aux facteurs physiques qui influencent de manière
considérable les dispositions intellectuelles et passionnelles de divers peuples. La théorie des
climats a donc l’effet de matérialiser la nécessité législative du pluralisme. En un mot, il s’agit
d’une application politique du sensualisme, où les idées les plus abstraites, voire morales, sont le
résultat d’une corrélation avec la matière physique.
Ce glissement entre le physique et le moral, on le sait, s’inspire de Locke. Les diverses
dispositions des hommes sont causées par l’expérience de l’environnement, réduit ici à des facteurs
physiques, qui ne sont jamais complètement les mêmes d’un territoire à un autre. Les climats,
d’après le début du livre XIV, s’engagent dans une logique d’influence (et non de déterminisme
pur) qui peut s’étendre à des facteurs de plus en plus compliqués (Binoche 1998 : 139-140), et ce,
même si la suite des chapitres du livre se limite davantage à une question de température, de froid
R. Spavin 144
ou de chaud, à savoir une dichotomie simplificatrice aussi bien qu’une certaine hiérarchie. Mais il
s’agit là d’un problème important.
Lorsque Montesquieu déclare, dans le livre XIX, que « l’empire du climat est le premier
de tous les empires » (XIX, 14), on peut comprendre que le climat n’est qu’un des premiers
facteurs qui influe « chronologiquement » (Binoche 1998 : 141) sur « l’esprit général d’une
nation », notion fondamentalement plurielle, précédant d’autres influences plus sociohistoriques
qui font également partie de l’ouvrage89. Ces autres facteurs font l’objet d’une énumération quasi
intégrale qui ne peut être taxée de simplicité : « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le
climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les
mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte » (XIX, 4). Il faut dès lors
tenir compte de plusieurs influences, de plus en plus complexes, à mesure qu’on avance dans le
livre XIX. Elles sont nombreuses, ressortissant à la fois à l’univers nébuleux des « mœurs » et à
des aspects sociopolitiques plus quantifiables, comme le degré de liberté qui est soutenable par
une constitution ; les modes de subsistance qui sont établies dans une société ; la force des
croyances religieuses ; la richesse de la population et surtout le commerce de la nation (I, 3). Le
but d’une telle complexité : viser la spécificité. La connaissance d’un peuple en particulier n’est
pas une enquête déterministe, ni une caractérisation grossièrement réductrice. Elle renvoie, bien
au contraire, à un processus empirique qui s’étend sur un champ d’investigation qui se veut
exhaustif, à l’encontre bien entendu d’une généralisation réductrice.
89 L’interprétation chronologique des climats se retrouve un peu partout dans les explications critiques. B. Binoche la
résume comme suit : « Pour bien comprendre en quel sens le climat est « le premier de tous les empires », le plus
simple, comme toujours, est de revenir au contexte, et celui-ci est clair. Il s’agit de montrer que Pierre Ier a pu très
facilement donner à la Russie des mœurs européennes parce qu’elle était une nation géographiquement européenne :
les mœurs nouvelles s’accordaient au climat. La priorité de celui-ci est donc chronologique : la nature matérielle est
ce qui s’exerce d’abord, antérieurement à l’action des autres principes, sur un peuple » (Binoche 1998 : 141, je
souligne).
R. Spavin 145
Au fond, la philosophie politique de Montesquieu promeut la liberté politique des peuples,
laquelle est variable, puisque déterminée par un ensemble de lois qui devrait changer relativement
au caractère spécifique de la nation gouvernée. Un peuple gouverné selon ses propres besoins est
un peuple libre, heureux. C’est en ce sens que Montesquieu est pluraliste, réticent à l’idée
d’uniformité, sans être relativiste : « Lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent
les mêmes ? » (XXIX, 18). Derrière ce pluralisme, certaines valeurs sont pourtant universelles et
doivent être respectées, comme la raison, la modestie, l’humanitarisme, la liberté et la tolérance
(voir Courtney 2001). Celles-ci structurent sa comparaison de différentes formes de gouvernement
(république, monarchie et despotisme) : à travers la diversité politique, il existe une « chaîne » qui
relie de manière universelle les divers phénomènes sociaux (Ehrard 1998 : 179-192). L’enquête
philosophique de Montesquieu consiste à trouver les voies multiples vers l’objectif ultime de la
politique, c’est-à-dire la modération, par une « compréhension des nuances des choses » (Défense,
Pléiade II, 1138).
On pourrait facilement croire que le fonctionnement textuel de la théorie des climats se
subordonne à la cause pluraliste, en des termes « naturalisants », comme pour la
« phénoménaliser », à l’instar d’un symbole. D’où la rhétorique de la scientificité, qui doit fausser
son origine organique par la démarche empirique. Rappelons les conditions de la fameuse
expérience sur la langue du mouton90. Dans cette « expérience », qui n’en est qu’une en apparence,
il s’agit de penser les facteurs physiques — réduits pourtant à la température — comme une cause
qui agit sur un effet humain. Le climat serait, selon l’argumentation, une sorte d’exemple qui
appuie un argument plus grand, qui explique des structures sociopolitiques plus larges. Or
90 Nous l’avons déjà vu plus haut, Montesquieu y constate que les mamelons de cet organe se resserrent dans l’air
froid et se relâchent dans l’air chaud. Selon lui, cela prouve que la froideur augmente le ressort des « fibres » et, par
conséquent, l’« énergie » des peuples habitant les climats du nord (XIV, 2).
R. Spavin 146
l’expérience servirait à renforcer moins la thèse pluraliste en tant que telle que la logique qui la
fonde et la rend possible : puisque les phénomènes naturels influencent la constitution humaine
(biologique et psychologique), réduite ici à un seul organe, il s’ensuit que leur nécessaire diversité
cause la diversité de la société politique. Le pluralisme suit, partant, l’ordre naturel des choses.
Les effets climatiques, en tant qu’origine de la diversité humaine, peuvent s’inscrire, à
travers les différents livres de l’ouvrage, dans une chronologie narrative qui imite le passage du
temps, son cours historique de plus en plus nuancé. Cette temporalité se comprend comme une
trajectoire de facteurs physiques et historiques de plus en plus sophistiqués, dont le terme
d’aboutissement serait expliqué au livre XIX, livre qui est le plus souvent cité par la critique. À
cet égard, le pluralisme des livres ultérieurs corrige la simplicité des thèses climatiques, des
facteurs « primitifs » qui n’influencent plus l’homme moderne. En d’autres termes, si le lien causal
entre l’environnement et l’homme était valide dans les livres précédents, la corrélation, à partir du
livre XIX, qui vise davantage l’histoire que la géographie, est dorénavant plus exacte. C’est comme
si le livre XIX réécrivait le livre XIV, mais en lui enlevant toutes les maladresses sensualistes et
géographiques.
Sur ce point, l’expérience qui ouvre la théorie des climats donne moins un effet de
scientificité et d’exactitude qu’elle extrapole une généralité qui bafoue les limites des faits
observés. On ne peut ignorer la dimension antiscientifique de l’expérience qui insiste moins sur
l’observation que sur les conclusions qui en sont tirées. Est-ce une marque de textualité ?
Montesquieu est-il conscient de l’extrapolation ? Une fois que l’artificialité de l’expérience est
admise, le véritable symbolisme des climats se donne à analyser : en phénoménalisant le
pluralisme, le climat permettrait de passer de l’influence microscopique (de la langue) à un
déterminisme macroscosmique (au pluralisme politique), exemplifiant ce que Terry Eagleton, à la
R. Spavin 147
suite de Baumgarten, appelle la « cognition esthétique » (Eagleton 1988, 328), à savoir
l’amalgame, fictif et illusoire, entre les particularités du sensible et les généralités du concept.
Pourtant, à lire la théorie des climats dans ses détails, le pluralisme ne se montre pas comme
l’idée la plus (ana)logique à l’endroit des influences des températures. La seule « thèse » qui en
ressort est non le pluralisme, mais le dualisme des effets de la température sur l’homme, soit la
notion que la résistance au plaisir serait une caractéristique « froide » et que la faiblesse au plaisir
serait une caractéristique « chaude »91. Cette thèse est en réalité aux antipodes du pluralisme ; elle
lui est plutôt opaque, et non « translucide », comme le voudrait une éventuelle lecture symbolique.
Face à la volonté de ne pas simplifier la spécificité des peuples, les caractérisations climatiques de
Montesquieu surprennent, contredisent en fait, toutes les « nuances » qui doivent être comprises
pour connaître le véritable caractère d’un peuple. Le dualisme détonne :
Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus,
beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous
éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun
cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes
passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières,
dans leurs vices même, et dans leurs vertus ; le climat n’y a pas une qualité assez déterminée
pour les fixer eux-mêmes (XIV, 2).
On voit bien que le déterminisme climatique affirme une dichotomie, réduisant son envergure à
deux températures, chaude et froide92, qui ne tient aucunement compte des évolutions historiques
91 Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans
les pays chauds, elle sera extrême. […] (XIV, II). 92 Contrairement à ce que l’on peut croire, le déterminisme climatique n’admet pas un « juste milieu » dans la zone
tempérée (Vasak 2007 : 247-252), soit une tiédeur idéale, puisque le climat de la zone tempérée ne peut constituer une
influence capable de « déterminer » les peuples. Les peuples de la zone tempérée sont plutôt imprévisibles à cause de
ce manque de disposition climatique, comme en témoigne l’« inconstance » dans la citation ci-dessus. Là où la tiédeur
ou la zone tempérée s’avère supérieure pour A. Vasak est dans le comportement des femmes qui sont plus
naturellement « pudiques ». Mais je tiens à préciser qu’il s’agit là d’une volonté de la part de Montesquieu d’identifier
la France à une culture septentrionale, voire anglaise et germanique. A. Vasak semble mélanger le tempéré et le nord
entre son propos et les mots de Montesquieu : « La monogamie n’est pas tant naturelle qu’inutile sous certains climats,
les nôtres, tempérés, où la vertu des femmes est, quant à elle, naturelle. Rappelons-le : "Que servirait d’enfermer les
femmes dans nos pays du nord, où leurs mœurs sont naturellement bonnes ; où toutes leurs passions sont calmes, peu
actives, peu raffinées (…)" (XVI, 11) » (ibid. : 228, je souligne). Le nord fait plutôt référence aux caractérisations qui
ont déjà été attribuées à la froideur, non à la tiédeur, c’est-à-dire la propension à la vertu, le manque de vice. S’il est
vrai que Buffon valorise la zone tempérée, il ne l’est aucunement pour Montesquieu qui lui accorde en fait peu de
R. Spavin 148
du livre XIX. Montesquieu ne parle pas ici d’une civilisation primitive non plus, comme le voudrait
bien Binoche. Il suffit de nous reporter à l’énonciation des propos climatiques qui visent clairement
un présent, qui s’adresse à un lecteur actuel ; les temps verbaux (partagés entre le futur et
l’impératif) servent de déictiques, situant les caractères géographiques en question dans un
contexte contemporain. En effet, l’analyse climatique aboutit à une sorte d’impasse : comment ne
pas comprendre ce dualisme comme une contradiction du projet politique de Montesquieu,
empreint de valeurs pluralistes et libérales ?
Les climats de Montesquieu semblent résister à la compréhension. Et l’exégèse semble
vouloir résister à les comprendre. Au-delà d’une explication historiciste, qui situerait notre
réticence envers les stéréotypes géographiques dans un rejet plus général des discours
déterministes, il existe d’autres raisons pour lesquelles le dualisme des climats est éclipsé par
d’autres sections de l’ouvrage plus « modernes », qui, pourtant, ne l’éclairent en rien. À titre
d’exemple, on peut se reporter au livre de Marc Crépon, Les géographies de l’esprit : enquête sur
la caractérisation des peuples de Leibniz à Hegel (1996), pour essayer de voir en quoi les climats,
« modernes », échappent à une histoire des stéréotypes nationaux.
Il est intéressant de noter que L’Esprit des lois, y compris sa théorie des climats, évite,
selon M. Crépon, les dangers d’une formulation réductrice de caractères, soit le « double écueil de
la caractérisation violente et de la constitution d’un modèle exclusif d’humanité » (Crépon 1996 :
84). Ignore-t-il les passages qui traitent de la froideur et de la propension naturelle des peuples du
nord à la modération politique ? Je ne dirais pas que M. Crépon les ignore, mais ils sont escamotés
pour privilégier la notion « d’esprit général », à savoir « la résultante d’un ensemble ouvert de
facteurs dont aucun ne possède a priori la prééminence » (Crépon 1996 : 92). En termes plus
place.
R. Spavin 149
théoriques, est préférée ici la dialectique de l’histoire, soutenue par la notion de caractère ou
d’esprit général, qui refuse un modèle exclusif d’humanité, au « système d’inertie », anhistorique,
que constituerait, du moins en partie, la théorie des climats93. L’absorption du déterminisme
climatique dans une conception d’histoire repose sur une lecture sélective des livres XIV à XVIII,
faisant abstraction du problème dualiste ainsi que les thèses encore plus controversées sur
l’esclavage.
La théorie des climats et la « morale »
Une introduction au déterminisme climatique de Montesquieu se doit de remettre en cause
le véritable « déterminisme » de la théorie et ce, pour rendre justice à ses passages « correctifs ».
Car très lié au relativisme-pluralisme des différents peuples est l’argument moraliste-législatif, où
la théorie des climats explique en réalité un rapport plus complexe vis-à-vis des phénomènes
naturels, moins causal que « corrélatif »94. En effet, il ne s’agit pas uniquement des influences
géographiques sur l’homme, mais des effets que l’homme peut en retour exercer sur son
environnement, soit un renversement du déterminisme par une maîtrise des phénomènes naturels.
Dès le cinquième chapitre du livre XIV, Montesquieu formule les origines d’une telle
réaction humaine. Dans un certain cas de figure, le législateur doit trouver un moyen de contrer
les effets climatiques qui peuvent influer négativement sur la société. La chaleur excessive aux
Indes, par exemple, « énerve et accable » ; elle fait en sorte que le « repos est si délicieux et le
mouvement si pénible » que la société souffre d’une « paresse » due au climat, cause de « mille
93 G. Benrekessa (1982) démontre bien la nature anhistorique de la théorie des climats qui ne peut que contredire
l’esprit pluraliste, dialectique de différentes sections dans L’Esprit des lois. Et je suivrai à ma façon sa lecture, c’est-
à-dire la lecture durkheimienne des climats, où ceux-ci ne témoignent pas d’une cause efficiente des lois (le résultat
d’une agentivité sociale), mais bien d’une cause finale du social (le but d’une société). 94 J’emprunte ce terme à Jean-Patrice Courtois qui l’a utilisé pour décrire l’aspect bilatéral du rapport environnement-
homme, lors de ses séminaires sur le déterminisme climatique à Genève (17-26 juin 2013).
R. Spavin 150
maux (XIV, 5). La solution consiste à remédier aux influences naturelles par des « lois toutes
pratiques », ainsi qu’ont fait les législateurs chinois par l’emploi de la religion et de la philosophie.
Celles-ci sont devenues les instruments des « causes morales » qui ont éloigné les hommes de
l’inaction, à laquelle les causes physiques les poussent (ibid.). Enfin, le titre du chapitre ne peut
être plus limpide : « Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat, et
les bons sont ceux qui s’y sont opposés » (ibid.). D’où la réversibilité du « vice » qui peut devenir
une vertu à l’aide des lois positives.
À partir de ce premier chapitre « correctif », Montesquieu crée un premier mouvement
historique sous la forme d’une réponse positiviste, où les lois humaines suppléent aux
« manquements » de la nature. Or il est important de noter que le mouvement législatif apparaît
d’abord dans les contrées méridionales ou, du moins, orientales. Autrement dit, la source des lois
positives se trouve non pas dans les pays froids, où les lois s’instituent d’elles-mêmes95, mais dans
les pays où les facteurs physiques — la fertilité, la douceur — constituent un obstacle à la fois
politique et économique. Un rapport étroit s’établit entre la législation et l’industrie ; les lois
positives doivent se mettre en place dans les régions les moins travailleuses, comme si la législation
était un ersatz de l’industrie.
Au fil des livres « climatiques », Montesquieu insistera de plus en plus sur les défis sociaux
et politiques liés à la paresse qui deviennent moins l’effet de la chaleur que de la fertilité des terres.
C’est dire que la discussion passe subtilement d’un paradigme fibrillaire et sensualiste, où
l’homme subit une influence environnementale, à un paradigme historique, portant plus
95 Je parlerai plus loin de la « légalité sans lois » des contrées septentrionales qui peuvent vivre sans éducation, en se
fiant tout simplement aux lois de la nature. Mais retenons d’emblée à quel point Montesquieu distingue le peuple
septentrional du peuple méridional par une disposition naturelle et non positiviste aux lois : « Du temps des Romains,
les peuples du nord de l’Europe vivaient sans arts, sans éducation, presque sans lois ; et cependant, par le seul bon
sens attaché aux fibres grossières de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance
romaine, jusqu’au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire » (XIV, 3).
R. Spavin 151
précisément sur le rapport que l’homme entretient lui-même avec son espace. Aussi la progression
des idées dépasse-t-elle la simplicité de la température des livres précédents ; la fertilité et
l’infertilité des terrains pouvant être indépendantes de la température qui domine dans une région
donnée. À cet égard, le livre XVIII, qui traite des influences de la nature des terrains, est une
véritable apologie de l’industrie agricole et des effets civilisateurs du travail. En effet, dans cette
logique de maîtrise et de perfectibilité humaine, les terres fertiles sont les moins favorisés, car la
générosité de la nature ne requiert aucune initiative humaine, aucun effort collectif. La fertilité a
plutôt l’effet de garder les hommes dans un état de sauvagerie. « Ce qui fait qu’il y a tant de nations
sauvages en Amérique, c’est que la terre y produit d’elle-même beaucoup de fruits dont on peut se
nourrir » (XVIII, 9). Alors que la stérilité des terrains fait tout le contraire et rend les hommes
« industrieux, sobres, endurcis au travail, courageux, propres à la guerre » (ibid.)96. L’obstacle
naturel est préférable au don naturel dans la mesure où il devient une cause, un adjuvant de
sociabilité et de modération ; l’homme se civilise et se moralise par le travail, par son dépassement
des gageures naturelles.
Les derniers chapitres des livres « climatiques » peuvent nous inciter à voir la théorie des
climats comme une histoire de la perfectibilité humaine. Un certain nivellement progressif semble
se mettre en place entre le froid et le chaud, où l’idée d’une correction des obstacles naturels, c’est-
à-dire une sorte de méthode positiviste, devient l’apanage de tout peuple, qu’il soit perse, chinois
ou européen. La maîtrise de la nature qui motive les progrès industriels se retrouve dans la logique
du législateur, la raison d’être des lois positives. Aussi un parallélisme tend-il à confondre les
96 Mais, il convient de le préciser, il y a une contradiction importante entre l’esprit guerrier des hommes habitant des
régions stériles et la logique d’obéissance qui est liée à l’industrie et à l’économie. C’est pourquoi le « bon » terrain
est celui qui distrait les hommes de l’indépendance pour « y établ(ir) la dépendance » (XVIII, 1). Le travail que fournit
l’industrie agricole distrait les hommes, qui ne sont pas « jaloux de leur liberté », mais trop occupés et trop pleins de
leurs affaires particulières » (ibid.). En effet, comment le courage guerrier se rapporte-t-il aux intérêts particuliers que
cultive le travail agricole, industriel ? Cette contradiction ou dualité du froid sera explicitée d’ici la fin du chapitre.
R. Spavin 152
efforts des législateurs méridionaux qui progressent en matière de lois positives et ceux des
agriculteurs qui innovent précisément en raison des défis que leur pose la stérilité des terres,
qu’elles soient septentrionales ou pas. En suivant la chronologie, l’ordre dans lequel Montesquieu
place ses chapitres, la correction législative s’avère, à la longue, une imitation des capacités
humaines à se parfaire et à conquérir l’environnement ; elle se présente, a fortiori, comme un
instinct « naturel » (ou humain), et moins comme une opposition aux « lois naturelles » ou
« climatiques », qui sont désormais réduites à des contingences que l’homme est destiné à
surmonter. D’où la polysémie et l’équivoque du terme « nature », où le sens oscille entre ce qui
existe avant l’action des hommes et ce qui existe et se maintient après : « Les hommes, par leurs
soins et par de bonnes lois, ont rendu la terre plus propre à être leur demeure. Nous voyons couler
les rivières là où étaient des lacs et des marais ; c’est un bien que la nature n’a point fait, mais qui
est entretenu par la nature » (XVIII, 7, je souligne). La nature dont parle Montesquieu est
évidemment double : d’une part, la géographie perse n’a pas initialement fourni aux hommes de
sources d’eau et, de l’autre, la nature, ou plutôt le génie humain, a fait en sorte que l’eau, « sans
savoir d’où elle peut venir, [se] trouve dans ses champs et dans ses jardins » (ibid.), c’est-à-dire
partout. La « nature », dans son deuxième sens, entretient non pas la géographie originelle, mais
les innovations humaines qui changent celle-ci, la réécrivant. La correction de la nature par les
hommes, décrite ici par un certain « je ne sais quoi » qui la généralise, fait presqu’oublier aux
hommes ce que la nature (physique) était avant leur intervention.
L’histoire finit-elle par réécrire ses origines, à effacer le déterminisme naturel ? Si l’homme
déterminera au fil du temps sa nature, ou plus précisément son environnement, est-il pour autant
autodéterminant ? La volonté de lire le déterminisme naturel comme un indéterminisme, soit une
perfectibilité humaine, cherche à évacuer les manières dont l’homme est prédéterminé, et fait
R. Spavin 153
pencher la balance en faveur des progrès historiques qui continuent de surmonter les obstacles
physiques de l’environnement. Mais ces « causes morales » qui s’opposent aux « vices » naturels
ne sont qu’une partie de l’histoire ; l’historicité fait peut-être oublier provisoirement les hiérarchies
de départ, mais celles-ci ne sont jamais complètement estompées. Malgré la capacité humaine à
surmonter les facteurs physiques qui la freinent, et malgré aussi son omniprésence à travers le
monde, il n’en demeure pas moins que certains climats se montrent préférables à d’autres ; les
hommes ne sont pas égaux. Certes, le relativisme et le pluralisme des climats se résolvent par un
moralisme correctif et perfectible ; les deux idées formant une certaine dialectique entre la
géographie et l’histoire. Mais la circularité de l’argument ne résout pas le problème de la
supériorité du froid, dont l’idéalité politique, ainsi que la légalité sans la loi, échappent à
l’argument positiviste et historique. Elle ne résout pas non plus les interminables glissements que
fait Montesquieu entre le concept philosophique de Nature et le concept scientifique de
géographie. L’un n’égale pas l’autre, même si Montesquieu essaie de s’emmêler les pinceaux.
L’homme n’est peut-être plus déterminé par son environnement, mais cela n’exclut pas la
possibilité qu’il soit déterminé par d’autres facteurs et d’autres forces plus grandes que lui. Le
déterminisme de la sphère sociale peut s’exprimer par différentes formes, plus politique que
géographique, donnant lieu à une scission au sein de l’humanisme de Montesquieu, où certains
hommes en déterminent d’autres.
Ainsi, sans nécessairement discréditer le relativisme ou le moralisme qui font partie
intégrante de la théorie des climats, ces idées établissent un important niveau de lecture où la
géographie des climats se relie aux thèses sociologisantes du livre XIX, notamment à la notion de
caractère national. Les influences climatiques s’inscrivent dans une lignée chronologique, ou une
continuité narrative d’un livre à un autre, où l’ordre des idées crée une même trajectoire historique,
R. Spavin 154
devenant, au fil du temps, des influences plus complexes, moins géographiques que culturelles,
comme si la conscience historique corrigeait les notions par trop simplificatrices du déterminisme
des livres XIV à XVII. Mais ce n’est pas le seul degré de lecture auquel le discours se prête. Il
s’agira maintenant de remettre en cause les associations qui se donnent à voir entre les climats et
la sociologie : le livre XIX n’est pas nécessairement le corollaire du livre XIV ; une rupture sépare
le statisme et l’anhistoricité des climats de l’historicité sociologique, ou en d’autres termes, les
relents « anciens » des apports « modernes ».
Le rapport entre la société et la politique : qui commande à qui ?
Une importante distinction mérite d’être soulignée dans le discours climatique au niveau
de sa prétendue « modernité ». Dans son sens le plus explicite, le recours aux climats se veut
« nouveau » : Montesquieu s’inspire des connaissances physiques et géographiques actuelles tout
en dissimulant ses origines classiques, sa nature intertextuelle et topique. Du point de vue des idées
politiques qu’il exprime le plus directement, le relativisme et l’indéterminisme semblent également
renforcer une vision « moderne » de l’association politique qui insiste avant tout sur l’importance
des facteurs sociologiques. Le projet politique de Montesquieu semble continuer la lente érosion
de l’État-nation du XVIIe siècle, soit le modèle absolutiste qui repose sur une dichotomie stricte
entre la politique et la société. Chez le baron, on retrouve non pas la voix de Hobbes, mais plutôt
celle de Locke qui insiste sur l’importance d’une moralité bourgeoise, siège de l’opinion publique,
qui avance la prééminence des forces sociales (Koselleck 1988 : 55). Reinhart Koselleck explique
pour sa part l’essor d’une telle force sociale à l’aide d’un « héritage paradoxal de la monarchie »
qui renvoie à l’étrange bénéfice dont jouit le peuple de l’Ancien Régime absolutiste, où le pouvoir
politique se détache du corps social, lui cédant une certaine liberté « clandestine ». L’absolutisme
permet de penser l’autonomie du pouvoir social, distinct de, et seul rempart contre, le pouvoir
R. Spavin 155
législatif, seul titulaire de la souveraineté absolue (Manent 1986 : 99). Contrairement à ce modèle
politique qui relègue la morale et la conscience à la vie privée, Locke théorise la rivalité de la
sphère sociale, où la vie « secrète » de l’individu se collectivise par le biais de clubs. Ainsi, le
citoyen bourgeois se meut vers le domaine public ; la société bourgeoise viendra « frapper aux
portes des pouvoirs politiques », leur réclamant l’admission et de l’attention (ibid. : 53). En
conséquence, l’état anglais se caractérise à la fin du XVIIe siècle par l’interconnexion de la
politique et la société, actualité qui séduit les philosophes français, surtout après la mort de Louis
XIV.
En effet, le projet politique de Montesquieu s’inscrit en général dans le courant anti-
absolutiste qui tente de redéfinir l’État moderne à l’aune de ce constitutionalisme anglais, devenu
populaire parmi les émigrés protestants et les sphères bourgeoises, et qui s’exprime dans la société
française par les clubs « secrets », tel le Club de l’Entresol97, que fréquente le baron lui-même. Les
discours sociohistoriques dans lesquels s’inscrit le climat répondent à une certaine idéologie
frondeuse particulièrement à la mode au début du XVIIIe siècle. Le principe fondamental, que les
lois doivent être « relatives » à la spécificité des groupes sociaux, suggère que la politique suive la
société, qu’un ordre social précède les lois positives, ce qui n’était pas admis par le pouvoir
politique dans la France absolutiste de l’époque. Il ne faut pas ignorer une certaine image du droit
naturel moderne dans le discours climatique, soit la notion d’une sociabilité naturelle, antérieure
et donc rivale des structures politiques de la monarchie absolutiste (Larrère 1992).
97 D’Argenson décrit le caractère de ce club comme une société particulièrement communicative, libre et égalitaire
(une sorte de mini-état utopique) qui devait absolument rester « secrète ». Aux alentours de 1731, le club exerçait une
influence trop grande sur l’opinion publique, qui devenait de moins en moins clandestin, notamment à cause de l’abbé
Saint-Pierre qui voulait doter la société d’une fonction de polysynodie (diversité de conseils destinée à décentraliser
le pouvoir politique) (voir Koselleck 1988 : 67-70).
R. Spavin 156
Dans la thèse moraliste, la question de l’antériorité de la sociabilité est certes plus
complexe. D’après les chapitres que Montesquieu consacre à la question, les lois doivent d’abord
statuer pour qu’il y ait sociabilité, notamment dans le cas des pays orientaux. Si je me réserve pour
l’instant d’expliciter la totalité de cette ambiguïté, il suffit de réitérer que la correction qu’opèrent
les lois positives est déterminée (bien qu’inversement) par les défauts sociaux préexistants. C’est
par le manque d’un ordre social (comparé à un ordre social européen) que les meilleures voies
législatives sont définies. La sociabilité qu’instituent les lois peut se lire comme une mise en
application d’une sociabilité « nordiste », politique sur la surface, mais fondamentalement
économique, car appliquée pour rendre un peuple « industrieux » (XIV, 9). Le parallélisme entre
la réaction législative à l’obstacle social (causé par la chaleur du climat) et la réaction industrielle
à l’infertilité des terres est donc frappant. La législation des pays constitue une tentative de rendre
à un peuple démuni une sociabilité naturelle qui n’y existe pas par elle-même, à cause de certains
obstacles géographiques. Un clivage entre la nature et la géographie commence à se faire voir. La
législation positiviste n’est-elle qu’une restitution d’une sociabilité naturelle, un soulèvement des
limites physiques ?
La théorie des climats permet ainsi de penser le rapport entre la société et la politique dans
un discours au confluent de la nature et de la géographie. Le climat engendre des façons de vivre,
des rites, des coutumes que la politique doit suivre, quelquefois corriger, en vue d’une nature
idéale, une sociabilité naturelle que mettraient en place des « lois pratiques ». Entre la société et la
politique, Montesquieu établit un certain rapport de symétrie et d’harmonie. Du livre XIV au livre
XX, une grande partie des arguments appuie une réciprocité entre les deux entités conceptuelles
qui est souvent décrite comme économique. « Le commerce, dit-il, a du rapport avec la
constitution » (XX, 4). D’où le libéralisme de Montesquieu qui peut raisonner la totalité des
R. Spavin 157
échanges humains en termes commerciaux. Ainsi qu’il le dira à plusieurs reprises, les principaux
objectifs de la politique se retrouvent dans le commerce : « L’effet naturel du commerce est de
porter à la paix » (XX, 2). Le langage rappelle une idéologie bourgeoise, où le sentiment du
« public » n’est pas redevable aux lois, mais à un sentiment naturel, commun à tous les hommes.
Sur la question du libéralisme de Montesquieu, Thomas Pangle revient à plusieurs reprises
sur les effets de va-et-vient entre les structures socioéconomiques et les lois politiques. En
expliquant le cas anglais, le critique montre comment la logique économique règne des deux côtés
du rapport sociopolitique : si les hommes individuels interagissent selon une logique de la
compétition, leurs intérêts particuliers servant réciproquement de frein (XIX, 27), la modération
des structures gouvernementales fonctionne selon le même modèle (XI, 6). Il existe ainsi un
parallélisme dans la structure du gouvernement (les factions compétitives qui créent des freins et
des limites pour le pouvoir) et la structure de la vie au quotidien (Pangle 1973 : 147). À cet égard,
la politique se conçoit comme la continuation de la sociabilité naturelle, de la même rationalité
économique. Mais est-elle pour autant un dérivé du social ? La question est importante pour
comprendre les rapports de force entre la politique et la société ; laquelle des deux est
« souveraine », laquelle est en position de contrôle ? La réponse de Pangle varie et évolue à travers
son argumentation. Dans un passage important de son livre, la politique est antérieure à
l’économie, mais l’économie finit par prendre le dessus (ibid). Sa relecture du livre XX, chapitre
7 explique que les lois en Angleterre ont créé les conditions nécessaires pour le développement du
commerce, mais qu’après avoir profité de ces conditions, la politique est devenue l’instrument du
commerce (Pangle 1973 : 148). Or le chapitre cité ne dit pas que la politique crée les conditions
du commerce, mais seulement que la politique anglaise cède au commerce : « D’autres nations ont
fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques : celle-ci a toujours fait céder ses
R. Spavin 158
intérêts politiques aux intérêts de son commerce » (XX, 7). L’argument de l’antériorité de la
politique se trouve plutôt à la fin du livre XIX, où Montesquieu renverse la logique des chapitres
précédents — qui avancent l’idée que « les lois suivent les mœurs » (XIX, 23) — par le chapitre
27 : « Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une
nation ». Plus loin, Pangle évoque à nouveau la politique comme l’origine de la société, mais cette
fois, elle est aussi l’autorité finale de la société : « Nevertheless, for Montesquieu himself the
discovery of the historical dimension does not lead to a disavowal of the suzerainty of politics. The
general spirit of a nation is formed by its political history more than by anything else » (Pangle
1973 : 192). Pourquoi ce changement de position ? Une contradiction significative oppose la thèse
selon laquelle les lois rendent possible le commerce anglais avec les passages portant sur le climat,
où le commerce et l’industrie sont présentés comme une réaction naturelle aux facteurs physiques
; ce sont d’ailleurs les pays chauds (et non les Anglais) qui nécessitent l’intervention des lois
positives pour devenir économiquement viables. Enfin, tantôt la politique anglaise est le miroir de
l’économie, tantôt elle est l’autorité suprême. Comment rendre raison de ce paradoxe ? Si je suis,
d’une certaine manière, en accord avec Pangle — que la politique ne cède jamais entièrement le
contrôle au social —, je ne suis pas d’accord avec la manière dont il résume les mouvements du
texte pour arriver à cette interprétation. Il est clair que Montesquieu fait des efforts considérables
dans cette partie de l’ouvrage pour donner l’impression que la politique succède à l’économie, ou
du moins, qu’une certaine symétrie, voire transparence entre ces deux niveaux d’existence est
derrière le complexe équilibre qu’est la modération. Cependant, Pangle déproblématise la tension
sociopolitique que Montesquieu campe délibérément dans son texte par un « nevertheless » ou par
des références qui se passent d’analyse textuelle. La théorie des climats, la notion de caractère
général, les facteurs sociohistoriques concourent tous à contredire cette vérité que Pangle avance
R. Spavin 159
presque comme une évidence : la politique ne peut jamais être sous le contrôle de la société. Cela
ne rend pas justice au rapport équivoque qui maintient en équilibre la politique et la société, et
n’explique pas non plus la frontière essentielle qui sépare les deux entités conceptuelles, condition
sine qua non d’une « suzeraineté » politique. Si la présence de ces discours « modernes » ne sert
qu’à tempérer le rôle que joue le pouvoir sur une société, on ne comprend guère la thèse d’une
antériorité sociale, ni les origines sociologiques que présupposent le discours climatique. Ce qui
m’incite à croire que la « modernité » de ces discours n’est peut-être qu’une surface, et que leur
profondeur mérite plus d’examen. Cela dit, la lecture de Pangle m’intéresse précisément dans la
mesure où elle avance l’ironie de la pensée de Montesquieu, surtout en ce qui concerne
l’hétérodoxie religieuse du penseur. Mais je me demande pourquoi il ne porte pas un regard plus
large sur l’expression rhétorique de Montesquieu. Qu’en est-il de ces climats, dont la « modernité »
boiteuse dit peut-être le contraire de ce qu’elle avance, moins une symétrie sociopolitique qu’une
mise en retrait du pouvoir ? Mais il faut d’abord une lecture attentive de la « surface » pour
expliciter les mécanismes sous-jacents d’un tel ésotérisme.
L’« ésotérisme » de L’Esprit des lois
Dans l’histoire de l’exégèse montesquienne, Pangle, à qui je reviens souvent, est considéré
comme un exemple notoire des critiques « straussiens ». L’épithète peut vouloir dire bien des
choses, mais elle signifie le plus souvent un certain traitement de la religion qui la relie
paradoxalement à la philosophie98. À l’encontre de l’héritage d’une certaine image des
« Lumières », qui, selon Strauss, opposent la religion à la philosophie, afin d’évacuer les
superstitions du vécu des hommes, Strauss promeut une coexistence nécessaire entre la religion et
98 Voir son nouveau livre, The Theological Basis of Liberal Modernity in Montesquieu’s “Spirit of the Laws” (Chicago
: University of Chicago Press, 2010).
R. Spavin 160
la philosophie, où celle-ci dépend du voile protecteur de celle-là99. Pour les chercheurs qui
considèrent le projet des Lumières d’une manière plus scientifique et nuancée, la pensée de Strauss
signifie une véritable bête noire, sinon un problème à neutraliser. Son fameux « ésotérisme » agace
plusieurs qui lui trouvent un nœud de paradoxes inextricables. Comment en effet promouvoir
l’ésotérisme si on persiste à le mettre à nu (Beiner 2011 : 201-203) ? Question qui en participe
d’une autre plus fondamentale : comment neutraliser son rejet des Lumières ?
C’est pourquoi Montesquieu paraît comme un compromis particulièrement idoine. D’une
part, il s’inscrit dans le projet de l’époque, affirmant dès la préface de son ouvrage qu’« il n’est
pas indifférent que le peuple soit éclairé », mais de l’autre, il tempère l’irréligion de ses
prédécesseurs, notamment Bayle, qui exprime la possibilité d’une société athée dans ses Pensées
diverses sur la comète en 1680. Montesquieu défend tant bien que mal les dogmes chrétiens, ainsi
qu’on peut le trouver dans le livre XXVI, chapitre 1. S’il est question d’hétérodoxie religieuse,
Montesquieu l’évite, en parlant avec « ironie », d’où sa « prudence » à l’égard de la Censure
(Pangle 1973 : 253). Autrement dit, la légèreté avec laquelle il traite de la religion peut témoigner
en réalité de son accord tacite avec Bayle. Montesquieu n’est-il donc pas aussi chrétien qu’il le
prétend ? Cette prétendue « clandestinité » que Pangle trouve dans le discours du philosophe se
confirmerait dans les chapitres suivants où, après avoir attaqué Bayle, il finit par louer une secte
juive et un stoïcisme païen. Bref, le simple fait de poursuivre la lecture révèle pour Pangle que
son éloge du christianisme est plutôt « faible » (ibid.). Selon lui, il devient « clair » que ce qui
constitue une bonne religion n’est qu’une application des règles nécessaires pour maintenir le lien
social au sein d’un régime, rien de plus (ibid. : 254). Toutefois, je doute ici qu’il y ait assez de
détours discursifs pour qualifier ce traitement de la religion d’ésotérique, voire même d’ironique.
99 Voir la section méthodologique sur Strauss à la fin du premier chapitre.
R. Spavin 161
La critique de la religion de Montesquieu n’est qu’à peine cachée. Le penseur ne se protège
finalement pas assez de cette catégorie de philosophes — c’est-à-dire les Machiavel, Bacon,
Hobbes, Descartes, Spinoza, Locke, etc., que Strauss critique comme ayant grièvement nui à la
vraie philosophie en la « démocratisant » ou en « illuminant la cave » — pour en être exempt.
