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« Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu, Rousseau » par Richard Spavin Thèse présentée en vue de l’obtention du diplôme de Doctorat en philosophie Département d’Études françaises Université de Toronto © Richard Spavin (2014)

« Les symboles politiques du climat : Bodin, … · Bodin act as rhetorical straw men in which the scientificity of the discourse creates a veil for the expression of political thought

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« Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu, Rousseau »

par

Richard Spavin

Thèse présentée en vue de l’obtention du diplôme de

Doctorat en philosophie

Département d’Études françaises

Université de Toronto

© Richard Spavin (2014)

R. Spavin ii

« Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu, Rousseau »

Richard Spavin

Diplôme du doctorat en philosophie

Département d’Études françaises

Université de Toronto

2014

Résumé

Mon projet de thèse étudie les fonctions discursives et performatives du déterminisme climatique,

théorie qui conçoit la diversité humaine comme l’effet naturel de l’influence géographique. Dans

un corpus allant de la Renaissance aux Lumières, je dégage une rhétorique commune qui consiste

à faire des très connues « théories des climats » une technique de diversion où la scientificité crée

un voile derrière lequel les controverses de la pensée politique peuvent s’exprimer. En suivant une

trajectoire philosophique qui mène de la souveraineté absolue à la souveraineté populaire, le rôle

des climats est de styliser l’agencement de différentes forces sociopolitiques du royaume français.

Au-delà du relativisme et de la scientificité, ils recèlent des finalités métajuridiques dont la

complexité se clarifie à l’aide de métaphores externes. En ressortent des reconfigurations diverses

de la « géographie des autres » en fonction de la volonté de l’énonciateur, de celui qui réduit les

composantes d’une société en un schéma imaginatif et expérimental.

R. Spavin iii

Abstract

My dissertation studies the discursive and performative functions of climactic determinism, a

theory that explains human diversity as the natural effect of geographical influence. In a corpus

which spans the Renaissance to the Enlightenment, I discover a common idiom in the famous

“climate theories” of early modern France: representations of climate in Bodin, Montesquieu and

Bodin act as rhetorical straw men in which the scientificity of the discourse creates a veil for the

expression of political thought and its controversies. Following a philosophical trajectory which

leads from absolute to popular sovereignty, the role of climates is to stylize and reorganize different

sociopolitical forces of the French kingdom. Beyond relativism and scientific validity, they reveal

meta-juridical finalities of which the complexity is clarified through external metaphors. I show

how the diverse reconfigurations of the “geography of others” reveals a social commentary of the

philosopher, who reduces the components of a society into an imaginative and experimental

schema.

R. Spavin iv

Remerciements

Durant mes études doctorales, de nombreuses personnes m’ont aidé à mieux

comprendre le métier d’un chercheur et à me donner envie de continuer dans cette

voie. À part mon directeur, le professeur Andreas Motsch, qui s’est montré une

source intarissable d’inspiration et d’encouragement, je voudrais remercier les

autres membres de mon comité de thèse pour leur générosité et leur soutien, les

professeurs Rebecca Kingston et Grégoire Holtz, et aussi la professeure Angela

Cozea, sans qui je ne serais pas venu à Toronto pour faire mes études. D’autres

professeurs qui m’ont soutenu et qui restent très présents dans mon esprit sont

Corinne Denoyelle, Michel Delon, Benoît Melançon et Frédéric Tinguely.

Je voudrais aussi remercier, de tout cœur, ma femme, Nicole, à qui je dédie

cette thèse. C’est surtout grâce à elle que j’ai tenu bon, que j’ai gardé espoir et que

ma passion pour la recherche ne s’est jamais démentie.

R. Spavin v

Table des matières

Résumé ......................................................................................................................................................................... ii

Abstract........................................................................................................................................................................ iii

Remerciements .............................................................................................................................................................iv

INTRODUCTION 1

LES SYMBOLES POLITIQUES DU CLIMAT : BODIN, MONTESQUIEU, ROUSSEAU 1

Vers une lecture textuelle des théories des climats 3

La créativité des théories des climats 6

La théorie des climats est-elle vraiment relativiste ? 8

La théorie des climats et la rhétorique d’une morale politique 10

Bodin : l’espace-temps climatique et le finalisme moral 11

Le rôle de l’histoire chez Montesquieu et Rousseau 15

CHAPITRE PREMIER 20

DE LA THÉORIE DES CLIMATS : SCIENCE, STÉRÉOTYPE OU SYMBOLE ? 20

L’histoire de la théorie des climats ou les « erreurs » du passé 22

Les climats dans la généalogie de l’histoire géographique 27

Le « bon usage » géographique d’Hippocrate 31

Le tournant écologique : chercher l’interface entre l’environnement et la culture 34

La théorie des climats et la métonymie 42

L’origine scientifique de la théorie des climats 47

La rhétorique de la scientificité 50

La rhétorique et le savoir anthropologique 54

Le caractère climatique et le stéréotype 58

Le climat et la notion de symbole : entre la science et la politique 62

R. Spavin vi

Le symbole romantique et l’idéologie esthétique 63

La « rhétorique profonde » dans les sciences de la nature 67

Le double régime de figuration : vers un symbole « ésotérique » 71

CHAPITRE DEUXIÈME 76

LES IDENTITÉS CLIMATIQUES DE JEAN BODIN À L’ÉPOQUE DES GUERRES DE RELIGION 76

Jean Bodin et la question de la religion 79

La notion d’histoire selon Bodin : le cas de la Méthode de l’histoire (1566) 86

Bodin et la géographie humaniste : les créations philosophiques de l’espace 91

Le rôle de la géographie dans la nature 101

Vers une approximation rhétorique du droit naturel 103

Les identités climatiques de la Méthode : de la diversité à la relationnalité 116

Le tempéré et l’inégalité climatique : de la relationnalité à la perfectibilité 120

Les climats de la République : l’ambiguïté géographique de la France 131

CHAPITRE TROISIÈME 139

LE COMMANDEMENT DU FROID : L’IMMATÉRIALITÉ DES CLIMATS DANS L’ESPRIT DES LOIS 139

Le relativisme des climats : un premier niveau de lecture 142

La théorie des climats et la « morale » 149

Le rapport entre la société et la politique : qui commande à qui ? 154

L’« ésotérisme » de L’Esprit des lois 159

La froideur et la représentation symbolique du pouvoir 163

La supériorité naturelle du « froid » 164

D’un pouvoir naturellement contraint 168

Montesquieu et l’idée de souveraineté 170

L’imbrication de la souveraineté dans distribution des pouvoirs 175

La symbolique des climats, la translucidité du constitutionnalisme 177

R. Spavin vii

De la dichotomie climatique à l’idéal d’abnégation 182

La froideur, la législation et la raison 184

De l’esthétique du chaud : l’instrumentalisation des passions populaires 188

Les climats en chiasme : l’opposition ou l’équilibre entre le froid et le chaud ? 190

Instruire l’obéissance et les passions populaires 195

CHAPITRE QUATRIÈME 204

LE CHAUD VERSUS LE FROID DANS L’ESTHÉTIQUE POLITIQUE DE ROUSSEAU 204

La théorie des climats dans la Querelle des Bouffons 208

La Querelle des Bouffons ou Rousseau versus Rameau 210

Du Discours à l’Essai : l’antagonisme ≠ pessimisme 220

Rousseau et le déterminisme climatique : l’ésotérisme du discours politique 224

L’exotérisme des climats : la mise en scène d’une intégration sociale 229

De la musique à la langue : vers la délimitation spatiotemporelle de la vie collective 231

La « douceur » : l’origine de l’homme sauvage 240

Pour une lecture climatique du droit naturel moderne 247

Le temps historique versus le temps narratif : le cas des transitions 252

La civilisation des passions : la « période » du tempéré au chaud 260

Le problème du froid et la perfectibilité physique 264

CONCLUSION 272

BIBLIOGRAPHIE 286

R. Spavin 1

Introduction

Les symboles politiques du climat : Bodin, Montesquieu,

Rousseau

La notion de symbole politique permet d’accéder au niveau mythique des représentations du

pouvoir, de réfléchir sur ses extensions esthétiques et sociales. On la retrouve d’une manière

particulièrement éloquente dans l’ouvrage d’Antoine de Baecque, Le corps de l’histoire (1993),

qui retrace les évolutions des métaphores corporelles à l’époque révolutionnaire. Selon l’auteur,

« la métaphore corporelle offre ce rêve aux hommes d’état et aux hommes de lettres : l’illusion

d’un ordonnancement organique de la communauté humaine, donc une prétention scientifique à

l’observer et à l’organiser » (Baecque 1993 : 17). À la fin du XVIIIe siècle, le discours pamphlétaire

témoigne des conflits de l’époque, trouvant dans un ensemble d’images physiologiques une

manière de représenter la cause républicaine, nouveau « dessein politique » (ibid. : 12). À bien des

égards, ce sont les deux corps du roi de la souveraineté médiévale, divisé entre le divin et le

physique (Kantorowicz 1957 ; Marin 1981), que le corps révolutionnaire s’acharne à remplacer et

à violenter. Si le symbole politique a partie liée avec la propagande, à l’ostentation des formes

métaphoriques qui donnent à voir le souverain même en son absence (Chartier 1998 : 181), il court

le risque de faire l’objet de déprédations qui indiquent non seulement la contestation mais le

renversement du pouvoir. Les dictateurs sont d’abord déboulonnés en effigie.

Durant la dernière décennie du XVIIIe siècle, la contestation politique jouit d’une verve et

d’une violence qui captivent l’imagination. La remise en question du pouvoir s’unit

exceptionnellement à la révolution, mais l’une n’égale pas l’autre. Durant l’époque monarchique,

R. Spavin 2

la contestation est tout autre, son efficacité devant s’exprimer par des configurations symboliques

plus neutres et plus voilées, lesquelles envisagent des desseins politiques plus modestes. Celles-ci

répondent à un critère rhétorique spécifique à la destination royale : comment critiquer le pouvoir

mais l’influencer en même temps ? En songeant à un objectif moins axé sur le véritable siège de

la souveraineté — sujet à controverse — la prudence l’emporte sur le tape-à-l’œil pour privilégier

les limites du pouvoir d’une manière plus conservatrice. Dans ce projet, ce sont ces expressions de

contestation symbolique qui m’intéresseront au premier chef, où le symbole du climat, à l’encontre

de la métaphore corporelle, n’est ni une consolidation ni un rejet de l’ordonnancement de la

société, mais un moyen de disperser une configuration sociopolitique à travers une diversité

géographique, c’est-à-dire sous la forme d’une théorie des climats. En s’acquittant d’une fonction

d’homme de paille, la prétention scientifique dissimule la prétention politique ; une frontière

herméneutique se dessine entre le sens propre et le sens figuré, coupant le régime de signification

en différents niveaux de signification.

En tant que discours, la théorie des climats appartient davantage à l’histoire des sciences

qu’à la philosophie politique. Elle relève d’une variante du déterminisme géographique qui

explique la diversité des hommes et de leurs systèmes politiques par l’effet de l’environnement,

conçu en termes de météorologie et de températures. D’emblée faut-il considérer la neutralité de

son argumentation politique, ouverte à la diversité, tournée sensiblement vers l’autre. Ainsi que

l’avance Hippocrate dans Airs, eaux, lieux, le déterminisme climatique explique la diversité :

« Vous trouverez, en règle générale, qu’à la nature du pays se conforment et le physique et le moral

des habitants ». Hippocrate, à l’origine du déterminisme mésologique, n’avait pas de dessein

politique à proprement parler. Il formule bien plus modestement une corrélation entre les maladies

et les lieux. L’analyse est a priori médicale, versant ensuite vers des débuts de la sociologie et de

R. Spavin 3

l’anthropologie, lesquels seront approfondis plus tard, à en croire Claude Lévi-Strauss, chez

Montesquieu. Chez ce dernier, l’encadrement politique des théories des climats semble céder le

pas à des préoccupations sociologiques, limitant la nature du pouvoir qui n’est qu’une adaptation

législative à la diversité des hommes, à savoir une borne au politique et non une extension. La

théorie des climats injecte, dirait-on, une bonne dose de relativisme dans les représentations du

pouvoir de l’Ancien Régime, ajoutant à une philosophie politique une tonalité constitutionnaliste.

Mais par-delà la nécessité du pouvoir politique de se plier à la contingence sociohistorique des

gouvernés, qu’y a-t-il de véritablement persuasif dans le court intermède climatique, souvent réduit

à un livre dans un projet plus vaste ? Dans la mesure où les traités politiques de l’Ancien Régime

s’adressent aux élites d’un corps politique, il serait légitime de réfléchir sur leur rhétorique

constitutionnaliste, à savoir les modalités selon lesquelles leurs textes trament une force esthétique

auprès des lecteurs ciblés. Une telle esthétique aurait pour but que leurs visions du fait politique

ne soient pas limitées à des constructions de l’esprit, mais qu’elles participent d’une morale dont

il faudrait persuader les destinataires en mesure de la réaliser. C’est cette rhétorique complexe qui

conteste le pouvoir politique tout en en dorant la pilule qui dirigera les ambitions herméneutiques

de ce projet.

Vers une lecture textuelle des théories des climats

Dès le début de mes recherches, cependant, une importante lacune se donnait à voir. En

matière de déterminisme climatique, on s’attarde rarement sur une lecture minutieuse des textes,

préférant passer sous silence les différentes énonciations auxquelles les théories donnent lieu.

Quelques citations suffisent pour situer sans équivoque le lecteur dans l’esprit général du mode de

pensée. Les théories des climats correspondent, cela s’entend, à des stéréotypes, à des lieux

communs qui réapparaissent de manière plus ou moins homogène au fil de l’histoire. L’analyse se

R. Spavin 4

fait à un niveau épistémologique où l’on se demande pourquoi les philosophes d’autrefois se

servaient de la théorie des climats comme une explication légitime de la diversité humaine. Ainsi,

une attention considérable porte sur les évolutions scientifiques qui traversent le déterminisme

climatique, sur les formes de savoir dont il serait une origine historique. La critique est décidément

périphérique ; la question de l’idéologie ou ce qui détermine le « contenu » des caractères

climatique qui, à la lecture, semblent si problématiques, davantage une source d’archaïsme qu’un

embryon scientifique, est adroitement esquivée. L’attention se détourne en plus des détracteurs du

déterminisme climatique, ceux qui rejettent non seulement la véracité mais la moralité du discours

comme une erreur qu’on a intérêt à réprouver (voir Berlin 1969). Selon eux, le déterminisme

climatique dépasse les bornes de l’explication du rapport entre l’homme et l’environnement pour

fixer des identités réductrices et souvent offensantes. Celles-ci expriment a fortiori une

méconnaissance dangereuse de l’autre, une tentative de justifier son altérité par

l’instrumentalisation de la science. Toutefois, la critique de l’immoralité ouvre plusieurs pistes de

réflexion pour l’analyse du discours, nous permettant de dépasser la description conceptuelle et

diachronique à laquelle se limite l’analyse épistémologique et de reconsidérer à nouveaux frais la

question de l’idéologie. D’un point de vue textuel et autoréférentiel, est-il possible que certains

théoriciens se montrent-ils conscients de leur démarche, sensibles aux abus idéologiques qui sont

si faciles pour nous à repérer ? Le recours aux théories des climats sert-il d’autres fonctions

discursives que l’explication de la diversité sociologique ? Et enfin : croyaient-ils vraiment à la

scientificité de leurs théories ?

Dans les textes que j’ai choisis d’étudier, un important décalage légitime une telle suite de

questionnements. Entre l’intention scientifique de la théorie d’expliquer la diversité des sociétés

humaines et les caractérisations indéniablement réductrices auxquelles les théories aboutissent, il

R. Spavin 5

existe une problématique intéressante. J’ai fait l’hypothèse qu’un tel décalage ne pouvait échapper

à la conscience des philosophes qui m’intéressaient le plus : si Bodin, Montesquieu et Rousseau

se montrent tous ouverts à la question du relativisme, à la complexité du social et à la diversité

géographique, pourquoi leurs théories des climats n’admettent que deux ou trois températures

principales ? Au lieu d’y voir une erreur éthique ou une généralisation abusive, l’argumentation se

révélait pour moi plus complexe. Je me suis demandé comment le manquement de l’autre inhérent

aux pires formes des théories des climats pouvait-il être une clé de lecture pour mieux comprendre

une éventuelle source d’ironie et d’écriture.

En faisant face à la textualité du discours climatique, il faut convenir que l’idéologie saute

aux yeux, souvent grossière et simpliste, obscurcissant d’éventuels germes scientifiques et

anthropologiques. Ce constat était moins un obstacle qu’une entrée dans la matière ; l’idéologie

habite de près la théorie des climats, influence qu’une analyse de discours ne peut ignorer

impunément. En effet, dès l’origine du discours, Hippocrate et Aristote tendent à privilégier le

climat dans lequel ils se trouvent. Aristote idéalise la modération de l’identité grecque, alors que

le sage originaire de Cos, île près de la côte turque, idéalise le tempérament asiatique, plus propice

à la réflexion philosophique. Plus tard, Jean Bodin situe la zone climatique idéale entre des degrés

latitudinaux qui circonscrivent la géographique de la France. Une indéniable partialité sous-tend

les théories des climats qui expliquent moins la diversité géographique que d’avantager le point

de vue de l’énonciateur. La théorie se retourne contre elle-même : l’explication des hommes par

l’influence de la géographie se révèle elle aussi déterminée par une certaine influence

géographique, autoréférentielle et ethnocentrique (voir Lestringant 1993a). C’est pourquoi, au

détriment de sa légitimité scientifique, le discours possède-t-il une certaine ironie intempestive.

Les qualités et les défauts qu’on assigne aux climats traduisent en retour une valorisation de soi-

R. Spavin 6

même qui accompagne le discours tout au long de son histoire. Il semblerait que l’argumentation

ne présente qu’une diversité de situations inégalement favorisées pour ériger celles qui sont les

mieux desservies en un modèle idéal, conforme à la géographie d’où provient le discours. S’agit-

il d’un banal chauvinisme, une légitimation du statut quo ?

La créativité des théories des climats

Dans les trois études de ce projet, j’ai cherché à montrer que l’autoréférentialité inhérente

à la théorie des climats constitue moins une ironie intempestive qu’une source de créativité et

d’expressivité. Sous le voile des stéréotypes du climat — véritable devise philosophique durant

l’Ancien Régime —, trois penseurs dissimulent des discours contestataires, de nouvelles

configurations de l’équilibre sociopolitique qui critiquent l’ordre établi. L’ethnocentrisme devient

ainsi une arme qui se donne la force de l’opinion, créant par là même un espace discrétionnaire

dans lequel l’esprit philosophique évalue son contexte historique. Dans un corpus qui s’étend du

milieu du XVIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe, ma volonté n’était pas de faire une « histoire » du

déterminisme climatique dans la pensée politique française. Des études de cet ordre existent déjà

(voir Glacken 1976). Le projet n’aspire pas à l’exhaustivité non plus : il reste à voir si d’autres

philosophes actualisent des expressions symboliques et ironiques du déterminisme géographique.

Mon objectif était en effet plus pointu et synchronique afin d’entrer plus profondément dans les

articulations rhétoriques et philosophiques de chaque appropriation du discours. Trois penseurs

sont donc réunis autour d’une méthodologie commune qui a pour ambition de réévaluer la

performativité de la théorie des climats et ce, dans ses versions les mieux connues et les plus

politiques dans l’histoire des idées1.

1 Mon corpus a privilégié les appropriations politiques de la théorie des climats, les traités qui incorporent une section

géocentrique dans une philosophie du pouvoir, pour scruter les liens symboliques entre les climats et le politique. Je

R. Spavin 7

À l’encontre des bilans critiques qui font du discours un ensemble de topoï qu’on invoque

plus ou moins machinalement dans une explication de la diversité politique, la théorie des climats

fait preuve d’un emploi « créatif » (Greene 1986) des lieux communs ; elle rend un canevas sur

lequel l’énonciateur arrive à une meilleure connaissance de soi et de son contexte. À l’instar d’un

Pétrarque qui se montre conscient des erreurs anachroniques qui fondent sa conception du rapport

entre le passé et le présent — en un « passé vivant » (Schiffman 2012) —, j’explicite un analogue

spatiologique qui se traduit par une sorte de « géographie-miroir »2. En reprenant les lieux

communs les plus anciens de la géographie humaine, les trois philosophes de mon corpus

parviennent tous, à leur manière, à ce que j’appelle un anachorisme, une déformation volontaire

de la géographie au service d’un projet d’autocritique et de reconfiguration sociopolitique. Dans

les trois appropriations politiques du climat, le recours à la géographie évoque une argumentation

naturaliste et scientifique ; la réalité concrète des espaces climatiques crée un effet d’objectivité et

d’empirisme qui ne se trouve guère dans le fait historique. Pour exhumer l’élan créatif, il fallait

d’abord supposer que la science de l’Ancien Régime ne constituait pas nécessairement un garant

de vérité, mais un effet de vraisemblance ; un moyen de neutraliser un discours politique qui n’est

jamais objectif ou scientifique, mais profondément moraliste et souvent dangereux, en proie à la

« persécution ».

Dans le premier chapitre du projet, j’explique à ce titre dans quelle mesure la notion de

symbole peut renvoyer à un certain « art d’écrire ». Développée en grande partie par Leo Strauss,

la théorie de l’ésotérisme s’applique aux discours détournés et clandestins des philosophes

tiens à insister sur le fait que je ne prétends pas faire une trajectoire dans le développement de la théorie mais une

analyse du discours par rapport au contexte de l’énonciateur. 2 Ce processus de représenter l’autre géographique pour penser soi-même révèle une sorte de « fantasme

endoscopique », particulièrement présent dans les romans et le théâtre du XVIIe au XVIIIe siècles, où il ne s’agit plus

de représenter la réalité de l’autre mais de l’exagérer afin qu’elle puisse révéler des vérités plus cachées de soi-même

(Grosrichard 1979 : 31).

R. Spavin 8

classiques, soucieux de protéger leurs idées (et leurs vies) des dangers sociaux et politiques. La

vérité philosophique des œuvres classiques s’exprime en filigrane ou « entre les lignes » pour

utiliser le vocabulaire du théoricien. Or si Strauss et ses disciples ont largement compris

l’ésotérisme comme une technique de dissimuler des vues hétérodoxes en termes de religion, la

théorie des climats deviendra un moyen d’analyser la rhétorique ésotérique des idées politiques à

l’époque scientifique, de remettre en question la fonction du discours et des idées auxquels elle se

prête le plus explicitement. Le climat au sens figuré pourra ainsi cacher un discours plus implicite,

s’inscrire dans une rhétorique double, où sous le voile du relativisme, il véhicule une

argumentation morale et politique. Ainsi, la rigidité conceptuelle dans laquelle Strauss enferme

son système — où la philosophie s’oppose nécessairement à la religion —, peut s’appliquer à

l’autorité scientifique qui devient, à l’instar de la théologie, une véritable doxa à laquelle les

philosophes de l’Ancien Régime doivent se conformer pour transmettre leurs idées3.

La théorie des climats est-elle vraiment relativiste ?

Par-delà les climats hellénocentriques d’Aristote, ou ceux des pères jésuites à l’époque de

la découverte du Nouveau Monde (Lestringant 1993a), les trois philosophes de mon corpus

pratiquent a priori des versions relativistes de la théorie des climats. Ils n’avancent pas une

suprématie d’un groupe d’hommes sur un autre ; les caractères climatiques qu’ils décrivent ne

confortent aucun projet d’impérialisme ou de colonialisme. Au contraire, leur but est de rappeler

aux élites la nécessité du pouvoir politique de s’adapter au réel, aux conventions sociales, à la

diversité des coutumes qui gouvernent les groupes humains entre eux, avant leur association

politique : la meilleure législation est celle qui correspond à la nature de son peuple. Pourtant,

3 Les travaux de Fernand Hallyn ont été primordiaux pour m’aider à faire une lecture rhétorique de la science. Voir à

ce sujet Hallyn 1987 ; 1999.

R. Spavin 9

malgré le bien-fondé de ce projet, il y a de quoi froisser la sensibilité du lecteur moderne, surtout

dans les extensions de ce principe vers la représentation des cultures étrangères, où des stéréotypes

particulièrement réducteurs de la diversité abondent. Comment ne pas s’étonner devant certains

passages du déterminisme climatique de Montesquieu, surtout celles qui expliquent « […] que la

lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves, et que le courage

des peuples des climats froids les ait maintenus libre » (Esprit des lois, XVIII, 2) ? Certes, il faut

essayer de mitiger nos susceptibilités face à de telles extrapolations ; les généralisations renforcent

en principe une intention sceptique qui attaque toute prétention aux absolus. La liberté est une

question de degré et de relativité qui est non seulement influencée par le « climat », mais qui est

le résultat d’une dialectique plus complexe avec le contexte historique, dont la géographie n’est

qu’un facteur parmi d’autres.

Mais que disent les textes, les livres qui sont consacrés au déterminisme climatique eux-

mêmes ? Car une tension importante demeure au niveau de l’écriture. Si la théorie des climats

prétend expliquer le relativisme des sociétés et le besoin politique de s’adapter à elles, ces

contextes sont en principe sans limites. L’identité sociale change en fonction non seulement de la

situation géographique, mais au gré des vicissitudes de l’histoire. La réalité sociale est précisément

mutable. Or la textualité du discours climatique est, sur toute la ligne, une réduction paradoxale de

ces contextes et de ces identités sociaux en deux ou trois types. Il me semblait donc douteux qu’ils

puissent représenter fidèlement la complexité des peuples gouvernés et, par conséquent, plus

logique de considérer leur fonction discursive à un autre niveau de signification. Étant donné la

philosophie constitutionnaliste qui influence la pensée des trois philosophes, c’est-à-dire l’objectif

commun de concevoir les limites du pouvoir politique, je me suis demandé comment les climats

pouvaient refléter moins une description relativiste et sociologique de la diversité humaine qu’une

R. Spavin 10

expression d’une philosophie du pouvoir. En effet, le relativisme jure contre la comparabilité et

l’inégalité des températures entre elles qui figurent systématiquement une expression d’un régime

idéal, là où les lois et la société jouissent d’un meilleur équilibre sociopolitique : le tempéré pour

Bodin, le froid pour Montesquieu ou le chaud pour Rousseau. Les climats renvoient à des

caractères et à des tempéraments qui expriment non seulement une hiérarchie mais une vision du

meilleur régime, le nœud de toute philosophie politique et ce, à l’encontre d’une argumentation

relativiste.

La théorie des climats et la rhétorique d’une morale politique

En-deçà de l’épistémologie scientifique des climats, on peut découvrir d’importantes

correspondances intratextuelles et poétiques qui approfondissent l’argumentation politique des

trois penseurs. D’un point de vue rhétorique, je me suis intéressé à la « persuasivité » de la thèse

constitutionnaliste afin de me demander quelle était l’esthétique visée par une expression du

pouvoir par des représentations géographiques et régionales. J’ai conclu qu’en parlant du pouvoir

par le biais du social, la rhétorique climatique correspond à une stratégie d’enracinement qui vise

à ancrer la limitation de la politique dans l’image même du pouvoir, comme si le

constitutionnalisme était une forme « naturelle » de la souveraineté. À en croire Montesquieu,

« Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les moindres

graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît sans bornes,

s’arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et à la prière »

(L’Esprit des lois, II, 4). Les limites du pouvoir se comparent aux obstacles géographiques qui les

naturalisent. De fait, la fin politique, dictée par le droit naturel, ne se situe pas dans le « corps » du

monarque, selon l’idéologie absolutiste, mais dans le sol auquel le monarque et son peuple

appartiennent ensemble. Les climats, les phénomènes de la géographie traduisent la volonté de la

R. Spavin 11

nature, constituent des expressions rhétoriques d’un « droit naturel », c’est-à-dire une finalité vers

laquelle toutes les sociétés doivent tendre. Face aux caractères climatiques dualistes ou ternaires,

fortement hiérarchisés, le manquement de l’autre — le proto-racisme du discours — parait

moindre : si les climats peuvent témoigner davantage d’une certaine image du pouvoir, exprimée

à l’image de la géographie et de la société, ce qu’ils disent au sens littéral se révèle un sous-produit

de la rhétorique, des dégâts collatéraux d’une moralité politique, distincte des conventions sociales

et anthropologiques. Les caractères climatiques sont enfin figuratifs, ce qui nous permet de relire

à nouveaux frais les dérangeants livres de l’Esprit des lois qui semblent justifier l’esclavage dans

certaines régions éloignées du monde. Certes, les climats représentent des peuples qui vivent dans

un contexte prétendument réel, mais au niveau symbolique, ils mettent en scène des personnages

négatifs et positifs — identificatoires et aliénants — qui narrativisent un tempérament idéal, une

« nature » en corrélation avec un ensemble de composantes diégétiques qui contribuent à sa mise

en récit.

Bodin : l’espace-temps climatique et le finalisme moral

Sous les auspices d’un courant d’études qui porte sur les procédés narratologiques de la

philosophie politique (Edelstein 2003 ; Goodman 1989), l’univers climatique se construit à l’aide

d’un ensemble d’éléments, de personnages, de temporalités, de régions qui caractérisent une

certaine appréhension du droit naturel. Ainsi, l’univers diégétique gagne en profondeur et en

vraisemblance lorsqu’on peut situer le phénomène géographique à côté d’autres « phénomènes »

du même monde, en imaginant un espace-temps qui pourrait exister et nous instruire sur les fins

morales d’une société.

Dans le cas de Bodin, sa conception du temps est particulière dans la mesure où elle

participe d’une notion d’histoire qui est fortement rhétorique, à l’instar de celle des humanistes qui

R. Spavin 12

recherchent des leçons dans le passé, ou comme le dit Bodin, « C’est grâce à l’histoire que le

présent s’explique aisément, que le futur se pénètre et que l’on acquiert des indications très

certaines sur ce qu’il convient de chercher ou de fuir » (Bodin 1566 : XXXVIII). En cela, l’idée

que l’histoire nous éloigne ou nous rapproche d’un idéal est au fondement de l’argumentation dans

laquelle s’inscrit la théorie des climats, d’où son finalisme moral. Les conventions sociales du

présent se mesurent à l’aune d’un passé, non pas universel, mais « vivant », universel par son

exemplarité. La notion de temps n’est donc plus historique mais symbolique et s’étend en

différentes associations rhétoriques auxquelles la représentation géographique n’échappe pas.

Plus précisément, la théorie des climats de Bodin s’inscrit dans ce que Bodin appelle une

« histoire naturelle », ce qui s’oppose à l’histoire des institutions qu’il considère « trop

changeante ». Une méfiance à l’égard des « conventions » se traduit par une expression historique

de la nature qui sera concrétisée, c’est-à-dire symbolisée, par la géographie, la nature physique :

« Cherchons au contraire des faits régis par la nature et non par les institutions humaines, des faits

stables que rien ne puisse modifier […] » (Bodin 1566 : 68). La véracité de l’histoire se mesurerait

dans la correspondance avec cette histoire naturelle, laquelle est sanctionnée, rendue connaissable

par la géographie. D’un point de vue politique, la théorie des climats informe au législateur le

naturel du peuple, tel qu’il devrait être, de manière transhistorique. Autrement dit, le climat traduit

un idéal à la fois antérieur et universel, une nature qui précède les perversions du monde historique,

donnant forme à un jugement de l’histoire, à une vision de la réforme qui se présente à l’instar

d’une restauration. Bodin est donc tiraillé entre deux concepts différents de la nature, classique ou

moderne, métaphysique ou physique. Ce sont les climats, métonymies de la nature physique, qui

expriment la hiérarchie des fins morales, et non une nature métaphysique, informée par la

théologie. L’intérêt des climats bodiniens est précisément cet amalgame entre l’attachement

R. Spavin 13

théorique au sol et l’évaluation du réel par une nature ambigüe, qui transcende la temporalité, tel

le regard du philosophe qui surplombe les conventions sociopolitiques arbitralement. En effet, les

phénomènes terrestres qu’on peut nommer climatiquement et cartographiquement n’ont pas en soi

le même statut que ce qu’on entend par « nature » ; celle-ci se situe dans toutes ses occurrences

au-dessus du fait géographique, mais la narratologie du fait climatique le rapproche d’une telle

hiérarchie finaliste. La poésie des correspondances interclimatiques dessine en définitive un

équilibre omniprésent qui régule le monde d’en haut, qui reste accessible à tout contexte historique.

Dans l’exégèse de la théorie des climats, le discours n’est rarement comparé à la

philosophie classique, à son concept phare qu’est le droit naturel, anhistorique et universaliste.

Superficiellement, on croit que les climats reposent sur des observations inductives et

ethnologiques, parfaitement antithétiques à l’égard d’une intention métaphysique et abstraite. Sur

ce point, il peut être difficile de comprendre ce que les climats pourraient exprimer de

« philosophiquement valable », c’est-à-dire d’universellement légitime pour l’organisation des

hommes ; c’est l’opposé de son argumentaire. Mais l’argument pluraliste qui admet la nécessité

de la variété ne contredit pas nécessairement l’existence d’un substrat commun à la diversité, un

ordre méta-juridique, voire la revendication d’un droit naturel qui pourrait informer la législation

de toute part. Ainsi, les lois climatiques signifient en profondeur une réappropriation rhétorique

du droit naturel, notion qui s’avère certainement « embarrassante » (Goyard-Fabre 2002) pour

expliquer au niveau de son contenu, mais qui possède un ethos indéniable ; c’est de lui qu’on se

réclame pour s’élever au-dessus des vicissitudes du réel pour pouvoir les juger, à l’aide d’une

autorité philosophique et morale.

En m’inspirant de la pensée de Leo Strauss, je me suis proposé de comprendre le « droit

naturel » autrement, c’est-à-dire dans ses extensions rhétoriques et adaptatives. Comme le droit

R. Spavin 14

naturel n’est pas un ensemble d’idées que l’on peut résumer historiquement, mais un concept

« méta-discursif » ou « méta-juridique » (Goyard-Fabre 1989 : 10), son discours est davantage un

acte autoréflexif et prudemment ésotérique, lié à un discours de contestation et de remise en

question politique (Strauss 1953 : 86). Et ce, même s’il n’entraine pas un appel à la « désobéissance

civile » (Goyard-Fabre 2002 : 43), car son évaluation est voilée, se tenant à un niveau supérieur,

au-dessus de l’ordre politique qui informe l’aménagement de sa configuration symbolique.

À travers deux textes que Bodin écrit en l’espace d’une dizaine d’années (1566-1576), les

climats renvoient à des situations historiques précises, à savoir les évolutions du contexte des

guerres de religion. De fait, la rhétorique des climats n’est pas la même d’un texte à l’autre ;

l’identité climatique de la France oscille entre le tempéré dans la Méthode de l’histoire (1566) et

le septentrional dans la République (1576) pour figurer des discours critiques différents à l’égard

de la société et de ses contraintes spécifiques. Si Bodin s’associe publiquement à la cause

catholique, les climats donnent au philosophe une liberté d’expression, lui permettant de s’élever

au-dessus du sectarisme de l’époque et d’exprimer une vision politique en dehors des identités

religieuses. Avec le discours climatique, on peut davantage se méfier de la persona que Bodin

projette à la vie publique. À l’instar de ses écrits clandestins, notamment le Colloque

heptaplomeres, qui le montrent à son plus radical, ouvert à la diversité confessionnelle, les climats

sont un indice d’une même neutralité religieuse dans ses textes politiques les plus importants.

Même si Bodin ne s’associe jamais au groupe des « Politiques », connus pour leur hétérodoxie

religieuse en matière de politique, je souligne une existence ésotérique d’un discours « politique »

dans le discours climatique, à savoir une théorie du pouvoir qui est dépouillée de son identité

confessionnelle. Je montre comment la théorie des climats avance une telle idée, scandaleuse pour

l’époque, sous le voile des topoï de la géographie humaniste.

R. Spavin 15

Le rôle de l’histoire chez Montesquieu et Rousseau

En revenant à l’épistémologie, les climats de Bodin suggèrent une tension entre deux

conceptions différentes de la nature et de la géographie, ballotées entre l’abstraction du cabinet —

du cosmographe contemplant son astrolabe — et la découverte de nouveaux mondes, relatée entre

autres par les récits de voyage. Bodin se situe à la fin de l’humanisme où la recherche de la

différence chorographique l’emporte sur une géographie ptoléméenne qui se focalise sur l’unité

du genre humain à travers le cosmos. Cette différence sera ressentie en particulier chez

Montesquieu qui redécouvre la théorie des climats en aval de cette nouvelle tradition scientifique,

approfondie au XVIIe siècle par les scientifiques et les philosophes libertins. Il s’ensuit que la

géographie se diversifie ; les voyages s’accumulent, le relativisme et le scepticisme des

philosophes sont poussés à leur comble. La posture « philosophique » brandit la géographie comme

une arme contre l’unité théologique de la Nature. Les superstitions de la religion doivent en

principe croupir sous le poids de la science, dont la noblesse déterminerait l’existence physique

(et morale) de l’homme. Partant, la voie à suivre n’est plus dans le passé, reléguée à une origine

antérieure et métaphysique, mais se présente à nous dans le présent, comme dans le modèle anglais,

par exemple, de l’autre côté de la Manche. Pour Montesquieu, la liberté des Anglais se révèle être

le fruit de leur monarchie constitutionnelle, elle-même le résultat d’une progression historique,

d’une trajectoire qui mène d’un certain tempérament climatique (le « froid »), son origine,

jusqu’aux influences sociohistoriques plus complexes. Le génie de la politique anglaise consiste à

suivre les évolutions du social, lequel se caractérise par sa propre dynamique historique. La

législation est désormais comparable à une « science » qui se perfectionne à l’aide d’une

conscience spatiotemporelle de plus en plus sophistiquée.

R. Spavin 16

Chez Rousseau, en revanche, la trajectoire des progrès humains, modelés sur la noblesse

scientifique, est précisément l’objet de sa critique de la société moderne. Il fustige la tendance à

surévaluer les apports de la science qui pervertissent la boussole morale de l’homme, la tend

indéfiniment vers une finalité future. Selon lui, la science est davantage la source des inégalités

qu’un moyen d’accéder à la liberté. On est bien loin de l’ambition de Montesquieu, de sa « science

morale » qu’il adapte de la pensée de Newton, où son complexe système de rapports consiste à

inféoder la philosophie politique à une vision désincarnée de la science. Ce que Rousseau appelle

la « perfectibilité » perce à jour la confusion de Montesquieu qui pense le « social » comme un

objet externe à l’homme, soumis au regard scientifique. Rousseau conçoit la morale politique un

peu à la manière des théologiens, en termes d’une antériorité, une origine non pas historique, mais

narrative et allégorique. Le fondement moral d’une société, ainsi qu’on peut le lire dans l’Essai

sur l’origine des langues, est communicatif ; il se passe entre des individus qui se rencontrent et

décident de s’unir l’un à l’autre par la « volonté » et non le « devoir », sans que celle-ci soit

déterminée par des facteurs politiques ou environnementaux. En effet, le « devoir » balaye les liens

de la société en dehors de l’univers moral ; la société qui prend naissance dans un environnement

inhospitalier et froid est utilitaire, une solution purement pratique à un problème matériel. La

sensibilité et le cœur, au fondement de la philosophie morale de Rousseau, y sont exclus.

Or la difficulté dans la conception rousseauiste du temps est qu’elle est hypothétique,

volontairement « utopique ». Il le dira ailleurs, sa représentation des « premiers temps » n’a aucun

fondement dans la réalité ou dans le cours de l’histoire humaine (Discours sur l’origine de

l’inégalité, 123). Elle est une construction de l’esprit : la fantaisie d’une origine perdue à laquelle

il serait impossible de revenir. Mais il existe ici une tension, voire un important oxymore qui ne se

laisse pas sentir dans la totalité de ses écrits. Rousseau concrétise sa représentation du temps (et

R. Spavin 17

de l’espace) comme un phénomène géohistorique en supposant même pouvoir y retourner, comme

si la « temporalité » de l’origine se situait dans une chronologie concrète et antérieure, un passé

« inexistant ». L’imagination est automatiquement subordonnée à la réalité sans que son potentiel

symbolique prenne forme, sans qu’on comprenne les limites non seulement de sa signification

mais de ses fonctions discursives. Ce « réalisme utopique » chez Rousseau a contribué à appauvrir

la force esthétique de sa pensée politique, négligeant le côté allégorique de l’espace-temps qui

permettrait d’approfondir une narration éminemment performative, libérée des contraintes du réel

et non déterminées par elles. D’où l’ambiguïté du symbole spatiotemporel, l’amalgame entre le

climat et l’histoire pouvant conduire à ancrer la signification du discours — l’explication de la

diversité — dans une réalité concrète tout autant qu’il peut élargir une toile conceptuelle au figuré,

au-delà du réel qui rendrait toute moralité contingente, relativiste, voire « impossible ». Sa

philosophie politique ne se limite donc pas au Contrat social, à ces petits espaces géographiques

que seuls peuvent soutenir un esprit républicain. Le Rousseau de l’Essai nous montrera plus

explicitement que ses prédécesseurs que le climat et l’histoire se réfèrent moins à un monde

matériel qu’à un monde symbolique auquel on cherche à faire s’identifier son lecteur.

Rousseau servira à confirmer la lecture symbolique que je dégage des théories des climats

de Bodin et Montesquieu. Dans son Essai, les températures sont plus clairement des tempéraments,

permettant de mieux voir les rapports interclimatiques qui sont en filigrane chez les autres. Et c’est

lorsque les correspondances entre les climats se font voir qu’on est capable d’analyser les

configurations sociopolitiques qu’abrite la rhétorique des théories des climats. Chez le Genevois,

les températures s’affrontent à l’occasion d’une querelle musicale qui condense à la manière d’un

microcosme les problèmes de la société française au sens large. Ainsi, le philosophe porte atteinte

aux airs scientifiques de la théorie des climats qui prétendent représenter des régimes

R. Spavin 18

sociopolitiques géographiquement distincts, appartenant à des zones cartographiques, séparées

prétendument par la distance.

Or tel est précisément le cas de Montesquieu. Les conclusions que tire le baron sont la

sensibilité « des pays chauds » versus l’insensibilité des « pays froids » qui soutiennent par

extension différents régimes politiques. Au fil des livres qui développent ce dualisme, ces pays

froids et chauds se concrétisent par leur emplacement sur la carte. Les climats sont ici figés dans

une expression métonymique qui obscurcit la véritable complexité du « tout ». Le relativisme fait

blocage face à un ordre ou un substrat commun. Au lieu d’insister sur le nécessaire va-et-vient

entre les températures qui se définissent les unes par rapport aux autres dans un même espace, la

représentation cartographique du climat brouille l’universalité des températures pour qu’elles ne

se touchent pas. Le froid est ici et le chaud là. D’où la création d’une frontière conceptuelle entre

deux tempéraments qu’il s’agira de traverser, ce que les climats de Rousseau accomplissent de

manière allégorique. Chez lui, le chaud et le froid renvoient à deux modèles de civilisation

antagoniques où le froid explique les raisons des inégalités sociales alors que le chaud correspond

à une esthétique où les liens sociaux peuvent être restaurés. Rousseau extériorise la dynamique

interclimatique au fondement de la rhétorique climatique, tout en renversant la hiérarchie implicite

qui se trouve dans les climats de Montesquieu. Dans ce dernier chapitre, il s’agira de montrer de

quelle manière Rousseau tire de sa clandestinité l’idéologie politique et économique de

Montesquieu, où sa représentation instrumentaliste de l’intérêt et des passions privées s’expose.

Rousseau renchérira ainsi sur ma propre lecture des climats du baron : le froid et le chaud sont

moins des espaces distincts que des dimensions d’une même société que le philosophe essaie de

garder séparées : la force politique d’un côté et la force économique de l’autre.

R. Spavin 19

La théorie des climats de Rousseau formule au fond une réponse non sans vitriol à la

représentation des passions publiques qui sont chez Montesquieu retournées sur l’individu. En

termes d’une morale politique, Rousseau s’oppose à la philosophie désincarnée du pouvoir du

baron, machine qui fait tout pour exclure les passions, soit les « erreurs » de la législation. L’idée

même d’un « esprit des lois » correspond à une rhétorique qui personnifie le système législatif,

ayant pour but de déplacer la capacité à raisonner des hommes vers des structures politiques

impassionnelles. Les passions deviennent chez Montesquieu un objet de méfiance qui doit être

séparé du siège du pouvoir politique. On sait déjà que Rousseau rejette le libéralisme de son

époque, dénigre obstinément une éthique commerciale qui contribue à la dépolitisation des intérêts

publics et à l’approfondissement de l’individualisme. Le « doux commerce » est chez Rousseau

une guerre affective où les uns gagnent au détriment des autres, représentation hyperbolique de

l’ambition qui fait mouvoir le principe monarchique dans L’Esprit des lois. Cette guerre interne

entre les passions des individus se révèle chez lui à travers les symboles politiques du climat : le

froid est moins le tempérament « anglais » que le désir de conquête qui habite tous les hommes ;

tout autant que le chaud est ce qui nous rapproche d’autrui et nous inspire des sentiments d’égalité.

Enfin, les climats insufflent du sectarisme dans la représentation des passions, préfigurent un

dualisme qui est au cœur de tout mouvement social. L’antagonisme entre le chaud et le froid n’est

guère différent d’autres polarisations symboliques de l’époque révolutionnaire qui exploitent

l’univers esthétique pour mieux faire appel aux passions publiques4. Ces antagonismes

4 L’esthétique antagonique entre le froid et le chaud chez Rousseau dans le contexte des débats sur la musique est

comparable à l’antagonisme des couleurs dans le théâtre à l’époque révolutionnaire, notamment le schisme entre les

Rouges et les Noirs qui se dessine autour du fameux acteur Talma, à la suite de sa représentation du personnage

éponyme de la pièce Charles IX de Joseph-Marie Chénier. Talma est à cet égard un véritable symbole d’avant-garde,

instigateur des réformes sociales de son temps (voir Filippi 2010, Tarin 1998). Le scandale autour de la pièce de

Chénier provoque une division au sein de la troupe des acteurs, les Rouges, partisans de la Révolution, qui se séparent

des conservateurs, surnommés les Noirs.

R. Spavin 20

symboliques réduisent tout autant qu’ils généralisent la complexité politique en une configuration

schmitienne entre ami et ennemi. La réunion des émotions au nom d’une unité populaire se

complète par la définition d’un adversaire, identifié et caractérisé par la polarité chaud-froid. Les

climats formulent une esthétique de la frontière ; barrière qui délimite un espace particulièrement

communicatif et communautaire et qui exclut par là même ceux qui n’épousent pas un ensemble

de valeurs républicaines comme l’éducation des passions populaires, la volonté générale et la

méfiance à l’égard des institutions politiques. Ce genre de mobilisation sociale est précisément ce

que les climats bodiniens tendaient paradoxalement à désamorcer deux siècles auparavant.

Chapitre premier

De la théorie des climats : science, stéréotype ou symbole ?

Une étude qui tente de faire de la théorie des climats une véritable source de « symboles

politiques » chez trois grands philosophes de langue française, de la Renaissance aux Lumières,

doit enquêter sur un terrain déjà bien foulé par des générations de commentateurs. Il faudrait

qu’elle trouve le sentier caché et qu’elle explique comment et pourquoi une interprétation

figurative reste jusqu’alors enfouie sous d’autres lectures, non pas erronées, mais limitées par leur

direction et leur motivation par trop scientifiques. Les traits épistémologiques sur lesquels on se

concentre le plus souvent ne sont pas nécessairement les seules caractéristiques de la théorie et

R. Spavin 21

peuvent même tendre à créer une chasse gardée, excluant les questionnements littéraires et

poétiques qui m’intéressent plus particulièrement. Ceux-ci fonderont l’hypothèse première du

projet : que les correspondances textuelles de la théorie des climats révèlent une différence d’avec

le réel géographique qu’elle prétend expliquer.

Ainsi les « symboles » du climat que je cherche à élucider n’entreraient plus

confortablement dans une histoire de la géographie. Si les climats ne sont pas seulement des

« climats », mais des représentations figuratives d’autre chose, la géographie sera un truchement

d’un discours plus profond qu’on n’a pas encore reconstitué à juste titre. Il faudra supposer dès

lors que l’exégèse s’est contentée de n’expliquer que la surface du discours qui présente des trous

et des points d’indétermination qu’elle colmate en les inscrivant dans les évolutions

épistémologiques de la science. Les ambiguïtés et les incohérences inhérentes au discours seraient

une « erreur » et non un indice de textualité référant à d’autres niveaux de signification.

En effet, la théorie des climats est largement considérée comme un début particulièrement

maladroit de la géographie et de l’anthropologie. Elle conceptualise non seulement le rapport entre

l’homme et son espace, mais aussi, très souvent, le rapport entre d’autres espaces et d’autres

hommes afin de comprendre et de systématiser leur diversité. Voici la ligne herméneutique que je

cherche à remettre en question. Une question centrale de cette étude est de savoir dans quelle

mesure les caractéristiques de la théorie des climats sont moins une représentation de

l’environnement des autres qu’un reflet détourné d’une vérité plus autoréférentielle. Le discours

politique et la critique sociale que j’attribue aux théories des climats de Bodin, Montesquieu et

Rousseau se traduisent par une déconstruction du multiple géographique et de l’altérité des climats

pour constituer un ethnocentrisme non seulement dissimulé, mais critique et négatif. Ainsi que le

note Jean-François Staszak, la subjectivité de nos regards fait toujours en sorte qu’on est au centre

R. Spavin 22

du monde dont on prétend parler et que la perspective du centre empiète, d’une manière ou d’une

autre, sur la nature des périphéries ; « l’ethnocentrisme est aussi, dit-il, un géocentrisme » (Staszak

1995 : 102). Mais pour savoir où peut intervenir le discours symbolique et figuratif — une

conscience et une exploitation du « gallocentrisme » —, il faut se pencher de façon plus

synchronique sur les développements textuels qui témoignent d’une connaissance des limites

objectives de l’espace et qui jouent sur cette ambiguïté. Or le présent chapitre voudrait répondre à

une question préliminaire : pourquoi n’avons-nous pas encore exploité la richesse textuelle de la

théorie des climats ? Et de manière réciproque, pourquoi la critique n’a-t-elle pas tenté de

comprendre la théorie au-delà d’une lecture épistémologique ? Il s’agira dans un premier temps

d’expliquer la subordination des logiques internes de la théorie à un récit diachronique qui illustre

les évolutions de la science géographique et anthropologique. La deuxième partie du chapitre sera

consacrée à une exploration d’outils méthodologiques qui m’aideront à approfondir la dimension

rhétorique des climats et à voir au-delà de l’interprétation généalogique qui sera décrite

maintenant. Nous verrons qu’il y a deux côtés dans cette histoire diachronique du climat ; un côté

qui cherche à évacuer l’infâme « déterminisme » des sciences anthropologiques et sociologiques

et un deuxième, moins sévère, qui trouve dans le discours des corrélations entre l’homme et la

nature qui préfigurent une pensée ou une sensibilité « écologique ». Commençons d’abord par la

mauvaise presse qu’ont souvent les théories des climats.

L’histoire de la théorie des climats ou les « erreurs » du passé

En matière de géographie, le déterminisme climatique est souvent relégué aux erreurs du

passé. Il est même de nos jours un « tabou » qui requiert dans la plupart des cas une

« condamnation sans appel » (Couzinet et Staszak 1998 : 9). Cela ne surprend guère : son

explication des caractéristiques des hommes par le milieu climatique revient à réduire, souvent de

R. Spavin 23

manière grossière, l’importance des facteurs culturels (économiques, historiques, religieux) qui

influent sur la société politique. Une telle simplification peut relever d’une argumentation

dangereuse, invitant à penser la supériorité de certaines races ou nations. À part Montesquieu, nom

qu’on entend le plus souvent dans l’histoire du discours, on nous demandera parfois aussi de songer

à la géographie allemande du XIXe siècle, au concept de Lebensraum, qui peut légitimer la

conquête de nouveaux territoires au nom de la survie de l’espèce, voire la puissance d’une nation5.

La théorie des climats est souvent citée comme l’origine de ces discours géopolitiques, comme le

lieu de naissance d’une idée-force, celle du déterminisme, où la spécificité de l’homme est

façonnée par son environnement. Dans L’Anthropogéographie (1882-1891), œuvre fondamentale

de Ratzel, il n’est pas difficile de reconnaître les mêmes schèmes de pensée : la division entre deux

races fondamentales, une septentrionale et une méridionale, l’importance du climat sur le caractère

national, sur la faune et la flore, dont dépend la structure économique d’une région

(Anthropogéographie, cité par Durkheim 1899 : 4).

Dès 1899, cependant, dans son fameux compte rendu de l’ouvrage, Durkheim note la trop

grande étendue du projet pour être du ressort d’une seule enquête scientifique. Tantôt le

questionnement part du déterminisme géographique, tantôt il porte sur l’histoire des migrations,

où la géographie n’explique plus les idiosyncrasies d’un peuple, puisque les obstacles

environnementaux sont surmontés par l’effort humain : « il n’y a rien dans la nature du sol dont

l’effort des hommes ne puissent triompher avec le temps » (ibid., cité par Durkheim 1899 : 6).

L’effet de basculement est frappant. On ne sait plus si les mouvements migratoires dépendent de

5 Dans son article sur la théorie des climats de Montesquieu, « La rhétorique de la scientificité : contribution à une

analyse de l’effet Montesquieu », Pierre Bourdieu rappelle les noms les plus souvent cités : « Il suffit de suivre la

postérité de la théorie des climats, de l’École de la science sociale des Le Play, A. de Préville, H. de Tourville, P.

Bureau, P. Deschamps, et E. Demolins, à l’École des sciences politiques et à ses exercices de géographie politique, de

l’Anthropo-géographie de Ratzel à la Geopolitik, pour pressentir les fondements (politiques) de l’adhésion à une

"théorie" […] » (Bourdieu 1982 : 238).

R. Spavin 24

la géographie ou s’ils renversent le processus déterministe, contribuant plutôt à déterminer la

géographie : questionnement à double sens qui demande, selon Durkheim, une richesse de

connaissances (économique, géographique, sociologique, démographique, etc.) qui ne sont pas

adéquatement maîtrisées. Bref, si l’homme est déterminé par son environnement, et si

l’environnement est, en retour, déterminé par l’activité humaine, les deux processus ne font pas

nécessairement partie du même questionnement, mais invoquent des savoirs différents que Ratzel

mélange, étendant son objet d’étude si large qu’on ne sait plus ce qu’il étudie. Ce flou sera attaqué

pour son inscientificité et son invalidité. Si Durkheim reconnaît l’ingéniosité de la démarche de

Ratzel, qui s’ouvre à la sociologie — ce qui plaît au Français —, « son objet comme sa méthode

restent encore très indéterminés » ; « […] les problèmes divers qui se posent […] sont beaucoup

trop hétérogènes pour ressortir à une seule et même science » (ibid. : 8)6. Ses propos ont, en effet,

un mérite de nouveauté mais leur manque d’unité est ce qui éveille les soupçons du sociologue,

c’est-à-dire le même flou, les mêmes lieux d’indétermination qui se prêtent admirablement aux

arguments politiques les plus dangereux. En effet, quand il s’agit d’expliquer comment tout peuple

« a soif de l’espace » (ibid. : 7), que toutes les sociétés aspirent à étendre leur base géographique,

le spectre des extensions géopolitiques, qui confinent aux pires légitimations intellectuelles du

suprématisme et du totalitarisme, pèse lourd sur notre lecture de la démarche et qui, partant,

ternissent notre regard sur les discours climatiques qui lui ont servi d’inspiration intellectuelle.

Comment lire la théorie des climats après tout ce que l’on sait, après s’être tant familiarisé avec

l’histoire de l’Ostkrieg ?

6 Durkheim n’est pas pour une pensée qui mêle la nature et la culture. En scellant l’étanchéité des sociétés à

l’environnement, il exclut les paramètres climatiques des causalités pertinentes du suicide ce qui contribue selon les

penseurs écologiques, à la fâcheuse dichotomie entre nature et culture qui nous incite à traiter l’environnement comme

une entité externe à la société humaine (Bonneuil et Fressoz 2013 : 49).

R. Spavin 25

Cela s’entend, l’influence de l’événement allemand sévit grandement sur l’histoire critique

du déterminisme climatique. Elle nous en a rendus grandement suspects, aguerris face aux

éventuels présupposés géopolitiques, à savoir les aspects les plus controversés d’une histoire

géographique qu’il faut désormais servir de contre-exemple dans l’histoire des sciences de

l’homme. Ainsi, un nombre important d’études sur la théorie des climats se structure autour de son

fondement épistémologique, de son complexe assemblages de savoirs (géographique, médical,

anthropologique, chimique), au détriment des idées politiques qui sont exclues des analyses (voir

Courtois 2007 ; Couzinet 1996 ; Vasak 2007), mais qui servent néanmoins de cadre aux

développements scientifiques. Aristote est un des premiers exemples que l’on cite dans cette

« mauvaise » histoire de la géographie ; c’est lui le repoussoir, l’origine de l’erreur, ce penseur

« d’avant la géographie » qui n’est pas « géographe » (voir Staszak 1995)7. Chez lui, le

déterminisme climatique n’est qu’une image controuvée de la géographie, inféodée à l’avancement

des idées politiques. Pour le Stagirite, la situation géographique de la Grèce est représentée comme

un argument pour sa supériorité morale et physique afin de légitimer la domination politique par

le biais d’une explication pseudo-scientifique, empruntée à Hippocrate, mais sortie du champ

médical pour être intégré à celui de la politique. En d’autres mots, l’histoire géographique légitime

une action politique à venir. Citons un peu longuement les propos historiquement importants du

penseur :

Disons maintenant ce que doivent être, par nature, les citoyens. Voilà à peu de choses près

ce que l’on pourrait penser, en considérant à la fois celles des cités grecques qui sont

réputées et l’ensemble du monde habité, tel qu’il est réparti entre les peuples : les peuples

qui se trouvent dans les régions froides et notamment en Europe sont pleins de courage

77 Il est pourtant important de noter que le naturalisme d’Aristote n’est pas toujours finaliste, hiérarchisé, comme c’est

le cas dans les Politiques. Les Larrère montrent que son traité Partie des animaux développe la « cause formelle » qui

accorde aux individus une forme automotrice, indépendante d’un plan préétabli, d’une forme éternelle. Aristote est

donc capable de se soustraire à sa conception moraliste de la nature pour prêter une attention considérable à la

« diversité du sensible » et c’est dans ce sens, partant, « qu’Aristote reste notre contemporain » (Larrère et Larrère

1997 : 43). Mais remarquons la tendance à établir une continuité entre les anciens et l’époque actuelle. La diversité

l’emporte sur le finalisme par sa scientificité « moderne ».

R. Spavin 26

mais plus dépourvus en intelligence et en habileté ; c’est pourquoi ils persévèrent davantage

dans la liberté, mais ne sont guère susceptibles d’organisation politique et incapables

d’assurer leur empire sur leurs voisins. Ceux d’Asie sont intelligents et d’esprit habile, mais

manquent de courage, ce qui fait qu’ils vivent constamment dans la soumission et

l’esclavage. Les peuples grecs connaissent la même diversité les uns à l’égard des autres,

et les uns ont un naturel simple, tandis que les autres présentent un heureux mélange des

deux capacités. Il est donc clair que ceux-là devront avoir un naturel à la fois intelligent et

courageux, qui seront destinés à être aisément menés vers la vertu par le législateur

(Aristote, Politique, VII, 7, 1327 b, 19-38).

La citation témoigne de la tentative éminemment récursive dans les théories des climats de prendre

un modèle de pensée du monde scientifique (que l’environnement cause un certain effet sur le

corps) et d’en tirer des conclusions qui touchent à celui du politique et du sociologique, faisant

abstraction des complexités historiques qui influent sur les identités des peuples. Comme le montre

Frank Lestringant, il faut mettre en doute l’« innocence » du déterminisme climatique face au

contexte sociohistorique et tâcher de révéler son argumentation politique plus large8. Le fait que

la théorie des climats se prête souvent aventureusement aux structures politiques et culturelles

n’est pas une exception inopportune de la théorie mais souvent un trait déterminant qui peut révéler

une intention cachée, laquelle n’est pas nécessairement totalitariste, mais dont les argumentaires

sont divers et complexes. La grande concentration de la critique des XXe et XXIe siècles sur les

degrés de validité scientifique de ces corrélations a pour but principal de neutraliser les ambitions

politiques connexes, ou du moins, les associer à une tendance idéologique d’une période révolue,

séparant les idées fausses des « origines » scientifiques. En effet, comment doit-on commenter des

théories qui assignent la prétendue paresse des peuples africains à la chaleur accablante de leur

milieu géographique, influence sur la psychologie d’un individu et, par conséquent, sur le

tempérament de toute une société, naturellement disposée à la tyrannie ? Difficile de voir qu’un

8 Dans l’étude que F. Lestringant prête à la question, on peut voir en quoi la « théorie mésologique », soit la théorie

des climats ou des milieux, est la base des sciences politiques modernes (Lestringant 1993 : 255). À partir d’elle, la

géopolitique peut retrouver ses origines, grandement discriminatrices, par la manière dont elle délimite des frontières

entre des zones inégalement favorisées et sert de code « qui va pouvoir servir l’ambition de puissances politiques et

militaires rivales » (ibid.).

R. Spavin 27

tel emploi du déterminisme climatique n’est pas fondamentalement douteux et invalide, le résultat

d’une suite de généralisations abusives, même politiquement dangereuses. L’ancienne Géographie

des humanistes (1940) de François de Dainville explore les logiques climatiques qui ont justifié

les inégalités de droit, comme la science missiologique des Pères Acosta et Philippe Briet

(Dainville 1940 : 150-151), qui a d’importantes conséquences pour la colonisation. Enfin, les

innombrables applications de la théorie ont pu donner une légitimation soi-disant scientifique, mais

propagandiste, aux pires projets de relations étrangères dans l’histoire de l’humanité.

Les climats dans la généalogie de l’histoire géographique

Pourtant, malgré les éventuelles ramifications suprématistes et immorales de la théorie, il

existe une autre tendance critique qui consiste à lui concéder une place dans le développement

légitime du savoir géographique. Dans l’histoire des « espaces », la théorie des climats est une

référence de base qu’on cite comme une véritable origine de la discipline, s’inscrivant dans une

véritable généalogie du savoir géographique qui invite à des lectures diachroniques et à des

croyances progressistes. C’est dire que si l’histoire géographique est peu valide dans le « début »

de son existence, encline à des « absurdités » épistémologiques, telle la cosmologie et même

l’astrologie, la logique au cœur du discours évolue vers des formes plus nuancées et plus

scientifiquement sérieuses9. Avec le temps, la théorie des climats s’ouvre à une plus grande

complexité de facteurs géographiques, tout en se fermant à des conclusions trop simplistes. Dans

un article récemment publié dans le New Yorker sur la renaissance de l’histoire géographique,

Adam Gopnik — dont le nom témoigne de l’aspect grand-public de la discipline — fait le point

sur de nouvelles tentatives d’expliquer géographiquement les grands événements historiques de

9 Pour une interprétation qui assigne à la théorie des climats une place embryonnaire dans une évolution progressiste

de la science, de l’« absurde » astrologie au positivisme historique, voir Pinna 1998.

R. Spavin 28

l’époque moderne. Dans une perspective particulièrement critique des possibilités de travail issues

du « tournant spatial », soit la posture « géocentrique », il passe en revue les travaux de Harm de

Blij10 (2012), Robert D. Kaplan (2012) et Timothy Snyder11 (2010) comme des exemples actuels

d’une vieille manière d’interpréter l’histoire12. D’entrée de jeu, Gopnik cite un poème de Milton

et les climats de Montesquieu qui sont pour lui les ancêtres de ce mode de pensée, dorénavant

moins limité aux seules températures et plus soucieux du territoire, de la carte en relief, des

frontières naturelles, tels les montagnes, les plans d’eau. Restant fidèle aux controverses que

suscite le déterminisme géographique, Gopnik évoque les erreurs scientifiques à l’origine du

discours pour affirmer sa position dans le débat qui sépare les historiens géographiques des

« humanistes », ceux qui révoquent en doute l’importance réelle de la géographie sur l’histoire13.

Un des détracteurs les plus influents des déterminismes après la Seconde Guerre mondiale serait

10 Voir son Why Geography Matters More Than Ever (2012) qui relate l’histoire du petit âge glaciaire qui a, pour lui,

un rapport causal avec les problèmes politiques et militaires de la modernité. Voir aussi les travaux de Brian Fagan

(2000) qui pose également un lien de causalité « modeste » entre le climat et les événements historiques entre 1300 et

1850. En général, le déterminisme géographique est un sujet qui est à la fois controversé et à la mode dans les

départements d’histoire et de géographie aux États-Unis qui mérite sûrement une étude en elle-même. Il constitue un

sujet qui intéresse les spécialistes, mais aussi le grand-public, ce qui ajoute aux attaques contre sa rigueur académique.

Dans le livre de Robert Kaplan (2012), qui ne pèche pas par excès de nuance académique, on peut comprendre ce

renouveau géopolitique par rapport à l’échec militaire en Irak, dont le relief culturel et géographique pose un obstacle

considérable au projet militaire des Américains. Les déboires militaires et économiques de cette mission révèle les

limites de la démocratie libérale sur la mappemonde. Mais enfin, notre conception de la géographie évoluerait

davantage à la suite des événements historiques et non l’inverse. 11 Les « terres de sang » de Snyder réécrivent l’histoire militaire du nazisme comme faisant partie d’une histoire

spatiale plus large qui comprend la totalité de l’Europe de l’est dont les frontières étaient trop floues et contestées pour

être à l’abri de la violence. Les controverses qui découlent d’une telle interprétation relèvent d’une diminution de la

part d’idéologie que la géographie a l’effet de neutraliser. Le contre-argument avancé par Richard Evans souligne la

particularité des massacres du XXe siècle qui ne se limitaient aucunement aux terres de sang, mais sévissaient

également en Yougoslavie et en France (cité par Gopnik 2012 : 9). 12 On peut ajouter à cette liste le travail de James C. Scott, anthropologue de Yale, qui étudie la corrélation entre la

sédition politique et la géographie montagneuse. Pour lui, l’environnement escarpé des collines fournit un sanctuaire

naturel pour ceux qui fuient des régimes oppressifs des vallées (voir Scott 2009 : ix). De plus, le travail populaire du

géographe Jared Diamond porte sur les difficultés géographiques et civilisationnelles des cultures médiévales, tels les

Vikings, les Polynésiens de l’île de Pâques, les Anasazi du sud-ouest américain, et les Mayans de l’Amérique centrale

(Diamond 2005). 13 De manière cocasse, Gopnik compare la théorie des climats de Montesquieu au conte de Boucle d’or et les Trois

Ours, où le gruau est soit trop froid ou trop chaud (Gopnik 2012 : 1). J’apprécie l’ouverture à l’univers fictif et

littéraire, mais le critique hérite d’une lecture fautive de la théorie de Montesquieu qui idéalise la zone tempérée. À

lire la théorie de plus près, la zone tempérée n’est pas explicitement en cause.

R. Spavin 29

Isaiah Berlin qui condamne avec force leur immoralité dans un appel à l’agentivité humaine. À

l’en croire, les pouvoirs impersonnels de la géographie, de l’environnement et de la race ne sont

pas supérieurs aux capacités intellectuelles des individus qui composent une société (Berlin 1969).

L’argument moral est de taille, faisant écho à un grand nombre de critiques du déterminisme

géographique au fil de l’histoire, allant de Possevin au XVIe siècle, Voltaire au XVIIIe et l’école

de géographie française du début du XXe siècle autour de Paul Vidal de La Blache et François

Durand-Dastès (Couzinet et Staszak 1998 : 9). Aussi les historiens géographiques de nos jours

doivent-ils travailler entre deux extrêmes : entre la reconnaissance de l’importance de la

géographie et les dangers de surestimer son influence, laquelle n’est jamais une détermination

absolue (Kaplan 2012 : 36)14. Il vaut mieux concevoir le rôle de la géographie à l’instar de

Raymond Aron, comme une « éthique sobre », enracinée dans la vérité d’un « déterminisme

probabiliste » qui inclut une gamme de contraintes spatiotemporelles (ibid.: 37). Ce n’est qu’à

travers une série de bémols et d’avertissements que l’on peut avancer la validité des influences

géographiques sur les hommes. Bref, la portée argumentative de l’histoire géographique s’est

considérablement rétrécie, pour ne pas ressembler à la forme qu’avaient prise les théories

géopolitiques de l’avant-guerre. À l’heure actuelle, surtout après les missions en Irak et en

Afghanistan, l’esprit géographique est plus prudent et précautionneux ; il s’oppose à

l’universalisme de la démocratie libérale et se présente comme une solution « objective » aux

idéologies de la fin de l’histoire, tout en étant prudent à ne pas tomber dans l’isolationnisme. La

géographie, ou bien l’idée de géographie, nous dessaoulerait de nos croyances occidentales par

une bonne dose de réalisme ; elle nous rapprocherait de la « vérité » des choses, même si elle peut

constituer, trop souvent, « une nouvelle bouteille d’eau de vin », avec ses propres intoxications

14 Une lecture plus attentive des théories géographiques d’autrefois, d’Hippocrate jusqu’à Montesquieu, montrerait

que c’était toujours le cas. La pensée nazie est donc une « distorsion » (Kaplan 2012 : 80).

R. Spavin 30

(Gopnik 2012 : 5)15. L’illusion d’objectivité du tournant spatial consiste à corriger les

généralisations absolues et déterministes du passé par une « influençabilité » plus tempérée et

probabiliste, correction qui ferait mieux parler la « géographie », dont les leçons nous viendraient

de la « terre » et non pas de nous-mêmes, de nos ambitions morales et politiques. Or le

géocentrisme continue de se fonder sur des représentations de l’espace, sans qu’il reconnaisse

l’éloquence d’une soi-disant transparence « géographique ».

Sur ce point, une importante objection aux généalogies du tournant spatial se trouve dans

le traitement des « origines », des sources anciennes, dont la pensée est nécessairement

décontextualisée. Les références faites à Hérodote et à Montesquieu sont fugitives. Elles sont là

non pas pour mieux comprendre la spécificité de leur réflexion, mais pour renforcer une trajectoire

évolutive, comparable avec les problèmes actuels, où la « géographie » semble protéger la

réflexion des anachronismes historiques16. On fait appel à la pensée géographique d’autrefois, se

servant d’un bref résumé de leurs propos en tant que « guide » dans de nouvelles actualisations

géopolitiques ; les lumières du passé aident à (re)construire celles d’aujourd’hui. Certes, tout

concept a une histoire, mais la méthodologie généalogique s’abstient de creuser trop profondément

le contexte synchronique de ses prédécesseurs. La notion d’espace est pour eux stable à travers

l’histoire ; tout le monde se réfère à la même chose au point où l’on cache la conceptualité de la

géographie, sa définition spécifique. Le climat est sans conteste un phénomène de

l’environnement, car notre idéologie moderne l’envisage de ce point de vue : la nature est physique

15 Pour une lecture métacritique des présupposés idéologiques du tournant spatial, le fondement moraliste du

« géocentrisme », voir mon article sur la théorie des climats de Jean Bodin et la théorie « géocritique » de Bertrand

Westphal (Spavin 2012). 16 C’est le cas d’Irak qui rend à nouveau légitime (avec quelques modifications importantes) le travail des géographes

Halford J. Mackinder et Alfred Thayer Mahan. De ces deux géographes britanniques nous viennent les idées du

« heartland », la notion selon laquelle le vrai moteur de l’histoire se trouve dans les steppes eurasiennes (Mackinder)

et celle de l’importance des pouvoirs marines (Mahan). Voir Kaplan 2012.

R. Spavin 31

et non métaphysique ; le désir de trouver une généalogie nous conduisant à sélectionner les

éléments qui nous ressemblent. Il devient donc nécessaire d’effleurer la textualité des climats, afin

de laisser intacte leur matérialité. Les climats sont des outils de travail « objectifs »17 et non pas

des objets de discours manipulés par l’histoire, l’« idéologie » ou par le gré de l’énonciateur.

Le « bon usage » géographique d’Hippocrate

Afin de renforcer l’histoire matérielle de la géographie, la critique a cherché à réhabiliter

les véritables origines scientifiques du déterminisme environnemental, qui ne sont pas

péripatéticiennes, mais hippocratiques, médicales. En d’autres mots, une science et une géographie

se trouvent (quelque part) dans ce mode de pensée et, a foritori, dans sa forme originale. Si la

théorie des climats est née chez Hippocrate, qui n’étudiait en principe que la causalité entre

l’environnement et les maladies, l’objet de ses déterminations n’est jamais la société prise comme

un tout, mais l’homme, cet individu particulier, qui limite le champ d’observation à sa seule

constitution physique (Couzinet et Staszak 1998 : 14). En conséquence, pour Couzinet et Staszak,

les généralisations chez le médecin n’atteignent « jamais » la généralité des peuples, ni l’univers

politique, qui sont expliqués comme étant déterminés par les coutumes, ou les « nomoi ». Pourtant,

le traité Des airs, des eaux et des lieux, se caractérise par de nombreuses confusions importantes.

Malgré les conclusions restrictives qu’on peut en tirer, et malgré sa validité proto-scientifique,

Hippocrate tente néanmoins, par moments, de généraliser les peuples en fonction de la géographie :

« Vous trouverez, en règle générale, qu’à la nature du pays se conforment et le physique et le moral

des habitants » (XXIV, 7 cité par ibid.). Ainsi, il n’est pas « très clair » que, pour Hippocrate, le

17 L’obectivité revient à plusieurs reprises dans les commentaires sur les rapports géographiques-sociaux. Citons les

Larrères : « Le bon usage (de la nature) d’aujourd’hui doit être écocentré. C’est pourquoi nous avons besoin d’une

vision objective de la nature, informée par la science » (Larrère et Larrère 1997 : 19).

R. Spavin 32

déterminisme naturel n’agit que sur l’homme et non sur la société (ibid.). L’intention

généralisatrice est affirmée dès le début de l’ouvrage qui présente « de manière très structurée »

des lois déterministes que la deuxième partie est censée corroborer par des exemples divers

(Staszak 1995 : 143). Mais est-ce le cas ? La construction de l’ouvrage est moins « solide » dans

le « détail comme dans l’ensemble » qu’elle ne le paraît (ibid.) ; la diversité des exemples contredit

souvent la nécessité du déterminisme de la première partie. À bien des égards, la normativité du

déterminisme se déconstruit face à la diversité géographique, devant la variabilité du détail. C’est

pourquoi il s’agit plutôt d’une confusion de visées (médicale, géographique, anthropologique) qui

se mélangent et qui nous permettent de les réorganiser selon une continuité historique et une

précision disciplinaire. Couzinet et Staszak peuvent apprécier les contradictions qui abondent dans

le déterminisme climatique d’Hippocrate parce qu’ils mettent en scène les véritables limites

normatives de la théorie ; la pratique révèle l’hybridité entre les effets de la nature et ceux de la

culture18. Bien que l’intention officielle du traité hippocratique soit médicale, elle déborde les

limites de la classification des maladies pour s’intéresser à la diversité géographique.

De fait, l’attention critique privilégie les tentatives les moins systématiques et les moins

ambitieuses de la théorie des climats. Les origines de la géographie se trouvent dans les expressions

les plus ouvertes et les plus descriptives des espaces, sans aucune prétention normative, de peur de

révéler encore une autre expression « archaïque » de la situation politique des hommes. Même

Montesquieu et d’autres penseurs naturalistes de son époque se sont montrés capables de ne pas

réduire la complexité du social à la seule influence du milieu physique. On croit que ces tentatives

d’explication empiriques sont moins investies de forces rhétoriques, moins portées sur des idées

18 Couzinet et Staszak notent bien l’effacement qui s’opère entre le déterminisme naturel et le déterminisme culturel.

Dans un des exemples qu’ils citent, l’agression des peuples devient moins un effet de l’irrégularité climatique que le

résultat de la gouvernance, d’un « roi ». On aurait pu apprécier un meilleur développement de cette contradiction :

quel est le lien entre l’agression populaire, un gouvernant monarchique et un climat irrégulier ?

R. Spavin 33

qui soient en rapport avec l’organisation et l’équilibre des pouvoirs entre les hommes. Ainsi, une

dichotomie restrictive surgit dans l’histoire critique des théories des climats qui empêche, voire

« protège » des lectures rhétoriques de l’environnement physique : entre le traitement de la

« science », d’une part, et des « idées politiques », de l’autre, la balance penche en faveur d’une

éventuelle continuité entre la science moderne et les origines (et balbutiements) de l’empirisme du

savoir géographique (Staszak 1995), source tant convoitée de « validité ». La théorie des climats

ne renvoie plus à un univers politique comme chez Aristote et d’autres, mais s’avère bien résorbée

et corrigée par les « progrès » classificateurs du naturalisme des Buffon, Lamarck et, plus tard,

Darwin, qui s’inspirent des voyageurs, d’une diversité naturelle qui ne se réduit pas à une lecture

climatique du monde, divisée entre deux ou trois zones principales (Larrère et Larrère 1997 : 71-

81). Enfin, la « nature » des climats se précise en une géographie, un environnement, et doit

renoncer à une ambiguïté importante, celle de son moralisme, où l’on exprime une hiérarchie, un

ordre sociopolitique, à savoir une figuration climatique d’un « droit naturel » en vue d’une certaine

« réforme politique » (Edelstein 2009 : 3)19. Entre les deux versions de la nature qui marquent nos

conceptions épistémologiques de l’environnement — soit la nature comme artefact (natura

naturata) et la nature comme processus (natura naturens) — on oublie les ius naturale, c’est-à-

dire la nature métaphysique qui se distingue d’un espace conçu comme « matière » (Descartes),

ou comme « demeure », oikos écologique (Larrère et Larrère 1997 : 91)20. Or c’est précisément le

19 Le rapport entre la nature climatique et le droit naturel, soit une nature métaphysique, sera traité dans les chapitres

suivants. C’est une des ambiguïtés que la critique passe sous silence : le climat appartient à la géographie sans qu’on

considère une interprétation qui relève d’une abstraction juridique, politique et morale. 20 Selon Catherine et Raphaël Larrère, « On peut donc définir trois positions différentes (par rapport à la nature) : celle

qui place l’homme, microcosme dans le macrocosme, au centre de la nature, en position d’observation. Celle qui met

l’homme à l’extérieur de la nature, en position d’expérimentation et de maîtrise (la natura naturata). Celle qui réinscrit

l’homme dans la nature, sans position privilégiée, et qui le considère comme « un compagnon-voyageur des autres

espèces dans l’odyssée de l’évolution » (la natura naturans). Ces trois visions sont apparues successivement. La

première est typiquement grecque. La seconde est incontestablement moderne : elle sépare le sujet et l’objet, ouvrant

la possibilité d’une maîtrise expérimentale et technique. La troisième, enfin, est la plus récente : elle insiste sur notre

appartenance à la nature, elle y insère la relation de connaissance aussi bien que la technique » (Larrère et Larrère

R. Spavin 34

prétendu « géocentrisme » de la théorie des climats qui dissimule son évaluation de la vie politique,

réduite dans l’histoire du discours à une « idéologie » anthropocentrique et pernicieuse. La critique

reste sourde devant les dynamiques argumentatives qui peuvent se tapir dans la théorie des climats,

c’est-à-dire l’élément métaphysique qui est à rejeter, mais elle se montre loquace face au

fondement scientifique du discours, la dimension apparemment « logique » qu’on a du mal à

escamoter, surtout maintenant, lorsque les discours savants se cherchent des armes pour combattre

encore un autre problème historique, celui de l’« Anthropocène21 » et du changement climatique.

Le tournant écologique : chercher l’interface entre l’environnement et la culture

Plus près de nous, la question du climat et de l’instabilité écologique constitue une des

principales sources d’inquiétude pour la postérité humaine. Les réactions face à la crise

environnementale, écrit Dipesh Chakrabarty, saturent notre conception du présent (Chakrabarty

2009 : 197) et, ainsi que je l’avancerai, nous conditionnent à diriger nos représentations de

l’histoire géographique vers un débat anachronique. Ce sont ces préoccupations actuelles qui

approfondissent les liens causaux et scientifiques entre l’homme et son environnement, au

détriment des liens symboliques et poétiques. Elles peuvent occulter le genre de lecture que je veux

pratiquer, moins engagé par le présent que par le passé, portant sur des présupposés idéologiques

qui ne sont plus les nôtres. À l’heure actuelle, l’environnement, qui a tant façonné le devenir de la

civilisation humaine pour les historiens géographiques, manifeste des signes qui témoignent de la

réciprocité (dévastatrice) de la relation. L’environnement n’est plus une entité séparé de nous, mais

un « système Terre » dans lequel nous jouons un rôle considérable. Le tournant écologique, que je

1997 : 19). 21 « Proposé dans les années 2000 par des scientifiques spécialistes du "système Terre", l’Anthropocène est une prise

de conscience essentielle pour comprendre ce qui nous arrive. Car ce qui nous arrive n’est pas une crise

environnementale, c’est une révolution géologique d’origine humaine. » (Bonneuil et Fressoz 2013 : 9-10)

R. Spavin 35

ne pourrai me passer de commenter, devance et multiplie les ambitions géocentriques de l’histoire

environnementale en fabriquant une véritable machine de guerre contre les modes d’existence et

de productions qui contribuent à l’épuisement des ressources naturelles, à la déstabilisation de

l’écosystème. Les sciences, y compris les projections chiffrées des incidences humaines sur

l’environnement, figurent en tête dans cet appel à de nouvelles humanités écologiques.

Étroitement liées au besoin de répondre aux changements climatiques, les représentations

du rapport humain à l’environnement se caractérisent par une nouvelle ambition universaliste,

interdisciplinaire, mais subordonnée à la réalité scientifique, laquelle repose sur le fait que les êtres

humains sont devenus de véritables « agents géologiques » (Bonneuil et Fressoz 2013). Loin d’être

des affranchis des déterminismes naturels, les hommes sont des « acteurs » qui sont en train de

créer un habitat qui ne leur sera plus hospitalier, un avenir dans lequel ils n’y seront peut-être plus.

Les figures scientifiques qui traduisent la gravité de cet impact sur l’environnement visent à opérer

un changement moral chez l’humain, une réévaluation totale de son histoire, de ses croyances, qui

sont déterminées en grande partie par la modernité séculière, dont le principe de « liberté », issu

du libéralisme économique du XVIIIe siècle, se révèle peu avenant à l’égard des limites posées par

l’environnement.

Les évidences irréfutables concernant la toxicité grandissante de la planète nous incitent à

poser une question historique, à faire appel à d’autres savoirs qui puissent rendre raison de

l’actualité : comment en sommes-nous arrivés là ? Les historiens peuvent souvent s’accuser eux-

mêmes, se rappeler leur tendance à vouloir séparer l’histoire humaine de l’histoire naturelle. Dès

Hobbes et Vico, l’idée que l’on ne peut avoir de connaissance réelle que d’institutions civiles et

politiques, des constructions purement humaines, a contribué à faire de la nature, d’origine divine,

un abysse inconnaissable (voir Rossi 1984). L’historien Dipesh Chakrabarty nous rappelle

R. Spavin 36

l’importance de Benedetto Croce dans cette distinction séculaire entre l’histoire naturelle et

l’histoire humaine : la nature n’avait pas, pour les sensibilités historiques des XIXe et XXe siècles,

d’« intérieur » : les événements de la nature sont uniquement des événements, ils ne sont pas les

résultats d’un agir humain que l’historien peut retracer ; le rôle de celui-ci étant de s’introduire

dans une action, de discerner les processus de réflexion de son agent (ibid. : 203). D’autres

disciplines plus sociologiques et politiques au cours du XXe siècle ont contribué à la séparation de

l’homme de l’histoire naturelle. On peut penser au déterminisme géographique de Stalin au début

du siècle qui compare la faiblesse des influences environnementales avec la prépondérance des

influences historiques sur la civilisation ; les effets de l’espace et du climat sont perçus comme

originels, « lents », alors que l’histoire humaine est si rapide qu’elle n’a presque rien à voir avec

la « stabilité » géographique, constante, voire « anhistorique » (ibid. : 206). D’autres noms

importants s’ajoutent à cette liste peu réceptive à une pensée qui mêle la nature et la culture.

Durkheim, que nous avons déjà vu, définit son objet d’étude en le coupant de la nature ;

l’anthropologie sociale et culturelle est distincte de l’anthropologie physique. Même Freud sépare

l’homme adulte de son environnement, reléguant le « sentiment cosmique », le fait de se sentir en

corrélation avec le monde environnant, à une « illusion fusionnelle propre à l’âge puéril » (Freud,

Le malaise dans la culture, cité par Bonneuil et Fressoz 2013 : 50).

Or un pas important vers la reconnaissance historique des corrélations réelles entre la

nature et la culture se trouve dans les travaux de Fernand Braudel et Emmanuel Le Roy Ladurie.

Selon ces derniers, l’environnement n’est pas un simple arrière-plan devant lequel l’histoire

humaine se met en scène. Le climat a lui-même une histoire qui agit sur les actions humaines. La

Méditerranée et le monde méditerranéen à l’âge de Philippe II (1949) de F. Braudel est un des

premiers exemples de ce tournant spatial. La cyclicité et la répétition des saisons constituent un

R. Spavin 37

objet d’étude historique privilégié et révèlent une agentivité géocentrique dans les affaires des

hommes. Emmanuel Le Roy Ladurie, dont les recherches ont été remarquées par Braudel,

approfondit l’entrée de l’environnement dans l’histoire, reliant les événements marquants du

climat avec l’histoire sociale. Les crises de subsistance, les mauvaises récoltes et la météorologie

se montrent des champs inexploités par les marxistes qui n’insèrent pas la nature dans les forces

de production (voir « "Devenir historien du climat ?" » 2009). Certes, ces exemples d’histoire

climatique ne versent pas dans le déterminisme politique ou culturel, mais révèlent d’importantes

corrélations avec la constitution biologique des sociétés, avec la nature de la population, qui

s’avèrent prémonitoires d’inquiétudes actuelles. Les changements climatiques étudiés par E. Le

Roy Ladurie redoublent de pertinence face aux nouvelles catastrophes qui sévissent de plus en plus

sur les civilisations pauvres et côtières. Bien que son objet d’étude reste décidément climatique —

il fait l’histoire de la géographie et non pas des hommes — les instabilités naturelles qu’il décrit

nous préparent à considérer davantage leurs liaisons avec les instabilités sociales et politiques de

l’histoire humaine. Les changements climatiques nous obligent à repenser nos valeurs politiques à

l’échelle internationale, à réévaluer nos conceptions de la démocratie et de la souveraineté face à

la « dette écologique » des pays riches22.

Le livre récemment publié de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement

Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous (2013), témoigne de la prise de conscience actuelle dans

les humanités autour du problème écologique. Leur objectif est de renchérir sur les études récentes

22 Une bibliographie déjà très riche existe sur les impacts écologiques face à la théorie politique et aux sciences

sociales, conçues selon des visées moins nationalistes que planétaires. La notion de dette écologique avancée par Rob

Dixon dans Slow Violence and the Environmentalism of the Poor (2011) invite à de nouvelles critiques de la

démocratie libérale, de la souveraineté nationale et du capitalisme. La « mondialisation » capitaliste n’est ni

universaliste ni collectiviste. Voir Gérard Mairet, Nature et Souveraineté (2013) et Peter Sloterdijk, Le Palais de

cristal. À l’intérieur du capitalimse planétaire (2006).

R. Spavin 38

sur la notion d’Anthropocène, conceptualisée pour la première fois en 2000 par Paul Crutzen,

chimiste de l’atmosphère et prix nobel pour ses travaux sur la couche d’ozone. Dans un article

publié dans la revue Nature, Crutzen utilise le terme plutôt expressif d’« Anthropocène » pour

caractériser, d’une part, les particularités de l’époque géologique actuelle, et de l’autre, pour

insister sur leur origine humaine, anthropogénique. Le terme est de plus en plus formalisé depuis

2000, réunissant un grand nombre de chercheurs de différentes disciplines, approfondissant

l’approche écologique qui avait, il y a quarante ans, « inscrit les activités humaines dans une

analyse du fonctionnement des écosystèmes et de la biosphère » (Bonneuil et Fressoz 2013 : 36).

De manière décisive, l’encadrement humain de cette nouvelle époque sous l’enseigne

anthropocentrique doit acter l’annulation de « la coupure entre nature et culture, entre histoire

humaine et histoire de la vie et de la Terre » (ibid.). L’homme est à la fois la cause et la source

d’une éventuelle solution. Il s’agit donc de légitimer et de promouvoir ces approches qui tendent

vers un nouvel « universalisme »23 en imbriquant l’univers des hommes dans un macrocosme

organique.

Tout comme la pensée géopolitique qui se cherche des origines et de la légitimité dans le

passé, les références à de prétendus précurseurs de l’Anthropocène se trouvent également dans les

recherches de Bonneuil et Fressoz. Ces origines sont présentées comme des arguments

« historiques », comme pour retracer le pervertissement des divisions disciplinaires de l’époque

moderne. À part les Époques de la nature de Buffon qui propose un récit conjoint de la Terre et

23 Si la tentative universaliste peut sembler banale ou même gênante par rapport à nos soupçons postcoloniaux, je

suggère la lecture de l’article de Chakrabarty, déjà cité, intitulé « The Climate of History ». Chakrabarty explique bien

comment cet universalisme peut se concevoir en comparant l’histoire humaine des progrès libéraux et politiques avec

l’« histoire profonde » ou la « deep history » de Edward Wilson et de Daniel Smail qui pensent l’homme en tant

qu’une « espèce » qui dépend de certains paramètres écologiques qui rendent possible son existence : “These

parametric conditions hold irrespective of our political choices. It is therefore impossible to understand global

warming as a crisis without engaging the propositions put forward by these scientists. At the same time, the story of

capital, the contingent history of our falling into the Anthropocene, cannot be denied by recourse to the idea of species,

without the history of industrialization” (Chakrabarty 2009: 219).

R. Spavin 39

de l’homme, les auteurs se lamentent sur une généalogie perdue, où sont posées les corrélations

entre la société et l’environnement, abandonnée au profit de l’idéologie économique et industrielle

du XIXe siècle, promue entre autres par Charles Lyell, Jules Michelet et Jean-Baptiste Say

(Bonneuil et Fressoz 2013 : 45-50). Dans un entretien sur France Culture (le 11 novembre 2013),

Christophe Bonneuil évoque non seulement Buffon, mais Montesquieu, et ce serait « malgré » les

réflexions corrélatives de ces derniers que l’humanité est entrée dans l’Anthropocène, comme si

ces hommes des Lumières pressentaient déjà les impacts humains sur l’environnement. Cela

s’entend, Bonneuil fait référence à la théorie des climats, à une prétendue sensibilité « proto-

écologique » du baron. Sans que le contexte idéologique ou scientifique de ces philosophes soit

rigoureusement établi, il semblerait que la « forme » de l’Anthropocène, toujours indéterminée et

floutée, se concrétise dès que son appréhension se détecte dans le passé. Autrement dit, les

évocations de Buffon et de Montesquieu servent une fonction rhétorique ; ils ne sont pas lus pour

eux-mêmes, synchroniquement, mais ne sont pertinents que pour la cause militante du présent, le

besoin de changer les visions morales de l’homme vis-à-vis de son environnement, passé, actuel

et futur. L’Anthropocène se généralise et s’universalise, tout en subsumant n’importe quel penseur

qui pense en termes de lien ou de corrélation. Chakrabarty souligne bien la conceptualité

métaphorique de l’Anthropocène ; le mot tente de formaliser moins une certitude scientifique

avérée qu’un domaine de recherche toujours en devenir, embryonnaire et incertain (Chakrabarty

2013 : 210). C’est pourquoi l’histoire naturelle qu’il relate est non pas celle de la puissance et de

l’instrumentalisation de l’homme mais celle de son « impuissance » face à la complexité de la

nature, ce dont il a besoin pour survivre et ce qu’il doit préserver. On ne sait pas encore exactement

comment l’agir humain détermine l’environnement, mais les solutions écologiques dépendent

d’une réunification des énergies pour mobiliser les consciences et les gouvernements.

R. Spavin 40

L’Anthropocène comporte une dimension rhétorique et moraliste (voire spirituelle24) qui cherche

à changer nos visions de la terre et de notre rôle vis-à-vis d’elle.

Ces rappels à la pensée climatique du passé, bien que cursifs et superficiels, témoignent

d’une réticence plus profonde que mon projet veut dépasser. À côté du passé historique de la

pensée géopolitique, ces « réflexes » écocentrés contribuent à une tendance généralisée à se fermer

à la textualité des discours climatiques, à leur rhétorique en particulier. Ils sont instinctivement

subordonnés à une argumentation et à une cause écologique avant qu’ils soient rattachés à des

préoccupations plus historiques. L’ambiguïté politique du discours devient une origine

scientifique, se prêtant à des lectures généalogiques qui relient l’objet de discours à des formes

« objectives » et actuelles. Le travail de Jean-Patrice Courtois, spécialiste de la théorie des climats

de l’Antiquité au XVIIIe siècle25, s’inspire de ces tentatives modernes de réunir les humanités et

les sciences naturelles, en un effort philosophique visant à mieux appréhender les problèmes

écologiques. Dans ses analyses de la théorie des climats de Montesquieu, J.-P. Courtois insiste sur

les « corrélations » bilatérales entre l’environnement et la civilisation qui renchérissent sur les

projets de Catherine et Raphaël Larrère et de Philippe Descola, qui partent eux aussi d’une

ambition non seulement interdisciplinaire mais actuelle. Les crises environnementales, que ce soit

les « vaches folles » ou la menace de la montée des eaux, nous obligent à repenser notre place dans

la nature et non à l’extérieur, comme une entité distincte : « où s’arrête la nature, se demande

Philippe Descola, où commence la culture dans le réchauffement climatique, dans la diminution

24 Bruno Latour et Isabelle Stengers condensent leur appel à de nouvelles moralités écologiques par une ressuscitation

de « Gaïa », la déesse grecque de la terre. 25 J.-P. Courtois, qui a déjà beaucoup publié sur les climats au XVIIIe siècle, travaille présentement sur un livre intitulé

« Climat des philosophes — Essai sur la "théorie des climats" à l’Âge classique ». J’ai eu le plaisir d’assister à son

séminaire sur les théories des climats durant l’été 2013 à Genève. De manière sommaire, les corrélations

interdisciplinaires dont nous avons besoin pour mieux penser la nouvelle ère des « catastrophes » environnementales

se trouvent dans les modes de pensée scientifiques de Montesquieu. Si sa recherche porte davantage sur

l’épistémologie climatique de Montesquieu, la mienne porte davantage sur l’expression rhétorique des climats dans

l’Esprit des lois en particulier.

R. Spavin 41

de la couche d’ozone, dans la production de cellules spécialisées à partir de cellules totipotentes ?

On voit bien que la question [de la dualité nature-culture] n’a plus de sens » (Descola 2011 : 77).

À cet égard, lorsque les Larrère évoquent la théorie des climats de Montesquieu, ils sont soucieux

de ne pas la réduire à un déterminisme strict ; ils choisissent plutôt de mettre en avant une

« indexation » de la diversité des sociétés sur des données naturelles. « Les sociétés sont situées

dans un environnement naturel (dont le climat permet de faire une typologie) qui fait partie de

leurs caractéristiques propres, et qui a d’autant plus d’importance que les activités visant à la

subsistance occupent tout leur temps et ne leur laisse pas le choix d’une diversité des actions. »

(Larrère et Larrère 1997 : 92) Les successions historiques qu’établit Montesquieu entre différents

modes d’existences (chasseurs sauvages, pasteurs nomades barbares, agriculteurs sédentarisés) ne

sont pas tant matérialistes que « naturalistes » : « la subsistance ne détermine pas des formes

sociales, mais elle reste une règle à laquelle se rapporte l’échange qui, même en se généralisant,

c’est-à-dire en multipliant les possibilités de choix, continue à avoir rapport à l’usage, c’est-à-dire

à la nature » (ibid. : 92-93). L’attention critique nécessite ici un certain détachement du texte, une

considération écologique de cette nature qui n’est pas réduite, comme elle l’est, à des températures

binaires ou ternaires, à la manière d’Aristote. Bref, on essaie de gommer les caractérisations

textuelles de cette « nature » qui n’est pas tant « dissemblable » qu’épidictique et hiérarchisée26.

Une lecture plus textuelle que diachronique montrera assez clairement que les climats décrits par

Bodin, Montesquieu et Rousseau ne correspondent pas à la « multiplicité » des formes et procédés

de vie » que recèlent une « natura naturans » qui est « la diversité même » (ibid. : 15). Je veux

donc rappeler ce qu’on essaie d’oublier : dans les déterminismes climatiques de ces trois

26 La même scientificité qui a été attribuée au naturalisme de Bacon et de Buffon a été analysée rhétoriquement par

Fernand Hallyn. Si la nouvelle science cherche à évacuer tous les arts de discours de la science, tel le judiciaire, le

délibératif et l’épidictique, la rhétorique revient sous d’autres formes plus subtiles. Voir Hallyn 1999, ainsi que les

travaux sur Buffon de Jeff Loveland (2001).

R. Spavin 42

philosophes, ils organisent tous leurs théories selon un équilibre ou déséquilibre entre différents

modèles et finalités. Ainsi le « tempéré », le « froid » ou le « chaud » peuvent-ils se montrer

supérieurs les uns par rapport aux autres, en un ordre qui n’est pas nécessairement totalitaire, ni

voué à des visées impériales ou dominatrices, mais qui est le résultat d’une suite de généralisations

et de motivations politiques qu’il faut analyser en elles-mêmes. Or les tenants de la pensée

écologique le montrent bien, la question de la diversité géographique est trop complexe pour être

réduite à la seule causalité climatique. Entre le climat et l’influence réelle qu’il exerce sur les

hommes, il existe des processus de généralisation qui précèdent l’observation et qui changent les

prétentions à l’induction scientifique. Cela modifie également la signification des mots, y compris

la définition du concept de « climat » qu’il faudra maintenant aborder. En partant donc des discours

périphériques qui tiraillent les théories des climats vers des visées géopolitiques ou écologiques,

la définition de mon objet d’étude se précisera par une synthèse de méthodologies plus axées sur

la textualité des climats, sur un chemin menant à une clarification de ce que j’entends par

« symbole politique ».

La théorie des climats et la métonymie

Si la théorie des climats prétend que le « climat » détermine le comportement social et

politique des êtres humains, que signifie-t-on exactement par « climat » ou par « milieu » ? Bien

que superficiellement identifiée à une causalité scientifique, on verra que la théorie des climats

comporte, dans sa structure profonde, une disposition poétique relativement simple, mais

omniprésente. Ainsi, un premier constat à souligner est la division des climats en différents

paradigmes qui traduisent une certaine préférence ou énonciation, véritable « variable » rhétorique

et non scientifique.

R. Spavin 43

Dès Hippocrate, et malgré la scientificité qu’il inaugure, les lieux faisant partie de sa théorie

des climats sont dualistes ainsi qu’inégalement favorisés. Entre l’Europe et l’Asie, le partage

climatique sépare la diversité des hommes entre deux paradigmes de température, moins chauds

ou froids, mais « doux » et « rudes ». Si le climat européen est ponctué par les quatre saisons, son

irrégularité traduisant sa « rudesse », la douceur du climat asiatique s’explique par la régularité

saisonnière, la stabilité de la température au cours de l’année. Ainsi que le remarque Frank

Lestringant, le mouvement climatique de l’Europe a pour conséquence un mouvement perpétuel

de l’âme et du corps (motus) qui pousse les habitants « à des actions promptes et irréfléchies, qui

favorise, au lieu de la réflexion, la témérité et l’ardeur guerrière » (Lestringant 1993 : 208). À

l’inverse du motus européen, l’Asiatique s’avère plutôt sage, son tempérant étant dominé par la

quies et la prudentia, ou la quiétude et la prudence. La préférence entre les deux paradigmes est

nette pour l’habitant de Cos, plus près des côtes asiatiques que des bords européens. L’on peut

apprécier plus particulièrement la meilleure autonomie de l’âme asiatique, qui fait preuve d’un

détachement des dispositions physiques, alors que le motus implique une corrélation étroite entre

l’âme et le corps. Si l’inflexion épidictique change à travers les différents scientifiques ou

énonciateurs, ce qui reste constant est le rôle simplificateur du « climat » face au concept plus large

de « géographie »27. Même dans les systèmes théoriques les plus systématisés et les plus

complexes, comme celui de Jean Bodin, la signification du climat suit la même réduction

paradigmatique que l’on peut décrire comme métonymique. Souvent réduit à une question de

27 Un des apports importants de l’article de F. Lestringant pour cette étude est le retournement contre la théorie des

climats de ses propres armes déterministes, à savoir l’influence du lieu de production sur la théorie elle-même. C’est-

à-dire que la préférence accordée à la France par Bodin, à la Grèce par Aristote et à l’Asie par Hipprocrate est une

expression d’un certain chauvinisme régional. Or mon étude montera qu’il existe un revirement critique et

philosophique dans les prétendues favorisations des lieux de production.

R. Spavin 44

température, le climat ne s’exprime qu’en termes d’une « partie » d’une totalité de facteurs

environnementaux.

D’une part, le climat désigne en principe bien plus que la température, se référant à toutes

les variations atmosphériques d’une région. Durant le développement du savoir météorologique

de l’Ancien Régime, la situation n’est pas très différente non plus. Jean-Patrice Courtois note que

le sens du mot « climat » va « d’élargissement en élargissement » ; il signifie l’aire géographique

entre deux parallèles latitudinales jusqu’à ses conditions atmosphériques (Courtois 2007 : 157).

Anouchka Vasak insiste pour sa part que même durant la période classique, le climat est avant tout

un lieu, qu’il ne faut pas confondre avec la température (Vasak 2007 : 195). D’autre part,

cependant, dans la plupart des théories des climats, d’Aristote à Montesquieu, le climat veut dire

souvent la température, qui est quant à elle, binaire ou ternaire. Les hommes sont moins déterminés

par les variations atmosphériques que par la froideur ou la chaleur (ou parfois la tiédeur) de l’air

qu’ils respirent.