La question de l’ésotérisme de Montesquieu doit être posée à nouveau. Certes, la religion
est la cible par excellence de la philosophie classique qui doit user de faux-fuyants pour échapper
à son contrôle, mais elle perd d’influence au fil de l’histoire et nécessite moins de subterfuges
rhétoriques au XVIIIe siècle. De plus, l’art d’écrire qu’envisage Strauss, en perçant à jour la
philosophie dans la pensée juive et musulmane, ne se révèle que difficilement, par des lectures
minutieuses et « explosives »100. Ces contraintes religieuses d’autrefois ne cadrent pas avec les
attaques à peine dissimulées d’un philosophe du XVIIIe siècle contre une Europe chrétienne. Je me
demande plutôt si l’inverse est vrai : étant donné que Montesquieu s’ouvre aux forces sociales tout
en partageant avec « prudence » les critiques religieuses de Bayle, cela peut-il suggérer que son
« exotérisme » ne se trouve pas dans ses alliances théologiques, mais dans celles qu’il forge à
l’égard des « Lumières », dont le projet est signalé dès le début de son ouvrage ? La persécution
qu’évite Montesquieu n’est pas nécessairement ou uniquement celle de la Censure religieuse —
que la tradition philosophique brave depuis belle lurette —, mais celle des autres libres-penseurs
qui théorisent une meilleure reconnaissance des forces sociales, voire un certain
« républicanisme » athée, à la manière de Bayle. Dans ce sens, la véritable complexité d’un
ésotérisme au XVIIIe siècle n’est pas seulement la création d’un espace discrétionnaire qui soit à
100 Un article de Laurence Lampert (2009) retrace la genèse de l’ésotérisme dans la pensée de Strauss par une
intéressante lecture de sa correspondance. Une image très parlante de la manière dont Strauss considère la découverte
de l’ésotérisme est celle d’une « bombe » qu’il tient entre ses mains. Pour le XVIIIe siècle, la critique de la religion
n’est pas comparable à une « bombe » cachée ; on n’a guère besoin de la dissimuler, elle est devenue une véritable
norme du discours des « philosophes ».
R. Spavin 162
l’abri de l’autorité théologique ou politique, qui sévit certainement sur les libres-penseurs, mais
une tentative d’éviter la persécution des « Lumières » également, c’est-à-dire une désapprobation
par ses paires ou un jugement « entresolien », qui exercent elles-mêmes certains dogmes auxquels
un penseur tel que Montesquieu voudrait se conformer. Son audience est au moins double,
présentant différents niveaux d’horizon d’attente et de risques de « persécution ». Par le voile du
discours libéral et relativiste, l’ouvrage parlerait ainsi davantage des structures politiques que des
modes sociaux dont il prétend expliquer « l’empire » (XIX, 14). L’ésotérisme de Montesquieu ne
sera plus dès lors divorcé de sa fonction politique qui est de s’adresser indirectement aux élites et
dont les modes de gouvernance sont corollaires, symétriques à une rhétorique ésotérique. Car si le
discours du philosophe classique veut influencer les structures de pouvoir à l’abri du social, il doit
prendre la forme que prend le pouvoir, celle des arcana imperii, à savoir les secrets politiques qui
mettent à distance les consciences de la sphère sociale101. En cela, cette étude se demandera en
quoi l’ésotérisme de Montesquieu est moins une tentative de déjouer les menaces de persécution
religieuse et politique qu’il est un horizon d’attente propre à l’exclusivité royale, au fond, une
mimésis rhétorique de la dynamique politique qui imite et renforce l’obscurité du pouvoir
absolutiste.
101 Eva Horn (2011), que je remercie de ses conseils par rapport à cette lecture de Strauss et de Koselleck, élabore très
nettement une généalogie des secrets politiques. Pour elle, l’époque moderne, qui commence avec les sociétés secrètes
des XVIIe et XVIIIe siècles, est hantée par une suspicion à l’égard des mystères de l’État. Les diverses tentatives de
tirer au clair les points d’ombre de l’exécution du pouvoir sont devenues constitutives d’un fantasme obsessionnel du
secret dont le revers de la médaille révèle un idéalisme de la transparence politique, tout aussi répandu qu’il est myope.
Qu’on songe aux récents scandales du Wikileaks. Horn oppose à la culture du secret une philosophie de l’arcanum,
tradition de la philosophie classique qui considère la mise en retrait du pouvoir comme une pratique légitime, sinon
nécessaire, de la gouvernance. Ici, les fonctions du pouvoir ne font pas l’objet d’une transmission, mais d’un
hermétisme. Ainsi que le mot le suggère, l’arca signifiant « coffre », les arcanes politiques renverraient au contenu de
la boîte que l’on ferme à clé. Enfin, au lieu de lire l’ésotérisme comme une tentative d’éviter la persécution, le discours
correspond mieux à une mimésis de la forme classique du pouvoir, une tentative de recréer la frontière sociopolitique
sur laquelle repose son autorité.
R. Spavin 163
Un dernier point méthodologique : à la lumière de la division du social et du politique,
inhérente à la philosophie politique classique, le présent chapitre est divisé en deux grandes parties.
Je traiterai des climats de deux manières distinctes mais corrélées en fonction de la séparation qui
se trouve dans le texte entre les régimes du froid et du chaud. Les idées qui gouvernent ces régimes
climatiques sont différentes et plus complexes que celles de relativisme et de moralité dans la
mesure où elles activent la philosophie politique de Montesquieu dans sa globalité : si le discours
du froid explore les questions liées au constitutionnalisme et à la souveraineté, le discours du chaud
développe les connexions entre la servitude, les passions et l’économie. L’opposition entre le froid
et le chaud, y compris la polarité géographique qui a l’effet de les maintenir à distance, retranscrit
une frontière conceptuelle que Montesquieu essaie de garder entre les structures politiques, d’une
part, et les passions économiques, de l’autre. Les climats créent un espace discrétionnaire où les
fonctionnements politiques et sociaux peuvent être médités sous le voile de la géographie, de la
philosophie de l’époque.
La froideur et la représentation symbolique du pouvoir
Jusque-ici, les climats ont été envisagés dans leur explication de l’univers social. Ils
correspondent d’abord à des facteurs géographiques qui influent sur les groupements humains
avant de céder à des causes plus historiques, auxquelles ils sont liés chronologiquement, à l’instar
d’une origine. Pourtant, une lecture pointue des climats révèlera que certaines caractéristiques
échappent à l’historicité, c’est-à-dire à la lecture relativiste, ainsi qu’au besoin législatif de
correction. Dans une zone en particulier, il existe un idéal politique qui fonctionne sans qu’il y ait
des lois positives pour endiguer les passions populaires, où un sentiment d’obligation nait de lui-
même. C’est en raison de cette zone que j’avance que les climats ne renvoient pas à un discours
homogène mais distinguent entre deux tempéraments opposés, nettement hiérarchisés. En effet,
R. Spavin 164
pourquoi le froid se montre-t-il supérieur au chaud ? Quelle est la raison derrière cette distinction
climatique et quelle serait son rapport avec une éventuelle dichotomie entre la politique et la
société ? Cette ligne de questionnement aura pour but d’avancer une interprétation structuraliste
des climats et de la société politique, qui vise non pas une lecture sociologique, qui passe de bas
en haut (de la société à la politique), mais un regard surplombant, qui renforce le pouvoir politique
tout en construisant de nouvelles dynamiques de servitude sociale. Par le truchement d’une
caractérisation climatique des « sociétés », je montrerai que Montesquieu s’adresse aux forces
politiques, où la rhétorique qui sépare (et qui relie) le froid et le chaud renvoie à un art de
gouverner, où l’opposition entre la politique et la société se veut un moyen de maintenir et de
conserver le pouvoir, à une époque où la monarchie se voit de plus en plus menacée par les forces
économiques et sociales (Koselleck 1959).
La supériorité naturelle du « froid »
Si on revenait à la deuxième idée à laquelle on associe la théorie des climats, son
indéterminisme, ou la perfectibilité qu’elle entend signaler par la correction législative,
Montesquieu la qualifie d’une « cause morale » (XIV, 5). La correction législative des vices
naturels, telle que la paresse, constitue une action « morale » dans la mesure où elle suscite une
société à devenir plus travailleuse. Le problème dans une lecture qui privilégie ces chapitres
correctifs de l’Esprit des lois est de deux ordres. D’une part, la « moralité » en question ne constitue
pas une vraie morale ; le libre arbitre n’est activé que pour pousser l’homme à l’industrie. Tout au
plus s’agit-il d’une morale économique qui ne rend pas compte de la complexité des idées
politiques inscrites en filigrane dans la théorie des climats. En cela réside le second ordre du
problème : d’autres indices de moralité se trouvent dans la théorie qui échappent à une correction
R. Spavin 165
positive des lois. La perfectibilité législative n’explique pas le caractère climatique qui n’en a pas
besoin ; elle n’est pas généralisée à travers tous les lieux.
Dans la section du livre XIV qui évoque les moyens de « corriger » les vices naturels,
Montesquieu insère deux chapitres curieux sur les maladies anglaises qui semblent rapprocher le
paradigme du nord d’un besoin correctif et moral par les lois. C’est le cas du « suicide anglais ».
Après avoir discuté du problème d’ivresse dans la société anglaise, Montesquieu aborde le
problème de la mélancolie existentielle qui se solde trop souvent par la mort élective. Selon lui, la
tendance des Anglais à se tuer est indépendante de toute autre cause que physique : « elle est l’effet
d’une maladie » (XIV, 12), effet du climat, qui « affecte tellement l’âme, qu’elle pourrait porter le
dégoût de toutes choses jusqu’à celui de la vie » (XIV, 13). En termes d’affection climatique, le
suicide est bien sûr le cas le plus grave, le plus extrême, semblerait-il. Il s’oppose directement à
celles qui se trouvent au sud, comme la lèpre, la petite vérole et la peste qui sont contrôlables par
la sagesse des lois. En ce qui concerne ces dernières, les « lois » deviennent des « remèdes », les
« règlements » sont des barrières qui les empêchent de pénétrer les espaces européens (XIV, 11).
Or le suicide des Anglais est-il guérissable par des lois ? Montesquieu constate une certaine
impasse : « Il est clair que les lois civiles de quelques pays ont eu des raisons pour flétrir l’homicide
de soi-même ; mais, en Angleterre, on ne peut plus le punir qu’on ne punit les effets de la
démence » (XIV, 13). Les lois positives trouvent une résistance naturelle dans le problème du
suicide qui s’avère une échappatoire non seulement à la guérison mais à la punition, voire un
espace de liberté en-deçà des lois. D’ailleurs comment punit-on celui qui s’est donné la mort ?
À la différence des maladies du sud, qui peuvent être éradiquées par l’action législative, le
suicide anglais se dérobe à une « opposition » par les lois positives et l’univers politique. Qui plus
est, dans le second chapitre, le suicide n’est plus un mal social, comparable à la lèpre ou à la peste,
R. Spavin 166
mais la « cause » d’une sociabilité naturelle, une résistance physiologique à la tyrannie. Le
sentiment du « poids de la vie » (XIV, 12) est ici un tempérament auquel il faut « convenir », car
il est « très propre à déconcerter les projets de la tyrannie » (XIV, 13). Bien que présenté d’abord
sous la lumière négative d’une maladie, Montesquieu en parle comme une condition naturelle d’un
idéal politique, en deçà des conventions et des traités. Ainsi, à la fin du chapitre, on comprend que
la vie politique, comparée à une « lime sourde, qui use et qui parvient lentement à sa fin » (ibid.),
ne convient pas à ces hommes non seulement « suicidaires » mais « courageux », « impatients »
et « opiniâtres » : « Or les hommes dont nous venons de parler ne pourraient soutenir les lenteurs,
les détails, le sang-froid des négociations ; ils y réussiraient souvent moins que toute autre nations
; et ils perdraient, par leurs traités, ce qu’ils auraient obtenu par leurs armes » (ibid.). Enfin,
l’hostilité à la « servitude » (ibid.), inhérente au tempérament anglais, est non seulement une
maladie climatique, mais un anticorps contre la « maladie » politique.
Pourtant, ce court chapitre n’est pas sans paradoxes. Le « gouvernement » qui conviendrait
le mieux à ces hommes qui insupportent la vie et les lenteurs de la politique est, curieusement, un
commandement par les lois. D’où la grande ambiguïté du passage qui est balloté entre une
inservitude naturelle (apolitique) et une gouvernance législative (politique). Certes, les Anglais
vivent dans un État, mais un État dont le pouvoir est subsumé par des lois, dont la diversité serait
impossible à « renverser ». Autrement dit, l’autorité y est sans tête : les « lois » sont
« gouvernant[es] » et non « un seul » contre qui ils pourraient « se prendre » (ibid.). La solitude
du prince, qui s’avère précaire dans une société dont le peuple est agressif, se substitue à une
véritable dépersonnalisation gouvernementale. Mais un problème demeure : quel est le rapport
entre cette philosophie du pouvoir et le suicide, le mal initial ? Comment le suicide en tant que
maladie (XIV, 12) devient-il un esprit guerrier qui lutte contre les tyrans (XIV, 13) ? En plus d’être
R. Spavin 167
une contradiction de la première loi naturelle qui est la préservation de la vie (I, 2), il est difficile
de comprendre comment un peuple suicidaire peut se battre contre un autre, avant que sa violence
soit dirigée contre lui-même. Comment le suicide devient-il une violence héroïque, voire altruiste,
conforme à la loi naturelle ?
On a affaire à un des paradoxes les plus importants de l’ouvrage. Afin d’en rendre raison,
il convient d’analyser de plus près l’idéal politique en question. En effet, Montesquieu dit que le
gouvernement le plus convenable à ce peuple suicidaire est celui dont l’autorité, le gubernare, se
situe dans les lois, et non dans la personne d’un seul. Une opposition se donne à voir entre un
pouvoir par les lois et un pouvoir humain. Ainsi, la logique qui relie le suicide, qui est un dégoût
généralisé de la vie (XIV, 12), à la dépersonnalisation gouvernementale se lit comme suit : si le
caractère anglais ne supporte pas la « vie », l’autorité des lois lui serait supportable puisqu’elles
ne « vivent » pas. Elles sont immatérielles et, partant, immortelles, enlevant une cible éventuelle
contre laquelle la violence anglaise pourrait se déchaîner. Or la comparaison entre les lois et le
pouvoir de la personne révèle la rhétorique au fond du projet philosophique de Montesquieu qui
reste toujours implicite : comment les lois peuvent-elles gouverner sans qu’il y ait une force
humaine, vivante, pour leur donner corps ? Le problème se retrouve dans le titre même de
l’ouvrage : Montesquieu essaie de concevoir les manières dont on peut personnifier les lois, leur
attribuer des qualités humaines, comme la capacité de réfléchir et de raisonner, bref, de savoir
comment les lois peuvent avoir de l’« esprit ». D’où une énorme tension entre ses idées et leur
mode d’expression dans la mesure où la personnification a pour fonction principale de mieux
penser la dépersonnalisation de l’autorité politique. On insuffle aux lois des forces humaines pour
mieux les en dépouiller. Voici la contradiction entre la rhétorique et la philosophie ; la
personnification des lois donne du relief à une conception du pouvoir qui repose sur un sacrifice
R. Spavin 168
du personnalisme ; elle est l’expression rhétorique d’une philosophie de l’abnégation, d’une
législation qui se purge de toute instance de vitalité. C’est pourquoi le suicide « héroïque » des
Anglais mérite d’être lu à l’instar d’une stratégie d’identification, à la destination du monarque,
qui consiste à représenter le pouvoir constitutionnel à travers des procédés de style. La
caractérisation des Anglais devient moins une indication des détails sociologiques qui
informeraient le lecteur de la nature de la constitution anglaise qu’une expression de la structure
institutionnelle que devrait prendre le pouvoir pour s’ouvrir aux freins constitutionnels. Dès lors,
le « suicide » se conçoit comme un extrême de la tension rhétorique au cœur du projet
philosophique de Montesquieu ; une personnification des lois pour dépersonnifier leur autorité.
Ainsi, dans les pages à venir, il s’agira d’approfondir l’instrumentalité rhétorique du froid, sa
subordination à cette philosophie du pouvoir, qui consiste à phénoménaliser une résistance
« naturelle » à toute centralisation de l’autorité dans la personne du souverain. Le froid sera enfin
un symbole destiné à mieux concevoir une idée d’abnégation, c’est-à-dire une souveraineté
constitutionnelle, distinct des passions de l’univers socioéconomique.
D’un pouvoir naturellement contraint
Le constitutionnalisme est une des idées que Montesquieu exprime le plus clairement dans
son ouvrage. Le pouvoir doit arrêter le pouvoir ; il doit être partagé, distribué entre différents corps
politiques afin de préserver la « liberté » du régime. C’est pourquoi le legs philosophique de
Montesquieu se rapporte souvent à son admiration de la constitution anglaise où les pouvoirs
législatifs, exécutifs et judiciaires sont séparés entre différentes « forces particulières » pour qu’ils
ne soient pas réunis en une force « générale » (XI, 6 ; II, 4), origine du despotisme. Posé autrement,
le pouvoir du monarque doit se juxtaposer à des freins institutionnels qui limitent sa volonté, mais
aussi se conformer à certaines « lois fondamentales » qui comprennent, entre autres, les privilèges
R. Spavin 169
de la noblesse, du clergé et des parlements, l’existence des corps intermédiaires, bref, l’intégrité
du gouvernement (II, 4). Malgré la relative « nouveauté » de ce constitutionnalisme à l’anglaise,
rien n’est plus « ancien », ni plus propre à la « nature » du pouvoir ; l’idée possède une certaine
« évidence » dans le discours qui ajoute à son autorité, son poids philosophique. Pourtant, pour se
réaliser, le système de freins doit tout de même provenir d’une décision souveraine de s’adapter à
la limitation, ce qui peut expliquer les stratégies rhétoriques derrière la « clarté » du discours,
« évidence » qu’il faut creuser pour comprendre la nature du pouvoir qui en est la condition. Toute
l’astuce consiste à convaincre un homme d’État de sa responsabilité de se conformer à la
juxtaposition.
L’explication des origines politiques par le discours des climats, chronologiquement
antérieurs ou primitifs, rappelle un certain ordre naturel qui distingue d’emblée le
constitutionnalisme de Montesquieu des freins qu’envisage le « constitutionnalisme moderne » tel
qu’on peut le trouver chez les Tracy, Paine et Jefferson102. Montesquieu est plus flexible que ses
successeurs dans le sens où sa pensée s’inscrit davantage dans une perspective historique et non
systématique. Le flou qui entoure sa conception de souveraineté, notamment le « naturalisme » de
son discours, fait preuve de prudence, d’un compromis avec la moralité. Aussi est-il plus ouvert à
la discrétion du législateur, se distinguant également d’un contractualisme à la Hobbes, où la
liberté « naturelle » des hommes doit être abandonnée à la volonté législatrice de l’homo artificialis
qu’est le Léviathan (Goyard-Fabre 1993 : 77). Chez le baron, la souveraineté n’est pas imposée à
l’ordre social, mais implicitement acceptée, puisqu’elle représente une autorité qui cède
« naturellement » aux limitations gouvernementales. Par « naturellement », il faut entendre ce désir
102 Ces derniers fondent les limitations du pouvoir dans un rationalisme systématique qui place la souveraineté dans
les mains du peuple, seul siège de souveraineté légitime, au-delà de toute autorité divine, monarchique. Le besoin de
l’ésotérisme, d’une rhétorique qui divise le lectorat est nul et même délétère (voir Levy 2009).
R. Spavin 170
de faire passer imperceptiblement, de présenter la « constitution » comme une partie intégrante de
la souveraineté, afin de renforcer l’identification monarchique aux limitations constitutionnelles,
rendant ainsi leur intégration dans le royaume plus vraisemblable. La dimension du froid dans la
théorie des climats aidera à renforcer avec subtilité cet enracinement de la limitation
constitutionnelle dans une conception de la souveraineté qui est toujours fondée sur la nature et la
moralité.
Montesquieu et l’idée de souveraineté
Conformément à cette prudence et discrétion, le mot « souveraineté » n’apparaît pas
souvent dans L’Esprit des lois. Montesquieu préfère ne pas en parler directement ; l’idée constitue
pour lui une sorte d’« ellipse » (Larrère 2001), un sujet à controverse, dont la discussion alimente
un débat particulièrement contentieux. L’évocation de la notion demande une position qui crée des
divisions : Montesquieu souscrit-il à la souveraineté divine, à la souveraineté de l’État ou à la
souveraineté populaire ? Le but du philosophe n’est pas de trancher. Sa pensée veut plutôt prendre
le meilleur de tous les côtés : d’une part, il ne cherche pas à remettre en question le pouvoir du
monarque, soit la source de la souveraineté103 et, de l’autre, il veut sauvegarder le peuple contre
les éventuels abus du pouvoir monarchique, assurant ainsi, par le biais des lois, la représentation
de la volonté populaire104. L’intention est à la fois conservatrice et moderne, un véritable
compromis politique, mais qui rend par là même ambigüe sa représentation du pouvoir. D’où tire-
t-il sa conception de souveraineté constitutionnelle ? À quel modèle conceptuel le discours
climatique apporte-t-il des variations ?
103 « (…) en effet, dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. » (II, 4) J’y reviendrai. 104 « [Les lois] doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si
celles d’une nation peuvent convenir à une autre. » (I, 3)
R. Spavin 171
Étant donné qu’une définition de la souveraineté s’impose, je ferai appel à Bodin, qui
influence considérablement la pensée Montesquieu105, pour présenter la notion. Dans le
vocabulaire de Bodin : « La souveraineté est la puissance absoluë et perpetuelle d’une République
[...], c’est-à-dire, la plus grande puissance de commander » (République, I, VIII). À partir de cette
définition, retenons une problématique essentielle, celle qui alimentera le débat politique jusqu’à
la Révolution française : la souveraineté émane de la République, mais elle nécessite la
représentation d’un commandeur, le prince, celui qui doit l’incarner et la mettre en vigueur.
L’absolutisme, y compris le problème de la représentation, crée une importante tension autour de
l’« indivisibilité » du souverain. La souveraineté est-elle réductible au prince, ou est-elle une entité
à part, immatérielle, qui n’est pas dépendante du corps du prince, limite même de son immuabilité
? Chez Bodin, une puissance « absolue » ne signifie pas une concentration du pouvoir chez un
seul, à l’instar de Louis XIV, mais se rattache à l’indivisibilité de la souveraineté qui signifie l’unité
de la personne publique. Le fait que le roi soit à l’origine de la loi ne veut pas dire que la loi
correspond à l’expression de sa volonté, laquelle est limitée justement par son rôle législatif. La
souveraineté de Bodin représente l’autorité absolue dans la création de lois aussi bien que dans
l’application ultime de celles-ci : il a pour ainsi dire « le dernier mot », le pouvoir de « juger en
dernier ressort » (Ménissier 2001 : 28 ; Béaud 1994 : 53). Son pouvoir s’exprime soit en amont,
soit en aval de l’État, dans la naissance des lois positives qui structurent une juridiction et, le cas
échéant, là où il faut statuer sur l’ambigüité de leur exécution, à l’instar d’un arbitre impartial.
Ainsi, le rôle du législateur se conçoit comme celui d’un créateur. Neutre et tout-puissant, il n’est
pas soumis aux lois de la nation, encore moins l’est-il à ses propres lois, car en créant les lois, il
en est nécessairement au-dessus :
105 Montesquieu était suffisamment fasciné par Bodin pour posséder deux éditions différentes des Six livres de la
République (Mosher 2001 : 173).
R. Spavin 172
Il faut que ceux-là qui sont souverains, dit Bodin, ne soient aucunement sujets aux
commandements d’autrui, et qu’ils puissent donner loi aux sujets et casser ou anéantir les
lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois ou à
ceux qui ont commandement sur lui. C’est pourquoi la loi que dit le Prince est absous de
la puissance des lois : et ce mot de la loi emporte aussi en latin le commandement de celui
qui a la souveraineté. Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs,
beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait ; car on peut bien recevoir
loi d’autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commandement
à soi (République, I, VIII, 131-132).
La souveraineté se limite d’abord à la législation, mais elle n’est pas sans d’autres réserves, surtout
en ce qui concerne l’incarnation et la personnalisation du droit absolu qui répond encore à d’autres
« lois », plus implicites et plus morales.
Selon M. Mosher, il faut tenir compte de trois « qualifications cruciales » pour bien
comprendre la notion de souveraineté chez Bodin. En premier lieu, l’encadrement de la notion par
la théorie politique gréco-romaine, d’où le mot « République » dans le titre de l’ouvrage, qui
souligne l’importance de la politeia et de la res publica, c’est-à-dire des régimes fondés dans
l’intérêt commun ou général qui privilégient la diversité des perspectives : le roi peut jouir seul du
pouvoir souverain, mais il n’est jamais seul à régner106. La deuxième qualification explique les
modalités par lesquelles un souverain serait capable de mettre en pratique la perspective de la
diversité. Pour Bodin, le fait que le souverain ne puisse représenter le seul pouvoir politique dans
sa communauté ne réduit en rien sa majesté. Autrement dit, l’abnégation du souverain par la
restriction constitutionnelle du pouvoir préserve le pouvoir. Cela mène au dernier point : l’intégrité
et l’autonomie du gouvernement, distinct de la forme de l’État107. On retrouve ici l’idée chère à
106 Les trois qualifications que je résume se trouvent dans l’article de Michael Mosher (2001 : 173-175). 107 « Car il y a bien différence de l’état et du gouvernement : qui est une règle de police qui n’a point été touchée de
personne : car l’état peut être en monarchie, et néanmoins il sera gouverné populairement si le Prince fait part des
états, magistrats, offices et loyers également à tous sans avoir égard à la noblesse, ni aux richesses, ni à la vertu. Il se
peut faire aussi que la monarchie sera gouvernée aristocratiquement quand le Prince ne donne les états et bénéfices
qu’aux nobles, ou bien aux plus vertueux seulement, ou aux plus riches… laquelle variété de gouverner a mis en erreur
ceux qui ont mêlé les républiques, sans prendre garde que l’état d’une république est différent du gouvernement et
administration d’icelle » (République, II, II, 272-273).
R. Spavin 173
Rousseau selon laquelle une monarchie peut être gouvernée démocratiquement si le pouvoir du
souverain est distribué, délégué à une autre entité, parlementaire ou gouvernementale.
À travers ces qualifications, le fil rouge se situe dans la limitation de l’absolutisme, reliant
l’autorité politique à une éthique de la délégation. Le souverain règne, jouit d’un pouvoir absolu,
mais son exécution et sa gouvernance dépendent de la mise en retrait de son autorité derrière
l’abstraction des lois. Quant à l’intérêt esthétique du concept, tel que je l’appliquerai dans mon
analyse chez Montesquieu, je m’intéresse plus précisément à cette deuxième qualification qui
explique l’attitude morale du souverain, à savoir l’idée de s’effacer pour préserver son pouvoir.
Ce comportement d’abnégation et de désintéressement rend possible la délégation, mais il
comporte a fortiori une dimension rétributive dans sa rhétorique morale : la mise en retrait du
pouvoir privilégiera non seulement la volonté générale, sa responsabilité politique, mais
contribuera à l’agrandissement de sa majesté. L’abnégation du souverain se présente comme l’effet
d’une rhétorique double : certes, elle demande le sacrifice de soi du souverain, mais pour flatter et
préparer, en retour, ses aspirations de grandeur. En effet, la notion d’abnégation constitue un
véritable lieu commun du pouvoir monarchique, revenant à plusieurs reprises dans l’histoire de la
souveraineté. Elle se retrouve notamment chez Machiavel dans sa valorisation des rois de France,
dans leur quête de maintenir le pouvoir, c’est-à-dire leur « grandeur »108. Dès lors, la majesté du
roi ne dépend pas de son « incarnation » personnelle de la souveraineté, puisque celle-ci n’est que
représentée par sa personne. Celle-ci doit s’effacer, de façon transparente, au profit de l’État,
108 Montesquieu rejette le « Machiavélisme », mais il serait en effet inopportun de réduire la pensée du philosophe
italien au despotisme éclairé. Selon Ménissier, on peut voir en quoi Machiavel prêche l’impersonnalité du pouvoir,
surtout en ce qui concerne son maintien : « La grandeur des rois de France vient donc moins de leur autorité personnelle
que du fait qu’ils sont eux-mêmes "obligés à une infinité de lois" en dépit de leurs prérogatives très étendues en matière
de guerre et de finances. Que le roi s’efface devant la loi, notamment en matière de justice, c’est à la fois le signe de
la grandeur de la France et l’indice que dans ce territoire européen ce n’est pas une personne qui règne, mais une
abstraction, la loi souveraine de la nation » (Ménissier 2001 : 46).
R. Spavin 174
source de la souveraineté, dans toute son impersonnalité. La souveraineté de Bodin (et de
Montesquieu) se démarque ainsi de celle de Hobbes, où c’est plutôt le contraire. Selon lui, le
détenteur du pouvoir confère à la souveraineté sa « qualité d’âme » : « […] en [le Léviathan], la
souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement à l’ensemble du
corps […] » ; « une fois séparée du corps, cette âme cesse d’imprimer son mouvement aux
membres » (Léviathan, chapitre XXXI). À la tête de l’État hobbesien, il n’y a donc pas
d’impersonnalité, tout le sens de la souveraineté dépend de son incarnation personnelle, ce qui ne
garantit pas contre l’absolutisme et le despotisme. Dès lors, aucune différence ne distingue entre
la « souveraineté d’institution » et la « souveraineté d’acquisition », comme chez Machiavel109. Le
pouvoir despotique, celui « qu’on acquiert en subjuguant », est bien, chez Hobbes, un pouvoir
souverain sur toute la ligne (Larrère 2001 : 200).
Pourtant, l’incarnation de Hobbes évite un problème important. En faisant dépendre la
souveraineté de la seule personne qui gouverne, soit un prince qui n’est pas lui-même soumis aux
lois, sans concessions divines ou morales, il évite la tension selon laquelle un souverain peut être
limité par des lois fondamentales en même temps d’en créer des positives. Plusieurs philosophes
l’ont remarqué: X ne peut limiter X110. Voici une sorte de non-sens dans le discours du
constitutionnalisme moderne, celui qui repose sur un état laïc, qui n’est plus redevable à une
obéissance à Dieu ou à la Nature, puisque son objectif de limitation de pouvoir semble étranger à
109 Dans les théories de la souveraineté, il existe souvent une tension entre la puissance impersonnelle (la façon dont
on conserve le pouvoir) et l’appropriation personnelle du pouvoir (la façon dont on acquiert le pouvoir). Chez
Machiavel la personnalisation n’est pas constante mais doit s’adapter, s’adoucir, en passant de l’acquisition à la
préservation du pouvoir. T. Ménissier démontre en quoi le souverain qui acquiert le pouvoir doit le personnaliser,
devenir autant que possible prince « par ses armes propres et par vertu » en évitant de le devenir « par les armes
d’autrui et par fortune » ; ainsi, en prenant l’exemple de la pratique politique du Borgia, Machiavel « suggère que ce
qu’il y a d’exemplaire […] » est « l’appropriation personnelle du niveau supérieur du pouvoir, et de la démonstration
de cette appropriation ; [la pratique politique du Borgia] relève par conséquent de la construction de soi comme
souverain unique et nécessaire » (Ménissier 2001 : 32). 110 Voir l’article « Constitutionalism » dans le Stanford Encyclopedia of Philosophy,
http://plato.stanford.edu/entries/constitutionalism/, dernière révision le 20 février 2007, consulté le 1er janvier 2012.
R. Spavin 175
l’idée même de souveraineté111. On se retrouve face à un besoin d’enraciner le constitutionnalisme,
y compris la série de règles qu’il comporte, dans la conception même de souveraineté, ce qui ne
peut s’accomplir que par la rhétorique.
L’imbrication de la souveraineté dans distribution des pouvoirs
Pour revenir à Montesquieu, on retrouve de façon plus explicite les mêmes tentatives de
camper les limitations constitutionnelles dans la représentation du pouvoir modéré, notamment
dans les sections qui décrivent sa fameuse distribution. On n’y est plus au stade de « qualification »
du droit souverain : la place qu’occupe la description des pouvoirs intermédiaires et de leur gestion
dans l’État modéré est dominante. D’emblée la limitation du pouvoir souverain, de Bodin à
Montesquieu, s’avère de plus en plus exagérée112. Le rôle du constitutionnalisme est présenté
comme nécessaire, enraciné dans la souveraineté, comme s’il était sa forme naturelle :
Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, constituent la nature du
gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois
fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants : en effet,
dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. Ces lois
fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance :
car, s’il n’y a dans l’État que la volonté momentanée et capricieuse d’un seul, rien ne peut
être fixe, et par conséquent aucune loi fondamentale (EL, II, 4).
Les pouvoirs intermédiaires, « constitutionnels », qui limitent la puissance du prince sont tout de
même « subordonnés » au monarque — il le dit deux fois. La « source » de la souveraineté serait
111 Pour une autre interprétation de la souveraineté, où la notion est par définition « restrictive », on peut se référer à
Bertrand de Jouvenel (1972), Du pouvoir : histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette. Selon lui, la
souveraineté provient d’une source nécessairement auguste, c’est-à-dire Dieu ou la Société, et le pouvoir concret, lui,
doit en émaner, « incarner » ce droit ultime afin d’être légitime (Jouvenel 1972 : 58). Or l’argument de B. de Jouvenel,
qui voit une évolution progressive dans l’abus du pouvoir après la démocratisation de l’Europe, se condense dans ce
qu’il appelle de manière provocatrice l’ « absolutisme plébiscitaire ». C’est celui-ci qui explique l’étonnante
militarisation du monde, parce que les citoyens, qui voient leur part du pouvoir attaquée, choisissent eux-mêmes de
participer à la guerre. La souveraineté devient un droit que tout citoyen s’est accordé, soit un droit « abusé ». 112 Pierre Manent oppose la souveraineté de Montesquieu à celle de Bodin dans la mesure où celui-ci tente de fournir
au roi l’imperium absolu du droit romain, afin de mater la subversion protestante, alors que Montesquieu, lui, « dresse
le tombeau de la monarchie française » (Manent 1986 : 91).Nous verrons qu’une telle interprétation n’est pas fausse,
mais trop brusque. Le conservatisme de Montesquieu occupe une place importante dans sa rhétorique.
R. Spavin 176
dans ce sens protégée de la distribution des pouvoirs qu’exercent les corps politiques.
L’indivisibilité de la souveraineté est toujours intacte. Mais vers la fin de la citation, Montesquieu
choisit de remplacer le prince par « des lois fondamentales » et de traduire celles-ci par la
métaphore liquide. Ce sont désormais ces « lois fondamentales » qui « supposent des canaux
moyens par où coule la puissance » et qui deviennent la véritable « source » —, usurpant en
quelque sorte la place du souverain, soit le monarque en chair et en os. L’individu ne peut rien
assurer d’immuable ou de « fixe ». L’État législatif, figure impersonnelle, est divisé entre différents
corps et prend le relais ; le prince étant comme présent et absent à la fois, ne représentant plus ces
« lois fondamentales », dont le dépôt « ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent
les lois lorsqu’elles sont faites et les rappellent lorsqu’on les oublie » (II, 4).
Davantage, l’expression métaphorique du constitutionnalisme, comme une eau canalisée,
insiste sur son enracinement « naturel » dans la souveraineté. Les références à la nature physique
sont en effet abondantes, comme si l’idée de freiner le pouvoir d’un seul était un phénomène
inhérent à la terre :
Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les
moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît
sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la
plainte et à la prière (II, 4).
En d’autres termes, le pouvoir souverain, ici une rivière, coule dans le lit constitutionnel, sa forme
naturelle, qui le dirige et le contient. Plus loin, lorsqu’il s’agira de traiter à nouveau du
constitutionnalisme anglais, soit le fameux livre XI, chapitre 6, Montesquieu situe les origines des
freins institutionnels dans les sociétés gothiques allemandes. Le « beau système » des Anglais a
été trouvé dans les « bois », dans la sauvagerie de la forêt, grâce à un déterminisme naturel et
historique. L’organisation des peuples germaniques avec leur roi élu, le conseil de grands qui
préfigure les ducs et les pairs, et l’assemblée d’un peuple libre, annonce les trois pouvoirs de la
R. Spavin 177
monarchie anglaise : roi, Chambre des lors, Chambre des communes représentant le peuple (XI,
9). Le problème des limitations du pouvoir et de leur extériorité par rapport à l’idée de
souveraineté, ce paradoxe qu’a su éviter Hobbes, paraît moindre par la métaphore de l’eau et par
l’imagerie de la forêt, d’une nature géographique qui limite les volontés de l’homme.
La symbolique des climats, la translucidité du constitutionnalisme
Avec les climats, la nature est à nouveau invoquée, mais de deux manières différentes,
ayant des rapports opposés à l’égard de l’objectif constitutionnel. La chaleur et la froideur
expliquent toutes deux une disposition naturelle à une certaine forme de gouvernement : le chaud
engendre une incarnation absolue de la souveraineté fondée sur l’empiètement d’un seul sur
l’intérêt général (le despotisme) alors que le froid donne lieu à un système de lois qui préserve la
volonté générale et la liberté des peuples (la modération) :
Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervait (dans le sens de léser) la force et le
courage des hommes ; et qu’il y avait dans les climats froids une certaine force de corps et
d’esprit qui rendait les hommes capables des actions longues, pénibles, grandes et hardies
[…]. Il ne faut pas donc être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait
presque toujours rendu esclaves et que le courage des peuples des climats froids les ait
maintenus libres (XVII, 2, je souligne).
Entre ces deux manières d’invoquer la nature, le froid est très clairement supérieur au chaud,
renvoyant non seulement à un certain esprit idéal113, mais à un idéal politique, qui remet en cause
le prétendu relativisme de Montesquieu. Comme plusieurs l’ont déjà noté, s’il est difficile de savoir
quelle forme de gouvernement le philosophe préfère, il est aisé de savoir laquelle il déteste (Krause
2001 : 231). Aussi, et en dépit de ses airs parfois relativistes, la pensée politique de Montesquieu
vise-t-elle, à sa manière particulièrement « moderne » (Manent 1994 : 24), à réfléchir sur la
113 « Cette force plus grande (du climat froid) doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-
même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la
vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses.
(XIV, 2, je souligne) »
R. Spavin 178
supériorité du présent114. Montesquieu ne s’inscrit pas nécessairement dans un projet qui tente de
définir le « meilleur régime possible », fondement de toute « philosophie politique classique »,
ainsi que le définit Leo Strauss, laquelle ne peut se passer de jugements de valeur dans sa quête de
connaître la « bonne vie » ou la « bonne société » (Strauss 1959 : 9-55). Bien que Montesquieu
explique ses préférences pour le modèle anglais, celles-ci ne sont pas présentées comme étant le
résultat d’une recherche philosophique du vrai absolu, mais comme un simple constat qui se donne
à voir. Ce sont précisément ces indices de préférence qui révèlent moins le rationalisme de
Montesquieu que sa stratégie rhétorique : il rapproche son lecteur d’une représentation du pouvoir
qui a la valeur d’un fait empirique, mais c’est une scientificité qui fait tout de même pièce à son
relativisme, car elle vise à présentifier un argument, un modèle à suivre. De fait, l’exemple
géographique n’est pas pour autant complètement dissocié d’une conception classique du pouvoir
; la nature métaphysique est comme résorbée par une nature physique qui continue, malgré sa
scientificité, à dresser des correspondances avec elle. En d’autres termes, il existe un
rapprochement rhétorique de l’état de nature par les parallèles symboliques avec la froideur qui
rendent la liberté politique non seulement présente — une réalité à « trouver » —, mais
transhistorique, soit une « nature » qui est, et l’était toujours (d’où l’origine gothique), meilleure
que d’autres.