Dans la version rigoureuse qu’en fait Jean Bodin dans La méthode de l’histoire (1566),

toutes les complexités de son système cosmologique — que nous verrons en plus de détails dans

le chapitre suivant —, se réduisent de manière métonymique à une question de chaud, de froid ou

de tempéré, ce qui structure l’explication saisonnière et géographique :

Car la raison qui veut que la chaleur des entrailles soit plus grande en hiver qu’en été (ce

qui prouve suffisamment la vapeur qui s’échappe alors de la bouche fumante) vaut

également pour les hommes qui habitent au septentrion. C’est pourquoi en hiver les

hommes sont plus aptes à engendrer, et non pas plus lascifs, comme l’a écrit Aristote. En

été au contraire ils engendrent moins et sont plus lascifs, à cause de l’acidité de la bile jaune

qui, l’été, est plus abondante. De même les Méridionaux seront plus lascifs et les

Septentrionaux plus féconds. La providence divine a ainsi voulu que ceux qui ont plus de

facilité à engendrer aient moins besoin de volupté pour le faire, tandis qu’à ceux qui sont

moins riches en humeurs et en chaleur cette nature maternelle a voulu dans sa bonté donner

abondamment le stimulant de la volupté ; faute de quoi ils n’auraient pu ni propager leur

race ni même entretenir la vie civile. (Bodin 1566 : 87, je souligne)

R. Spavin 45

Entre autres, cet exemple de Bodin représente combien les associations auxquelles il arrive

peuvent paraître farfelues, « aventureuses ». Ce ne sera pas autrement chez Montesquieu deux

siècles plus tard. Or si le contenu des observations n’est plus scientifiquement valide — la vapeur

qui s’échappe de la bouche ne change pas de température —, elle renforce l’idée de base que c’est

le corps qui s’adapte à la température de l’environnement, commune à toutes les théories

climatiques, d’Hippocrate à Rousseau. Structurellement, la température du corps est ici déterminée

par son milieu climatique, mais un climat qui est réduit à deux températures, chaude et froide,

lesquelles sont peut-être plus aptes à formuler des oppositions et des correspondances que la

totalité de son système cosmographique. La citation témoigne d’un important dualisme symétrique

entre les températures qu’on retrouvera sous différentes formes jusqu’au XVIIIe siècle.

De même, les déterminismes climatiques assignent plus généralement une relation de

causalité entre le climat (c’est-à-dire la température dominante d’une région) et le caractère social

et politique des peuples. Un tel système de pensée ne peut fonctionner que par généralisation : la

variété des conditions atmosphériques se réduit en une température singulière (de chaud, de froid

ou de tempéré), de même que le caractère d’un peuple est condensé en une image type. Les deux,

climat métonymique et caractère stéréotypé, s’établissent en une relation de cause à effet. Chez

Montesquieu, la théorie des climats s’explique par une division de chaque région du monde entre

le nord et le midi où les habitants septentrionaux seraient plus libertaires que les habitants du sud

qui sont, eux, plus dociles à cause de la manière variable dont la température « excite les fibres de

l’homme »28. Rousseau, quant à lui, ne reprendra pas la même interprétation fibrillaire de

Montesquieu, mais s’appuiera plutôt sur la même opposition géographique en parlant de « langues

28 « On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur et la réaction des extrémités des fibres s’y

font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, et réciproquement le cœur a

plus de puissance. » (Montesquieu, De L’Esprit des lois, XIV, 1)

R. Spavin 46

méridionales » et de « langues du nord ». Dans les deux cas, une cristallisation s’opère autour du

terme « climat », qui est généralisé en une opposition binaire où la situation géographique est

pensée en termes métonymiques de froid ou de chaud. La température constitue un facteur

environnemental qui représente bien d’autres (l’air, le sol, l’humidité, l’altitude, etc.) et ce, malgré

les avancées scientifiques qui distinguent de mieux en mieux entre une diversité de facteurs

environnementaux tout aussi influents que la température29.

L’analyse s’avère difficile dans la mesure où il faut d’une part traiter de la dimension

« scientifique » de la théorie — elle participe sans aucun doute de l’histoire de la science et de

l’épistémologie30— mais aussi, d’autre part, de son indéniable illégitimité scientifique, laquelle

saute aux yeux des lecteurs modernes. Qu’on soit tenté d’approfondir ou les origines de

l’empirisme scientifique ou les idées politiques que les climats pouvaient dissimuler, les deux

niveaux de discours demandent à être précisés ensemble. En considérant les deux côtés de ce

dilemme, il est possible d’y apporter une analyse équilibrée, entre la scientificité et l’idéologie, qui

lui trouve de nouvelles possibilités d’interprétation.

29 Il convient sur ce point de rappeler qu’au XVIIIe siècle, la science de la météorologie connait des progrès fulgurants.

Qu’on pense au thermomètre (Fahrenheit en 1714), au baromètre (Torricelli dans les années 1650, perfectionné par

Hooke et Boyle), au pluviomètre (mis au point par R. Townley en 1677) et à d’autres, comme l’hygromètre (mesure

de l’humidité) ou l’anémomètre (mesure de la force et de la vitesse du vent), qui sont alors en cours de

perfectionnement (Vasak 2007 : 26). La connaissance du monde physique atteint un degré de scientificité inédit : la

nature devient le site d’expériences scientifiques, ce qui a l’effet double de la distancier et de la rapprocher de

l’homme. En effet, la nature est de moins en moins décrite en termes analogiques avec l’homme – on ne pense plus,

à l’instar de Sénèque, que la terre est comme un corps vivant. L’homme gagne une compréhension plus exacte du

fonctionnement physique du monde. Par là même, l’épanouissement du savoir scientifique insiste sur la diversité des

facteurs environnementaux ; le climat ou la température ne sont plus les seuls éléments de la nature qui intéressent le

scientifique. 30 Sur ce point, les synthèses d’Emmanuel Le Roy Ladurie sont importantes. Voir Histoire du climat depuis l’an mil

([1967]1989), Paris, Flammarion, 2 vol. ; Histoire humaine et comparée du climat (2004), Paris, Fayard.

R. Spavin 47

L’origine scientifique de la théorie des climats

Bien qu’on s’en serve depuis l’Antiquité, la théorie des climats peut apparaître « nouvelle »

et non pas « vieille » pour les philosophes de l’Ancien Régime. Nombreuses sont les études qui

expliquent la résurgence de la théorie des climats au XVIIIe siècle par son inscription dans la

nouvelle culture philosophique, fortement empreinte d’empirisme et de sensualisme31.

L’importance de Montesquieu l’emporte sur celle de Bodin dans la mesure où le baron, éclairé par

l’empirisme de la révolution scientifique débarrasse la théorie des climats de ses « absurdités »

cosmologiques (Pinna 1998). C’est pourquoi la scientificité de la version montesquienne a tant

attiré l’attention critique. Elle hérite d’une validité scientifique que l’on peut contextualiser dans

l’histoire de la « Nouvelle Science ». Selon Jean Ehrard, la théorie participe de deux tendances

philosophiques des Lumières : d’une part, elle fournit au spinozisme de l’époque l’apparence d’une

thèse qui se confirme par l’expérimentation et, de l’autre, elle rejoint l’hypothèse sensualiste selon

laquelle les hommes sont « passifs à l’action du milieu naturel où ils vivent », à savoir

« l’interprétation qu’en donnent fréquemment les disciples français de Locke » (Ehrard 1994 :

691). Qu’on songe à ce « matérialisme naturaliste » qui semble être invoqué par le déterminisme

climatique, lequel revient à admettre une « fatalité aveugle », où l’homme est réduit à une sorte de

« machine sans âme » (Casabianca 2008 : 449), dont le caractère et les capacités morales varient

selon certaines causes physiques. Rappelons ce sur point l’expérience de la langue de mouton dans

le deuxième chapitre du XIVe livre de L’Esprit des lois :

J'ai fait geler [la moitié d’une langue de mouton], et j'ai trouvé, à la simple vue, les mame-

lons considérablement diminués; quelques rangs même de mamelons s'étaient enfoncés

dans leur gaine. J'en ai examiné le tissu avec le microscope, je n'ai plus vu de pyramides.

À mesure que la langue s'est dégelée, les mamelons, à la simple vue, ont paru se relever;

et, au microscope, les petites houppes ont commencé à reparaître.

31 Pour une étude qui porte plus précisément sur l’évolution scientifique de la théorie des climats chez Montesquieu,

voir Shackleton 1961 et Mercier 1953.

R. Spavin 48

Cette observation confirme ce que j'ai dit, que, dans les pays froids, les houppes nerveuses

sont moins épanouies: elles s'enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l'action

des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.

Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs; elle sera plus grande dans

les pays tempérés; dans les pays chauds, elle sera extrême. […] (XIV, II).

On ne peut expliquer ce recours à l’expérimentation sans y lire l’influence du mouvement empiriste

qui attache une grande importance à ce que toute théorisation, même politique, provienne d’une

auscultation scientifique du réel.

À certains égards, l’enthousiasme de Montesquieu pour les microscopes peut expliquer, du

moins en partie, le développement de sa théorisation des climats. Comme le met en évidence

Robert Shackleton, c’est en 1737 que le président de la Brède consulte Jean-Jacques Dourtous de

Mairan (1678-1771), célèbre scientifique du XVIIIe siècle, à propos de ces instruments pour

entreprendre ses propres expériences scientifiques. Celles-ci prolongent les observations que le

philosophe avait déjà documentées après ses voyages en Italie, où il commence à remarquer les

effets « nocifs » et même « létaux » de l’atmosphère romaine, particulièrement humide et polluée.

Cet aérisme, inductif et expérimental, se trouve notamment dans les essais qu’il écrit après ses

voyages en Italie. En 1732, il présente un essai qui s’intitule Réflexions sur la sobriété des

habitants de Rome comparée à l’intempérance des anciens Romains ; en 1733, il reçoit un prix de

l’Académie de Bordeaux pour La Nature et les propriétés de l’air. Grâce à ces textes, entre science

et récit de voyage, il est possible d’étudier l’empirisme de Montesquieu qui étudie de manière

inductive les effets de l’air sur la population romaine. Et sans que l’expérience s’applique de

manière extrapolative à toute l’humanité.

Il convient ici de mentionner les travaux de Denis de Casabianca qui a étudié les parallèles

entre l’évolution de la théorie des climats et les récits de voyage de Montesquieu. Une lecture

attentive de ces textes révèle une riche intertextualité médicale, notamment l’influence

d’Hippocrate sur le voyageur. La révélation est importante, d’autant plus qu’on ignorait depuis

R. Spavin 49

longtemps les véritables échos entre le médecin grec et la pensée du philosophe32. Le « médecin

voyageur » qu’est Hippocrate est comme un modèle pour Montesquieu qui semble mettre en

application directe les conseils d’observation donnés par le médecin. Ceux-ci impliquent surtout

la « formation du regard » qui exige que l’attention du médecin « s’efforce dans chaque lieu

d’embrasser ce qui s’offre à voir, d’avoir une vue de l’ensemble » ; la médecine consiste à affronter

les singularités et de pouvoir les « rapport[er] les unes aux autres » (Casabianca 2008 : 456). Cette

influence hippocratique explique, selon de Casabianca, la façon dont Montesquieu conçoit au fond

la législation. En effet, pour comprendre exactement l’état du lieu qu’on légifère, il ne faut pas

« regarder comme semblables des cas réellement différents » (L’Esprit des lois, préface).

D’ailleurs, il est de notoriété que la pensée politique de Montesquieu prête une attention

particulière aux caractéristiques qui distinguent entre des phénomènes particuliers. La postérité de

sa pensée retient cet aspect de son libéralisme qui permet une analyse de phénomènes sociaux et

politiques complexe en dehors de tout « esprit de système ».

Ceci dit, il est justifié de faire une analogie entre sa méthodologie législative et ses lectures

médicales qui l’ouvrent à la pluralité et aux singularités du réel. Or cette lecture, bien

qu’intéressante, remplace le déterminisme climatique de L’Esprit des lois par une version plus

empirique et plus conforme au libéralisme. Soyons clairs : la théorie des climats, telle qu’elle

s’exprime dans L’Esprit des lois, ne fait pas preuve de la même rigueur empirique que ses textes

de voyage. S’ouvrir aux singularités du réel et réduire la diversité humaine à la polarité froide-

chaude présente une contradiction importante qui change la façon dont on devrait lire l’ouvrage33.

32 De manière sommaire, R. Shackleton montre que Montesquieu avait une certaine connaissance d’Hippocrate ; il en

possédait des textes, mais on ne voit pas comment cette référence influe sur sa philosophie : « Nor is Hippocrates, the

progenitor of all exponents of climatic influence, absent from La Brède. For Montesquieu’s papers include two

extracts from his De aere, the first of them being in the hand of a secretary who appears to have served the President

between 1738 and 1741 » (Shackleton 1961: 307). 33 C’est ici que l’ouvrage peut déranger, car certains livres concordent parfaitement avec cette lecture pluraliste, voire

R. Spavin 50

Que les influences scientifiques sur l’évolution de la théorie des climats soient profondes, cela ne

fait aucun doute ; il est pourtant nécessaire de faire la remarque que le degré de scientificité change

radicalement dans L’Esprit des lois. Les conclusions que Montesquieu tire de ces voyages et celles

qu’il induit de la fameuse langue de mouton ne sont pas les mêmes.

La rhétorique de la scientificité

À l’époque de la publication de L’Esprit des lois, la polémique que l’ouvrage suscite atteste

déjà d’un important laxisme quant à son expression, peu scientifique du déterminisme climatique,

à savoir la « bijection » (Binoche 1998 : 139), ou équivalence, qui s’y trouve entre la température

et les institutions34. Même les penseurs les plus matérialistes de l’époque critiquent sa réduction

des facteurs géographiques, ce qui constitue pour eux non seulement un « manquement » de la

nature mais de la politique35. Encore que des lectures plus nuancées du véritable rapport entre les

climats et les institutions soient de nos jours possibles, il n’en reste pas moins que Montesquieu

est attaqué, à peu près sur tous les fronts, pour le manque de « scientificité » de sa théorie (ibid. :

139-142).

« hippocratique » de la législation. Je reviendrai à cette interprétation en présentant le concept d’« esprit de nation »,

développé dans le Livre XIX, que retient le plus souvent la postérité. Il est surprenant de constater combien ce livre

s’ouvre à une grande diversité de facteurs sociohistoriques et ce, à l’encontre de sa caractérisation binaire

froide/chaude. La réduction binaire des facteurs physiques peut-elle donc participer de cette même logique ? Ou bien,

doit-elle être lue différemment ? 34 Selon Dupin : « Ne serait-on pas tenté de croire que l’auteur ajuste ses principes à son gré et suivant ses besoins ?

S’il veut prouver les habitants du Nord sont une espèce de glaçon, il leur donne un chyle, une lymphe, des sucs

nerveux, et des fibres nerveux, et des fibres si maladroitement et si grossièrement fabriquées que l’individu en reste

dépourvu d’activité et de sentiment. S’il veut qu’ils soient vifs, chauds, pétillants, il les enivre » (Binoche 1998 : 139). 35 Tout au long du XVIIIe siècle, la pensée politique des matérialistes privilégie la pédagogie au déterminisme. Voir

sur ce point Benrekessa 1983, qui montre en quoi les matérialistes s’opposent au déterminisme climatique. Le

naturalisme de Bernardin de Saint-Pierre témoigne d’une certaine désuétude du déterminisme climatique : « Le climat

influe sur le moral, mais il ne le détermine pas ; et quoique cette détermination supposée soit regardée, dans beaucoup

de livres modernes, comme la fable fondamentale de la législation des peuples, il n’y a pas d’opinion mieux réfutée

par tous les témoignages de l’histoire » (Études de la Nature, Étude IX, cité par Vasak 2007 : 242). Et encore : « Ce

n’est donc pas le climat, conclut Bernardin, qui forme la morale des hommes ; c’est l’opinion, c’est l’éducation ; et

tel est leur pouvoir, qu’elles triomphent non seulement des latitudes, mais même des tempéraments […]. Le lieu, le

climat, la nation, la famille, le tempérament, ne déterminent donc nulle part les hommes au vice ou à la vertu. Partout

ils sont libres d’en faire le choix » (ibid. : 243).

R. Spavin 51

Malgré les expériences que Montesquieu entreprend lui-même, il faudrait reconsidérer la

nature réellement « inductive » des quatre livres de L’Esprit des lois qui expriment la version la

plus connue de sa théorie des climats. Les conclusions relatives aux caractères du nord et du sud

semblent provenir plutôt des sources intertextuelles que de ses propres expériences. L’influence

de John Arbuthnot est sur ce point incontestable. Tous les historiens des climats remarquent la

présence de ce médecin dans la pensée de Montesquieu, qui semble le copier, en effet, mot pour

mot. C’est l’abbé Dedieu qui démontre en premier cette ressemblance. Si Arbuthnot écrit : « Un

certain degré de chaleur, pas assez fort pour dessécher ou détruire les solides, allonge et relâche

les fibres ; de là l’abattement et la faiblesse qu’on sent dans les jours chauds »36 ; on retrouve chez

Montesquieu : « L’air chaud relâche les extrémités des fibres et les allonge. Mettez un homme

dans un lieu chaud, il souffrira une défaillance de cœur très grande ; sa faiblesse présente mettra

un découragement dans son âme » (Shackleton 1961 : 307). Montesquieu avait lu l’essai

d’Arbuthnot avant d’être parti en Italie, avant d’avoir fait ses expériences au microscope. Une telle

présence d’intertextualité doit miner l’intégrité scientifique de la théorie des climats, ses

extrapolations relevant moins de l’induction que de lieux communs. Mais l’importance de ce

constat est ailleurs. Le fait même qu’il tâche de faire ressembler sa thèse à la science, qu’il imite

au fond la scientificité, révèle les tactiques argumentatives du philosophe et montre ce qui, pour

lui, constitue la vraisemblance.

Dans son livre Météorologies : Discours sur le ciel et le climat, des Lumières au

romantisme (2007), Anouchka Vasak développe l’importance du sensualisme de Locke pour les

théoriciens du déterminisme climatique. Pour ces derniers, la principale opération logique est

36 Cette citation est tirée de l’essai de John Arbuthnot, An Essay concerning the Effects of Air on Human Bodies, publié

à Londres en 1733 et traduit en français en 1742. Montesquieu et Arbuthnot se connaissaient, même avant la

publication de L’Esprit des lois et on peut même croire que le président connaissait l’essai du médecin anglais avant

sa traduction (Shackleton 1961 : 307-308).

R. Spavin 52

« l’associationisme lockien » qui les aide à passer du réel physique à l’abstraction des idées, c’est-

à-dire l’origine sensuelle de toute pensée. Ce glissement entre le physique et le moral, qui s’inspire

directement de l’Essai sur l’entendement humain (1689), détermine la véritable « rhétorique » du

déterminisme climatique, ce qu’A. Vasak a raison de souligner, d’autant plus que l’associationisme

a sa place dans le traité Des Tropes (1730) de Dumarsais37. Ici, le rhéteur souligne surtout le lien

entre le divers et le semblable : si le processus prétend faire face à la diversité du monde sensible,

c’est en fait pour retrouver son identité. L’associationisme consiste à partir de la diversité du réel

sensible à des « idées factices » et ensuite à l’abstraction. Celle-ci « suppose la comparaison

préalable, qui, sous l’apparence de la reconnaissance du divers, vise à retrouver le semblable »

(Vasak 2007 : 197). D’où la rhétorique de la comparaison qui, chez la plupart des théoriciens des

climats, permet de comparer sans cesse les peuples du chaud avec ceux du nord, afin d’arriver à

un « modèle ».

Autrement dit, si, pour A.Vasak, Montesquieu se sert de la théorie des climats pour

affronter la diversité humaine, il le fait pour avancer un modèle ; la diversité du réel étant soumise

à l’argumentation de l’identité. Par conséquent, la « scientificité » est le moyen par lequel on

avance une thèse, conforme aux critères de vraisemblance de l’époque, lesquels sont délimités par

Locke et le discours matérialiste. Pour utiliser les mots de Pierre Bourdieu, il conviendrait donc de

s’interroger non pas sur la vérité des thèses concernant les climats, qui est nulle, mais sur « la

logique du mode d’argumentation […] pour produire un effet de vérité » (Bourdieu 1982 : 227).

Quand les climats deviennent non la thèse, mais un effet de vérité, l’interprétation devient plus

ardue, car il faut repenser en quelque sorte sa signification. Le déterminisme climatique n’est pas

37 « L’Essai sur l’entendement humain de Locke connut une fortune extraordinaire et semble avoir déterminé le champ

théorique dans son ensemble, d’autant que sensualisme et matérialisme ne sont pas incompatibles. Quoi qu’il en soit,

l’influence du sensualisme lockien sur la rhétorique française est manifeste, et explicite […] » (Vasak 2007 : 197).

R. Spavin 53

en soi la théorie, mais la forme d’une thèse qu’elle aide à légitimer, à rendre plus vraisemblable.

Je renvoie encore à P. Bourdieu :

La théorie des climats est en effet un remarquable paradigme de la mythologie

« scientifique », discours fondé dans la croyance (ou le préjugé) qui louche vers la science

et qui se caractérise donc par la coexistence de deux principes entremêlés de cohérence :

une cohérence proclamée, d’allure scientifique, qui s’affirme par la multiplication des

signes extérieurs de la scientificité, et une cohérence cachée, mythique dans son principe.

Ce discours à double jeu et à double entente doit et son existence et son efficacité sociale

au fait que, à l’âge de la science, la pulsion inconsciente qui porte à donner à un problème

socialement important une réponse unitaire et totale, à la façon du mythe ou de la religion,

ne peut se satisfaire qu’en empruntant les modes de pensée ou d’expression qui sont ceux

de la science (ibid. : 228)

La « rhétorique de la scientificité » qui correspond pour Bourdieu à ce qu’il appelle « l’effet

Montesquieu » est une sorte de science fourbe que le vrai scientifique (soit le sociologue) doit

chasser de sa discipline (tellement elle y est présente). Elle consiste à produire un « discours à

réponse » sur la diversité humaine qui emprunte des modes d’expressions plus « légitimes »,

comme la science, sans qu’elle définisse sa propre méthodologie à elle, sans qu’elle devienne elle-

même véritablement « empirique ». On comprend mieux la virulence avec laquelle Bourdieu

critique la démarche de Montesquieu.

De façon générale, il semblerait qu’il existe deux programmes de cohérence dans la

scientificité des climats, dont une se réclame de la diversité et l’autre avance une argumentation

plus « cachée » qui recherche l’universel. Dans le cas de Montesquieu, le déterminisme climatique

est au moins double, surtout si on fait abstraction du reste de l’ouvrage, notamment du livre XIX

: Montesquieu invoque la théorie des climats pour, d’une part, prouver la diversité naturelle des

hommes et, de l’autre, cibler une région géographique idéale, propice à un mode de gouvernement

« modéré ». Voici ce que dit A. Vasak, qui trouve ce modèle dans le « tempéré », même si la

théorie des climats est essentiellement binaire et non ternaire (Vasak 2007 : 247-252)38. Et si on

38 Je remettrai en question cette lecture qui accorde trop de place au « tempéré » dans la théorie des climats de

Montesquieu. La théorie oppose la froideur et la chaleur, et c’est très clairement le froid qui domine le chaud. S’il y

R. Spavin 54

oublie le fait que L’Esprit des lois est un ouvrage politique avant d’être une enquête sociologique,

on peut interpréter le sens caché de la théorie des climats, à la suite de P. Bourdieu, comme une

expression de la sexualité39!

Afin de trouver cette « mythologie » cachée, je me propose de lire la théorie des climats

non seulement comme une rhétorique de la scientificité, mais à la manière d’une rhétorique tout

court qui s’affronte à des questions plus larges, telles la diversité humaine et la philosophie

politique. Car si on limite la rhétorique des climats à la science, on ne sonde que ce qu’elle imite

de superficiel ; l’analyse se réduirait à un jugement de ses défauts. Ce faisant, on ferme la

rhétorique à toutes ses possibilités de lecture et réduit par là même son potentiel d’intertextualité,

soit l’intérêt précis de mon étude.

La rhétorique et le savoir anthropologique

Quoi qu’il en soit, la théorie des climats fait partie des discours qui tentent de faire sens de

la diversité humaine. La scientificité de la théorie des climats doit également être lue à l’aune de

cette fonction « anthropologique », ce savoir qui essaie d’appréhender l’unicité de l’être humain à

travers la pluralité de ses manifestations culturelles40. Ainsi, la causalité qu’établit la théorie des

avait un « modèle », ce serait le froid ; une lecture qui dit autrement lit trop dans le fait de « tempérer » les vices d’une

nation, qui n’est pas une température pour Montesquieu, mais une action qui découle de l’effet positif des lois (lois

dont la forme naturelle se trouve dans les pays du nord). 39 Pour Bourdieu, c’est le rapport à la femme et à la sexualité qui gouverne la mythologie cachée du déterminisme

climatique : « On voit que, à travers l’opposition principielle du masculin et du féminin, le rapport à la femme, et à la

sexualité, gouverne cette mythologie qui, comme c’est souvent le cas, est le produit de la combinaison de fantasme

sociaux et de fantasmes sexuels socialement instruits » (Bourdieu 1982 : 235). Ainsi, c’est la sexualité latente qui

informe en profondeur sa caractérisation des climats. Mais je ne suis pas d’accord. Pour la science de l’époque, dont

les limites sont grandement déterminées par le matérialisme, la sexualité n’est pas une mythologie qu’il faut

dissimuler. Il suffit de lire les ouvrages de La Mettrie qui font du sexe un pilier du savoir philosophique. À bien des

égards, les pornographes sont matérialistes ; la sexualité fait partie intégrante de leur conception de l’homme, ce qu’ils

veulent libérer des préjugés théologiques. Le fait que Montesquieu caractérise les climats de manière sexuelle n’est

pas incompatible avec la rhétorique de la « scientificité » que Bourdieu veut dévoiler. À mon sens, il faudrait creuser

plus profondément avant de s’arrêter au sexe. Les climats participent d’un dispositif de vraisemblance et cachent un

autre système de cohérence, certes, mais il vaut mieux trouver cette cohérence dans les préoccupations théoriques de

Montesquieu qui ne sont pas sexuelles, mais politiques. 40« L’anthropologie, quant à elle, par le moyen de la comparaison, de la généralisation et du passage à la mise en

R. Spavin 55

climats entre le physique et le moral, soit sa rhétorique lockienne, s’inscrira dès lors dans ce que

George Gusdorf appelle « le propre de l’anthropologie », où sont liées l’étude anatomique de

l’homme et l’étude psychologique (Crépon 1996 : 39)41.

En s’ouvrant au savoir anthropologique, même à ses formes les plus primitives, comme

chez Voltaire et Buffon, on peut mieux comprendre les difficultés et les écueils du déterminisme

climatique. D’emblée, on remarque un des défauts les plus importants de la théorie qui est de

présenter sous des formes scientifiques, voire cartésiennes, ce qui n’est que relatif et

vraisemblable. En dépit du caractère empirique de la plupart des enquêtes anthropologiques du

XVIIIe siècle, qui se basent en grande partie sur la littérature de voyage, la tentative de décrire et

d’expliquer la nature humaine dépend de trop de facteurs variables pour se réclamer de l’absolu.

Ainsi que l’œuvre de Buffon le met en évidence, le savoir anthropologique est foncièrement

invérifiable par sa nature provisoire42. On ne sait distinguer du vrai ou du faux tellement les

hommes (tant les observateurs que les observés) changent au fil de l’histoire, ce qui fait que toute

tentative d’arrêter une explication de la diversité humaine doit faire face aux « difficultés du

partage entre les faits et les fables » (ibid. : 55). Selon M. Crépon, bon nombre d’écrits d’ambition

anthropologique sont en conséquence hantés par des processus de caractérisation, dangereusement

forme théorique, met les résultats de l’investigation ethnologique au service d’une ‘connaissance générale de

l’homme’ » (Bonte et Izard 1991 : VII). 41 Marc Crépon explique comment le savoir anthropologique n’était que très peu développé entre le XVIIe et XVIIIe

siècles en raison de l’héritage de Descartes qui jetait un discrédit sur l’étude des mœurs. Selon lui, la métaphysique

cartésienne « pèse d’un poids extrêmement lourd dans la nouvelle organisation du savoir. L’écart irréductible entre

les vérités absolues de la métaphysique et les connaissances relatives — vraisemblables , et donc douteuses, quand

elles ne sont pas tenues pour fausses — fait de l’étude de la diversité humaine, dans le meilleur des cas, une

connaissance accessoire, utilitaire […] » (Crépon 1996 : 66). Pour une attention différente, M. Crépon concède que

les débats philosophiques qui accompagnent les missions des Jésuites en Chine, et surtout la pensée de Leibniz,

témoignent d’un réel essor anthropologique. Voir sur ce point Duchet ([1978), Anthropologie et histoire au siècle des

Lumières : Buffon, Voltaire, Rousseau, Helvétius, Diderot, Paris, Flammarion. 42 « Buffon n’a de cesse de le répéter : on ne peut accorder à son travail aucun caractère définitif. Le savoir de

l’anthropologue est, par essence, provisoire. Est-ce le propre de tout discours sur la diversité humaine ? Des langues,

des nations, des religions, n’y a-t-il jamais de connaissance suffisamment assurée pour être définitive ? » (Crépon

1996 : 55)

R. Spavin 56

généralisateurs. L’auteur s’attaque à ces discours qui ne se contentent pas de décrire et d’expliquer

la diversité humaine, mais qui procèdent à sa généralisation par le biais de stéréotypes. Dans la

plupart des textes qu’étudie M. Crépon, de Leibnitz à Hegel, ces stéréotypes correspondent en

majeure partie à la nation et à la race, c’est-à-dire des systèmes d’organisation qui tiennent souvent

aux déterminations géographiques et climatiques43. Pour lui, la philosophie de la diversité humaine

sombre trop souvent dans la formation de caractères, la cause d’une certaine violence non

seulement contre les « objets » de ces préjugés, mais aussi contre les « sujets » qui, au lieu de

produire du discours philosophique, rejoignent l’opinion commune.

L’analyse du discours anthropologique, qui constitue durant l’Ancien Régime un

« véritable genre littéraire » (ibid. : 12), doit s’armer d’une connaissance de ses structures

rhétoriques. Il nous faut une typologie des différents schèmes de représentation qui orientent la

manière dont on décrit, explique, voire programme la diversité humaine. M. Crépon énumère ces

types de représentation de la diversité comme suit :

1. La première représentation de la diversité humaine consiste à formuler un modèle, où une

catégorisation de l’humanité est érigée en norme, à l’aune de quoi tous les hommes sont

décrits et jugés. Les représentations de ce genre se tiennent en général à la description et à

l’explication de la race normative. Elles ne formulent ni un programme ni une destination

qui soient au-delà de l’existence effective du peuple modèle (ibid. : 24).

2. Le deuxième type de représentation s’articule autour de la spécificité identitaire des

peuples et part du principe « que chaque peuple tient de son origine, de son histoire ou de

sa langue, une essence qui fait sa singularité, irréductible à toute autre et incomparable »

(ibid. : 24, je souligne). En effet, dans cette représentation, on se réclame de l’identité en

rendant toutes les caractéristiques d’une culture des « déterminations d’essence » (ibid.).

La langue, la religion et les mœurs ne sont plus des traits accessoires d’un peuple, mais des

traits qui déterminent l’authenticité d’un peuple. En effet, il n’est pas difficile de voir que

les discours patriotiques prennent naissance dans ce type de représentation.

43 L’expression « géographies de l’esprit », qui apparaît dans le titre de l’ouvrage de M. Crépon, empruntée à Hegel,

signifie « l’ensemble des discours suggérant une détermination particulière de l’esprit qui inclut des facteurs

climatiques, géographiques, des façons de penser relatives aux différents peuples ou, du moins, interrogent cette

relation » (Crépon 1996 : 20).

R. Spavin 57

3. Par opposition au patriotisme, le troisième type de représentation est le cosmopolitisme qui

voit dans la singularité d’un peuple une caractérisation accessoire qui risque de dissimuler

la grandeur de l’espèce humaine, capable de transcender toutes les frontières culturelles.

Dans l’explication cosmopolite, « il ne s’agit plus de rendre compte de l’origine de la

diversité pour lui donner un statut métaphysique ou historique, mais de la justifier en

montrant qu’elle ne constitue pas un obstacle à l’espérance d’un devenir cosmopolite

(universel) de l’humanité » (ibid. : 27).

4. Ensuite, le messianisme ou l’impérialisme se conçoit comme l’amalgame des trois types

précédents. Ainsi, il relève d’abord du modèle, en ce qu’une culture est représentée comme

supérieure aux autres, d’où aussi son « patriotisme », qui rend essentielles ses

caractéristiques. Mais cette représentation se confond également avec le cosmopolitisme :

l’idéal humain est connu grâce à la supériorité spécifique de la culture en question, dont le

peuple est l’incarnation de cet idéal. Dans cette représentation, l’incarnation est interprétée

en termes d’avènement et de progrès : avant quoi, l’humanité se trouve dans un état qui fait

défaut et qui a besoin d’être sauvée.

5. Le dernier type de représentation échappe à la rhétorique des caractérisations en s’efforçant

de n’étudier chaque culture que pour elle-même et en se limitant à la description et à

l’explication. Pour clarifier ces différents schèmes de représentation, M. Crépon les résume

face à la question de la langue, fondamentale pour comprendre la diversité humaine :

Le premier type fait de certaines langues (par exemple le français) et des prouesses

expressives qu’elles autorisent un signe d’excellence. Le second voit en elles le

noyau privilégié d’une identité parfois menacée, qu’il convient alors de protéger.

Le troisième type — cosmopolite — est conduit, au contraire, à minimiser

l’importance des langues pour éviter qu’elles ne se présentent comme un obstacle

au projet universel. L’universalité de la pensée transcende la différence des langues

— différence accessoire qui ne résiste pas à la traduction. Quant à la représentation

messianique, elle fait simplement de la langue l’un des critères majeurs de

l’élection. Dans tous ces cas de figure, les langues sont moins étudiées pour elles-

mêmes qu’à des fins argumentatives — patriotiques, cosmopolites ou

messianiques. Dans le cinquième type, au contraire, c’est une toute autre approche

des langues qui est proposée. Avant tout usage ou classification, il s’agit d’étudier

chacune d’elles pour ce qu’elle est, d’en comprendre la grammaire et la sémantique

(ibid. : 31, je souligne).

Avec une telle classification argumentative, on voit mieux le double régime de sens que peut

receler la théorie des climats. Sa rhétorique peut invoquer un, voire plusieurs de ces types de

représentation, sous prétexte d’une connaissance empirique de la diversité humaine. Or seulement

le dernier type de représentation, où sont recherchées « la grammaire et la sémantique » d’un

peuple ou d’une culture, donne lieu à un empirisme qui l’emporte sur l’organisation et la

généralisation interculturelles. Dès que l’analyse travaille moins sa connaissance d’un peuple en

R. Spavin 58

particulier que sa mise en système d’une pluralité de peuples, soit sa manière de généraliser, on a

plutôt affaire à une « fable »44, aux fondements idéologiques, dont les thèses peuvent être

catégorisées dans un des quatre premiers types de représentation ci-dessus.

Par le biais de ces types, la théorie des climats peut être analysée d’une manière encore

plus rhétorique, où sa dualité est moins mythique, cachée derrière une science, mais argumentative,

faisant partie d’une catégorisation topique de différentes visées idéologiques, communes à d’autres

discours sur la diversité humaine.

Le caractère climatique et le stéréotype

Pour une compréhension plus exacte des processus de discours que je retrouve dans la

rhétorique des climats, il faut creuser encore plus profondément que le discours anthropologique.

Lorsqu’on considère la nature stéréotypique des déterminismes géographiques en elle-même —

ce qui frappe le plus notre sensibilité moderne45—, on accède à la constitution doxologique des

caractères climatiques, à savoir la manière dont ceux-ci participent des « représentations

collectives à travers lesquelles nous appréhendons le monde » (Amossy 1991 : 9), y compris la

diversité humaine.

La stéréotypie éclaire certains aspects difficiles des déterminismes climatiques, surtout si

on essaie de les étudier à travers leur histoire, qui n’est pas nécessairement intertextuelle, mais

« préfabriquée » par un certain imaginaire collectif, socialement déterminé. De fait, la tentative de

retracer l’origine du stéréotype dans une longue suite de textes, en dehors de cet imaginaire,

44 « La fable n’est, pour Aristote, rien d’autre que le ‘système des faits’ ou ‘l’agencement des faits en système’. »

(Hallyn 1987 : 15) 45 À l’époque actuelle, on a montré que les caractérisations que l’on retrouve chez Montesquieu ne sont jamais

complètement disparues. Dans un article publié dans le Journal of Personality and Social Psychology, une équipe de

psychologues a étudié de jeunes étudiants de 26 pays différents pour montrer que les hypothèses de Montesquieu

existent toujours, sous forme de « stéréotype ». Les habitants du sud sont plus émotionnellement expressifs que ceux

du nord (Pennebaker, Rimé et Blankenship 1996).

R. Spavin 59

d’Aristote jusqu’à Dubos par exemple, serait certes révélatrice, mais peu utile pour l’analyse. Par

définition, le stéréotype n’a jamais un auteur ou une source, puisqu’il se constitue par sa nature

collective, partagée. Un stéréotype est à la portée de tout le monde pour toutes sortes d’argument.

Le même stéréotype ou caractère climatique peut changer en fonction de différents contextes

sociohistoriques, qui le réactivent selon différentes visées ou programmes idéologiques.

C’est justement pour cette raison que P. Bourdieu remet en question la véritable importance

des sources « intertextuelles » de la théorie des climats de Montesquieu. Selon lui, il existe déjà de

nombreuses études, fort érudites, qui démontrent sa trajectoire discursive, mais qui manquent la

vraie nature rhétorique — « stéréotypique » dirais-je — de la théorie :

Montesquieu n’a pas eu besoin d’Aristote, ni de Bodin, ni de Chardin, ni de l’abbé Du Bos,

ni de Arbuthnot, ni d’Espiard de la Borde, ni de toutes les « sources méconnues » que les

érudits n’en finissent pas de découvrir, pour produire les principes fondamentaux de sa

« théorie » des climats : il lui a suffi de puiser en lui-même, c’est-à-dire dans un inconscient

social qu’il avait en commun avec tous les hommes cultivés de son temps et qui est encore

au principe des « influences » que ceux-ci ont pu exercer sur lui (Bourdieu 1982 : 237).

L’objet de son reproche ici est, du moins en partie, la nature du stéréotype, qui dépend d’une

doxologie définie par un certain contexte sociohistorique et non par des sources intellectuelles qui

transcenderaient l’histoire. En cela, user de stéréotypes n’a absolument rien de savant ou

d’empirique, car ils perpétuent l’opinion commune au lieu de la remettre en question en vue d’un

savoir plus définitif. Par la répétition de la doxa, les stéréotypes semblent renforcer l’ordre établi,

ou « l’ordre traditionnel »46, ce qui va à l’encontre de toute réflexion philosophique.

46 P. Bourdieu critique cet aspect de la théorie des climats de Montesquieu comme une source d’immoralisme : les

lois les plus injustes sont acceptées puisqu’elles sont dictées par le « produit d’une longue série de causes et d’effets »,

ce qui l’emporte sur le « mieux théorique », qui ferait de ces lois une « erreur politique » (Bourdieu 1982 : 238). Mais

cette lecture de la doxa chez Montesquieu est très réductrice. On pourrait retourner son argument contre lui-même :

ne lit-il pas les climats de Montesquieu à la lumière de leur postérité, celle de « l’Anthropo-géographie de Ratzel à la

Geopolitik », c’est-à-dire une situation sociohistorique et une doxologie tout à fait différentes que celles de

Montesquieu ?

R. Spavin 60

Cependant, les théoriciens du stéréotype ne seraient pas tous d’accord sur ce point et

supposer que Montesquieu en employait sans s’en rendre compte risquerait encore de limiter la

portée de sa rhétorique climatique. Ruth Amossy, pour sa part, se montre particulièrement sensible

à la possibilité de lectures ironiques du stéréotype et fait appel à sa « bivalence » dès le premier

chapitre de son livre Les idées reçues. Sémiologie du stéréotype (1991). Recourir aux stéréotypes

peut aussi vouloir dire qu’on en est conscient, qu’on se positionne nécessairement au-dessus de la

doxa. En effet, si la pratique de la stéréotypie transcende les cultures et les époques, offrant des

images préétablies pour les membres d’une communauté, la conscience de la stéréotypie est

relativement nouvelle47. Le passage du type à un stéréotype peut être invoqué pour des raisons

souvent critiques et qui ne réaffirment nullement le statut quo.

L’argumentation du stéréotype peut bénéficier d’un autre discours théorique, qui lui est

étroitement lié, mais qui porte davantage sur l’idée de diversité humaine et de sa représentation.

Souvent employée dans les études littéraires qui analysent les représentations du caractère national,

les études d’imagologie offrent des aperçus particulièrement opératoires. La discipline se définit

pour Jean-Marc Moura comme l’étude de l’« ensemble d’idées sur l’étranger prises dans un

processus de littérarisation, mais aussi de socialisation » (Moura 1992 : 275) ou bien de la façon

dont la représentation de l’étranger participe des fantasmes littéraires et sociaux des consciences

qui « rêvent » de l’altérité. La doxa est ainsi adaptée à un discours particulier de la littérature, à

savoir l’image de l’étranger. Parler en termes d’image peut être utile dans la mesure où elle rend

mieux compte de la créativité littéraire. Si la topique relève de l’opinion commune, elle se définit

47 En effet, le deuxième chapitre du livre de R. Amossy, « Type ou stéréotype ? », montre comment le XIXe siècle a

pu passer d’un type à un stéréotype à travers une conscientisation des excès abusifs et déformants du type. Mais je ne

suis pas d’accord que la conscience du stéréotype soit limitée au XIXe siècle. Rien n’empêche que la topique

aristotélicienne ne se montre consciente d’elle-même, que certains usages « créatifs » de la topique n’existent à tous

les stades historiques, ainsi qu’on le verra au chapitre précédent au sujet de la Renaissance.

R. Spavin 61

comme le savoir généralement partagé sur le réel. Les lieux communs sont vraisemblables parce

qu’on les croit suffisamment proches de la réalité des choses pour les utiliser dans notre

compréhension logique du monde. En revanche, l’imagologie s’en distingue en ce qu’elle convient

mieux à l’imagination littéraire qui a tendance à déformer le commun, le rendre autre. J.-M. Moura

précise que l’image que recherche l’imagologue dans la représentation littéraire n’est ni

analogique ni optique. Ces mises en garde sont importantes à rappeler. Le terme « image » est

relatif à l’imagination, et non à la perception visuelle du réel. En effet, l’imagologie n’a rien à voir

avec le réel ; elle possède sa propre logique qui est non-congruente à l’égard de la réalité historique.

Sa rhétorique comporte en ce sens son propre système d’analogie, de métaphore et de symboles,

légitimant, d’une part, sa lecture « poétique » et, de l’autre, délégitimant sa lecture « logique »48.

De plus, J.-C. Moura invoque la philosophie de l’imagination de Paul Ricoeur qui distingue

entre deux axes. D’une part, l’imagination reproductrice, telle que l’image est perçue par un auteur

et, de l’autre, l’imagination productrice, telle que l’auteur crée l’image et la modifie

indépendamment de la perception originelle de la réalité (Ricœur 1987 : 216). L’imagination

productrice est privilégiée, car l’image s’avère une création consciente, libre de la perception,

recréée selon la sensibilité de l’auteur. Qui plus est, elle a l’avantage d’expliquer si le sujet de

l’imagination est capable ou non de prendre une conscience critique de la différence entre

l’imaginaire et le réel (Ricœur 1987 : 278). De là, J.-C. Moura s’appuie sur les thèses de P. Ricœur

pour conclure qu’un auteur peut toujours imposer un mythe de l’étranger à l’imaginaire social. Ce

mythe peut être soit idéologique soit utopique, fondant ainsi la tension sur laquelle repose

48 Cette dernière remarque s’inspire des recherches de Fernand Hallyn qui étudient la portée de la poésie dans les

œuvres dites « scientifiques ». Au-delà de ce que fait l’épistémologue qui ne s’attarde qu’à la forme finale d’une

théorie, sa forme la plus« logique », le poéticien de la science cherche à révéler le moment de l’abduction, c’est-à-dire

le moment de la constitution de l’hypothèse, où « toutes les opérations par lesquelles des théories et des conceptions

sont engendrées » (Hallyn 1987 : 9). Pour F. Hallyn, il existe une créativité et une imagination inhérentes à l’esprit

scientifique qu’il convient de lire de manière poétique.

R. Spavin 62

l’imaginaire social. Celui-ci se trouve ballotté entre une fonction d’intégration et de réaffirmation

de l’ordre social (pôle idéologique) et une fonction de subversion et de contestation (pôle

utopique). Entre la rhétorique de la scientificité et les possibilités épidictiques du stéréotype, il

convient de trouver un terme qui puisse réunir ces différents processus de discours. Sans choisir

entre le réel et l’imaginaire, ou délimiter une conscience purement « littéraire », le symbole peut

constituer un outil qui fonctionne entre les deux.

Le climat et la notion de symbole : entre la science et la politique

Le terme de symbole, qui réapparaîtra à plusieurs reprises dans mon projet, constituera un

outil théorique de base pour décrire le fonctionnement rhétorique du climat dans différents

contextes discursifs. Son point fort est de fournir un moyen opératoire et flexible de parler de la

nature éventuellement « figurative » du climat, sa capacité à ne pas être une simple température en

particulier, mais bien autre chose, de plus général, voire universel. Il mérite d’être défini de

manière simple49. Précisons les détails conceptuels qui aideront à déterminer son fonctionnement

textuel.

Le symbole désignera un certain mode de signification représentative qui repose sur un

sens premier ou littéral, qui, autant que faire se peut, « se tient en lui-même ». Grâce à une surface

physique et phénoménologique, ou une nature concrète suffisamment développée, le symbole a le

pouvoir de signifier une idée, de nature plus abstraite et totalisante, avec laquelle le sens premier

maintient un rapport naturel ou nécessaire. Aussi le concept que je développerai relève-t-il d’une

esthétique et d’une histoire particulière qui possède son propre ensemble de définitions. Il s’agira

49Je ne me prononcerai pas explicitement sur les débats théoriques qui existent depuis Aristote ou Saint Augustin,

position qui pourrait m’éloigner de mon objet. Pour une histoire des théories du symbole, voir Tzvetan Todorov

(1985), Théories du symbole, Paris, Seuil.

R. Spavin 63

donc du symbole romantique qui pose une relation analogique, voire quasi-scientifique entre

l’homme et l’environnement. D’autre part, le symbole demandera à être modifié pour s’appliquer

à différentes intentions scientifiques et politiques de l’Ancien Régime, lesquelles possèdent à

première vue des « statuts » discursifs peu compatibles. Les précisions de Fernand Hallyn par

rapport à la notion de « rhétorique profonde » nous aideront à voir dans quelle mesure le statut

empirique de la nouvelle science peut abriter des phénomènes rhétoriques, énonciation qu’elle

cherche, en principe, à proscrire de sa démonstration. En dernier lieu, le contexte politique peut

ajouter d’autres enchevêtrements de discours. Si un symbole peut expliquer une extension morale

ou philosophique d’un discours scientifique (le relativisme, par exemple), l’argumentation peut

encore se compliquer dans ses intentions politiques ; le lien analogique entre le phénomène

scientifique et l’idée morale peut s’avérer ironique, un voile « exotérique ». Les idées qui se relient

« symboliquement », ou de manière « transparente », au discours scientifique peuvent en cacher

d’autres qui requièrent une expression en profondeur ou « ésotérique ». Au symbole des

Romantiques, ainsi qu’à l’obstacle scientifique, s’ajoute un art d’écrire que j’aborderai à l’aide de

la pensée de Leo Strauss. Ensemble, ces trois traditions tireront au clair ce que j’entendrai par

« symbole politique » dans les chapitres suivants.

Le symbole romantique et l’idéologie esthétique

L’usage romantique du symbole, tant discuté par la critique, est encore d’une pertinence

primordiale. Le symbole est, pour le romantisme, une figure suprême, une figure qui n’en est

presque pas une, tant le lien qu’il constitue entre le sens littéral et le sens figuré paraît « organique »

(Man 1983 : 200), ou dans les mots de Coleridge, « translucide » (ibid. : 192). À l’aide de symboles,

les poètes romantiques tentent de faciliter le passage entre la matérialité du signifiant à celle du

signifié, à gommer en quelque sorte l’artificialité de la représentation, son caractère « aléatoire ».

R. Spavin 64

À en croire Hegel, le symbolique correspond à un « tout homogène », soit la « coïncidence » entre

la phénoménalité matérielle, le signifiant, et le contenu conceptuel figuré (Zima 2003 : 18)50. Une

telle idéalisation du symbole comporte cependant certaines assises théoriques. Car si le symbole

est privilégié pour son homogénéité ou sa transparence, entre la chose et l’idée, on avance au fond

une subordination de l’art à l’univers conceptuel. Quand la dimension textuelle renvoie

nécessairement à la pensée conceptuelle, la prétendue autonomie de l’art est niée, comme pouvait

le croire Kant51.

C’est pourquoi P. de Man, entre autres, s’attaque à ce traitement préférentiel que reçoit trop

souvent le symbole, loué pour sa « profondeur », « intégrité » et « holisme organique » et ce, au

détriment d’autres figures rhétoriques telle l’allégorie. Celle-ci serait par comparaison un mode de

représentation « négative » qui, selon l’héritage de Hegel, constitue une lacune qui signifie

précisément ce qu’elle n’est pas. À l’opposé du symbole, qui possède une « individualité

concrète », l’allégorie ne développe à peine ce degré zéro de signification, et sombre du coup dans

l’abstraction. Trop figurale, en quelque sorte, elle manque de « translucidité » pour les

Romantiques qui visent l’évidence et la clarté dans la représentation. D’où l’importance de la

sensualité des images symboliques qui pour Coleridge doivent faire partie du même univers que

l’objet de la représentation, ce qu’on réussit à faire par synecdoque52.

50 Ainsi, dans ses Leçons sur l’esthétique, le philosophe allemand avance qu’il existe une hiérarchie dans les différents

objets d’art selon la « complétude » des formes symboliques. Celles qui prédominent par exemple dans l’antiquité

égyptienne, indienne et persane sont « incomplètes » à cause du décalage entre la forme matérielle et le contenu

conceptuel, alors que l’art de la Grèce antique est supérieur, plus « complet », car on y retrouve « la congruence de

la phénoménalité matérielle et du contenu conceptuel » (Zima 2003 : 18). 51 Pour Kant, la connaissance esthétique ne saurait être réduite à la cognition conceptuelle ; le jugement esthétique

(Geschmacksurteil) ne peut être fondé sur des raisonnements conceptuels ou logiques. Le beau plaît « sans concept »

(Zima 2003 : 13). 52 En préconisant la supériorité du symbole, Coleridge définit l’allégorie, son contre-exemple comme : « a translation

of abstract notions into a picture-language which is itself nothing but an abstraction from objects of the senses ; the

principle being more worthless even than its phantom proxy, both alike unsubstantial, and the former shapeless to

boot. On the other hand a symbol [...] is characterized by translucence of the Special in the Individual or of the

General in the Especial or of the Universal in the General. Above all by the translucence of the Eternal through and

in the Temporal. It always partakes of the Reality which it renders intelligible ; and while it enunciates the whole,

R. Spavin 65

On le sait, la théorie des climats possède une structure similaire, « métonymique », qui

remplace la totalité de facteurs environnementaux par le seul climat, la « partie ». Or l’application

du symbolique à l’univers climatique se légitime davantage quand on se penche sur son

fonctionnement textuel, qui se base sur une relation intime entre l’homme et la nature, ce que l’on

retrouve précisément dans la poésie romantique. En suivant P. de Man, la tendance esthétique et

métaphysique du XVIIIe siècle consiste justement à travailler la relation analogique et synthétique

entre l’homme et la nature et elle se perpétuera jusque dans les textes du romantisme (Man 1983 :

194-196). Les paysages moralisés, typiques du tournant du XVIIIe siècle, qui développent

l’interaction « bilatérale » entre l’esprit et la nature, contribuent au monisme symbolisant des

romantiques : « La nature est devenue la pensée et la pensée la nature », écrit Coleridge (Abrams

1981 : 551). Le passage d’un terme à l’autre s’avère symbiotique et fluide. Qu’on songe aussi à

Rousseau. Il est de notoriété que La Nouvelle Héloïse est sur ce point exemplaire, témoignant des

origines romantiques aussi bien que d’une diction éminemment « symbolique ». L’épisode de la

Meillerie dans la quatrième partie du roman insiste en particulier sur une analogie intime entre le

paysage et l’émotion (Man 1983 : 200-201).