En termes de l’argumentation de Montesquieu, il n’est pas difficile à voir que la critique
du despotisme et la dichotomie des climats vont de pair. Ce serait dans les régions du nord que les
114 Dans ce sens, le pouvoir que promeut Montesquieu n’est pas à « définir » ou à « chercher », mais à « trouver »
(Manent 1994 : 24). Il se donne à voir, tout simplement, dans l’état présent. Elle est à portée de main, à la « surface »
(ibid. : 22) des choses. Telle serait, selon Pierre Manent, la modernité du philosophe : la croyance à la « supériorité »
du présent qui finit par une destitution de la raison, de la « nature ». Or au lieu d’insister sur la dévalorisation de la
nature, j’avance que la clarté et la facilité avec laquelle Montesquieu présente le constitutionalisme répond à une
stratégie rhétorique qui a des ramifications importantes, justement dans son imagerie naturaliste. Bref, chassez le
naturel, il revient au galop, d’une manière ou d’une autre.
R. Spavin 179
gouvernements s’avèrent plus naturellement tempérés, plus naturellement résistants au
despotisme. Et ce, en opposition à la chaleur, exemplifiée par l’Orient, où le despotisme est
« naturalisé » (V, 14), ainsi que l’esclavage, qui y est « plus tolérable qu’ailleurs » (XV, 1), c’est-
à-dire plus conforme à la disposition du caractère du sud (XVII, 2). La froideur, elle, serait une
sorte de lieu où la politique est fondée naturellement dans la raison, sans qu’il y ait besoin
d’intervention politique, soit une sorte de légalité sans la loi, forgée à nouveau dans les « bois » :
Du temps des Romains, les peuples du nord de l’Europe vivaient sans arts, sans éducation,
presque sans lois ; et cependant, par le seul bon sens attaché aux fibres grossières de ces
climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance romaine,
jusqu’au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire (IV, 3).
Ici, la difficile question politique de la fusion ou de l’harmonie des intérêts, privés et généraux, ne
se pose pas, tant la froideur participe d’une sorte d’identification spontanée des intérêts. La société
se constitue comme par une « main invisible » qui serait, dans ce cas, l’air froid qui agit
positivement sur les hommes115. Si, par leur influence sur les « fibres » de l’homme, les régions
du nord engendrent les conditions naturelles de la modération et de la liberté — à savoir un endroit
où les lois ne sont pas des « lois », où les lois naturelles rendraient presque superflues les
positives —, les régions du sud en font le contraire. Celles-ci doivent aller à l’encontre de leur
nature, comme nous le savons. Leurs législateurs doivent intervenir à l’aide de lois positives,
consciemment formulées116. Les lois de la nature, que l’on trouve seulement dans les endroits
115 La métaphore de la main invisible est courante dans la philosophie politique, elle est souvent associée à la pensée
de Adam Smith, voir sur ce point É. Halévy, La formation du radicalisme philosophique,, rééd., Paris, PUF, 1995, t.
I, p. 21-31. Céline Spector, pour sa part, commente sa pertinence pour L’Esprit des lois : « L’esprit des lois met en
avant une théorie singulière de la convergence involontaire des intérêts particuliers dans l’intérêt public — ce que
Smith, peu de temps plus tard, nommera la « main invisible ». Grâce à l’honneur qui anime les monarchies, "il se
trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers" (III, 7) » (Spector 2004, 17). Je
reviendrai à la dynamique fictive, artificielle de la main invisible dans la dernière section de ce chapitre. 116 La Chine constitue l’exemple d’une nation où l’esprit est naturellement très dur, mais où les lois s’opposent à
l’esprit par leur douceur, par la manière dont elles corrigent les vices naturels du peuple chinois : « Les législateurs de
la Chine furent plus sensés lorsque, considérant les hommes, non pas dans l’état paisible où ils seront quelque jour,
mais dans l’action propre à leur faire remplir les devoirs de la vie, ils firent leur religion, leur philosophie et leurs lois
toutes pratiques. Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales les en doivent
éloigner » (XIV, 5).
R. Spavin 180
froids et qui tendent vers la modération, sont en effet bafouées par la nature du chaud, situation
paradoxale, contradictoire, qui oppose la nature à la nature, et qui ne peut mener qu’à l’instabilité
politique des régions chaudes, comme en témoigne la suite de révolutions117 aussi bien que la
fugitivité de leurs civilisations, c’est-à-dire leur autodestruction : « Quand les sauvages de la
Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit. Voilà le
gouvernement despotique » (V, 13). Et encore, « Dans ces États, on ne répare rien, on n’améliore
rien. On ne bâtit de maisons que pour la vie, on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ;
on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert » (V, 14). En effet, le
pouvoir n’y reflète que l’intérêt du particulier, du moment singulier, au détriment non seulement
de l’intérêt général, mais de la postérité de l’État. Autrement dit, la fusion ou l’harmonie des
intérêts s’incline non seulement devant le particulier mais cède au corps incarnant la souveraineté.
La « majesté » ou la « grandeur » de l’État, cette impersonnalité qui permet de se perpétuer dans
l’avenir, est absente. Par le truchement de la chaleur, Montesquieu critique et aliène le despotisme
comme une forme étrangère, orientale d’abus de pouvoir, tandis que le froid renvoie à une
naturalité européenne, voire anglaise, qui est comme déjà politiquement modérée, dont la stabilité
provient d’elle-même. C’est précisément cette dynamique entre l’identification à la modération et
l’aliénation au despotisme qui est figurée par les climats, son signifiant organique, rendant
translucide, voire « phénoménal », le lien entre le concret et le conceptuel. Or le prétendu dualisme
ou opposition entre le froid et le chaud se désintègre en une supériorité froide, hiérarchisante, qui
valorise la modération, idéal politique, et qui éloigne le despotisme, repoussoir « naturel » et
« géographiquement » autre.
117 « Aussi nos histoires sont-elles pleines de guerres civiles sans révolutions ; celles des États despotiques sont pleines
de révolutions sans guerres civiles. »(V, 11)
R. Spavin 181
Afin de mieux comprendre les processus d’identification et d’aliénation rhétoriques
inhérents à la dichotomie des climats, je ferai encore appel à Bodin, à ce que nous avons déjà vu
dans le chapitre précédent. Dans sa Méthode de l’histoire, la théorie des climats de Bodin divise
beaucoup plus mathématiquement que Montesquieu le globe en des zones climatiques distinctes.
Ces trois régions sont dictées par la latitude et se retrouvent dans chaque hémisphère : le
méridional, le tempéré et le septentrional. Bodin démontre clairement que dans chaque climat
fondamental se retrouve la même tripartition climatique, le froid s’oppose au chaud, à travers une
zone tempérée. Bodin insiste sur la présence de différents ensembles climatiques partout au monde,
confrontant son lecteur avec l’idée d’un « universel microcosmique » : la tripartition climatique
est répétée, de manière ubiquitaire partout au globe ; le froid et le chaud sont équilibrés par un
milieu qui tempère leurs différences. En cela, le fonctionnement des climats constitue un système
qu’on peut réduire à des zones de plus en plus étroites, au point où le froid et le chaud
correspondent moins à des espaces hétérogènes qu’à un espace partagé. Le froid et le chaud sont
plutôt relatifs l’un à l’autre, créant, en effet, un rapport interclimatique, ce qui est précisément
dissimulé par les climats de Montesquieu.
Or revenons encore une fois à la fameuse langue de mouton. Les conclusions que tire
Montesquieu sont, on les connaît déjà, la sensibilité « des pays chauds » versus l’insensibilité des
« pays froids » qui soutiennent par extension différents régimes politiques. Au fil des livres qui
développent ce dualisme, ces pays froids et chauds se concrétisent par leur emplacement sur la
carte. On sait que le froid représente l’Angleterre, la Russie, et le chaud la Chine, l’Inde, la Perse,
etc. Il est évident, cependant, que les généralisations nationales dépassent de loin les limites de
l’expérience scientifique, réduite à un petit espace de tissu organique. Qu’on se le rappelle, c’est
la même langue qui subit les différents effets de l’air, alors que les conclusions géographiques et
R. Spavin 182
cartographiques semblent diviser la langue en deux, pour que les variations de l’air n’agissent plus
sur le même objet, mais sur des peuples différents, éloignés les uns des autres par l’espace
géographique. Par conséquent, les climats de Montesquieu sont figés dans une expression
métonymique, mais une métonymie qui obscurcit la véritable complexité du « tout ». C’est
pourquoi l’exemple de l’Angleterre, qui connaît une variabilité saisonnière, est cristallisé en une
température singulière : le froid ; et il en va de même pour les pays dits « chauds ». Au lieu
d’insister sur le nécessaire va-et-vient entre les températures, qui se définissent les unes par rapport
aux autres dans un même espace, la représentation nationale, voire cartographique du climat
brouille l’universalité des températures pour qu’elles ne se touchent pas. Le froid est ici et le chaud
là. Autrement dit, la liberté politique s’avère relative au froid, à une situation géographique
européenne, alors que le despotisme et l’esclavage se limitent naturellement aux pays chauds, à
l’Orient, comme pour aliéner la forme politique appauvrie :
De là il suit qu’en Asie, les nations sont opposées aux nations du fort au faible ; les peuples
guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux,
timides : il faut donc que l’un soit conquis, et l’autre conquérant. En Europe, au contraire,
les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même
courage. C’est la grande raison de la faiblesse de l’Asie et de la force de l’Europe, de la
liberté de l’Europe et de la servitude de l’Asie […] (XVII, 3).
En effet, la dichotomie climatique devient une cartographie qui insiste sur la distance, élargissant
la frontière séparant le froid et le chaud. Par la cristallisation de la température, Montesquieu
travaille l’étanchéité de différentes forces politiques qu’il veut effectivement garder séparées. Mais
pourquoi ?
De la dichotomie climatique à l’idéal d’abnégation
À scruter la situation de plus près, on peut faire une observation importante qui transcende
la diversité politique aussi bien que le dualisme climatique. Dans la théorie des climats, corollaire
rhétorique de la critique du despotisme, il existe une opposition constante entre « pouvoir » et
R. Spavin 183
« individu » et ce, tout au long de la politique comparatiste de Montesquieu. Cette opposition est
exacerbée dans les sections qui traitent du despotisme, parce qu’ils permettent l’opposition de se
déconstruire. L’individu qui incarne le pouvoir règnera dans son seul intérêt et finira par détruire
sa nation. D’où le lien dangereux entre la monarchie et le despotisme : sans l’abnégation du
monarque, son obéissance aux lois fondamentales, l’État monarchique sombre dans la
particularisation du pouvoir. Et lorsque c’est le peuple qui détient le pouvoir, comme dans la
république, il doit s’opposer à l’individualité en se fondant sur une vertu ascétique et sur une
dénégation de l’intérêt particulier, sans quoi la république devient une aristocratie (XI, 6). Sur la
question du républicanisme, l’accès du peuple au pouvoir exige le sacrifice continuel de soi-même
et de ses intérêts, l’abandon de la vie privée des citoyens, de leur liberté personnelle au service de
la vertu politique. L’égalité et la frugalité, valeurs républicaines par excellence, supposent un
renoncement à soi, à ses plaisirs, ce que Montesquieu concède comme une chose « très pénible »
(IV, 5), que « seule la contrainte perpétuelle des mœurs rend possible » (Spector 2004, 20). Par
conséquent, l’abus de pouvoir, si typiquement associé à la chaleur, est moins un problème
géographique qu’un problème d’incarnation et de personnalisation du pouvoir, menace qui est
omniprésente dans le monde politique et qui structure le rapprochement de différentes formes de
gouvernement. La particularisation du pouvoir refuse d’accorder une place à la spécificité générale
de la nation dans l’organisation sociopolitique, ce dont il est question à la suite de la réflexion
climatique, dans le livre XIX.
Étant donné les correspondances entre le constitutionnalisme de Montesquieu, thèse la plus
centrale de sa philosophie politique, et le prétendue matérialisme du discours climatique, comment
devrait-on lire la représentation géographique ? À qui correspondent ces caractérisations
climatiques ? En tenant compte du caractère froid, à savoir l’insensibilité et la résistance au plaisir,
R. Spavin 184
si grossièrement extrapolées des influences de la température, elles correspondent mal, en fait, au
caractère du peuple sous-entendu, celui des Anglais, peuple d’un pays « froid » et politiquement
modéré. Les Anglais sont au contraire le peuple le plus libre d’assouvir les passions les plus
diverses118. Il faut bien se demander comment se réconcilie la chaleur du peuple anglais avec la
froideur de son gouvernement. Par ailleurs, comment comprendre les Danois et les Russes, qui
habitent bien au nord, mais qui sont eux-aussi, comme les pays chauds, dans une situation
despotique ? Montesquieu montre que les climats et les circonstances historiques sont donc bien
distincts ; si l’histoire peut éloigner un peuple de sa vraie nature, le « climat » constitue ce
« phénomène » qui sert à la lui rappeler. Aussi la froideur doit-elle renvoyer à autre chose, non pas
à un peuple « primitif » ou « chronologiquement antérieur », mais à quelque chose de plus
souverainement important.
La froideur, la législation et la raison
Puisque ma lecture des climats se veut avant tout rhétorique, la dichotomie qu’ils signifient
mérite d’être analysée à côté d’autres occurrences qui répètent les mêmes idées et les mêmes effets
d’opposition. La théorie des climats est comparable à d’autres sections de l’ouvrage, source de
parallèles et de rapports, que la distance textuelle, et non seulement géographique, aide à
dissimuler. La « géographie » des climats, comprise dans sa fonction d’aliénation rhétorique, se
dématérialise quand on la compare au tout premier chapitre de l’ouvrage, « Des lois, dans le rapport
qu’elles ont avec les divers êtres ». Dans ce chapitre, Montesquieu présente la différence entre une
loi positive et une loi naturelle et les rapports qu’elles ont entre les hommes et les bêtes. L’union
118 Je traiterai de cette contradiction dans la dernière partie de ce chapitre. Pour l’instant, rappelons la chaleur positive
des Anglais, ce peuple idéal, censé correspondre à l’esprit « froid » : « Toutes les passions y étant libres, la haine,
l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue ; et si cela était
autrement, l’État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions parce qu’il n’a point de
forces » (XIX, 27).
R. Spavin 185
de l’espèce animale dépend du plaisir, mais il n’en va pas de même pour l’homme, pour qui
l’union, ou le regroupement politique, est tout autre :
Par l'attrait du plaisir, [les bêtes] conservent leur être particulier ; et, par le même attrait,
elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par le
sentiment ; elles n'ont point de lois positives, parce qu'elles ne sont point unies par la
connaissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles: les plantes,
en qui nous ne remarquons ni connaissance ni sentiment, les suivent mieux (I, 1).
Le plaisir et la connaissance, deux pôles d’unification différents, existent de manière spectrale
entre les bêtes et les hommes. Les bêtes sont capables de conserver à la fois leur être particulier et
leur espèce générale à cause d’un manque de connaissance : « elles ne sont point unies par la
connaissance ». Cela suggère que les hommes soient unis par ce qui les distingue des bêtes, à
savoir l’intelligence, les lois positives, la raison. Plus loin, le rapport humain entre l’intelligence
et le sentiment s’explicite davantage :
Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde
physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne
les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que
les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à
l’erreur ; et, d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne
suivent donc pas constamment leurs lois primitives ; et celles même qu’ils se donnent, ils
ne les suivent pas toujours (I, 1).
L’opposition entre le monde intelligent et le monde physique a pour fonction de révéler un
problème inhérent à l’homme. Ddans le monde intelligent, les hommes sont bornés à être
particuliers, ce qui les éloigne du monde physique et empêche leur « union », leur participation à
un but (politique) commun, alors que cela se passe de façon sensuelle et irréfléchie chez les
animaux. L’homme passionnel agit naturellement pour lui-même. Le lien avec la critique du
despotisme commence à s’éclaircir, notamment dans la mention de « l’erreur » que Montesquieu
requalifiera un peu plus loin de « passions » — « l’homme est sujet à mille passions » —, comme
pour insister sur la particularité du sentiment humain, le fait d’être naturellement conduit par son
individualité, au détriment de l’espèce, de l’intérêt général.
R. Spavin 186
Par conséquent, quand on lit les thèses des livres XIV au XVIII, ainsi que les observations
relatives à l’insensibilité et à la passion, notamment la présentation de l’engourdissement nerveux,
symptomatique du climat froid, comme une influence profondément bénéfique, il faut garder à
l’esprit le but ultime de l’ouvrage qui est le regroupement politique des hommes. Plus précisément,
dans les livres portant sur le climat, la froideur devient la condition naturelle des lois positives, la
« fabrique du genre humain », ou dans les mots de Montesquieu, « la fabrique des instruments qui
brisent les fers forgés au midi » (XVII, 4). Enfin, si le chaud représente le manque de liberté, issu
d’une incarnation débridée du pouvoir, le froid agit comme le signifiant organique non pas d’un
certain peuple, mais d’une certaine psychologie du pouvoir, d’une responsabilité et d’une
abnégation propres au souverain, source de la majesté de l’État. C’est le « froid » souverain qui
doit instrumentaliser l’union des hommes, en « fabriquer » un groupement, un « genre humain ».
La froideur, en tant que figure géographique, est une tentative de phénoménaliser et de rendre
translucide ce rapport au peuple, facilitant le passage du concret au conceptuel, tel un symbole.
En cela, la froideur fournit une surface sur laquelle peut se refléter une certaine philosophie
du pouvoir, sans quoi la « vérité » risquerait de nous « éblouir », ou de se perdre en des
invraisemblances119. Sa symbolique exprime cette vérité pour Montesquieu, à travers diverses
couches, dont j’essaie ici d’éclaircir la complexité. Elle désigne, à un premier niveau de lecture,
un caractère qui serait partagé par tout un peuple habitant la même région septentrionale,
cependant, à la réflexion, ses caractérisations se précisent, voire s’universalisent en une méthode
politique qui n’est jamais explicitement individualisée, mais qui se relie implicitement à la notion
119 L’expression vient de Bernardin de Saint-Pierre : « Nous ne verrions pas la lumière du soleil si elle ne s’arrêtait
sur des corps, ou du moins sur des nuages. Elle nous échappe hors de toute atmosphère et nous éblouit à sa source. Il
en est de même de la vérité ; nous ne la saisirions pas, si elle ne se fixait sur des événements sensibles, ou du moins
sur des métaphores et des comparaisons qui la réfléchissent ; il lui faut un corps qui la renvoie. » (l’avant-propos de
La Chaumière indienne en 1791, cité par A. de Baecque 1993 : 13).
R. Spavin 187
de pouvoir. Un pouvoir limité, désincarné s’en dégage chez le souverain, dont l’individualité doit
s’effacer derrière celle du peuple. Au lieu de figurer la souveraineté par le biais du corps (voir de
Baecque 1993), le froid invoque une imagerie du pouvoir qui est moins corporelle et plus abstraite,
plus relative à l’esprit psychologique. Il est un support organique pour cette « abnégation », la
rendant plus vraisemblable, comme si celle-ci s’y faisait le plus naturellement possible. Aussi la
rhétorique du froid est-elle comparable à une « belle machine » dont l’art est précisément de
paraître employer « aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible » (III, 5).
D’où une sorte de « légalité sans la loi » qui fait comme si la modération émanait directement d’un
état de nature. En tant que figure textuelle, la froideur renvoie à un rôle dans une relation du
pouvoir, celle du législateur, dont la majesté et la grandeur seraient cautionnées par un manque
naturel de passions, de particularités, soit cette « erreur » humaine qui doit être maintenue à
distance. Bref, par un certain imaginaire géographique et scientifique anachorique, elle constitue
une phénoménalisation d’un comportement et d’une psychologie de l’impersonnalité, posture qui
ne peut se dire, se manifester directement, c’est-à-dire corporellement, sans que celle-ci l’emporte
sur la représentation de la collectivité.
La souveraineté est justement cette « âme artificielle » dont parle Hobbes dans le
Léviathan, artificialité qui entretient une relation houleuse avec la personne qui gouverne, censée
moins la représenter que l’incarner. Les climats de Montesquieu répondent à cette artificialité, en
des termes indirects, mais on ne plus naturels, lui dotant d’une illusoire géographie qui tempère
son immatérialité et sans la subordonnant aux faiblesses humaines. L’incarnation de la
souveraineté doit rester pour Montesquieu une impossibilité. Dans ce sens, faire de
l’impersonnalité un caractère naturel, climatique, nous rapproche de l’art de gouverner, en
présentant l’art comme quelque chose qui n’est pas artistique. La supériorité de la froideur — de
R. Spavin 188
la raison sur la passion, ou de l’impersonnalité sur la personnalité — exprime l’enracinement de
cette limitation paradoxale de la souveraineté, le constitutionnalisme, dans l’idée même de
souveraineté, c’est-à-dire ces qualifications bodiniennes si nécessaires à la majesté et la grandeur
de l’État. Elles se retrouvent ici, dans la théorie des climats, sous une forme symbolique, où le
législateur ne peut que s’identifier au froid et, réciproquement, s’aliéner du chaud, mais où le
peuple doit faire, on le verra, précisément l’inverse. Cela nous mène au dernier aspect de la
rhétorique des climats : son esthétique sociale.
De l’esthétique du chaud : l’instrumentalisation des passions populaires
Malgré son apparente opposition à la chaleur, le froid lui est, en réalité, étroitement lié.
Plus on progresse dans l’analyse des climats, plus une correspondance se fait voir entre les deux
températures : le froid et le chaud participent à un même commentaire sur le pouvoir. Si l’un
correspond à un idéal législatif, l’autre l’appuie en tant que repoussoir. Ainsi qu’on l’a vu, ils
concourent à signifier une certaine conception du pouvoir, c’est-à-dire l’importance de son
impersonnalité. Voici donc un côté de la relation politique exprimé par le discours climatique.
Pourtant, la question s’impose, qu’en est-il de l’autre côté, soit le peuple et son obéissance au
pouvoir ? L’intention de Montesquieu est à la fois d’augmenter les connaissances de ceux qui
commandent et de donner de « nouvelles raisons [à tout le monde] pour aimer ses devoirs, son
prince, sa patrie, ses lois » (Préface).
Jusque-là, la question du peuple, destinataire du pouvoir politique, n’a été qu’effleurée.
Elle a constitué notre premier niveau de lecture : ce que veut désigner le déterminisme climatique
au sens le plus littéral, à savoir l’influence de la température sur le comportement des hommes. La
connaissance des effets des climats sur un peuple constituerait par conséquent une sorte de
praxéologie à la destination des législateurs : par le climat, on saurait mesurer la juste
R. Spavin 189
correspondance entre les lois et la spécificité des peuples gouvernés. Mais cette lecture ne peut se
poursuivre avec beaucoup de profondeur : le dualisme hyperbolique des climats, voire des deux
températures, ne peut correspondre à la réalité des situations politiques, où la spécificité des
peuples est d’une profonde complexité sociohistorique. En effet, le climat contribue mal à cette
problématique de la législation ; c’est seulement qu’en tant que figure qu’il peut représenter
symboliquement le rôle du législateur. Mais il y a plus. Une philosophie du pouvoir est
inconcevable sans une réflexion sur ses modalités d’obéissance, sur l’adhésion du peuple au
pouvoir. Qui plus est, une analyse du climat ne peut uniquement se concentrer sur la froideur, ni
réduire la chaleur au rang de repoussoir, sans creuser plus profondément son propre dispositif de
signification.
Pour revenir à l’idéologie esthétique et ouvrir le symbole à sa véritable envergure politique,
il convient d’étudier les climats, y compris la politique, en tant qu’un message, entre destinateur
et destinataire, entre gouvernement et peuple. Selon T. Eagleton, la relation politique est
éminemment esthétique ; elle suppose un récepteur, dont le rôle et le comportement représentent
l’objectif principal, soit l’agencement et l’ordonnancement de la société. Elle a pour but ultime
l’adhésion du public, comme n’importe quelle argumentation. L’esthétique aurait ainsi beaucoup
à apprendre à la politique, car ce que nous ressentons émotionnellement devant un objet d’art
apporte une dimension nouvelle à la réflexion philosophique qui ne peut se contenter de la raison
pure. C’est précisément l’esthétique, discours du corps qui réinscrit le monde affectif dans
l’univers rationnel (Eagleton 1988, 327), qui peut aider à repenser la politique du point de vue du
peuple, c’est-à-dire de sa sensibilité, qui le conduit plus que la raison à l’obéissance aux lois de la
nation. Car la nature du peuple est, selon Montesquieu, « d’agir par passion » (II, 2).
R. Spavin 190
En ce qui concerne la fonction rhétorique des climats, qui crée une influence
d’identification et d’aliénation par rapport au pouvoir politique, la géographie de la théorie des
climats insiste sur une distance (cartographique) qui élargit la frontière séparant le froid et le chaud.
L’orientalisme du chaud et du despotisme a l’effet de fustiger les abus de pouvoir comme des
dérogations à la supériorité naturelle de l’Europe. Mais le chaud et le froid sont-ils pour autant
deux pôles opposés, géographiquement différents ? Il s’agira maintenant de voir si Montesquieu
restitue un lien entre les deux climats. Car ce que l’humanisme climatique de Bodin montre au
grand jour — une relationnalité climatique qui explique tout l’univers — est tronqué chez le baron.
Or mon argument est qu’il faut considérer, d’une part, l’ensemble du discours à un niveau
esthétique, que c’est plus précisément dans l’immatérialité des climats, dans leur représentation
affective, qu’il est possible d’identifier le rapport interclimatique et, de l’autre, que Montesquieu
essaie non pas de séparer irrémédiablement ces deux températures, mais de les ordonner, à un
niveau symbolique, en une même structure sociopolitique. Dans ce sens, il faut moins regarder les
tempéra-tures géographiques qui tendent à représenter des régimes différents que les tempéra-
ments, où Montesquieu formule ses analyses sur les passions. En d’autres termes, si le froid
engendre un tempérament stoïque, résistant, auto-sacrificiel (rappelons le cas du suicide anglais)
et un constitutionnalisme naturel, le chaud donne lieu à un tempérament passif, enclin aux plaisirs
de la sensibilité, mais qui n’est en rien dénué de naturalisme. Enfin, il faut nous le demander :
Montesquieu conçoit-il une société dans laquelle le tempérament rationnel et le tempérament
passionnel coexistent et se complètent ?
Les climats en chiasme : l’opposition ou l’équilibre entre le froid et le chaud ?
En analysant les climats du point de vue du peuple, le symbolisme du chaud se corse et
prend de l’envergure. Lorsqu’on se penche sur le caractère du peuple des systèmes modérés,
R. Spavin 191
comme celui de l’Angleterre, il existe une opposition entre le tempérament du peuple et la
température de sa localisation. On l’a déjà dit, les Anglais sont le peuple le plus passionnel, le plus
libre de satisfaire leurs intérêts particuliers. L’honneur, qui est le principe120 des monarchies,
permet à ses sujets de se démarquer des autres, de se dévouer à leurs ambitions et de gravir les
échelons sociaux et économiques. Citons à nouveau les remarques de Montesquieu sur ce peuple
particulièrement « libre » : « Toutes les passions y étant libres, la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur
de s’enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue ; et si cela était autrement,
l’État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions parce qu’il n’a
point de forces » (XIX, 27, je souligne). Les passions citées sont représentées comme « toutes »
les passions qu’un homme libre peut ressentir, lesquelles sont toutes négatives à l’égard du bien
général : la haine, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer. Dans une monarchie telle
que l’Angleterre, qui est quand même érigée en un modèle de la modération, les passions sont
retournées sur l’individu, si bien que les sentiments altruistes — la fraternité, la charité, le
patriotisme, la spiritualité — sont absents. La vie passionnelle doit avantager le moi.
On pourrait y voir un éloge de la liberté anglaise, d’autant plus que, sous la monarchie, se
cache en réalité une structure politique qui relève davantage de la « république », mais sous une
forme « moderne » (Rahe 2009 : 37). Le « véritable » esprit de l’État anglais n’est-il pas celui
d’une république et non celui d’une monarchie, qui est un esprit de « paix » et de « modération »
et non « de guerre » et d’ « agrandissement » (IX, 2) ? Montesquieu le dira lui-même, en parlant
de la motivation guerrière des sujets anglais, que la nation est au fond une république, ne se battant
120 Le « principe » d’un régime politique correspond à une certaine passion que tous les sujets doivent partager pour
que le système politique atteigne un niveau de stabilité. On remarquera en passant que le principe est une passion qui
a fait l’objet d’une certaine évolution socioculturelle ; il est le fondement du système éducatif d’un régime, l’éducation
étant intimement liée à l’ordonnancement politique. En ce qui concerne la nature du gouvernement et le principe :
« L’une est sa structure particulière et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir » (III, 1).
R. Spavin 192
que pour « la gloire, ou du moins l’honneur ou la fortune » (V, 19). Mais cette lecture
républicaine occulte plusieurs choses. Au niveau des passions des Anglais, celles-ci ne sont pas
modérées ou paisibles. Elles sont au contraire des passions quasiment tyranniques, entièrement
retournées sur le moi, qui vont plutôt dans le sens « monarchique », visant l’agrandissement
personnel. La constitution lui permet précisément d’aspirer à agrandir les frontières de son propre
territoire, sa « richesse », sa « propriété » (VI, 1). Davantage, le véritable critère d’une république,
qui est non seulement une participation du peuple au pouvoir, mais un peuple qui a la « souveraine
puissance »121 ne constitue pas un objectif pour le sujet monarchique ; la culture de la particularité
le décourage. Le républicanisme préconisé par Montesquieu correspond tout au plus à un
« effet »122. Ayant une liberté affective et passionnelle, le sujet monarchique se sent certes plus
libre, plus puissant. Mais il faut considérer cet effet de « puissance » d’une optique esthétique qui
corrobore moins sa réelle souveraineté que son obéissance.
Ainsi, au vu du peuple, et non du législateur, l’« erreur » de l’homme, qui est d’être sujet
à « mille passions » dans la préface, devient ici une caractéristique de la modération et de la liberté,
c’est-à-dire la « force de l’État ». En partant de l’exemple de l’Angleterre : une monarchie qui
n’est pas habitée par un peuple passionnel se révèle analogue à un « homme abattu par la maladie ».
L’État modéré semble ainsi carburer à la force et à la liberté individuelle de son peuple. Qui plus
est, la question de la « brigue » et de l’ambition, deux passions égoïstes, insiste davantage sur cette
121 Montesquieu explique les différences entre la république, la monarchie et le despotisme comme suit : « […] le
gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance
; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un
seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (II, 1). 122 Par ailleurs, un républicanisme « pure » tourne court face au pragmatisme de Montesquieu. Le régime se révèle
trop angélique, trop éloigné de la vérité de l’homme, qui se complait dans sa particularité. Le modèle anglais, comme
le montre C. Spector, garantit le mieux la sûreté des individus et satisfait leur désir primordial de conservation, tout
en permettant, a fortiori, le libre épanouissement des activités économiques et des conduites « privées » (Spector 2004,
21-22). Surement faut-il voir dans la promotion des passions les plus égoïstes une position des plus fermes et libérale
sur la préservation de la sphère privée, soit l’essence d’une économie saine et indépendante de l’État.
R. Spavin 193
particularisation du peuple : si la brigue est « dangereuse » dans un sénat et un corps de nobles,
elle est bénéfique entre les mains d’un peuple qui « n’a point de part au gouvernement », car « il
s’échauffera pour un acteur, comme il aurait fait pour les affaires » (II, 2). Ce qui est donc mauvais
pour ceux qui ont accès au pouvoir s’avère bon pour ceux qui n’y ont pas. Autour des passions il
y a donc un chiasme qui structure de manière inversée les deux termes d’une relation : le
gouvernement monarchique doit être dans un rapport indirect et négatif avec son peuple ; il doit
être son opposé afin de lui assurer un cadre de vie qui soit propice à l’épanouissement de la vie
privée, tant sur le plan passionnel qu’économique. À un gouvernement froid, modéré, correspond
un peuple chaud, intempérant123. On notera également en passant le parallélisme entre
l’échauffement pour un acteur et pour les affaires, comme si la force économique de l’État était
comparable à l’illusion théâtrale, comme si les ambitions du peuple n’étaient pas un reflet de sa
« vraie » vie passionnelle, mais des passions fabriquées par une expérience esthétique.
Pour retrouver la théorie des climats, discours qu’on a étudié plus en termes de législation
que d’obéissance, la froideur s’est montrée supérieure à la chaleur, car elle prédispose les hommes
en pouvoir à s’effacer derrière la grandeur de l’État, à cultiver l’abnégation, pour que les lois
reflètent le plus naturellement possible la collectivité. Au lieu d’assigner un rôle de repoussoir à la
chaleur qui ne renforce que la lecture législative, il convient d’enquêter sur le rapport éventuel
entre les modalités d’obéissance et les caractéristiques du chaud. Y existe-t-il un idéal social ? La
question est difficile dans la mesure où elle soulève une association de thèmes négatifs, allant de
l’égoïsme à l’esclavage. En effet, les hommes des régions chaudes sont naturellement faibles à
cause d’un relâchement des fibres (XIV, 2) et ils sont, par conséquent, politiquement enclins à un
123 Il est intéressant de noter aussi que lorsque le peuple doit participer aux jugements judiciaires, c’est-à-dire au
fonctionnement direct de l’État, il doit se calmer, juger de sang-froid ; la participation au pouvoir le lui exige : « Il
sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du moment que l’accusé sera prisonnier, afin
que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid » (VI, 5).
R. Spavin 194
rapport de maître/esclave : « Il ne faut pas donc être étonné que la lâcheté des peuples des climats
chauds les ait presque toujours rendu esclaves et que le courage des peuples des climats froids les
ait maintenus libres. (XVII, 2, je souligne) ; et encore : « approchez des pays du midi, vous croirez
vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun
cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions
(XIV, 2). Sans doute existe-il un lien étroit entre la chaleur et l’esclavage ; la chaleur semble
prédisposer à cet empiétement d’un individu sur un autre qui, selon la définition de Montesquieu,
renvoie plus précisément à « l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un
autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens » (XV, 1). La question de
l’esclavage dans L’Esprit des lois a déjà été longuement débattue, mais la définition semble dire
les choses assez clairement en elle-même. Retenons deux points : premièrement, l’esclavage relève
moins de la nature que de la loi. Il doit être « établi ». Deuxièmement, il touche à une origine
naturelle. Si l’esclavage existe, c’est parce que les lois l’ont établi, positivement, à partir d’un état
d’inégalité qui est, quant à lui, naturel, d’où son rapport avec le climat. Ici, les lois ne corrigent
pas la nature ; elles ne tempèrent pas les inégalités en vue de la liberté, mais elles radicalisent
plutôt ce qu’il y a déjà dans la nature124. Aussi la chaleur peut-elle engendrer, par une mauvaise
législation, une forme d’inégalité radicale qui, en dernière analyse, s’oppose à la nature.
124 À la suite de R. P. Jameson, on peut admettre l’existence de deux parties différentes dans la réflexion de
Montesquieu sur l’esclavage qui divisent le livre XV. D’une part, il le récuse et le condamne comme un affront contre
la nature (chapitres 1 à 9) et, de l’autre, il atténue sa critique en cherchant les conditions sous lesquelles il pourrait être
tolérable (chapitres 10 à 19) (Jameson 1911 : 55). Entre ces deux parties, on ne peut vraiment parler de
« contradiction » ni de « concession » avec les idées de l’époque. R. P. Jameson a eu recours à la chronologie du livre
pour expliquer cette divergence, disant que les parties antiesclavagistes ont été écrites après les parties qui cherchent
à le justifier, lesquelles s’appuient plutôt sur la question romaine, et non sur l’esclavagisme colonial, qui constitue
pour la modernité le « vrai » problème auquel il aurait dû se référer. Or ma lecture voit l’esclavage de manière plus
figurée ; il constitue une sorte d’hyperbole d’une situation politique des plus naturelles, soit l’inégalité entre
gouvernement et peuple, qui est tout de même nécessaire à l’équilibre politique. J’y reviendrai plus tard en m’appuyant
sur la pensée de Leo Strauss.
R. Spavin 195
En elle-même, la chaleur ne cause pas l’esclavage puisqu’elle ne peut décider de son
établissement par les lois. Elle prédispose plutôt le peuple à une obéissance naturelle et nécessaire,
ce dont un législateur corrompu pourrait ensuite abuser selon son gré. À cet égard, la chaleur peut
receler un idéal controversé dans la mesure où la prédisposition à l’esclavage se relie à un modèle
de servitude. La chaleur peut se montrer supérieure à la froideur en termes d’adhésion ; le manque
de courage des hommes méridionaux agit comme un obstacle naturel à la révolte. De l’autre côté,
dans les pays du Nord, là où l’obéissance est plus problématique (XIV, 8), les sujets ne pourraient
être de « bons » esclaves, car ils sont plus disposés à se révolter et à ne pas souffrir la subjugation.
En Angleterre, par exemple, les hommes supportent mal les lois, d’où le suicide, maladie causée
par le climat, témoignant de l’impatience et l’intolérance des Anglais à l’endroit de la vie politique
(XIV, 12-13). Pour tempérer le courage des peuples du Nord et promouvoir l’obéissance, l’État a
en effet besoin d’autres stratégies.
Instruire l’obéissance et les passions populaires
À travers les passages sur l’esclavage et sur les caractéristiques de la chaleur, une certaine
philosophie de l’obéissance se démarque des thèses de l’ouvrage qui se rapportent au pouvoir
politique. Dans sa forme législative, l’esclavage est un affront à la nature, mais à son « origine »,
le philosophe le dit bien, il est « fondé sur la nature des choses » (XIV, 6). Autrement dit,
l’esclavage provient d’une source d’obéissance qui n’est pas en soi mauvaise. Loin s’en faut :
l’équilibre politique repose sur un respect mutuel de la domination et de l’obéissance ; toute
l’astuce consiste à dominer avec douceur pour que le peuple désire l’obéissance, qu’il croie qu’elle
émane directement de lui. Bien que la relation d’esclavage soit extrême, condamnable, elle tient
pour Montesquieu à une structure politique légitime, à savoir une hiérarchie qui justifie l’inégalité
par son reflet climatique de l’ordre naturel.
R. Spavin 196
Tout au long du livre XV, le statut de l’esclave n’est pas très net. Par-delà ce qui rend
l’esclavage catégoriquement négatif, se trouvent des chapitres qui introduisent de la
« modération » et de la « liberté » dans sa situation sociopolitique, de manière à ce que la frontière
entre le sujet monarchique et l’esclave semble de plus en plus floue. Si le peuple doit obéir à un
monarque doux et modéré, il n’est aucunement différent pour l’esclave, qui peut lui aussi être bien
traité ; son obéissance aux maîtres n’est pas « absolue », mais gérée par des lois, par la « raison »,
qui limite le pouvoir de ces derniers : « La raison veut que le pouvoir du maître ne s’étende point
au-delà des choses qui sont de son service ; il faut que l’esclavage soit pour l’utilité, et non pas
pour la volupté » ; et, plus loin, « Il y a une disposition de la loi des Lombards, qui paraît bonne
pour tous les gouvernements. "Si un maître débauche la femme de son esclave, ceux-ci seront tous
deux libres." Tempérament admirable pour prévenir et arrêter, sans trop de rigueur, l’incontinence
des maîtres » (XV, 2). Pour assurer l’obéissance des esclaves, et rendre plus de liberté à leur
condition, les maîtres se doivent de restreindre leur pouvoir sur eux (leur violence sexuelle,
émotionnelle) et, dans certains cas, leur donner l’impression de l’égalité, voire de la supériorité.
Le cas de l’Allemagne est ici exemplaire, mais particulièrement curieux, car ce pays « froid » se
servirait de l’esclavage de façon utilitaire. Mais l’exactitude de la référence incite au doute :
Par la loi des Allemands, un esclave qui volait une chose qui avait été déposée était soumis
à la peine qu’on aurait infligée à un homme libre ; mais s’il l’enlevait par violence, il n’était
obligé qu’à la restitution de la chose enlevée. Chez les Allemands, les actions qui avaient
pour principe le courage et la force n’étaient point odieuses. Ils se servaient de leurs
esclaves dans leurs guerres. […] le peuple allemand, sûr de lui-même, songeait à augmenter
l’audace des siens ; toujours armé, il ne craignait rien d’eux ; c’étaient des instruments de
ses brigandages ou de sa gloire (XV, 15).
L’exacte référence donnée par Montesquieu en note s’appelle « Loi des Allemands », chapitre 5,
titre 3. Or la référence me semble controuvée pour plusieurs raisons. Elle en suit d’autres
relativement à l’histoire allemande, telle « la loi des Wisigoths », ou le Liber Ludiciorum, et même
Tacite, dont la Germanie, constitue une source importante pour Montesquieu (voir Volpilhac-
R. Spavin 197
Auger 1985). En parcourant ces références qui sont, à la différence du texte cité, facilement
trouvables, rien ne corrobore cette pratique de récompenser la férocité des esclaves allemands. Un
esclave qui vole son maître doit, certes, être « fouetté », comme l’est n’importe quel homme.
Certes, les esclaves allemands jouissent d’un statut différent de leurs ancêtres romains, qui sont
plutôt traités comme des marchandises, mais la distinction faite en cas de violence est absente.
Dans le Liber Ludiciorum, à chaque fois qu’un esclave ou un affranchi commet le crime du vol, il
doit recevoir cent coups de fouet en public (livre V, titres I, II). Dans les chapitres ayant trait à la
violence d’un voleur, elle n’est nullement récompensée, mais la cause de sa mort ; la responsabilité
du meurtre n’en incombant plus à personne. De même chez Tacite, les esclaves ne sont pas
encouragés à commettre des actes de violence ; ils ne sont pas non plus utilisés dans les guerres,
mais ils restent attachés à la demeure du maître. Leur rôle est domestique, agricole (Germanie,
XXV, 1). En effet, si cette instance d’intertextualité nous laisse un peu sur notre faim — d’où la
tire-t-il ? — on peut voir un lien que le philosophe essaie d’établir entre ces récompenses
esclavagistes et les « petits privilèges » qui sont accordés, par exemple, aux sujets monarchiques,
vivant sous une idéologie commerciale. Qu’on songe aux hommes censément « libres » qui
travaillent dans les « mines », moteur d’industrialisation et d’essor économique, qui font partie
intégrante de la représentation de la liberté politique envisagée par Montesquieu. Ici, le calvaire
que constitue le travail minier est assuré par des hommes « heureux » :
[… ] avant le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardoit les travaux
des mines comme si pénibles, qu’on croyoit qu’ils ne pouvoient être faits que par des
esclaves ou par des criminels. Mais, on sait aujourd’hui les hommes qui y sont employés
vivent heureux(*). On a, par de petits privilèges, encouragé cette profession ; on a joint à
l’augmentation du travail celle du gain ; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition
plus que toute autre qu’ils eussent pu prendre.
*On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la
basse Allemagne, et dans celles de Hongrie (XV, 8, 496).
R. Spavin 198
Au vu des liens ésotériques qui relient l’idéologie commerciale de Montesquieu au discours
esclavagiste, il n’y a pas à proprement parler une émancipation politique des sujets monarchiques
par l’économie, par les récompenses financières, ce qui reste ambigu chez Pangle, et il n’y a pas
de suprématie économique sur la politique non plus. Les lois économiques n’empiètent pas sur le
pouvoir politique, car l’économie se décrit comme un outil qui sert à renforcer le pouvoir, dont la
majesté se maintient par une certaine esthétique. La liberté dont jouissent les sujets est une
« opinion » (XI, 6), une disposition affective que Montesquieu appelle aussi le « bonheur » ; c’est
par la promotion des privilèges pécuniaires qu’on renforce la « liberté ». Tout comme le cas de
l’esclavage allemand, l’utilitarisme de la relation maître-esclave est fondé sur la tempérance du
maître et l’intempérance de l’esclave. Dans cette référence faussée, celui-ci est maintenu esclave
par sa propre cupidité, par sa propre force, lesquelles ne sont pas interdites, mais permises
puisqu’elles sont bénéfiques pour la militarisation de l’état. La « liberté » que ressentent les
esclaves allemands ne remet pas en cause l’autorité du maître, mais renforce son pouvoir, sa
« majesté », tout en rendant, par illusion, les esclaves moins « esclaves », récompensés pour leur
courage et leur sauvagerie. Par comparaison, il s’agit d’une logique analogue à celle du libéralisme
qui active l’intérêt économique de l’individu au profit de l’accomplissement des buts communs125.
Or de quoi a l’air cet accomplissement des buts communs ? S’il n’est pas moral, mais plutôt une
« force » économique, le libéralisme s’acquitte d’un objectif politique qui consiste à distraire les
hommes des buts communs, à acheter leur servitude, leur désintéressement politique, par des
libertés qui dissimulent leur asservissement structural. La violence de l’esclave est ainsi
comparable à l’ambition économique du sujet monarchique qui concourt, à son insu, à maintenir
125 « L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; et il se trouve que
chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers » (III, 6). Je remarquerai aussi le glissement qui
s’opère entre l’honneur et l’ambition, qui n’a rien d’honorable en soi, mais qui est présentée comme le fruit historique
des origines guerrières, « gothiques », des monarchies anglaises.
R. Spavin 199
la frontière séparant les gouverneurs des gouvernés, par les passions les plus individuées, les plus
« despotiques » et les plus aveuglantes.
Parmi les trois régimes politiques qui sont comparés dans L’Esprit des lois, la monarchie
et le despotisme se montrent les plus proches, dans la mesure où ils se relient et se reposent sur un
même fondement d’intérêt particulier, mais selon un emploi différent dans les deux cas. Si le
monarque et le despote doivent s’opposer sur la question de la personnalisation, le sujet
monarchique, lui, possède une vie passionnelle qui est similaire à celle du despote, mais dont le
pouvoir sur les autres est tout de même restreint à la sphère privée. Le despotisme constitue une
réelle menace pour le monarque qui peut facilement se laisser séduire par l’incarnation du pouvoir,
mais il l’est doublement en termes du peuple gouverné qui, s’il y avait révolution, pourrait prendre
la place du pouvoir. L’esthétique de la servitude doit ainsi renforcer la liberté, les intérêts
particuliers des sujets, afin de conserver le pouvoir politique. C’est en cultivant l’égoïsme des
passions particulières qu’on empêche les sujets de participer au pouvoir et même de le désirer.
Ainsi, le « principe » de la monarchie anglaise, moins l’honneur que l’ambition, c’est-à-dire le
commerce, consiste à « contrôler » les passions du peuple en les limitant à la sphère privée. Un
projet de domination se dessine en filigrane, doux puisqu’il permet aux sujets d’assouvir leurs
ambitions, de jouir d’un degré de liberté, mais controversé, parce qu’il semble s’articuler sur un
processus d’abêtissement, ou aveuglement, qui exploite les passions du peuple afin de mieux le
subjuguer. Ici les passions sont intimement liées à une instrumentalisation qui repose non pas sur
son éclaircissement rationnel mais sur un « éclaircissement indirecte », qui passe par l’instruction
passionnelle et qui développe l’irrationnalité, c’est-à-dire l’incapacité du peuple à s’éclaircir par
son seul entendement. À en croire Montesquieu, si les hommes ne s’instruisent pas, ils peuvent
« être instruits ». Ils sont en effet dépendants de leurs instructeurs :
R. Spavin 200
C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui
comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées
et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature
lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe (Préface).
Tout au long de la préface, l’idée d’un besoin instructif renforce la dépendance des hommes à leurs
magistrats. Ainsi, « il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé », mais la nature de
l’éclaircissement a, au fond, une utilité politique, une éducation, voire une instrumentalisation
passionnelle : c’est au nom du bien général qu’on instruit les hommes, objets et non sujets de
l’instruction. Le jeu entre le dévoilement et le dérobement de la connaissance insiste lui aussi sur
la dépendance du peuple à la volonté du « on », censément les législateurs qui sont « plus éclairé[s]
que lui » (XIX, 27). C’est bien eux, les législateurs, qui sont responsables de la « connaissance »,
ce qui unit le peuple, et non les passions, qui sont désormais l’apanage des sujets monarchiques.
On se le rappelle, ce ne sont pas les humains qui s’unissent par le sentiment, mais les bêtes. Or si
les sujets monarchiques « s’unissent » par des passions qui sont manigancées par les législateurs,
ils s’unissent par la connaissance, mais à leur insu. Les intérêts particuliers et commerciaux, une
fois qu’ils sont lus à côté de la préface, deviennent quelque peu dérangeants. Ils peuvent, d’une
certaine manière, opérer une forme d’abêtissement auprès des hommes, bien qu’au nom de l’utilité
politique. D’autre part, la « bêtise » législative qu’on retrouve dans les pays chauds, qui consiste à
bafouer le bien général au profit du seul intérêt du despote, jouxte implicitement les intérêts du
sujet monarchique, où la même disposition passionnelle s’avère une véritable « force » pour la
nation. Cette force irrationnelle dépend cependant d’une exclusion du peuple au pouvoir et à la
connaissance, condition de liberté qui va à l’encontre de tout projet prônant une transparence
politique. Or, et voici l’ironie du discours, les climats, dans une perspective exotérique,
développent justement une image de la transparence sociopolitique ; les chefs qui règnent sur un
territoire sont issus d’un contexte géographique qui influe sur tout un peuple ; le législateur est à
R. Spavin 201
l’image de son territoire. En y regardant de plus près, cependant, il existe une frontière entre le
peuple et le gouvernement, mais aussi une relation qui les lie nécessairement ensemble, et qu’on
pourrait mieux comprendre à l’aide de la pensée de Leo Strauss. Ce dernier préconise lui aussi une
division sociale entre la sagesse et la bêtise : « Le politique est essentiellement imparfait, l’essence
du politique étant une dilution de la sagesse par le consentement de ceux qui n’ont pas de sagesse,
ou encore une dilution de la sagesse par la bêtise » (Strauss 1989 b, 215). Cette dichotomie est
fondamentale pour Strauss : le politique doit supposer l’existence d’une division entre les
philosophes et les non-philosophes au sein des sociétés. Soyons réaliste (ou pessimiste) : le peuple
ne sera jamais éclairé, il faut donc adapter la sagesse par le truchement de la bêtise pour que le
« meilleur ordre politique » soit applicable à la réalité. L’ordre politique ne peut se fier entièrement
à la raison. La « science politique », savoir qui est à l’origine une rhétorique (Strauss 1959, 82), se
doit d’adapter la « philosophie politique » — son universalisme, sa définition du « meilleur
régime » — vers un public qui n’est pas rationnel, historiquement déterminé, en gros, relatif.
Les climats sont en effet doublement straussiens lorsqu’on considère leur mode
d’expression, indéniablement ésotérique : ce n’est qu’au sens figuré qu’ils révèlent une réflexion
sur la structure de la politique modérée, à l’encontre d’un prétendu relativisme ou historicisme126.
L’évaluation de l’univers politique n’est perceptible qu’à travers un déchiffrement rhétorique, qui
permet de camoufler des pensées potentiellement dangereuses, ce que d’Alembert, cité en exergue,
avait lui aussi remarqué dans sa lecture de L’Esprit des lois. La séparation, entre le littéral et le
126 Selon Strauss, la plupart des historicistes considèrent comme un fait décisif la relation entre la philosophie politique
et l’étude historique, qu’il existe un lien étroit entre le contenu d’un savoir politique et la situation historique dans
lequel il a vu le jour. La variété des philosophies politiques est, selon eux, un résultat de la variété des situations
historiques et non différentes adaptations d’une même tradition. Dans ce sens, la philosophie politique de Platon est
inséparable de la cité grecque du IVe siècle av. J.-C., que celle de Locke est essentiellement liée à la Révolution
glorieuse de 1688. Dès lors, la perspective « historiciste » ignore la possibilité que la véritable interprétation historique,
celle que pratiquaient les philosophes eux-mêmes, était de concevoir la philosophie comme un projet éminemment
anhistorique, universalisant. Voir L. Strauss (1959), « Political Philosophy and History », What is Political
Philosophy? And Other Studies, New York, The Free Press, 56-77.
R. Spavin 202
figuré, qui est inhérente aux climats dédouble la séparation qu’ils prônent au sein des sociétés,
entre un législateur éclairé et un peuple irrationnel. Ils incorporent en eux-mêmes ce dualisme si
nécessaire pour conserver un certain ordre politique et à justifier la hiérarchie qui est déjà
socialement établie. C’est ici, dans l’abstraction des températures, qu’on accède à la dynamique
interclimatique, soit la « science politique » qui doit réguler la relation entre gouvernement et
peuple, par un contrôle esthétique des passions du législateur aussi bien que celles des gouvernés.
Les climats fonctionnent de deux manières : d’une part, la froideur pousse les législateurs à
s’identifier à un régime basé sur la désincarnation et la limitation constitutionnelle de la
souveraineté, et de l’autre, la chaleur révèle un certain champ d’exploitation, passionnel et
grandement séduisant, dans la popularisation des intérêts particuliers. La rhétorique profonde de
la théorie des climats réside dans ces deux régimes symboliques, chaud et froid, qui se complètent
et qui s’équilibrent, complexe échafaudage sur lequel repose non seulement la modération, mais
le meilleur régime possible, à savoir un régime qui existe, tant en théorie qu’en pratique, de l’autre
côté de la Manche.
La théorie des climats de Montesquieu constitue un véritable écheveau de discours que j’ai
essayé de démêler tout en reconstituant les divers arguments qui s’adressent à différentes
audiences. La transparence politique du relativisme climatique se veut bien moderne, elle s’inscrit
dans l’air du temps, dans une idéologie entresolienne, voire « polysynodique », à l’instar d’un
certain abbé de Saint-Pierre. Le constitutionnalisme et la limitation du pouvoir sont des idées
chères au projet des Lumières du début du XVIIIe siècle, à la suite du règne de Louis XIV. Et la
froideur, avec sa rhétorique d’une psychologie d’abnégation, abonde dans le même sens, donnant
matière à une interprétation constitutionnaliste. Celle-ci encourage l’identification du souverain à
une limitation de ses pouvoirs par une représentation d’un pouvoir naturaliste, personnifié mais
R. Spavin 203
impersonnel, tel un honneur bizarrement « suicidaire », ou un renoncement à soi, qui recoupe la
vertu républicaine. Mais là où ma lecture déroge à la tradition se trouve dans l’explication de la
hiérarchie entre le froid et le chaud, la relation interclimatique à laquelle la pensée de Bodin nous
a livré une belle introduction. Chez Montesquieu, les liens ténus qui relient le froid au chaud en
une même structure sociopolitique réactive des passages oubliés et controversés, tels l’esclavage
et l’inégalité naturelle. Aussi l’opacité politique, l’instrumentalisation des passions populaires,
renvoie-t-elle à une philosophie politique ancienne, absolutiste ou même « totalitariste » (Adorno
et Horkheimer), mais qui reste, en définitive, subordonnée à la rhétorique de départ, l’identification
au froid. Loin de vouloir terminer cette étude par une interprétation négative du pouvoir de
Montesquieu et des Lumières, straussienne ou francfortienne, il faut convenir que la théorie des
climats soutient la commercialisation de la société et ce, en dépit de l’encadrement politique
qu’elle prétend conserver. Qu’il présente les libertés économiques comme une émancipation ou
un asservissement politique, cela ne change rien à l’intention de promouvoir le commerce. C’est
pourquoi la thèse de l’instrumentalisation, qui ne s’exprime qu’implicitement, et qui ne flatte qu’un
pouvoir absolutiste, recoupe, en retour, la fonction rhétorique de départ, celle du froid, qui
développe une esthétique à l’endroit du législateur. La libération des forces économiques
représente le sacrifice de soi nécessaire à la « grandeur » du législateur, au maintient du pouvoir
qui en est la rétribution. Le commandement du froid au chaud, ainsi que l’instrumentalisation des
passions populaires, tendent un piège au législateur ; ils présentent la limitation des pouvoirs
comme un moyen de renforcer le contrôle politique. C’est dire qu’en libérant l’économie, le
législateur est amené à croire à l’agrandissement de son pouvoir, à l’irrationalité des forces
socioéconomiques qu’il peut contempler en contrebas. La clandestinité d’un tel message permet
au philosophe de maintenir divers arguments à l’intérieur d’un même ouvrage, de promouvoir le
R. Spavin 204
constitutionnalisme, mais de souffler au magistrat les bénéfices qu’il en tirerait en sous-main. En
effet, les libertés économiques — qui se présentent comme un moyen astucieux d’acheter la
servitude volontaire — refoulent une stratégie rhétorique particulièrement efficace auprès des
élites. Les climats imitent la dynamique des arcana imperii, traduisant en discours les modalités
politiques de l’absolutisme pour mieux l’infléchir.
Chapitre quatrième
Le chaud versus le froid dans l’esthétique politique de
Rousseau
« Le seigneur respira l’agréable odeur, et il se dit en lui-même :
"Jamais plus je ne maudirai le sol à cause de l’homme : le cœur de
l’homme et est enclin au mal dès sa jeunesse, mais jamais plus je ne
frapperai tous les vivants comme je l’ai fait."
Tant que la terre durera, semailles et moissons, froidure et chaleur, été
et hiver, jour et nuit, jamais ne cesseront » — Livre de la Genèse, chap.
8.
R. Spavin 205
La représentation de la théorie des climats de Jean-Jacques Rousseau terminera cette étude d’une
manière dramatique, sinon à grands fracas. Son emplacement à la fin du projet correspond à une
réplique argumentative, voire une réappropriation complète du symbolisme politique des climats,
en opposition à ses prédécesseurs. Ici, les symboles politiques du climat se démarqueront de ceux
des études précédentes en refusant la promotion du pouvoir modéré, identifié, comme on l’a vu, à
l’âme juridique et constitutionnelle de la monarchie, traduite soit par le « tempéré » bodinien, soit
le « froid » montesquien. L’auteur du Contrat social changera considérablement la nature du
discours, c’est-à-dire son ambition législative ainsi que sa légitimation de l’autorité
gouvernementale et politique sur le social. Les climats rousseauistes seront liés à la musique, à la
fonction communicative de l’art et aux débats esthétiques qui touchent la vie culturelle à Paris au
milieu du XVIIIe siècle. Le voile « géographique » perd de plus en plus de son opacité et de sa
« distance » cartographique ; le « froid » devient à la fois une métonymie et une critique flagrante
de la musique et de l’identité française, alors que le « chaud » constitue une esthétique qui soit au
plus près des passions, telle que la musique italienne ou les productions musicales de Rousseau
lui-même. La signification politique, elle, se situe en aval d’un appel aux émotions du récepteur,
celui qui doit choisir entre deux esthétiques ou deux représentations du social qui s’affrontent.
À la différence de Montesquieu, plus particulièrement, Rousseau évacue la physiologie de
sa version de la théorie des climats, réévaluant d’une manière plus ouvertement esthétique
l’influence des températures sur l’organisation sociale ou communautaire des hommes. En effet,
la visée de Rousseau se veut moins « politique » que les projets de Bodin ou Montesquieu ; le
rassemblement se fait à partir des individus qui se communiquent entre eux et non d’un législateur
qui les « unifie » à l’aide d’une raison qui les gouverne de haut en bas (EL, I, 1). La « scientificité »
qui conforte au symbole climatique son assise matérielle chez Montesquieu n’a plus la même
R. Spavin 206
importance chez Rousseau : les climats habitent un espace plus narratif et allégorique qui permet
la rencontre de l’esthétique musicale avec la philosophie politique ainsi que l’histoire des langues
et l’histoire biblique127. L’encadrement intertextuel renvoie à un creuset discursif dont il faudra
explorer les jeux de décalage et de correspondance, non seulement à l’égard des climats de
Montesquieu, mais à l’intérieur de la pensée de Rousseau également, qui présente des variations
dont cette étude voudra rendre compte.
Parmi les divers écrits de Rousseau, le texte qui développe le plus profondément sa
reconfiguration du chaud et du froid est L’Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la
mélodie et de l’imitation musicale (1781). C’est en parlant de musique et de langues que se situe
une importante dimension de la pensée politique et « climatique » de Rousseau ; réflexion qui est
souvent subordonnée au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes
(1755) qu’elle devait, à l’origine, accompagner. Entre le Discours et l’Essai, pourtant, les leçons
politiques qu’on en retire ne sont pas les mêmes et ce, à cause du discours climatique qui est
spécifique à l’Essai et à sa pensée sur la musique. Dans ces textes, les climats dégagent un effet
d’« antagonisme » ou de schisme par rapport à la situation sociopolitique de la France, ce qui est
désamorcé dans les écrits politiques (Discours, Contrat Social) par un effet de « résignation » ou
d’« utopisme »128, ou un certain pessimisme qui écarterait la France des idées esthétiques les plus
127 Pour d’autres études narratologiques de la philosophie politique, voir Dan Edelstein (2003), Terror of Natural
Right, Dena Goodman (1989), Criticism in Action: Enlightenment Experiments in Political Writing, Frederick
Jameson (1981), The Political Unconscious: Narrative as Socially Symbolic Act, ainsi que Jean-Marie Schaeffer,
Pourquoi la fiction ? et Lynn Hunt (2007), Inventing Human Rights: A History.
128 Si la critique accorde une esthétique à la pensée politique de Rousseau, Judith Shklar, entre autres, la caractérise
comme un « effet de résignation » qui n’épouse aucun projet activiste (Shklar 1969 : 30). Voir aussi l’article de Jean
Fabre (1959-1962), Annales Jean-Jacques Rousseau, « Réalité et utopie dans la pensée politique de Rousseau ». Cette
ligne interprétative est commune dans la critique rousseauiste. Voir le premier chapitre de l’ouvrage d’Antoine
Hatzenberger (2007), Rousseau et l’utopie. De l’état insulaire aux cosmotopies, pour une bonne synthèse de cette
lecture que l’auteur juge trop répandue. Le terme d’ « utopisme » proposé de Hatzenberger est censé mieux considérer
l’activisme de la réflexion utopique qui ne se pratique pas en vase-clos : « ([…] l’utopisme de Rousseau est une
philosophie engagée dans le réel, une philosophie appliquée. En effet, dépassant les termes de l’opposition entre utopie
et réalisme pour aller vers ce que l’on peut appeler aussi bien un « rationalisme appliqué » qu’une « politique-fiction »,
R. Spavin 207
centrales du projet politique. En effet, le Contrat ne se destine en principe qu’à ces « petits pays »
où les habitants peuvent se réunir en personne et non à ces grandes nations comme la France où
les habitants ne peuvent vraisemblablement former aucune cohésion sociale : « Tout bien examiné,
je ne vois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses
droits, si la cité n’est très-petite » (CS, III, 15)129. Le philosophe donne souvent l’impression qu’il
ne voue pas à la réalité française son fameux républicanisme. Or loin d’être limitée à ce
déterminisme géographique des « petits pays », la tension entre le froid et le chaud amplifie
l’envergure de la querelle musicale (celle des Bouffons) et l’amène dans une esthétique de la
contestation qui se distingue d’autres écrits (politiques ou autobiographiques) qui tendent à limiter
la portée du projet. Les climats introduisent la querelle musicale aussi bien que l’identité française
dans le débat politique dont le voile métaphorique, déjà établi par Montesquieu, éclate sous la
plume du Genevois. Enfin, si la relation entre le froid et le chaud donne lieu chez le baron à un
équilibre dissimulé et ésotérique entre le pouvoir et la société, la juxtaposition des climats
rousseauistes témoignent d’un point de vue particulièrement contrariant, où la société se définie et
se légitime en dehors des conventions gouvernementales, sur un seuil de « barbarisme ». Le contrat
social devient dans cette ligne de pensée moins un concept intellectuel qu’un état affectif fondé
sur un continuel référendum des liens sociaux.
Rousseau pose la question des rapports entre théorie et pratique, entre philosophie et politique » (Hatzenberger 2012 :
20-21). Ma lecture des climats cherche à développer le côté esthétique de cet appel aux passions publiques d’un
lectorat réel. 129 Plus tard, l’idée que le Contrat social ne s’applique pas seulement aux petits espaces, mais à une sorte de « non-
lieu » utopique se retrouve à maintes reprises dans d’autres textes qui sont bien connus. Qu’on songe au discours du
Français, persona du philosophe, dans les Dialogues : « Mais la nature humaine ne retrograde pas et jamais on ne
remonte vers les tems d’innoncence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur
lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvoit être de ramener les peuples nombreux ni les grands Etats à leur
premiére simplicité, mais seulement d’arrêter s’il étoit possible le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les
ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers la déterioration de l’espéce. Ces
distinctions méritoient d’être faites et ne l’ont point été. On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences,
les Arts, les theatres, les Academies et replonger l’univers dans sa premiére barbarie, et il a toujours insisté au contraire
sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne feroit qu’ôter les palliatifs en laissant
les vices et substituer la brigandage à la corruption » (Rousseau juge de Jean Jaques, « Dialogue troisiéme », 935).
R. Spavin 208
La théorie des climats dans la Querelle des Bouffons
Que cette cadence finale est ridicule dans un mouvement aussi
impétueux ! Que ce trille est froid et de mauvaise grâce ! Qu’il est mal
placé sur une syllabe bréve, dans un récitatif qui devroit voler, et au
milieu d’un transport violent ! — Rousseau, parlant de Lulli, Lettre
sur la musique françoise (1753).
Rousseau réinterprète la théorie des climats à la lumière des débats musicaux qui ont lieu
à Paris entre 1752 et 1754. Le chaud et le froid, c’est-à-dire deux esthétiques nationales différentes,
française et italienne, s’affrontent dans les salles de théâtre parisiennes. L’événement déclencheur
est certes la représentation de La Serva Padrona de Pergolèse en 1752 qui crée le schisme musical
et sociopolitique qu’est la Querelle des Bouffons. Un débat a priori esthétique prend les allures
d’une véritable affaire d’état qui oppose des auteurs de toutes les catégories sociales, de divers
horizons professionnels : en résulte un flux de mémoires, de pamphlets, de libelles qui divise l’état
en deux camps (Dauphin 2001 : 20). Ainsi qu’en témoigne Rousseau dans les Confessions :
Les Bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardens. Tout Paris se divisa
en deux partis plus échauffés que s’il se fut agi d’une affaire d’Etat ou de Religion. L’un
plus puissant plus nombreux, composé des Grands, des riches et des femmes, soutenoit la
musique française ; l’autre plus vif, plus fier, plus enthousiaste, étoit composé des vrais
connoisseurs, des gens à talens, des hommes de génie. Son petit pelotton se rassembloit à
l’Opera sous la loge de la Reine (Confessions, livre VIII, 384).
Que ce ne soit pas uniquement une question de musique, mais une querelle « philosophique »
(Johnson 1986 : 14), Rousseau en suggère aussi le côté sociologique et politique. La musique
française, incarnée entre autres par Rameau, s’associe à la puissance et à la richesse, au grand
nombre : c’est le « Coin du Roi » versus le « Coin de la Reine », ces loges sous lesquelles les
différents « sectateurs » se réunissent. Du côté de la Reine, les Bouffonistes opposent au camp
adversaire leur « génie », la vertu de leur rusticité qui dépend moins de statut que de « talens »
naturels. Une provocante opposition se fait voir entre la simplicité et la sophistication, entre
R. Spavin 209
« petits » et « grands », qui ne sont plus séparés par leur différences mais situés en un face-à-face
que Rousseau caractérise en termes de guerre.
Par conséquent, la théorie des climats dans l’Essai sur l’origine des langues, où il est parlé
de la mélodie et de l’imitation musicale, témoigne entre autre de la rencontre antagonique de deux
esthétiques différentes, française et italienne, où la question de la distance géographique est
surmontée par la nature itinérante de l’opéra, devenu leur champ de bataille. Ainsi, le chaud qui
caractérise la musique et la langue des Italiens n’est plus seulement relatif au Midi, mais se
compare directement à la langue et à la musique plus « septentrionale » des Français. Le froid et
le chaud sont devenus chez le Genevois contigus. Le rapport interclimatique, dissimulé chez Bodin
et Montesquieu derrière une couche de relativisme s’expose au grand jour. À l’encontre d’un
pluralisme libéral et pacifique promouvant une diversité de styles musicaux, Rousseau préfère
ouvertement un climat à un autre ; sa préférence trahissant non seulement une hiérarchie mais une
critique et, a fortiori, une insulte. Pour lui, la musique italienne est plus communicative et
émouvante que la musique française et ce, à cause de facteurs historiques et climatiques qui l’ont
rendu ainsi. « Dans les climats méridionaux, dit-il, où la nature est prodigue les besoins naissent
des passions, dans les pays froids où elle est avare les passions naissent des besoins, et les langues,
tristes filles de la nécessité se sentent de leur dure origine » (Essai, X, 407). La langue et la musique
françaises se ressentent d’une géographie inadéquate pour la vie passionnelle. Apparentées aux
langues du nord, elles sont portées moins sur les passions que sur les « idées » (V, 384), signe de
leur fonction utilitaire. Selon Rousseau, les hommes du nord se mettent à parler parce qu’ils ont
besoin de la communication pour survivre. La froideur n’est plus seulement une température, mais
une manière de s’exprimer et, il convient de le dire, une expression que Rousseau juge
particulièrement appauvrie, inexpressive. L’explication climatique de la musique comporte ainsi
R. Spavin 210
un certain tranchant critique qu’il faut d’abord expliciter. Quelle est donc l’influence de la fameuse
querelle des Bouffons sur l’injure du « froid » ? Et quelle est-elle sur l’éloge du chaud ?
La Querelle des Bouffons ou Rousseau versus Rameau
En étudiant les textes que Rousseau consacre à la musique, il est difficile de ne pas se
laisser emporter par la récurrente hostilité de son écriture. Rousseau est certes un grand savant,
musicologue, auteur d’un grand nombre d’articles sur l’art musical, ainsi que de plusieurs opéras,
de cantates et de motets (Bourgault 2007 : 11), mais l’expression de ses connaissances peut souvent
échapper à l’objectivité. Sa fameuse antipathie envers Rameau semble s’inspirer davantage de
sources personnelles, d’une blessure d’amour-propre, que d’objections rationnelles. S’agit-il d’une
trivialité ? On se rappelle que Rousseau se convertit à la musique italienne à la suite d’une
rencontre malencontreuse avec le grand musicien français en 1745, qui, après avoir entendu son
opéra-ballet Les muses galantes, le traite de « petit pillard sans talent et sans gout » (Confessions,
334). Rousseau prend ensuite pour mission de se distancier le plus que possible du musicien tout
en l’abattant dans ses écrits. En conséquence, sa philosophie de la musique est souvent lue comme
une manière de se racheter en tant que musicien et musicologue, réponse personnelle à ces
« incapacités » dont on le taxait si injustement (Duchez 1982 : 264).
En effet, les passions négatives inhérentes à de tels écrits posent problème pour
l’interprète : comment ne pas y voir une subjectivité qui va jusqu’à relativiser la totalité de son
point de vue ? À en croire Fréron, qui commente la Lettre sur la musique françoise (1753), la
pensée de Rousseau se réduit à la polémique : « Qu’on lise l’ouvrage, l’on n’y trouve que des
opinions extravagantes, des satyres amères, des sophismes insoutenables, des personnalités
offendantes, des inconséquences marquées […] c’est un furieux, un frénétique, un pédagogue
bilieux » (Launay 1973 : 772-773). Et c’est vrai, car en termes de musique, Rousseau parle souvent
R. Spavin 211
injurieusement contre quelqu’un (Rameau) et, par extension, contre toute une nation (France) qui
ne fait pas de la musique, mais qui « crie » et qui « croasse » (Origine de la Mélodie 339). Il est
légitime de se demander si cette attitude nuit à l’intégrité de sa réflexion, accaparée par une certaine
« chicane » qu’il faut neutraliser pour en faire un objet d’étude. Ainsi, la tendance des critiques
consiste à chercher des « solutions » en dehors du caractère oppositionnel et parfois puéril de
l’antagonisme, devenu une sorte de piège. D’où la tendance à vouloir circonscrire la véritable
spécificité de la pensée « rousseauiste » sur la musique (Verba 1993, Didier 1985, Dauphin 2001).
Qu’on songe au Devin du village (1752), à la simplicité de ses progressions et de son harmonie, à
ses arias populaires et à ses sobres récitatifs qui complètent un style d’« économie » propre au
compositeur. En outre, à en croire Rousseau lui-même, ce serait une musique au-delà de tout
sectarisme querelleur ou de toute « physionomie nationale »130. Le succès du Devin rachète en
partie l’intégrité du musicien (et du musicologue), sa philosophie musicale n’étant pas réductible
à la simple amertume, ni à une certaine « anxiété de l’influence » auprès de Rameau (ibid. 127)131.
D’autres ont mis en évidence le fait qu’il s’agit moins d’une opposition psychologique que
d’une nouvelle conception de la nature qui sépare les deux théoriciens selon des visées
diamétralement opposées (Kintzler 1998). L’éristique de la querelle ne serait qu’un symptôme
d’une transition plus générale du classicisme au romantisme qui ne se limite en aucune manière à
la musique. Aussi Rousseau s’en prend-t-il moins à Rameau qu’à toute une tradition sur le point
de faire « naufrage », pour utiliser le vocabulaire de Catherine Kintzler. L’antagonisme peut
s’expliquer à travers des différences épistémologiques qui deviennent particulièrement manifestes
devant la nature mathématique, pythagoréenne de l’approche de Rameau — que Rousseau décrirait
130 « Ce n’est pas plus de la musique italienne que de la musique françoise. Elle a le ton de la chose et rien de plus »
(Confessions, 685). 131 Selon Michael O’Dea, le caractère oppositionnel de la pensée musicale de Rousseau s’inspire d’un désir esthétique
de sortir de l’influence par trop envahissante de Rameau (O’Dea 1995 : 33).
R. Spavin 212
partout dans ses écrits par la « froideur » —, versus celle de Rousseau et des Italiens, plus
sensualiste et aristoxènienne, où la « chaleur » est décidément plus portée sur le poids émotif
suscité chez le spectateur (Dauphin 2001, chap. 5). Certes, Rameau n’est pas inconscient de
l’affect, mais il s’y intéresse davantage du point de vue de l’artiste, en tant que créateur de
l’émotion, et non comme un spectateur, dont l’expérience se limite à ce qu’il peut voir et entendre
devant la scène132. Au fond, le « plaisir » qu’il valorise chez le récepteur est le produit du « goût »
qui se développe à l’aide d’une compréhension « scientifique » de la technique musicale (Kintzler
1988 : 46). Le vrai connaisseur de la musique, selon Rameau, ne se fie pas à son expérience mais
se remet à en analyser les principes, les rapports entre les sons, bref, tout ce qui ne parle qu’à la
raison. L’expérience qui repose sur la « fausseté » des perceptions, c’est-à-dire l’illusion, fait
l’objet d’une méfiance qui rappelle le doute cartésien :
Si l’expérience peut nous prévenir sur les différentes propriétés de la musique, elle n’est
pas d’ailleurs seule capable de nous faire découvrir le principe de ces propriétés avec toute
la précision qui convient à la raison. Les conséquences qu’on en tire sont souvent fausses,
ou, du moins, nous laissent dans un certain doute, qu’il n’appartient qu’à la raison de
dissiper (Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, cité par Kintzler 1988 : 20).
Tel peut se résumer, dans ses grandes lignes, le classicisme de Rameau, héritage de Descartes, qui
privilégie moins une esthétique à proprement parler qu’une rationalisation de la nature musicale,
« vérité » immatérielle à laquelle on n’accède que par une connaissance de l’artifice matériel. Il
s’agit de dévoiler les mécanismes en coulisse, de percer à jour ce qui se passe derrière la scène,
pour comprendre les procédés qui rendent la nature en concept (Kintzler 1998 : 48).
Ainsi, sa fameuse théorie de l’harmonie découle d’une tradition plus axée sur la
reproduction que la réception. Son premier traité sur la musique, Traité de l’harmonie réduite à
132 Au cours de sa carrière, pourtant, Rameau change d’idée : au début, sa théorie de la musique est fondée sur le
cartésianisme pour ensuite devenir plus sensualiste sous l’influence de Diderot et d’Alembert. Mais ses Boréades
(1763), tragédie musicale qu’il compose un an avant la fin de sa vie, réaffirme avec vigueur la position cartésienne
(Kintzler 1998 : 42, Christensen 1993 : 13, Bourgault 2007 : 129).
R. Spavin 213
ses principes (1722), avance la notion de la basse fondamentale qui fonde la structure sonore de la
musique. Le fonctionnement du son, dans sa totalité, peut être expliqué matériellement. Sa
systématisation mathématique rappelle la scientificité des Descartes et Newton : « Ne savez-vous
pas que la musique est une science physico-mathématique, que le son en est l’objet physique, et
que les rapports trouvés entre les différents sons en font l’objet mathématique et géométrique ? »
(Mercure de France, juin 1730, cité par Kintzler 1998 : 24). L’expérience esthétique est
programmée non par le phénomène entendu, mais par l’agencement harmonique qui se fait
« entre » les sons et qui s’offre moins à l’oreille qu’à l’entendement. Il vaut mieux parler de
« plaisir de l’esprit », réaction plutôt distanciée et froide de la « reconnaissance » (Kintzler 1998 :
47), qui consiste non pas à se laisser émouvoir par l’illusion, mais à se prévaloir de ses
connaissances rationnelles. Face aux personnages qui semblent voler sur scène, il faut chercher à
apprécier la mécanique « derrière le rideau », c’est-à-dire les poulies et les cordent qui les font
monter et descendre.