Le déterminisme climatique, qui explique le comportement des humains par la géographie,

pourrait lui aussi s’exprimer par une esthétique ou une argumentation « symbolique ». Certes, sa

littéralité ne semble pas à première vue très poétique ; la relation entre l’homme et la nature y fait

l’objet d’une sorte de causalité scientifique, bien que de rigueur grandement variable, on l’a bien

vu. Mais la théorie peut exprimer une « analogie » comparable à celle de la synecdoque poétique,

entre l’homme et son espace environnant, surtout si les climats se montrent issus d’une

abides itself as a living part in that Unity, of which it is the representative » (Coleridge, The Stateman’s Manual

(1816), cité par Spencer 2008: 5). Plus récemment, Gérard Genette montre lui aussi combien la synecdoque est

importante dans la relation symbolique qui permet de lire à la fois une relation de contiguïté entre les deux termes du

« symbolon », chaque demi-symbole suggérant l’autre et évoquant leur totalité commune (Genette 1982 : 109).

R. Spavin 66

interprétation préalable de la géographie par l’homme, d’une « construction », investies de valeurs

idéologiques, révélant une manipulation artificielle de la nature. En cela, ils seraient comparables

à ces projections anthropomorphiques de l’esprit dans la nature qui sont, pour les Romantiques,

une technique scripturale de prédilection, ce qu’on peut appeler en anglais le « pathetic fallacy »53.

Une telle expression des problématiques politiques pourrait elles aussi tirer des avantages

esthétiques : en ancrant l’instabilité de la représentation fictive des tempéraments populaires et

politiques dans une forme de naturalité, l’art, ou l’art de gouverner, gagne en vraisemblance ; la

représentation anthropomorphique de la nature stabilise l’immatériel humain par le matériel

naturel, le phénoménalisant, le rendant plus « réel ». Aussi peut-on parler d’une rhétorique, ou

bien, d’une « idéologie esthétique », qui opère une réduction phénoménaliste du linguistique à

l’empirique sensuel. Il en résulte une confusion de l’esprit et du monde, signe et chose, cognition

et perception, laquelle est consacrée dans le symbole hégélien54. Le véritable questionnement des

climats portera sur les processus de matérialisation des idées politiques. Mais si la nature peut

« stabiliser » un élément conceptuel par une recherche de ses ressemblances phénoménales, quelle

« idée » se trouve-t-elle naturalisée par les climats ? Et, question plus pragmatique pour

l’interprétation, comment la nature symbolique (textuelle) des climats se révèle-t-elle ?

C’est en réponse à cette deuxième question que ma définition du symbole ne peut se limiter

à sa nature imitative du réel. Pour identifier le symbolique, l’artificialité du symbole doit se donner

53 L’expression a été inventée par John Ruskin en 1856 pour désigner notre propension à voir nos émotions reflétées

dans la nature, ce qui semble être encore une autre manière de voir la totalité du monde comme une extension de nous-

mêmes. À part la « personnification de la nature », on n’a pas de véritable équivalent en langue française. 54Pour Paul De Man et pour Terry Eagleton, le symbole se définit à la lumière de l’idéologie esthétique : “[...]esthetic

ideology involves a phenomenalist reduction of the linguistic to the sensuously empirical, a confusing of mind and

world, sign and thing, cognition and percept, which is consecrated in the Hegelian symbol and resisted by Kant’s

demarcation of aesthetic judgement from the cognitive, ethical and political realms. Such aesthetic ideology, by

repressing the contingent, aporetic relation which holds between the spheres of language and the real, naturalizes or

phenomenalizes the former, and is thus in danger of converting the accidents of meaning to organic natural process in

the characteristic manner of ideological thought” (Eagleton 1990: 10).

R. Spavin 67

à voir, malgré toute sa « translucidité » au monde conceptuel. Si les définitions qu’explicite P. De

Man (et il serait probablement le premier à le dire) perpétuent la prétendue opposition entre le

symbole et l’allégorie, opposition qu’il veut au fond « déconstruire », c’est dans l’aspect

allégorique du symbole qu’on peut identifier sa textualité, matière proprement analysable. La

possibilité qu’une figure puisse être les deux à la fois, symbolique et allégorique, à différents

niveaux de lecture, ne peut être négligée. C’est ici l’intérêt véritable des précisions de P. de Man.

Un symbole peut avoir des qualités diverses, lesquelles sont imitatives et d’autres qui sont

aliénantes, externes aux rapports phénoménologiques, ainsi qu’à la confusion sémiotique. Il s’agira

de prêter attention à ces deux possibilités de lecture et essayer d’expliquer les manières dont un

climat peut exprimer un symbolisme imitatif aussi bien qu’une « rhétorique de la temporalité » (P.

de Man), ou « allégorique », où l’interprétation des signes se fait non pas à partir du réel, mais par

d’autres signes qui les précèdent, temporellement ou intertextuellement.

La « rhétorique profonde » dans les sciences de la nature

L’adéquation entre les choses et les idées, inhérente à la conception romantique du

symbole, peut nous aider à comprendre les rapports historiques de la rhétorique avec les sciences

de la nature, notamment à la lumière de la révolution scientifique du XVIIe siècle, qui sert de point

d’articulation entre les deux pans de mon étude. Si Bodin se situe en amont, Montesquieu et

Rousseau écrivent en aval de la révolution scientifique qui, selon Galilée, consiste, du moins en

partie, à « chasser la rhétorique des sciences de la nature » (cité par Hallyn 1999 : 604). La

« rhétorique profonde » (F. Hallyn) que j’attribue aux symboles du climat butte ainsi aux tendances

épistémologiques de la modernité qui vont progressivement exclure les arts de l’éloquence de la

recherche du vrai. Le symbole, une « figure qui n’en est (presque) pas une », se relie dans un sens

discursif aux intentions scientifiques de la modernité, tous deux cherchant à proscrire l’ancien art

R. Spavin 68

de la rhétorique de leur expression des choses. Une lecture plus poétique qu’épistémologique

montre dans quelle mesure la démarche redevient tropologique, attaché en profondeur à des

intentions finalistes (et critiques) qui sous-tendent l’épistémè.

La somme historique réunie par Marc Fumaroli, Histoire de la rhétorique dans l’Europe

moderne, 1450-1950 (1999) retrace l’importance de la rhétorique et les arts de discours dans les

humanités à travers la modernité, période qui voit l’autorité philosophique de la métaphysique se

déplacer vers la recherche scientifique. Les effets de cette nouvelle autorité scientifique se

poursuivent sous diverses formes jusque dans le romantisme et le positivisme, illustrant entre

autres la parenté généalogique entre la popularité romantique du symbole, en aval de la révolution

scientifique, et une éventuelle rhétorique « profonde », ou dissimulée, des sciences à l’éclosion de

la modernité. L’article de Fernand Hallyn, « Dialectique et rhétorique devant la "nouvelle science"

du XVIIe siècle », remet en question la véritable distinction des savoirs séparant la science et la

rhétorique dans les textes de Bacon et de Galilée. D’une part, le chercheur se concentre sur

l’histoire et sur le statut discursif de la science face à la dialectique et la rhétorique ; une histoire

de va-et-vient identifie la forme « dialectique » aux syllogismes de l’« analytique » aristotélicienne,

fondée sur le vrai probable et la vérité nécessaire, alors que la rhétorique appartient à la morale et

à la politique. Chez Galilée et Descartes, cependant, la révolution scientifique vise à détruire

l’opposition entre la logique et la dialectique, les reléguant toutes deux aux incertitudes de la

rhétorique, des arts de parler et non de penser (Hallyn 1999 : 603) :

En effet, ces sciences ne portent pas sur l’incertitude des affaires humaines. Elles n’ont pas

à convaincre un public de l’une ou de l’autre thèse controversée et jamais entièrement

assurée. Dans les débats scientifiques, les mots ne doivent pas ajouter du poids aux causes.

Il ne s’agit pas d’affronter d’autres hommes dans la confusion des opinions plus ou moins

probables, défendues avec plus ou moins de talent, mais de découvrir les choses même

dans leur vérité, qui n’a pas besoin de l’éclat emprunté des mots (ibid. : 604).

R. Spavin 69

Pour l’esprit scientifique de la modernité, l’objectivité du livre de la nature doit remplacer la

maîtrise de la topique aristotélicienne, se divorcer des arts de discours qui portent sur les fins

morales et sociales. Les trois genres d’éloquence (judiciaire, délibérative et épidictique) qui

traduisent une conception finaliste du monde sont en principe exclus du discours scientifique. Les

questions de morale et de droit étant réduites, aux yeux de Galilée, à des « fleurs rhétoriques »

(ibid. : 605), qui ne jouissent d’aucun statut fixe ou rationnel.

En revanche, la rhétorique finit toujours par refaire surface ; sa condamnation n’exclut

pourtant pas sa pratique (ibid. : 620). Aussi Hallyn a-t-il montré la place plutôt structurelle de la

métonymie dans la causalité galiléenne, où le système copernicien du monde programme une

certaine interprétation de l’observation, incitant le scientifique à prendre la cause pour l’effet.

Autrement dit, la révolution scientifique est prédisposée à retrouver une certaine conception du

monde qui soit elle aussi « topique », bien que plus particularisante que celle d’Aristote. Sur ce

point, l’histoire naturelle de Bacon repose sur une topica particularis par opposition à la topica

generalis de la dialectique aristotélicienne : « Nous embrassons vraiment comme une affaire

supérieurement utile la topique particulière, c’est-à-dire les lieux de recherche et d’invention

appropriés aux sujets particuliers des sciences » (De Augmentis scientiarum, cité par Hallyn 1999 :

609). En effet, la recherche de la diversité génère de nouveaux lieux particuliers, n’ayant rien de

figé, mais évoluant en fonction du progrès de la science (ibid.). Il n’empêche qu’une topique de la

particularité prédispose à une recherche de la particularité, d’où la démarche de Galilée qui

poursuit ses observations à travers une vision préétablie, copernicienne, du monde.

En ce qui concerne les théories des climats, la recherche moderne de la particularité semble

à première vue compatible avec les intentions scientifiques du discours qui prétendent rendre

raison de la diversité. L’idée connexe du relativisme ou du pluralisme, généralement commune

R. Spavin 70

aux différentes versions des théories des climats de ce projet, poursuit la seule induction morale

plausible dans une telle conception du monde. Le relativisme devient l’idée-force des

déterminismes géographiques de la modernité ; une véritable pléthore d’exemples abonde dans ce

sens : « Des climats différents la nature est diverse :/ La Grèce a des vertus qu’on ne voit point en

Perse » (Corneille, Agésilas, v. 1741-42) ; « La raison est de tous les climats » (La Bruyère, Les

Caractères, 239) ; « Conservez à chacun son propre caractère. / Des siècles, des pays, étudiez les

mœurs. / Les climats font souvent les diverses humeurs » (Boileau, Art poétique, Chant III, v. 112-

114, 243), etc. Les théories des climats constituent une représentation analogique de la diversité

lorsque la perception fait défaut ; elles sont invoquées pour avancer une connaissance générique

de la diversité et non une connaissance spécifique des phénomènes. Les caractérisations du

discours font office d’une topique qui généralise l’idée de particularité : tout comme le livre de la

nature qui est profondément divers et dissemblable, il en va de même pour les sociétés humaines,

lesquelles ne correspondent à aucune vision universaliste, se révélant plutôt les reflets particuliers

de l’environnement. D’où le glissement d’une nature métaphysique et absolue à une nature

physique et environnementale qui ne possède aucun fonds de vérité, ou bien, aucune forme de

vérité absolue. Dans ce sens, le relativisme moral et politique, prétendument issu de la

phénoménalité des climats, en serait plutôt programmatique dans un sens métonymique, une

confusion de la cause et de l’effet, mais aussi synecdochique ou symbolique, dans la mesure où

l’idée de pluralisme s’avère transparente à la dissemblance des choses « perçues ». La théorie des

climats, dans son acception relativiste, présente une certaine continuité avec la nouvelle norme

philosophique de l’époque moderne, axée sur les particularités d’une nature dissemblable.

R. Spavin 71

Le double régime de figuration : vers un symbole « ésotérique »

Vers la fin de son article sur la présence d’une rhétorique profonde dans la « nouvelle

science », F. Hallyn invoque la pensée de Leibniz et sa conception du rôle des figures dans la

formation des représentations. En résumant rapidement la place de la métonymie et de la

métaphore dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Hallyn considère les obstacles

négatifs que posent les figures par rapport au questionnement épistémologique, généralement peu

sensible à une analyse des tropes, car il est trop attaché à expliquer le produit final. Pour Hallyn,

une analyse des figures de la « nouvelle science » donne accès à la formation des hypothèses, à

l’imaginaire scientifique qui reste en-deçà de la démonstration. Pour lui, Leibniz est un rappel

important parce qu’il illustre à quel point nos jugements reposent sur une coexistence de la

métonymie et de la métaphore. En considérant la double illusion de la peinture, « il y a, selon le

philosophe, métonymie et nous prenons la cause pour l’effet lorsque nous prenons la représentation

pour l’objet représenté même », mais il y a aussi « métaphore et nous prenons une cause pour une

autre (à effet similaire) lorsque nous nous laissons abuser par la perspective et prenons la "plate

peinture" pour un espace à trois dimensions » (ibid. : 624). Ici, dans la peinture, la métonymie et

la métaphore travaillent ensemble pour produire une même illusion, à différents degrés

d’entendement : d’une part, l’objet représenté est pris pour l’effet pictural, et de l’autre, la cause

matérielle (surface plane sur laquelle se forme l’image) est prise pour un espace réel. Pourtant, rien

n’empêche que la métonymie et la métaphore se divisent, pour que différentes significations se

poursuivent, c’est-à-dire selon des régimes de signification double, qui ne sont pas uniquement

illusoires, mais euphémiques et dissimulés. Dans une telle distanciation de la métonymie, le

fonctionnement métaphorique (ou allégorique) tient à un certain manque d’évidence entre le

rapprochement des deux « causes ». Ce serait le cas d’une métaphore non pas « profonde » mais

R. Spavin 72

« ésotérique » qui cherche à faire passer un message de la différence à travers ou au-delà d’un

entendement de base, une métonymie qui est, elle, fondée sur la similitude. Dans une telle

configuration rhétorique, la cause différente se transmet secrètement, et grâce à une confusion

dans la logique causale, entre chose et idée, qui vise la ressemblance et l’interchangeabilité entre

les deux termes. La représentation comporte différents étages, où les niveaux supérieurs dépendent

structurellement des niveaux inférieurs pour être accessibles.

Considérons un autre exemple fourni par F. Hallyn. Il s’agit de la rhétorique présente dans

le célèbre Dialogue sur les deux grands systèmes du monde de Galilée. Le critique s’intéresse à la

manière dont le pouvoir scientifique se constitue dans la communauté close des spécialistes. La

composition du livre de Galilée est truffée de faux-fuyants pour donner l’impression aux Censeurs

que les thèses qu’il avance (son héliocentrisme) sont en accord avec les conceptions scientifiques

du monde autorisées par l’Église. F. Hallyn commente toute la présentation paratextuelle de

l’ouvrage dans ce sens ; stratégies qui concourent à donner une impression de conformisme

religieux, témoignant d’une rhétorique non pas « profonde », mais plutôt « exotérique », dans le

vocabulaire de Leo Strauss, qui doit « pactiser » avec les contraintes religieuses et politiques à un

niveau frontal. En effet, l’origine du fameux procès de 1633 se trouve dans les « ruses déployées

à l’encontre de ces contraintes, c’est-à-dire la rhétorique subversive par laquelle Galilée conteste

la rhétorique de surface disant sa soumission » (Hallyn 1999 : 621). Ainsi, deux rhétoriques

contradictoires doivent coexister afin de garder intact l’espace discrétionnaire de l’autorité

scientifique ; une argumentation « profonde » prônant une nouvelle autorité scientifique se cache,

ainsi, derrière une rhétorique « de surface » qui se conforme à la doxa religieuse et qui lui sert de

voile.

R. Spavin 73

En revanche, la détection d’une rhétorique double dans le discours scientifique de l’époque

signifie, à des nuances et des modifications près, une ouverture à toutes sortes de possibilités

figuratives, et je dirais, à une meilleure compréhension du pouvoir rhétorique de la science. Entre

la rhétorique « profonde » et la rhétorique « de surface » se retrouve une certaine conscience du

programme idéologique, ou bien, une échelle de manipulation scientifique qui va de l’imagination

abductive à la mimésis doxique, ou de la formation des hypothèses à des extrapolations ironiques.

Davantage, la différence séparant les deux formes de rhétorique s’atténue dès lors que les deux

sont motivés par des projets de conformisme. Galilée choisit des stratégies paratextuelles pour se

conformer aux contraintes politiques, de peur de tomber sous la persécution religieuse, alors que

la structure métonymique que prennent ses conclusions se conforme à la nouvelle autorité

scientifique, inaugurée par Copernic, en vue de la consécration intellectuelle. La différence entre

les deux formes de rhétorique tient à une question de réception, divisée entre deux esthétiques ou

deux groupes, savants ou non-savants, qui lisent le même texte. Enfin, si Galilée s’adresse à la

communauté scientifique par une rhétorique métonymique en profondeur, d’inspiration

copernicienne, les « causes » de ses découvertes scientifiques sont identifiées de manière

superficielle (et certes peu convaincante) à des causes totalement différentes, celles du

géocentrisme, que Galilée manipule en fonction des questions politiques et morales, ce qui devait

rester exclu du discours scientifique.

Les procédés discursifs commentés par Hallyn sont comparables à ceux qu’étudie Leo

Strauss dans le contexte de la philosophie politique. Dans son livre La Persécution ou l’art

d’écrire, publié en 1952, le théoricien explique les stratégies subtiles d’écriture du philosophe, à

savoir les manières détournées dont un philosophe classique doit évaluer la chose politique. Selon

Strauss, à l’encontre de la modernité et de la démocratisation du savoir scientifique, l’époque

R. Spavin 74

classique vit une profonde méfiance à l’égard du philosophe qui doit se servir d’un certain « art

d’écrire », d’un discours qui « s’arme » en se donnant la force de l’opinion. Le philosophe

s’exprime ainsi, de manière « ésotérique », pour éviter ce que Strauss appelle « la persécution »,

ce qui peut prendre diverses formes, tels que la mort ou l’ostracisme social. À vrai dire, sa théorie

de l’ésotérisme est plutôt vague et embryonnaire, mais on peut relever quelques stratégies

fondamentales comme suit : 1) l’organisation des chapitres ou des livres — on cacherait mieux un

« secret » au milieu d’un ouvrage qu’au début ou à la fin — 2) l’importance de l’intertextualité,

qui permet à l’auteur de parler au nom de quelqu’un d’autre, comme c’est le cas chez Fārābī,

philosophe musulman du moyen-âge qui véhicule ses thèses les plus hétérodoxes sous des passages

consacrés à Platon. (L’intertexte devenant pour lui une sorte de pseudonyme dans son propre

texte). D’autres indices d’ésotérisme peuvent inclure le fait de mal écrire, mais intentionnellement,

de faire de graves erreur que ferait un « collégien », d’obscurcir le plan de présentation des

arguments, ou la fluidité, la cohérence logique. 3) D’où l’importance rhétorique des

contradictions. Enfin, toutes ces stratégies ont pour fonction de fausser le dogme et les décrets

sociaux que Strauss appelle 4) l’exotérisme, à savoir l’armure dans laquelle la philosophie doit

apparaître, la forme dans laquelle la philosophie devient visible à la communauté politique (Strauss

1952 : 18).

Pourtant, une première objection que je formulerais à l’égard de l’ésotérisme straussien est

son manque de flexibilité vis-à-vis des problématiques dites « modernes », ainsi que sa tendance

à considérer l’univers scientifique comme un lieu fermé à la rhétorique. Les recherches de F.

Hallyn montrent que la science et la rhétorique se rejoignent, tout en transposant la même

dynamique entre surface et profondeur, pour les mêmes raisons que les philosophes de l’Antiquité.

Une deuxième objection porte sur la rigidité conceptuelle de l’exotérisme et de l’ésotérisme,

R. Spavin 75

comme si la vérité scientifique ou philosophique ne pouvait que constituer le discours caché,

reléguant la question proprement politique à la surface, dans un but de conformisme doxique. Une

des particularités de la modernité, qui concerne autant Bodin que Montesquieu et Rousseau, est

l’importance d’une norme philosophique, où la science et l’empirisme constituent eux-mêmes une

autorité à laquelle les humanités doivent se conformer. La rhétorique profonde de la révolution

copernicienne, le décentrement et l’éclatement du géocentrisme, peuvent aussi s’établir en une

doxa non pas religieuse mais philosophique, en une norme à laquelle les penseurs politiques

doivent se montrer fidèles. Ce sera dans ce renversement de rôles que j’envisagerai non pas

l’ésotérisme scientifique, mais l’ésotérisme politique qui repose, pour une diversité de raisons, sur

un effet de science.

R. Spavin 76

Chapitre deuxième

Les identités climatiques de Jean Bodin à l’époque des

guerres de religion

Je partirai ici d’un présupposé méthodologique : par la confrontation de l’analyse textuelle avec le

contexte idéologique et historique, on peut arriver à une éventuelle lecture figurative et symbolique

du déterminisme climatique. Attribuer aux climats différents degrés de lecture demande non

seulement une analyse pointilleuse du texte, mais nécessite aussi une connaissance attentive des

idées qui lui sont contiguës. Au-delà d’une synthèse de différentes versions de la théorie, des

manières diverses et non figuratives dont elle a déjà été étudiée — comme on vient de le voir —,

mon but sera d’entrer dans le discours d’une pensée en particulier, d’un point de vue synchronique

et rhétorique. Dans ce premier chapitre d’analyse, je m’interrogerai sur la théorie des climats de

Jean Bodin pour expliquer la fonction textuelle et argumentative de sa géographie à travers la

période mouvementée des guerres de religion.

La théorie des climats de Bodin constituera le premier exemple d’une représentation

figurative et symbolique du discours politique. Les climats du philosophe humaniste seraient pour

moi intimement liés au mouvement politique et philosophique de la deuxième moitié du XVIe

siècle qui tente d’établir de nouveaux rapports de paix face au schisme religieux et ce, après le

déclenchement des guerres de religion à Wassy (1562) qui fait du Colloque de Poissy (1561) et de

l’édit de Janvier (1562) de véritables échecs55. En effet, la promotion de la diversité religieuse se

55 En 1562, Catherine Médicis, conseillée par Michel de L’Hospital, accorde aux Protestants le droit de pratiquer leur

culte en dehors des milieux urbains. Cet appel à la liberté confessionnelle semble envenimer la colère des Catholiques

qui s’opposent non seulement à la montée en puissance du protestantisme, mais s’insurgent contre la position de la

R. Spavin 77

heurte à la violence et à la controverse ; le sectarisme de la guerre civile réduit le mouvement du

compromis et d’apaisement au paradigme religieux qui se montre, lui, imperméable à l’impératif

politique56. La coexistence confessionnelle et la tolérance religieuse constituent des idées

irréalisables, voire scandaleuses, pour toutes les Églises, y compris la plupart des penseurs

politiques qui considèrent qu’une république saine repose sur une foi unique57. Comment Bodin,

figure mystérieuse à mi-chemin entre les fameux « Politiques » et la ligue catholique, se situe-t-il

par rapport à la religion58 ? S’il s’agit bien d’une tolérance « civile », non religieuse, qui conduit à

l’« absolutisme » de l’État, seule autorité pouvant garantir la permanence de la société chrétienne

(Fragonard 2002), les questions de la paix et de la sécurité doivent, dès lors, s’exprimer autrement,

à l’extérieur des identités sectaires et au-delà des divisions confessionnelles. Et c’est ici, dans ces

grandes lignes, que se résume le nœud de mon hypothèse : dans quelle mesure la théorie des climats

pourrait-elle remplir une fonction politique, moins limitée à l’explication ethnologique de la

diversité du monde que centrée indirectement sur les structures sociologiques qui déstabilisent le

devenir de l’État-nation français ?

Régente en matière de religion. Le massacre de Wassy, où une centaine de Protestants se font tuer, ou blesser, dans

une grange où ils célébraient leur culte, suit la signature de l’édit de Janvier et témoigne de son incapacité à rétablir la

paix dans le royaume. 56 Si la liberté religieuse arrive plus tard avec l’édit de Nantes (1598), on peut reconnaître à la suite de David El Kenz

que c’est davantage le résultat d’une « lassitude » envers la violence que d’une tolérance « religieuse » à proprement

parler. En d’autres mots, il s’agit d’une acceptation restreinte, à contrecœur, qui dérive indirectement d’un certain

« abaissement du seuil de la tolérance » à l’égard de la violence extrême (El Kenz 2006 : 2). 57 Étienne Pasquier, prétendu membre du groupe des « Politiques », dont feraient partie Michel de L’Hospital,

Montaigne, écrit à un collègue protestant, à la veille de la première guerre de Religion, qu’« Il faut sur toutes choses

que le magistrat empesche, ou mutation de Religion, ou diversité sous un mesme Estat ; comme ainsi soit que cela

apporte partialitez et discordes intestines, qui se tournent en guerres civiles, lesquelles apportent les fins et periodes

des republiques » (« Lettre XIII. À Monsieur de Fonsomme » (1561) cité par El Kenz 2006 :12). 58 Quant aux membres et à l’idéologie du groupe des « Politiques », très peu de sources existent pour situer avec

exactitude ses contours ou sa relation avec Bodin. Nous ne disposons que des descriptions des adversaires qui les

considèrent comme des athées et des hérétiques, promouvant sans conteste la coexistence de différentes formes de

religion au profit de la paix civile. À la suite de Mario Turchetti (2002; 2010), on peut certes remettre en cause le

rapport entre les « Politiques » et Bodin ; Bodin ne s’est jamais dit un « Politique ». Cette relation est selon Turchetti

fondée sur des conjectures perpétuées et renforcées par des générations d’historiens. Mais je voudrais pour ma part

souligner une existence ésotérique d’un discours « politique » chez Bodin dans le discours climatique. Une philosophie

politique qui conçoit la paix en dehors de la religion n’est pas tout à fait incompatible avec sa pensée.

R. Spavin 78

Si l’objectif principal de mon étude est de démontrer une lecture symbolique des climats,

la théorie de Bodin dote ce discours d’un activisme sous-jacent qui vise à « corriger » les

intempérances liées au contexte français polarisé autour de la religion. À travers deux ouvrages

majeurs qui accordent une place privilégiée au déterminisme environnemental — la Méthode de

l’histoire (1566) et les Six livres de la République (1576) —, je montrerai que les climats

s’acquittent d’une critique sociale et se lisent de manière autoréférentielle : par le biais de la

géographie des autres, Bodin est capable de s’élever au-dessus du conflit historique et de présenter

la « tempérance », aussi bien que le besoin de « correction » et d’hybridité, selon une stratégie

d’identification qui assimile la réforme sociale et assume, non sans détours ésotériques, l’erreur

du « moment » (Bodin 1566 : 68). Ainsi, l’étude sera divisée entre deux textes de Bodin, séparés

d’une décennie et, par conséquent, provenant de contextes historiques sensiblement différents. À

l’encontre d’une tradition critique qui a pu traiter sa théorie des climats en bloc, comme un discours

plus ou moins homogène (Goyard-Fabre 1989 ; Lestringant 1993a ; Staszak et Couzinet 1998 ;

Tooley 1955), ma lecture sera davantage sensible aux variations argumentatives, telles qu’elles se

situent en amont et en aval de l’intensification de la guerre civile. Dans un premier temps, je

remonterai à l’année 1566 où, à la suite des tentatives infructueuses pour apaiser les conflits

sectaires, la tendance philosophique consiste à circonscrire un relativisme religieux qui puisse

servir de compromis dans une époque de schisme (Glacken 1967 : 446). Une telle motivation peut

en effet sous-tendre La Méthode de l’histoire, texte dans lequel la recherche de l’universalité, d’une

certaine approximation du « droit naturel », s’exprime non seulement sous l’enseigne de

« l’histoire » mais d’une « histoire naturelle » ; les différences « microcosmiques » traduisent

l’unité « macrocosmique », soumise à la volonté divine (Goyard-Fabre 1989 : 190). Les climats

jouent ici un rôle complexe, non négligeable. Leur formulation géographique de l’universalité, aux

R. Spavin 79

airs scientifiques et modernes, se révèle au fond plus « médiévale », plus attachée à une téléologie

politique, où l’urgence politique s’avère pourtant enfouie sous un académisme rigoureux, voire un

certain « ésotérisme ». Plus loin, j’analyserai le rapport de la théorie des climats à la pensée

politique de Bodin dix ans plus tard, tel qu’il s’élabore dans les divers livres de la République,

ouvrage publié dans le sillage d’importants soulèvements sociaux. L’« absolutisme », dans le sens

que Bodin l’entendait, est une réponse directe aux insurrections sociales qui éloignent le pays de

plus en plus de la stabilité et de la paix (Skinner 1978 : 738-742 ; Keohane 1980 : 42-43). Les

années 1570 ont des répercussions importantes sur la pensée politique de Bodin ; la société après

le massacre de la Saint-Barthélemy voit en effet déclencher une nouvelle veine de radicalisme

protestant. En comparant la théorie des climats à de tels changements de perspective, je

démontrerai l’évolution du discours, son adaptabilité argumentative. Dans la République, la portée

philosophique et cosmologique de la théorie est considérablement réduite : la recherche de l’ordre

en particulier l’emporte sur la recherche d’un universalisme théorique. Cela influencera bien

entendu le rôle que jouent les climats. Ces symboles politiques, à la fois variables et énigmatiques,

reflètent la manière dont Bodin évalue et se positionne par rapport à son époque.

Jean Bodin et la question de la religion

Jean Bodin demeure un personnage ambigu, particulièrement en matière de religion. Dans

un siècle qui voit proférer des accusations d’hérésie, de protestantisme et de sorcellerie, il n’est

guère surprenant que le philosophe ne fait pas des confidences sur ses propres convictions

confessionnelles. Certes, les documents historiques qui relatent sa vie et sa carrière demeurent

troubles ; notre connaissance de sa vie témoigne plutôt d’une forte activité politique qui peut

générer certains doutes quant à la vérité de sa religion qui est scrupuleusement dissimulée. Dès

l’article de Pierre Bayle, on reconnaît à Bodin sa capacité à dissimuler la profondeur de sa foi, son

R. Spavin 80

« nicodémisme » (Bouchez 1946 ; Turchetti 2010), ou conformisme au statut quo, qui justifierait

une recherche de l’ésotérisme, technique rhétorique pour échapper à la persécution. Bien que la

thèse d’une conversion au protestantisme (Bayle 1730 ; Naef 1946 ; Boucher 1983) semble

aventureuse, il me paraît judicieux de scruter les instances de modération chez ce penseur qui s’est

publiquement associé à la ligue ou l’union catholique59. Sa catholicité, jamais publiquement

dénoncée, semble aller de pair avec sa vie professionnelle en tant que parlementaire et conseiller

du roi. En effet, la tendance à la spéculation est très forte : Bodin se montre-t-il catholique à cause

d’un zèle loyaliste ? La question de ses véritables croyances religieuses fait toujours débat, car on

veut souvent le situer dans le schisme religieux du XVIe siècle, d’un côté ou de l’autre, et non au-

dessus, là où se trouvent ses réflexions religieuses et politiques les plus intéressantes.

La recherche d’une pensée qui surplombe le contexte sociopolitique d’un point de vue

institutionnel et arbitral, soucieuse de ne pas tomber dans le sectarisme du XVIe siècle, se doit

d’être précédée par une mention d’un des cas les plus éloquents de cette problématique. L’idée

qu’il existe une unité religieuse en dehors des divisions confessionnelles (catholiques, protestantes

ou autres) a été déjà attribuée à Bodin, sous la forme d’un manuscrit, le Colloquium heptaplomeres

(écrit en 1588)60. La publication très tardive de ce texte, précédée par une transmission clandestine

tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, gagne en popularité grâce à son radicalisme, son

pluralisme religieux. Le Colloque relate un dialogue interconfessionnel entre sept religieux sur les

secrets cachés des choses sublimes. L’identité de Dieu fait l’objet d’un débat, ou dialectique, à

divers points de vue dans les confins d’une conversation paisible. Mieux vaut le « vécu de la

59 Voir la Lettre de Bodin où il traite des occasions qui l’ont fait ligueur, publiée le 20 janvier 1590, texte qui se trouve

dans P.L. Rose (éd), Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics (Genève, Droz, 1980). 60 À la lumière de récentes études sur le Colloque, on doit faire mention des doutes concernant la réelle auctorialité de

Bodin. Parmi ceux qui remettent en question la main de Bodin, on peut citer les travaux de Karl F. Faltenbacher (2002,

2009), David Wootton (2002), Jean Céard (2009) et Isabelle Pantin (2009). Or on continue d’attribuer ce texte à Bodin,

comme en témoignent les travaux de Jean Letrouit (1995) et de Noel Malcom (2006).

R. Spavin 81

religion », quelle que soit sa forme, que son « contenu dogmatique » qui aboutit à la condamnation

des religions qui sont toutes bonnes aux yeux de Dieu. Sénamy, le sceptique61, parle en ces termes :

Pour moi, j’estime que toutes les religions du monde […] que chacun embrasse à sa mode,

sans hypocrisie ni déguisement mais d’une âme sincère, sont toutes agréables à Dieu, et

que ceux d’entre ceux-là qui, de bonne foi, sont trompés dans leur culte et manière d’adorer,

sont en vérité excusables, encore que la meilleure lui soit la plus agréable. C’est pourquoi

j’entre volontiers et sans répugnance dans tous les temples, dans toutes les églises, dans

toutes les chapelles, en quelque pays que je sois, pour y faire mes prières, pour ne pas faire

de scandale par un mauvais exemple et donner à penser que je suis un athée, laquelle

manière de vivre trouvera, je m’assure, ses approbateurs parmi vous (Bodin 1588 : 558)62.

La religiosité qui se dégage d’une telle position baigne dans une indulgence quasi-totale à l’égard

de la diversité cultuelle. Toutes les religions concourent à affirmer l’importance de vivre selon la

volonté de Dieu et à relativiser la manière institutionnelle dont on exprime sa vénération. Seul

importe le culte qui protège contre le mauvais exemple, l’athée, qui « tombe facilement dans toutes

sortes d’abominations » (Bodin 1588 : 288). Les interlocuteurs du Colloque arrivent à un accord

sur la ressemblance fondamentale de leurs croyances, formulant une plaidoirie des plus profondes

pour l’époque en faveur de la tolérance religieuse, d’une croyance libérale en Dieu, le substrat

commun de toute spiritualité. Il serait facile de voir qu’une telle ouverture d’esprit gagne en

pertinence relativement au contexte historique qui butte justement sur l’incapacité de la société

française à franchir les frontières religieuses. Pourtant, on ne peut oublier la nature clandestine du

texte, réservé à une certaine élite restreinte, qui fait des efforts considérables pour ne pas être en

dialogue avec la société qu’elle critique. À la suite des propos de Mario Turchetti (2010), le

Colloque, s’il est bien de la plume de Bodin, nous instruit davantage de ses vues personnelles que

de ses théories politiques de la tolérance religieuse. La nature relativiste du Colloque existe, bien

61 Selon Pierre Magnard (1996), Sénamy est l’unique porte-parole de Bodin, comme si le philosophe dissimulait ses

propres idées sous le voile d’un de ses personnages. Mais ce n’est pas un constat avéré par tous. Plusieurs trouvent

que Salomon le juif exprime le plus clairement les idées de Bodin, personnellement enclin au judaïsme (voir Rose

1980). Mais la nature dialoguée du texte résiste à de telles interprétations. 62 Je cite d’après la traduction anonyme, Colloque entre sept savants qui sont de différents sentiments des secrets

cachés des choses relevées, texte présenté et établi par François Berriot, Genève, Droz, 1984.

R. Spavin 82

que contradictoirement, à un niveau textuel et privé, dissimulée derrière l’image d’un auteur qui

se dit ligueur et catholique. La problématique demeure : une tolérance ésotérique qui se laisse

transparaître par le discours public, externe, ne caractérise pas le texte clandestin.

En effet, l’impression de radicalisme63 qui se dégage du manuscrit clandestin paraît

exceptionnelle face à l’image que Bodin se donne de lui-même. Elle jure notamment à côté de ses

écrits très fameux portant sur la sorcellerie. En 1580, le philosophe publie De la démonomanie des

sorciers, texte qui dérangera ses futurs lecteurs par sa brutalité et sa conviction. La thèse de la

tolérance religieuse semble être parfaitement contredite en lisant ces pages qui décrivent avec

minutie comment les sorciers doivent être identifiés et punis, traités sans aucun laxisme pour être

condamnés de manière plus expéditive (Jacques-Chaquin 1966: 66). Le livre joue un rôle

important dans le développement des persécutions et l’extrême hostilité culturelle dirigée contre

la sorcellerie du début du XVIIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe (voir Mandrou 1966). C’est

pourquoi on a pu traiter ce texte comme une sorte d’« excroissance monstrueuse » dans son œuvre

et sa pensée (Jacques-Chaquin 1996, Houdard 1992).

Cependant, on ne peut comprendre la position de Bodin en dehors d’une importante réalité

socioculturelle. La sorcellerie, tout au long du XVIe siècle, constitue l’accusation d’hérésie par

excellence (Bernier 2001 : 281). Protestants et Catholiques partagent l’injure selon la division

sectaire, au détriment, si j’ose dire, de « véritables sorciers » qui, selon Bodin, « pactisent avec le

diable » en un « consentement » et une « coopération » dans le mal (Jacques-Chaquin 1996 : 60).

Bodin théologise l’accusation et lui confère une certaine rigueur arbitrale destinée à « éclaircir »

63 Le terme « radical » vient entre autres de Jonathan Israel et de Margaret Jacob pour désigner les origines des

Lumières du XVIIe siècle. Si une de ces origines se situe dans la pensée de Spinoza, mon emploi du terme s’inspire

en outre d’un courant de recherche qui approfondit l’importance du manuscrit clandestin dans l’épanouissement des

Lumières, c’est-à-dire la sphère fermée dans laquelle de nouvelles valeurs de tolérance religieuse et de républicanisme

se développent en dehors des contraintes politiques du moment. Voir les travaux de Martin Mulsow (2011), Anthony

McKenna (1997) et Gianni Paganini (2008).

R. Spavin 83

la caractérisation des sorciers (Bodin 1587 : 94). Le monde juridique serait ainsi un lieu « sûr »,

soigneusement encadré, dans lequel la vérité de la sorcellerie serait définie à partir d’une diversité

de sources qu’il étudie de manière quasi-inductive :

Je mets beaucoup d’autorités de plusieurs peuples et nations, afin que la vérité soit mieux

éclaircie, et partant d’exemples si souvent expérimentés, non par songes, ni rêveries, mais

par jugements contradictoires, par coaccusations de complices, récriminations,

recolements, convictions, confrontations, confessions, condamnations, exécution (ibid.).

En effet, le lexique juridique et la méthode comparative de Bodin réapparaissent souvent dans son

œuvre, même en traitant de la démonologie. Face aux problèmes religieux, l’éventuelle fonction

de la sorcellerie comme une redéfinition des oppositions sectaires s’impose : se trouvent distinctes

et opposées la diversité religieuse (catholique, protestante ou autre) et la véritable sorcellerie qui

dépend de cette notion de « pacte », de communion ouverte et volontaire avec le diable. Bodin ne

fait pas de la sorcellerie une attaque entre croyants de différents cultes, mais l’associe directement

à une anti-religion : la sorcellerie « menace toute attitude religieuse, tout esprit religieux, lesquels

se définissent dans des rites, qui ont valeur religieuse, et dans le respect de lois jugées divines par

le sujet » (Jacques-Chaquin 1996 : 62), sans que la véritable reconnaissance de Dieu soit fixée de

manière singulière. Le but principal de Satan, écrit Bodin, est « d’arracher toute religion du cœur

des hommes » (Bodin 1587 : 270).

À la suite de Nicole Jacques-Chaquin, il devient facile de voir que l’acharnement avec

lequel le philosophe condamne la sorcellerie n’est pas incompatible avec ses positions politiques

qui tentent de rétablir l’ordre dans le royaume par la promotion de la religion. Lue à côté du

Colloque, la Démonomanie exprime, bien qu’indirectement, un pluralisme religieux qui renvoie à

l’impératif politique : ouverte, sans dénomination, la religiosité renforce le socle de toute

république. C’est, écrit-il dans la République, « le principal fondement de la puissance des

monarques et seigneuries, de l’exécution des loix, de l’obéissance des sujets, de la révérence des

R. Spavin 84

magistrats, de la crainte de mal faire et de l’amitié mutuelle envers un chacun » (Bodin 1576 : IV,

7). Au fond, la démonomanie correspond pour lui à la mise en place d’un « complot proprement

politique » qui attaque l’ordre de la société, la religion, c’est-à-dire Dieu ; le sorcier est avant tout

un « rebelle » (Jacques-Chaquin 1996 : 64). À l’égard du contexte historique, divisé par les

violences sectaires, il serait tentant de voir « le sorcier » comme une sorte de bouc-émissaire,

capable de redéfinir le rapport à l’ennemi qui n’est plus déterminé par la différence religieuse,

mais par le « diable ». Cela pourrait contribuer à décentrer le conflit religieux entre croyants de

différents cultes vers le danger « imaginaire » des sorciers qui sont définis comme des êtres

transgressifs qu’on peut blâmer pour les pestes, guerres et famines. Mais cela reste absent du texte,

peu développé par le philosophe lui-même, ainsi que potentiellement anachronique. La théorie du

« bouc émissaire » (Muchembled 2003) est en définitive issue d’un recul psychologique et d’une

volonté apologétique qui risque de nuire à l’intégrité des croyances de Bodin qui, lui, croyait aux

sorciers et ne les utilisait pas forcément pour détourner l’attention sur les Réformés.

Cela dit, l’épisode démonologique n’est pas exceptionnel dans la pensée de Bodin qui reste

étroitement attachée à son référent. La société française du XVIe siècle est à l’horizon de sa

réflexion et lui attribue une historicité distincte, à la fois idéologique et langagière. Dès lors, si ses

recherches tentent de remédier aux problèmes qui font obstacle à la stabilité nationale, il conçoit

et circonscrit ceux-ci dans certains schèmes de pensée, spécifiques à un contexte épistémologique.

Aussi éprouve-t-on souvent une véritable étrangeté chez Bodin, homme de son siècle, qui est non

seulement humaniste et juriste, mais un homme politique qui pense en termes de « sorciers » ou

de stéréotypes climatiques, contraint de confronter sa pensée avec le monde et le langage dans

lequel il vit64.

64 Dans son article sur le vol du diable dans la Démonomanie, Isabelle Moreau (2008) commente le caractère

apparemment climatique de la condition « diabolique ». Certes, les diables sont partout, ils voyagent, mais on constate

R. Spavin 85

Le lien entre la pensée et le contexte politique et religieux de la Réformation, bien

qu’essentiel pour comprendre au sens large la philosophie de Bodin, est souvent dissimulé, surtout

dans d’autres textes qu’il publie sous une grande notoriété publique, à l’apogée de son activité

politique. Dès les années 1560, Bodin travaille comme avocat dans l’univers conservateur du

barreau parisien. Les années 1570 le voient au sein des activités politiques de la Cour et, plus tard,

de la Ligue, où la contestation coûte, très simplement, la faveur du roi, comme ce fut le cas en

1579, après la publication d’un pamphlet s’opposant aux nouvelles politiques sur les impôts65. Si

sa pensée politique vise l’action, cet appel au changement n’est pas toujours évident. Elle reste

soucieuse à l’égard de son image publique. Or, on ne peut limiter l’activisme de Bodin aux seuls

pamphlets qui l’exposent ouvertement aux yeux de tous. Il convient d’envisager la possibilité

qu’une critique sociale reste souvent au rang de subtilité, cachée derrière un académisme rigoureux

qui le protège des contingences du moment, tout en en laissant aux élites l’appréhension. La lecture

rhétorique pourra dans ce sens faire ressortir la critique historique par d’autres moyens. Cela mène

à considérer l’importance du détour géographique, qui exprime pour Bodin sa curieuse vision de

l’« histoire » — du passé ou du présent ? —, sous la forme d’un rapport mystérieux entre le temps

et l’espace, dont les glissements entre l’un et l’autre méritent notre réflexion.

une recrudescence dans le nord, notamment en Scandinavie. (Bodin est lecteur de Magnus et de son Histoire des Pays

Septentrionaux, 1561). Or Moreau conclut en définitive qu’une théorie des climats à l’usage des puissances infernales

est non avenue. Les sorciers, en raison précisément de leurs forces magiques, ne sont pas soumis ni au déterminisme

géographique, ni au déterminisme humoral (Moreau 2008 : 272). 65 Cette histoire d’impôts était la seule dans la carrière de Bodin qui s’est montrée défavorable à son image publique.

Dans le pamphlet qu’il publie après les discussions des États de Blois en 1579 (Recueil de tout ce qu’il s’est négocié

en la compagnie du Tiers Etat de France… en la Ville de Blois), Bodin prend une position ouvertement contre la

décision de la Cour d’augmenter les impôts du Tiers État afin de financer la continuation de la guerre. En effet, il avait

déjà réfléchi longuement aux droits du gouvernement dans le contrôle législatif des impôts : pour le philosophe, une

des limites de la souveraineté est justement la gestion de la propriété (terrestre et financière) des sujets (Bodin 1576 :

VI, 6).

R. Spavin 86

La notion d’histoire selon Bodin : le cas de la Méthode de l’histoire (1566)

C’est bien l’histoire et non la géographie qui encadre la première occurrence de la théorie

des climats dans la pensée de Bodin. Sa Méthode de l’histoire66 offre la version la plus exhaustive

de la théorie et donne un aperçu sur la grande envergure que possède, pour lui, la discipline

historique. Dans la Méthode, il faut d’abord remarquer la grande ambition épistémologique (et

rhétorique) de la démarche qui cherche à réunir une diversité de savoirs en un enseignement

général, unifié, une véritable « histoire naturelle », connaissable par un recours rigoureux au savoir

géographique. À la manière d’une sorte de « droit naturel », auquel je reviendrai plus loin, l’histoire

naturelle serait capable d’enseigner la « fin » de toutes choses, mais tout en divertissant son lecteur.

Pour apprécier à sa juste valeur cet emploi particulier de l’histoire, citons un peu longuement Bodin

dans l’avant-propos de son ouvrage :

Tout ce que les anciens ont su découvrir et connaître au terme d’une longue expérience,

tout cela est conservé dans le trésor de l’histoire : la postérité n’a plus qu’à relier à

l’observation du passé la prévision du futur, à comparer entre elles les causes des faits

mystérieux et leur raison déterminante pour avoir ainsi sous les yeux la fin de toutes choses.

[…] Mais en dehors de cet incroyable profit, les deux choses que l’on a coutume de

rechercher en tout savoir, la facilité et l’agrément, s’accordent si bien dans l’histoire qu’on

ne trouverait aucune discipline où la facilité soit plus grande et le plaisir équivalent. Cette

facilité est telle que, sans solliciter le secours d’un art étranger, l’histoire d’elle-même est

accessible à tous. Tandis que les autres sciences s’enchaînent les unes aux autres dans une

mutuelle dépendance, si bien que l’on ne peut en posséder une si l’on ne connaît pas la

voisine — l’histoire, au contraire, comme si elle occupait le dessus des autres disciplines

une place prééminente, ne sollicite aucun autre concours, et pas même celui de l’écrivain

puisque la postérité la reçoit par tradition orale aussi bien que sous forme écrite. (Bodin

1566 : XL : je souligne)

Cette histoire, bien qu’elle se passe du « concours de l’écrivain », est un art de la « lecture » qui

reformule ce qui avait déjà été écrit (Couzinet 1996 : 37-37). La « méthode » correspond à une

perfection des textes des Anciens, sans nécessairement ajouter du nouveau, sans passer par

l’inventio. À part l’imitatio, qui caractérise la production discursive des humanistes (Blair 1992,

66 Le titre originel de l’ouvrage est Methodus ad facilem historiarum cognitionem, dont j’utilise la traduction française

établie par Pierre Mesnard en 1941.

R. Spavin 87

Goyet 1996, Moss 2003, Schiffman 2012), on retrouve l’ordo et la dispositio, mais aussi l’excolere

et le perpolire (ordonner, disposer, orner et polir) du fait historique, dont le remaniement relève

d’un véritable « art » ou artes historicae. Dans la louange que fait Bodin de la discipline, il est

déjà clair que son concept d’histoire est particulier. Le passé n’est jamais pensé « en lui-même »,

mais en fonction de sa pertinence pour le présent, de sa capacité à définir une « finalité » toujours

actuelle. Selon Zachary Schiffman, il s’agirait d’un « passé vivant », notion qu’il développe pour

caractériser la spécificité de la relation des humanistes avec l’antiquité67. Bodin le dit ailleurs,

« C’est grâce à l’histoire que le présent s’explique aisément, que le futur se pénètre et que l’on

acquiert des indications très certaines sur ce qu’il convient de chercher ou de fuir » (Bodin 1566 :

XXXVIII). On retrouve également les intentions propres à la rhétorique qui est d’enseigner cette

finalité morale tout en faisant appel aux émotions, notamment le plaisir de la narration qui facilite

la compréhension. Il s’agit d’un art « confus », ou hétéroclite, qui se veut supérieur à la science

par sa nature totalisante. Dans cette conception de l’histoire, l’art et la science ne s’opposent pas,

mais se complètent, s’unissent, afin de rendre toute la connaissance unitaire, dans un espace où

rien ne lui est « étranger ». C’est un trait essentiel du concept de « méthode » qui se présente tantôt

comme une rhétorique tantôt comme une science68. Pour Bodin, si l’histoire n’a pas besoin de faire

67 Voir son livre, The Birth of the Past (2012), qui essaie de retracer l’histoire de la notion de « passé », c’est-à-dire

de raconter les moments dans l’histoire de la pensée qui arrivent à faire la distinction entre le passé et le présent. On

pourrait s’émerveiller devant l’ambition du projet qui prétend expliquer le mouvement vers une conscience de

l’anachronisme, non seulement comme un procédé artistique, mais comme une erreur pour la sensibilité historiciste

en développement. En ce qui concerne la Renaissance, Schiffman invoque, à la suite de Leonard Barkan, la fresque

L’École d’Athènes du peintre Raphaël, commissionnée par le pape Jules II, pour illustrer ce qu’il conçoit comme le

« living past », métaphore pour mieux penser le programme humaniste. Le tableau présente toutes les figures majeures

de la pensée antique, réunie dans l’espace du stoa indépendamment des invraisemblances de l’espace et du temps. Qui

plus est, le peintre travaille les ressemblances entre les figures du passé et les figures du présent ; Héraclite ressemble

à Michel-Ange, Platon à Léonard, Appelles à Raphaël. Celles-ci renforcent le lien symbolique qui existe entre le passé

et le présent. 68 Dans l’usage humaniste, le terme de methodus en était arrivé à avoir un usage presque rhétorique : d’un auteur qui

présentait un art ou une science sous une forme brève et claire, selon des règles précises, on disait qu’il avait ‘réduit

le sujet à une méthode’ (Gilbert, Renaissance concept of method, cité par Couzinet 37).

R. Spavin 88

appel à d’autres disciplines, c’est parce qu’elle les subsume en un discours suprême, nécessaire

pour la compréhension du présent. Telle est, du moins, l’intention de l’encadrement historique, à

laquelle la théorie des climats de Bodin serait logiquement soumise.

Cependant, la Méthode de l’histoire s’inscrit dans une tradition historiographique qui va

en mûrissant et correspond à un point « tardif » dans l’évolution de l’humanisme qui complique

les représentations du passé. Les artes historicae ont une longue histoire, datant de Polybe, qui

assignent à l’exemple antérieur une force d’enseignement, laquelle sera reprise par Cicéron, qui la

transforme en devise : historia magistra vitae. « L’histoire est l’institutrice de la vie ». Elle fournit

une source d’expériences à partir de laquelle on est plus à même de faire face aux contingences du

présent (Schiffman 2012 : 178). Les humanistes manipulent l’histoire pour en faire une rhétorique

de l’exemplarité : les exemples du passé traduisent la vérité générale, indépendamment des

différences temporelles et géographiques. Ainsi que le note Schiffman, les textes de l’antiquité

sont, au début de la Renaissance, des entités en soi, qu’on lit sans se soucier des contextes

historiques, ce dont les lecteurs étaient, du moins initialement, ignorants. Au fur et à mesure que

la connaissance philologique et antiquaire se développe, par contre, une spécificité historique

commence à émerger et à contribuer à la crise de l’exemplarité, ce qu’on appelle, à la suite de

Koselleck, la « dissolution » de la topique humaniste, le détachement du singulier du général, bref,

l’évolution vers le relativisme et la modernité (voir Schiffman 1991). En d’autres termes, la

correspondance symbolique entre l’exemple particulier et la vérité générale se « dissout » à mesure

que la culture de l’exemplarité grandit. Plus le temps passe, plus on devient conscient des contextes

historiques et catégorique face à la diversité. Les humanistes finissent par rassembler les

représentations du passé vers des images de plus en plus dissemblables. Il s’agit désormais de

l’« altérité » du passé et non de sa ressemblance avec le présent.

R. Spavin 89

Afin de penser le problème autrement, il convient de considérer les artes historicae dans

leur révolution matérielle. L’imprimerie diversifie non seulement les supports de la connaissance

(recueils de lieux communs, récits de voyage, narrations politiques et militaires, mémoires,

documents légaux, etc.), mais elle facilite la prise de notes et le recopiage de lieux communs,

innovation humaniste par excellence (Blair 1992 : 541), qui caractérise la transmission l’histoire

durant la Renaissance. Le passé renvoie à un certain « fouillis » ou « clutter » (Schiffman 2012 :

189), une surabondance de lieux communs qui requiert des approches méta-normatives pour

rétablir un ordre, une intelligibilité pour le présent. L’ambition, certes aristotélicienne, d’organiser

les lieux communs selon un ordre hiérarchique se retrouve chez Bodin et son emploi de la

cosmologie, cadre théorique auquel appartient sa théorie des climats69. Ici, la géographie remplace

la manière traditionnelle d’organiser les lieux communs par dyades antithétiques, donnant à

l’histoire une nouvelle clarté ou « perchoir » (ibid. :185) pour faire face au problème de la diversité.

Dans son chapitre sur la Méthode de l’histoire, Schiffman situe Bodin vers la fin de la

Renaissance, à un moment charnière dans l’histoire qui commence à appréhender le passé comme

étant distinct du présent, grâce à une « classification » (ibid. : 198) particulièrement rigoureuse de

la diversité. Son ouvrage signerait en quelque sorte, selon lui, la mort du « passé vivant », puisque

la structure « scientifique » qu’il impose sur la connaissance topique a l’effet de réifier le passé,

de le rendre « unique ». L’espace synchronique des « passés multiples » du début de la

Renaissance, telle L’École d’Athènes de Raphaël — où les différentes époques de l’histoire

69 Selon Ann Blair, dont les travaux portent davantage sur la philosophie naturelle de Bodin que sur son histoire, les

lieux communs qui structurent la production de savoir dans l’Universae naturae theatrum (le Théâtre du monde

naturel), publié en 1596, ne correspondent pas à un cadre théorique hiérarchisant. L’historienne explique les

nombreuses contradictions dans la topique naturaliste de Bodin selon ce manque de systématisation : “In natural

philosophy, where Bodin has less personal expertise, the shape of the original note-taking is more apparent in the

final product: Bodin provides little overarching framework in which to relate his causal explanations one to the other.

As a result he does not always confront his topical material thematically: contradictory explanations thus coexist in

different parts of the work, as a few attentive contemporary readers pointed out” (Blair 1992: 547).

R. Spavin 90

coexistent en une temporalité idéalisée et utopique qui « annihile » les limites du temps et de

l’espace (ibid. : 158) — donne progressivement lieu à un passé singulier, coupé de son lien

symbolique avec le général :

“The search for meaning in the Methodus leads away from the conception of history as a

body of literature and toward a conception of “history itself”, the arena where events

transpire. Climate and humor theories — and (elsewhere in the Methodus) astrology and

numerology — are suggestive of this arena, but they do not actually constitute it; they

remain typologies consonant with the analytical framework of the liber locorum rerum.

Climate and humor theories, for example, simply provide abstract means of categorizing

information about human behaviour, they are purely classificatory” (ibid.: 197-198).

Pour résumer en français, la géographie n’est plus subordonnée à l’intention historique, telle que

la Renaissance conçoit la discipline, mais elle agit selon l’historien comme une force

complémentaire à l’analyse scientifique — « classificatoire » — qui tire la discipline historique

vers une conscience de ses propres limites. Les climats indiquent un espace analytique qui est

distinct du symbolisme historique des humanistes. Nous l’avons déjà vu dans le chapitre précédent,

dès qu’il est question de géographie, le réflexe critique est de l’assigner à une proto-science qui

fournit aux historiens un fantasme sur les origines de l’épistémè moderne. Schiffman n’analyse

pas le discours géographique de Bodin, ni les passages sur la théorie des climats. Et ce, au

détriment des possibilités d’interprétation déjà fournies en référence à la pensée de Pétrarque. En

ce qui concerne l’humaniste florentin, le passé anachronique recèle une « créativité » qui lui permet

d’utiliser la conscience des différences entre le passé et le présent comme un tremplin pour

l’expressivité et la « représentation de soi-même »70. En revanche, Schiffman avance que le recours

à la géographie constitue chez Bodin un départ du paradigme humaniste vers une lecture plus

« littérale » (Schiffman 2012 : 144) ainsi que le début d’une reconnaissance de l’impossibilité de

70 L’idée vient de Thomas M. Greene, « History and Anachronism », dans son The Vulnerable Text: Essays on

Renaissance Literature, 1986. Il existe dans sa typologie de différentes formes d’anachronisme une frontière poreuse

entre la « commission » et la « conscience » de l’anachronisme qui aurait pu, selon Schiffman, aider à stimuler la

créativité artistique et littéraire (Schiffman 2012 : 145-146).

R. Spavin 91

penser ensemble le passé et le présent, de tirer « profit » des leçons du passé, tant elles sont

« étourdissantes » ou « bewildering » (ibid. : 192) par leur nombre. La conclusion est

particulièrement hâtive. L’analyse du symbolisme du passé est d’emblée antagonique à l’approche

méta-normative déployée par Bodin sous forme de géographie. J’avancerai plutôt que

l’organisation cosmologique et climatique du monde n’est pas « purement classificatoire », ni un

résultat de la maturation inévitable de l’humanisme vers la science moderne. Une telle

interprétation suppose que la géographie est plus « objective » que l’histoire, plus portée sur la

réalité des choses pour constituer un « art » qui aide à mieux comprendre soi-même. Elle suppose

également que la dialectique entre l’altérité du passé et le présent, présente dans les lettres qu’écrit

Pétrarque à Cicéron et à saint Augustin, n’est pas transposable vers la matière géographique. En

effet, une grande contribution de cette étude sera de montrer que si une créativité de

l’« anachronisme » existe à la Renaissance, il en va de même pour l’analogie ou l’erreur

géographique ; l’ici et l’ailleurs sont comparables, formant non un anachronisme mais un ana-

chorisme, qu’un philosophe comme Bodin déploie pour arriver à une meilleure connaissance du

contexte français. Et il s’agit en plus d’une créativité particulièrement répandue dans les

représentations de l’espace à la Renaissance.

Bodin et la géographie humaniste : les créations philosophiques de l’espace

Comment pense-t-on le monde, encore grandement inconnu, à l’époque où Bodin écrit sur

les climats ? Ce monde, qui fait l’objet d’une succession de découvertes, confronte divers modes

de connaissance, théorique et pratique, donnant lieu à une géographie trouble qui se base à la fois

sur la croyance et le témoignage. Si l’intention derrière le savoir géographique peut viser la

scientificité et l’objectivité, on ne peut se débarrasser complètement d’une dimension

d’imagination et de mythe, à savoir ce curieux mélange de discours qui inspire notamment la

R. Spavin 92

théorie des climats. Il convient maintenant de mettre en avant les principaux moyens dont on tente

de réunir la connaissance de la géographie, y compris en particulier son caractère argumentatif,

c’est-à-dire les positions morales et éthiques auxquelles on l’infléchit.

Entre l’arrivée de Christophe Colomb à Hispaniola en 1492 et la vogue des récits de voyage

du XVIe siècle, l’ouverture au monde est complétée par un développement du savoir géographique

sans précédent, auquel le philosophe, faisant face au problème de la dissemblance socioculturelle,

se doit de répondre. Le philosophe et la géographie constitue un pair si lié qu’on pourrait se

demander pourquoi le libertin Charles Sorel déclare en 1664 dans sa Bibliothèque française que

« les livres de voyages sont les romans des philosophes » (cité par Dainville 1940 : 363). Que

cherche le philosophe dans le savoir géographique ? Sans doute Sorel constate-t-il la complexe

relation entre la géographie et la philosophie qui se fait de plus en plus manifeste dès le tournant

du XVIIe siècle. Mais l’observation de Sorel n’est pas sans mordant. Ce n’est pas anodin qu’il

affirme que c’est par le « roman » que passe l’intérêt philosophique pour le voyage, comme si les

deux domaines de savoir étaient enclins à un certain éloignement de la vérité, moins scientifique

que créatif, moins soucieux d’exactitude que de « plaisir » (ibid.). Du point de vue de Sorel, le

questionnement philosophique de la géographie ne reflète pas suffisamment le vrai, mais se

subordonne non seulement à une fonction de divertissement, mais à une fonction d’énonciation

narrative, où la textualité l’emporte sur le référent.

En effet, Sorel peut nous aider à comprendre, dans un premier temps, le traitement

philosophique de la géographie du tournant du XVIIe siècle, surtout dans le cas des philosophes

qui « lisent » le monde depuis leurs fameux « cabinets », source de matière à réflexion mais aussi

à exploitation idéologique. D’une manière générale, la Renaissance donne lieu à des lectures et

des réécritures de la géographie qu’on peut diviser entre deux approches à la fois distinctes et

R. Spavin 93

interdépendantes relativement au problème de la diversité humaine. D’une part, les humanistes du

début du XVIe siècle, tels qu’Érasme, Thomas More et Bodin, contourneront la diversité en

projetant une image de ressemblance à la totalité du monde. D’autre part, les philosophes

sceptiques, tels que Montaigne et La Mothe Le Vayer, convoiteront la diversité que semblent

exemplifier les récits de voyage pour en faire des arguments infirmant a contrario le consentement

universel et la rationalité divine71. Ces étiquettes épistémologiques peuvent aider à comparer deux

manières de penser la diversité géographique, dont les différences climatiques deviennent en

particulier un terrain fertile pour la réflexion.

Pour certains penseurs humanistes, la géographie pose problème dans la mesure où elle

remet en question une vision théologique et téléologique du monde. Les nouvelles découvertes

font croître la reconnaissance de la diversité des cultures et infirment par là l’unité du monde,

image idéalisée et ressemblante dans laquelle l’homme peut se retrouver lui-même aussi bien que

juger autrui. La dissemblance qu’on cherche à comprendre subit par conséquent une forte

réécriture idéologique qui veut réaffirmer son contraire. Ainsi, on recourra à l’analogie, figure

humaniste par excellence, qui a pour fonction la création de liens discursifs entre toutes choses, en

dépit de leurs différences, dès lors jugées superficielles. Michel Foucault nomme cette explication

de l’univers propre au XVIe siècle la « prose du monde », fondée sur une épistémè « sablonneuse

», car elle est ancrée dans une sorte de tautologie qui ne recherche que la même chose à l’infini.

Un tel savoir serait illimité et instable, un miroir qui reflète davantage la langue elle-même que la

concrétude du réel. La « nature » du monde physique se montre en relation et en concordance

71 Je suis le même changement épistémologique que constate Anthony Pagden dans son ouvrage The Fall of Natural

Man. The American Indian and the Origins of Comparative Ethnology (1982), entre une description des cultures en

termes d’une nature humaine conçue comme constante à travers le temps et l’espace et un vaste relativisme historique

qui commence à s’intéresser à la description de la différence et de la discontinuité (Pagden 1982 : 1).

R. Spavin 94

parfaite avec la « Nature », ordre divin et immatériel, en un glissement « pléthorique » (Foucault

1966 : 45) qui engendre un entassement circulaire de ressemblances.

Au lieu d’« expliquer » le monde, la géographie humaniste semble soutenir un autre

discours, un universalisme, qui la dépasse. La matière géographique, plurielle et dissemblable,

devient une problématique à résoudre afin de confirmer ce qu’on savait toujours déjà. La diversité

étant ici une sorte de leurre. Les grands schèmes de pensée qui structurent la théorie des climats,

par exemple, travaillent à réduire la diversité en des phénomènes limités, souvent dualistes ou

ternaires. En effet, si Bodin concède une multiplicité de facteurs physiques dans la détermination

géographique des sociétés et de leurs politiques respectives — comme la longitude, l’humidité, les

vents, l’altitude (Goyard-Fabre 1989 : 189) —, ces facteurs sont tout de même pensés en termes

des caractères « climatiques », c’est-à-dire polarisés et limités entre deux extrêmes : les peuples

montagnards par exemple se montrent un cas extrême du tempérament septentrional, c’est-à-dire

« rudes et fiers », particulièrement enclins à la sédition, alors que ceux qui habitent les plaines sont

plus « craintifs » et « efféminés », soit une extension du tempérament méridional72. Bien que Bodin

s’attarde à rénover sa « topique » de caractères climatiques à la lumière de nouvelles connaissances

viatiques (Staszak et Couzinet 1998 : 42), il est clair que l’argumentation du philosophe s’inspire

davantage des sources anciennes que des récits de voyages (Lestringant 1993a : 207), lesquelles

privilégient la compression des faits géographiques en des modèles à la fois réducteurs et

universalisants, conformes à la rhétorique d’exemplarité.

72 « Et, qui plus est, en mesme climat, latitude, et longitude, et sous mesme degré, on apperçoit la difference du lieu

montueux à la plaine : de sorte qu’en mesme ville, la diversité des hauts lieux aux vallees, tire apres soy varieté

d’humeurs, et de mœurs aussi, qui fait que les villes assises en lieux inegaux sont plus subjectes aux seditions et

changements, que celles qui sont situees en lieu du tout egal. » (Bodin 1576 : V, 8)

R. Spavin 95

Par ailleurs, la structure « méta-normative » que Bodin impose à la multiplicité du savoir

géographique s’inspire de la cosmologie géographique de Ptolémée. La théorie des climats fait

partie d’une théorie de l’ensemble qui décrit la diversité de la planète aussi bien que ses

correspondances sidérales. Bodin part essentiellement de la sphère armillaire pour classifier la

diversité géographique, planétaire selon une explication totalisante du cosmos. Cette organisation

consiste à segmenter la totalité du monde en une série de cercles dont les lignes latitudinales

peuvent être réduites à trois zones climatiques (septentrional, tempéré et méridional), présentes

aussi bien dans les cieux que dans les humeurs du corps. Dans son ensemble, son système marche

à la manière d’une « trilogie » (Goyard-Fabre 1989 : 189) qui se répète à chaque fois qu’il s’agit

d’expliquer une particularité. À titre d’exemple, l’« intelligence » des Méridionaux doit se

compléter par son opposé chez les Septentrionaux, la « simplicité », et par son moyen terme, la

« prudence », au milieu, chez les Mitoyens, équilibre ternaire que maintient avec « soin » la nature

:

Mais la nature a pris grand soin à ce que les Scythes, aussi riches de vigueur que pauvres

de raison, fassent de la valeur militaire la première de toutes les vertus, alors que les

Méridionaux prisent avant tout la piété et la religion, et que les gens de la région moyenne

honorent plutôt la prudence (Bodin 1566 : 99)

N’oublions pas non plus les planètes qui reflètent la même trilogie d’en haut :

Saturne est froid, Mars est chaud, Jupiter entre les deux fait figure de tempéré. Le premier

regarde les sciences et tout ce qui peut s’acquérir par la contemplation du vrai ; le deuxième

la prudence qui est la règle de l’action et qui embrasse toutes les vertus ; le troisième les

arts et les techniques qui exigent un labeur manuel, une énergie physique. Le premier

s’adresse à l’esprit, le second à la raison, le dernier à l’imagination (Ibid. : 97)73.

Avant d’entrer dans l’analyse symbolique, on voit d’emblée le fonctionnement de la trilogie,

héritée d’Aristote, mais intégrée à une conception cosmologique. Les planètes ont des

« caractères » à la fois climatiques et humains qui se répètent partout dans le cosmos sous une

73 L’énumération de Bodin peut sembler confuse : quand il parle du « premier », il parle bien de Mars, puisque c’est

le plus près de la terre. Jupiter se trouve entre les deux, Mars et Saturne, et joue le rôle du juste milieu. Saturne, la

planète la plus éloignée, est donc en troisième lieu.

R. Spavin 96

triplicité de formes. Celles-ci traduisent la dissemblance en une diversité nouvelle, stratifiée et

maîtrisée, qui n’est pas aussi diversifiée qu’elle le paraît. La prétendue dissemblance exprime

plutôt la ressemblance, l’harmonie de la planète, où toutes les parties fonctionnent comme un tout.

Contrairement à ces images de similitude, il existe à l’époque de Bodin d’autres systèmes

de pensée plus portés sur le référent géographique et qui concurrencent la vision cosmologique.

D’autres cosmologues de la période, comme S. Münster, Belleforest, Thevet et Merula par

exemple, s’éloignent de plus en plus de l’organisation géométrique, c’est-à-dire de l’influence de

Ptolémée, en cédant progressivement à la « chorographie », moins attachée à expliquer le monde

comme une grille harmonisée (Lestringant 1993b). Les chorographes, y compris les sceptiques,

s’appuient non pas sur la ressemblance théorique mais sur la diversité qu’ils associent aux

témoignages des voyageurs. Ici, le récit de voyage est avant tout une description des régions faites

par les voyageurs ; il remplit une fonction moins cartographique et empirique qu’« historiale » et

anecdotique (Lestringant 1993a : 262). Se limitant à la perspective et à la praxis de ceux qui se

déplacent autour du monde, ces lectures philosophiques de la géographie ne s’inscrivent pas a

priori dans un système unificateur plus large. Et c’est bien le cas d’un penseur comme Montaigne.

Chez lui, la diversité géographique est précisément ce qui conduit à l’observation de la différence

et à l’avancement du relativisme culturel. Comme il le fait voir dans sa version du déterminisme

environnemental :

[…] ainsi que les fruicts naissent divers et les animaux, les hommes naissent aussi plus et

moins belliqueux, justes, temperans et dociles ; ici [sic] subjects au vin, ailleurs au larecin

ou à la paillardise : icy enclins à la superstition, ailleurs à la mescreance ; icy à la liberté,

icy à la servitude ; capables d’une science ou d’un art, grossiers ou ingenieux, obeïssans ou

rebelles, bons ou mauvais, selon que porte l’inclination du lieu où ils sont assis, et prennent

nouvelles complexions si on les change de place, comme les arbres (Je souligne,

Montaigne, Essais II, 12, p. 575).

Montaigne voit le monde comme un lieu de dissemblance et de diversité. La flore et la faune aussi

bien que le caractère de l’homme peuvent varier d’un extrême à l’autre relativement à leur situation

R. Spavin 97

géographique. Ces extrêmes ou antithèses, ainsi accumulés, ont pour fonction d’interdire toute

ressemblance globale, tout a priori qui précèderait une lecture du réel. Les régions sont pensées

dans leur nature oppositionnelle — où les « ici » et « ailleurs » peuvent être n’importe où du moins

qu’ils s’y opposent — comme pour souligner leur spécificité propre et ce, sans s’inscrire dans une

vision qui subsumerait le tout, de l’homme jusqu’aux planètes.

Le versant cosmologique de la géographie humaniste peut en effet paraître artificiel face à

la nouvelle vague chorographique, plus à l’écoute de l’expérience du réel que de la métaphysique.

C’est encore Montaigne qui préconise ce prétendu réalisme géographique et culturel à l’encontre

d’une idéalité jugée « impure », moralement dangereuse. Dans son fameux essai « Des

Cannibales », le philosophe voit un gauchissement de la matière géographique de la part des

savants cosmographes qui « altèrent un peu l’Histoire [qui] ne vous represente jamais les choses

pures […] » (Montaigne 211). La cosmographie des doctes, ou des « Dogmatiques » (La Mothe

Le Vayer 734), sera critiquée pour avoir versé dans une sorte de version romanesque de la

géographie, plus rhétorique que réaliste, plus vraisemblable que vraie. Montaigne se moque de la

cosmographie qui « [veut] jouir du privilege de nous conter nouvelles de tout le demeurant du

monde » (Montaigne 211) tout en chantant les éloges d’un homme simple et grossier, dont la

condition est plus apte à « rendre veritable tesmoignage » (ibid.).

Durant le déclin de la cosmographie, la géographie que privilégient désormais les

philosophes vise l’autopsie, l’expérience oculaire et subjective qui ne peut prétendre à

l’universalisme. Qu’on songe aux Observations de plusieurs singularités (1553) de Pierre Belon

du Man qui assume un lien direct entre sa propre observation et sa transcription, n’ayant besoin

d’autres auteurs que pour « exprimer les noms des animaux et des plantes et autres semblables

choses appelées par noms propres, mises en notre vulgaire français » (Belon 59). En effet, les

R. Spavin 98

auteurs-voyageurs tels que Belon revendiquent une appartenance, ce « mien œuvre » (ibid.) dit-il,

comme pour lier sa subjectivité à un critère de crédibilité. Chez lui et bien d’autres, l’importance

de l’autopsie réside dans l’autorité qu’elle accorde à l’observateur, à l’objectivité dont il peut se

réclamer dans son récit. La situation est quelque peu paradoxale : plus on se rapporte à son

expérience propre, à son subjectivisme, plus on se rapproche de l’objectivité. Il semblerait qu’on

soit bien loin du système citationnel de Bodin qui bâtit sa connaissance sur les « opinions » des

autres.

Qui plus est, la citation en exergue du premier livre des Observations de plusieurs

singularités peut encore apporter des éclaircissements sur l’importance du point de vue et ce qu’il

perçoit. Belon conçoit la nature comme un réseau de diversité : « Que nature conduit un chacun

en ce monde par diverses voies, & fait que le but de tous tend à diverses fins ». La citation érige

la diversité en une règle générale qui serait décrétée par la « nature », où l’expérience de l’un ne

peut éclairer celle de l’autre, toutes deux étant par essence diverses et discontinues. Ainsi,

l’objectivité qui valide le subjectivisme ne peut marcher qu’avec la « singularité ». On pourrait

appeler, à la suite de Bronislaw Malinowski, « hérodotage » cet « exotisme facile » dont se moque

Lévi-Strauss au début de ses Tristes Tropiques : l’ethnologue devrait s’intéresser à la diversité,

mais il devrait aussi se garder de ne chercher que les « excentricités primitives de l’homme » que

son seul point de vue suffit à objectiver (Lévi-Strauss 1987 : 94).

Sur ce point, on peut se référer à l’article d’Isabelle Moreau « Lectures libertines de la

matière viatique » qui examine précisément les critères de crédibilité des récits de voyage au XVIIe

siècle, c’est-à-dire jusqu’où ce « véritable témoignage » peut aller pour les philosophes sceptiques

et libertins de l’époque. En comparant les deux lectures de la géographie, cosmologique et

chorographique, c’est-à-dire l’approche probabiliste des phénomènes dans l’ordre de la nature

R. Spavin 99

attestée par la foi et l’approche expérimentale qui se base sur le témoignage viatique, Moreau

montre que la crédibilité dépend d’une interaction entre les deux modes de pensée (Moreau 2006 :

12). La Mothe Le Vayer et Peiresc sont, par exemple, prêts à croire aux « singularités » tant que

l’expérience oculaire dépend d’une interaction entre les deux approches. L’acte d’adhésion

consiste à prêter foi à un témoignage dont l’érudition et la probité sont irréprochables (ibid. : 13).

D’autres philosophes libertins, comme Naudé ou Gassendi, portent un regard critique sur la facilité

avec laquelle certains acceptent de croire aux différentes singularités qu’ils peuvent trouver dans

les récits de voyage. Selon Gassendi, Peiresc fait preuve « d’un jugement mûr, solide », mais « son

appétit de connaître, matérialisé dans l’espace privilégié du cabinet de curiosité » fait de lui un

lecteur « crédule » surtout quand il s’agit d’« évaluer la vraisemblance de témoignages qui sortent

de l’ordinaire » (ibid. : 10).

Au terme de « crédulité », on peut ajouter l’idée de distorsion et de lecture créative, car si

les récits eux-mêmes continuent de participer à la vision plutôt ethnocentrique de la géographie

— à savoir les voyages missionnaires des Jésuites — la lecture philosophique devient de plus en

plus sélective (Holtz 2006 : 31). La Mothe Le Vayer témoigne bien de ce genre de lecture lorsqu’il

commente un récit de voyage d’un Jésuite qui avait visité le Canada. Dans ce qu’il choisit de relater

de sa lecture, il ne choisit que le chapitre qui conforte son goût pour le doute :

Le premier des deux est la Rélation d’un Père Jesuite de ce qui s’est passé en Canade aux

années dernieres 1657 & 1658. Son chapitre septiéme est de la diversité des actions, des

sentiments, & des jugements, qui se trouve entre les peuples de la nouvelle France

Americaine, & ceux de la nôtre Européenne. Il remarque donc, comme les premiers ont

presque tous leurs sens différents de nôtres. Leurs yeux jugent de la beauté tout autrement

que nous ne faisons, soit pour la couleur, se barbouïllant le visage pour le rendre plus

agréable ; soit pour la polissure, se le cicatriçant à même dessein en diverses façons. Ils

aiment les cheveux noirs, roides, & luisans de graisse ; se moquent des têtes frisées, & au

lieu de poudre de Chipre, couvrent les leurs de duvet ou de petite plume d’oiseaux. Ils ne

peuvent souffrir qu’on porte barbe, & c’est là injurier un homme que de le nommer barbu

(La Mothe Le Vayer 735)

R. Spavin 100

Dans le résumé que fait La Mothe Le Vayer, il convient d’insister sur sa méthode de lecture qui

repose sur une philosophie du décentrement et sur une pratique du comparatisme. Or les termes de

la comparaison ne se rapportent pas ici aux différentes sources qui traiteraient des mêmes

singularités, lesquelles seraient « comparables », mais s’appliquent aux singularités entre elles qui

ne le sont pas ; les « singularités » étant par définition « incomparables ». Le décentrement des

valeurs — ce qui empêche de « déterminer qui est la mieux fondée en ses coûtumes & façons de

vivre » parmi « toutes les Nations du Monde » (ibid.) — résultera entre autres de cette comparaison

de phénomènes incommensurables chez différentes cultures, c’est-à-dire « entre les peuples de la

nouvelle France Americaine, & ceux de la nôtre Européenne ». Chez lui, la lecture philosophique

part d’une curieuse éthique de comparaison en ce qu’elle choisit des termes sur une base de

différence, sans chercher une structure commune qui sanctionnerait la mise en rapport des termes.

Qu’on se rappelle le cas de Montaigne où les « ici » et les « ailleurs » ne sont pas rapprochés autour

d’un commun accord, mais juxtaposés de par leur seule oppositionnalité. La seule conclusion à

laquelle ce genre de comparaison peut aboutir est une règle de la différence. Cela crée de la

difficulté pour deux raisons. D’une part, la lecture est enfermée en une sorte de pétition de principe

qui veut prouver l’incommensurabilité des cultures en procédant à une mise en rapport des cultures

qui sont déjà en elles-mêmes incommensurables. De l’autre, la culture des mirabilia et de la

varietas réduit la matière géographique en une analogie, projetant le modèle de la différence au

reste du monde. Elle est aussi illusoire que la cosmologie.

D’un point de vue argumentatif, le sceptique utilise des exempla de singularité pour aller

vers le général, extrapolant par induction une règle de la dissemblance et de la discontinuité. Cela

se montre l’inverse de la cosmologie qui, elle, part des vérités générales de l’homme (européen)

pour les projeter à la diversité du monde. Dès lors, il s’agit dans les deux approches d’adapter

R. Spavin 101

l’hétérogène vers des modèles rhétoriques qui sont soit identificatoires (le reste du monde serait à

l’image de la situation européenne), soit défamiliarisants (le reste du monde serait

irrémédiablement différent), stratégies qui subordonnent la géographie à une certaine fonction

morale et politique. Si la cosmologie participe d’une moralité à la fois théologique et téléologique,

le relativisme sceptique attaque toute prétention à l’universalité par le biais de l’argument ad

hominem, où chaque énonciateur est réduit à sa seule position subjective, infiniment variable. Or

sa règle de la dissemblance et de la discontinuité, extrapolée à partir des exemples incomparables,

ne tient pas en elle-même. C’est un « général » rhétorique et non philosophique qui a pour fonction

de remettre en question et non de prétendre à un savoir positif. Ses apports sont des outils de

contestation. Enfin, si les deux lectures philosophiques de l’espace arrivent à des conclusions

plutôt abusives et aventureuses sur la réalité géographique, il convient de se demander en quoi la

modélisation cosmologique serait-elle aussi non seulement une rhétorique mais un discours

contestataire, une remise en question d’une certaine position adverse. Au lieu de penser ces modes

de pensée comme étant contradictoires ou opposés — l’un tourné vers la nouvelle science et l’autre

vers l’antiquité — il me semble judicieux d’envisager le potentiel critique de chacun. Dans le cas

de Bodin qui, on le verra, est à la fois universaliste et relativiste, il n’est pas impossible de

considérer leur complémentarité et leur interdépendance. L’un tournant vers le cosmos, l’autre

vers le relativisme, ils créent une sorte de Janus Bifrons, une œuvre divisée, tournée vers deux sens

opposés mais partageant un même socle créatif.

Le rôle de la géographie dans la nature

Dans la pensée humaniste, il faut conclure que la « géographie » ne se limite pas à l’espace.

Elle s’acquitte d’un rôle plus large à travers les discours qu’elle semble traverser de façon

autoritaire, comme si l’argument géographique était invoqué afin de trancher. Mais à quelle fin ?

R. Spavin 102

Pour Montaigne, la diversité géographique constitue un argument contre l’autorité factice que

s’arrogent non seulement les missionnaires et les colonisateurs, mais tout homme qui justifie sa

démarche par une philosophie centriste ou hiérarchique. La fonction de l’argument géographique

est de s’opposer ainsi à la position dogmatique, qu’il juge contre-nature, artificielle, soit de l’ordre

de la convention et de l’erreur. Et ce, même si la représentation d’une telle géographie est elle-

même « romanesque » et illusoire.

En effet, on doit se demander quel est le statut du signe géographique. Car il est clair que

l’argument se réclame, malgré son artifice, d’une certaine stabilité ou matérialisme, ce qui sert

justement, lorsqu’il est invoqué, à créer un repère, un point fixe qui insiste sur la variabilité d’une

position adverse. Dans le discours cosmologique, cependant, l’objet ou la cible de l’opposition,

son tranchant critique, est moins distinct ; il semblerait que le cosmographe ne s’oppose en rien,

mais cherche partout à s’aligner. Rappelons-nous que le discours établit en principe un système de

rapports qui relie l’ici-bas à l’ordre divin. Son argumentation est d’emblée plus positive. En créant

un système rigoureusement développé, où la similitude engendre de la similitude, la cosmologie

donne l’impression de créer un savoir, une géographie totalitaire, bien que seulement en mots, soit

une « nature écrite » (Foucault 1966 : 55).

On le sait, dans le cas de Bodin, le climat explique la diversité humaine selon trois

modalités : le septentrional, le mitoyen et le méridional. Les particularités s’organisent en une

« trilogie » à l’encontre des innombrables singularités qui attirent les penseurs relativistes. Chez

Bodin, il existe un équilibre harmonieux, réglé par « la providence divine » et la « nature

maternelle », qui programme, réciproquement, la diversité géographique et humaine. La

géographie bodinienne s’aligne dès lors sur le concept de « Nature » en ce qu’elle se présente

comme le représentant terrestre de la volonté divine. Sa structure, subordonnée à la ressemblance,

R. Spavin 103

promeut une idéologie de la relationnalité, principe stoïcien où « tout est dans tout » (Goyard-

Fabre 1989 : 189), générateur d’un certain « équilibre ». En ce qui concerne les différences du

comportement sexuel :

La providence divine a ainsi voulu que ceux qui ont plus de facilité à engendrer aient moins

besoin de volupté pour le faire, tandis qu’à ceux qui sont moins riches en humeurs et en

chaleur cette nature maternelle a voulu dans sa bonté donner abondamment le stimulant de

la volupté ; faute de quoi ils n’auraient pu ni propager leur race ni même entretenir la vie

civile » (Bodin 1566 : 88 ; je souligne).

D’une part, le système d’équilibre qui sous-tend les climats découle de la « providence divine » et

traverse la diversité terrestre jusqu’au système de manques et d’abondances des peuples habitant

les extrémités. Dieu passe par différents niveaux pour influencer les infimes particularités de l’être.

D’autre part, grâce à cet équilibre macrocosmique, les différences qui peuvent exister entre les

êtres humains ne sont pas de vraies différences, mais plutôt des réactions à l’environnement, dont

les écarts reproduisent un même rythme procréatif. La raison d’être de ces différences est de

renforcer l’équilibre, inscrit « physiquement » dans la « Nature ».

Or, qu’il soit bien clair, il existe pour nous une distinction importante entre la géographie

et la nature qui se trouve ici dissimulée, glissement qu’on peut étudier de façon non seulement

épistémologique (Foucault), mais rhétorique et argumentative. Les phénomènes terrestres qu’on

peut nommer climatiquement et cartographiquement n’ont pas en soi le même statut que ce qu’on

entend par « nature ». Celle-ci se situe dans toutes ses occurrences au-dessus du fait géographique,

car la notion renvoie à une hiérarchie, où elle est toujours suprême, antérieure. La nature est ce qui

devrait être, indépendamment de nous et de nos actions, à l’instar d’un « droit » politique et moral.

Vers une approximation rhétorique du droit naturel

Afin de commencer à comprendre le rôle de la « nature » dans la théorie des climats, il faut

faire appel à la notion de « droit naturel » qui est au fond de la conception bodinienne de la

R. Spavin 104

cosmologie. Dès leur apparition dans la Méthode, les climats se présentent sous forme de « lois

naturelles », comme le suppôt d’une vision théologique et métaphysique de la nature. Entre la

géographie et l’ordre naturel, il existe en effet une tentative de rapprochement qu’on n’a pas encore

compris à sa juste valeur. S’il est vrai que la discussion que Bodin consacre au droit naturel est

subtile et ambiguë (Goyard-Fabre 2002 : 61 ; Ingber 1985 : 281), les climats semblent par contraste

schématiques et exotériques, ayant tendance à dominer la discussion politique, comme s’ils lui

prenaient la place, ouverts non seulement à la singularité du « droit » mais à la pluralité

des « lois »74. Encore que Bodin accorde au droit naturel une autorité irréfragable sur laquelle il

s’aligne systématiquement, sa pensée politique ne s’engage pas dans un développement de son

contenu, en soi déjà difficile à cerner.

Dans l’exégèse de la théorie des climats, le discours n’a pas été, jusqu’ici, envisagé du

point de vue de la « philosophie », c’est-à-dire de la philosophie « classique »75, dans le sens

anhistorique et universaliste qui est à l’origine de la notion de droit naturel. Les climats se

retrouvent en effet dans la pensée d’Aristote et de Platon, mais ils seraient décidément moins

philosophiques que politiques, car reposant en principe sur des observations prétendument

inductives voire ethnologiques, dont les généralisations proviennent d’un présupposé relativiste et

d’une intention pragmatique, non pas abstraite ou métaphysique. On comprend mal ce que le

déterminisme climatique pourrait exprimer de « philosophiquement valable », c’est-à-dire

d’universellement légitime pour l’organisation politique des hommes. Leur fonction sert avant tout

74 Pour Bodin, il existe une différence entre les deux : « (…) mais il y a bien difference entre le droit et la loy : l’un

n’emporte rien que l’équité, la loy emporte commandement : car la loy n’est autre chose que le commandement du

souverain, usant de sa puissance » (Bodin, République, p. 155, cité par Ingber 297). Sur la différence entre « loi » et

« droit » voir l’article de Perelman (1982). 75 On admet en général une distinction centrale entre le droit naturel classique (Platon, Aristote) et le droit naturel

moderne (Hobbes, Rousseau) qui oppose deux manières de penser la sociabilité de l’homme. Si le droit naturel

classique définit l’homme comme un animal politique, les modernes affirment au contraire que l’homme est, à ses

origines, un individu apolitique qui n’entre dans la communauté politique que par le biais d’un « contrat social » (voir

Strauss 1965). Je parlerai plus loin du droit naturel moderne dans mon étude sur Rousseau.

R. Spavin 105

à limiter l’universalisme, à promouvoir des lois qui doivent « […] accommoder la forme de

Republique à la diversité des hommes » (Bodin 1576 : V, 7) et qui ne peuvent être, en conséquence,

partout identiques. Certes, l’argument pluraliste admet clairement la nécessité de la variété, mais

il n’exclut pas, ni ne contredit, l’existence d’un substrat commun à la diversité, un ordre, voire un

droit naturel, d’où la législation de toute part peut découler. Il n’invalide pas non plus ce qu’on

peut entendre comme la dualité idéologique de Bodin, c’est-à-dire l’universalisme dans son

relativisme, comme c’est le cas dans l’exemplarité humaniste. Mais qu’entendons-nous

exactement par « droit naturel » ?

Selon Simone Goyard-Fabre, le concept de droit naturel n’a rien d’univoque. Il est plutôt

la source d’un grand nombre d’« embarras » (Goyard-Fabre 2002) si bien que son contenu s’avère

quasiment indéfinissable. Déjà, la grande pluralité de sens que les mots « droit » et « nature »

peuvent revêtir seuls, indépendamment l’un de l’autre, ne fait pas de doute. L’association des deux

concepts crée un groupe nominal presque étanche et qui ne fait qu’aggraver la difficulté

sémantique. Toutefois, parmi les innombrables évocations du concept, il est possible, à la suite de

Léon Ingber (1985), de constater des visées, des affirmations récurrentes. J’en fais brièvement le

résumé :

1) L’affirmation du primat de la nature sur la convention. Le fondement du droit naturel se trouve

dans l’ordre de la nature et non dans les diverses conventions qui régulent la vie sociale des

hommes.

2) La primauté de la recherche de la Justice sur le respect de la légalité. C’est dire que le juste

est supérieur au légal et que le droit précède la loi qui en découle sous différentes formes,

lesquelles sont liées aux habitudes, aux coutumes et aux conventions des sociétés. On a donc

affaire à la question de la prééminence des valeurs, comme le respect de la vie et la

conservation de soi.

3) L’existence de principes non écrits qui dominent et contrôlent le droit écrit. Dans ce sens, on

admet la possibilité qu’un droit écrit, positif, soit injuste, mauvais, et que c’est le droit naturel

qui permet de le juger ainsi.

4) La permanence de certaines valeurs qui doivent prévaloir sur d’autres valeurs dérivant

principalement de l’État et qui se présentent avec un caractère transitoire. Enfin : le droit

R. Spavin 106

naturel transcende les différences historiques, ainsi que les différences entre états. C’est un

droit suprême, imperméable à l’évolution sociohistorique.

Ces points ne résument pas la totale complexité du droit naturel qui peut être traité de manière plus

précise, plus paradigmatique. Les caractéristiques qui sont ici notées soulignent avant tout la nature

arbitrale du droit naturel, son ethos, et non ses acceptions plus prescriptives. La nature renvoie à

la « primauté » sur la convention et la légalité, à une « domination » du non-dit sur les lois positives,

à une « permanence » et à une « stabilité » face aux changements institutionnels. Bref, il semble y

avoir un consensus sur l’autorité que représente le droit naturel par rapports aux conventions, sa

force d’infirmer le statut quo. Mais il est difficile de fixer le droit naturel en lui-même, c’est-à-dire

de connaître la véritable « nature de la nature ». D’où la confusion quant au véritable « contenu »

de la notion dans l’histoire du discours, qui varie grandement selon le philosophe qui y fait recours.

Pourtant, selon Thomas d’Aquin, souvent considéré comme la figure centrale du concept

(Finnis 1998 ; Murphy 2011; Villey 1968), le droit naturel et le droit positif (qui est du seul ressort

des hommes) forment une correspondance plus ou moins directe. Chez le théologien, une

hiérarchie fondée sur la prééminence du haut sur le bas place en tête la loi éternelle, ou lex aeterna,

qui appartient à Dieu seul, concept que saint Thomas emprunte à saint Augustin (Villey 1968 :

124). Ensuite, Dieu révèle la loi divine, ou lex divina, dans les Écritures, lesquelles fondent les

préceptes de l’Église. La loi de nature, ou lex naturalis (parfois appelée ius naturale76) se trouve

dans la conscience humaine afin qu’elle puisse appréhender la volonté divine relativement à la vie

terrestre. En dernier lieu, le droit positif, qualifié selon les moments de lex humana, lex civilis ou

ius positivum, relève de la juridiction des hommes qui doivent s’organiser eux-mêmes et gouverner

leurs propres communautés. Selon les Thomistes, les hommes ont l’intuition des préceptes

76 Pour le débat qui porte sur la relation entre la « loi » naturelle et les « droits » naturels, au paradoxe de l’œuf et de

la poule qui semble la caractériser, voir Tierney 2002.

R. Spavin 107

distincts qui doivent être reflétées par les lois positives, comme l’indissolubilité du mariage,

l’interdiction du contrôle des naissances ou la sodomie, etc. (Murphy 2011 ; Strauss 1953 : 164 ;

Villey 1968 : 125-126). Ce mode de pensée gagnera la faveur du mouvement orthodoxe de la

Contre-Réforme qui s’oppose aux thèses de Luther et de Machiavel, fondateurs de l’État « impie »

(Skinner 1978 : 555), de façon à réinvestir les lois positives d’une expression plus catholique.

Même si la cosmologie bodinienne ne fait pas directement référence aux Écritures, les

correspondances de la pensée thomiste peuvent nous aider à comprendre la théorie des climats, y

compris le système de rapports dans lequel elle s’inscrit, comme une tentative de se rapprocher du

droit naturel. La théorie des climats cherche en principe à effectuer une lecture naturaliste de la

diversité humaine, informant à titre de guide la fonction pratique des lois positives. Qu’on se

rappelle la chaîne trilogique qui relie les planètes, les climats et les caractères. La nature

correspond à une cohérence qui se retrouve jusque dans les conventions morales des hommes,

comme par exemple le rapport entre l’aspect des yeux et la civilité, déterminés par le climat et la

température du sang :

Les Allemands et les Anglais n’ont pas les yeux aussi glauques et blanchâtres [que les

Scythes et les Cimbes], mais d’une couleur plus sombre que l’on appelle bleu marine, du

nom de la mer. La couleur glauque des yeux est le signe d’une grande chaleur, écrit Aristote

dans ses questions naturelles : le noir au contraire, tel que nous le rencontrons chez les

méridionaux décèle un manque de chaleur. Quant aux habitants des régions tempérées, ils

ont des yeux gris jaune comme les chèvres et ce sont eux qui voient le mieux (Pline ajoute

à ce sujet que les chèvres n’ont jamais les yeux chassieux). Les yeux de cette couleur sont

l’indice des meilleures mœurs si l’on en croit Aristote, tandis que les yeux glauques

expriment la cruauté […] (Bodin 1566 : 74).

Ce qu’il faut constater ici est la correspondance première entre l’environnement et l’apparence

physique et une deuxième correspondance, plus intéressante, entre l’environnement et les

« mœurs », comme si celles-ci étaient le résultat direct des fonctionnements physiologiques. C’est

cette correspondance entre les zones climatiques et les mœurs qui est perçue comme « naturelle »,

puisqu’elle est comparable au souci thomiste de dégager des rapports entre différentes strates du

R. Spavin 108

cosmos, bien qu’en termes nettement plus scientifiques que théologiques. Or le « réveil du

thomisme » que connaît l’époque peut cependant éclairer l’importance de repenser la relation entre

le droit naturel et le droit positif comme un équilibre moins déterminé par des préceptes définis,

thématiquement associés à la Contre-Réforme. Un nouveau rapport, plus ouvert et flexible que le

thomisme, est nécessaire pour penser la véritable complexité entre la théorie et la pratique, voire

le glissement qui s’opère entre la « nature » et une lecture « géographique », voire « nationaliste »

des lois.

En effet, la recherche de la flexibilité législative par rapport à une légalité substantive,

chargée de devoirs précis, caractérise la situation des juristes français du XVIe siècle en butte à une

nouvelle conscience philologique. À la suite du jurisconsulte Jacques Cujas, l’idée d’une

« histoire » romaine qui ne s’applique plus au contexte français serait un des apports les plus

importants du mos gallicum, notamment ses apports philologiques (voir Pocock 1957). Ainsi la

critique a-t-elle souvent recours à l’éducation juridique de Bodin pour distinguer son approche de

celle de Cujas. Bodin est plus « métanormatif » que philologique, s’inspirant davantage du droit

romain et du juriste Bartole qui vise à « traduire » ou modifier les détails particuliers du Code

justinien au profit de la situation française. Selon Pocock, une des figures les plus importantes de

cette nouvelle approche est François Hotman, dont l’Antitribonian (1567) fait preuve d’une

véritable conscience de l’historicité des lois romaines, lesquelles ont été décrétées pendant une

période spécifique et pour des raisons particulières (Pocock 1957 : 27). En revanche, une objection

aux analyses de Pocock, souvent réitéré par Schiffman, est que la généalogie historiciste qu’il

développe escamote l’importance pratique de la « méta-normativité » de ces traductions culturelles

qui restent pourtant fidèles au droit romain par une méthodologie dite « aristotélicienne ». Et ce

serait cette même méthodologie qui permet à saint Thomas d’Aquin de produire une véritable

R. Spavin 109

« chaîne » de lois qui va de la divinité à la réalité quotidienne (Villey 1968 : 123). Ici le problème

n’est plus seulement historique, car les particularités du contexte s’avèrent en définitive redevable

à une autorité métaphysique, dont l’expression dépend de la voix du philosophe qui se réclame

d’une antériorité supra-conventionnelle. Il s’agit de penser les deux termes de la relation ensemble,

et la nature (autorité métaphysique) et la convention (la contingence contextuelle), pour savoir

comment un philosophe exprime la sagesse dans une « loi ». Voici la problématique qui réside

dans l’ambiguïté « naturelle » de la géographie des climats.

Sur ce point, la pensée de Leo Strauss et du néo-jusnaturalisme du XXe siècle proposera

une redécouverte d’Aristote qui peut nous être opératoire en réfléchissant sur Bodin et son

déterminisme climatique. La pensée aristotélicienne s’impose en matière de droit naturel car le

Stagirite pense l’homme comme un animal politique, mais ancré dans une situation historique

spécifique, qui est partout différente et partout inégale. À l’encontre des sophistes qui opposent la

nature et la loi, la physis et le nomos, concevant la jurisprudence selon la pure convention, Aristote

reconnaît la différence entre la physis et le nomos, mais dénie leur opposition fondamentale. En

fait, leur nécessaire relation implique un continuel changement du droit naturel, qui n’est pas un

contenu de préceptes monolithiques invariables, mais une « métaphysique pratique » (Goyard-

Fabre 2002 : 356) ou une instance philosophique, en soi « invisible » (ibid. : 9). Il renvoie à une

réflexion qui se renouvelle à l’infini. Selon Aristote, il n’y a pas de principes généraux du juste,

seule une « hiérarchie de fins » qui sont partout différentes (Strass 1953 : 163), réparties

inégalement dans l’ordre naturel des choses. L’idée de finalité place le droit naturel au-dessus des

hommes et leur donne une aspiration de la perfectibilité, ce que les lois, à l’aide d’une sagesse

toute particulière, adaptent vers la spécificité des communautés. Cela implique que les lois des

hommes ont besoin « d’esprit », ainsi que Montesquieu l’aura bien compris (ibid. : 357), si bien

R. Spavin 110

que le législateur possède une certaine liberté en ce qui concerne la spécificité des lois. La nature

indique à travers le droit naturel « l’ordre de perfection » (Goyard-Fabre 2002 : 39) qui « invite

les hommes à se hausser au-dessus d’eux-mêmes afin d’assumer cette dignitas hominis en quoi

réside leur honneur » (ibid. : 356). Une telle position permet d’accréditer une formulation

« fonctionnaliste » du droit naturel qui ne vise pas à en capter l’essence, mais à « tenter de montrer

que la normativité rationnelle du droit ne peut ni sortir empiriquement des faits ni procéder d’un

absolu métaphysique » ; il est toujours à « remodeler » (ibid.) à différents moments.

Après une vingtaine de siècles où le droit naturel ne cesse d’être débattu, rallié aux

mouvements philosophiques et juridiques les plus divers, comment se situer ? À la suite de Strauss,

il convient de comprendre le « droit naturel » autrement. Non pas comme un ensemble d’idées que

l’on peut résumer historiquement, mais de façon plus « méta-discursive » ou « méta-juridique »77.

Dans ce sens, le discours est moins une énonciation précise ou claire qu’un acte autoréflexif et

prudemment ésotérique, puisque la réflexion cherche systématiquement à s’élever au-dessus de la

situation politique, de manière autoritaire, pour la juger. Ainsi, le droit naturel est intimement lié

à un discours de contestation et de remise en question de l’autorité politique (Strauss 1953 : 86).

Et ce, même si cela n’entraine pas un appel à la « désobéissance civile » (Goyard-Fabre 2002 :

43), car sa critique se tient à un niveau « méta », c’est-à-dire au-dessus, mais en fonction de l’ordre

politique qui, toujours changeant, lui donne son « contenu ». La « nature » est moins une idée, un

contenu de concepts positifs, qu’un terme de distinction, invisible en lui-même, qui ne sert qu’à

77 « Nombreux sont les auteurs qui, à partir de là (de la plurivalence des termes droit et nature, ainsi que de leur

association), ont prétendu que le vocable « droit naturel » se dresse, par sa teneur fluente, comme un obstacle

épistémologique : le philosophe ne trouve pas en lui la netteté et la rigueur conceptuelles dont il est soucieux pour

élaborer une théorie du droit ; et le juriste, qui applique des grilles catégoriales à l’expérience qu’il juridicise, considère

le droit naturel comme un méta-droit qui n’a pas de vocation juridique. » (Goyard-Fabre 1989: 10).

R. Spavin 111

introduire une vision d’opposition au sein d’un ordre politique, soit un terme qui permet de sentir

la nature conventionnelle et construite, c’est-à-dire modifiable, de tout système politique.