En revanche, Rousseau rejette le rationalisme si cher aux classiques. Il pense la musique
du point de vue de sa vérité morale et non de sa vérité technique. Toutes les différences entre les
deux penseurs peuvent s’expliquer par ce changement de perspective qui crée des objectifs opposés
par rapport à la vérité et à l’illusion. Selon lui, l’« origine » de la musique se trouve dans un fonds
affectif et humain qui renforce la transmission d’effets moraux auxquels la seule maîtrise technique
reste parfaitement sourde. Sa vérité ne renvoie pas à une « nature » immatérielle de rapports
sonores, mais à une origine communicationnelle et langagière :
Voyez comment tout nous ramène sans cesse aux effets moraux dont j’ai parlé, et combien
les musiciens, qui ne considèrent la puissance des sons que par l’action de l’air et
l’ébranlement des fibres sont loin de connaître en quoi réside la force de cet art. Plus ils le
rapprochent des impressions purement physiques, plus ils l’éloignent de son origine, et plus
ils lui ôtent aussi de sa primitive énergie. En quittant l’accent oral et s’attachant aux seules
institutions harmoniques, la musique devient bruyante à l’oreille et moins douce au cœur.
Elle a déjà cessé de parler ; bientôt elle ne chantera plus et alors avec tous ses accords et
R. Spavin 214
toute son harmonie elle ne fera plus aucun effet sur nous (Essai sur l’origine des langues,
422).
La critique du système de Rameau est patente. Par « l’action de l’air et l’ébranlement des fibres »
Rousseau fait référence au « matérialisme » du musicien français — d’où aussi son insistance sur
le « bruit » d’une telle musique qui cherche tant à surpasser l’importance de la sensation directe
qu’elle devient, selon lui, presque inécoutable. Rousseau construit son esthétique musicale aux
antipodes de ce dernier, en situant les besoins moraux et non la maîtrise technique au centre de la
finalité de la musique. L’opposition entre une musique « énergique » et « chaude » et une musique
« froide » ou « harmonique » permet de situer plus clairement l’esthétique rousseauiste sur un tout
autre plan. On pourrait croire que la contestation et l’antagonisme qu’il cultive avec Rameau ne
tiendraient qu’à la façon dont il exprime la différence de son point de vue ; ce serait une amertume
accessoire, rhétorique. Si « tout nous ramène » à cette téléologie morale, il s’oppose moins au bien-
fondé théorique du système de Rameau qu’il en souligne les limites. L’injure ne serait-elle pas
philosophiquement significative ?
En d’autres termes, je me demande dans quelle mesure l’antagonisme ne servirait qu’à
diriger le public vers toutes les régions de la condition humaine que la musique ramiste choisit
d’ignorer. La musique de Rameau est condamnable, pour ainsi dire, pour tout ce qu’elle ne fait
pas. Les véritables apports de Rousseau s’inscrivent dans cette lacune dont le potentiel moral et
politique reste à explorer. Au plaisir de l’esprit, Rousseau opposera l’« énergie primitive » qui,
dans ce cas, traduit une force émotive à laquelle l’intellectualisme du goût classique reste
volontairement fermé. Le « primitivisme » de cette énergie revendique une expressivité brute,
imparfaite mais efficace, dans la transmission et la transparence de l’émotion (voir Delon 1988).
Selon Rousseau, on ne saurait déposséder impunément la musique de son instinct
communicationnel qui réunit les hommes autour des passions et en tisse des rapports de réciprocité.
R. Spavin 215
Car, selon lui, ce qui est énergique atteint les passions immédiatement et parle directement « au
cœur », participant d’une « pénétration » qui se partage entre l’énonciateur et le récepteur133. C’est
donc la mélodie et non l’harmonie qui est à « l’origine » de l’imitation musicale : le chant, dont
l’instrument est la voix humaine, accentuée et sonore, l’emporte sur les accords instrumentaux qui
ne « parlent » pas ou qui ne « disent » rien. L’harmonie est, selon Rousseau, incapable de
transmettre l’émotion qui requiert des moyens simples et humains, telle la mélodie, dont la
« nature » est une espèce d’« effusion » et de « contagion ». Comme la musique italienne, par
exemple :
Ces grands morceaux de Musique Italienne qui ravissent ; ces chefs-d’œuvre de génie qui
arrachent des larmes, qui offrent des tableaux les plus frappans, qui peignent les situations
les plus vives, et portent dans l’ame toutes les passions qu’ils expriment, les François les
appellent des ariettes (Essai, 315).
L’expérience que Rousseau décrit ici n’est pas au service d’un « plaisir » qui ne s’offre qu’au goût
du spécialiste qui en connaît les ressorts ; elle est le résultat direct d’une force expressive qui réunit
et qui consolide les réactions émotives, leur donnant une simplicité si claire qu’elles sont (presque)
visibles, senties de la même manière, unanimement. Tout au long de ses écrits sur la musique,
Rousseau recherche cette capacité de « peinture » sonore, rappelant notamment les formes
d’expressions primitives qui frappent l’entendement par la vision, tel le hiéroglyphe134. L’intention
133 C’est au chapitre « l’énergie de la langue » du livre de Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières
(1770-1820) que je me réfère ici, à l’énergie communicationnelle qui vise avant tout l’effet produit chez le destinataire.
En effet, avant même que le mot « esthétique » se fixe en langue française, l’efficacité du langage et de la transmission
des messages se mesure de plus en plus par le choc affectif que par la clarté rationnel. Typique du sensualisme du
XVIIIe siècle, cette conception de l’énergie est pourtant née au siècle précédent, dans les branches du classicisme qui
se consacrent au « je ne sais quoi » et au sublime. On retient à cet égard les idées du père Bouhours qui évoque la
« force » de la pensée lorsque celle-ci « porte la conviction avec elle, entraîne comme par force notre jugement, remue
nos passions, et nous laisse l’aiguillon dans l’âme » (La manière de bien penser, cité par Delon 1988 : 65). 134 C’est à la lumière des hiéroglyphes que Diderot, dans la Lettre sur les sourds et muets (1751), aborde le phénomène
de l’immédiateté dans l’expression poétique. Dans sa réponse à la question « qu’est-ce que l’esprit du poète ? »,
Diderot favorise celui « qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le même temps que
l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit et l’oreille les entend, et que le discours n’est plus
seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c’est encore
un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui les peignent » (Lettre sur les sourds et muets, Œuvres
complètes, t. 1, 374).
R. Spavin 216
ici est d’attirer l’attention non sur le signifiant, comme c’est le cas chez Rameau, mais sur le
signifié, de revaloriser une esthétique de la transparence qui nous « transporte » vers des états
d’âmes édifiants et collectifs.
La finalité que Rousseau attribue à la musique n’est donc pas autoréférentielle ; son objectif
n’est pas de révéler la vérité ou l’essence du son, mais plutôt d’en restaurer les origines imitatives,
soumises à une nécessaire expression de l’émotion. Dans ce sens, le « tableau » transforme
l’émotion en objet de perception. Il faut en tenir compte du fonctionnement illusoire : le tableau
n’offre rien aux perceptions, mais aux « yeux » de l’âme. Ce sont les « inflexions vives accentuées,
et, pour ainsi dire, parlantes, [qui] exprim[ent] les passions, pei[gnent] tous les tableaux, […], et
porte[nt] ainsi jusqu’au cœur de l’homme des sentiments propres à l’émouvoir » (Dictionnaire de
la musique, « Musique », 918). L’image du « tableau » a moins une fonction d’hypotypose qu’elle
témoigne d’une « force » de réception, ce qui sert à ériger l’émotion, le cœur, en une finalité
esthétique suprême. Faire « voir » les émotions par la transparence de la musique constitue
l’illusion idéale. C’est pourquoi l’expérience demeure le produit de l’art ; elle n’est pas « vraie »135.
Ainsi que Rousseau le dit vers la fin de son Essai, l’analogie entre la peinture et les sons, bien
qu’un idéal artistique, est une « absurdité » philosophique, issue du même matérialisme qui sévit
chez Rameau : « On a trouvé dans l’analyse du son les mêmes rapports que dans celle de la lumiére.
Aussi-tôt on a saisi vivement cette analogie sans s’embarrasser de l’expérience et de la raison.
L’esprit de sistême a tout confondu, et faute de savoir peindre aux oreilles on s’est avisé de chanter
aux yeux » (Essai 419). En effet, si Rousseau valorise le musicien qui « pein[t] les choses qu’on
ne saurait entendre » (Essai 421) pour ensuite caractériser la même analogie comme fausse, il
135 Il ne faut certainement pas absolutiser sa fameuse « condamnation » des arts, mais trouver ce qui, dans le mal, peut
en constituer le « remède » (Starobinski 1989). L’illusion musicale peut ainsi servir d’une extension de l’artifice tout
en donnant accès à l’émotion collective, sa fonction morale.
R. Spavin 217
oppose deux différents points de vue autour d’une frontière nécessaire entre le « ressenti » de la
musique et sa « vérité » d’artifice. Par rapport à Rameau, ou à l’ « artiste philosophe », qui saisit
la musique dans sa forme scientifique, il s’agit, on commence à bien le voir, d’une véritable volte-
face : chez Rousseau, la « vérité » de l’esthétique musicale est dans le maintien de l’illusion, pour
privilégier la fonction morale dont elle s’acquitte.
En déplaçant l’intérêt musicologique vers la signification morale et affective, Rousseau est
en mesure de pousser la réflexion plus loin, bien au-delà des problèmes relatifs à la composition.
Il devient facile à voir que la revendication du sentiment collectif répond à une ambition morale et
politique qui vise à consolider la réception esthétique à l’image d’une « volonté générale ». Ses
éloges de la musique italienne qui s’adonne à la mélodie communicative et qui traduit une
esthétique de l’unanimité révèlent un parallèle avec la liberté de sa communauté politique.
D’importantes correspondances se font voir entre les deux pans de sa pensée. Son fameux
républicanisme incorpore l’énergie musicale par le biais des « fêtes » qui rappellent les liens
légitimes de l’assemblement136. Tout comme la transparence émotive, qui met plus efficacement
les musiciens et les auditeurs au même diapason, les citoyens de la république doivent être eux
aussi synchronisés, unifiés dans l’intimité de leurs passions. La « volonté générale », soit cette
« force commune qui soutient » l’état et qui le dirige (Manuscrit de Genève, IV, 294), n’est pas un
ensemble de volontés particulières, comme on peut le retrouver chez Montesquieu, mais une
136 Les fêtes républicaines représentent une ambiance que, selon Rousseau, les salles de théâtre ne parviennent pas à
créer. Si le théâtre devait être un lieu de tribunal et d’édification morale, Rousseau se désole de l’expérience de la
séparation qui y règne : « N’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens
dans un antre obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ; qui n’offrent aux yeux que
cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. Non, peuples heureux,
ce ne sont pas là vos fêtes. C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux
sentiment de votre bonheur […]. Mais quels seront les objets de ces spectacles ; Qu’y montrera-t-on ? Rien si l’on
veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet
couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête » (Lettre à d’Alembert, 115) Voir le chapitre « Le
fête iconoclaste » de J. Starobinksi, dans L’invention de la liberté, 1700-1789, suivi de Les Emblèmes de la raison,
Paris, Gallimard, [1964] 2006.
R. Spavin 218
réunion de toutes les volontés, en parfait unisson. La comparaison avec la collectivité émotive de
la musique est donc prégnante : grâce à l’expressivité de la musique italienne, chaque individu est
une partie indivisible du « tout » (Bourgault 2007 : 113-14). La musique sert d’outil esthétique
pour penser la « généralisation » des émotions et l’appartenance collective. Au moyen de la
musique, Rousseau cherche à éduquer les passions et à les rendre publiques. On est effectivement
loin des théories musicales de Rameau, ainsi que de la « chaleur » des passions anglaises,
particulières et « despotiques », chez Montesquieu.
Ceci dit, en énumérant les « causes » psychologiques ou épistémologiques de la
confrontation, on peut évacuer trop commodément la valeur philosophique de l’antagonisme, la
neutraliser en quelque sorte par l’explication. En jouant l’arbitre de l’extérieur, comme je viens de
le faire, on impose une certaine raison communicationnelle (Habermas), ou une éthique de la
discussion (Appel), entre les deux penseurs qui n’existait pas par elle-même. En voulant tirer au
clair les valeurs philosophiques de chacun, il est plus commode de les maintenir à distance, tout
en soulignant le manque de « commun accord » qui aurait dû désamorcer la querelle au moment
de son irruption. L’antagonisme est ainsi déproblématisé, ainsi que sa violence argumentative, qui
est, chez Rousseau, tout de même intentionnelle et grandement expressive. De fait, il faut faire une
distinction importante entre la valeur philosophique de l’esthétique musicale et l’argumentation
des textes sur la musique. Ceux-ci développent l’antagonisme de la querelle sous des formes de
plus en plus générales, où le froid et le chaud constituent des métonymies qui insistent non
seulement sur le sectarisme du débat, mais sur ses ramifications à l’échelle globale. En partant de
la musique, la théorie des climats sert à représenter des modèles civilisationnels qui se prêtent à
l’analyse des communautés et de leur mode de gouvernance, tout en les évaluant à l’aune d’une
certaine vision « climatique » de la nature. On verra dans quelle mesure Rousseau renchérit, à la
R. Spavin 219
suite de Bodin et Montesquieu, sur l’adaptation « géographique » d’un concept métaphysique
comme la Nature ou le droit naturel ; notion qui est, à en croire Leo Strauss, toujours en porte-à-
faux avec les conventions qui gouvernent le réel.
La virulence des écrits sur la musique serait donc moins un obstacle à la compréhension
qu’un début d’analyse. Et cela s’entend, les climats sont avant tout une extension de la Querelle
des Bouffons : l’affrontement entre le chaud et le froid reflète l’opposition entre les Italiens et les
Français dans un processus d’amplification métonymique. Les climats aident à généraliser
l’opposition des deux esthétiques musicales bien au-delà des frontières nationales. En cela, loin de
déposséder l’antagonisme de sa valeur argumentative et poétique, je l’étudierai comme le début
d’une problématisation de l’écriture, distincte (mais non pas indépendante) de l’esthétique
proprement musicale. L’inimitié constituera un véritable motif d’écriture qui, par le discours des
climats, va jusqu’à structurer en profondeur la politisation de l’espace esthétique. Autrement dit,
la volonté générale, promue par la musique, n’est pas forcément affaiblie par l’hostilité qui se
développe dans l’écriture. La volonté générale et l’antagonisme des climats travaillent plutôt de
conserve, formant le couple « politique » par excellence, selon la théorie de la dichotomie
ami/ennemi de Carl Schmitt137. La réunion des émotions individuelles au nom d’une unité
populaire se complète par la définition d’un adversaire, identifié et caractérisé par la polarité
chaud-froid. Il s’agira de montrer dans quelle mesure les climats formulent une esthétique de la
frontière ; barrière qui délimite un espace particulièrement communicatif et communautaire et qui
exclut par là même ceux qui n’épousent pas un ensemble de valeurs républicaines comme
137 Dans son texte La notion de politique (1932), Schmitt définit le politique comme la nécessaire distinction entre
l’ami et l’ennemi. Bien qu’un penseur grandement controversé, sa pensée est particulièrement éclairante en ce qui
concerne les appels à l’inimitié dans le vécu politique des hommes. Dans ce livre, il décrit avec netteté les procédés
par lesquels on construit un adversaire dans un projet de mobilisation politique. Par rapport à Rousseau, je m’inspire
de plusieurs aspects de sa théorie pour mieux analyser le « discours » de l’antagonisme, soit la tentative de fortifier
l’identité d’une communauté à l’aide d’un ennemi qu’on doit exclure.
R. Spavin 220
l’éducation des passions populaires, la volonté générale et la méfiance à l’égard des institutions
politiques138. Cet appel aux passions distingue le discours climatique de l’Essai d’autres textes
plus ouvertement politiques de Rousseau.
Du Discours à l’Essai : l’antagonisme ≠ pessimisme
Face au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui relate
l’histoire de la dégénérescence de l’homme naturel vers l’homme soumis, l’Essai sur l’origine des
langues peut se lire, du moins en partie, comme l’adaptation musicologique de la même critique
sociale. Tout comme l’homme civilisé, qui se retrouve partout dans les fers, la musique reflète son
aliénation politique qui le condamne aux « progrès » de plus en plus inégalitaires de la société. La
perfectibilité qui explique le développement des sociétés humaines, dicte aussi les évolutions
linguistiques qui voient la langue devenir « plus exacte, plus claire, mais plus trainante, plus sourde
et plus froide » (Essai V 384). En effet, selon Jean Starobinksi, les deux textes proposent une
même histoire sous une « double vision », à savoir une histoire de la langue dans une histoire de
la société et une histoire de la société dans une histoire de la langue (Starobinksi 1967 : 281). Mais
on peut toujours se demander pourquoi Rousseau exclut l’Essai du Discours, coupure qui, selon
ce dernier, n’appuie pas la « complémentarité » des deux textes. À en croire l’auteur, son « projet
de préface » juge le texte « trop long » et « hors place », comme si la thématique de la musique
n’avait pas assez à voir avec l’ouvrage plus ouvertement politique qu’il aurait pu accompagner.
Loin d’être perçue comme une trivialité, issue du « caquet » de la Querelle des Bouffons, l’analyse
138 Je tiens aussi à faire référence aux travaux de Dan Edelstein dans Terror of Natural Right (2009) qui développe
une intéressante explication « juridique » de la Terreur et de la constitution de l’ennemi anti-républicain. La notion de
droit naturel qui fonde l’idéologie du républicanisme des Montagnards découle d’un certain « droit des gens », issu
du droit international, qui devait gouverner le pays durant la période révolutionnaire. Edelstein insiste sur la notion
connexe de hostis humani generis, ou l’ennemi du genre humain, comme une source du décret « hors-la-loi » qui avait
autorisé trois quarts des exécutions entre 1793-1794 (Edelstein 2009 : 147).
R. Spavin 221
climatique investit le discours linguistique et musical d’une évaluation des structures politiques de
la France ; la musique française est « froide » en raison d’une faille sociopolitique qui met la
situation de la France sur la sellette, mais qui inverse le « pessimisme » ou le « réalisme » des
écrits politiques comme le Contrat social qui excluent la France de son modèle républicain en
raison de l’étendue de sa géographie. Le contractualisme de Rousseau ne serait-il convenable
qu’aux petits états naissants? La théorie des climats, qui entretient un certain rapport avec le
républicanisme naturel, recoupe chez Rousseau une composante esthétique qui met les émotions
du peuple français au centre de la discussion politique.
Entre les textes « politiques » et les textes sur la musique, il semble exister une frontière
que Rousseau dessine lui-même. À la différence de l’Essai, le Discours sur l’inégalité parle, en
fait, très peu de musique et en des termes sensiblement différents. Au lieu de considérer les aspects
positifs de la mélodie, c’est-à-dire le nœud de la théorie musicale rousseauiste, le Discours semble
condamner la musique, dans son ensemble, comme la source des inégalités sociales. Catherine
Cole le soulève avec raison, la seule référence à la musique dans ce texte jure à côté des écrits qui
vantent son potentiel moral :
On s’accoutûmat à s’assembler devant les Cabanes ou autour d’un grand Arbre : le chant
et la danse, vrais enfans de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plûtôt
l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder
les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui
chantoit ou dansoit le mieux; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou plus éloquent devint
le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même tems :
de ces premières préférences nâquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte
et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés
funestes au bonheur et à l’innocence (Discours, 169-170).
En lisant cet extrait, on ressent le pessimisme que Rousseau cultive à l’égard des arts ; le plaisir de
la musique trahit une compétitivité qui devient l’origine des vices d’une société. La positivité de
la musique cède directement à la négativité de la civilisation, où l’amusement devient une source
de honte et d’envie. On entend le Rousseau du Discours sur les arts et les sciences, à savoir ce
R. Spavin 222
même traitement de la créativité artistique, moins un outil de cohésion sociale qu’un critère de
distinction et de hiérarchisation parmi les hommes. Cole y voit une contradiction de sa
représentation « utopique » de la musique, telle qu’on peut le trouver dans l’Essai, qui passe, selon
elle, trop souvent sous silence. En effet, elle oppose la citation ci-dessus à l’assemblement joyeux
autour de la fontaine dans l’Essai :
Les jeunes filles venoient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venoient
abruver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance
commencèrent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait
inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul. L’eau devint
insensiblement plus necessaire, le bétail eut soif plus souvent ; on arrivoit en hâte et l’on
partoit à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquoit les heures, rien n’obligeoit à les
compter ; le tems n’avoit d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes
vainqueurs des ans une ardente jeunesse oublioit par dégrés sa férocité, on s’apprivoisoit
peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant de se faire entendre on apprit à s’expliquer.
Là se firent les prémiéres fêtes, les pieds bondissoient de joye, le geste empressé ne suffisoit
plus, la voix l’accompagnoit d’accens passionnés, le plaisir et le desir confondus ensemble
se faisoit sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des
fontaines sortirent les prémiers feux de l’amour (406).
Dans cette citation bien connue, que Derrida a fameusement décrite comme la « plus belle de
l’Essai » (Derrida 1967 : 371), que je commenterai en profondeur plus loin, Rousseau semble
changer de position par rapport au Discours sur l’inégalité. Comment ne pas lire cet optimisme
comme une contradiction du pessimisme précédent ? Or une telle lecture peut mener à des enquêtes
qui s’attachent à comprendre ou à relativiser la contradiction par rapport à une explication
historique et psychologique : ayant écrit le Discours après avoir abandonné sa carrière de musique,
Rousseau semble garder un sentiment de rancœur vis-à-vis de l’institution dans son ensemble.
Cette « ambivalence » sur la musique témoigne, selon Cole, d’une confusion ; Rousseau écrit sur
la musique pendant une période particulièrement troublante qui génère chez lui différentes
interprétations morales (Cole 2004 : 121). Or l’explication est peu convaincante parce que, d’une
part, l’optimisme du passage ci-dessus se retrouve dans d’autres textes qui critiquent avec
virulence la musique, comme lorsqu’il s’agit d’opposer la musique française à l’italienne, par
R. Spavin 223
exemple. En ce qui concerne la musique, l’« optimisme » et le « pessimisme » ne sont jamais
mutuellement exclusifs. D’autre part, si l’Essai est rédigé après le Discours, entre les années 1756
et 1761139, Rousseau montre qu’il peut revenir à cet optimisme d’avant son départ de l’univers
musical et restaurer son ancien entichement pour la musique, en dépit du pessimisme qui
caractérise la plupart de ses écrits politiques depuis 1754. Mais est-ce la preuve d’une « confusion »
? Au lieu d’expliquer la contradiction comme une impasse, je voudrais la reconsidérer moins au
niveau de ses arguments que de son argumentation : la différence entre les deux textes peut-elle
tenir à une question d’accentuation et de focalisation ? Le point de vue du Discours se concentre
davantage sur la musique « adulte », art de la séduction et de la compétition amoureuse, que sur la
musique primitive et énergique de l’Essai. Mais à regarder la citation de plus près, le Rousseau du
Discours laisse une place, certes menue, à la musique bonne : « le chant et la danse, vrais enfans
de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plûtôt l’occupation des hommes et des femmes
oisifs et attroupés ». Cole n’analyse pas le devenir de la musique vers des formes adultes, ni la
personnification « enfantine » du chant et de la dance qui contribue à la construction d’une origine
musicale, pré-pubère, qui précède sa perversion « toxique » (Cole 2004 : 121). La représentation
de la musique enfantine ajoute un subtil contraste avec la division sexuée qui s’avère une
progression naturelle et inéluctable vers l’inégalité. L’Essai accentue cette origine pré-adulte, lui
accorde davantage une voix et une existence, mais elle n’est en rien moins transitoire ou menacée.
Ce sont uniquement les traces de l’origine musicale qui perdurent sous forme de mélodie. Aussi
l’Essai ne formule-t-il pas une vision « utopique » ou absolument optimiste de la musique. La
positivité est plutôt contrebalancée par le même pessimisme qu’on retrouve dans le Discours,
c’est-à-dire la menace de la musique et de langues septentrionales. Dès lors, la beauté de la scène
139 Sur cette hypothèse chronologique, Catherine Cole cite l’introduction de Catherine Kintzler à l’Essai sur l’origine
des langues (Cole 2004 : 115).
R. Spavin 224
musicale auprès de la fontaine s’oppose à l’état « actuel » de la musique française ; elle n’est pas
« optimiste » mais critique et polémique. L’« optimisme » y dépend d’une posture antithétique qui
lui donne son sens ; il n’est pas constitutif mais oppositionnel. Et c’est ici qu’on peut comprendre
le véritable rapport entre le « pessimisme » du projet politique et l’ « antagonisme » des écrits sur
la musique ; là où le Discours se limite à formuler une lecture négative de la musique, les écrits
plus « positifs » avancent la possibilité de restaurer les liens légitimes de l’assemblement par la
communication mélodieuse. Et cette positivité s’exprime par le rejet des formes d’existence
actuelle.
Rousseau et le déterminisme climatique : l’ésotérisme du discours politique
Des références au déterminisme climatique apparaissent de manière éparse dans un grand
nombre de ses écrits, comme dans le Discours sur l’économie politique, où il soutient une lecture
relativiste généralisée140, le Contrat social ainsi qu’un des « fragments politiques ». Dans ces
textes, les climats n’avancent pas exactement la même argumentation ni le même antagonisme de
l’Essai. Or il existe une constante à travers la réflexion rousseauiste sur le climat qui consiste à
réhabiliter l’image du « chaud » comme un univers contraire aux inégalités. Si cette tentative est
explicite dans les écrits sur la musique, criarde dans l’Essai, elle est plus implicite dans le Contrat
social qui semble contredire l’Essai et confirmer la supériorité du froid chez Montesquieu.
Dans le chapitre VIII du livre III du Contrat Social, Rousseau répond aux analyses
climatiques de Montesquieu qui situe les conditions naturelles du despotisme et de l’esclavage
140 « Je conclus donc que comme le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la
premiere regle de l’économie publique est que l’administration soit conforme aux lois. C’en sera assez pour que l’état
ne soit pas mal gouverné, si le législateur a pourvû comme il devoit à tout ce qu’exigeoient les lieux, le climat, le sol,
les mœurs, le voisinage, et tous les rapports particuliers du peuple qu’il avoit à instituer. » (Discours sur l’économie
politique, 72)
R. Spavin 225
dans les régions méridionales. Le texte paraît mystérieux, car il semble remettre en question l’idée
d’une inversion entre Rousseau et son prédécesseur. Au lieu de s’attaquer au bien-fondé de ses
analyses en faveur du froid, il avance de nouvelles causes qui le confirment. Le chapitre commence
par une référence au « relativisme gouvernemental » du baron :
La liberté n’étant pas un fruit de tous les Climats n’est pas à la portée de tous les peuples.
Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité. Plus on le
conteste, plus on donne occasion de l’établir par de nouvelles preuves (CS, Livre III,
chapitre 8, 236).
Ici, Rousseau se met d’accord avec le « relativisme » de Montesquieu qui justifie tout en éloignant
le despotisme comme un fléau né dans les régions chaudes. Selon Rousseau, cette limitation
géographique de la liberté est d’autant plus vraie car le despotisme s’empare des endroits où il
existe un excès de production agricole, à savoir le cas des terres fertiles des pays chauds :
Voila donc dans chaque climat des causes naturelles sur lesquelles on peut assigner la
forme de Gouvernement à laquelle la force du climat l’entraîne, et dire même quelle espece
d’habitans il doit avoir. Les lieux ingrats et stériles où le produit ne vaut pas le travail
doivent rester incultes et deserts, ou seulement peuplés de Sauvages : Les lieux où le travail
des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être habités par des peuples
barbares, toute politie y seroit impossible : les lieux où l’excès du produit sur le travail est
médiocre conviennent aux peuples libres ; ceux où le terroir abondant et fertile donne
beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés monarchiquement, pour
consumer par le luxe du Prince l’excès du superflu des sujets ; car il vaut mieux que cet
excès soit absorbé par le gouvernement que dissipé par les particuliers (CS, III, 8, 238).
Dans ce chapitre du Contrat social, Rousseau réévalue la « vérité » des « loix générales », qui
veulent que « le despotisme convien[ne] aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la bonne
politie aux régions intermédiaires », en fonction des « causes particulieres » qui peuvent modifier
la donne, la structure générale (CS, III, 8, 238). Rousseau semble suivre la logique de Montesquieu
tout en ajoutant une explication agricole qui lui permet d’approfondir l’examen du déterminisme
environnemental. La définition du despotisme implique dorénavant un abus d’un excès
naturellement présent qui sert à augmenter la richesse de la personne publique. Et puisque la
fertilité est plus grande dans les régions méridionales, il s’ensuit que l’excès y sera plus important
aussi.
R. Spavin 226
Qui plus est, Rousseau démontre en quoi l’excès du superflu demeure plus grand dans le
sud en dépit de la pauvreté des terrains. On aurait pu croire que le développement de l’agriculture
européenne l’emporte sur les modes de productions méridionaux ; il existe dans les pays du nord
plus de terrains. Mais Rousseau montre l’inverse : aucune comparaison ne peut se faire entre les
terres agricoles du nord et le superflu naturel du sud. Ainsi qu’il le dit, « En Sicile il ne faut que
grater la terre ; en Angleterre que de soins pour la labourer ! Or là où il faut plus de bras pour
donner le même produit, le superflu doit être nécessairement moindre » (ibid. 238-239). La
fertilité, plus que les modes de production, détermine l’excès qui n’est pas, non plus, le seul résultat
de géographie. En effet, Rousseau concède un autre facteur qui varie considérablement les
tendances au despotisme : les modes de consommation doivent aussi être pris en compte. Ce sont
eux qui confirment, par le biais des mœurs, le véritable excédent agricole du sud. Voici
l’illustration mathématique donnée :
Supposons que de deux terreins égaux l’un rapporte cinq et l’autre dix. Si les habitans du
premier consomment quatre et ceux du dernier neuf, l’excès du premier produit sera 1/5 et
celui du second 1/10. Le rapport de ces deux excès étant donc inverse de celui des produits,
le terrein qui ne produira que cinq donnera un superflu double de celui du terrein qui
produira dix (ibid., 238).
L’emploi des fractions illustre à quel point l’excès dépend non seulement de la production mais de
la consommation des habitants. Dans le cas du sud, dont les terres sont plus fertiles et les peuples
moins consommateurs, le superflu est double. Enfin, un excès qui semble particulièrement propice
à faire l’objet d’un abus despotique.
Mais il y a plus. Le « despotisme » n’est pas seulement lié aux excédents agricoles, ni à la
fertilité des climats. Dès le début du chapitre, le despotisme est davantage lié à une forme
d’exploitation dont la richesse de la personne publique dépend du « travail » des particuliers. On
parle moins ici d’aliments que d’hommes :
R. Spavin 227
En effet, plus on y réfléchit, plus on trouve ceci de différence entre les Etats libres et les
monarchiques ; dans les premiers tout s’employe à l’utilité commune ; dans les autres, les
forces publique et particulieres sont réciproques, et l’une s’augmente par l’affoiblissement
de l’autre. Enfin, au lieu de gouverner les sujets pour les rendre heureux, le despotisme les
rend misérables pour les gouverner (ibid., 237).
Rousseau met en place une critique de la structure économique d’Europe dont les modes de
production agricole soutiennent une exploitation des « particuliers » par la personne publique.
Ainsi, la discussion des ressources naturelles, où il est question d’aliments, de fertilité terrestre,
mène à la considération des ressources humaines, également variables dans leur « abondance » et
« fertilité ». Cette analogie est implicite mais change radicalement la thèse du chapitre qui associe
de manière ironique le chaud au despotisme. Le véritable despotisme ou le gouvernement le plus
« dévoran(t) » (237) est celui qui exploite ses ressources humaines, à savoir l’apanage du nord et
de son « économie ». C’est pourquoi, vers la fin du chapitre, le surplus et l’excès agricoles donnent
lieu à une analyse de la population. En principe, un excès en population diminue les excès agricoles
et, partant, les surplus qui avantagent le despotisme. (Ce sont les lois de la consommation). Et
comme les pays du sud sont moins peuplés et sont moins consommateurs, il s’ensuivrait qu’ils
sont moins libres. Mais ce n’est pas exact. Car les « causes particulieres » qui modifient les « loix
générales », les exacerbant même dans certains cas, peuvent aussi les inverser. L’efficacité d’une
population dépend non seulement de son « nombre », mais de sa concentration, de sa proximité et
de son union :
Plus le même nombre d’habitans occupe une grande surface, plus les révoltes deviennent
difficiles ; parce qu’on ne peut se concerter ni promptement ni secretement, et qu’il est
toujours facile au Gouvernement d’éventer les projets et de couper les communications ;
mais plus un peuple nombreux se rapproche, moins le Gouvernement peut usurper sur le
Souverain (ibid., 240).
Dans les pays du nord où les légumes « ne nourrissent pas » mais « n’occupent pourtant pas moins
de terrein » (ibid.), la population, bien que plus nombreuse qu’au sud, se doit d’être plus éparse.
C’est comme si l’excès du « produit » humain est réduit par les besoins économiques qui l’étendent
R. Spavin 228
sur des territoires de plus en plus vastes. Tout comme la « qualité » des aliments est moindre, la
qualité de la population l’est aussi.
Ce chapitre que Rousseau consacre au déterminisme climatique est beaucoup plus
complexe qu’il ne le paraît. Il comporte une argumentation détournée qui s’oppose aux vérités
générales de l’époque. Certes, le chaud est plus propice au despotisme qu’au froid, ainsi que le dit
Montesquieu, mais la considération des causes particulières apporte une correction. Or cette
correction ne s’exprime pas ouvertement ; on ne la comprend que par la subtile analogie que dresse
Rousseau entre les aliments et les hommes. Dans le système agricole d’Europe, la consommation
excessive est moins liée à une diminution du surplus qu’elle l’est à l’usure des ressources
humaines. En filigrane, les besoins agricoles rendent les hommes comparables à leurs aliments :
au lieu de générer des sujets « substanciels et succulens » ; ils sont, pour ainsi dire, dissous, voire
aqueux (ibid., 240), incapables de former un tout qui puisse résister au despotisme141. En lisant le
chapitre de plus près, Rousseau inverse la supériorité des pays froids en s’attaquant aux effets
économiques et agricoles qui minent la vigueur politique des peuples du nord et qui leur ôtent la
capacité à « révolt(er) ». En définitive, les climats formulent un commentaire dissimulé, tout
comme ceux de Montesquieu, mais qui révèlent ce que cachent les climats de Montesquieu : l’essor
économique et agricole nécessaire pour vivre au nord a contribué à une « coupure » dans les
communications ; les hommes ne peuvent s’unir tant ils sont dispersés, préoccupés par leur
industrie. Les libertés économiques achètent, pour ainsi dire, la servitude des sujets, qui sont usés
par les exigences d’une vie économique.
141 Bien que cette analogie soit implicite, plutôt suggérée qu’assumée, le carnivorisme des pays du nord s’avère
intimement lié à l’exploitation despotique qui consume les hommes au profit d’un seul. Dans l’Essai sur l’origine des
langues, on verra que ce lien est plutôt révélateur d’une société qui semble « progresser » mais qui fait perdurer la
sauvagerie sous de nouvelles formes.
R. Spavin 229
L’exotérisme des climats : la mise en scène d’une intégration sociale
À l’encontre du passage climatique du Contrat social et de l’ésotérisme de Montesquieu,
la dynamique entre le froid et le chaud de l’Essai sur l’origine des langues ne cache pas sa critique
sociale. Tout comme la notion d’histoire chez Bodin, le déterminisme climatique chez Rousseau
s’associe à un récit chronologique et narratif qui vulgarise un certain commentaire politique,
abritant à la fois une critique et un appel. L’ouvrage trace la trajectoire des différents stades de
civilisation à travers le temps et l’espace par le développement linguistique, où l’évolution
rationnelle l’emporte sur la communicabilité affective à mesure que la société devient de plus en
plus institutionnalisée ou « policée ». Or cette représentation de l’évolution linguistique de
Rousseau, davantage une chronologie narrative qu’une historiographie, se distribue inégalement
dans l’espace, puisqu’elle est déterminée par la loi des climats, qui permet de faire sens des
différents rythmes chronologiques de la perfectibilité linguistique. En effet, la représentation de
l’espace est étroitement liée à une représentation du temps, à savoir la même notion de temporalité
du Discours sur l’origine de l’inégalité. Et si Rousseau y admet que sa notion d’origine n’est
aucunement « historique », mais imaginaire et hypothétique142, les climats qui s’associent et qui
se subordonnent à cette trajectoire auront tendance à s’abstraire et à s’allégoriser aussi. Aussi
Rousseau construit-il moins une histoire à proprement parler qu’une narration qui met en scène sa
contestation politique, l’exprimant sous forme de « fable ». Les climats y jouent un rôle non pas
de dissimulation mais d’accentuation rhétorique qui se démarque du symbolisme matérialiste de
Montesquieu. L’« art d’écrire » (Strauss 1952) qui dissimule l’autorité philosophique aux yeux des
142 Ainsi que Rousseau l’avoue dans son Discours sur l’inégalité : « ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce
qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la Nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un Etat qui n’existe plus,
qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des Notions
justes pour bien juger de nôtre état présent » (Discours sur l’origine de l’inégalité, OC, iii. 123).
R. Spavin 230
persécuteurs subit une transformation chez Rousseau qui le met sens dessus dessous, en faisant
des climats une esthétique qui programme une certaine adhésion morale et politique par le biais
des passions.
Ce texte, que Rousseau se garde de publier de son vivant, contraste avec les textes
politiques qui insistent sur l’invraisemblance des principes avancés ; il permet de penser un remède
au niveau de l’interaction esthétique, où l’art gouverne les passions et leur inspire une fédération
publique réalisable. Le lecteur peut y suivre moins une histoire qu’une chronologie narrative qui
se détache des contraintes du réel pour relater non pas une trajectoire pessimiste de la
dégénérescence de l’homme sauvage vers son asservissement politique, mais une courbe qui trace
d’abord sa sortie de la sauvagerie vers une vie au pluriel, son apogée, et ensuite le creux de son
devenir moderne. Ces trois points de la chronologie — que Rousseau appelle la sauvagerie, le
barbarisme et l’état policé — dynamisent le récit de l’homme moderne, élabore une période où le
bonheur social se trouve dans une position mitoyenne, en aval de la sauvagerie et en amont de la
société policée. Sa trajectoire vers la condition moderne ne reflète plus une chute, qui insiste sur
l’irrécupérable bonheur des origines perdues, mais accorde une place privilégiée à une certaine
sociabilité, c’est-à-dire le sommet de la courbe, un milieu qui met en parallèle deux extrêmes. La
musique qui nous vient du « sud », sous forme de mélodies italiennes, rapproche l’homme moderne
du stade transitoire entre la sauvagerie et la civilisation, tout en incitant la sauvagerie « moderne »
à décider, de son plein gré, de se rapprocher d’autrui, d’un esprit de communautarisme. D’ici la
fin de l’étude, ma visée sera de montrer en quoi les climats (ré)écrivent l’entrée passionnelle de
l’homme en société, processus qui peut se ré-imaginer à l’infini.