Le concept de droit naturel s’oppose au « visible » et au « dicible » pour ne rester que dans

l’esprit des plus sages, tel un « droit désarmé » (Bobbio 1959 : 176), qui est pour ainsi dire

« intransmissible ». Mais est-ce une position tenable ? En plus de poser un problème au niveau de

l’analyse de discours — qui ne peut travailler que sur le dicible — elle pose un autre problème

relativement à notre déontologie moderne qui rechigne à des postures qui s’appuient sur l’inégalité

des hommes. En effet, la nature à la fois ésotérique et moralisatrice du droit naturel « classique »

conduit souvent à placer le philosophe au-dessus de la société, comme s’il était socialement

« supérieur ». Sa position arbitrale demanderait par là une certaine distance entre lui et la

convention pour qu’il soit à l’abri de l’opinion, du nomos, pour atteindre le vrai. D’où les

controverses qu’on associe à Strauss dont « l’anthropologie philosophique » (Cavaillé 2005 : 43)

consiste systématiquement à diviser la société entre les philosophes et les non-philosophes. En

suivant trop littéralement cette dichotomie, on sombre facilement dans un élitisme idéologique où

la supériorité intellectuelle règne unilatéralement sur l’ignorance, sans prendre en compte la

nécessaire relation dont dépend sa fonctionnalité. En outre, l’aliénation du philosophe peut

comporter un risque encore plus grave ; en insistant sur sa séparation par rapport au social, elle

peut amoindrir sa « transgressivité » et miner son influence. C’est pourquoi il faut comprendre le

dualisme de l’anthropologie straussienne, dérivée elle-même d’une métaphore, de manière plus

cohésive et figurée. Selon lui, la démarche du philosophe signifie, à son origine, une ascension de

l’obscurité de la caverne vers la lumière de la vérité78. Mais cette ascension ne signifie nullement

78 Dans les mots de Strauss : “Philosophizing means to ascend from the cave to the light of the sun, that is, to the truth.

The cave is the world of opinion as opposed to knowledge. Opinion is essentially variable. Men cannot live, that is,

they cannot live together, if opinions are not stabilized by social fiat. Opinion thus becomes authoritative opinion or

public dogma or Weltanschauung. Philosophizing means, then, to ascend from public dogma to essentially private

R. Spavin 112

abandon ou condamnation de la caverne. La caverne est l’abri des hommes, là où ils se protègent

des intempéries, leur premier domicile : tout humain, même philosophe, en a besoin. Le dogme

public est à la société ce que la caverne est pour l’homme : ce sont bien les conventions et non la

vérité qui scellent la cohésion sociale, les liens nécessaires pour assurer la « protection » des

citoyens. Et, pour continuer la métaphore crûment, la philosophie, elle, est loin d’être une briseuse

de ménage.

La fonctionnalité de la philosophie politique réside plutôt dans sa contradiction, dans son

nécessaire agissement sur les conventions humaines. La définition du « meilleur régime » ne peut

faire l’économie ni de la théorie (la philosophie) ni de la pratique (les sciences humaines). Il

s’ensuit que les philosophes du fait politique ont souvent besoin d’un « art d’écrire » (Strauss), à

savoir un discours qui « s’arme » en se donnant la force de l’opinion. Conscient de sa fonction

contestataire, le philosophe ne cherche pas à détruire mais à édifier et à améliorer les conventions

sociales. Pour ce faire, sa philosophie doit se pervertir en quelque sorte afin d’éviter la

« persécution » ou mieux le dialogue de sourds qui existe entre vérité et force, c’est-à-dire les

décrets sociaux qui se font exécuter parfois avec « violence ». Une brillante synthèse de cette

situation se retrouve à la fin de la XIIe Lettre Provinciale de Pascal :

C’est une étrange et longue guerre, que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité.

Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever

davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent arrêter la violence, et ne font que

l’irriter encore plus. Quand la force combat la force, la plus puissante détruit la moindre :

quand l’on oppose le discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants

confondent et dissipent ceux qui n’ont que la vanité et le mensonge : mais la violence et la

vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre (Pascal, XIIe Lettre Provinciale, cité par Cavaillé

2005 : 52).

Au lieu de penser en termes de « persécution », comme le fait Strauss, il vaut mieux considérer la

tension qui existe entre la vérité et l’opinion comme un obstacle plus général, une barrière qui

knowledge.” (Strauss 1953 : 12)

R. Spavin 113

sépare mais qui permet aux deux opposants de se voir, mais sans s’entendre, ce qui risque

d’exacerber encore plus leur incompatibilité. En cela, si les deux termes s’opposent, il ne s’agit

pas nécessairement d’une opposition entre persécuté et persécuteur ; les deux, en leurs formes

mêmes, pouvant comporter un certain danger vis-à-vis de l’autre, car la vérité et la force se

confrontent mais n’entrent en aucun accord commun. Voici la problématique au centre de la

fonctionnalité du droit naturel par rapport à la société. Il faut un certain degré de « prudence » afin

de trouver le commun accord entre la vérité et l’opinion. C’est ce processus qui est, rhétoriquement

parlant, analysable.

Autrement dit, lorsque l’indicible se fait dicible, la vérité se met au même diapason que les

opinions et rend, par là, sa contestation fonctionnelle ou, dans le vocabulaire de Judith Butler, lui

donne une « agentivité critique ». La vérité doit pour ainsi dire « performer » un rôle dans la mesure

où sa performance est un acte rhétorique, un ensemble de procédés mimétiques qui programment

une certaine expérience esthétique, c’est-à-dire dans les émotions d’un lecteur ou législateur qui

vit dans le réel, immergé dans les conventions sociales d’un contexte déterminé. Selon Butler, la

performativité est une démarche essentielle. Elle est le site principal de la transgression politique

et idéologique, mais elle doit fonctionner de manière « osmotique », à l’aide des procédés

discursifs qui passent inaperçus, telle une vérité qui se conforme aux enthymèmes de la doxa, aux

opinions acceptées par le dogme public.

Le droit naturel ne peut, en définitive, se contenter de son invisibilité ou de son indicibilité ;

comme tout discours fonctionnaliste, il doit nécessairement composer avec le nomos, ses

conditions d’expressivité. On arrive à ressentir la fugitivité du concept par une représentation

ésotérique et méta-discursive des conventions, démarche rhétorique que je cherche à faire ressortir

de la théorie des climats de Bodin. Ici, la géographie se montre en correspondance non seulement

R. Spavin 114

avec la nature, mais avec l’univers des conventions. C’est de ce double rapport que la théorie des

climats semble bien porter trace, car elle révèle à la fois une sensibilité au contexte et une

connaissance du « naturel » des peuples, savoir que Bodin juge nécessaire dans sa théorie politique

ainsi que dans sa conception d’« histoire ».

Pour récapituler, la Méthode participe d’une nouvelle forme d’historiographie qui serait

spécifique à la France de la deuxième moitié du XVIe siècle, moins « historiciste » que

philosophique, dont les procédés rhétoriques comportent un tranchant critique. Selon George

Huppert, entre 1560 et 1600, apparaît une nouvelle manière de penser l’histoire qui, à partir des

Recherches de la France (1560) d’Étienne Pasquier, devient un savoir totalisant, « accompli » et

« universel », qui s’oppose aux relativismes historiques. Cette « histoire » peut paraître paradoxale

puisqu’elle n’est pas « historiciste » ; elle ne prétend pas expliquer la diversité des hommes selon

la relativité temporelle, mais vise à agir sur elle de façon critique, à la manière d’une « élaboration

empirique » de la philosophie (Couzinet 1996 : 45). Tout comme la philosophie politique, l’histoire

permet de réfléchir sur la finalité morale de la société. Son « utilité incroyable » s’applique à

différents domaines sociaux, exerçant une « action » sur le réel, au niveau des lois, des morales et

de la politique (Couzinet 1996 : 36). Au lieu de ne représenter que la « similitude » et la

« ressemblance », l’histoire naturelle ne se limite pas à une « nature écrite » (Foucault 1966 : 55),

mais porte sur un référent qui se trouve en « jugement ». À l’encontre des écarts « de la passion,

l’humeur ou l’erreur du moment » (Bodin 1566 : 68), l’histoire naturelle affirme une conscience

nationale qui est compensatrice, voire thérapeutique. Chez Bodin, ce « nationalisme » s’exprime

selon le sentiment général d’une appartenance au sol (au territoire, au climat), soit un certain

patriotisme séculier, qui place l’identité en dehors des définitions religieuses aussi bien que du

pouvoir unificateur du monarque. Sous l’enseigne de l’histoire, il en ressort une image éclectique

R. Spavin 115

du passé qui instruit son lecteur à faire une interprétation cohésive et universelle du monde et du

cosmos. On ne saurait réduire l’importance de l’intention pédagogique de Bodin, résolument

humaniste, qui « cosmise » (Dubois 1977 : 100-101) la géographie à partir de l’expérience concrète

de l’homme, de sa situation particulière dans le monde. Pour Huppert, la Méthode de Bodin est

fondatrice pour ce nouveau regard sur le passé français, lequel sera pourtant abandonné par l’âge

classique au profit des approches historiques qui seront plus conformes à la vénération de

l’absolutisme royal, c’est-à-dire moins « libertines », moins coupables de « lèse-majesté »

(Huppert 1970 : 172-173).

Par ailleurs, dans cette conception particulière de la recherche historique, Bodin ouvre une

brèche entre l’histoire naturelle et l’histoire institutionnelle qui rend possible une éventuelle

critique sociale. Il veut en effet écarter l’histoire des institutions, qu’il juge trop changeante, pour

s’intéresser à la nature profonde des peuples qui est, elle, constante : « Cherchons au contraire des

faits régis par la nature et non par les institutions humaines, des faits stables que rien ne puisse

modifier […] » (Bodin 1566 : 68). L’histoire naturelle de Bodin n’est pas reléguée au passé en tant

que tel, mais vise l’état premier de l’homme qui devrait transgresser les différences

temporelles. La véracité de l’histoire se mesurerait dans la correspondance avec cette histoire

naturelle, laquelle est sanctionnée, rendue connaissable par la géographie. Comme François de

Dainville, Claude-Gilbert Dubois et Philippe Desan l’ont mis en évidence, l’histoire naturelle que

plusieurs penseurs visent à établir, penseurs qu’on peut appeler, en utilisant le vocabulaire de La

Popelinière, des « géographistoriens », est définie en fonction du savoir géographique. Pour Bodin,

il peut y avoir des histoires fausses et des histoires véridiques. Être naturel pour lui c’est se

conformer aux lois naturelles qui sont décrétés par le lieu géographique et, bien entendu, par le

climat.

R. Spavin 116

Les identités climatiques de la Méthode : de la diversité à la relationnalité

L’histoire universelle aurait sa source dans la nature, ou la géographie, qui n’est pas un

monde voué à la dissemblance, mais un univers à la fois créatif et édifiant. Les ressemblances qui

structurent la géographie cosmologique, avec tous ses « entrelacements » entre les mots et les

choses, typiques de l’épistémè de la Renaissance, ne sont pas nécessairement dénuées non plus de

différence ou de jugement critique. Au lieu de ne représenter que la « similitude » la

« géographistoire » a partie liée avec un projet philosophique et politique qui vise l’action en

dehors de l’écriture. L’histoire naturelle a d’autre fonction que d’expliquer un monde dont le

« langage se rapporte à du langage » (Foucault 1966 : 53) ; elle a pour intention de « juger »

l’histoire institutionnelle en proie aux vicissitudes du moment. Il faut maintenant entrer en plus de

détails dans le fonctionnement textuel de cette géographie qui est pour Bodin de trois dimensions,

différentes et corrélées.

On le sait, la trilogie climatique correspond chez Bodin à trois catégories principales qu’on

peut maintenant définir avec plus de précision cartographique : le méridional (de l’équateur au

trentième degré), le tempéré (du trente et unième au soixantième degré), le septentrional (au-delà

et jusqu’au pôle) et ce, des deux côtés hémisphériques. À l’intérieur de chaque climat fondamental,

on retrouve encore la tripartition climatique, si bien que les régions plus près de l’équateur sont les

plus méridionales, les régions les plus « septentrionales » près des pôles. Bodin situe « la véritable

région tempérée » au milieu des milieux, soit « entre le quarantième et le cinquantième degré »,

notamment « l’Espagne du Nord, la France, l’Italie, la Haute-Allemagne » (Bodin 1566 : 263).

Ceux qui appartiennent au Septentrion : l’Angleterre, le Danemark, la Scythie et la Tartarie ; le

Midi : l’Espagne méridionale, la Sicile, le Péloponnèse, la Crète, l’Arabie, l’Inde, l’Egypte. Par

cette segmentation de la planète, la matière géographique est non seulement limitée, mais sa

R. Spavin 117

dénomination est considérablement réduite, les nationalités et les cultures étant grandement

simplifiées en des caractères-territoires qui s’opposent et se correspondent en un jeu d’équilibre.

On voit que par la forme mathématique, les faits géographiques subissent une véritable

métamorphose géométrique, où l’espace devient équation (Dubois 1977 : 108), où toutes les

variables sont connues. La totalité de la sphère est prise en compte et chaque région correspond à

un degré latitudinal qui détermine son climat et, partant, le naturel des peuples qui y habitent.

Ce savoir cosmographique hérité de Ptolémée et de la méthode de Ramus a l’avantage de

donner matière à la réflexion interclimatique, ou interculturelle, car il pose une limitation dans la

variabilité géographique. Au lieu d’être pléthores et illimitées, les variables sont ici limitées à trois,

mais aussi rendues commensurables les unes avec les autres. Le « relativisme » qu’on associe

souvent aux théories des climats est sensiblement différent : les régions ne sont plus « relatives à

elles-mêmes » mais relatives à d’autres régions dans la mesure où il peut exister une relation entre

ces trois régions climatiques. En partant de la division entre le nord et le sud, à l’intérieur de

laquelle se trouve une zone tempérée, soit un moyen terme, Bodin fait une opposition de nécessité

où le nord doit correspondre au sud, dans une logique d’équilibre. C’est pourquoi ces

caractérisations se font selon une comparaison entre des termes contraires :

Les Méridionaux, pour ce qui est du physique, sont donc froids, secs, durs, glabres, faibles,

de teint foncé, de petite taille, avec le cheveu crêpu, les yeux noirs, et la voix aiguë. Les

gens du Nord au contraire sont chauds, humides, velus, de couleur pâle, de haute stature,

avec la chair molle, le cheveu flexible, les yeux pers et la voix grave. Ceux qui occupent

une situation médiane ont tous ces caractères moins accusés. (Bodin 1566 : 80)

Chaque aspect physique et caractériel se détermine selon une polarité. Les mêmes traits seront

inversés des deux côtés de la division nord et sud, alors que le tempéré serait un « mélange » des

différences en moins « accusées ». Sur ce point, on peut à nouveau citer les différences oculaires

entre les climats :

R. Spavin 118

Nous dirions donc, en conclusion, après avoir appelé noirs les yeux des Ethiopiens et bleus

ceux des Scythes attribue aux gens des régions intermédiaires des yeux semblables à ceux

des chèvres, c’est-à-dire fauves ou jaunes, rouges si l’on en croit Pline. Mais cette région

moyenne comporte une variété infinie due au mélange de types extrêmes, tandis que les

régions extrêmes n’en contiennent pas trace. (Bodin 1566 : 74)

Le tempéré renvoie à l’hybridité et à la bigarrure, un équilibre naturel qui se manifeste dans les

yeux, la taille et les mœurs. Cet équilibre qui se situe au milieu d’une polarité scalaire nous rappelle

qu’il s’agit d’une théorie probabiliste et non une construction de la logique formelle, où le principe

de non-contradiction, à savoir quelque chose est A ou non-A, valide la pensée analytique. Bodin,

lui, permet une zone tempérée, un tiers « inclus » et non pas « exclus », qui joue un rôle essentiel

dans le système géographistorique. La zone tempérée maintient sa position au centre de l’équilibre

anthropologique et constitue le juste « milieu ». Mais c’est une idéalité qui n’est pas seulement

située dans une région géographique précise, sa logique de contrebalancement tend au fond à une

signification plus cosmologique et ubiquitaire.

En effet, à partir de sa structure tripartite, Bodin transposera le même équilibre à l’intérieur

du corps humain. Pour ce faire, il s’inspire du savoir médical d’Hippocrate qui pose que les

humeurs des peuples du nord sont chaudes (pour s’opposer à la froideur) et les humeurs des peuples

du sud sont froides (pour s’opposer à la chaleur) :

Les Africains au contraire, avec leur corps sec, froid et très robuste, supportent patiemment

le travail et la chaleur ainsi qu’Alexandre d’Aphrodise l’écrit dans ses Questions ; mais ils

ne peuvent pas souffrir le froid parce qu’ils n’ont pas de chaleur interne, tandis qu’au

contraire les Sythes ont beaucoup de peine à endurer la chaleur extérieure, parce qu’ils

brûlent au-dedans. (…) Quant aux habitants de la région médiane ils souffrent aussi bien

du chaud que du froid, parce que le moyen est toujours opposé aux extrêmes, mais ils

supportent également l’un et l’autre (Bodin 1566 : 78-79).

L’équilibre interne des différents peuples crée une harmonie plus large à travers les différents

environnements qu’habite l’homme. La « tempérance » se révèle un rapport, un mode d’existence

universel qui maintient une stabilité entre deux forces opposées. C’est pourquoi les oppositions

R. Spavin 119

qui dérivent d’une telle modalité formulent une sorte de yin et yang anthropologique, voire géo-

symbolique, entre le nord et le sud. Prenons une des polarités les mieux connues :

Les anciens sont presque unanimes à remarquer […] que les hommes du Nord ont le corps

plus robuste et de plus haute taille ; mais si les Méridionaux ont le corps plus faibles, ils

l’emportent par l’esprit : ce point est depuis longtemps connu par expérience, tant il est

facile de s’en apercevoir. (Bodin 1566 : 69)

Entre les deux extrêmes, il faut remarquer la structuration en chiasme qui régule le nord et le sud :

robuste-stupide versus faible-intelligent. L’opposition entre les deux pôles paraît essentielle dès

lors que les points forts et les points faibles de chaque peuple se complètent les uns en face des

autres afin de renforcer un équilibre interclimatique, à savoir des tempéraments qui se

neutralisent79 à la lumière d’un contre-balancement plus large, d’ordre cosmologique.

Parmi ces différentes caractérisations, il faut conclure, d’un point de vue déterministe, que

l’homme n’est différent que par la modalité de sa réaction à la matière environnementale ; les

différences, entre le froid et le chaud, étant rendues structurellement uniformes puisque le même

principe d’équilibre les détermine. Le comportement physiologique de l’homme est tel qu’il se

« corrige » en lieu d’extrémité par un système de contre-balancement afin de reproduire, au fond,

un rapport de tempérance. Cette nécessité de contre-balancement montre que le « tempéré » ne se

réduit pas à un seul climat, mais signifie quelque chose de plus fondamental, de plus

« interdépendant ». Les différents climats ne créent pas une situation de dissemblance, où tout

contexte serait incomparable, mais ils sont rendus commensurables dans le sens d’une

relationnalité plus profonde entre deux choses différentes, où A est relatif à non-A. Le tempéré

79 Un équilibre qui ressort aussi à la « providence divine », voire d’une certaine loi naturelle : « Mais n’est-ce pas une

preuve de la providence divine qu’il ait été donné aux Africains de l’emporter par l’esprit et aux Scythes par le corps.

Car si elle avait donné aux peuples barbares l’intelligence, c’était léguer à des taureaux la ruse du renard, ou

inversement si la force avait été l’apanage des Carthaginois : les uns comme les autres eussent sans doute trouvé leur

perte dans l’abus même de ces dons ; car rien n’est plus cruel, déclare Aristote, que l’injustice appuyée sur les armes »

(ibid. :81-82).

R. Spavin 120

révèle un mécanisme universel, présent dans le chaud et le froid, à un niveau interne, méta-

climatique. Par conséquent, il n’est plus possible de le considérer uniquement du point de vue de

la température : le tempéré s’avère davantage une logique ou une philosophie de contre-

balancement, soit une sorte de syllepse qui renvoie le tempéré du lieu (température) au tempéré

des mœurs (tempérament). Aussi la matérialité du phénomène climatique renvoie-t-elle à une

immatérialité symbolique : la dimension physiologique des climats est moins un système

scientifique qui serait distinct du discours métaphysique qu’un système rhétorique qui aurait des

implications dans toutes les sphères du savoir, notamment la réflexion philosophique et politique

qui n’est ni matérialiste, ni déterministe. Enfin, dans cette philosophie interrelationnelle, parle-t-

on toujours de climats ou d’autre chose complètement ?

Le tempéré et l’inégalité climatique : de la relationnalité à la perfectibilité

En dépit de la tempérance physiologique, omniprésente en profondeur à travers la polarité

climatique, il existe encore une inégalité en surface, une frontière entre le tempéré et les extrêmes

qui n’est pas résolue. Si la froideur et la chaleur se neutralisent dans leurs physiologies respectives,

leurs civilisations jurent à l’égard de la zone idéale et ne manifestent pas de caractéristiques

équilibrées ou politiquement tenables. Autrement dit, en comparaison avec le juste milieu, le

contre-balancement qui existe interclimatiquement ne traduit pas la tempérance au niveau social :

il s’agit toujours d’un surplus de force ou d’un surplus d’intelligence qui déstabilise l’équilibre

politique. Sont circonscrits en conséquence une faiblesse et un manque dus au décentrement. Un

tel constat pose une limitation importante dans le système de rapports qui est à la base de la

géographie cosmologique de Bodin, voire un certain « refus » du matérialisme et de la dépendance

des lois de la nature.

R. Spavin 121

Dans leur article, « À quoi sert "la théorie des climats" ? », Jean-François Staszak et Marie-

Dominique Couzinet accordent une place significative à la pensée de Jean Bodin. C’est chez lui,

dans son œuvre, qu’on retrouve l’expression la plus « synthétique » et, en conséquence, la plus

« importante » du déterminisme environnemental au début de l’époque moderne (Staszak et

Couzinet 1998 : 12). Or, en suivant leur analyse, le déterminisme de la théorie des climats se

déconstruit ; plus on se familiarise avec ses textes, plus on remet en cause la capacité de

l’environnement à « déterminer » le comportement des hommes. Situation paradoxale car la

théorie des climats semble ici travailler à réduire sa propre influence et à insister sur la capacité

des humains à résister le climat, « leur destinée naturelle » (ibid. : 42). Ainsi, par la revendication

du « libre-arbitre », Bodin ne sombre pas dans le « relativisme » que lui reprochent ses détracteurs,

comme l’abbé Possevin, dont les auteurs citent les fameuses objections (ibid. : 25). Bien que le

libre-arbitre bodinien ne soit pas assujetti à la doctrine chrétienne ou catholique, il n’est pas contre

« l’universalité de la raison », qui doit être « pensée en termes de droit des gens » et non en termes

de diversité géographique (ibid. : 30). Certes, Bodin le dit explicitement, les influences du milieu

ne sont jamais « nécessaires » — il le dit à plusieurs reprises dès les premières pages consacrées

aux climats80 ; le déterminisme climatique ne voue pas l’humanité à la fatalité de son

environnement. De fait, les causes morales devraient l’emporter sur les causes physiques et contrer

la lecture « relativiste » et « réaliste » à laquelle on réduit souvent les discours du déterminisme

géographique. La constatation de Staszak et Couzinet est de taille parce que le refus du

« nécessitarisme » réapparaît partout dans l’exégèse de la théorie des climats, même s’il n’est

souvent que de nature concessionnaire, c’est-à-dire pour apaiser un matérialisme jugé trop radical

80 Voici l’exemple le plus explicite : « Mais je commence par établir qu’aucune influence aussi bien des lieux que des

corps célestes n’implique une nécessité absolue (dont la pensée même ne devrait pas être permise) ; mais au contraire

les hommes sont soumis à ces éléments de telle façon qu’ils ne peuvent surmonter la loi de la nature si ce n’est avec

l’aide de Dieu ou par un long effort méthodique » (Bodin 1566 : 69).

R. Spavin 122

(Montesquieu). Mais où mène cette lecture d’indétermination ? Si on conclut que les

déterminismes climatiques soulignent avant tout leur indétermination, que dire de cette ironie ? À

en croire Staszak et Couzinet, le déterminisme consiste moins à déterminer l’homme qu’à

souligner un obstacle à surmonter, une influence environnementale jugée préjudiciable qu’il faut

inverser ou corriger par la « volonté » :

Le naturel des hommes lui-même est défini comme une réaction au milieu, et si cette

caractéristique ne distingue pas les hommes des plantes et des animaux, soumis eux aussi

aux influences du milieu, la volonté les en sépare. Si donc ces théories de l’influence du

milieu, voire l’idée selon laquelle le supérieur « gouverne » l’inférieur et le ciel

« gouverne » la terre, elles gardent une place pour l’action libre (Staszak et Couzinet 1998:

43)

C’est une thèse intéressante, car il est clair que le mode de pensée, d’ambition humaniste et

cosmologique, insiste sur une certaine volonté de surmonter la dissemblance humaine ; la théorie

des climats serait en quelque sorte une maîtrise des variables humaines, un savoir nécessaire pour

légiférer universellement, au-delà des diversités humaines, ou en d’autres termes, une

réaffirmation indirecte de la liberté d’agir des hommes. Mais il y a plus. D’une part, si la théorie

souligne la nécessité d’action, comment le fait-elle ? Comment négocie-t-elle le passage du

déterminisme à l’indéterminisme ? Quelle est l’importance du déterminisme, ce sur quoi la théorie

se base, par rapport au libre arbitre ? D’autre part, une lecture qui affirme avant tout la nécessaire

liberté des hommes à l’encontre du phénomène géographique risque d’écarter l’indéniable

inégalité entre les caractères géographiques qui ne traduisent pas tous une réaction contre une

limite naturelle, définie en tant qu’« obstacle ». En effet, la plupart des théories des climats

avancent une zone idéale, où la volonté humaine et le libre-arbitre dérivent naturellement de l’idéal

climatique, à savoir le cas du tempéré. C’est dire qu’une analyse du discours climatique qui

généralise la volonté humaine comme la réaction inversée des influences environnementales se

concentre sur les caractères géographiques les plus appauvris ou les plus caricaturaux. Il en résulte

R. Spavin 123

qu’on esquive les aspects les plus controversés de la théorie qui dessinent moins une égalité

humaine qu’une hiérarchie, une favorisation climatique.

Il convient ici de retourner à une problématique qui s’annonce dès les premiers paragraphes

du chapitre V de la Méthode : le déterminisme climatique permet, d’un côté, d’arriver à un

« jugement exact à l’égard des histoires » (Bodin 1566 : 68). Le recours à la nature sert dans ce

sens à contrer la « diversité infinie » due aux changements institutionnels, aux différentes

perspectives des historiens et aux vicissitudes du temps. En délimitant les lois de la nature, les

hommes sauront suivre la bonne voie et corriger les écarts de leurs conjonctures « historiques » et

par là « présentes ». De l’autre côté, cependant, l’histoire naturelle semble avoir un deuxième

objectif opposé. Elle sert à aider les hommes à changer leur « naturel », c’est-à-dire leur situation

présente, avec « une grande force ou une discipline prolongée » afin d’éviter que les choses

retournent « dangereusement à leur nature primitive » (ibid. : 68). Ainsi, la « nature » n’est pas

une idée qu’on traite également ; ses influences peuvent révéler des finalités diamétralement

opposées, ce qui complique davantage l’universalisme de la cosmologie bodinienne. En effet, face

à l’histoire, la nature peut être une source de restauration, mais aussi une disposition à corriger.

Comment faut-il comprendre la dualité de la nature, son inégalité ?

Un important exemple de cette inégalité se trouve dans la discussion sur la cruauté qui est du seul

ressort des extrémités climatiques. Dans les régions tempérées, au nord de la Méditerranée, la

punition des criminels se fait par le biais de lois, alors qu’elle semble aller d’elle-même,

déraisonnablement, dans le nord et le sud. En discutant la cruauté « sans malice » des

Septentrionaux, Bodin rabaisse ce peuple au rang animalier : « Plus quelqu’un s’éloigne en effet

de l’humanité, c’est-à-dire de la nature humaine, plus il se rapproche des bêtes sauvages qui ne

peuvent, dépourvues de raison, maîtriser leur colère ni leurs appétits : c’est ainsi que les gens du

R. Spavin 124

Nord sont impétueusement portés à la cruauté » (Bodin 1566 : V, 82). De manière réciproque, la

cruauté des Méridionaux, non pas « innocente » puisque volontaire et réfléchie, atteint des degrés

épouvantables qui traduisent une violence excessive à l’égard des « ennemis » : « Ce sont d’ailleurs

les Carthaginois qui semblent s’être mis les premiers à arracher les yeux, les membres, la peau, à

couper, à brûler à petit feu et à empaler les gens. […] [Les Méridionaux] attaquent leurs ennemis

avec des ruses de renard […] et s’ils viennent à les vaincre, ils les torturent avec un luxe inouï de

supplices » (ibid. : 85). Et ce, à l’encontre des pays tempérés qui « ont toujours abhorré ou n’ont

admis qu’à contre-cœur [ces supplices] », voulant toujours atténuer de façon plus « humaine » la

punition de mort, suffisamment « dure par elle-même » (ibid.). En cela, les punitions de la zone

médiane ne cherchent pas à excéder leur fonction ; elles n’exagèrent pas le motus operandi, d’où

l’emploi de la ciguë, de la privation d’eau et de nourriture, de l’étranglement et de la décapitation

qui, selon Bodin, empêchent le « libre jeu de passions » auquel carburent les pires formes de

cruauté. Bref, dans ces régions, il existe des lois, comme la loi Portia (défense de flageller les

citoyens romains) qui institutionnalisent les punitions et les administrent à des criminels, non pas

des « ennemis », altérité totale et déshumanisée, dans le sang desquels on pourrait « plonger [ses]

enfants », tout en se nourrissant des « membres découpés » (ibid. : 85). En définitive, la discussion

sur la cruauté souligne un obstacle à l’universalité, un déséquilibre problématique à travers les

différents climats ; certes, un vice qui se partage peut-être des deux côtés de la polarité climatique,

mais qui n’en illustre pas moins un dysfonctionnement vis-à-vis du centre.

Par ailleurs, on ne peut ignorer la caractérisation animalière des extrémités qui rappellent

une conception hiérarchique de la nature et de la géographie. Bodin fait écho ici à Aristote qui

affirme l’inégalité naturelle parmi les hommes (et femmes) en faisant appel non seulement à la

supériorité des humains sur les bêtes mais aussi à la hiérarchie inter-espèces qui dégage des

R. Spavin 125

analogies entre les hommes et les animaux. En décrivant les yeux des peuples mitoyens, plus clairs

que d’autres peuples, Bodin les compare avec ceux des « chèvres » (ibid. : 74). Quant aux

Septentrionaux et aux Méridionaux, leurs yeux sont aussi comparés à ceux des animaux, mais de

nature sensiblement différente : tels le « taureau », le « sanglier », d’une part, et le « renard », le

« lièvre » et le « cerf », de l’autre (ibid. :75 ; 85)81. Entre ces différentes figurations d’animaux,

qui sont récurrentes dans la théorie des climats, on peut remarquer une opposition entre la

domesticité et la sauvagerie qui fait partie intégrante de cette expression aristotélicienne d’inégalité

naturelle. Par sa subordination à l’homme, la chèvre l’emporte sur la bête sauvage, car, selon

Aristote, les animaux domestiques ont « un naturel meilleur » (Les Politiques : I, 3, p. 8) que les

animaux sauvages. Leur supériorité s’explique par une proximité avec l’homme qui est toujours

« préférable » dans la mesure où la domination humaine procure de la « protection » (ibid.). Cette

inégalité entre animaux domestiques et sauvages découle d’une inégalité plus large, à savoir

une naturelle disposition à commander et à obéir, un asservissement de la force à l’intelligence qui

est nécessaire pour l’équilibre social.

Chez Aristote, la domination de la force par l’intelligence peut paraître confuse lorsqu’on

considère ses remarques sur les climats. En effet, l’équilibre social qu’il décrit au premier livre des

Politiques dépend d’une nécessaire inégalité humaine. Celle-ci s’avère une extension politique de

la domination du corps par l’âme : si l’âme doit commander au corps, il s’ensuit que les hommes

plus doués en spiritualité doivent commander à ceux qui en sont moins doués. Toute « situation

d’égalité » serait « nuisible à l’ensemble » (ibid.). Or c’est précisément le cas du peuple grec dont

81 Il est intéressant de noter ici que dans la République les Méridionaux sont également comparés à des éléphants,

seule bête dont le sang est froid, ce qui les rend particulièrement mélancoliques, mais aussi enclins à la ladrerie, tout

comme les Méridionaux : « […] Il n’y a que ceste beste là qui ait le sang froid, et la plus melancholique de toutes :

chose qui le rend ladre, comme aussi sont les peuple de Midy, qui sont fort sujects à ladrerie, qui s’appelle des anciens

Elephantiasis, maladie incognue en Grece devant Plutarque, et en Italie devant Pompee, comme dit Pline » (Bodin

1576 : V, 35-36).

R. Spavin 126

la « supériorité » n’est aucunement atteinte par une « égalité » entre la force et l’intelligence82.

S’agit-il d’une contradiction ? Comment l’égalité entre l’intelligence et la force devient-elle une

source de pouvoir et de commandement ? Sans entrer dans une analyse minutieuse des Politiques,

il convient de garder à l’esprit deux choses qui pourront être utiles en analysant Bodin : le tempéré

ne correspond pas à une juxtaposition entre la force et l’intelligence, à savoir une confrontation de

deux forces égales, comme cela est compris dans le premier livre d’Aristote, mais une dilution de

chaque force au profit de l’« ensemble ». On le sait, le tempéré ne souscrit pas à une logique

d’opposition, mais de bigarrure : l’intelligence et la force sont atténuées afin de coexister, sans

porter atteinte au système de commandement et d’obéissance.

Pourtant, cela n’empêche pas que les sociétés froides et chaudes se montrent à l’origine de

certains développements positifs de la civilisation humaine au sens large. Chez Bodin, en

particulier, il faut reconnaître non seulement les points faibles des extrémités, mais aussi les

« fruits » qu’apporte le décentrement. La contemplation des peuples du sud est la source de la

philosophie et de l’épanouissement intellectuel :

Les peuples du Midi se sont ainsi trouvés par une longue habitude de la contemplation (qui

convient à la bile noire), les auteurs et les fondateurs des sciences les plus remarquables.

Ils ont découvert les secrets de la nature, fixé les principes des mathématiques, enfin les

premiers, ils ont su comprendre l’importance, la nature, de la religion et des corps célestes

(Bodin 1566 : 95).

Alors que l’autre extrême de la polarité spectrale engendre des fruits nécessaires à l’industrie :

Les Scythes, qui étaient moins propres à la contemplation (à cause de l’abondance de sang

et d’humeur dont leur esprit est accablé au point de n’en émerger qu’avec peine), se sont

portés spontanément vers ce qui tombe sous les sens et par suite aux techniques

82 « Les peuples qui habitent les pays froids et ceux d’Europe sont pleins de courage, mais ils manquent d’intelligence

et de connaissances techniques. C’est pourquoi, tout en réussissant le plus souvent à vivre libres, ils n’ont pas de

constitution et sont incapables de commander à leurs voisins. Les peuples d’Asie sont intelligents et leur esprit a de

l’aptitude pour les arts, mais ils manquent de courage. C’est pourquoi ils vivent en sujétion et en esclavage perpétuels.

La race des Grecs qui, géographiquement, est entre les deux groupes, participe également aux qualités des deux. Elle

est courageuse et intelligente. » (Politique, VII, 7, p. 228)

R. Spavin 127

industrielles. C’est chez les Septentrionaux qu’a pris naissance toute la mécanique, les

canons, la fonte, l’imprimerie et tout ce qui concerne la métallurgie (ibid.).

Le développement de la civilisation humaine provient de différents caractères et aptitudes qui se

partagent inégalement parmi les hommes. Encore que ces aptitudes n’aient pas pour fonction de

s’opposer irrémédiablement — la civilisation doit en profiter dans son ensemble —, Bodin

maintient l’idée d’une disproportion des deux côtés de la polarité climatique. Les techniques

industrielles (du froid) et les secrets de la nature (du chaud) ne sont pas suffisants pour créer une

civilisation, une stabilité sociale ; les deux apports ne peuvent bénéficier à l’homme dans sa totalité

sans un troisième terme qui puisse les mettre en harmonie. C’est effectivement le rôle de la

troisième race, identifiée à l’ordre et à la connaissance politique :

Quant aux habitants de la zône médiane, s’ils n’ont pas la vocation des Méridionaux pour

les sciences occultes ni le goût de l’industrie comme les gens du Nord, ils n’en possèdent

pas moins toutes sortes d’aptitudes. Car si l’on compulse l’ensemble des monuments

historiques il appert que c’est à cette race de gens qu’il faut faire remonter les institutions,

les lois, les coutumes, le droit administratif, le commerce, l’économie, l’éloquence, la

dialectique et enfin la politique (ibid. : 95).

Toutes les aptitudes tempérées sont en effet au service de l’institution qui tient l’ensemble en

équilibre. C’est pourquoi le tempéré signifie moins un équilibre entre l’intelligence et la force,

nuisible à l’ensemble, qu’un « mélange », à savoir une symbiose hybride entre la théorie et la

pratique. Qui plus est, la nature de la zone médiane serait même l’origine de la politique — c’est

à elle qu’il faut « remonter les institutions » — si bien que les « institutions » d’aujourd’hui doivent

se mesurer contre celles d’antan, dans le sens où celles-ci constituent une autorité quasi ancestrale

; une histoire naturelle qu’il faut restaurer.

Pour revenir à la fonction de l’histoire naturelle, dans le sens de Bodin et de Pasquier, qui

est de « juger », il s’avère que le processus se fait de deux manières opposées. Si le naturel des

extrémités avance un déséquilibre qu’il faut corriger par la « discipline », l’inverse est aussi vrai

pour le naturel du tempéré qui n’est pas corrigible, puisqu’idéal : le naturel du tempéré se révèle

R. Spavin 128

être la norme par laquelle on corrige les histoires institutionnelles, notamment celles de la zone

idéale qui se sont détournées de leur destinée naturelle. En d’autres mots, la figure du tempéré

renvoie à une perfectibilité universelle, mais à des fins variables. Plus précisément, le tempéré

révèle un manque institutionnel aux extrémités climatiques, un besoin de correction

« méthodique » et « disciplinaire » afin de suppléer à un déséquilibre naturel par l’institution de

lois correctives. En citant Platon, Bodin postule que « la diversité des lieux rend les uns meilleurs

et les autres pires, si bien que force est souvent de les corriger par des lois opposées » (Bodin

1566 : 69). Par rapport au centre, pourtant, la perfectibilité du tempéré, de par son idéalité, est par

définition absente, ne pouvant s’exercer que sur des écarts institutionnels, lesquels sont

mentionnés, mais restent tout de même implicites. Enfin, pour mieux comprendre ces deux modes

de perfectibilité, il faut encore observer la manière dont ils sont structurés, c’est-à-dire par

chiasme : le naturel du tempéré corrige l’histoire institutionnelle alors que l’histoire institutionnelle

corrige le naturel des extrémités. La formulation d’une telle opposition en croisement a pour

conséquence de représenter les deux modes comme étant l’inverse l’un de l’autre, en un effet de

miroir. La relationnalité qui fonde les différents naturels de façon interclimatique renforce l’effet

identificatoire à travers les deux modes de correctifs, de façon que la perfectibilité du tempéré se

retrouve inversée dans les images du chaud et du froid. Autrement posé, les écarts institutionnels

de la zone tempérée, c’est-à-dire du référent français, se tapissent-ils dans le déséquilibre naturel

des autres ?

Je voudrais ici rappeler mon argument de départ selon lequel la théorie des climats serait

une approximation rhétorique du droit naturel, de cette finalité morale qu’on ne peut voir ou dire

directement à cause de sa négativité : la nature est moins un monde phénoménal, ou géographique,

qu’un terme de distinction qui sert à identifier et à dénoncer des conventions qui seraient nuisibles

R. Spavin 129

à une certaine téléologie politique. La nature n’a pas de « contenu » ; elle s’oppose à un contexte,

un référent historique afin de lui rappeler sa destinée. En analysant la géographie de la zone

tempérée en elle-même (la zone idéale), sa perfectibilité n’est manifeste qu’en opposition avec un

référent qui lui serait autre, c’est-à-dire des écarts institutionnels qui ne sont mentionnés

qu’abstraitement. Or ce sont en effet ces mêmes écarts qui déterminent le seul « référent » dont

dépend l’activisme de l’histoire naturelle. Je m’explique : dans la mesure où les diverses

« natures » ne constituent qu’une histoire en principe, indépendante de l’histoire de fait, c’est seule

l’histoire institutionnelle du tempéré qui peut être corrigée par la nature. Quant aux natures

« froides » et « chaudes », elles définissent en eux-mêmes un besoin de perfectibilité législative

par leur propre inégalité naturelle. Dès lors, si la nature ne peut être un véritable contenu, à savoir

une positivité qu’on pourrait identifier scientifiquement, sa négativité, qui est sa seule possibilité

d’existence, se doit de retourner contre le tempéré, lieu inégalement favorisé, à un différent niveau

de texte, non pas climatique mais méta-climatique.

Cela dit, en quoi au juste les écarts institutionnels de la zone tempérée, c’est-à-dire de la

France, se reflètent-ils dans les caractérisations du froid et du chaud ? Rappelons d’emblée que le

froid et le chaud peuvent représenter métaphoriquement n’importe quelle instabilité politique où

il s’agit d’une juxtaposition entre la force et l’intelligence, ainsi qu’Aristote l’a théorisé. Or la

dimension géographique de la métaphore — sa concrétude et sa matérialité — a l’effet de

« distancier » cette instabilité politique, de la représenter comme deux forces « étrangères » qui ne

se confrontent pas, puisque se situant toutes deux à des positions « cartographiquement » opposées.

En effet, la géographie munit la polarité d’une perceptibilité imagée. Mais si le froid et le chaud

sont bel et bien des symboles pour juger les écarts institutionnels de la zone tempérée, il faut aussi

se demander quelle est l’utilité rhétorique d’une telle dissimulation ? Premièrement, il n’est pas

R. Spavin 130

anodin que Bodin situe l’idéalité dans la géographie du contexte qu’il espère corriger : la

représentation d’un tempérament idéal qui aurait pour situation naturelle le climat français

contribue à renforcer un attachement au territoire ainsi qu’une conscience nationale moins divisés

par le sectarisme qu’unifiés dans son hybridité. Lorsque les caractères des extrémités, portés sur

la guerre, la cruauté, la bêtise et le mysticisme83, sont représentés comme des dispositions

étrangères, qu’il faut naturellement contrebalancer par des lois, l’altérité des images aide à

objectiver la nécessité de perfectibilité. L’image de l’autre sert à ancrer la perfectibilité dans la

« nature », mais se retourne contre la conjoncture des pays tempérés : n’importe quel

rapprochement d’avec un caractère étranger soulignerait non seulement une transgression

naturelle, mais une identification à la perfectibilité, ce que la théorie renforce déjà du côté des

extrêmes.

La zone idéale cible en effet la géographie de la France et semble receler une fonction

critique qui représente indirectement une nation qui n’est pas fidèle à sa nature, enfin, une histoire

institutionnelle qui déroge à l’empire de la « nature », telle que la connaissance géographistorique

le décrète. La juxtaposition entre le référent et le texte fonctionne, il me semble, à la manière de

ce que B. Westphal appelle un « brouillage hétérotopique » (Westphal 2007) qui dirige le lecteur

vers un univers parallèle, mais transgressif, ouvert à la réécriture, guidé en plus par les inégalités

des extrêmes qui décrivent la nature du manquement politique, c’est-à-dire de l’« erreur » du

83 En ce qui concerne l’aptitude des méridionaux à retrouver les secrets de la nature et la voix de Dieu, il faut y voir

un effet nuisible à la dimension politique de la religion qui est pour Bodin essentielle. Les méridionaux ont tendance

à se retirer du social afin de pratiquer des formes de spiritualités individuelles, en dehors des conventions qui sont

nécessaires pour affirmer l’ordre politique : « Les Méridionaux au contraire, dont la bile noire entretient l’humeur

contemplative, se soustraient d’eux-mêmes aux affaires pour rechercher les solitudes les plus désertes. Leur puissance

de contemplation et de méditation (appelé précieuse mort par les Hébreux et par les Académiciens) est telle que l’esprit

s’en trouve aiguisé et que l’homme est détaché de toute contingence humaine. Arrivé à ce point non seulement il

découvre les secrets de la nature, mais l’âme purifiée se transporte au ciel sur des ailes infatigables pour s’y abreuver

à la science des choses divines : elle sera capable ensuite, sous l’inspiration du Dieu immortel, de révéler aux hommes

ignorants des choses mystérieuses et admirables » (Bodin 1566 : 96).

R. Spavin 131

centre. En cela, les climats tendent à matérialiser une différente version du réel, filtrée par une

réécriture morale et humaniste, où les particularités géographiques représentent une forme, bien

que tautologique, d’universalisme, mais qui a pour but d’évaluer et de critiquer une situation en

particulier. Autrement dit, la représentation climatique du concret fait plutôt le contraire de ce qui

existe contextuellement ; elle formule davantage un éloignement d’avec le réel, tel qu’il se définit

par les frontières religieuses de l’époque, où « le référent devient le tremplin à partir duquel la

fiction prend son vol » (Westphal 2007 : 173).

Les climats de la République : l’ambiguïté géographique de la France

Si cette théorisation des climats paraît elle-même créative, par moments aventureuse par

ses détours et ses chiasmes, l’évolution de la pensée de Bodin, une décennie après la publication

de la Méthode peut apporter plus de certitude dans la matière. On le sait, la période qui sépare les

années 1566 et 1576 est ponctuée par un événement en particulier qui marque profondément les

sensibilités de l’Ancien Régime. Le massacre de la Saint-Barthélemy, une ces « journées qui ont

fait la France » (Jouanna 2007 : 166), se démarque des autres tueries de l’époque pour plusieurs

raisons. En effet, le massacre met fin à une période de trêve, la paix de Saint-Germain-en-Laye,

établie après la signature de l’édit en 1570, qui change la nature de la violence, la rendant plus

cruelle, moins justifiable par les aléas de la guerre, moins inscrits dans le mode de vie militaire (El

Kenz 2006 : 5). Dans la foulée de cet effort de réconciliation, le massacre suit de quelques jours

le mariage interconfessionnel entre Marguerite de Valois et le prince protestant Henri de Navarre,

futur roi Henri IV, événement qui attire plusieurs grandes personnalités protestantes à la Cour,

notamment l’amiral de Coligny, la première cible des attentats, d’abord blessé par un tir

d’arquebuse, ensuite défenestré, châtré et plongé dans la Seine comme une multitude d’autres

Protestants (Crouzet 1994 : 404). De surcroît, on ne peut amoindrir l’importance de la situation du

R. Spavin 132

massacre, la ville de Paris, qui est exceptionnelle dans l’histoire des attentats qui jonchent la

seconde moitié du XVIe siècle français. Entre 1559-1571, il y a au moins 58 « massacres » dont la

plupart se concentre en Provence (62,7 %) (El Kenz 2006 : 5). La Saint-Barthélemy est donc le

premier éclatement de violence massive dans la capitale, l’identifiant notamment au pouvoir

monarchique qui l’aurait instiguée, du moins à l’encontre des chefs protestants venus à Paris pour

le mariage royal (Crouzet 1994 : 404).

Quant à Bodin, il n’est pas difficile de comprendre en quoi l’événement a pu changer son

point de vue politique ainsi que son approche philosophique. Mais on aurait tort de croire que les

violences commises contre les Protestants l’auraient incité à prendre davantage leur parti. Certes,

publiée en 1576, la République est à bien des égards le résultat d’une nouvelle sensibilité qui tient

en horreur la cruauté et la violence collective (El Kenz 2006 ; Apostolidès 2003), mais elle ne perd

pas de vue le danger politique de prendre le parti des victimes. Un des effets du massacre fut

naturellement la riposte des Protestants, notamment la révolution huguenote, qui voit le

développement des idées monarchomaques et de souveraineté populaire qui situent le vrai « lieu »

du pouvoir dans le peuple. La Francogallia (1573) de François Hotman, publiée après qu’il

échappe au massacre de Bourges (Skinner 1968 : 764), est le traité le plus radical et le plus

important de la position huguenote. Conseillé par Théodore de Bèze, l’auteur y avance une théorie

de la résistance violente qui appelle ses partisans protestants aux armes contre la monarchie des

Valois qu’ils accusent de tyrannie. La plupart des libelles qui suivent la publication de la

Francogallia, comme ceux de Goulart et Mornay Du Plessis (ibid.), abondent dans le même sens

que Hotman en invoquant l’atrocité du massacre de la Saint-Barthélemy comme preuve de la

dégénérescence monarchique, d’abord affaiblie par la régence de Catherine de Médicis et

concrétisée par les violences sous le règne de Charles IX.

R. Spavin 133

Dans la République, le philosophe répond à l’affaiblissement de la situation politique et

aux théories de sédition par sa fameuse notion de « souveraineté absolue », entendue comme un

remède contre l’instabilité dans laquelle est plongé le royaume. Sa promotion d’un pouvoir total,

dans les mains du seul souverain, législateur suprême, serait la solution nécessaire pour freiner la

progression vers l’anarchie, dont les guerres de religion constituent une sorte de paroxysme. Les

violences de la fin du siècle seront conçues comme l’exacerbation d’un dilemme central auquel la

monarchie française fait face depuis plusieurs siècles. À l’époque de la Renaissance, le « spectre

de la gouvernance seigneuriale » (Keohane 1980 : 5) rappelle la nécessité de consolider le contrôle

politique sur un territoire diversifié, peuplé par diverses cultures ou « microcosmes », tous dominés

par des seigneurs abandonnés à leur propre juridiction. Le « monarque de la Renaissance » doit

alors concentrer le pouvoir en sa propre personne et symboliser lui-même la notion d’État,

protégeant les sujets contre les abus de la féodalité, c’est-à-dire d’un royaume dont les parties ne

sont pas reliées au centre. Aussi Bodin réagit-il au massacre de la Saint-Barthélemy ni en faveur

ni de la cause huguenote, encline à la sédition, ni en faveur des Catholiques radicaux qui mènent

une campagne de violence au nom d’une autorité étrangère, à savoir romaine (papale) ou espagnole

(ligueuse) et non pas française. De fait, la souveraineté absolue que défend Bodin se distingue de

la souveraineté divine qui prête foi à une Église universelle et qui contraint le monarque d’agir en

tant que serviteur d’une communauté spirituelle ou d’une autorité temporelle qui se montre aveugle

aux contraintes terrestres comme la diversité des « géographies » qui définissent culturellement et

non théologiquement les sociétés humaines. Réciproquement, la souveraineté qu’avance Bodin

condamne la résistance (religieuse ou autre) à un magistrat excommunié de la communauté

spirituelle, c’est-à-dire assujetti à une autorité dont il ne serait pas le détenteur (Tooley 1967 : XV).

R. Spavin 134

En ce qui concerne le rôle des climats, présent dans le Ve livre de la République, ils servent

d’abord à délimiter l’espace dans lequel une puissance souveraine doit s’exercer. Ils lui donnent

sa forme et décrit les limites dans lesquelles le législateur conçoit les lois positives. Celles-ci

doivent toujours se conformer aux « lois naturelles » :

Jusques ici nous avons touché ce qui concernoit l’estat universel des Republiques, disons

maintenant ce qui peut estre particulier à quelques unes pour la diversité des peuples, à fin

d’accommoder la forme de la chose publique à la nature des lieux, et les ordonnances

humaines aux loix naturelles (Bodin 1577 : V, 7).

Bref, le monarque ne peut céder à sa propre volonté, ni à sa propre compréhension du « droit

naturel » ; il doit se laisser guider par la diversité des « lieux » et par là connaître et accommoder

la spécificité culturelle de son peuple. Cette première dimension « relativiste » de la théorie des

climats reste intacte entre les deux ouvrages.

En outre, ce qui reste aussi typique est le passage entre le déterminisme de la théorie et son

indéterminisme : la « discipline » figure toujours en cas d’inégalité naturelle, là où il faut « corriger

le naturel » de certains peuples à l’aide de lois correctives84. Mais la cible de cette correction

change, surtout dans le cas de la géographie française qui n’est plus aussi idéale qu’elle l’était dans

la Méthode. La nature des Français se révèle désormais plus décentrée :

Et ne faut pas douter, que les hommes qui proviennent de la meslange de ces deux peuples,

ne soyent plus accomplis que l’un et l’autre. Car on desire en l’Espagnol une allegresse, et

promptitude plus grande qu’il n’a : et au Français les actions et passions plus moderees :

comme il semble que l’Italien a l’un et l’autre, aussi est-elle en l’assiette la plus temperee

qu’il est possible, entre le Pole et l’Equateur […] (Bodin 1576 : V, 26).

Ainsi, le tempéré correspond toujours au « meslange » des deux caractères extrêmes, un juste

milieu propice à la gouvernance, à la stabilité politique, mais c’est le caractère des Français qui est

« immodéré » et par là « excentré », représenté comme plus septentrional par rapport à l’idéalité

qui se limite maintenant au territoire italien. Pourquoi le changement ? Si la position géographique

84 « Apres nous dirons aussi combien la discipline peut changer le droit naturel des hommes : en rejectant l’opinion

de Polybe et de Galien, qui ont tenu que le païs, et la nature des lieux emporte necessité aux mœurs des hommes. »

(Bodin 1576 : V, 12)

R. Spavin 135

de la France est impossible à changer, ce sont les caractères climatiques qui révèlent une différente

« nature » qui n’est plus en concordance avec son véritable « climat ». On remarque la même chose

plus loin et formulé de manière plus précise :

Les peuples moyens, qui sont plus raisonnables et moins forts, ont recours à la raison, aux

Juges, aux proces. Aussi est-il certain que les loix et forme de plaider sont venuës des

peuples moyens, comme de l’Asie mineure (où les grands Orateurs et harangueurs ont eu

la vogue) de la Grece, de l’Italie, de la France, de laquelle parlant un certain poëte dit,

Gallia causidicos docuit facunda Britannos : car ce n’est pas d’aujourd’hui que la France

est pleine de proces : et quelques loix et ordannances qu’on face pour les oster, le naturel

du peuple y retournera tousjours : combien qu’il vaut beaucoup mieux decider les differens

par proces, si faire se peut, que par cousteaux. (Bodin 1576 : V,37-38)

Bodin explique plus clairement la confusion du caractère français en des termes qui opposent le

naturel et l’actuel. Le nouveau « naturel » des Français contrefait le naturel d’origine qui est de

régler les différends par « proces » et non pas « cousteaux », ce qui insiste sur la

« septentrionalisation » du contexte français, sa fâcheuse identification au froid. Les « Britannos »,

à qui les « Gallia » enseignaient les lois, instruisent maintenant, en une symétrie inversée, le

dérèglement de la société française. Les couteaux étant l’arme septentrionale par excellence, la

pierre angulaire de leur société : « Et les Scythes, dit Solin, fichoyent un glaive en terre, qu’ils

adoroyent, mettant le but de toutes leurs actions, loix, religion, et jugements, en la force et aux

cousteaux » (Bodin 1576 : 37). En effet, le naturel du nord fournit le vocabulaire pour juger de

l’actuel français. Mais qu’en est-il du sud ?

Jusque-là, il a été dit que le caractère méridional était comme « neutralisé » par rapport au

caractère septentrional dans une logique d’équilibre, comme deux forces opposées qui s’annulent.

C’est ainsi que Bodin présente, dans ses grandes lignes, l’opposition dans la Méthode et dans la

République : « Et la sagesse de Dieu a si bien distribué ses graces, qu’elle n’a jamais uni la force

grande, avec une grande ruse d’esprit, ni aux hommes, ni aux bestes : car il n’y a rien de plus cruel

que l’injustice armee de puissance » (Bodin 1576 : V, 18). Mais il serait myope de s’arrêter à ce

R. Spavin 136

seul constat d’équilibre interclimatique qui risque de passer à côté des particularités du caractère

méridional et de sa religiosité. Même dans la Méthode, plus ouverte à l’interdépendance

cosmologique, il semble qu’il existe une sorte de préférence entre le chaud et le froid, du seul fait

que l’intelligence méridionale doit commander à la force septentrionale, d’après la logique

aristotélicienne. Et pourtant, même si le caractère méridional fait souvent l’objet d’une préférence,

son intelligence et sa religion ne sont pas des qualités absolument positives. Bodin le dit à plusieurs

reprises, les méridionaux sont les plus proches de la vérité, des mystères de la nature. C’est « le

berceau de toute religion », un endroit qui purifie les âmes comme « une eau limpide » dans

laquelle « la divinité brille plus clairement » (Bodin 1566 : 97). Le sud est l’endroit qui engendre

la spiritualité et la religion, ce que Bodin affirme ailleurs comme nécessaire pour la dynamique de

l’État. Mais les choses se compliquent lorsqu’il affirme que l’intelligence méridionale motive les

plus grandes vertus, mais aussi, inversement, les pires vices :

Aussi Tite Live ayant haut loué Annibal pour ses vertus heroïques, Ces grandes vertus, dit-

il, estoyent accompagnees de tres-grands vices, de cruauté inhumaine, de perfidie,

d’impiété et mespris de toute Religion, par ce que les grands esprits sont subjects aux vices

et vertus grandes (Bodin 1576 : V, 36).

Le caractère méridional est peut-être le plus compliqué de tous dans la mesure où il est à la fois

particulièrement vertueux et particulièrement vicieux, une contradiction parfaite. Dans la Méthode,

la vertu religieuse conduit à la « vengeance » contre ceux qui ne se plient pas au même rituel de

vénération, livrant « au feu vengeur » ceux qui « pèchent même légèrement contre la religion »

(Bodin 1566 : 98). Naturellement, dans les sociétés méridionales, la religion prime, tout y est

commandé par elle (Bodin 1576 : 37). Et c’est pour cela que leur « inaptitude » en ce qui concerne

les « affaires et le gouvernement de l’État » est « manifeste » (Bodin 1566 : 98). Tout comme la

force du Septentrion et de l’intelligence du Méridional « se neutralisent » interclimatiquement, les

bénéfices du caractère méridional se relativisent devant ses propres failles, en une opposition

R. Spavin 137

intraclimatique. La préférence de l’intelligence et de la religion se retourne contre elle-même.

Enfin, des deux côtés de la polarité climatique, la géographie permet ainsi d’élaborer une

dynamique d’exclusion qui défamiliarise et disjoint la force de la religion, en les représentant

comme étrangères, relatives à d’autres climats et à des caractères mutuellement exclusifs. Au lieu

d’insister sur la relationnalité et la similitude qu’apporte le discours cosmologique, les climats de

la République s’expriment sans leurs corrélations sidérales. Bodin insiste davantage sur une

incompatibilité patente ou « contrariété » (Bodin 1576 : V, 22-23) entre les mœurs des extrémités.

Le politique doit dès lors s’éloigner de la religion et de la force pour restaurer sa spécificité

naturelle, soit sa « géographie », son climat. En séparant la force et la religion, le tempéré

matérialise l’importance du savoir politique, c’est-à-dire une vision du droit naturel, seul accès à

la volonté divine et que seules les institutions politiques peuvent réaliser.

En somme, la Méthode de l’histoire et la République renvoient à un discours moral et

politique, voire une approximation rhétorique du droit naturel, autoritaire et évaluatif, qui cible en

particulier les écarts institutionnels. Voici le rôle figuratif des climats, symboles géographiques et

critique ésotérique. À l’aide d’un réseau d’identifications qui confronte l’idéalité du centre avec

l’inadéquat du périphérique, la situation française se compare avec ces extrêmes « froids » et

« chauds » qui sont naturellement dépourvus de modération, mais « naturellement » enclins aux

correctifs. La théorie des climats rapproche cette perfectibilité de l’identité française, dont

l’apparent nationalisme et gallocentrisme, abrite un discours autoréférentiel, performatif et

critique.

Plus précisément, la transparence et la netteté symboliques des climats changent à travers

ces deux textes et périodes historiques. Leur emploi varie subtilement en amont et en aval d’une

nouvelle sensibilité à l’égard de la violence, de la cruauté et de l’intensification de la guerre civile.

R. Spavin 138

Dans la Méthode, Bodin se sert d’un discours climatique non seulement plus « complexe » que

dans la République, mais plus ambitieux du point de vue de sa poésie, établissant un véritable lacis

d’identifications géosymboliques qui relient la connaissance de différents peuples et la

connaissance de soi. Si l’identité française se rapporte dans un premier temps à son territoire et à

sa nature idéale, elle se retrouve liée à l’humanité tout entière dans un sens cosmologique. La

diversité des hommes dérive partout du même modèle, du même « équilibre » physiologique qu’est

la zone tempérée, devenu un tempérament universel. D’où en effet le revirement auquel j’associe

la pensée de Bodin. Car la nécessité de correction qui caractérise les peuples septentrionaux et

méridionaux se retourne contre le contexte français qui déroge non pas « naturellement » mais

« institutionnellement » à la norme universelle. La perfectibilité, héritée d’Aristote et qui s’érige

en une constante s’appliquant à tous, vise indirectement la France, ciblée en particulier par une

contradiction fondamentale entre l’histoire temporelle et l’histoire naturelle, entre le temps et

l’espace. Cet emploi performatif de la théorie sera confirmé une dizaine d’années plus tard dans la

République, où Bodin traite explicitement de la « nature » confuse des Français, plus

« septentrionale » que « médiane ». Dans ce texte ouvertement plus urgent et politique, les

identifications cosmologiques s’estompent pour insister sur une « perversion », appelant ainsi à

une réunification du contexte français avec sa vraie identité naturelle. L’interdépendance des

climats sera réévaluée par le nouveau texte pour transformer les extrêmes en des repoussoirs

politiques qui cherchent à redresser en définitive les frontières climatiques ou géosymboliques ;

l’identité et l’altérité finissant par se juxtaposer.

R. Spavin 139

Chapitre troisième

Le commandement du froid : l’immatérialité des climats

dans L’Esprit des lois

M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités

importantes, dont l’énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit,

a eu la prudence de les envelopper ; et, par cet innocent artifice, les a

voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu’elles fussent

perdues pour les sages. — D’Alembert, Éloge de Montesquieu.

When Thomas Jefferson asked George Washington why the

convention had established a Senate, Washington replied by asking,

“Why do you pour your coffee into your saucer?” “To cool it,”

Jefferson replied. “Even so,” Washington said, “We pour legislation

into the Senatorial saucer to cool it.” — J. Elster, Ulysses Unbound.

Plus d’un siècle après l’apparition des Six livres de la république, Montesquieu renchérit sur les

influences du climat sur la société politique, mais en présentant sa version comme étant inédite,

sans faire référence à son important prédécesseur. Ses idées sont « nouvelles », dit-il, et même

« sans mère » (« … Prolem sine matre creatam »)85. Sur la surface, l’expression des lois

climatiques se montre tributaire non pas d’une influence cosmologique mais de celle des récits de

voyage, du sensualisme lockien, de ses propres expériences microscopiques. La théorie des climats

de Montesquieu se veut moderne. L’effet visé est la scientificité, la description chorographique du

monde et des peuples, et non l’appréhension de la nature divine, qui participerait d’un projet et

d’une époque révolus. Pourtant, les explications des effets de climat, telles qu’elles se présentent

85 Voir l’« Avertissement de l’auteur » et l’épigraphe de l’ouvrage.

R. Spavin 140

entre les Livres XIV et XVIII, correspondent de nos jours à l’un des domaines les plus démodés

de sa philosophie politique. Paradoxe ?

L’idée que la diversité des hommes, y compris leurs structures sociales, soit causée par la

température des régions qu’ils habitent, continue de déranger bon nombre de lecteurs de

Montesquieu. Elle revient à infirmer l’argument historique, à simplifier les facteurs les plus

complexes qui peuvent influer sur une société. Le déterminisme climatique est désuet,

antiscientifique, à l’origine même de certains stéréotypes racistes. Que peuvent ses caractérisations

réellement nous apprendre ? Quant à la postérité de Montesquieu, davantage associée au

pluralisme et au libéralisme, l’explication de telle caractéristique des hommes ou des sociétés par

l’effet du climat semble trop relative à la situation épistémologique du XVIIIe siècle pour encore

être étudiée comme autre chose qu’une erreur de l’époque86.

Mais, dans le cas de Montesquieu, le climat est-il une simple question de déterminisme ?

On nous répondra emphatiquement que non. De nombreux chercheurs avancent l’indéterminisme

de la théorie (Courtois 2004, 2007 ; Couzinet et Staszak 1998), mais sans considérer toutes les

ramifications d’une telle ironie : un discours déterministe qui finit par avancer une apologie du

libre arbitre renverse tout le poids qu’on doit accorder à la spécificité géographique. Si l’homme,

en définitive, se détermine moralement en maîtrisant son espace, on n’arrive plus à comprendre

très bien le détour par le climat, qui est pour ainsi dire neutralisé, ni toutes les déclarations qui

composent la scientificité déterministe en amont. Les idées du relativisme et du moralisme, nous

le verrons, créent un cercle dans lequel il est trop facile de sortir. Font-elles partie d’une même

86 La lecture pluraliste et libérale de Montesquieu l’emporte souvent sur son déterminisme climatique. Depuis R. Aron

(Les étapes de la pensée sociologique, Paris, Gallimard, 1967, chap. 1), on veut faire de Montesquieu un défenseur du

libéralisme politique, idée selon laquelle les individus d’une nation sont permis d’agir selon leurs intérêts particuliers

au profit de la généralité de la nation. La bibliographie sur cet aspect de la pensée du philosophe est abondante. Voir

Spector 2004 : 19-24 ; Pangle 1977 ; Manent 1997 ; Shklar 1990 : 265-279 ; Jaume 2000.

R. Spavin 141

stratégie discursive ? Une simple lecture du texte, de ses passages sur la correction des effets

climatiques par la législation, amène avec netteté la « solution » que semblent trouver divers

commentaires et explications de la théorie. Mais alors leurs conclusions sont des fausses

découvertes, explicitées par l’auteur lui-même. Pour ma part, je montrerai que la fonction

rhétorique du couple relativisme-moralité est celle d’un homme de paille, bricolé pour obscurcir

un autre courant d’idées qui se situe au-delà du savoir géographique et scientifique.

Force est d’analyser le déterminisme climatique autrement, d’envisager la possibilité que

sa véritable signification se partage entre différents niveaux de lecture. Montesquieu croyait-il

vraiment à l’insensibilité des pays froids et à la sensibilité des pays chauds, comme le laisse

entendre l’expérience de la langue de mouton87 ? Voici une question qui ne se pose pas souvent,

puisqu’elle remet en cause la lecture traditionnelle, scientifique de la théorie des climats qui

l’inscrit dans la tradition empirique et matérialiste. Or Montesquieu dira lui-même dans sa Défense

de L’Esprit des Lois (1749) que son déterminisme climatique n’était pas aussi scientifique qu’il en

avait l’air, qu’en gros : « ce que l’auteur a dit sur le climat est encore une matière très propre pour

la rhétorique » (Défense, 436). À l’entendre, il semblerait qu’il demande de la latitude à ses

lecteurs, voire qu’il rétracte quelque peu la radicalité de ses propos, dont la qualité matérialiste et

hérétique lui a attiré des critiques virulentes, surtout de la part des ecclésiastes, qui y voyaient une

détermination des causes morales par les causes physiques (Lauriol 2005). Certes, le déterminisme

climatique de L’Esprit des lois fut douteux pour plusieurs, à l’époque même de Montesquieu, mais

il le fut également pour les matérialistes comme D’Holbach, Helvétius et Diderot qui rejetaient

tous l’influence physique sur la société politique (Benrekessa 1983 : 179). La Défense révèle-t-

elle une piste de lecture non encore exploitée ? En suivant les indications de l’auteur, je tâcherai,

87 Voir le premier chapitre, p. 28.

R. Spavin 142

d’une part, de sonder l’éventuelle rhétorique de la théorie et, de l’autre, de montrer que ses

dimensions figuratives expriment en réalité une vérité plus profonde et plus généralement

politique, c’est-à-dire une conception du pouvoir qui bénéficierait d’une formulation indirecte et

dissimulée. Si on définit traditionnellement la rhétorique comme l’art de persuader, il faut aussi

tenir compte d’un certain « art d’écrire » qui formule de façon ésotérique des idées potentiellement

dangereuses pour éviter la « persécution ». Aussi, au fil de cette étude, démontrerai-je que le froid

et le chaud constituent des symboles à l’égard d’une certaine argumentation, et que les climats

fournissent ensemble un univers particulièrement opératoire pour exprimer un certain art de

gouverner.

Le relativisme des climats : un premier niveau de lecture

Puisque ma lecture des climats s’intéresse à un potentiel symbolique des climats, que

j’entends comme une imitation géographique du conceptuel, il convient tout d’abord de développer

une interprétation qui leur est communément attribuée, laquelle peut nous servir de point d’entrée,

tout en déclenchant la logique symbolique vers des idées plus complexes. Celle-ci constituera un

premier niveau de lecture : de quelle manière le déterminisme climatique peut-il appuyer l’élément

le plus caractéristique de la pensée politique de Montesquieu, son pluralisme politique ? Le rapport

entre le déterminisme climatique et le pluralisme politique est une articulation qui se manifeste

presque systématiquement quand il s’agit d’expliquer la véritable « modernité » de l’ouvrage88. La

théorie des climats, comprise dans son sens le plus superficiel, semble confirmer la thèse pluraliste,

participant d’une tradition réaliste qui préconise non pas la vérité transcendantale, mais une

88 On le dit souvent, L’Esprit des lois s’inscrit dans la première vague de la modernité, qui depuis Machiavel et Hobbes,

ne définit point le politique en termes d’une poursuite du Souverain bien ou d’une réalisation de l’excellence de

l’homme, inhérente à sa « nature » (Spector 2004 : 17).

R. Spavin 143

connaissance empirique qui soit relative au contexte en particulier. Étant donné que l’homme est

divers et pluriel à travers le monde, il n’existerait aucun critère pour évaluer de façon universelle

ses valeurs. L’homme serait diversifié parce qu’intimement lié à son environnement, origine

naturelle de la diversité, dont les climats représentent un exemple des plus manifestes.

En effet, la tendance réaliste consiste à repenser la politique en vue d’un objectif plus

« bas », à savoir la stabilité sociale et non la perfection morale, dans le sens classique, aristotélicien.

Ce réalisme politique, pragmatique et non irénique, semble se retrouver dans les débuts théoriques

du livre XIV qui renforcent le rapport entre les lois et le « caractère » de différents climats : « S’il

est vrai que le caractère de l’esprit et les passions du cœur soient extrêmement différents dans les

divers climats, les lois doivent être relatives et à la différence de ces passions, et à la différence de

ces caractères » (XIV, 1). La dimension scientifique, ou l’apparence empirique du discours, semble

mesurer l’adéquation de la politique aux facteurs physiques qui influencent de manière

considérable les dispositions intellectuelles et passionnelles de divers peuples. La théorie des

climats a donc l’effet de matérialiser la nécessité législative du pluralisme. En un mot, il s’agit

d’une application politique du sensualisme, où les idées les plus abstraites, voire morales, sont le

résultat d’une corrélation avec la matière physique.

Ce glissement entre le physique et le moral, on le sait, s’inspire de Locke. Les diverses

dispositions des hommes sont causées par l’expérience de l’environnement, réduit ici à des facteurs

physiques, qui ne sont jamais complètement les mêmes d’un territoire à un autre. Les climats,

d’après le début du livre XIV, s’engagent dans une logique d’influence (et non de déterminisme

pur) qui peut s’étendre à des facteurs de plus en plus compliqués (Binoche 1998 : 139-140), et ce,

même si la suite des chapitres du livre se limite davantage à une question de température, de froid

R. Spavin 144

ou de chaud, à savoir une dichotomie simplificatrice aussi bien qu’une certaine hiérarchie. Mais il

s’agit là d’un problème important.

Lorsque Montesquieu déclare, dans le livre XIX, que « l’empire du climat est le premier

de tous les empires » (XIX, 14), on peut comprendre que le climat n’est qu’un des premiers

facteurs qui influe « chronologiquement » (Binoche 1998 : 141) sur « l’esprit général d’une

nation », notion fondamentalement plurielle, précédant d’autres influences plus sociohistoriques

qui font également partie de l’ouvrage89. Ces autres facteurs font l’objet d’une énumération quasi

intégrale qui ne peut être taxée de simplicité : « Plusieurs choses gouvernent les hommes : le

climat, la religion, les lois, les maximes du gouvernement, les exemples des choses passées, les

mœurs, les manières ; d’où il se forme un esprit général qui en résulte » (XIX, 4). Il faut dès lors

tenir compte de plusieurs influences, de plus en plus complexes, à mesure qu’on avance dans le

livre XIX. Elles sont nombreuses, ressortissant à la fois à l’univers nébuleux des « mœurs » et à

des aspects sociopolitiques plus quantifiables, comme le degré de liberté qui est soutenable par

une constitution ; les modes de subsistance qui sont établies dans une société ; la force des

croyances religieuses ; la richesse de la population et surtout le commerce de la nation (I, 3). Le

but d’une telle complexité : viser la spécificité. La connaissance d’un peuple en particulier n’est

pas une enquête déterministe, ni une caractérisation grossièrement réductrice. Elle renvoie, bien

au contraire, à un processus empirique qui s’étend sur un champ d’investigation qui se veut

exhaustif, à l’encontre bien entendu d’une généralisation réductrice.

89 L’interprétation chronologique des climats se retrouve un peu partout dans les explications critiques. B. Binoche la

résume comme suit : « Pour bien comprendre en quel sens le climat est « le premier de tous les empires », le plus

simple, comme toujours, est de revenir au contexte, et celui-ci est clair. Il s’agit de montrer que Pierre Ier a pu très

facilement donner à la Russie des mœurs européennes parce qu’elle était une nation géographiquement européenne :

les mœurs nouvelles s’accordaient au climat. La priorité de celui-ci est donc chronologique : la nature matérielle est

ce qui s’exerce d’abord, antérieurement à l’action des autres principes, sur un peuple » (Binoche 1998 : 141, je

souligne).

R. Spavin 145

Au fond, la philosophie politique de Montesquieu promeut la liberté politique des peuples,

laquelle est variable, puisque déterminée par un ensemble de lois qui devrait changer relativement

au caractère spécifique de la nation gouvernée. Un peuple gouverné selon ses propres besoins est

un peuple libre, heureux. C’est en ce sens que Montesquieu est pluraliste, réticent à l’idée

d’uniformité, sans être relativiste : « Lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent

les mêmes ? » (XXIX, 18). Derrière ce pluralisme, certaines valeurs sont pourtant universelles et

doivent être respectées, comme la raison, la modestie, l’humanitarisme, la liberté et la tolérance

(voir Courtney 2001). Celles-ci structurent sa comparaison de différentes formes de gouvernement

(république, monarchie et despotisme) : à travers la diversité politique, il existe une « chaîne » qui

relie de manière universelle les divers phénomènes sociaux (Ehrard 1998 : 179-192). L’enquête

philosophique de Montesquieu consiste à trouver les voies multiples vers l’objectif ultime de la

politique, c’est-à-dire la modération, par une « compréhension des nuances des choses » (Défense,

Pléiade II, 1138).

On pourrait facilement croire que le fonctionnement textuel de la théorie des climats se

subordonne à la cause pluraliste, en des termes « naturalisants », comme pour la

« phénoménaliser », à l’instar d’un symbole. D’où la rhétorique de la scientificité, qui doit fausser

son origine organique par la démarche empirique. Rappelons les conditions de la fameuse

expérience sur la langue du mouton90. Dans cette « expérience », qui n’en est qu’une en apparence,

il s’agit de penser les facteurs physiques — réduits pourtant à la température — comme une cause

qui agit sur un effet humain. Le climat serait, selon l’argumentation, une sorte d’exemple qui

appuie un argument plus grand, qui explique des structures sociopolitiques plus larges. Or

90 Nous l’avons déjà vu plus haut, Montesquieu y constate que les mamelons de cet organe se resserrent dans l’air

froid et se relâchent dans l’air chaud. Selon lui, cela prouve que la froideur augmente le ressort des « fibres » et, par

conséquent, l’« énergie » des peuples habitant les climats du nord (XIV, 2).

R. Spavin 146

l’expérience servirait à renforcer moins la thèse pluraliste en tant que telle que la logique qui la

fonde et la rend possible : puisque les phénomènes naturels influencent la constitution humaine

(biologique et psychologique), réduite ici à un seul organe, il s’ensuit que leur nécessaire diversité

cause la diversité de la société politique. Le pluralisme suit, partant, l’ordre naturel des choses.

Les effets climatiques, en tant qu’origine de la diversité humaine, peuvent s’inscrire, à

travers les différents livres de l’ouvrage, dans une chronologie narrative qui imite le passage du

temps, son cours historique de plus en plus nuancé. Cette temporalité se comprend comme une

trajectoire de facteurs physiques et historiques de plus en plus sophistiqués, dont le terme

d’aboutissement serait expliqué au livre XIX, livre qui est le plus souvent cité par la critique. À

cet égard, le pluralisme des livres ultérieurs corrige la simplicité des thèses climatiques, des

facteurs « primitifs » qui n’influencent plus l’homme moderne. En d’autres termes, si le lien causal

entre l’environnement et l’homme était valide dans les livres précédents, la corrélation, à partir du

livre XIX, qui vise davantage l’histoire que la géographie, est dorénavant plus exacte. C’est comme

si le livre XIX réécrivait le livre XIV, mais en lui enlevant toutes les maladresses sensualistes et

géographiques.

Sur ce point, l’expérience qui ouvre la théorie des climats donne moins un effet de

scientificité et d’exactitude qu’elle extrapole une généralité qui bafoue les limites des faits

observés. On ne peut ignorer la dimension antiscientifique de l’expérience qui insiste moins sur

l’observation que sur les conclusions qui en sont tirées. Est-ce une marque de textualité ?

Montesquieu est-il conscient de l’extrapolation ? Une fois que l’artificialité de l’expérience est

admise, le véritable symbolisme des climats se donne à analyser : en phénoménalisant le

pluralisme, le climat permettrait de passer de l’influence microscopique (de la langue) à un

déterminisme macroscosmique (au pluralisme politique), exemplifiant ce que Terry Eagleton, à la

R. Spavin 147

suite de Baumgarten, appelle la « cognition esthétique » (Eagleton 1988, 328), à savoir

l’amalgame, fictif et illusoire, entre les particularités du sensible et les généralités du concept.

Pourtant, à lire la théorie des climats dans ses détails, le pluralisme ne se montre pas comme

l’idée la plus (ana)logique à l’endroit des influences des températures. La seule « thèse » qui en

ressort est non le pluralisme, mais le dualisme des effets de la température sur l’homme, soit la

notion que la résistance au plaisir serait une caractéristique « froide » et que la faiblesse au plaisir

serait une caractéristique « chaude »91. Cette thèse est en réalité aux antipodes du pluralisme ; elle

lui est plutôt opaque, et non « translucide », comme le voudrait une éventuelle lecture symbolique.

Face à la volonté de ne pas simplifier la spécificité des peuples, les caractérisations climatiques de

Montesquieu surprennent, contredisent en fait, toutes les « nuances » qui doivent être comprises

pour connaître le véritable caractère d’un peuple. Le dualisme détonne :

Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus,

beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous

éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun

cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes

passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstants dans leurs manières,

dans leurs vices même, et dans leurs vertus ; le climat n’y a pas une qualité assez déterminée

pour les fixer eux-mêmes (XIV, 2).

On voit bien que le déterminisme climatique affirme une dichotomie, réduisant son envergure à

deux températures, chaude et froide92, qui ne tient aucunement compte des évolutions historiques

91 Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans

les pays chauds, elle sera extrême. […] (XIV, II). 92 Contrairement à ce que l’on peut croire, le déterminisme climatique n’admet pas un « juste milieu » dans la zone

tempérée (Vasak 2007 : 247-252), soit une tiédeur idéale, puisque le climat de la zone tempérée ne peut constituer une

influence capable de « déterminer » les peuples. Les peuples de la zone tempérée sont plutôt imprévisibles à cause de

ce manque de disposition climatique, comme en témoigne l’« inconstance » dans la citation ci-dessus. Là où la tiédeur

ou la zone tempérée s’avère supérieure pour A. Vasak est dans le comportement des femmes qui sont plus

naturellement « pudiques ». Mais je tiens à préciser qu’il s’agit là d’une volonté de la part de Montesquieu d’identifier

la France à une culture septentrionale, voire anglaise et germanique. A. Vasak semble mélanger le tempéré et le nord

entre son propos et les mots de Montesquieu : « La monogamie n’est pas tant naturelle qu’inutile sous certains climats,

les nôtres, tempérés, où la vertu des femmes est, quant à elle, naturelle. Rappelons-le : "Que servirait d’enfermer les

femmes dans nos pays du nord, où leurs mœurs sont naturellement bonnes ; où toutes leurs passions sont calmes, peu

actives, peu raffinées (…)" (XVI, 11) » (ibid. : 228, je souligne). Le nord fait plutôt référence aux caractérisations qui

ont déjà été attribuées à la froideur, non à la tiédeur, c’est-à-dire la propension à la vertu, le manque de vice. S’il est

vrai que Buffon valorise la zone tempérée, il ne l’est aucunement pour Montesquieu qui lui accorde en fait peu de

R. Spavin 148

du livre XIX. Montesquieu ne parle pas ici d’une civilisation primitive non plus, comme le voudrait

bien Binoche. Il suffit de nous reporter à l’énonciation des propos climatiques qui visent clairement

un présent, qui s’adresse à un lecteur actuel ; les temps verbaux (partagés entre le futur et

l’impératif) servent de déictiques, situant les caractères géographiques en question dans un

contexte contemporain. En effet, l’analyse climatique aboutit à une sorte d’impasse : comment ne

pas comprendre ce dualisme comme une contradiction du projet politique de Montesquieu,

empreint de valeurs pluralistes et libérales ?

Les climats de Montesquieu semblent résister à la compréhension. Et l’exégèse semble

vouloir résister à les comprendre. Au-delà d’une explication historiciste, qui situerait notre

réticence envers les stéréotypes géographiques dans un rejet plus général des discours

déterministes, il existe d’autres raisons pour lesquelles le dualisme des climats est éclipsé par

d’autres sections de l’ouvrage plus « modernes », qui, pourtant, ne l’éclairent en rien. À titre

d’exemple, on peut se reporter au livre de Marc Crépon, Les géographies de l’esprit : enquête sur

la caractérisation des peuples de Leibniz à Hegel (1996), pour essayer de voir en quoi les climats,

« modernes », échappent à une histoire des stéréotypes nationaux.

Il est intéressant de noter que L’Esprit des lois, y compris sa théorie des climats, évite,

selon M. Crépon, les dangers d’une formulation réductrice de caractères, soit le « double écueil de

la caractérisation violente et de la constitution d’un modèle exclusif d’humanité » (Crépon 1996 :

84). Ignore-t-il les passages qui traitent de la froideur et de la propension naturelle des peuples du

nord à la modération politique ? Je ne dirais pas que M. Crépon les ignore, mais ils sont escamotés

pour privilégier la notion « d’esprit général », à savoir « la résultante d’un ensemble ouvert de

facteurs dont aucun ne possède a priori la prééminence » (Crépon 1996 : 92). En termes plus

place.

R. Spavin 149

théoriques, est préférée ici la dialectique de l’histoire, soutenue par la notion de caractère ou

d’esprit général, qui refuse un modèle exclusif d’humanité, au « système d’inertie », anhistorique,

que constituerait, du moins en partie, la théorie des climats93. L’absorption du déterminisme

climatique dans une conception d’histoire repose sur une lecture sélective des livres XIV à XVIII,

faisant abstraction du problème dualiste ainsi que les thèses encore plus controversées sur

l’esclavage.

La théorie des climats et la « morale »

Une introduction au déterminisme climatique de Montesquieu se doit de remettre en cause

le véritable « déterminisme » de la théorie et ce, pour rendre justice à ses passages « correctifs ».

Car très lié au relativisme-pluralisme des différents peuples est l’argument moraliste-législatif, où

la théorie des climats explique en réalité un rapport plus complexe vis-à-vis des phénomènes

naturels, moins causal que « corrélatif »94. En effet, il ne s’agit pas uniquement des influences

géographiques sur l’homme, mais des effets que l’homme peut en retour exercer sur son

environnement, soit un renversement du déterminisme par une maîtrise des phénomènes naturels.

Dès le cinquième chapitre du livre XIV, Montesquieu formule les origines d’une telle

réaction humaine. Dans un certain cas de figure, le législateur doit trouver un moyen de contrer

les effets climatiques qui peuvent influer négativement sur la société. La chaleur excessive aux

Indes, par exemple, « énerve et accable » ; elle fait en sorte que le « repos est si délicieux et le

mouvement si pénible » que la société souffre d’une « paresse » due au climat, cause de « mille

93 G. Benrekessa (1982) démontre bien la nature anhistorique de la théorie des climats qui ne peut que contredire

l’esprit pluraliste, dialectique de différentes sections dans L’Esprit des lois. Et je suivrai à ma façon sa lecture, c’est-

à-dire la lecture durkheimienne des climats, où ceux-ci ne témoignent pas d’une cause efficiente des lois (le résultat

d’une agentivité sociale), mais bien d’une cause finale du social (le but d’une société). 94 J’emprunte ce terme à Jean-Patrice Courtois qui l’a utilisé pour décrire l’aspect bilatéral du rapport environnement-

homme, lors de ses séminaires sur le déterminisme climatique à Genève (17-26 juin 2013).

R. Spavin 150

maux (XIV, 5). La solution consiste à remédier aux influences naturelles par des « lois toutes

pratiques », ainsi qu’ont fait les législateurs chinois par l’emploi de la religion et de la philosophie.

Celles-ci sont devenues les instruments des « causes morales » qui ont éloigné les hommes de

l’inaction, à laquelle les causes physiques les poussent (ibid.). Enfin, le titre du chapitre ne peut

être plus limpide : « Que les mauvais législateurs sont ceux qui ont favorisé les vices du climat, et

les bons sont ceux qui s’y sont opposés » (ibid.). D’où la réversibilité du « vice » qui peut devenir

une vertu à l’aide des lois positives.

À partir de ce premier chapitre « correctif », Montesquieu crée un premier mouvement

historique sous la forme d’une réponse positiviste, où les lois humaines suppléent aux

« manquements » de la nature. Or il est important de noter que le mouvement législatif apparaît

d’abord dans les contrées méridionales ou, du moins, orientales. Autrement dit, la source des lois

positives se trouve non pas dans les pays froids, où les lois s’instituent d’elles-mêmes95, mais dans

les pays où les facteurs physiques — la fertilité, la douceur — constituent un obstacle à la fois

politique et économique. Un rapport étroit s’établit entre la législation et l’industrie ; les lois

positives doivent se mettre en place dans les régions les moins travailleuses, comme si la législation

était un ersatz de l’industrie.

Au fil des livres « climatiques », Montesquieu insistera de plus en plus sur les défis sociaux

et politiques liés à la paresse qui deviennent moins l’effet de la chaleur que de la fertilité des terres.

C’est dire que la discussion passe subtilement d’un paradigme fibrillaire et sensualiste, où

l’homme subit une influence environnementale, à un paradigme historique, portant plus

95 Je parlerai plus loin de la « légalité sans lois » des contrées septentrionales qui peuvent vivre sans éducation, en se

fiant tout simplement aux lois de la nature. Mais retenons d’emblée à quel point Montesquieu distingue le peuple

septentrional du peuple méridional par une disposition naturelle et non positiviste aux lois : « Du temps des Romains,

les peuples du nord de l’Europe vivaient sans arts, sans éducation, presque sans lois ; et cependant, par le seul bon

sens attaché aux fibres grossières de ces climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance

romaine, jusqu’au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire » (XIV, 3).

R. Spavin 151

précisément sur le rapport que l’homme entretient lui-même avec son espace. Aussi la progression

des idées dépasse-t-elle la simplicité de la température des livres précédents ; la fertilité et

l’infertilité des terrains pouvant être indépendantes de la température qui domine dans une région

donnée. À cet égard, le livre XVIII, qui traite des influences de la nature des terrains, est une

véritable apologie de l’industrie agricole et des effets civilisateurs du travail. En effet, dans cette

logique de maîtrise et de perfectibilité humaine, les terres fertiles sont les moins favorisés, car la

générosité de la nature ne requiert aucune initiative humaine, aucun effort collectif. La fertilité a

plutôt l’effet de garder les hommes dans un état de sauvagerie. « Ce qui fait qu’il y a tant de nations

sauvages en Amérique, c’est que la terre y produit d’elle-même beaucoup de fruits dont on peut se

nourrir » (XVIII, 9). Alors que la stérilité des terrains fait tout le contraire et rend les hommes

« industrieux, sobres, endurcis au travail, courageux, propres à la guerre » (ibid.)96. L’obstacle

naturel est préférable au don naturel dans la mesure où il devient une cause, un adjuvant de

sociabilité et de modération ; l’homme se civilise et se moralise par le travail, par son dépassement

des gageures naturelles.

Les derniers chapitres des livres « climatiques » peuvent nous inciter à voir la théorie des

climats comme une histoire de la perfectibilité humaine. Un certain nivellement progressif semble

se mettre en place entre le froid et le chaud, où l’idée d’une correction des obstacles naturels, c’est-

à-dire une sorte de méthode positiviste, devient l’apanage de tout peuple, qu’il soit perse, chinois

ou européen. La maîtrise de la nature qui motive les progrès industriels se retrouve dans la logique

du législateur, la raison d’être des lois positives. Aussi un parallélisme tend-il à confondre les

96 Mais, il convient de le préciser, il y a une contradiction importante entre l’esprit guerrier des hommes habitant des

régions stériles et la logique d’obéissance qui est liée à l’industrie et à l’économie. C’est pourquoi le « bon » terrain

est celui qui distrait les hommes de l’indépendance pour « y établ(ir) la dépendance » (XVIII, 1). Le travail que fournit

l’industrie agricole distrait les hommes, qui ne sont pas « jaloux de leur liberté », mais trop occupés et trop pleins de

leurs affaires particulières » (ibid.). En effet, comment le courage guerrier se rapporte-t-il aux intérêts particuliers que

cultive le travail agricole, industriel ? Cette contradiction ou dualité du froid sera explicitée d’ici la fin du chapitre.

R. Spavin 152

efforts des législateurs méridionaux qui progressent en matière de lois positives et ceux des

agriculteurs qui innovent précisément en raison des défis que leur pose la stérilité des terres,

qu’elles soient septentrionales ou pas. En suivant la chronologie, l’ordre dans lequel Montesquieu

place ses chapitres, la correction législative s’avère, à la longue, une imitation des capacités

humaines à se parfaire et à conquérir l’environnement ; elle se présente, a fortiori, comme un

instinct « naturel » (ou humain), et moins comme une opposition aux « lois naturelles » ou

« climatiques », qui sont désormais réduites à des contingences que l’homme est destiné à

surmonter. D’où la polysémie et l’équivoque du terme « nature », où le sens oscille entre ce qui

existe avant l’action des hommes et ce qui existe et se maintient après : « Les hommes, par leurs

soins et par de bonnes lois, ont rendu la terre plus propre à être leur demeure. Nous voyons couler

les rivières là où étaient des lacs et des marais ; c’est un bien que la nature n’a point fait, mais qui

est entretenu par la nature » (XVIII, 7, je souligne). La nature dont parle Montesquieu est

évidemment double : d’une part, la géographie perse n’a pas initialement fourni aux hommes de

sources d’eau et, de l’autre, la nature, ou plutôt le génie humain, a fait en sorte que l’eau, « sans

savoir d’où elle peut venir, [se] trouve dans ses champs et dans ses jardins » (ibid.), c’est-à-dire

partout. La « nature », dans son deuxième sens, entretient non pas la géographie originelle, mais

les innovations humaines qui changent celle-ci, la réécrivant. La correction de la nature par les

hommes, décrite ici par un certain « je ne sais quoi » qui la généralise, fait presqu’oublier aux

hommes ce que la nature (physique) était avant leur intervention.

L’histoire finit-elle par réécrire ses origines, à effacer le déterminisme naturel ? Si l’homme

déterminera au fil du temps sa nature, ou plus précisément son environnement, est-il pour autant

autodéterminant ? La volonté de lire le déterminisme naturel comme un indéterminisme, soit une

perfectibilité humaine, cherche à évacuer les manières dont l’homme est prédéterminé, et fait

R. Spavin 153

pencher la balance en faveur des progrès historiques qui continuent de surmonter les obstacles

physiques de l’environnement. Mais ces « causes morales » qui s’opposent aux « vices » naturels

ne sont qu’une partie de l’histoire ; l’historicité fait peut-être oublier provisoirement les hiérarchies

de départ, mais celles-ci ne sont jamais complètement estompées. Malgré la capacité humaine à

surmonter les facteurs physiques qui la freinent, et malgré aussi son omniprésence à travers le

monde, il n’en demeure pas moins que certains climats se montrent préférables à d’autres ; les

hommes ne sont pas égaux. Certes, le relativisme et le pluralisme des climats se résolvent par un

moralisme correctif et perfectible ; les deux idées formant une certaine dialectique entre la

géographie et l’histoire. Mais la circularité de l’argument ne résout pas le problème de la

supériorité du froid, dont l’idéalité politique, ainsi que la légalité sans la loi, échappent à

l’argument positiviste et historique. Elle ne résout pas non plus les interminables glissements que

fait Montesquieu entre le concept philosophique de Nature et le concept scientifique de

géographie. L’un n’égale pas l’autre, même si Montesquieu essaie de s’emmêler les pinceaux.

L’homme n’est peut-être plus déterminé par son environnement, mais cela n’exclut pas la

possibilité qu’il soit déterminé par d’autres facteurs et d’autres forces plus grandes que lui. Le

déterminisme de la sphère sociale peut s’exprimer par différentes formes, plus politique que

géographique, donnant lieu à une scission au sein de l’humanisme de Montesquieu, où certains

hommes en déterminent d’autres.

Ainsi, sans nécessairement discréditer le relativisme ou le moralisme qui font partie

intégrante de la théorie des climats, ces idées établissent un important niveau de lecture où la

géographie des climats se relie aux thèses sociologisantes du livre XIX, notamment à la notion de

caractère national. Les influences climatiques s’inscrivent dans une lignée chronologique, ou une

continuité narrative d’un livre à un autre, où l’ordre des idées crée une même trajectoire historique,

R. Spavin 154

devenant, au fil du temps, des influences plus complexes, moins géographiques que culturelles,

comme si la conscience historique corrigeait les notions par trop simplificatrices du déterminisme

des livres XIV à XVII. Mais ce n’est pas le seul degré de lecture auquel le discours se prête. Il

s’agira maintenant de remettre en cause les associations qui se donnent à voir entre les climats et

la sociologie : le livre XIX n’est pas nécessairement le corollaire du livre XIV ; une rupture sépare

le statisme et l’anhistoricité des climats de l’historicité sociologique, ou en d’autres termes, les

relents « anciens » des apports « modernes ».

Le rapport entre la société et la politique : qui commande à qui ?

Une importante distinction mérite d’être soulignée dans le discours climatique au niveau

de sa prétendue « modernité ». Dans son sens le plus explicite, le recours aux climats se veut

« nouveau » : Montesquieu s’inspire des connaissances physiques et géographiques actuelles tout

en dissimulant ses origines classiques, sa nature intertextuelle et topique. Du point de vue des idées

politiques qu’il exprime le plus directement, le relativisme et l’indéterminisme semblent également

renforcer une vision « moderne » de l’association politique qui insiste avant tout sur l’importance

des facteurs sociologiques. Le projet politique de Montesquieu semble continuer la lente érosion

de l’État-nation du XVIIe siècle, soit le modèle absolutiste qui repose sur une dichotomie stricte

entre la politique et la société. Chez le baron, on retrouve non pas la voix de Hobbes, mais plutôt

celle de Locke qui insiste sur l’importance d’une moralité bourgeoise, siège de l’opinion publique,

qui avance la prééminence des forces sociales (Koselleck 1988 : 55). Reinhart Koselleck explique

pour sa part l’essor d’une telle force sociale à l’aide d’un « héritage paradoxal de la monarchie »

qui renvoie à l’étrange bénéfice dont jouit le peuple de l’Ancien Régime absolutiste, où le pouvoir

politique se détache du corps social, lui cédant une certaine liberté « clandestine ». L’absolutisme

permet de penser l’autonomie du pouvoir social, distinct de, et seul rempart contre, le pouvoir

R. Spavin 155

législatif, seul titulaire de la souveraineté absolue (Manent 1986 : 99). Contrairement à ce modèle

politique qui relègue la morale et la conscience à la vie privée, Locke théorise la rivalité de la

sphère sociale, où la vie « secrète » de l’individu se collectivise par le biais de clubs. Ainsi, le

citoyen bourgeois se meut vers le domaine public ; la société bourgeoise viendra « frapper aux

portes des pouvoirs politiques », leur réclamant l’admission et de l’attention (ibid. : 53). En

conséquence, l’état anglais se caractérise à la fin du XVIIe siècle par l’interconnexion de la

politique et la société, actualité qui séduit les philosophes français, surtout après la mort de Louis

XIV.

En effet, le projet politique de Montesquieu s’inscrit en général dans le courant anti-

absolutiste qui tente de redéfinir l’État moderne à l’aune de ce constitutionalisme anglais, devenu

populaire parmi les émigrés protestants et les sphères bourgeoises, et qui s’exprime dans la société

française par les clubs « secrets », tel le Club de l’Entresol97, que fréquente le baron lui-même. Les

discours sociohistoriques dans lesquels s’inscrit le climat répondent à une certaine idéologie

frondeuse particulièrement à la mode au début du XVIIIe siècle. Le principe fondamental, que les

lois doivent être « relatives » à la spécificité des groupes sociaux, suggère que la politique suive la

société, qu’un ordre social précède les lois positives, ce qui n’était pas admis par le pouvoir

politique dans la France absolutiste de l’époque. Il ne faut pas ignorer une certaine image du droit

naturel moderne dans le discours climatique, soit la notion d’une sociabilité naturelle, antérieure

et donc rivale des structures politiques de la monarchie absolutiste (Larrère 1992).

97 D’Argenson décrit le caractère de ce club comme une société particulièrement communicative, libre et égalitaire

(une sorte de mini-état utopique) qui devait absolument rester « secrète ». Aux alentours de 1731, le club exerçait une

influence trop grande sur l’opinion publique, qui devenait de moins en moins clandestin, notamment à cause de l’abbé

Saint-Pierre qui voulait doter la société d’une fonction de polysynodie (diversité de conseils destinée à décentraliser

le pouvoir politique) (voir Koselleck 1988 : 67-70).

R. Spavin 156

Dans la thèse moraliste, la question de l’antériorité de la sociabilité est certes plus

complexe. D’après les chapitres que Montesquieu consacre à la question, les lois doivent d’abord

statuer pour qu’il y ait sociabilité, notamment dans le cas des pays orientaux. Si je me réserve pour

l’instant d’expliciter la totalité de cette ambiguïté, il suffit de réitérer que la correction qu’opèrent

les lois positives est déterminée (bien qu’inversement) par les défauts sociaux préexistants. C’est

par le manque d’un ordre social (comparé à un ordre social européen) que les meilleures voies

législatives sont définies. La sociabilité qu’instituent les lois peut se lire comme une mise en

application d’une sociabilité « nordiste », politique sur la surface, mais fondamentalement

économique, car appliquée pour rendre un peuple « industrieux » (XIV, 9). Le parallélisme entre

la réaction législative à l’obstacle social (causé par la chaleur du climat) et la réaction industrielle

à l’infertilité des terres est donc frappant. La législation des pays constitue une tentative de rendre

à un peuple démuni une sociabilité naturelle qui n’y existe pas par elle-même, à cause de certains

obstacles géographiques. Un clivage entre la nature et la géographie commence à se faire voir. La

législation positiviste n’est-elle qu’une restitution d’une sociabilité naturelle, un soulèvement des

limites physiques ?

La théorie des climats permet ainsi de penser le rapport entre la société et la politique dans

un discours au confluent de la nature et de la géographie. Le climat engendre des façons de vivre,

des rites, des coutumes que la politique doit suivre, quelquefois corriger, en vue d’une nature

idéale, une sociabilité naturelle que mettraient en place des « lois pratiques ». Entre la société et la

politique, Montesquieu établit un certain rapport de symétrie et d’harmonie. Du livre XIV au livre

XX, une grande partie des arguments appuie une réciprocité entre les deux entités conceptuelles

qui est souvent décrite comme économique. « Le commerce, dit-il, a du rapport avec la

constitution » (XX, 4). D’où le libéralisme de Montesquieu qui peut raisonner la totalité des

R. Spavin 157

échanges humains en termes commerciaux. Ainsi qu’il le dira à plusieurs reprises, les principaux

objectifs de la politique se retrouvent dans le commerce : « L’effet naturel du commerce est de

porter à la paix » (XX, 2). Le langage rappelle une idéologie bourgeoise, où le sentiment du

« public » n’est pas redevable aux lois, mais à un sentiment naturel, commun à tous les hommes.