R. Spavin 231
De la musique à la langue : vers la délimitation spatiotemporelle de la vie collective
Au fond, l’Essai sur l’origine des langues construit une généalogie narrative des modes de
communication de la société moderne. De la sauvagerie à la modernité, l’espèce humaine connaît
des progrès que le philosophe cherche à relativiser par le temps et l’espace. Son argument le plus
remarquable avance que les moyens d’échange linguistique sont eux-mêmes des outils de
modernisation qui munissent les hommes de puissants moyens
d’émancipation spatiotemporelle143. Il y a, dans la langue, le « début » d’une réponse au
déterminisme géographique et historique ; à savoir le refus d’être contraint par les limites
naturelles. À l’origine de la langue se trouve, en effet, l’origine de la société, comme si les deux
formaient un couple harmonieux et homogène, des « armes » sœurs pour lutter contre la sauvagerie
naturelle. Dans ce sens, une recension climatique de cette progression linguistique, qui porte
précisément sur le dépassement des limites posées sur les hommes par le climat, serait voué
irrémédiablement à l’échec, à l’insignification. À moins que Rousseau n’utilise le déterminisme
géographique pour critiquer la direction de la courbe, soit ce rationalisme « froid » qui s’empare
de plus en plus de nos moyens de communication et auquel il faudrait s’opposer.
On le sait, la langue sert d’objet d’imitation pour la musique. L’importance des éléments
langagiers dans la production musicale réside dans leur fonction communicative. Oublier ou
subordonner le chant à d’autres parties de la composition revient à éloigner la musique de son
utilité première qui est d’unifier les hommes ; dimension morale qui renvoie, en effet, à un projet
politique en général. Mais qu’en est-il de la langue plus précisément ? Car les deux ne sont pas
identiques. Si la musique est conçue pour promouvoir une esthétique de la volonté générale dans
143 L’expression « émancipation spatiotemporelle » se veut maladroite, car je l’oppose à la plus adroite « émancipation
politique », ce à quoi elle fait paradoxalement obstacle. Je reviendrai de manière plus explicite sur le rapport inattendu
entre le déterminisme et l’autonomie politique à la fin de cette section.
R. Spavin 232
les salles d’opéra, son rapport conceptuel avec la « langue » l’inscrit plus profondément dans les
limites d’une « société » en particulier, dont les rapports sociaux posent une borne à son
déploiement. La langue, à la différence de la musique, n’est pas comprise par tous ; elle constitue
un phénomène grandement déterminé par le temps et l’espace et comporte par là un important
développement de l’esthétique de la frontière sur laquelle repose l’antagonisme des climats. Il
convient ainsi de circonscrire les contours de la conception rousseauiste de la langue pour avoir
une meilleure idée de la société que Rousseau préconise en particulier. Quels sont les liens que
cette société entretient avec le temps et l’espace ?
En effet, la focalisation linguistique de la question sociale reflète davantage l’importance
des limites et des frontières dans le rassemblement humain. En d’autres termes, la pluralité des
langues développe une contrepartie de l’esthétique musicale : l’Essai insiste davantage que le
Devin sur l’importance des frontières qui doivent, par définition, définir une langue tout en
excluant d’autres. Certes, une langue rapproche, mais elle ne peut être comprise par tout le monde :
La parole distingue l’homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles
; on ne connoit d’où est un homme qu’après qu’il a parlé. L’usage et le besoin font
apprendre à chaqu’un la langue de son pays ; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est
celle de son pays et non pas d’un autre ? (Essai, 375).
Rousseau commence ainsi son Essai en voulant savoir ce qui fait qu’une langue est différente
d’autres langues. Une langue en est une précisément parce qu’elle n’est pas comme une autre.
L’« usage » et le « besoin » soulignent la nature conventionnelle de la langue qui la distingue
d’autres moyens de communication qui sont plutôt instinctifs et universels. Plus loin, la distinction
entre la convention et la nature prend la forme d’une opposition entre l’homme et l’animal dont
les moyens de communication sont encore sensiblement différents. Ceux des animaux sont plus
« naturels » dans la mesure où ils se partagent à travers la barrière des espèces, tel le geste, qui
paraît un moyen de communication « universel » :
R. Spavin 233
[Les animaux] qui travaillent et vivent en commun, les Castors, les fourmis, les abeilles
ont quelque langue naturelle pour s’entre-communiquer, je n’en fais aucun doute. Il y a
même lieu de croire que la langue des Castors et celle des fourmis sont dans le geste et
parlent seulement aux yeux. Quoiqu’il en soit, par cela même que les unes et les autres de
ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont
en naissant, ils les ont tous, et partout la même : ils n’en changent point, ils n’y font pas le
moindre progrès. La langue de convention n’appartient qu’à l’homme (ibid., 379).
Le choix de faire partager les mêmes moyens de communication entre une diversité d’animaux
accorde au geste une certaine transcendance qui uniformise moins les espèces elles-mêmes que
leur sociabilité, existence commune qui se distingue du naturel humain. Rousseau n’inclut pas
l’homme dont les gesticulations sont soit limitées à la sauvagerie, soit vouées au non-sens144.
L’homme est donc différent des animaux parce que son travail et sa vie en commun dépendent au
premier chef d’une langue, vocale, articulée et conventionnelle ; naturellement, c’est un individu
qui n’est poussé aucunement à l’existence collective.
La genèse de la « parole », cependant, voit l’homme sortir de sa solitude, de son
environnement désertique, pour s’introduire dans une vie commune. Son assemblement, qui est
pensé autant en termes de stades temporels que d’espaces, fait en sorte que l’homme sauvage habite
un territoire géographique qui le sépare d’autrui ; les « prémiers temps » sont ceux de la
« dispersion » (ibid., 295). La distance, limite physique qui garde l’homme dans un état de solitude,
s’avère la condition sine qua non de son primitivisme. De manière réciproque, les modes de
communication qui contribuent à son assemblement sont nécessairement distinctes d’autres
moyens d’expression plus « naturels » qui dépendent des champs tactile et visuel, tel le toucher ou
le geste, qui communiquent par le truchement de la proximité. Les langues, elles, dépendent de la
voix parce qu’elles doivent se faire entendre à travers une certaine distance. Les langues marquent
144 « Nos gestes ne signifient rien que nôtre inquiétude naturelle ; ce n’est pas de ceux-là que je veux parler. Il n’y a
que les Européens qui gesticulent en parlant : On diroit que toute la force de leur langue est dans leur bras ; ils y
ajoûtent encore celle des poûmons et tout cela ne leur sert de guéres. » (Essai, 376)
R. Spavin 234
le premier pas de l’homme sauvage vers autrui en surmontant l’obstacle initial de l’éloignement.
Elles opèrent ainsi une réduction de la distance qui sépare les hommes :
Sitot qu’un homme fut reconnu par un autre pour un Etre sentant, pensant et semblable à
lui, le desir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens et ses pensées lui en fit chercher
les moyens. (…) Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui
se bornent à deux, savoir le mouvement et la voix. L’action du mouvement est immédiate
par le toucher ou médiate par le geste ; la prémiére, ayant pour terme la longueur du bras,
ne peut se transmettre à distance, mais l’autre atteint aussi loin que le rayon visuel (Essai,
375).
Il existe dès lors une hiérarchie naturelle des moyens de communication : le toucher, le geste et la
voix (et plus loin l’écriture). Chaque moyen devient de moins en moins « immédiat » à mesure
que les interlocuteurs s’éloignent. Or si l’éloignement et la distance posent un premier obstacle
géographique à la communication entre humains, la genèse des langues témoigne du dépassement
de cette situation originaire : la distance empêche la voix de se constituer en une langue, mais la
voix fournit, par là même, un moyen de se rapprocher dans l’espace. La coupure entre le
déterminisme et le libre arbitre se fait déjà sentir au niveau de la voix qui joue des deux côtés du
partage. Rousseau semble suivre le libre choix des hommes de se rapprocher, dont les moyens de
communication sont de moins en moins à l’abri de la convention (Essai, 376). À cet égard,
l’émancipation du champ visuel au champ audible signe la perte progressive d’expressivité d’un
langage : « car plus d’objets frapent nos yeux que nos oreilles et les figures ont plus de varieté que
les sons ; elles sont aussi plus expressives et disent plus en moins de tems » (ibid., 376). À
l’obstacle de la distance ajoute celui du temps. La lenteur des langues versus l’immédiateté des
signes visuels revient à plusieurs reprises pour poser une limite quant à la force du son qui est un
mode de communication appauvri. Les langues transmettent leur message moins rapidement que
les signes qui s’offrent immédiatement aux yeux. Par contre, le génie de la langue, notamment
celui de la musique, a su profiter de cette faiblesse inhérente ; la temporalité est devenue une partie
intégrante de son appel aux émotions. Bien qu’on « parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles »
R. Spavin 235
(ibid., 377), la voix parle plus efficacement au cœur et, a fortiori, à l’âme. Une partie significative
de l’Essai consiste à comparer les arts de la vision à ceux de la voix pour montrer en quoi la
spécificité temporelle de ceux-ci crée un effet plus significatif sur les émotions du récepteur et
contribue à une esthétique du rapprochement :
L’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés vous donne bien une
autre émotion que la présence de l’objet même où d’un coup d’œil vous avez tout vû.
Supposez une situation de douleur parfaitement connüe, en voyant la personne affligée
vous serez difficilement ému jusqu’à pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce
qu’elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes (ibid., 377-378).
La musique doit certes s’étendre dans le temps, mais elle traduit plus que tout autre art le choc des
émotions d’un être à l’autre. L’énergie de la communication est ainsi pensée de deux manières
différentes : d’une part, les arts visuels, telle la peinture, transmet plus rapidement la représentation
au récepteur en se basant sur le matériau spatiologique, c’est-à-dire par une représentation située
dans un espace fixe, matériel. De l’autre, la transmission d’émotions passe par un développement
temporel ; pour les faire ressentir, il faut non seulement faire sentir la présence d’un autre être
humain, mais leur reconstituer une chronologie. Par conséquent, l’énergie de la musique s’exprime
par une certaine éloquence ou « art humain » qui rapproche les hommes jusque dans leurs âmes :
On voit par là que la peinture est plus près de la nature et que la musique tient plus à l’art
humain. On sent aussi que l’une intéresse plus que l’autre précisément parce qu’elle
rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos
semblables. (…) sitôt que des signes vocaux frapent vôtre oreille, ils vous annoncent un
être semblable à vous, ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’ame, et s’ils vous peignent
aussi la solitude ils vous disent que vous n’y étes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme
seul chante, et l’on ne peut entendre ni chant ni simphonie sans se dire à l’instant ; un autre
être sensible est ici (Essai, 421).
La langue et la musique (qui l’instrumentalise) constituent un rapport ambigu avec la nature. Dès
le début de la citation, la musique se rapproche de l’artifice, s’éloignant de la nature, mais ne
renonçant jamais à elle. Les signes vocaux sont toujours les « organes » de l’âme comme pour
représenter leur spiritualité à partir d’une assise biologique. L’homme, qui est naturellement seul,
n’oublie jamais non plus sa solitude originaire. C’est pourquoi ces mêmes signes « peignent » cet
R. Spavin 236
état premier, expressivité dicible, mais qui passe par une « image » de la peinture et de la nature.
En cela, la communion des hommes s’effectue par la reconnaissance d’une nature partagée ; les
artifices et les conventions qui sous-tendent les signes vocaux trouvent une limite dans le
rassemblement, non pas d’hommes « civilisés », mais de « sauvages » qui vivent ensemble le
passage de la solitude à l’existence au pluriel. Rousseau rappelle l’importance des contraintes
naturelles dans la genèse des langues non pour les dépasser irrémédiablement, mais pour suspendre
le moment entre le déterminisme naturel et le dépassement des ces mêmes limites.
Les artifices que Rousseau accepte avec parcimonie dans sa conception de langue ont pour
but de conserver une proximité avec l’état de nature que l’on doit nécessairement quitter pour vivre
en commun. Ce passage à l’état social est complexe. D’une part, l’homme qui vit en contact avec
d’autres doit préserver une idée de la solitude initiale qui le maintenait séparé d’autres hommes.
Avec une telle représentation de la sauvagerie, l’homme peut justifier son état social, accréditer
son assemblement par le sceau de sa volonté. En revanche, l’oubli de sa solitude reviendrait à
naturaliser le statu quo, à entériner son état social comme une nécessité d’existence. D’autre part,
la solitude qui gardait l’homme sauvage à distance d’autres hommes se conserve et se traduit dans
la langue par un certain hermétisme ; la solitude que partagent différents individus d’une
communauté déplace l’altérité vers différentes communautés, comme si la collectivité n’était
qu’une individualité, voire une solitude commune. Par contraste avec les moyens de
communication des animaux qui sont, selon lui, « universels », les langues humaines ne traversent
pas les frontières nationales. Qui plus est, Rousseau s’attarde sur les gestes pour mettre en valeur
leur potentiel de codification ; les conventions qui les informent sont tellement restreintes au
groupe qu’elles se prêtent admirablement à une exclusion. À titre d’exemple, en parlant de la
langue épistolaire des Salams, Rousseau note que les signes utilisés « sont des multitudes de choses
R. Spavin 237
les plus communes comme une orange, un ruban, du charbon etc., dont l’envoi forme un sens
connu de tous les amans dans les pays où cette lange est en usage » (Essai, 378). La clandestinité
de ces moyens de communication se retrouve aussi, d’après Chardin, aux Indes, où les facteurs, en
se tenant la main, peuvent modifier leurs « attouchemens » pour traiter publiquement de leurs
affaires tout en les gardant secret, sans se dire un seul mot (ibid., 378-379). Ces gestes mystérieux
qui échappent à la compréhension étrangère ne sont pas à l’abri de la convention non plus ; tout
en étant une communication visuelle, ils fonctionnent selon une convention spécifique, déterminée
singulièrement par le groupe qui en fait usage. La clandestinité et l’efficacité de ce moyen de
communication sont les fruits des limites retreintes de son acquisition, tel un schibboleth.
À l’autre pôle du spectre, l’écriture renvoie à une progression particulièrement dangereuse
des conventions langagières sur les limites spatiotemporelles. Plus on s’éloigne des limites du
groupe pour s’étendre dans l’espace et le temps, plus les conventions aliènent ce même groupe
pour ambitionner l’universel. Une telle progression de la langue, qui paraît « tout à fait naturel(le) »
(Essai, 384), n’est pourtant pas compatible avec la vision politique du philosophe qui repose, elle,
sur des limites étroites. La progressive aliénation des sentiments particuliers au profit des idées
générales consiste à surmonter l’obstacle de la distance de façon continue et inexorable. D’où
l’invention de l’écriture qui procède par différentes étapes de perfectionnement rationnel. Au
départ, le hiéroglyphe, écriture qui dessine les objets, évolue vers la peinture de sons, pour ensuite
devenir la décomposition de la voix parlante en parties élémentaires, à savoir un alphabet :
La troisième (manière d’écrire) est de décomposer la voix parlante en un certain nombre
de parties élémentaires soit vocales, soit articulées, avec lesquelles on puisse former tous
les mots et toutes les sillabes imaginables. Cette maniére d’écrire, qui est la nôtre, a du être
imaginée par des peuples commerçans qui voyageant en plusieurs pays et ayant à parler
plusieurs langues, furent forcés d’inventer des caractéres qui pussent être communs à
toutes. Ce n’est pas précisément peindre la parole, c’est l’analyser (ibid., 384-385).
R. Spavin 238
Rousseau trace la trajectoire du progrès scriptural vers ses formes les plus raisonnées ; à l’instar
de l’harmonie, qui décortique le son pour en atteindre une compréhension scientifique et
universelle, l’écriture alphabétique est à même de produire toutes les unités linguistiques du
monde. Ainsi, l’alphabet favorise l’économie, l’échange avec d’autres peuples qui estompe les
frontières nationales. L’opposition entre le fait de « peindre la parole » et celui de l’« analyser »
juxtapose deux conceptions de langage, dont l’une est figurative et l’autre exacte, où l’impossible
peinture du son s’oppose à sa maîtrise scientifique, dont l’« analyse » ne participe que de la
prolifération des appétits économiques. Chez Rousseau, le commerce n’est pas « doux » comme il
l’est chez Montesquieu, mais plutôt envahissant et insatiable.
Dans le cas de l’écriture, outil de commercialisation humaine, il ne s’agit plus d’individus
qui se rapprochent par la voix, mais d’une langue maitresse qui a surmonté l’obstacle de
l’éloignement par son propre perfectionnement matériel. La vocalité ainsi que l’« éloquence » des
langues sont remplacées par des textes qui témoignent de l’étendue de la société dont les membres
n’ont plus besoin de se rapprocher de manière physique. Le danger d’une telle situation est que la
décision de se rapprocher n’est pas celle des hommes, de leur volonté, mais d’une volonté autre :
Dans les anciens tems où la persuasion tenoit lieu de force publique l’éloquence étoit
nécessaire. À quoi serviroit-elle aujourdhui que la force publique supplée à la persuasion ?
L’on n’a besoin ni d’art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent
donc à faire au peuple assemblé ? Des sermons. Et qu’importe à ceux qui les font de
persuader le peuple, puisque ce n’est pas lui qui nomme aux bénéfices ? Les langues
populaires nous sont devenües aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les societés ont
pris leur derniére forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme
on n’a plus rien à dire au peuple sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au
coin des rües ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au
contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la prémiére maxime de la politique moderne
(Essai, XX, 428).
Entre le début de l’Essai, qui traite du libre rapprochement des hommes, et la fin, qui commente
la coercition politique par l’écriture, Rousseau montre bien les limites qu’il pose quant à la
perfectibilité de la communication et à son rôle dans la vie publique. Sa conception de la langue
R. Spavin 239
privilégie une proximité entre les locuteurs, puisqu’une langue qui se maintient en dehors des
limites d’un groupe parle à sa place. D’où le parallélisme qui s’exprime entre la sauvagerie et la
civilisation ; les hommes « civilisés » sont toujours « épars », « seuls », mais sous une forme
métaphorique, affective et non géographique. Leur « assemblement » ou « servitude » se voient
renforcés, dans le « donnez de l’argent », par une culture de l’intérêt particulier qui renvoie lui-
aussi à un stade pré-politique, où les « bénéfices » attestent d’une désunion qui sépare les hommes
d’eux-mêmes, au sein d’un même pays. Lorsque la langue devient institutionnalisée, écrite, le
rapprochement est toujours-déjà présupposé et ne procède à aucun changement affectif des
individus. Ce qui était à l’origine le choix des hommes se fait maintenant selon le « plaisir » d’un
seul.
Enfin, la hiérarchie des moyens de communication comporte une logique d’extrêmes, mais
aussi de parallèles, qui détermine avec d’autant plus de précision l’idéal rousseauiste. Le
dépassement de la distance qui se fait d’abord par l’oralité se retrouve dans l’écriture, mais qui
renvoie dorénavant à un projet centralisateur qui transcende les limites spatiotemporelles du
groupe. Cela prive les membres d’une communauté de leur volonté de rassemblement, de leur
« langue » qui est l’expression d’une consolidation volontaire d’intérêts. L’oralité, ainsi que les
limites physiques qui s’imposent à la voix, illustrent le double fonctionnement de la langue qui
doit, d’une part, surmonter un obstacle matériel (géographique) et, de l’autre, souder les intérêts
sauvages et naturels en une collectivité commune, une solitude partagée.
Certes, la langue permet le rapprochement des hommes au-delà des distances
géographiques — distances qui auraient condamné l’homme à la solitude sans l’intervention
linguistique —, mais elle n’est pas toujours un outil d’unification. Rousseau montre que la langue
moderne contredit l’idée d’une volonté générale qui repose sur la décision d’un groupe d’hommes
R. Spavin 240
de se réunir, conscients de leur passage de la solitude à la collectivité. Or se trouve dans la langue
un élan universaliste et aliénant qui tend à oublier ces origines communautaires, ce contre quoi
l’ « écriture » de Rousseau cherche à redresser une nouvelle frontière. Ce projet fort contradictoire,
qui oppose l’écriture à l’écriture, vise à contrer ces progrès « modernes » dans lesquels les hommes
« régressent », entrant dans un « nouvel » état de sauvagerie, où la « distance » n’est pas tant
géographique qu’émotive. Le but : retrouver ce moment de la civilisation où l’homme s’avère le
garant de sa volonté « sauvage » de s’unir aux autres.
La « douceur » : l’origine de l’homme sauvage
Si l’opposition principale des climats se concentre chez Rousseau entre les langues
méridionales et les langues septentrionales, on ne peut ignorer les passages qui traitent d’un
environnement pré-linguistique qui n’est ni chaud ni froid, mais « doux ». Cet entre-deux renvoie
à la période « sauvage » qui mène moins à une chute vers la civilisation qu’à un apogée
d’assemblement, un stade pré-politique que représentera la « chaleur ».
Dans l’Essai, la douceur correspond à la situation initiale, solitaire de l’homme qui précède
l’origine des langues. Pour faire son portrait, on doit retourner à ces « prémiers tems » où « les
hommes épars sur la face de la terre n’avoient de société que celle de la famille, de loix que celles
de la nature, de langue que le geste et quelques sons inarticulés » (Essai, 395). Ces hommes
sauvages peuplent une terre naturellement hospitalière et généreuse : « Les climats doux, les pays
gras et fertiles ont été les prémiers peuplés et les derniers où les nations se sont formées, parce que
les hommes s’y pouvaient passer plus aisément les uns des autres, et que les besoins qui font naitre
la société s’y sont fait sentir plus tard » (ibid., 400). En effet, c’est l’âge d’or du Discours, une
période d’ignorance où les hommes sont à l’abri de la corruption des hiérarchies sociales. Or ici,
dans ce texte notoirement pessimiste, dont la trajectoire de l’homme sauvage à l’homme policé est
R. Spavin 241
celle d’une chute, il est intéressant de noter le parallélisme avec la chute « biblique » où la
géographie du sauvage imite celle du tournant du déluge. La douceur rousseauiste s’identifie à ce
que Jean Ehrard a décrit comme la conception naturelle des hommes de la première moitié du
XVIIIe siècle, directement issue de la Providence. L’homme aurait été créé sous un climat doux
où la météorologie reste constante et les fluctuations atmosphériques se révèlent insignifiantes. La
douceur est ainsi caractérisée, à l’instar d’Hippocrate, comme un juste milieu qui ne connaît pas
d’extrêmes saisonniers. La conception de l’origine naturelle, d’ambition biblique, consiste alors à
neutraliser la question du climat :
Jadis, la terre ne connaissant pas la diversité des saisons ; recouverte toute l’année d’une
dense verdure, comme l’enseigne la Genèse, elle jouissait d’un continuel printemps. (…)
Pourquoi n’en est-il plus ainsi de nos jours ? Pourquoi le froid glacial de l’hiver succède-
t-il à la chaleur torride de l’été ? C’est que le déluge universel destiné à punir la corruption
du genre humain a également ruiné cette belle harmonie des premiers temps (Ehrard 1963 :
621-622).
L’harmonie naturelle égale une uniformité climatique, ce « printemps » qui situe l’homme dans la
« dense verdure » qui fournit toutes les ressources nécessaires à son existence. Chez Rousseau,
c’est l’environnement de l’homme sauvage pour qui « Le spectacle de la Nature lui devient
indifférent, à force de lui devenir familier. C’est toujours le même ordre, ce sont toujours les
mêmes révolutions (…) » (Discours, 144). En termes du déterminisme climatique, la régularité de
la température a certainement une incidence sur le caractère de l’homme : à la stabilité climatique
du printemps perpétuel correspond la constance et la régularité de l’homme sauvage qui ne change
pas ; la sauvagerie étant par définition ceux qui « restèrent plus longtems dans leur Etat originel »
(« Préface », Discours, 123).
Dès lors, la temporalité de l’homme sauvage est moins une période « historique » qu’une
régularité climatique. Le cas du « Caraybe » dans le Discours illustre en quoi le manque de
prévoyance est caractéristique du fait d’habiter un même climat qui reste le même, en dépit du
R. Spavin 242
temps historique, qu’il soit reculé ou contemporain. En raison de cette régularité climatique et de
la fertilité naturelle qui pourvoit à tous ses besoins, le Caraïbe fait preuve, selon Rousseau, d’une
ignorance temporelle et historique ; il semble ne pas se soucier des choses qui pourraient lui être
utiles dans différentes situations, tel le jour versus la nuit :
Son ame, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune
idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets bornés comme ses vûes,
s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré de
prévoyance du Caraybe : Il vent le matin son lit de Coton, et vient pleurer le soir pour le
racheter, faute d’avoir prevû qu’il en auroit besoin pour la nuit prochaine (Discours, 144,
je souligne).
Rousseau souligne l’influence de la régularité du climat sur la conscience temporelle comme si
c’était le climat qui apprenait à l’homme à penser le temps et à comprendre son importance.
L’exemple illustre le lien prégnant entre la constance des hommes sauvages et la qualité de leur
environnement : moins les saisons changent, moins l’homme ressent les besoins de l’existence qui
l’introduisent dans la mécanique de la « perfectibilité », à savoir le cas de l’homme du nord qui
doit apprendre à s’adapter au cycle naturel des saisons. (J’y reviendrai). Par contre, l’anecdote ci-
dessus exagère l’insouciance de l’homme naturel en lui faisant oublier d’éventuelles nécessités
dans la même journée : le Caribéen est si captivé par le présent qu’il n’a pas une juste
compréhension de ce que constitue un besoin « futur ».
Sur ce point, il faut comprendre à sa juste valeur la correspondance que travaillent les
philosophes du XVIIIe siècle entre le temps de l’histoire et le temps qu’il fait. À la suite des
éclaircissements d’Anouchka Vasak : « (…) la variation climatique est (pour eux) le moteur de
l’histoire » (Vasak 2007 : 116), Rousseau parvient à formuler ce même parallélisme par la
négative, en attribuant l’ignorance joyeuse de la temporalité à une question de régularité
climatique : « Dans cet âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n’obligeait à les compter ;
le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui » (Essai, 406). La carence de saisons,
R. Spavin 243
la douceur du printemps perpétuel deviennent une cause de l’incivilisation qui n’a aucun repère
météorologique pour compter les années, pour se mesurer dans une situation par rapport à une
autre. D’où également le manque de vestige et d’héritage culturel de ces peuples qui empêche de
mieux connaître ces civilisations perdues : « Qu’ont-ils fait durant ces dix générations ? Nous n’en
savons rien. Vivant épars et presque sans société, à peine parlaient-ils : comment pouvaient-ils
écrire ? Et dans l’uniformité de leur vie isolée quels événements nous auraient-ils transmis ? »
(Essai, 398). À la différence de l’existence primitive, la civilisation progresse, elle, grâce aux
empreintes du passé qui contribuent à une conscience historique capable de se surpasser. Ce savoir
culturel est au cœur de la notion de perfectibilité qui « tire [l’homme], à force de tems, de cette
condition originaire, dans laquelle il couleroit des jours tranquilles, et innocens ; que c’est elle, qui
faisant éclore avec les siécles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue
le tiran de lui-même et de la Nature » (Discours, 142). En définitive, le « tems », dont la conscience
est liée à la révolution des saisons, permet à l’homme d’« éclore » sa connaissance « avec les
siécles » pour sortir de son primitivisme qui aurait voué ses jours au silence et à l’oubli. Et c’est
précisément cette « prévoyance » qui assure une projection de l’homme dans l’avenir qui fait
l’objet de la critique, au détriment d’un déterminisme géographique qui le limiterait à un état de
tranquillité et d’innocence.
Au sujet du rapport entre la perfectibilité et le déterminisme géographique, Michèle Cohen-
Halimi et Francis Cohen mettent en évidence le point de disjonction entre une perfectibilité
« négative » et une perfectibilité « positive ». Selon eux, les inégalités sociales surviennent chez
Rousseau dans une société dont l’aptitude à la perfectibilité est davantage une affaire de temps que
d’espace ; lorsque le progrès est muni d’une conscience de l’avenir, soit d’une « prévoyance »,
l’homme est dorénavant mesuré par rapport à une virtualité toujours à venir, « nous port(ant) sans
R. Spavin 244
cesse au-delà de nous et souvent nous pla(çant) où nous n’arriverons point » (Émile, cité par Cohen
1998 : 98). Les « misères » de l’homme moderne ont pour source l’accaparement de la
perfectibilité par la conscience historique, elle-même déterminée, pervertie par une temporalité
tournée vers l’avenir. Autrement dit, « la prévoyance introduit un devoir-être temporel pour la
conscience, le futur exerce sa contrainte historique sur le présent du soi, et c’est ainsi que le devenir
prévoyance de la perfectibilité fait de celle-ci ‘la source de tous nos malheurs’ » (ibid., 98-99).
En revanche, la perfectibilité se qualifie « positivement », selon les Cohen, par rapport à
l’espace, notamment dans le cas de la diversité des espaces qui produit moins des « individus »,
« conscients de leur singularité » que des « peuples » dont les membres ne sont pas « individués »,
mais les mêmes (ibid., 101). Afin de mettre en avant le côté généralisateur de l’espace qui ne
sépare pas en « individus » mais qui réunit l’« espèce », on peut citer, à la suite des Cohen, le «
Fragment politique X » qui introduit l’opposition entre l’individu et le groupe, soit l’homme et le
peuple :
Tout se réduit d’abord à la subsistance, et par là l’homme tient à tout ce qui l’environne. Il
dépend de tout, et il devient ce que tout ce dont il dépend le force d’être. Le climat, le sol,
l’air, l’eau, les productions de la terre et de la mer forment son tempérament, son caractère,
déterminent ses goûts, ses passions, ses travaux, ses actions de toute espèce. Si cela n’est
pas exactement vrai des individus, il l’est incontestablement des peuples. (…) Avant donc
que d’entamer l’histoire de notre espèce, il faudrait commencer par examiner son séjour et
toutes les variétés qui s’y trouvent (…) la variété de ses climats (de la terre) (…) la divisent
pour ainsi dire en autant de mondes dont les habitants circonscrits chacun dans le sien ne
peuvent passer de l’un à l’autre (Fragment X, 530-531)
Dans ce texte, où il n’est pas question de « perfectibilité », mais du « déterminisme géographique »,
je suis d’accord que Rousseau avance une vision « positive » de la géographie qui est distincte de
la perfectibilité-prévoyance ayant tendance à hiérarchiser les individus de l’espèce entre eux. La
positivité de cette géographie est due au fait qu’elle crée (ou détermine) une notion de collectivité,
ce qui échappe précisément à la conscience historique de l’homme moderne. Mais est-ce pour cela
une « perfectibilité de l’espace » (Cohen 1998 : 105) ? Le « déterminisme » peut-il se nommer,
R. Spavin 245
directement, une « perfectibilité » ? Si la diversité des saisons crée une conscience temporelle,
celle-ci n’est pas seulement « déterminée » par la nature, mais constitue par là même une certaine
réaction ou opposition face à la nature. La conscience temporelle devient perfectible quand
l’homme se mesure et se corrige, qui, dans le cas de Rousseau, se fait à l’aide de la diversité de
son climat, repère chronologique, naturellement à sa disposition. Pour qu’il y ait « perfectibilité »,
il faut changement. Or le déterminisme représenté ci-dessus souscrit à une politique du pluralisme
qui tient compte de la spécificité du « peuple ». On est à nouveau dans la lecture relativiste. Certes,
le déterminisme climatique peut aussi donner lieu à son propre « refus », où l’homme n’est plus
« déterminé » par son environnement, s’élevant, par la perfectibilité, au-dessus des contraintes
naturelles, mais ce n’est pas le propos du « Fragment ».
La dichotomie entre la perfectibilité-prévoyance et la prétendue « perfectibilité de
l’espace » souligne, pour les auteurs, une réflexion qui cherche à invalider la particularisation de
l’espèce humaine en individus, hiérarchisés selon leur degré d’aptitude. Alors que le déterminisme
du discours géographique « rapproche » naturellement les hommes, les rend similaires, des parties
d’un même tout, non pas « universel » mais « général » (ibid., 104) ; les groupements d’hommes
sont généralisés par les influences du climat, processus qui se reproduit différemment en fonction
du contexte géographique. Si une « perfectibilité » pourrait s’associer à ce discours, il faudrait la
trouver dans une lecture évaluative et analeptique ; la « généralisation » qu’opèrent les climats
pourrait ainsi constituer un repère contre lequel les hommes modernes, qui ne sont plus influencés
par l’environnement, peuvent se mesurer ; les sociétés humaines pourraient en effet s’évaluer à
l’aune d’une existence antérieure, « revenir en arrière », pour restaurer des conditions qui soient à
nouveau définies par des limites physiques. Mais cette perfectibilité s’exprime toujours par rapport
à une temporalité, cette fois tournée vers le passé et non l’avenir et impliquerait une certaine
R. Spavin 246
« aptitude » à faire marche arrière. Bref, dans la logique du déterminisme climatique, on ne peut
dissocier le temps de l’histoire du temps qu’il fait. De plus, il faut nuancer la position de Rousseau
quant à la perfectibilité historique, celle qui se projette dans l’avenir, car elle n’est pas négative
sur toute la ligne. Tout en restant dans l’argumentation de l’Essai, la situation de l’homme sauvage
— dont l’existence anhistorique est précisément déterminée par la régularité du climat — ne donne
pas lieu à une notion de collectivité ou de généralité positive. Contrairement à ce qu’on pourrait
croire, l’homme sauvage, qui est le produit parfait de son environnement, n’est pas un homme
idéal qui sert de leçon pour la collectivité populaire.
Entre le Discours et l’Essai, le primitivisme demeure une période en deçà des inégalités
sociales, à l’abri de la perfectibilité, avide de défis environnementaux qui l’activeraient. Si le
Discours développe une réflexion sur les effets néfastes du progrès sur la vertu politique, l’Essai
formule une réflexion plus profonde et plus nuancée sur l’état sauvage, notamment sur l’influence
de la « distance » géographique qui sépare les hommes primitifs entre eux. La question de la
solitude de l’homme sauvage se retrouve dans les deux textes — l’individu vivant en marge
d’autres hommes se complaît dans un bonheur en dehors de la sociabilité et de la servitude
politique —, mais l’Essai représente la situation d’un point de vue moins péremptoirement
idéaliste : le fait de quitter l’état sauvage n’est plus celui d’une chute. À la différence de l’âge d’or
du Discours, la sauvagerie de l’Essai s’avère être, tout au plus, une fortuite compatibilité entre la
distance séparant les hommes et leurs intérêts, violemment exclusifs et particularisés. Ici, la
distance permet et tolère la sauvagerie des intérêts parce qu’elle empêche leur rencontre d’avec
d’autres intérêts sauvages qui leur sont forcément antagoniques. On sent déjà une fissure dans
l’idéalité du sauvage dont la paix n’est pas absolue, mais limitée aux aléas de la géographie :
Ces tems de barbarie étoient le siécle d’or ; non parce que les hommes étoient unis, mais
parce qu’ils étoient séparés. Chacun, dit-on, s’estimoit le maitre de tout ; cela peut être ;
R. Spavin 247
mais nul ne connoissoit et ne désiroit que ce qui étoit sous main : ses besoins loin de le
rapprocher de ses semblables l’en éloignoient. Les hommes, si l’on veut, s’attaquoient dans
la rencontre, mais ils se recontroient rarement. Par tout régnoit l’état de guerre, et toute la
terre étoit en paix (Essai, 396).
En tant qu’habitant solitaire, l’homme sauvage se considère comme un « maître de tout ». Son
antagonisme avec d’autres « maîtres » est donc inévitable, d’où l’intérêt de l’éloignement qui
réduit la fréquence de la guerre. La paix et la guerre peuvent coexister grâce à la distance qui
permet aux hommes de mener, en vase close, des existences solipsistes. Autrement dit, l’état
primitif est préférable à l’état moderne parce que l’opposition entre la guerre et la paix n’a pas lieu
de se manifester. L’âge d’or correspond à un état géographique et non à un état humain, lequel
serait un état de guerre dans une situation de proximité. Ainsi, on ne peut passer sous silence le
décalage entre le prétendu « âge d’or » et cette paradoxale coexistence de la guerre et de la paix :
comment idéaliser une paix qui se limite à une condition géographique ? Si c’est seulement la
distance qui empêche la guerre, il est difficile de comprendre en quoi la sauvagerie et l’état de
douceur puissent constituer un idéal, surtout dans un texte qui vise à trouver de liens sociaux par
une enquête sur les langues et la musique, seul ressort des sociétés établies, extirpées du
primitivisme.
Pour une lecture climatique du droit naturel moderne
La fonction narrative de la douceur, qui caractérise la zone climatique de l’homme sauvage,
est de représenter l’initiale insociabilité de l’homme. L’homme n’est pas né dans un
environnement qui demande son rassemblement pour survivre. C’est une constante dans la théorie
politique de Rousseau : il s’oppose à l’idée selon laquelle les premiers hommes seraient nés dans
un environnement qui souligne leur interdépendance et non leur autonomie individuelle. Dans
l’Essai, il cite les « philosophes européens » qui « ne manquent point de nous montrer les premiers
hommes habitant une terre ingrate et rude, mourant de froid et de faim, empressés à se faire un
R. Spavin 248
couvert et des habits » (394). Selon lui, l’espèce humaine a pris naissance dans les contrées où
« l’hiver est à peine connu » (ibid.). Or pourquoi situe-t-il l’origine de l’homme dans un tel espace
? Quelle est la signification philosophique de cette initiale insociabilité ?
Tout d’abord, Rousseau s’oppose aux interprétations individualistes qui caractérisent le
droit naturel « moderne », tel qu’il s’exprime sous la plume des Grotius et Pufendorf, et qui domine
le discours moraliste depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle. Ce « droit » qui repose
moins sur la hiérarchie politique se focalise davantage sur les rapports sociaux qui lient les
individus entre eux, en-deçà de l’obligation politique. Leur objectif étant d’expliquer le
fonctionnement universel de la sociabilité humaine par une démarche qui se veut « scientifique »,
typique de l’épistémè de l’époque, afin de faire du « droit naturel » une science morale
démonstrative145.
Le droit naturel « moderne » est ainsi plus explicite que le droit naturel « classique »
puisqu’il s’attache à définir les maximes morales comme des règles de droit en dehors d’une
conception verticale de la société politique. Le droit naturel moderne est moins une évaluation
prescriptive du pouvoir politique qu’une description des sociétés et de leur fonctionnement de
base, c’est-à-dire horizontal ou interhumain (Larrère 1992 : 55). C’est pourquoi il existe un certain
« minimalisme » (ibid., 26) dans l’approche qui recherche le fondement éthique au fondement des
relations humaines, dans une diversité situations sociales. La déduction à laquelle aboutit ce
minimalisme est celle de l’utilité individuelle, soit la seule « vérité humaine », en accord avec la
position sceptique : l’homme est attiré par la vie en commun puisque celle-ci l’aide à survivre. En
d’autres termes, la sociabilité constitue une existence « naturelle » dans la mesure où elle se
conforme à l’amour de soi :
145 Voir l’ouvrage de Catherine Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle (1992) qui dédie un chapitre à
cette conception scientifique et matérialiste du droit naturel, « Droit naturel et sociabilité », 17-57.
R. Spavin 249
L’homme étant donc un animal très affectionné à sa propre conservation, pauvre
néanmoins et indigent de lui-même, hors d’état de se conserver sans le secours de ses
semblables, très capable de leur faire du bien et d’en recevoir : mais d’autre côté, malicieux,
insolent, facile à irriter, prompt à nuire, et armé pour cet effet de forces suffisantes : il ne
saurait subsister, ni jouir des biens qui conviennent à l’état où il se trouve s’il n’est sociable,
c’est-à-dire s’il ne veut vivre en bonne union avec ses semblables (Pufendorf, Du droit de
la nature et des gens, cité par Larrère 1992 : 26).
En ce qui concerne la sociabilité, qui lie l’homme par ses besoins et son utilité à d’autres hommes,
le droit naturel moderne ne va pas au-delà de l’utilité de l’individu, ni de la paix qui résulte d’une
sociabilité dont les membres cherchent tous, chacun à sa manière, à vaquer à leurs propres
fonctions. En effet, il ne faut pas ignorer l’initiale méchanceté de l’homme — sa « malic[e] », son
« irrit[abilité] » et son « insole[nce] » — que présuppose la sociabilité naturelle et qui limite son
bonheur à la seule satisfaction de ses besoins ou de ses désirs. Sur ce point, Larrère met en évidence
la neutralité morale d’un tel fondement du social qui n’oblige pas au bien, mais à la seule
reconnaissance de l’utilité individuelle d’autrui : « Cette restriction de l’étendue du droit, à laquelle
s’adjoint sa définition négative (est juste ce qui n’est pas injuste), fait que la sociabilité n’est jamais
conçue comme une obligation à bien faire […], ni à faire du bien aux autres […], mais seulement
à ne pas faire de mal » (ibid., 27). En cela, une certaine ambiguïté morale caractérise le
développement du droit naturel moderne qui sera exploitée par Rousseau. Si l’homme est à la fois
naturellement sociable, a-t-il réellement besoin d’apprendre la vertu, l’univers des « obligations
imparfaites » qui pour Pufendorf comprend la compassion, la libéralité, l’humanité et la charité
(ibid., 36) ? Pourtant, il ne faut pas faire l’économie de l’échafaudage moraliste que les penseurs
comme Pufendorf essaient d’établir à partir de cette situation à première vue appauvrie ; on peut,
à partir de là, professer la compossibilité des intérêts, leur mutualité, et le bienfait au cœur de la
sociabilité, à savoir le commun accord qui pousse les hommes à travailler ensemble en dehors des
liens étatiques. Ce sont ces élargissements théoriques qui aident à penser les bases d’un
R. Spavin 250
« commerce » ou des « relations humaines », ce qu’Adam Smith utilisera pour établir le libéralisme
économique146.
En effet, Rousseau s’inscrit en faux contre de tels développements théoriques. La
représentation de l’insociabilité naturelle de l’homme sauvage participe d’une argumentation
opposée qui conteste la moralité politique du droit naturel moderne. L’état de nature ne correspond
pas, selon lui, à la sociabilité qui serait nécessaire à l’établissement d’un contractualisme
républicain. Le minimalisme moral de la sociabilité naturelle ne permet pas d’accéder à la vertu
politique qui permet d’unifier les membres d’une communauté autour d’une volonté commune.
Les « intérêts mutuels » ne sont pas suffisants pour faire ressentir l’intérêt général qui doit
remplacer l’intérêt particulier, au cœur de chacun des citoyens d’une république. Rousseau montre
les limites du droit naturel moderne en en soulignant l’extériorité ; au niveau psychologique, ou
« intérieur », les hommes ne sortent pas de leur naturalité, même si leurs actions extérieures
s’avèrent réciproquement compatibles et utiles147. C’est précisément le manque de transparence
entre les motifs intérieurs et extérieurs qui dérangent profondément la sensibilité rousseauiste. Les
« motifs » qui poussent les hommes à échanger pour leur bénéfice personnel sont, pour lui,
antagoniques. Le deuxième chapitre du premier livre du « Manuscrit de Genève » rend explicite
cette problématique dans le contractualisme du philosophe :
Si l’on est une fois convaincu que dans les motifs qui portent les hommes à s’unir entre
eux par des liens volontaires il n’y a rien qui se rapporte au point de réunion ; que loin de
se proposer un but de félicité commune d’où chacun peut tirer la sienne, le bonheur de l’un
fait le malheur d’un autre ; si l’on voit enfin qu’au lieu de tendre tous au bien général, ils
ne se rapprochent entre eux que parce que tous s’en éloignent ; on doit sentir aussi que
quand même un tel état pourroit subsister il ne seroit qu’une source de crimes et de miséres
146 Voir les études sur le rapport entre droit naturel et économie par Catherine Larrère ; J.A. Schumpeter, Histoire de
l’analyse économique, t. I, Paris, Gallimard, 1983 ; T. Hutchison, Before Adam Smith : The Emergence of Political
economy (1662-1776), Oxford, Blackwell, 1988. 147 Larrère montre que pour Pufendorf, le droit naturel a rapport aux mœurs et non à la morale, c’est-à-dire aux
« actions extérieures » des hommes (Larrère 1992 : 19). Il faut ainsi distinguer entre le droit naturel et la théologie
morale qui « travaille à régler le cœur, l’intention ou la détermination intérieure » (ibid.).
R. Spavin 251
pour des hommes dont chacun ne verroit que son intérest, ne suivroit que ses penchans et
n’écouteroit que ses passions (Manuscrit, 283).
Dans ce chapitre, qui constitue une réponse à l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie de
Diderot — article qui renchérit sur la sociabilité naturelle de l’espèce humaine —, Rousseau
souligne le néant du « point de réunion ». Les motifs derrière le rassemblement sont si
individualistes qu’ils sont opposés et contradictoires ; le « bonheur » de l’un fait le « malheur » de
l’autre. Bien que « rapprochés », les hommes ne sont liés par aucune « félicité commune » ou
« amitié ». Et lorsqu’un état est dénué de liens de fraternité, il sombre, selon Rousseau, dans un
univers de « crimes » et de « misères », c’est-à-dire d’inimitié générale, où, malgré la proximité
qui met les hommes en contact les uns avec les autres, se révèle une situation d’ « éloigne[ment] ».
C’est ainsi que l’heureuse « distance » qui caractérise l’existence géographique des hommes
sauvages devient le point de désunion et de ruine des hommes « civilisés ». En d’autres termes,
l’éloignement géographique qui contribuait aux premiers temps à la « paix » des hommes sauvages
disparait pour que la « guerre » s’infiltre dans les relations humaines, non pas au niveau des actions
extérieures, mais au niveau des passions et des intérêts.
Toujours dans le « Manuscrit de Genève », Rousseau approfondit le concept d’ennemi
comme une « guerre interne » qui divise les intérêts du groupe. Cela lui permet d’apporter une
signification d’autant plus critique du libéralisme et du droit naturel moderne. En se rapprochant
momentanément de Hobbes, qui pose que l’état de nature correspond à un état de guerre généralisé,
pour lequel la société politique constitue un remède, il corrige l’acception sauvage d’« ennemi »
comme un faux concept. En effet, l’état sauvage est toujours pour lui une sorte d’âge d’or,
justement parce que les hommes ne vivent pas ensemble ; la guerre ne survenant que lorsqu’ils se
rapprochent. Or l’homme sauvage cherche plutôt à s’éloigner. Ainsi, la question se pose, les autres
hommes sont-ils pour lui un véritable ennemi s’il veut, avant tout, éviter leur rencontre ? Ou serait-
R. Spavin 252
ce plus approprié de les considérer à l’instar d’un « étranger » ? À lire Rousseau, « les mots
d’étrangers et d’ennemis ont été longtems synonimes chez plusieurs anciens peuples, même chez
les Latins » (Manuscrit, 288). Mais il convient d’en faire la distinction. La guerre n’est possible
que lors du rassemblement des hommes qui fait des sauvages des étrangers et non des ennemis.
Sur ce point, Rousseau précise que « l’erreur de Hobbes n’est donc pas d’avoir établi l’état de
guerre entre les hommes indépendans et devenus sociables mais d’avoir supposé cet état naturel à
l’espéce, et de l’avoir donné pour cause aux vices dont il est l’effet » (ibid.) Enfin, le philosophe
inverse la logique de Hobbes en mettant à l’envers sa notion d’ennemi naturel. L’ennemi est, selon
Rousseau, un concept social qui attaque les liens du regroupement ; l’ « étranger » devient l’ennemi
par le rassemblement du social, internalisant une politique de l’inimitié dans les passions et les
intérêts du groupe. Tels sont les « vices » du produit politique, dont la « cause » est faussement
attribuée à une acception naturelle de l’ennemi.
Le temps historique versus le temps narratif : le cas des transitions
S’il existe bel et bien un « ennemi » dans le développement historiographique de l’homme,
il peut sembler difficile de réconcilier sa présence avec l’évidente « triplicité » qui caractérise la
représentation rousseauiste du temps, de sa chronologie narrative. Les trois climats auxquels je
consacrerai le reste de mon analyse — en allant du doux au chaud et au froid — semblent, en effet,
concrétiser une vision ternaire du monde et de son influence sur le devenir temporel de l’homme.
Or, à en croire Carl Schmitt, l’antagonisme naît dans une vision binaire du politique et se
neutraliserait dans une structure tripartite qui servirait de juste milieu, à la fois idéal et arbitral148.
Ainsi, il s’agira d’expliciter la conception particulière du temps rousseauiste dont les émanations
148 Ainsi qu’il le dit, « The triple structure weakens the polemical punch of the double-structured antithesis » (Schmitt
2007 : 74).
R. Spavin 253
ne correspondent pas nécessairement à des époques distinctes ou ternaires, mais interdépendantes,
c’est-à-dire textuelles et poétiques. L’écriture permettra de les penser différemment, d’une manière
esthétique, en fonction des processus d’identification et d’aliénation auxquels les climats sont si
souvent soumis.
On le sait, dans le « Manuscrit de Genève », la notion d’ennemi ne peut s’appliquer aux
conditions d’existence de l’homme sauvage. Bien que sauvage, l’homme de l’âge d’or ne cherche
pas à faire du mal aux autres mais plutôt à se resserrer et à se soucier de sa propre conservation.
Un important passage sur la pitié représente l’émotion comme étant naturelle, même partagée par
les animaux, alors que la civilisation engendre le sentiment d’inimitié qui contredit la
commisération et l’identification aux autres (Discours, 155). Et pourtant, l’Essai donne une autre
version des faits. Dès le chapitre IX, « Formation des langues méridionales », la pitié est une
émotion qui se « développe » et qu’on acquiert avec des « lumières » : « Les affections sociales ne
se dévelopent en nous qu’avec nos lumiéres. La pitié, bien que naturelle au cœur de l’homme
resteroit éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu » (Essai, 395)149. D’emblée
faut-il remarquer que Rousseau caractérise la pitié comme une affection « sociale », non pas
sauvage ou animalière. Le chapitre renchérit sur le manque d’affection primitive et
« primesautière » en se prononçant sur l’ennemi, le présentant surtout comme une notion pré-
sociale : « Dans les prémiers tems les hommes épars sur la face de la terre (…) n’étoient liés par
aucune idée de fraternité commune, et n’ayant aucun arbitre que la force ils se croyaient ennemis
les uns des autres » (Essai, 395). En d’autres termes, Rousseau, comme on le sait, nuance son éloge
de l’« âge d’or », et présente des éléments qui obligent à réévaluer la situation de l’homme sauvage,
149 Dans ses notes sur l’Essai, Robert Derathé rappelle ici la représentation de la pitié de l’Émile, l’émotion n’étant
pas « primesautière » mais « tardive » : « la seule passion naturelle à l’homme est l’amour de soi-même (III, IV, 322)
dont la pitié est une expansion qui se révèle dans le temps (ibid., 493, 504-506).
R. Spavin 254
désormais décrite comme une période de « stupidité » et d’ « abrutissement » qui en souligne la
« violence (…) sanguinaire » (ibid., 399).
Le chapitre IX sur la formation des langues méridionales ne vise pas à idéaliser le stade
pré-langagier qui est celui de l’homme sauvage, mais plutôt les conditions qui poussent les
hommes à s’unir et à communiquer. Son objet est de raconter un passage, celui de la sauvagerie
au regroupement social, bien que pré-gouvernemental. Ce mouvement dans le développement de
l’homme se présente, certes, comme un mouvement dans le « temps », même si celui-ci est bien
« extra-historique ». Il s’agira d’une représentation narrative qui exploite la temporalité inhérente
à l’énergie langagière. Dans ce sens, il faut comprendre la spécificité du temps rousseauiste comme
une construction textuelle façonnée à l’aide d’un agencement textuel qui fait sentir le passage du
temps à mêmes les transitions entre les paragraphes. En effet, les deux premiers paragraphes du
chapitre IX semblent manquer de transition : si le premier traite des « prémiers tems » où les
hommes vivent « épars » (ibid. 395), le deuxième commence par les « affections sociales » qu’on
vient de voir plus haut. Le texte amène le lecteur à faire la transition chronologique par le biais de
ses séparations scripturales, l’espace entre les paragraphes imitant un laps de temps. Le même
phénomène se reproduit plus loin dans le chapitre, à plusieurs reprises, en traitant notamment de
la distinction entre la chasse, qui décrit le mode d’alimentation des sauvages, et l’élevage
d’animaux qui appartient à une période historique différente. Après avoir traité du carnivorisme
des premiers peuples, à savoir les festins d’Homère (ibid., 397-398), le prochain paragraphe
reprend l’histoire alimentaire avec le « prémier gâteau qui fut mangé » qui « fut la communion du
genre humain » (ibid., 398). Entre la dernière phrase et la première phrase des deux paragraphes,
Rousseau représente un passage temporel. Dans la période d’élevage d’animaux, distincte de la
chasse, les hommes sont plus sédentaires qu’alors, ils possèdent des « jardin[s] », mais non pas
R. Spavin 255
des « champ[s] » (ibid.) : « Le peu de grain qu’on recueilloit se broyait entre deux pierres, on
faisoit quelques gâteaux qu’on cuisoit sous la cendre ou sur la braise ou sur une pierre ardente, et
dont on ne mangeoit que dans les festins » (ibid.). En outre, le paragraphe qui suit l’agrariarisme
pastoral présente encore une autre période, sans transition, qui est celle de l’« agriculture » et de
la « culture des champs » (ibid.). Plus loin, Rousseau finit par expliciter en mots la distinction des
trois périodes historiques déjà mise en scène par l’agencement des paragraphes : les trois états de
l’homme par rapport à la société se lisent comme suit : « Le sauvage est chasseur, le barbare est
berger, l’homme civil est laboureur » (ibid., 400).
En effet, il n’est pas difficile de lier ces trois étapes du devenir de l’homme civilisé aux
trois climats, de voir les correspondances qui se mettent en place entre le temps et la météorologie.
Le « printems perpétuel » correspond aux « climats doux, [aux] pays gras et fertiles ». La chaleur
s’avère la zone climatique de l’homme « barbare » ou « pastoral ». La froideur, qui semble venir
après, d’autant plus que la « formation des langues du nord » est traitée dans le chapitre suivant,
abrite le développement agricole de l’homme et le pousse progressivement à découvrir les
différentes composantes de la vie policée : « À l’égard de l’agriculture, plus lente à naitre elle tient
à tous les arts ; elle améne la proprieté, le gouvernement, les loix, et par degrés la misére et les
crimes, inséparables pour nôtre espéce de la science du bien et du mal » (ibid.). S’y retrouve la
perfectibilité qui se montre particulièrement négative à l’égard du bonheur social ; la « lente[ur] »
du temps voit arriver diverses progressions sociales dont la science constitue le point final de la
gradation. Dès lors, l’agriculture est l’origine d’une structure sociale que Rousseau critique
systématiquement dans ses écrits. C’est pourquoi il lui préfère la période « au milieu », en aval de
la sauvagerie, mais en amont de la civilisation policée, en lui donnant une existence
spatiotemporelle distincte, bien que textuelle et extra-historique :
R. Spavin 256
L’art pastoral, pére du repos et des passions oiseuses est celui qui se suffit le plus à lui-
même. Il fournit à l’homme presque sans peine la vie et le vétement ; Il lui fournit même
sa demeure ; les tentes des prémiers bergers étoient faites de peaux de bêtes : le toit de
l’arche et du tabernacle de Moïse n’étoit pas d’une autre étoffe (ibid.)
La figure de Moïse s’oppose à celle de Triptolème (héros grec qui apprend à l’homme la culture
des terres) précédemment mentionné et se rapporte à un âge pastoral qui se méfie de l’agriculture
grâce au « jugement d’improbation » que transmet Moïse au peuple juif « sur l’agriculture en lui
donnant un méchant pour inventeur » (ibid.) : Caïn. La vie agricole des peuples mosaïques est ainsi
réduite à ces grains de « jardins » utilisés pour faire les « gâteaux », ou pain sans levain, cités plus
haut. Entre la vie chasseresse (sauvage) et la vie agricole (civilisé), il existe un regroupement social
rudimentaire qui « se suffit à lui-même », qui tire le plus grand profit du peu qu’il récolte.
Pourtant, l’agencement des paragraphes du chapitre IX témoigne d’un texte qui ne se
contente pas simplement d’imiter le passage progressif du temps par une chronologie
narrative réciproque : plusieurs paragraphes suivent la progression tripartite de l’homme civilisé
dans le temps, mais on ne peut ignorer les interruptions, les passages qui passent, d’un paragraphe
à l’autre, à l’inverse, c’est-à-dire de la civilisation à la sauvagerie, également sans transition. Le
constat est de taille parce qu’on est obligé de se demander quelle est la signification de redéployer
la même chronologie jusqu’à ce que les points temporels de la fin soient juxtaposés aux périodes
initiales. Autrement dit, Rousseau représente moins un passage continu dans le temps (sauvagerie,
agrariarisme, civilisation) que des mini-récits où les représentations du début-milieu-fin se
superposent les unes aux autres pour créer un effet de cyclicité. La problématique réside pour moi
dans la juxtaposition entre l’époque des « arts » agricoles et le retour aux « climats doux », où, au
niveau de la progression de lecture, la fin s’enchaîne maintenant sur le début. La linéarité du temps
historique est effectivement rompue. À titre d’exemple, considérons la page 400, la dernière phrase
du paragraphe traitant de l’agriculture se lit : « C’est donc aussi par les mêmes causes qu’il faut
R. Spavin 257
expliquer la diversité des langues et l’opposition de leurs caractéres ». La première phrase du
prochain paragraphe est en parfaite juxtaposition temporelle : « Les climats doux, les pays gras et
fertiles ont été les prémiers peuplés et les derniers où les nations se sont formées (…) ». Dans cette
même phrase, Rousseau juxtapose les « premiers » et les « derniers ». Pourquoi ? En quoi est-il
significatif de rapprocher les premiers temps des derniers150 ? Et si oui, s’agit-il d’une juxtaposition
ou d’un parallélisme ?
Considérons davantage le contenu des caractérisations des deux peuples, sauvages et
« modernes ». Les passages qui décrivent la consommation de viande sont les plus éloquents. Au
passage qui raconte les festins des premiers peuples, décrits exclusivement en fonction de la
viande, Rousseau introduit à la fin une référence au carnivorisme des Anglais : « Pour concevoir
les repas des anciens on n’a qu’à voir encore aujourdui ceux des Sauvages ; j’ai failli dire ceux des
Anglois » (Essai, 398). Le fait d’être non seulement un « mangeur » de viande mais un « devoreur »
(ibid.) rend plus explicite l’analogie dont j’ai déjà traitée plus haut, dans le chapitre plutôt
ésotérique du Contrat social, où je suggérais un lien entre l’exploitation des ressources humaines
et la consommation de viande. Ici, dans l’Essai, le lien est plutôt frappant : en ce qui concerne les
sauvages les plus « robustes », « ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires, puis avec le
tems guerriers, conquerans, usurpateurs. L’histoire a souillé ses monumens des crimes des
prémiers Rois ; la guerre et les conquêtes ne sont que des chasses d’hommes. Après les avoir
conquis il ne leur manquoit que de les dévorer » (ibid., 399). Pour Rousseau, le carnivorisme
devient, « avec le tems », un cannibalisme métaphorique. Aussi la « sauvagerie » n’est-elle pas
150 Le même phénomène se trouve à la page 398, mais avec plus de transition : d’un paragraphe à l’autre, Rousseau
passe de l’époque agricole à l’époque sauvage, entre les « richesses de Job » et les « dix générations » où les hommes
vivaient longtemps épars.
R. Spavin 258
limitée à une époque révolue ; c’est un concept qui s’applique davantage à un état d’esprit, voire
une disposition psychologique et passionnelle, qu’un passé, un état précis.
Le cas du carnivorisme insiste ainsi sur une ressemblance paradoxale entre les deux
périodes les plus « éloignées » dans la chronologie de Rousseau. Si les paragraphes analysés ci-
dessus présentent une juxtaposition temporelle entre la fin et le début du devenir de l’homme
civilisé, ils révèlent en réalité un parallélisme qui transcende le temps ainsi que les changements
institutionnels. Les habitudes alimentaires de l’homme civilisé, ainsi que son penchant pour la
guerre (et la chasse), sont moins le résultat de coutumes et de mœurs qui se déterminent
socialement et historiquement que des vestiges originaires, des traces de sauvagerie. Dans ce texte
en particulier, l’« ennemi » est un phénomène qui se partage entre deux stades historiques, entre
la période pré-linguistique et la progressive rationalisation de la langue qui se perfectionne jusqu’à
aliéner les hommes qui la parlent. L’éloignement de l’homme sauvage correspond de manière
figurative à l’aliénation passionnelle dans laquelle se retrouve l’homme moderne. C’est pourquoi
la représentation linguistique du « froid » privilégie une exactitude dénuée de sentiments, un
« progrès » de la raison qui l’emporte sur la « communion » des passions, lesquelles s’avèrent,
dans leur forme moderne, des extensions frelatées de leur première insociabilité naturelle. La
recherche de l’intérêt particulier constitue une sorte de chute progressive, sans interruptions, des
démarches sauvages consacrées à l’auto-conservation, ce qui se distingue précisément de la pitié
ainsi que de l’identification à la souffrance des semblables. Or l’ennemi n’est plus l’étranger de
l’état sauvage, il est devenu, avec le rapprochement des sociétés modernes, un adversaire
« interne », psychologique et passionnel, dont l’éradication doit passer par une conscientisation
esthétique. La rhétorique spatio-temporelle des climats, elle, aide à extérioriser le conflit interne,
à la manière d’une allégorie, qui accentue la caractérisation de l’ennemi et l’agrandit à travers une
R. Spavin 259
transcendance chronologique, c’est-à-dire narrative. On retrouve ce que Schmitt appelle les
débordements esthétiques de l’ennemi dans différents univers de l’action humaine ; la distinction
de l’inimitié-amitié s’exprime en dehors de la spécificité politique et se diffracte en une
« constellation » (Schmitt 2007 : 36), se fortifiant par le biais des discours hétéroclites, tels
l’économie, la religion, l’esthétique, et dans ce cas plus précisément, de l’identité linguistique, et
plus minutieusement encore, de l’identité alimentaire.
Pour récapituler, la représentation du temps dans l’Essai semble s’acquitter de deux
fonctions différentes, mais corrélées : d’une part, les événements du récit suivent, tant bien que
mal, une progression chronologique en trois périodes distinctes qui semblent toutes s’enchaîner
l’une après l’autre. De l’autre, la narration et l’écriture déstabilisent la progression linéaire dans le
temps au point où le début et la fin se juxtaposent, voire se correspondent en un intéressant
brouillage de pistes. C’est une tension que je ne cherche pas nécessairement à résoudre : le temps
historique s’avère être dédoublé par un temps narratif qui tantôt l’imite, tantôt l’inverse. Par
rapport à cette problématique de la temporalité, il convient de préciser son rapport avec les trois
climats, c’est-à-dire les trois « périodes » dans la progression « historique » de l’homme.
En suivant la courbe de la civilisation humaine, de la sortie de l’état de nature au
regroupement social et policé, les trois climats (tempéré, chaud, froid) dessinent en réalité deux
mouvements ou passages qui s’opposent. De ces deux mouvements, Rousseau en parle
différemment : de la sauvagerie (climat tempéré) à un regroupement moral (climat chaud) d’une
part, et de l’autre, du regroupement moral à un regroupement inégalitaire (climat froid). Puisqu’il
s’agit dans l’Essai moins d’une chute que d’une montée et descente, un récit du rassemblement
organique qui est contrebalancé par un récit du rassemblement forcé, le reste de mon analyse
cherche à expliquer comment les climats problématisent encore plus cette courbe historique pour
R. Spavin 260
insister sur une coupure. Le chaud et le froid ne s’enchaînent pas l’un sur l’autre, mais s’oppose
en tant que deux trajectoires rivales.
La civilisation des passions : la « période » du tempéré au chaud
La première phase à considérer est celle qui passe de la sauvagerie au barbarisme. Ce
passage métaphorique peut également se lire comme un changement de climat, c’est-à-dire du
mouvement du tempéré au chaud. La genèse des langues méridionales, on l’a vu, suit les langages
primitifs des « prémiers temps » (Essai, 395) pour constituer un nouveau début pour la l’homme,
sorti de sa solitude. La « douceur » des premiers temps devient, au fil du récit, la « chaleur » aride,
l’environnement où les hommes décident d’entrer en contact avec autrui. Ce processus renvoie à
un passage d’une spatio-temporalité à une autre ; les rencontres intersubjectives de l’époque
barbare se situent dans un rapport contigu, mais distinct de la sauvagerie.
Pour revenir à la représentation cyclique du temps du chapitre IX, un important passage
sur la force socialisante du chaud suit directement une discussion sur le « feu », notamment son
emploi par les sauvages pour faire cuire la chair que les estomacs et les intestins de l’homme ne
supportent pas « crüe » (ibid., 403). Rousseau écrit que « les sauvages même grillent leurs
viandes » et ce « à l’exception peut-être des seuls Esquimaux » (ibid.). Rousseau lie l’usage du feu
aux débuts d’un « sentiment d’humanité » (ibid.), ce à quoi les « pays chauds » donnent suite, dans
le paragraphe suivant, par le développement des conventions ou « traittés » (ibid.). Entre deux
paragraphes, donc, Rousseau construit encore une fois un passage « temporel », narratif, entre la
sauvagerie, où le feu est un outil de préparation alimentaire, et le développement social. Le feu
joue un rôle de transition particulièrement puissante dans la mesure où est mise en avant sa
polyvalence, à savoir son côté pratique pour la cuisson ainsi que son côté hypnotique qui attire les
hommes :
R. Spavin 261
À l’usage du feu, necessaire pour cuire [les viandes] se joint le plaisir qu’il donne à la vüe
et sa chaleur agréable au corps. L’aspect de la flamme qui fait fuir les animaux attire
l’homme. On se rassemble autour d’un foyer commun, on y fait des festins, on y danse ;
les doux liens de l’habitude y raprochent insensiblement l’homme de ses semblables, et sur
ce foyer rustique brule le feu sacré qui porte au fond des cœurs le prémier sentiment de
l’humanité (ibid.).
Le feu a la vertu de joindre l’utile à l’agréable. Né nécessairement des lumières des hommes, il
permet aux hommes de surmonter plusieurs difficultés matérielles, liées notamment à
l’alimentation, mais aussi à l’obscurité, au froid. Mais tout en répondant aux besoins matériels de
l’homme, le feu s’avère une invention humaine qui fait ressortir une perfectibilité émotive ou, du
moins, un sentiment propice au rassemblement. On comprend toujours ce que le feu symbolise
pour le regroupement humain, que ce soit par exemple autour d’un feu de camp ou de la flamme
olympique. Chez Rousseau, le feu permet un passage, une transition qui lie les nécessités pratiques
à la morale, entre la sauvagerie et le barbarisme.
Dans le prochain paragraphe, le même processus se fait autour de l’eau, où les hommes des
pays chauds doivent se rassembler, pour différentes raisons, afin de survivre. Rousseau évoque
une nouvelle spatio-temporalité où les besoins de l’homme ne sont pas tous assouvis par
l’environnement. Dans les pays du sud, les hommes connaissent dorénavant l’aridité qui fait de
l’eau à la fois un nécessaire point de rencontre et un espace d’épanouissement civique :
Dans les pays chauds, les sources et les riviéres inégalement dispersées sont d’autres points
de réunion d’autant plus necessaires que les hommes peuvent moins se passer d’eau que
de feu. Les barbares surtout qui vivent de leurs troupeaux ont besoin d’abruvoirs communs,
et l’histoire des plus anciens tems nous apprend qu’en effet c’est là que commencérent et
leurs traittés et leurs querelles (Essai, 403).
Plusieurs éléments indiquent que ce passage fait partie d’un nouvel espace spatio-temporel que
celui du paragraphe précédent sur le feu, à savoir un passage de l’homme sauvage à l’homme
barbare. Les troupeaux qu’on doit abreuver témoignent également d’un changement d’un mode de
vie, de la chasse à l’agrariarisme. Or le chaud — bien qu’une spatio-temporalité ultérieure à la
sauvagerie tempérée — a tendance à s’allier avec elle, s’associant en fait à « l’histoire des plus
R. Spavin 262
anciens tems ». Le chaud dédouble en quelques sortes les « prémiers temps », certes anhistoriques,
de la sauvagerie printanière (ibid., 400). En effet, le glissement entre les premiers temps et les plus
anciens temps de l’histoire revient à plusieurs reprises comme pour fondre ces deux époques en
un mouvement, une dialectique commune151. La notion de « commencement », qui réapparait vers
la fin de la citation ci-dessus, se superpose à celle d’origine, en faisant confronter deux attitudes
différentes mais successives, de l’inimitié (querelle) à l’amitié (traité). Une note en bas de page
reprend l’histoire biblique pour insister sur l’espace socialisant de l’eau ou, dans le cas d’Abraham
et Abimelec, « du puits », autour duquel ils « se disputent, mais finissent par s’allier » (ibid., 403).
La dialectique a pour fonction de relier ces deux moments ou climats, pourtant distincts, en un
passage, où la solitude de l’homme sauvage va devoir confronter les intérêts divergents de ses
semblables pour trouver un accord commun, à savoir le « traitté » ou contrat social. Le processus
décrit est celui de la transformation sociale des étrangers en amis, d’un regroupement volontaire
de différents individus.
Mais il y a plus. En termes du déterminisme géographique, la sociabilité qui caractérise les
regroupements humains des pays chauds se situe dans un espace d’aridité. Les hommes sont dans
la nécessité de rencontrer d’autres hommes pour se désaltérer. Autrement dit, les liens légitimes
que ces derniers réussissent à constituer sont en grande partie le résultat d’un phénomène
géographique et d’un « besoin ». Partant, il existe une similarité paradoxale entre ce regroupement
du chaud et celui des climats froids qui sont, eux aussi, ainsi qu’on le verra, le lieu du besoin. La
question de l’aridité semble remettre en cause un des premiers principes de la théorie des climats
151 On peut aussi se reporter au chapitre VIII de l’Essai, où le lieu de naissance de l’homme n’est plus le climat
« doux », mais les « pays chauds » : « [Les philosophes européens] ne manquent point de nous montrer que les prémiers
hommes habitans une terre ingrate et rude, mourant de froid et de faim, empressés à se faire un couvert et des habits ;
ils ne voyent par tout que la neige et les glaces de l’Europe ; sans songer que l’espéce humaine ainsi que toutes les
autres a pris naissance dans les pays chauds et que sur les deux tiers du globe l’hiver est à peine connu » (394, je
souligne).
R. Spavin 263
rousseauiste : on se rappelle que « Dans les climats méridionaux où la nature est prodigue les
besoins naissent des passions, dans les pays froids où elle est avare les passions naissent des
besoins, et les langues, tristes filles de la nécessité se sentent de leur dure origine » (ibid., 407).
Certes, la nature peut être plus prodigue dans le sud que dans le nord, mais Rousseau montre une
faille en ce qui concerne l’eau, dont la pénurie initiale, et non les passions, est au fondement du
rassemblement méridional des hommes. Alors pourquoi Rousseau ne critique-t-il pas ce
regroupement utilitariste de la même manière qu’il le fera des civilisations du Nord ? Car la
perfectibilité, liée à un dépassement des obstacles naturels, s’applique elle aussi au problème de
l’aridité, apanage des pays méridionaux :
Combien de pays arides ne sont habitables que par les saignées et par les canaux que les
hommes ont tiré des fleuves. La Perse presque entiére ne subsiste que par cet artifice : La
Chine fourmile de Peuple à l’aide de ses nombreux canaux : sans ceux des Pays-bas ils
seroient inondés par les fleuves, comme ils le seroient par la mer sans leurs digues :
L’Egypte, le plus fertile pays de la terre, n’est habitable que par le travail humain. (…)
dans les lieux arides où l’on ne pouvoit avoir de l’eau que par des puits, il falut bien se
réunir pour les creuser ou du moins s’accorder pour leur usage. Telle dut être l’origine des
sociétés et des langues dans les pays chauds (ibid., 405).
Ces lignes sont particulièrement signifiantes pour la question de la perfectibilité qui semble, sous
la plume de Rousseau, engendrer deux jugements différents, deux interprétations de la bonne et de
la mauvaise société. La différence entre la perfectibilité du nord et celle du sud pourrait-elle relever
d’une logique de régularité climatique ? En effet, les besoins du nord ne sont pas ressentis de la
même manière tout au long de l’année, alors que ceux du sud sont, comme l’absence de saisons,
plus constants et moins variables. C’est ce qu’on aperçoit lorsque Rousseau traite du « calendrier »
des peuples du nord qui « se rassemblent l’hiver dans leurs cavernes, et l’été ne se connaissent
plus » (ibid., 402-403). Les réunions et les accords qui se font autour de l’eau ne sont pas
caractérisés avec le même rythme d’interruptions. Dans ce sens, leurs ententes auraient encore plus
besoin de réussir que celles du nord qui sont, elles, à la fois limités et libérés par les fluctuations
R. Spavin 264
saisonnières. Mais le déterminisme n’explique pas le plaisir ni le sentiment d’amour civique qui
résulte de ces réunions, ce qui est effectivement absent des rencontres septentrionales. La
différence entre les deux visions de la perfectibilité doit tenir à autre chose, à savoir une
transformation radicale du besoin, processus qui ne consiste pas en un simple dépassement de
celui-ci, mais en une complète réécriture de sa nature. L’obstacle devient ici une nouvelle condition
d’existence, où le désir d’être seul (sauvage) se transforme en un « plaisir » de ne plus l’être. Citons
à nouveau la particularité de cet espace où
Les jeunes filles venoient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venoient
abruver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance
commencérent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait
inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul (Essai, 405-406).
Malgré l’ambiance de concupiscence qui colore ce passage, le plaisir de jeunes filles et de jeunes
garçons se révèle plus existentiel que charnel : le désir de ne plus être seul renvoie à une nouvelle
existence, « inconnue » jusqu’alors, qui participe d’un éloignement de l’état sauvage. Le scénario
entre les personnages de sexes différents insiste sur la dimension passionnelle de l’assemblement
qui emporte avec lui une force émotive qui n’oublie pas le « cœur ». La perfectibilité qui nait
autour de l’eau relève non seulement d’une rencontre physique, mais passionnelle qui transforme
le « besoin » et sa nature d’obstacle en une condition d’existence sociale, à l’opposé de la situation
de provenance. De la sauvagerie au barbarisme, il s’agit bien de deux étapes distinctes, mais de
deux étapes qui traduisent un processus commun, celui de la transformation de l’espace matériel
en un espace moral où règnent la volonté et la liberté.
Le problème du froid et la perfectibilité physique
En poursuivant la lecture, le lecteur rencontre enfin le froid qui pose un problème pour la
narration dans la mesure où il oppose à la chaleur une nouvelle forme de perfectibilité, davantage
associée aux prouesses physiques et intellectuelles des hommes que leur fonds moral. La continuité
R. Spavin 265
temporelle devient trouble, discontinue en ce qui concerne le froid, dernier terme du
développement social, où la transformation morale des besoins physiques de la chaleur retombe
dans l’insociabilité moderne, abjurant pour ainsi dire les acquis de la période barbare. Si le discours
du chaud relate une certaine transformation sociale de la sauvagerie, le processus que j’essaierai
maintenant d’expliquer est cette prétendue « chute » qui voit la sociabilité barbare dégénérer,
semblerait-il, vers la désunion politique des intérêts modernes.
En reprenant le parallélisme qui rejoint non sans paradoxe le début et la fin de la temporalité
rousseauiste, soit la « sauvage modernité », les précisions qu’apportent les climats poussent encore
plus loin la remise en cause de la chronologie et de la linéarité du cursus. Si on a pu voir que la
sauvagerie trace de nombreux liens avec la civilisation, surtout en ce qui concerne les thèmes de
la recherche de l’éloignement et de l’alimentation, la théorie des climats complique davantage la
continuité de la courbe temporelle. Ainsi que je le montrerai, le tempéré donne lieu à deux
trajectoires différentes et opposées. Dans cette nouvelle configuration du temps, le chaud et le
froid renverront plus logiquement à deux rythmes de développement social qui ne sont pas
successifs, mais autonomes ; des représentations temporelles qui ne sont plus successives ou
chronologiques. Par la mise en scène d’une bifurcation, j’avancerai que les climats de Rousseau
refusent la successivité tripartite de l’homme (sauvagerie, barbarisme, civilisation) pour la diviser
en deux modèles d’évolutions différents. Le barbarisme et la civilisation constituent deux voies
adverses qui opposent la liberté humaine (indéterministe) et la nature physique (déterministe). La
différence entre les deux trajectoires tient non seulement au climat dans lequel l’homme est situé
(nord ou sud), mais au degré auquel son existence se trouve déterminée par des causes matérielles.
Sur ce point, il convient de rappeler que, chez Rousseau, l’époque sauvage du tempéré se
termine à cause de la volonté divine qui fait irruption dans l’environnement humain, le changeant
R. Spavin 266
irrémédiablement. Dieu s’associe, dans ce passage, à une matérialité historique qui détermine un
certain cours de développement social. À la fin de l’époque du printemps perpétuel, ainsi que le
relate Rousseau, les hommes, « sortant des mains de la nature » subissent un bouleversement
géographique, occasionné par le fameux « doigt » :
Celui qui voulut que l’homme fut sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur
l’axe de l’univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la
vocation du genre humain : j’entends au loin les cris de joie d’une multitude insensée ; je
vois édifier les palais et les villes ; je vois naître les arts, les lois, le commerce ; je vois les
peuples se former, s’étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer
(…) (Essai, 401).
Le « celui » qui change la situation de l’homme est bien le Dieu de la Genèse et, des détails relatifs
aux « flots de la mer », aux « déluges », aux « mers extravasées » (ibid., 402), évoquent
l’accroissement diluvien des eaux qui, selon la Bible, occasionnent le contact humain avec la
diversité climatique, « froidure et chaleur, été et hiver », qui ajoutent un rythme agricole à la vie
humaine, « semailles et moissons », soit un labeur pour le distraire du « mal » qui habite son cœur
dès sa « jeunesse » (Genèse, chap. 8, 22-24). De ce curieux passage ou réécriture biblique, on
remarque deux choses. Premièrement, un clivage frappant structure le texte entre le « celui » et
« le genre humain », accentué par la légèreté de l’acte divin, rapproché d’une sorte de chiquenaude,
d’une part, et par la gravité de l’effet terrestre, subi par les multitudes devenus folles ou
« insensées », de l’autre. De « ce léger mouvement » résulte le bouleversement de la planète, où
se voit changer la face de la terre et où se décide la vocation du genre humain. Le rapport entre
l’acte de ce « doigtement » et ses conséquences est particulièrement déséquilibré, c’est-à-dire
parfaitement caractéristique d’un accident, d’où l’apparition du mot quelques lignes plus loin :
« Les associations d’homme sont en grande partie l’ouvrage des accidents de la nature » (Essai,
402). Ainsi, la sociabilité qui en résulte s’avère déterminée par une force externe. Que ce soit Dieu
ou la nature physique, c’est-à-dire « les déluges particuliers, les mers extravasées, les eruptions
R. Spavin 267
des volcans, les grands tremblemens de terre, les incendies allumés par la foudre […] » (ibid.), ce
ne sont pas les hommes qui choisissent leur regroupement. Les causes externes ont fini par
« forcer » (ibid.) les hommes à se rassembler. Par ailleurs, le raffinement linguistique et la
civilisation de l’homme, ce que Dieu avait essayé de freiner dans l’histoire de la Tour de Babel, se
trouvent déjà enclenchés par son maudissement de la terre. Le « doigtement » paraît encore plus
accidentel, et la volonté de Dieu semble parfaitement contradictoire. Deuxièmement, le déluge
renvoie moins ici à l’inondation terrestre qui met à mort la quasi-totalité des créatures de la terre
qu’à un discours scientifique et astronomique qui décrit l’acte divin relativement à l’axe de rotation
de la terre, qu’il appelle « l’axe du globe », par rapport à l’écliptique ou l’« axe de l’univers ».
Rousseau réécrit l’histoire du déluge d’en haut, en imaginant le changement que Dieu a dû opérer
dans le positionnement de la terre. Il n’est pas difficile de voir qu’un tel changement aurait l’effet
de réduire l’inclinaison de rotation ; Dieu dirige l’axe de rotation vers l’écliptique, tournant la
sphère terrestre vers le haut, le septentrion. Dieu déplace-t-il la terre en une seule direction ? En
comparant la réécriture l’événement divin avec l’histoire des langues méridionales, il y a une
différence au niveau de la représentation de la perfectibilité des deux paradigmes. Les langues
méridionales semblent être exclues de cette genèse déterministe de la civilisation, fondée sur la
contrainte et l’accident, dont la problématique de la volonté se révèle escamotée. En effet, les
scènes auprès de l’eau, où l’assemblement tourne autour d’un torrent de passions152, paraissent
bien éloignées. Rousseau vise-t-il ici une autre trajectoire que celle des langues du sud ?
Or le doigt divin n’est pas la première référence au déluge ni à la dispersion. La « chute »
qui suit la parole d’Adam et de Noé (ibid., 398) — qui voit les hommes « retomb[er] dans la stupide
barbarie » (Essai, 399) — fait elle aussi référence à une nouvelle situation géographique,
152 « Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour la haine la pitié la colére qui leur ont arraché les prémiéres voix. »
(Essai, 380)
R. Spavin 268
postérieure au déluge153. Dans la nouvelle solitude antédiluvienne des hommes, ceux-ci oublient
leur langue, « [s’]abrutisse[nt] », situation qui est comparable à ceux qui habitent des « îles
désertes » (Essai, 399). De cet état de sauvagerie, deux types d’hommes émergent ensemble et non
pas en succession. Citons-les à nouveau : d’une part, « les plus actifs, les plus robustes, ceux qui
alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits et de chasse ; ils devinrent donc
chasseurs, violens, sanguinaires, puis avec le tems guerriers, conquerans, usurpateurs » et, de
l’autre, « le plus grand nombre, moins actif et plus paisible, s’arrêta le plustot qu’il pût, assembla
du bétail, l’apprivoisa, le rendit docile à la voix de l’homme […]» (ibid.). Enfin, après
l’abrutissement dû à la perte des langues, deux types de groupes voient le jour en concomitance :
le groupe chasseur, dévorant, qui « poursui[t] au loin le gibier […] qui fuit » et le groupe paisible
et docile qui « s’arrêt[e] ». Aussi la civilisation « dévorante » ne constitue-t-elle pas une chute du
barbarisme pastoral ; elle se montre comme une trajectoire tout autre, dont le caractère tient d’une
sauvagerie originaire, qui a plutôt bifurqué en deux directions opposées. Le nomadisme des
hommes dévorants les fait voir différents espaces qui influent sur leur comportement, leur
présentant de nouveaux obstacles qu’ils doivent surmonter154. La variabilité des phénomènes
géographiques, notamment « les révolutions des saisons » (ibid., 402), produit un effet similaire à
la variabilité des catastrophes énumérées plus haut : elle active (ou force) une perfectibilité
physique et matérielle qui vainc les défis environnementaux et ce, sans devenir une perfectibilité
153 « En se divisant les enfans de Noé abandonnèrent l’agriculture, et la langue commune périt avec la prémiére
société. » (Essai, 398) 154 De plus, Rousseau étend sa réflexion sur la dispersion des hommes après leur socialisation, c’est-à-dire sur leur
géographie postdiluvienne, ouverte désormais à toute la terre. Si, pour lui, il y a besoin de se multiplier dans les pays
froids pour survivre, il existe, réciproquement, une volonté de s’éloigner, d’où le fait de « reflu(er) (par la suite) dans
les pays chauds » (Essai, 394). On a ici une certaine explication du colonialisme, car bien que la condition climatique
du Nord engendre la société, elle s’oppose au désir primitif de l’homme, qui est de s’écarter.
R. Spavin 269
morale qui souderait le regroupement social de ces hommes. « Augmentez d’un degré leur
développement et leurs lumiéres, les voila réunis pour toujours » (ibid. 403).
La perfectibilité de cette seconde trajectoire historique, de l’état sauvage au désir de
conquête, diffère précisément du premier cas de figure en raison de son déterminisme physique.
Le rapport qui s’établit entre les besoins physiques et la capacité de l’homme à surmonter ceux-ci
ne soutient aucune transformation affective ou morale. Dans le regroupement autour de l’eau, les
hommes sont eux aussi contraints de surmonter le défi de l’aridité, mais ils transforment ce besoin
en un espace de sociabilité, changeant la nature physique du problème en une nouvelle condition
d’existence, libre et collective. Cette différence est primordiale pour comprendre l’opposition que
Rousseau cherche à mettre en scène entre le chaud et le froid qui relèvent de deux modes
d’existence, deux perfectibilités, dont l’une est fondée sur la force physique (voire scientifique),
et l’autre sur la force morale.
Dans ce sens, il s’agit d’attaquer la perfectibilité de la froideur pour révéler ses faiblesses
politiques. Pour ce faire, Rousseau insiste sur l’opposé de la rationalité politique, soit la puissance
naturelle, rappelant en fait le chapitre III du premier livre du Contrat social, « Du droit du plus
fort ». Ici, la force ne fait pas droit, ni ne jouit d’aucune légitimité politique. Or, dans l’Essai, la
froideur est à l’origine d’une existence fondée sur la force, ainsi qu’une certaine perversion du
politique. Face à la rudesse septentrionale, Rousseau note que la puissance physique est le seul
moyen de survie. Par conséquent, les inégalités que suppose une telle hiérarchie naturelle se
perpétuent à travers l’histoire, déterminisme physique qui ne traduit aucune sortie de la nature
apolitique :
En proye à ces cruelles épreuves tout ce qui est débile périt ; tout le reste se renforce, et il
n’y a point de milieu entre la vigueur et la mort. Voilà d’où vient que les peuples
septentrionaux sont si robustes ; ce n’est pas d’abord le climat qui les a rendus tels, mais il
n’a souffert que ceux qui l’étoient, et il n’est pas étonnant que les enfans gardent la bonne
constitution de leurs péres (ibid., 407).
R. Spavin 270
La puissance des sociétés septentrionales s’explique par une descendance biologique, par une
cruauté apolitique. Dans une telle nature, où la force fait loi et continue de le faire sur une lignée
chronologique qui touche à la civilisation policée, Rousseau souligne un manque de progrès moral,
une perpétuation des inégalités de la nature physique. Cette forme de perfectibilité, tournée vers le
monde matériel au détriment du moral, tient d’un fonds passionnel de la violence155, nourri par
une conscience de la supériorité physique et intellectuelle sur d’autres créatures, tant animalières
qu’humaines. Comment ne pas y voir une critique des lois de filiation monarchique, dont les
familles « conquérantes » continuent d’exercer leur force sur les plus « nombreux », les plus
« paisibles » ? Il s’agit en définitive d’une sorte de condamnation proto-évolutionniste qui rappelle
l’argument du Discours sur l’économie politique selon lequel la société politique doit se démarquer
du gouvernement domestique, où l’autorité du père « étant physiquement plus fort que ses enfants
[…] passe pour être établi[e] par la nature. [Alors que,] dans la grande famille dont tous les
membres sont naturellement égaux, l’autorité purement arbitraire quant à son institution, ne peut
être fondée que sur des conventions, ni le magistrat commander aux autres qu’en vertu des lois »
(De l’économie politique, 64). Remarquons le glissement sémantique qui s’opère au niveau de la
nature : ce qui est fondé dans la « nature » (physique) ne correspond plus à ce qui est convenu
entre les membres de la société, « naturellement égaux ». À cet égard, la société politique que
prône Rousseau comporte une histoire et une nature différente de celle du froid ; l’histoire
arbitraire et conventionnelle s’oppose à l’histoire naturelle, en change la nature. De plus, la
bifurcation au niveau de la notion d’histoire — entre la filiation biologique et la dialectique des
conventions — sépare le barbarisme de la société policée, le présente moins comme un milieu dans
155 « […] dans le Nord où les habitans consomment beaucoup sur un sol ingrat, des hommes soumis à tant de besoins
sont faciles à irriter ; tout ce qu’on fait autour d’eux les inquiéte : comme ils ne subsistent qu’avec peine, plus ils sont
pauvres, plus ils tiennent au peu qu’ils ont ; les approcher c’est attenter à leur vie. Delà leur vient ce tempérament
irascible si prompt à se tourner en fureur contre tout ce qui les blesse. » (Essai, 408)
R. Spavin 271
notre devenir social qu’une alternative à prendre et, a fortiori, un « moment », non encore advenu,
qui n’enchaine pas sur la « civilisation », mais qui se situe nécessairement après la sauvagerie,
situation morale dans laquelle on se retrouve toujours. Au fil de la lecture, cette « histoire » barbare
— arbitraire et conventionnelle — se détache de plus en plus de la tutelle de l’histoire naturelle à
laquelle la civilisation reste intrinsèquement liée. À la différence du devenir historique du froid,
qui progresse à l’infini, tout en trimballant avec lui le bagage de la sauvagerie, celui du chaud
s’avère subordonné à une finalité morale qui lui fixe un but ; son progrès est moins un processus
interminable qu’il est un référendum permanent du libre arbitre de l’homme de se déterminer au-
delà des contraintes matérielles, une quête de la sociabilité dans le sens absolu. C’est pourquoi le
« Manuscrit de Genève » explique que la volonté générale, ce qui « doit diriger l’Etat », « n’est
pas celle d’un tems passé, mais celle du moment présent » (IV). C’est dire que la volonté générale
n’est pas déterminée historiquement, ni géographiquement. L’« histoire » ne peut figurer la volonté
générale qu’en changeant de nature, d’où le détachement narratif et textuel de l’imitation de la
chronologie temporelle, tension qui se représente, au niveau intradiégétique, par l’antagonisme
entre le chaud et le froid. Si le chaud transforme un besoin matériel en un espace moral, le froid
ne procède à aucun changement des formes existantes, choisissant plutôt de les répéter
inlassablement. La volonté générale est, en fin de compte, l’expérience d’une abstraction ; une
nécessaire négation du réel (Becq 1994 : 671) dont le sens se définit par l’ombre qu’il jette sur lui,
dans le but, certes, de l’accuser, mais aussi de le traiter en ennemi, c’est-à-dire de le violenter et
de renforcer l’identification à cette violence par une « constellation esthétique » (C. Schmitt) du
politique. C’est cette allégorie de l’affrontement à laquelle la théorie des climats donne un sens
esthétique. Entre l’identification au chaud et l’aliénation du froid, Rousseau incite son lecteur à
choisir son camp.
R. Spavin 272
Conclusion
Depuis l’Antiquité, la pensée politique trouve dans le discours climatique une liberté d’expression
qui dépasse les limites du monde matériel qu’il prétend expliquer. Une sorte d’exutoire par où
s’épanche la créativité philosophique, la scientificité des zones géographiques révèle au fond un
R. Spavin 273
jeu de rapports : le relativisme donne lieu à des relations interclimatiques, où le rôle des
températures condense une argumentation complexe et voilée. Ce sont ces hiérarchies implicites
que j’ai cherché à comprendre autrement, d’un point de vue plus autoréférentiel et symbolique que
véritablement géographique. Dans les trois cas d’étude, les différentes « températures » ne sont
jamais vouées à la dissemblance, ni à des espaces ou à des temps irrémédiablement diversifiés,
mais elles caractérisent des « tempéraments » qui doivent coexister dans un même espace social
et historique. Cette coexistence dépend d’un complexe équilibre (ou déséquilibre) qui privilégie
des objectifs politiques sensiblement différents, qui dessine la spécificité de chacun des penseurs
discutés ici. Dans un corpus allant de la Renaissance aux Lumières, le commun accord entre les
trois philosophes étudiés ne se trouve pas tant dans les idées politiques qu’ils avancent que dans la
méthode rhétorique qu’ils emploient pour réfléchir sur les rapports sociopolitiques d’un contexte
déterminé. Le symbolisme en question renvoie à des contenus distincts, des régimes de
signification qui se prêtent mieux à des analyses synchroniques que diachroniques. Bodin,
Montesquieu et Rousseau n’expriment pas les mêmes versions du déterminisme climatique parce
que celles-ci n’agissent pas sur les mêmes conventions qui gouvernent la situation politique ; leurs
philosophies politiques ne s’appliquent pas au même réel.
Ainsi, la nouveauté de ce projet réside premièrement dans ce qu’il révèle d’énonciatif dans
les climats. Ceux-ci comportent une dimension figurative et autoréférentielle au sein d’un univers
qui prétend expliquer la diversité sociopolitique à une échelle globale. Tout en enquêtant sur les
parties les plus controversées de la théorie — sa caractérisation de l’étranger, sa justification de
l’esclavage, son « orientalisme » — ce projet révèle que ce qui paraît le plus « infâme » dans le
discours constitue, chez les philosophes étudiés, un usage créatif des stéréotypes de l’autre afin de
mieux penser soi-même. Afin d’élucider un tel processus rhétorique, j’ai offert le terme
R. Spavin 274
d’« anachorisme », l’idée d’une erreur géographique que certains philosophes invoquent
consciemment, à l’instar d’un « anachronisme », dont la « créativité » (Th. Greene) réside dans
son utilité sui-référentielle, son évaluation du présent. La représentation dualiste ou ternaire du
monde se veut délibérément simpliste et erronée ; sa validité n’étant pas la vérité scientifique, mais
de fournir une toile sur laquelle une certaine philosophie du pouvoir peut se refléter. Camper un
discours critique dans les images de l’autre apporte un effet d’objectivité qui libère l’analyse et
permet de penser plus librement les structures sociales et politiques.
Toutefois, malgré le sérieux des détours géographiques, le besoin de couvrir la contestation
politique sous des couches de langage exotériques, on ne peut vraisemblablement évacuer un
certain ludisme des schématisations climatiques. Évaluer le monde politique dans des termes
binaires ou ternaires, sous forme de chaleur, de froideur, de tempéré, évoque la simplicité d’un
jeu : les climats seraient comme un mobile, structure cinétique qui sert à divertir et à stimuler la
vision de l’enfant, ou dans ce cas, du philosophe. On peut se demander s’ils contribuent à un début
d’une réflexion plus large, un tâtonnement qui dénote ce que Bergson appelle une « intuition
philosophique » dont la « simplicité » empêche le philosophe de le dire directement (Bergson
1934 : 119). On l’a vu, les climats stylisent l’agencement de différents éléments sociopolitiques ;
ils révèlent une structure connectée dont la complexité des rapports internes se clarifie à l’aide de
métaphores externes. En ressortent des reconfigurations diverses en fonction de la volonté de
l’énonciateur, de celui qui manipule les objets en hauteur, en suspension imaginative, librement et
expérimentalement.
Certes, ce n’est pas toutes les théories des climats qui peuvent être caractérisées ainsi,
comme des représentations créatives et ironiques de l’espace. Il faut souligner que l’histoire du
déterminisme géographique a trop souvent tendance à fausser la neutralité scientifique pour
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avancer un rapport de domination. Pris dans son ensemble, le discours abonde en des arguments
inéquitables, en des catégorisations d’hommes qui confortent une position de pouvoir et
d’exploitation : l’esclavage, l’établissement de missionnaires, la colonisation, le Lebensraum se
sont tous justifiés en ayant recours à une théorie des milieux que l’histoire se doit de condamner.
Aussi une certaine généalogie conceptuelle qui mène d’Aristote jusqu’à la géographie allemande
du XIXe siècle crée-t-elle une réticence dans la critique à creuser trop profondément les idées
politiques des théories des climats, comme si le discours était unique, une véritable « théorie » qui
générait les mêmes conclusions déterministes, les mêmes fonctions d’explication anthropologique.
Le déterminisme géographique est devenu, aux yeux de plusieurs, un mode de pensée dans lequel
on expliquait la diversité politique, sans que sa nature topique et stéréotypée soit interprétée
comme un langage à voix multiples. En revanche, j’ai montré qu’il ne s’agit pas d’un monolithe
invariable qui s’impose sur de nombreux esprits philosophiques. L’écriture opère au contraire des
transformations profondes, s’appropriant le discours pour l’intégrer à des argumentations
spécifiques qui méritent une analyse textuelle pour en rendre raison. Sans cette élucidation
rhétorique, ces théories risquent de se dissocier de la pensée d’importants philosophes, de devenir
des bras morts de l’histoire scientifique, sans qu’elles approfondissent les thèses les plus centrales
de leur philosophie politique. Par ailleurs, elles courent le risque d’être récupérées par des réflexes
plus contemporains, mais non moins rhétoriques, qui jettent sur l’histoire un regard nostalgique, à
la recherche de l’origine d’une modernité perdue.
C’est pourquoi, au fil du projet, j’ai insisté sur l’anachronisme de certaines généalogies
conceptuelles ou présupposés idéologiques dans lesquels on cherche souvent à interpréter les
théories des climats. L’origine du discours climatique, qu’on situe chez Hippocrate, constitue pour
la critique un véritable modèle de pensée qui ne sombre pas dans les généralisations impérialistes
R. Spavin 276
qu’on retrouve dans la pensée politique d’Aristote. Il semble qu’Hippocrate parle réellement de
géographie, d’une « nature » physique et non pas finaliste, tant ses tentatives de systématisation
normatives s’avèrent contradictoires et bancales. On souligne désormais la « description » de la
géographie hippocratique qui l’emporte sur les influences nécessaires et absolues des milieux
naturels et qui s’inscrit dans une histoire naturaliste qui s’étend jusqu’à Buffon, Lamarck et
Darwin. La diversité géographique s’y réduit de moins en moins à une lecture « climatique » du
monde, invraisemblablement divisée entre deux ou trois zones principales. La simplicité des
divisions climatiques renverrait désormais à une origine « primitive » du discours que les progrès
de la science tendront à corriger. Toutefois, mon argument contre une telle lecture (en dehors de
son positivisme) est qu’elle est motivée par des préoccupations qui cherchent des armes dans le
passé pour promouvoir une sensibilité écologique dans le présent — programme particulièrement
important, notamment parce qu’il s’oppose à une certaine ignorance quant aux véritables
« corrélations » entre l’homme et l’environnement. Le déterminisme climatique y est non
seulement subordonné à des impératifs qui ne sont pas les siens, mais il présente sous le voile de
la science et de l’objectivité des images d’un « passé » qui prétend instruire le présent. Pour ces
réappropriations naturalistes du passé géographique, la « nature » des climats se précise en un
environnement de plus en plus diversifié, sans qu’elles en développent une ambiguïté importante,
à savoir ce constant glissement qui s’opère dans les textes entre une nature métaphysique et une
nature physique. C’est dans ce sens qu’on oublie le « droit naturel » auquel les « lois climatiques »
s’associent, transportant le finalisme moral dans les affaires et les coutumes des peuples en
particulier, à savoir la véritable fonction de la rhétorique des climats.
Chez Bodin, mon premier cas d’étude, j’ai expliqué ce rapport entre la nature et la
géographie comme une articulation rhétorique du droit naturel classique. Le relativisme du
R. Spavin 277
discours climatique, qui traite de la diversité des caractères sur une échelle cosmologique, fournit
un voile « scientifique » derrière lequel le philosophe évalue certains problèmes socioculturels du
royaume français. Ici, la géographie correspond à un discours qui sert à dissimuler un argumentaire
sur le contexte des guerres de Religion. L’« art d’écrire » de Leo Strauss clarifie le rapport entre
le relativisme et la critique sociale, où la neutralité savante de la cosmologie abrite en profondeur
un discours de réforme, en dehors des identités religieuses qui allument les tensions
sociopolitiques. Par le truchement de la géographie des autres, Bodin porte un regard qui plane sur
le conflit historique tout en forgeant une identité climatique (et nationaliste) autour de la
« tempérance », assimilant le besoin de « correction » et d’hybridité selon une stratégie
d’identification humaniste. La théorie des climats accentue ainsi le côté « pratique » du droit
naturel qui se veut une autorité philosophique qui surplombe les conventions qui gouvernent les
hommes. Qui plus est, la dynamique rhétorique théorisée par Strauss nous invite à considérer
l’adaptabilité du droit naturel vers des conjonctures réelles. La relation entre la philosophie et la
politique implique un continuel changement du droit naturel qui n’est pas, en définitive, un contenu
de préceptes invariables, mais un référendum du présent qui se renouvelle à l’infini.
L’adaptabilité argumentative de Bodin se révèle à travers deux expressions différentes de
la théorie des climats. Entre la Méthode (1566) et la République (1576), l’argumentation des
climats change, puisque le contexte sociopolitique qu’elle considère est sensiblement différent
d’un texte à l’autre. Au lieu de lire son déterminisme géographique de manière homogène, j’ai
démontré comment l’identité climatique de la France change au cours d’une dizaine d’année —
c’est effectivement la visée globale du projet qui se donne à voir chez un même auteur. Dans la
Méthode, les différences entre les climats traduisent une harmonie universelle et divine, où le
« tempéré », tant une zone climatique qu’une logique d’équilibre, se montre comme un ordre
R. Spavin 278
ubiquitaire qui cible la géographie spécifique de la France, érigée en un modèle d’exemplarité. Or
ce « gallocentrisme » est moins simple qu’il ne le paraît. Une dimension performative et
autoréférentielle de la topique climatique insiste indirectement sur les erreurs du moment, à la
manière d’un « brouillage hétérotopique », pour utiliser le vocabulaire de Bertrand Westphal. En
d’autres termes, l’idéal jure contre une réalité historique qu’il faut contester par l’ironie. Plus tard,
cependant, Bodin réinterprète la théorie des climats dans la République, ouvrage publié dans le
sillage d’importants soulèvements sociaux, comme le massacre de la Saint-Barthélemy. Dans ce
texte, la portée philosophique et cosmologique de la théorie se rétrécie, le jeu de miroir évolue vers
des modèles d’aliénation qui jouent le même rôle de critique sociale, mais en plus limpide et de
façon plus urgente. L’identité climatique de la France n’est plus « tempérée », mais
« septentrionale », comme pour confirmer la fonction évaluative des climats qui, dans ce texte,
illustrent de façon explicite une histoire qui s’est dérogée à sa véritable destinée. Tiraillés entre la
politique et la religion, les climats pourvoient à un besoin d’expression qui transforme le
sectarisme de l’époque en des caractères géographiques, septentrionaux et méridionaux —
« agressifs » et « spirituels » —, tout en les éloignant d’un centre qui se prête naturellement à la
sagesse et à la jurisprudence.
Plus d’un siècle plus tard, la version la plus connue de la théorie des climats voit le jour
sous la plume de Montesquieu. Plusieurs évolutions politiques et épistémologiques rendent la
théorie du baron considérablement différente de celle de son prédécesseur. L’empirisme prend la
place de la cosmologie ; l’induction se fait à partir des expériences scientifiques, sans qu’on les
subordonne à des croyances anagogiques et spirituelles ; le sensualisme, philosophie fondée par
Locke, semble accorder au déterminisme géographique une crédibilité matérialiste. En effet, on
n’a plus besoin d’invoquer la pensée d’Aristote, une observation des réalités physiques est
R. Spavin 279
désormais le seul garant de la philosophie. Par ailleurs, les enjeux politiques qui inspirent la pensée
de Bodin ne sont plus les mêmes au milieu du XVIIIe siècle ; l’absolutisme n’étant plus pour le
baron une solution aux problèmes politiques mais plutôt un fléau à éviter par la constitution et la
séparation des pouvoirs gouvernementaux. Ici, Montesquieu s’inspire d’un contexte historique qui
renie le pouvoir absolu de Louis XIV pour contempler les bénéfices du constitutionnalisme anglais
et de l’embourgeoisement progressif de la société. Vis-à-vis de son idéal sociopolitique — la
monarchie constitutionnelle et le commerce anglais —, la philosophie de Montesquieu essaie de
traduire un équilibre complexe, qui préserve d’une part la structure politique du moment et, de
l’autre, qui donne libre cours aux forces socioéconomiques, sans que celles-ci érodent la hiérarchie
entre gouvernants et gouvernés. Traditionnellement, la théorie des climats n’est pas lue à la lumière
d’une telle structure sociopolitique ; on considère qu’elle ne participe pas de cette partie du projet
philosophique, mais qu’elle s’inscrit plus particulièrement dans une argumentation relativiste et
pluraliste, qui met en avant la spécificité des peuples à travers le monde, soulignant la nécessité
législative de représenter le caractère général d’une nation. Dans ce sens, la théorie des climats
servait une fonction constitutionnaliste à l’endroit des peuples, soit un début d’un savoir
anthropologique. Une telle lecture est seulement possible si la théorie des climats est considérée
comme une explication « primitive » des diversités des peuples qui évolue vers des formes plus
sophistiquées d’analyse sociologique, comme ce qui se présente dans le fameux Livre XIX de
L’Esprit des lois. Et ce, en dépit du fait que les caractères climatiques ne renvoient pas à des modes
de vie historicisés, mais s’expriment à l’intérieur d’une narration, atemporelle et statique, qui
s’avère indépendante du cours de l’histoire.
Ainsi, à la lecture des livres qui sont consacrés au déterminisme climatique, l’interprétation
d’une chronologie relativiste fait long feu. La diversité des climats traduit un rapport
R. Spavin 280
interclimatique tacite où s’établit moins une polarité entre le froid et le chaud qu’un rapport de
domination. Si le froid, identifié à la raison, et le chaud, associé aux intérêts particuliers,
maintiennent une distance « géographique » entre le pouvoir et les passions, les rapports au niveau
des « tempéraments » — et non les « températures » — correspondent à une dynamique libérale
du contrôle et du maintien de pouvoir, axée sur l’économie, libre expansion des intérêts privés.
Montesquieu identifie une tension entre la politique et l’économie qu’il cherche à mitiger par la
dynamique des climats, en créant des frontières conceptuelles et psychologiques entre les deux
termes de la relation. À un premier niveau de lecture, la tendance à la modération et la résistance
à la tyrannie se présentent comme un caractère naturellement « froid », déterminé par le climat du
nord de l’Europe. De l’autre côté, la tendance au despotisme et à la servitude constitue un état
naturel pour les climats chauds de l’Orient. À un autre niveau de lecture, pourtant, la « chaleur »
des passions finit par contredire la représentation spatiale ; elle n’est plus réservée au nord, mais
caractérise le tempérament du peuple le plus « libre » au monde, celui des Anglais. Au-delà de la
juxtaposition des deux climats, de la distance géographique qui les sépare, le chaud est étroitement
lié au froid. Si le froid renvoie à un idéal de domination, impersonnel et dépersonnifié, le chaud
ne l’appuie pas seulement en tant que contre-exemple, mais révèle un idéal de servitude qui lui est
subordonné. Aussi la théorie des climats de Montesquieu explique-t-elle la structure politique dans
un sens général et non relativiste. Entre le froid et le chaud se dessine une vision du rapport entre
gouvernants et gouvernés ; la dichotomie climatique servant à séparer la liberté individuelle et la
rationalité politique. La frontière conceptuelle protège ainsi la légitimité monarchique des erreurs
passionnelles, mais cultive en même temps le libre épanouissement des intérêts privés. Résultat :
le « principe » de la société monarchique s’éloigne d’une « volonté générale », au sens du
républicanisme classique, comme l’entendra Rousseau. L’économie a l’effet de personnaliser les
R. Spavin 281
intérêts des sujets monarchiques, les reléguant à un état naturel, voire à un état d’abrutissement et
d’obscurité. En d’autres mots, dans l’équilibre climatique de Montesquieu, la chaleur des passions
privées représente l’économie comme une force de servitude volontaire. Mais est-ce une position
tenable ? Si une telle interprétation du commerce et de l’industrie habite la dynamique des climats,
l’argumentation ne peut vraisemblablement s’arrêter là, à moins d’assigner au philosophe une
vision instrumentaliste de l’économie. Étant donné l’intention du traité qui s’adresse aux élites et
aux législateurs, n’est-il pas plus prudent de lire cette instrumentalisation comme un moyen de
séduction ? Un moyen de faire accroire à la monarchie que la liberté économique ne ferait
qu’agrandir sa majesté ? C’est dans ce sens que je lis la rhétorique du froid et du chaud chez
Montesquieu, à côté d’une esthétique « rétributive » qui développe une psychologie d’abnégation
et de sacrifice au profit de la « grandeur » de l’état monarchique.
Dans le dernier chapitre de l’étude, j’ai analysé la réponse que Rousseau formule à l’égard
de la représentation climatique des passions de Montesquieu. Entre ces deux chapitres, le degré
d’intertextualité est le plus élevé du projet, même si Rousseau prend le contrepied de Montesquieu,
se plaisant à inverser l’équilibre sociopolitique établi par son prédécesseur. Or la réfutation
confirme le débat qui s’exprime en filigrane depuis les écrits de Bodin : selon Rousseau, la
politique n’est pas l’origine de l’unité populaire, ni la source de la stabilité et de la paix sociales.
Selon lui, ce n’est pas dans la froideur rationnelle que l’homme doit se mesurer, mais dans la
chaleur passionnelle, véritable siège de la sociabilité. Cependant, la réhabilitation du chaud
correspond à moins au démantèlement idéologique du froid qu’à sa transformation esthétique : le
passage temporel qu’il relate est devenu l’ennemi des vrais sentiments communautaires. Rousseau
élabore une narration qui explique comment les sociétés modernes ne sont pas les parangons de
civilité qu’on se l’imagine. Elles sont des états paradoxalement sauvages, où les intérêts et les
R. Spavin 282
passions de leurs membres se retrouvent en un conflit affectif, à l’image de la nature de Hobbes.
Voici l’élément contentieux de la dynamique climatique de Montesquieu : le froid commande au
chaud, le maintient dans un état d’abrutissement et de désintéressement social ; le sujet
monarchique ne s’intéresse qu’à son propre lot, trop occupé par sa propre industrie pour
s’intéresser à la sphère publique. L’individu est libre d’assouvir ses intérêts les plus « despotiques »
qui sont limités et contrebalancés par ceux de ses compatriotes. En effet, chez Rousseau, le
commerce n’est pas aussi « doux » qu’il l’est chez Montesquieu ; il est une guerre qui reste enfouie
dans les cœurs des hommes, un isolement auquel Rousseau tente d’arracher l’homme moderne.
Les climats sont, chez lui, les plus ouvertement rhétoriques parce qu’ils promeuvent une sortie
consciente (individuelle et collective) de l’ordre naturel. Le social est nécessairement une volonté
de quitter la nature pour vivre consciemment ensemble, en dehors d’une multitude de forces
déterministes, qu’elles soient géographique, historique ou divine. Si l’être humain est créé par la
naturelle hospitalité de la terre, le citoyen se crée lui-même et décide de sa propre destinée. Dans
le projet politique de Rousseau, la dynamique des climats avance une esthétique qui permet de
sentir ce passage, où le texte aide le lecteur à s’élever au-dessus d’un réel jugé antagonique et
arbitraire. La sauvagerie moderne situe l’homme dans le tohu-bohu de la chronologie narrative, où
la fin et le début se mêlent, pour l’initier à son évolution affective et morale, son barbarisme, qui
reste grandement inachevée.
Ainsi, la « nature » que le climat seconde soutient un argument sociopolitique. Elle se dote
d’une autorité « philosophique » qui tire la réalité géographique vers des vérités sociales et
citoyennes, en dehors de la volonté de Dieu et de l’ésotérisme politique. La société et la politique
s’unissent par le biais d’une morale, en une sorte de « religion civile », fortement esthétisée.
Rousseau répond aussi à l’autorité théologique qui inaugure la méfiance du « cœur » de l’homme
R. Spavin 283
et qui préconise le labeur (semailles et moissons) comme un moyen de distraction, esthétique
reprise par Montesquieu. L’intertextualité biblique donne lieu à une importante réécriture des
fondements moraux de l’origine naturelle du pouvoir royal. Rousseau narrativise le « devenir »
des langues et des civilisations modernes par une historiographie dont la linéarité et la chronologie
éclatent sous sa plume. Ce qui ressort de sa représentation de l’histoire est un lacis de parallèles et
de correspondances qui déconstruisent les extrêmes, la distance séparant le passé et le présent de
l’humanité. Les différents stades dans la progression du temps (sauvagerie, barbarisme, modernité)
dessinent moins une courbe qu’une coupure narrative où la sauvagerie mène à deux trajectoires
opposées et antagoniques, la chaleur (sauvagerie → barbarisme) et la froideur (sauvagerie →
modernité), où celle-ci domine celle-là, mais pas jusqu’à son anéantissement. Des vestiges de ce
passage évolutif habitent les « langues du sud » ; la chaleur est davantage un mode de
communication qu’une zone géographique. Toute la chorégraphie autour de la fontaine du pays
aride démontre que l’origine de la société ne s’explique pas par l’assouvissement des besoins
physiques ; la communauté consiste en une véritable transformation des besoins en des espaces
moraux, indéterministes, qui changent en profondeur la nature des passions humaines. Par ailleurs,
les parallèles qui lient la psychologie et les passions de la sauvagerie à la modernité situent le
lecteur face à un nouveau dilemme, le même qu’aurait dû contempler le sauvage : pourquoi
voudrais-je quitter la « nature » de ma réalité individuelle pour me joindre à la société ? Les climats
contribuent à donner une forme esthétique à ce dilemme par la personnification de ces passions
sauvages (privées) ou barbares (publiques), les caractérisant en des termes d’inimitié et d’amitié.
Rousseau, tout autant que ses prédécesseurs, utilise la rhétorique du climat pour inspirer une
volonté de changement qui conjugue la spécificité du réel avec l’universalité du droit naturel.
R. Spavin 284
De la représentation du climat se dégage un activisme qui semble être une constante dans
notre rapport à la géographie, qui n’est guère différent des discours écologiques qui sévissent de
nos jours sur nos représentations du réchauffement climatique. À l’instar des philosophes étudiés
ici, la force esthétique de l’activisme est amoindrie par la scientificité des données qui fait pourtant
autorité. La science témoigne de la réalité des changements que subissent les phénomènes
environnementaux. Mais le mot de la Nature, ce qui pourrait inciter l’ordre humain à effectuer un
changement moral, est en-deça de la science ; il se situe au-delà de la réalité positive dans un
espace méta-politique qui est, avant tout, une dénégation du réel. Ainsi, l’appel à la géographie
n’est rarement « scientifique » ; il est porteur de leçon et garde un lien de parenté avec la première
des fins politiques : la préservation de la vie humaine. La « géographie » et a fortiori le
« changement climatique » sont des arguments scientifiques dans lesquels se tapit une autorité
naturelle à extérioriser, à assumer pleinement.
La question du climat enveloppe nos propres complexes par rapport à la morale, à la remise
en question de notre mode de vie et de notre « liberté », ce à quoi nous tenons à cœur et ce pour
quoi nous nous sommes battus. Confusément scientifique, le climat se révèle une métonymie d’un
problème plus large. Parlons-nous du réchauffement climatique ou parlons-nous de la durabilité
du modèle libéral et capitaliste à l’origine des excès contemporains ? Une lecture rhétorique de
l’environnement peut nous aider à comprendre le véritable rôle que joue la science dans ce débat
afin de prendre mieux conscience de l’importance de la législation et de la politique, seul moyen
de statuer sur les intempérances du présent. Si l’actualité scientifique cherche au fond à encourager
l’humanité à réévaluer ses modes de vie et ses incidences sur le système-Terre, ce n’est pas
incompatible avec l’activisme des théories des climats, où la surface naturaliste raconte moins les
déterminismes géographiques que de nouveaux modes de déterminismes politiques. Bodin et
R. Spavin 285
Montesquieu nous ont appris que ce sont les lois qui corrigent les vices du présent. Mais dans un
monde où la politique se voit de plus en plus déterminée par l’empire de l’économie, Rousseau
montre que la force de l’esthétique est peut-être notre première arme à dégainer, celle qui pourrait
le mieux influencer les passions, à l’origine de toute révolution politique.
R. Spavin 286
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