Sur la question du libéralisme de Montesquieu, Thomas Pangle revient à plusieurs reprises

sur les effets de va-et-vient entre les structures socioéconomiques et les lois politiques. En

expliquant le cas anglais, le critique montre comment la logique économique règne des deux côtés

du rapport sociopolitique : si les hommes individuels interagissent selon une logique de la

compétition, leurs intérêts particuliers servant réciproquement de frein (XIX, 27), la modération

des structures gouvernementales fonctionne selon le même modèle (XI, 6). Il existe ainsi un

parallélisme dans la structure du gouvernement (les factions compétitives qui créent des freins et

des limites pour le pouvoir) et la structure de la vie au quotidien (Pangle 1973 : 147). À cet égard,

la politique se conçoit comme la continuation de la sociabilité naturelle, de la même rationalité

économique. Mais est-elle pour autant un dérivé du social ? La question est importante pour

comprendre les rapports de force entre la politique et la société ; laquelle des deux est

« souveraine », laquelle est en position de contrôle ? La réponse de Pangle varie et évolue à travers

son argumentation. Dans un passage important de son livre, la politique est antérieure à

l’économie, mais l’économie finit par prendre le dessus (ibid). Sa relecture du livre XX, chapitre

7 explique que les lois en Angleterre ont créé les conditions nécessaires pour le développement du

commerce, mais qu’après avoir profité de ces conditions, la politique est devenue l’instrument du

commerce (Pangle 1973 : 148). Or le chapitre cité ne dit pas que la politique crée les conditions

du commerce, mais seulement que la politique anglaise cède au commerce : « D’autres nations ont

fait céder des intérêts du commerce à des intérêts politiques : celle-ci a toujours fait céder ses

R. Spavin 158

intérêts politiques aux intérêts de son commerce » (XX, 7). L’argument de l’antériorité de la

politique se trouve plutôt à la fin du livre XIX, où Montesquieu renverse la logique des chapitres

précédents — qui avancent l’idée que « les lois suivent les mœurs » (XIX, 23) — par le chapitre

27 : « Comment les lois peuvent contribuer à former les mœurs, les manières et le caractère d’une

nation ». Plus loin, Pangle évoque à nouveau la politique comme l’origine de la société, mais cette

fois, elle est aussi l’autorité finale de la société : « Nevertheless, for Montesquieu himself the

discovery of the historical dimension does not lead to a disavowal of the suzerainty of politics. The

general spirit of a nation is formed by its political history more than by anything else » (Pangle

1973 : 192). Pourquoi ce changement de position ? Une contradiction significative oppose la thèse

selon laquelle les lois rendent possible le commerce anglais avec les passages portant sur le climat,

où le commerce et l’industrie sont présentés comme une réaction naturelle aux facteurs physiques

; ce sont d’ailleurs les pays chauds (et non les Anglais) qui nécessitent l’intervention des lois

positives pour devenir économiquement viables. Enfin, tantôt la politique anglaise est le miroir de

l’économie, tantôt elle est l’autorité suprême. Comment rendre raison de ce paradoxe ? Si je suis,

d’une certaine manière, en accord avec Pangle — que la politique ne cède jamais entièrement le

contrôle au social —, je ne suis pas d’accord avec la manière dont il résume les mouvements du

texte pour arriver à cette interprétation. Il est clair que Montesquieu fait des efforts considérables

dans cette partie de l’ouvrage pour donner l’impression que la politique succède à l’économie, ou

du moins, qu’une certaine symétrie, voire transparence entre ces deux niveaux d’existence est

derrière le complexe équilibre qu’est la modération. Cependant, Pangle déproblématise la tension

sociopolitique que Montesquieu campe délibérément dans son texte par un « nevertheless » ou par

des références qui se passent d’analyse textuelle. La théorie des climats, la notion de caractère

général, les facteurs sociohistoriques concourent tous à contredire cette vérité que Pangle avance

R. Spavin 159

presque comme une évidence : la politique ne peut jamais être sous le contrôle de la société. Cela

ne rend pas justice au rapport équivoque qui maintient en équilibre la politique et la société, et

n’explique pas non plus la frontière essentielle qui sépare les deux entités conceptuelles, condition

sine qua non d’une « suzeraineté » politique. Si la présence de ces discours « modernes » ne sert

qu’à tempérer le rôle que joue le pouvoir sur une société, on ne comprend guère la thèse d’une

antériorité sociale, ni les origines sociologiques que présupposent le discours climatique. Ce qui

m’incite à croire que la « modernité » de ces discours n’est peut-être qu’une surface, et que leur

profondeur mérite plus d’examen. Cela dit, la lecture de Pangle m’intéresse précisément dans la

mesure où elle avance l’ironie de la pensée de Montesquieu, surtout en ce qui concerne

l’hétérodoxie religieuse du penseur. Mais je me demande pourquoi il ne porte pas un regard plus

large sur l’expression rhétorique de Montesquieu. Qu’en est-il de ces climats, dont la « modernité »

boiteuse dit peut-être le contraire de ce qu’elle avance, moins une symétrie sociopolitique qu’une

mise en retrait du pouvoir ? Mais il faut d’abord une lecture attentive de la « surface » pour

expliciter les mécanismes sous-jacents d’un tel ésotérisme.

L’« ésotérisme » de L’Esprit des lois

Dans l’histoire de l’exégèse montesquienne, Pangle, à qui je reviens souvent, est considéré

comme un exemple notoire des critiques « straussiens ». L’épithète peut vouloir dire bien des

choses, mais elle signifie le plus souvent un certain traitement de la religion qui la relie

paradoxalement à la philosophie98. À l’encontre de l’héritage d’une certaine image des

« Lumières », qui, selon Strauss, opposent la religion à la philosophie, afin d’évacuer les

superstitions du vécu des hommes, Strauss promeut une coexistence nécessaire entre la religion et

98 Voir son nouveau livre, The Theological Basis of Liberal Modernity in Montesquieu’s “Spirit of the Laws” (Chicago

: University of Chicago Press, 2010).

R. Spavin 160

la philosophie, où celle-ci dépend du voile protecteur de celle-là99. Pour les chercheurs qui

considèrent le projet des Lumières d’une manière plus scientifique et nuancée, la pensée de Strauss

signifie une véritable bête noire, sinon un problème à neutraliser. Son fameux « ésotérisme » agace

plusieurs qui lui trouvent un nœud de paradoxes inextricables. Comment en effet promouvoir

l’ésotérisme si on persiste à le mettre à nu (Beiner 2011 : 201-203) ? Question qui en participe

d’une autre plus fondamentale : comment neutraliser son rejet des Lumières ?

C’est pourquoi Montesquieu paraît comme un compromis particulièrement idoine. D’une

part, il s’inscrit dans le projet de l’époque, affirmant dès la préface de son ouvrage qu’« il n’est

pas indifférent que le peuple soit éclairé », mais de l’autre, il tempère l’irréligion de ses

prédécesseurs, notamment Bayle, qui exprime la possibilité d’une société athée dans ses Pensées

diverses sur la comète en 1680. Montesquieu défend tant bien que mal les dogmes chrétiens, ainsi

qu’on peut le trouver dans le livre XXVI, chapitre 1. S’il est question d’hétérodoxie religieuse,

Montesquieu l’évite, en parlant avec « ironie », d’où sa « prudence » à l’égard de la Censure

(Pangle 1973 : 253). Autrement dit, la légèreté avec laquelle il traite de la religion peut témoigner

en réalité de son accord tacite avec Bayle. Montesquieu n’est-il donc pas aussi chrétien qu’il le

prétend ? Cette prétendue « clandestinité » que Pangle trouve dans le discours du philosophe se

confirmerait dans les chapitres suivants où, après avoir attaqué Bayle, il finit par louer une secte

juive et un stoïcisme païen. Bref, le simple fait de poursuivre la lecture révèle pour Pangle que

son éloge du christianisme est plutôt « faible » (ibid.). Selon lui, il devient « clair » que ce qui

constitue une bonne religion n’est qu’une application des règles nécessaires pour maintenir le lien

social au sein d’un régime, rien de plus (ibid. : 254). Toutefois, je doute ici qu’il y ait assez de

détours discursifs pour qualifier ce traitement de la religion d’ésotérique, voire même d’ironique.

99 Voir la section méthodologique sur Strauss à la fin du premier chapitre.

R. Spavin 161

La critique de la religion de Montesquieu n’est qu’à peine cachée. Le penseur ne se protège

finalement pas assez de cette catégorie de philosophes — c’est-à-dire les Machiavel, Bacon,

Hobbes, Descartes, Spinoza, Locke, etc., que Strauss critique comme ayant grièvement nui à la

vraie philosophie en la « démocratisant » ou en « illuminant la cave » — pour en être exempt.

La question de l’ésotérisme de Montesquieu doit être posée à nouveau. Certes, la religion

est la cible par excellence de la philosophie classique qui doit user de faux-fuyants pour échapper

à son contrôle, mais elle perd d’influence au fil de l’histoire et nécessite moins de subterfuges

rhétoriques au XVIIIe siècle. De plus, l’art d’écrire qu’envisage Strauss, en perçant à jour la

philosophie dans la pensée juive et musulmane, ne se révèle que difficilement, par des lectures

minutieuses et « explosives »100. Ces contraintes religieuses d’autrefois ne cadrent pas avec les

attaques à peine dissimulées d’un philosophe du XVIIIe siècle contre une Europe chrétienne. Je me

demande plutôt si l’inverse est vrai : étant donné que Montesquieu s’ouvre aux forces sociales tout

en partageant avec « prudence » les critiques religieuses de Bayle, cela peut-il suggérer que son

« exotérisme » ne se trouve pas dans ses alliances théologiques, mais dans celles qu’il forge à

l’égard des « Lumières », dont le projet est signalé dès le début de son ouvrage ? La persécution

qu’évite Montesquieu n’est pas nécessairement ou uniquement celle de la Censure religieuse —

que la tradition philosophique brave depuis belle lurette —, mais celle des autres libres-penseurs

qui théorisent une meilleure reconnaissance des forces sociales, voire un certain

« républicanisme » athée, à la manière de Bayle. Dans ce sens, la véritable complexité d’un

ésotérisme au XVIIIe siècle n’est pas seulement la création d’un espace discrétionnaire qui soit à

100 Un article de Laurence Lampert (2009) retrace la genèse de l’ésotérisme dans la pensée de Strauss par une

intéressante lecture de sa correspondance. Une image très parlante de la manière dont Strauss considère la découverte

de l’ésotérisme est celle d’une « bombe » qu’il tient entre ses mains. Pour le XVIIIe siècle, la critique de la religion

n’est pas comparable à une « bombe » cachée ; on n’a guère besoin de la dissimuler, elle est devenue une véritable

norme du discours des « philosophes ».

R. Spavin 162

l’abri de l’autorité théologique ou politique, qui sévit certainement sur les libres-penseurs, mais

une tentative d’éviter la persécution des « Lumières » également, c’est-à-dire une désapprobation

par ses paires ou un jugement « entresolien », qui exercent elles-mêmes certains dogmes auxquels

un penseur tel que Montesquieu voudrait se conformer. Son audience est au moins double,

présentant différents niveaux d’horizon d’attente et de risques de « persécution ». Par le voile du

discours libéral et relativiste, l’ouvrage parlerait ainsi davantage des structures politiques que des

modes sociaux dont il prétend expliquer « l’empire » (XIX, 14). L’ésotérisme de Montesquieu ne

sera plus dès lors divorcé de sa fonction politique qui est de s’adresser indirectement aux élites et

dont les modes de gouvernance sont corollaires, symétriques à une rhétorique ésotérique. Car si le

discours du philosophe classique veut influencer les structures de pouvoir à l’abri du social, il doit

prendre la forme que prend le pouvoir, celle des arcana imperii, à savoir les secrets politiques qui

mettent à distance les consciences de la sphère sociale101. En cela, cette étude se demandera en

quoi l’ésotérisme de Montesquieu est moins une tentative de déjouer les menaces de persécution

religieuse et politique qu’il est un horizon d’attente propre à l’exclusivité royale, au fond, une

mimésis rhétorique de la dynamique politique qui imite et renforce l’obscurité du pouvoir

absolutiste.

101 Eva Horn (2011), que je remercie de ses conseils par rapport à cette lecture de Strauss et de Koselleck, élabore très

nettement une généalogie des secrets politiques. Pour elle, l’époque moderne, qui commence avec les sociétés secrètes

des XVIIe et XVIIIe siècles, est hantée par une suspicion à l’égard des mystères de l’État. Les diverses tentatives de

tirer au clair les points d’ombre de l’exécution du pouvoir sont devenues constitutives d’un fantasme obsessionnel du

secret dont le revers de la médaille révèle un idéalisme de la transparence politique, tout aussi répandu qu’il est myope.

Qu’on songe aux récents scandales du Wikileaks. Horn oppose à la culture du secret une philosophie de l’arcanum,

tradition de la philosophie classique qui considère la mise en retrait du pouvoir comme une pratique légitime, sinon

nécessaire, de la gouvernance. Ici, les fonctions du pouvoir ne font pas l’objet d’une transmission, mais d’un

hermétisme. Ainsi que le mot le suggère, l’arca signifiant « coffre », les arcanes politiques renverraient au contenu de

la boîte que l’on ferme à clé. Enfin, au lieu de lire l’ésotérisme comme une tentative d’éviter la persécution, le discours

correspond mieux à une mimésis de la forme classique du pouvoir, une tentative de recréer la frontière sociopolitique

sur laquelle repose son autorité.

R. Spavin 163

Un dernier point méthodologique : à la lumière de la division du social et du politique,

inhérente à la philosophie politique classique, le présent chapitre est divisé en deux grandes parties.

Je traiterai des climats de deux manières distinctes mais corrélées en fonction de la séparation qui

se trouve dans le texte entre les régimes du froid et du chaud. Les idées qui gouvernent ces régimes

climatiques sont différentes et plus complexes que celles de relativisme et de moralité dans la

mesure où elles activent la philosophie politique de Montesquieu dans sa globalité : si le discours

du froid explore les questions liées au constitutionnalisme et à la souveraineté, le discours du chaud

développe les connexions entre la servitude, les passions et l’économie. L’opposition entre le froid

et le chaud, y compris la polarité géographique qui a l’effet de les maintenir à distance, retranscrit

une frontière conceptuelle que Montesquieu essaie de garder entre les structures politiques, d’une

part, et les passions économiques, de l’autre. Les climats créent un espace discrétionnaire où les

fonctionnements politiques et sociaux peuvent être médités sous le voile de la géographie, de la

philosophie de l’époque.

La froideur et la représentation symbolique du pouvoir

Jusque-ici, les climats ont été envisagés dans leur explication de l’univers social. Ils

correspondent d’abord à des facteurs géographiques qui influent sur les groupements humains

avant de céder à des causes plus historiques, auxquelles ils sont liés chronologiquement, à l’instar

d’une origine. Pourtant, une lecture pointue des climats révèlera que certaines caractéristiques

échappent à l’historicité, c’est-à-dire à la lecture relativiste, ainsi qu’au besoin législatif de

correction. Dans une zone en particulier, il existe un idéal politique qui fonctionne sans qu’il y ait

des lois positives pour endiguer les passions populaires, où un sentiment d’obligation nait de lui-

même. C’est en raison de cette zone que j’avance que les climats ne renvoient pas à un discours

homogène mais distinguent entre deux tempéraments opposés, nettement hiérarchisés. En effet,

R. Spavin 164

pourquoi le froid se montre-t-il supérieur au chaud ? Quelle est la raison derrière cette distinction

climatique et quelle serait son rapport avec une éventuelle dichotomie entre la politique et la

société ? Cette ligne de questionnement aura pour but d’avancer une interprétation structuraliste

des climats et de la société politique, qui vise non pas une lecture sociologique, qui passe de bas

en haut (de la société à la politique), mais un regard surplombant, qui renforce le pouvoir politique

tout en construisant de nouvelles dynamiques de servitude sociale. Par le truchement d’une

caractérisation climatique des « sociétés », je montrerai que Montesquieu s’adresse aux forces

politiques, où la rhétorique qui sépare (et qui relie) le froid et le chaud renvoie à un art de

gouverner, où l’opposition entre la politique et la société se veut un moyen de maintenir et de

conserver le pouvoir, à une époque où la monarchie se voit de plus en plus menacée par les forces

économiques et sociales (Koselleck 1959).

La supériorité naturelle du « froid »

Si on revenait à la deuxième idée à laquelle on associe la théorie des climats, son

indéterminisme, ou la perfectibilité qu’elle entend signaler par la correction législative,

Montesquieu la qualifie d’une « cause morale » (XIV, 5). La correction législative des vices

naturels, telle que la paresse, constitue une action « morale » dans la mesure où elle suscite une

société à devenir plus travailleuse. Le problème dans une lecture qui privilégie ces chapitres

correctifs de l’Esprit des lois est de deux ordres. D’une part, la « moralité » en question ne constitue

pas une vraie morale ; le libre arbitre n’est activé que pour pousser l’homme à l’industrie. Tout au

plus s’agit-il d’une morale économique qui ne rend pas compte de la complexité des idées

politiques inscrites en filigrane dans la théorie des climats. En cela réside le second ordre du

problème : d’autres indices de moralité se trouvent dans la théorie qui échappent à une correction

R. Spavin 165

positive des lois. La perfectibilité législative n’explique pas le caractère climatique qui n’en a pas

besoin ; elle n’est pas généralisée à travers tous les lieux.

Dans la section du livre XIV qui évoque les moyens de « corriger » les vices naturels,

Montesquieu insère deux chapitres curieux sur les maladies anglaises qui semblent rapprocher le

paradigme du nord d’un besoin correctif et moral par les lois. C’est le cas du « suicide anglais ».

Après avoir discuté du problème d’ivresse dans la société anglaise, Montesquieu aborde le

problème de la mélancolie existentielle qui se solde trop souvent par la mort élective. Selon lui, la

tendance des Anglais à se tuer est indépendante de toute autre cause que physique : « elle est l’effet

d’une maladie » (XIV, 12), effet du climat, qui « affecte tellement l’âme, qu’elle pourrait porter le

dégoût de toutes choses jusqu’à celui de la vie » (XIV, 13). En termes d’affection climatique, le

suicide est bien sûr le cas le plus grave, le plus extrême, semblerait-il. Il s’oppose directement à

celles qui se trouvent au sud, comme la lèpre, la petite vérole et la peste qui sont contrôlables par

la sagesse des lois. En ce qui concerne ces dernières, les « lois » deviennent des « remèdes », les

« règlements » sont des barrières qui les empêchent de pénétrer les espaces européens (XIV, 11).

Or le suicide des Anglais est-il guérissable par des lois ? Montesquieu constate une certaine

impasse : « Il est clair que les lois civiles de quelques pays ont eu des raisons pour flétrir l’homicide

de soi-même ; mais, en Angleterre, on ne peut plus le punir qu’on ne punit les effets de la

démence » (XIV, 13). Les lois positives trouvent une résistance naturelle dans le problème du

suicide qui s’avère une échappatoire non seulement à la guérison mais à la punition, voire un

espace de liberté en-deçà des lois. D’ailleurs comment punit-on celui qui s’est donné la mort ?

À la différence des maladies du sud, qui peuvent être éradiquées par l’action législative, le

suicide anglais se dérobe à une « opposition » par les lois positives et l’univers politique. Qui plus

est, dans le second chapitre, le suicide n’est plus un mal social, comparable à la lèpre ou à la peste,

R. Spavin 166

mais la « cause » d’une sociabilité naturelle, une résistance physiologique à la tyrannie. Le

sentiment du « poids de la vie » (XIV, 12) est ici un tempérament auquel il faut « convenir », car

il est « très propre à déconcerter les projets de la tyrannie » (XIV, 13). Bien que présenté d’abord

sous la lumière négative d’une maladie, Montesquieu en parle comme une condition naturelle d’un

idéal politique, en deçà des conventions et des traités. Ainsi, à la fin du chapitre, on comprend que

la vie politique, comparée à une « lime sourde, qui use et qui parvient lentement à sa fin » (ibid.),

ne convient pas à ces hommes non seulement « suicidaires » mais « courageux », « impatients »

et « opiniâtres » : « Or les hommes dont nous venons de parler ne pourraient soutenir les lenteurs,

les détails, le sang-froid des négociations ; ils y réussiraient souvent moins que toute autre nations

; et ils perdraient, par leurs traités, ce qu’ils auraient obtenu par leurs armes » (ibid.). Enfin,

l’hostilité à la « servitude » (ibid.), inhérente au tempérament anglais, est non seulement une

maladie climatique, mais un anticorps contre la « maladie » politique.

Pourtant, ce court chapitre n’est pas sans paradoxes. Le « gouvernement » qui conviendrait

le mieux à ces hommes qui insupportent la vie et les lenteurs de la politique est, curieusement, un

commandement par les lois. D’où la grande ambiguïté du passage qui est balloté entre une

inservitude naturelle (apolitique) et une gouvernance législative (politique). Certes, les Anglais

vivent dans un État, mais un État dont le pouvoir est subsumé par des lois, dont la diversité serait

impossible à « renverser ». Autrement dit, l’autorité y est sans tête : les « lois » sont

« gouvernant[es] » et non « un seul » contre qui ils pourraient « se prendre » (ibid.). La solitude

du prince, qui s’avère précaire dans une société dont le peuple est agressif, se substitue à une

véritable dépersonnalisation gouvernementale. Mais un problème demeure : quel est le rapport

entre cette philosophie du pouvoir et le suicide, le mal initial ? Comment le suicide en tant que

maladie (XIV, 12) devient-il un esprit guerrier qui lutte contre les tyrans (XIV, 13) ? En plus d’être

R. Spavin 167

une contradiction de la première loi naturelle qui est la préservation de la vie (I, 2), il est difficile

de comprendre comment un peuple suicidaire peut se battre contre un autre, avant que sa violence

soit dirigée contre lui-même. Comment le suicide devient-il une violence héroïque, voire altruiste,

conforme à la loi naturelle ?

On a affaire à un des paradoxes les plus importants de l’ouvrage. Afin d’en rendre raison,

il convient d’analyser de plus près l’idéal politique en question. En effet, Montesquieu dit que le

gouvernement le plus convenable à ce peuple suicidaire est celui dont l’autorité, le gubernare, se

situe dans les lois, et non dans la personne d’un seul. Une opposition se donne à voir entre un

pouvoir par les lois et un pouvoir humain. Ainsi, la logique qui relie le suicide, qui est un dégoût

généralisé de la vie (XIV, 12), à la dépersonnalisation gouvernementale se lit comme suit : si le

caractère anglais ne supporte pas la « vie », l’autorité des lois lui serait supportable puisqu’elles

ne « vivent » pas. Elles sont immatérielles et, partant, immortelles, enlevant une cible éventuelle

contre laquelle la violence anglaise pourrait se déchaîner. Or la comparaison entre les lois et le

pouvoir de la personne révèle la rhétorique au fond du projet philosophique de Montesquieu qui

reste toujours implicite : comment les lois peuvent-elles gouverner sans qu’il y ait une force

humaine, vivante, pour leur donner corps ? Le problème se retrouve dans le titre même de

l’ouvrage : Montesquieu essaie de concevoir les manières dont on peut personnifier les lois, leur

attribuer des qualités humaines, comme la capacité de réfléchir et de raisonner, bref, de savoir

comment les lois peuvent avoir de l’« esprit ». D’où une énorme tension entre ses idées et leur

mode d’expression dans la mesure où la personnification a pour fonction principale de mieux

penser la dépersonnalisation de l’autorité politique. On insuffle aux lois des forces humaines pour

mieux les en dépouiller. Voici la contradiction entre la rhétorique et la philosophie ; la

personnification des lois donne du relief à une conception du pouvoir qui repose sur un sacrifice

R. Spavin 168

du personnalisme ; elle est l’expression rhétorique d’une philosophie de l’abnégation, d’une

législation qui se purge de toute instance de vitalité. C’est pourquoi le suicide « héroïque » des

Anglais mérite d’être lu à l’instar d’une stratégie d’identification, à la destination du monarque,

qui consiste à représenter le pouvoir constitutionnel à travers des procédés de style. La

caractérisation des Anglais devient moins une indication des détails sociologiques qui

informeraient le lecteur de la nature de la constitution anglaise qu’une expression de la structure

institutionnelle que devrait prendre le pouvoir pour s’ouvrir aux freins constitutionnels. Dès lors,

le « suicide » se conçoit comme un extrême de la tension rhétorique au cœur du projet

philosophique de Montesquieu ; une personnification des lois pour dépersonnifier leur autorité.

Ainsi, dans les pages à venir, il s’agira d’approfondir l’instrumentalité rhétorique du froid, sa

subordination à cette philosophie du pouvoir, qui consiste à phénoménaliser une résistance

« naturelle » à toute centralisation de l’autorité dans la personne du souverain. Le froid sera enfin

un symbole destiné à mieux concevoir une idée d’abnégation, c’est-à-dire une souveraineté

constitutionnelle, distinct des passions de l’univers socioéconomique.

D’un pouvoir naturellement contraint

Le constitutionnalisme est une des idées que Montesquieu exprime le plus clairement dans

son ouvrage. Le pouvoir doit arrêter le pouvoir ; il doit être partagé, distribué entre différents corps

politiques afin de préserver la « liberté » du régime. C’est pourquoi le legs philosophique de

Montesquieu se rapporte souvent à son admiration de la constitution anglaise où les pouvoirs

législatifs, exécutifs et judiciaires sont séparés entre différentes « forces particulières » pour qu’ils

ne soient pas réunis en une force « générale » (XI, 6 ; II, 4), origine du despotisme. Posé autrement,

le pouvoir du monarque doit se juxtaposer à des freins institutionnels qui limitent sa volonté, mais

aussi se conformer à certaines « lois fondamentales » qui comprennent, entre autres, les privilèges

R. Spavin 169

de la noblesse, du clergé et des parlements, l’existence des corps intermédiaires, bref, l’intégrité

du gouvernement (II, 4). Malgré la relative « nouveauté » de ce constitutionnalisme à l’anglaise,

rien n’est plus « ancien », ni plus propre à la « nature » du pouvoir ; l’idée possède une certaine

« évidence » dans le discours qui ajoute à son autorité, son poids philosophique. Pourtant, pour se

réaliser, le système de freins doit tout de même provenir d’une décision souveraine de s’adapter à

la limitation, ce qui peut expliquer les stratégies rhétoriques derrière la « clarté » du discours,

« évidence » qu’il faut creuser pour comprendre la nature du pouvoir qui en est la condition. Toute

l’astuce consiste à convaincre un homme d’État de sa responsabilité de se conformer à la

juxtaposition.

L’explication des origines politiques par le discours des climats, chronologiquement

antérieurs ou primitifs, rappelle un certain ordre naturel qui distingue d’emblée le

constitutionnalisme de Montesquieu des freins qu’envisage le « constitutionnalisme moderne » tel

qu’on peut le trouver chez les Tracy, Paine et Jefferson102. Montesquieu est plus flexible que ses

successeurs dans le sens où sa pensée s’inscrit davantage dans une perspective historique et non

systématique. Le flou qui entoure sa conception de souveraineté, notamment le « naturalisme » de

son discours, fait preuve de prudence, d’un compromis avec la moralité. Aussi est-il plus ouvert à

la discrétion du législateur, se distinguant également d’un contractualisme à la Hobbes, où la

liberté « naturelle » des hommes doit être abandonnée à la volonté législatrice de l’homo artificialis

qu’est le Léviathan (Goyard-Fabre 1993 : 77). Chez le baron, la souveraineté n’est pas imposée à

l’ordre social, mais implicitement acceptée, puisqu’elle représente une autorité qui cède

« naturellement » aux limitations gouvernementales. Par « naturellement », il faut entendre ce désir

102 Ces derniers fondent les limitations du pouvoir dans un rationalisme systématique qui place la souveraineté dans

les mains du peuple, seul siège de souveraineté légitime, au-delà de toute autorité divine, monarchique. Le besoin de

l’ésotérisme, d’une rhétorique qui divise le lectorat est nul et même délétère (voir Levy 2009).

R. Spavin 170

de faire passer imperceptiblement, de présenter la « constitution » comme une partie intégrante de

la souveraineté, afin de renforcer l’identification monarchique aux limitations constitutionnelles,

rendant ainsi leur intégration dans le royaume plus vraisemblable. La dimension du froid dans la

théorie des climats aidera à renforcer avec subtilité cet enracinement de la limitation

constitutionnelle dans une conception de la souveraineté qui est toujours fondée sur la nature et la

moralité.

Montesquieu et l’idée de souveraineté

Conformément à cette prudence et discrétion, le mot « souveraineté » n’apparaît pas

souvent dans L’Esprit des lois. Montesquieu préfère ne pas en parler directement ; l’idée constitue

pour lui une sorte d’« ellipse » (Larrère 2001), un sujet à controverse, dont la discussion alimente

un débat particulièrement contentieux. L’évocation de la notion demande une position qui crée des

divisions : Montesquieu souscrit-il à la souveraineté divine, à la souveraineté de l’État ou à la

souveraineté populaire ? Le but du philosophe n’est pas de trancher. Sa pensée veut plutôt prendre

le meilleur de tous les côtés : d’une part, il ne cherche pas à remettre en question le pouvoir du

monarque, soit la source de la souveraineté103 et, de l’autre, il veut sauvegarder le peuple contre

les éventuels abus du pouvoir monarchique, assurant ainsi, par le biais des lois, la représentation

de la volonté populaire104. L’intention est à la fois conservatrice et moderne, un véritable

compromis politique, mais qui rend par là même ambigüe sa représentation du pouvoir. D’où tire-

t-il sa conception de souveraineté constitutionnelle ? À quel modèle conceptuel le discours

climatique apporte-t-il des variations ?

103 « (…) en effet, dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. » (II, 4) J’y reviendrai. 104 « [Les lois] doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites, que c’est un très grand hasard si

celles d’une nation peuvent convenir à une autre. » (I, 3)

R. Spavin 171

Étant donné qu’une définition de la souveraineté s’impose, je ferai appel à Bodin, qui

influence considérablement la pensée Montesquieu105, pour présenter la notion. Dans le

vocabulaire de Bodin : « La souveraineté est la puissance absoluë et perpetuelle d’une République

[...], c’est-à-dire, la plus grande puissance de commander » (République, I, VIII). À partir de cette

définition, retenons une problématique essentielle, celle qui alimentera le débat politique jusqu’à

la Révolution française : la souveraineté émane de la République, mais elle nécessite la

représentation d’un commandeur, le prince, celui qui doit l’incarner et la mettre en vigueur.

L’absolutisme, y compris le problème de la représentation, crée une importante tension autour de

l’« indivisibilité » du souverain. La souveraineté est-elle réductible au prince, ou est-elle une entité

à part, immatérielle, qui n’est pas dépendante du corps du prince, limite même de son immuabilité

? Chez Bodin, une puissance « absolue » ne signifie pas une concentration du pouvoir chez un

seul, à l’instar de Louis XIV, mais se rattache à l’indivisibilité de la souveraineté qui signifie l’unité

de la personne publique. Le fait que le roi soit à l’origine de la loi ne veut pas dire que la loi

correspond à l’expression de sa volonté, laquelle est limitée justement par son rôle législatif. La

souveraineté de Bodin représente l’autorité absolue dans la création de lois aussi bien que dans

l’application ultime de celles-ci : il a pour ainsi dire « le dernier mot », le pouvoir de « juger en

dernier ressort » (Ménissier 2001 : 28 ; Béaud 1994 : 53). Son pouvoir s’exprime soit en amont,

soit en aval de l’État, dans la naissance des lois positives qui structurent une juridiction et, le cas

échéant, là où il faut statuer sur l’ambigüité de leur exécution, à l’instar d’un arbitre impartial.

Ainsi, le rôle du législateur se conçoit comme celui d’un créateur. Neutre et tout-puissant, il n’est

pas soumis aux lois de la nation, encore moins l’est-il à ses propres lois, car en créant les lois, il

en est nécessairement au-dessus :

105 Montesquieu était suffisamment fasciné par Bodin pour posséder deux éditions différentes des Six livres de la

République (Mosher 2001 : 173).

R. Spavin 172

Il faut que ceux-là qui sont souverains, dit Bodin, ne soient aucunement sujets aux

commandements d’autrui, et qu’ils puissent donner loi aux sujets et casser ou anéantir les

lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois ou à

ceux qui ont commandement sur lui. C’est pourquoi la loi que dit le Prince est absous de

la puissance des lois : et ce mot de la loi emporte aussi en latin le commandement de celui

qui a la souveraineté. Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs,

beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu’il fait ; car on peut bien recevoir

loi d’autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commandement

à soi (République, I, VIII, 131-132).

La souveraineté se limite d’abord à la législation, mais elle n’est pas sans d’autres réserves, surtout

en ce qui concerne l’incarnation et la personnalisation du droit absolu qui répond encore à d’autres

« lois », plus implicites et plus morales.

Selon M. Mosher, il faut tenir compte de trois « qualifications cruciales » pour bien

comprendre la notion de souveraineté chez Bodin. En premier lieu, l’encadrement de la notion par

la théorie politique gréco-romaine, d’où le mot « République » dans le titre de l’ouvrage, qui

souligne l’importance de la politeia et de la res publica, c’est-à-dire des régimes fondés dans

l’intérêt commun ou général qui privilégient la diversité des perspectives : le roi peut jouir seul du

pouvoir souverain, mais il n’est jamais seul à régner106. La deuxième qualification explique les

modalités par lesquelles un souverain serait capable de mettre en pratique la perspective de la

diversité. Pour Bodin, le fait que le souverain ne puisse représenter le seul pouvoir politique dans

sa communauté ne réduit en rien sa majesté. Autrement dit, l’abnégation du souverain par la

restriction constitutionnelle du pouvoir préserve le pouvoir. Cela mène au dernier point : l’intégrité

et l’autonomie du gouvernement, distinct de la forme de l’État107. On retrouve ici l’idée chère à

106 Les trois qualifications que je résume se trouvent dans l’article de Michael Mosher (2001 : 173-175). 107 « Car il y a bien différence de l’état et du gouvernement : qui est une règle de police qui n’a point été touchée de

personne : car l’état peut être en monarchie, et néanmoins il sera gouverné populairement si le Prince fait part des

états, magistrats, offices et loyers également à tous sans avoir égard à la noblesse, ni aux richesses, ni à la vertu. Il se

peut faire aussi que la monarchie sera gouvernée aristocratiquement quand le Prince ne donne les états et bénéfices

qu’aux nobles, ou bien aux plus vertueux seulement, ou aux plus riches… laquelle variété de gouverner a mis en erreur

ceux qui ont mêlé les républiques, sans prendre garde que l’état d’une république est différent du gouvernement et

administration d’icelle » (République, II, II, 272-273).

R. Spavin 173

Rousseau selon laquelle une monarchie peut être gouvernée démocratiquement si le pouvoir du

souverain est distribué, délégué à une autre entité, parlementaire ou gouvernementale.

À travers ces qualifications, le fil rouge se situe dans la limitation de l’absolutisme, reliant

l’autorité politique à une éthique de la délégation. Le souverain règne, jouit d’un pouvoir absolu,

mais son exécution et sa gouvernance dépendent de la mise en retrait de son autorité derrière

l’abstraction des lois. Quant à l’intérêt esthétique du concept, tel que je l’appliquerai dans mon

analyse chez Montesquieu, je m’intéresse plus précisément à cette deuxième qualification qui

explique l’attitude morale du souverain, à savoir l’idée de s’effacer pour préserver son pouvoir.

Ce comportement d’abnégation et de désintéressement rend possible la délégation, mais il

comporte a fortiori une dimension rétributive dans sa rhétorique morale : la mise en retrait du

pouvoir privilégiera non seulement la volonté générale, sa responsabilité politique, mais

contribuera à l’agrandissement de sa majesté. L’abnégation du souverain se présente comme l’effet

d’une rhétorique double : certes, elle demande le sacrifice de soi du souverain, mais pour flatter et

préparer, en retour, ses aspirations de grandeur. En effet, la notion d’abnégation constitue un

véritable lieu commun du pouvoir monarchique, revenant à plusieurs reprises dans l’histoire de la

souveraineté. Elle se retrouve notamment chez Machiavel dans sa valorisation des rois de France,

dans leur quête de maintenir le pouvoir, c’est-à-dire leur « grandeur »108. Dès lors, la majesté du

roi ne dépend pas de son « incarnation » personnelle de la souveraineté, puisque celle-ci n’est que

représentée par sa personne. Celle-ci doit s’effacer, de façon transparente, au profit de l’État,

108 Montesquieu rejette le « Machiavélisme », mais il serait en effet inopportun de réduire la pensée du philosophe

italien au despotisme éclairé. Selon Ménissier, on peut voir en quoi Machiavel prêche l’impersonnalité du pouvoir,

surtout en ce qui concerne son maintien : « La grandeur des rois de France vient donc moins de leur autorité personnelle

que du fait qu’ils sont eux-mêmes "obligés à une infinité de lois" en dépit de leurs prérogatives très étendues en matière

de guerre et de finances. Que le roi s’efface devant la loi, notamment en matière de justice, c’est à la fois le signe de

la grandeur de la France et l’indice que dans ce territoire européen ce n’est pas une personne qui règne, mais une

abstraction, la loi souveraine de la nation » (Ménissier 2001 : 46).

R. Spavin 174

source de la souveraineté, dans toute son impersonnalité. La souveraineté de Bodin (et de

Montesquieu) se démarque ainsi de celle de Hobbes, où c’est plutôt le contraire. Selon lui, le

détenteur du pouvoir confère à la souveraineté sa « qualité d’âme » : « […] en [le Léviathan], la

souveraineté est une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement à l’ensemble du

corps […] » ; « une fois séparée du corps, cette âme cesse d’imprimer son mouvement aux

membres » (Léviathan, chapitre XXXI). À la tête de l’État hobbesien, il n’y a donc pas

d’impersonnalité, tout le sens de la souveraineté dépend de son incarnation personnelle, ce qui ne

garantit pas contre l’absolutisme et le despotisme. Dès lors, aucune différence ne distingue entre

la « souveraineté d’institution » et la « souveraineté d’acquisition », comme chez Machiavel109. Le

pouvoir despotique, celui « qu’on acquiert en subjuguant », est bien, chez Hobbes, un pouvoir

souverain sur toute la ligne (Larrère 2001 : 200).

Pourtant, l’incarnation de Hobbes évite un problème important. En faisant dépendre la

souveraineté de la seule personne qui gouverne, soit un prince qui n’est pas lui-même soumis aux

lois, sans concessions divines ou morales, il évite la tension selon laquelle un souverain peut être

limité par des lois fondamentales en même temps d’en créer des positives. Plusieurs philosophes

l’ont remarqué: X ne peut limiter X110. Voici une sorte de non-sens dans le discours du

constitutionnalisme moderne, celui qui repose sur un état laïc, qui n’est plus redevable à une

obéissance à Dieu ou à la Nature, puisque son objectif de limitation de pouvoir semble étranger à

109 Dans les théories de la souveraineté, il existe souvent une tension entre la puissance impersonnelle (la façon dont

on conserve le pouvoir) et l’appropriation personnelle du pouvoir (la façon dont on acquiert le pouvoir). Chez

Machiavel la personnalisation n’est pas constante mais doit s’adapter, s’adoucir, en passant de l’acquisition à la

préservation du pouvoir. T. Ménissier démontre en quoi le souverain qui acquiert le pouvoir doit le personnaliser,

devenir autant que possible prince « par ses armes propres et par vertu » en évitant de le devenir « par les armes

d’autrui et par fortune » ; ainsi, en prenant l’exemple de la pratique politique du Borgia, Machiavel « suggère que ce

qu’il y a d’exemplaire […] » est « l’appropriation personnelle du niveau supérieur du pouvoir, et de la démonstration

de cette appropriation ; [la pratique politique du Borgia] relève par conséquent de la construction de soi comme

souverain unique et nécessaire » (Ménissier 2001 : 32). 110 Voir l’article « Constitutionalism » dans le Stanford Encyclopedia of Philosophy,

http://plato.stanford.edu/entries/constitutionalism/, dernière révision le 20 février 2007, consulté le 1er janvier 2012.

R. Spavin 175

l’idée même de souveraineté111. On se retrouve face à un besoin d’enraciner le constitutionnalisme,

y compris la série de règles qu’il comporte, dans la conception même de souveraineté, ce qui ne

peut s’accomplir que par la rhétorique.

L’imbrication de la souveraineté dans distribution des pouvoirs

Pour revenir à Montesquieu, on retrouve de façon plus explicite les mêmes tentatives de

camper les limitations constitutionnelles dans la représentation du pouvoir modéré, notamment

dans les sections qui décrivent sa fameuse distribution. On n’y est plus au stade de « qualification »

du droit souverain : la place qu’occupe la description des pouvoirs intermédiaires et de leur gestion

dans l’État modéré est dominante. D’emblée la limitation du pouvoir souverain, de Bodin à

Montesquieu, s’avère de plus en plus exagérée112. Le rôle du constitutionnalisme est présenté

comme nécessaire, enraciné dans la souveraineté, comme s’il était sa forme naturelle :

Les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants, constituent la nature du

gouvernement monarchique, c’est-à-dire de celui où un seul gouverne par des lois

fondamentales. J’ai dit les pouvoirs intermédiaires, subordonnés et dépendants : en effet,

dans la monarchie, le prince est la source de tout pouvoir politique et civil. Ces lois

fondamentales supposent nécessairement des canaux moyens par où coule la puissance :

car, s’il n’y a dans l’État que la volonté momentanée et capricieuse d’un seul, rien ne peut

être fixe, et par conséquent aucune loi fondamentale (EL, II, 4).

Les pouvoirs intermédiaires, « constitutionnels », qui limitent la puissance du prince sont tout de

même « subordonnés » au monarque — il le dit deux fois. La « source » de la souveraineté serait

111 Pour une autre interprétation de la souveraineté, où la notion est par définition « restrictive », on peut se référer à

Bertrand de Jouvenel (1972), Du pouvoir : histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette. Selon lui, la

souveraineté provient d’une source nécessairement auguste, c’est-à-dire Dieu ou la Société, et le pouvoir concret, lui,

doit en émaner, « incarner » ce droit ultime afin d’être légitime (Jouvenel 1972 : 58). Or l’argument de B. de Jouvenel,

qui voit une évolution progressive dans l’abus du pouvoir après la démocratisation de l’Europe, se condense dans ce

qu’il appelle de manière provocatrice l’ « absolutisme plébiscitaire ». C’est celui-ci qui explique l’étonnante

militarisation du monde, parce que les citoyens, qui voient leur part du pouvoir attaquée, choisissent eux-mêmes de

participer à la guerre. La souveraineté devient un droit que tout citoyen s’est accordé, soit un droit « abusé ». 112 Pierre Manent oppose la souveraineté de Montesquieu à celle de Bodin dans la mesure où celui-ci tente de fournir

au roi l’imperium absolu du droit romain, afin de mater la subversion protestante, alors que Montesquieu, lui, « dresse

le tombeau de la monarchie française » (Manent 1986 : 91).Nous verrons qu’une telle interprétation n’est pas fausse,

mais trop brusque. Le conservatisme de Montesquieu occupe une place importante dans sa rhétorique.

R. Spavin 176

dans ce sens protégée de la distribution des pouvoirs qu’exercent les corps politiques.

L’indivisibilité de la souveraineté est toujours intacte. Mais vers la fin de la citation, Montesquieu

choisit de remplacer le prince par « des lois fondamentales » et de traduire celles-ci par la

métaphore liquide. Ce sont désormais ces « lois fondamentales » qui « supposent des canaux

moyens par où coule la puissance » et qui deviennent la véritable « source » —, usurpant en

quelque sorte la place du souverain, soit le monarque en chair et en os. L’individu ne peut rien

assurer d’immuable ou de « fixe ». L’État législatif, figure impersonnelle, est divisé entre différents

corps et prend le relais ; le prince étant comme présent et absent à la fois, ne représentant plus ces

« lois fondamentales », dont le dépôt « ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent

les lois lorsqu’elles sont faites et les rappellent lorsqu’on les oublie » (II, 4).

Davantage, l’expression métaphorique du constitutionnalisme, comme une eau canalisée,

insiste sur son enracinement « naturel » dans la souveraineté. Les références à la nature physique

sont en effet abondantes, comme si l’idée de freiner le pouvoir d’un seul était un phénomène

inhérent à la terre :

Comme la mer, qui semble vouloir couvrir toute la terre, est arrêtée par les herbes et les

moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; ainsi les monarques, dont le pouvoir paraît

sans bornes, s’arrêtent par les plus petits obstacles, et soumettent leur fierté naturelle à la

plainte et à la prière (II, 4).

En d’autres termes, le pouvoir souverain, ici une rivière, coule dans le lit constitutionnel, sa forme

naturelle, qui le dirige et le contient. Plus loin, lorsqu’il s’agira de traiter à nouveau du

constitutionnalisme anglais, soit le fameux livre XI, chapitre 6, Montesquieu situe les origines des

freins institutionnels dans les sociétés gothiques allemandes. Le « beau système » des Anglais a

été trouvé dans les « bois », dans la sauvagerie de la forêt, grâce à un déterminisme naturel et

historique. L’organisation des peuples germaniques avec leur roi élu, le conseil de grands qui

préfigure les ducs et les pairs, et l’assemblée d’un peuple libre, annonce les trois pouvoirs de la

R. Spavin 177

monarchie anglaise : roi, Chambre des lors, Chambre des communes représentant le peuple (XI,

9). Le problème des limitations du pouvoir et de leur extériorité par rapport à l’idée de

souveraineté, ce paradoxe qu’a su éviter Hobbes, paraît moindre par la métaphore de l’eau et par

l’imagerie de la forêt, d’une nature géographique qui limite les volontés de l’homme.

La symbolique des climats, la translucidité du constitutionnalisme

Avec les climats, la nature est à nouveau invoquée, mais de deux manières différentes,

ayant des rapports opposés à l’égard de l’objectif constitutionnel. La chaleur et la froideur

expliquent toutes deux une disposition naturelle à une certaine forme de gouvernement : le chaud

engendre une incarnation absolue de la souveraineté fondée sur l’empiètement d’un seul sur

l’intérêt général (le despotisme) alors que le froid donne lieu à un système de lois qui préserve la

volonté générale et la liberté des peuples (la modération) :

Nous avons déjà dit que la grande chaleur énervait (dans le sens de léser) la force et le

courage des hommes ; et qu’il y avait dans les climats froids une certaine force de corps et

d’esprit qui rendait les hommes capables des actions longues, pénibles, grandes et hardies

[…]. Il ne faut pas donc être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait

presque toujours rendu esclaves et que le courage des peuples des climats froids les ait

maintenus libres (XVII, 2, je souligne).

Entre ces deux manières d’invoquer la nature, le froid est très clairement supérieur au chaud,

renvoyant non seulement à un certain esprit idéal113, mais à un idéal politique, qui remet en cause

le prétendu relativisme de Montesquieu. Comme plusieurs l’ont déjà noté, s’il est difficile de savoir

quelle forme de gouvernement le philosophe préfère, il est aisé de savoir laquelle il déteste (Krause

2001 : 231). Aussi, et en dépit de ses airs parfois relativistes, la pensée politique de Montesquieu

vise-t-elle, à sa manière particulièrement « moderne » (Manent 1994 : 24), à réfléchir sur la

113 « Cette force plus grande (du climat froid) doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-

même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connaissance de sa supériorité, c’est-à-dire moins de désir de la

vengeance ; plus d’opinion de sa sûreté, c’est-à-dire plus de franchise, moins de soupçons, de politique et de ruses.

(XIV, 2, je souligne) »

R. Spavin 178

supériorité du présent114. Montesquieu ne s’inscrit pas nécessairement dans un projet qui tente de

définir le « meilleur régime possible », fondement de toute « philosophie politique classique »,

ainsi que le définit Leo Strauss, laquelle ne peut se passer de jugements de valeur dans sa quête de

connaître la « bonne vie » ou la « bonne société » (Strauss 1959 : 9-55). Bien que Montesquieu

explique ses préférences pour le modèle anglais, celles-ci ne sont pas présentées comme étant le

résultat d’une recherche philosophique du vrai absolu, mais comme un simple constat qui se donne

à voir. Ce sont précisément ces indices de préférence qui révèlent moins le rationalisme de

Montesquieu que sa stratégie rhétorique : il rapproche son lecteur d’une représentation du pouvoir

qui a la valeur d’un fait empirique, mais c’est une scientificité qui fait tout de même pièce à son

relativisme, car elle vise à présentifier un argument, un modèle à suivre. De fait, l’exemple

géographique n’est pas pour autant complètement dissocié d’une conception classique du pouvoir

; la nature métaphysique est comme résorbée par une nature physique qui continue, malgré sa

scientificité, à dresser des correspondances avec elle. En d’autres termes, il existe un

rapprochement rhétorique de l’état de nature par les parallèles symboliques avec la froideur qui

rendent la liberté politique non seulement présente — une réalité à « trouver » —, mais

transhistorique, soit une « nature » qui est, et l’était toujours (d’où l’origine gothique), meilleure

que d’autres.

En termes de l’argumentation de Montesquieu, il n’est pas difficile à voir que la critique

du despotisme et la dichotomie des climats vont de pair. Ce serait dans les régions du nord que les

114 Dans ce sens, le pouvoir que promeut Montesquieu n’est pas à « définir » ou à « chercher », mais à « trouver »

(Manent 1994 : 24). Il se donne à voir, tout simplement, dans l’état présent. Elle est à portée de main, à la « surface »

(ibid. : 22) des choses. Telle serait, selon Pierre Manent, la modernité du philosophe : la croyance à la « supériorité »

du présent qui finit par une destitution de la raison, de la « nature ». Or au lieu d’insister sur la dévalorisation de la

nature, j’avance que la clarté et la facilité avec laquelle Montesquieu présente le constitutionalisme répond à une

stratégie rhétorique qui a des ramifications importantes, justement dans son imagerie naturaliste. Bref, chassez le

naturel, il revient au galop, d’une manière ou d’une autre.

R. Spavin 179

gouvernements s’avèrent plus naturellement tempérés, plus naturellement résistants au

despotisme. Et ce, en opposition à la chaleur, exemplifiée par l’Orient, où le despotisme est

« naturalisé » (V, 14), ainsi que l’esclavage, qui y est « plus tolérable qu’ailleurs » (XV, 1), c’est-

à-dire plus conforme à la disposition du caractère du sud (XVII, 2). La froideur, elle, serait une

sorte de lieu où la politique est fondée naturellement dans la raison, sans qu’il y ait besoin

d’intervention politique, soit une sorte de légalité sans la loi, forgée à nouveau dans les « bois » :

Du temps des Romains, les peuples du nord de l’Europe vivaient sans arts, sans éducation,

presque sans lois ; et cependant, par le seul bon sens attaché aux fibres grossières de ces

climats, ils se maintinrent avec une sagesse admirable contre la puissance romaine,

jusqu’au moment où ils sortirent de leurs forêts pour la détruire (IV, 3).

Ici, la difficile question politique de la fusion ou de l’harmonie des intérêts, privés et généraux, ne

se pose pas, tant la froideur participe d’une sorte d’identification spontanée des intérêts. La société

se constitue comme par une « main invisible » qui serait, dans ce cas, l’air froid qui agit

positivement sur les hommes115. Si, par leur influence sur les « fibres » de l’homme, les régions

du nord engendrent les conditions naturelles de la modération et de la liberté — à savoir un endroit

où les lois ne sont pas des « lois », où les lois naturelles rendraient presque superflues les

positives —, les régions du sud en font le contraire. Celles-ci doivent aller à l’encontre de leur

nature, comme nous le savons. Leurs législateurs doivent intervenir à l’aide de lois positives,

consciemment formulées116. Les lois de la nature, que l’on trouve seulement dans les endroits

115 La métaphore de la main invisible est courante dans la philosophie politique, elle est souvent associée à la pensée

de Adam Smith, voir sur ce point É. Halévy, La formation du radicalisme philosophique,, rééd., Paris, PUF, 1995, t.

I, p. 21-31. Céline Spector, pour sa part, commente sa pertinence pour L’Esprit des lois : « L’esprit des lois met en

avant une théorie singulière de la convergence involontaire des intérêts particuliers dans l’intérêt public — ce que

Smith, peu de temps plus tard, nommera la « main invisible ». Grâce à l’honneur qui anime les monarchies, "il se

trouve que chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers" (III, 7) » (Spector 2004, 17). Je

reviendrai à la dynamique fictive, artificielle de la main invisible dans la dernière section de ce chapitre. 116 La Chine constitue l’exemple d’une nation où l’esprit est naturellement très dur, mais où les lois s’opposent à

l’esprit par leur douceur, par la manière dont elles corrigent les vices naturels du peuple chinois : « Les législateurs de

la Chine furent plus sensés lorsque, considérant les hommes, non pas dans l’état paisible où ils seront quelque jour,

mais dans l’action propre à leur faire remplir les devoirs de la vie, ils firent leur religion, leur philosophie et leurs lois

toutes pratiques. Plus les causes physiques portent les hommes au repos, plus les causes morales les en doivent

éloigner » (XIV, 5).

R. Spavin 180

froids et qui tendent vers la modération, sont en effet bafouées par la nature du chaud, situation

paradoxale, contradictoire, qui oppose la nature à la nature, et qui ne peut mener qu’à l’instabilité

politique des régions chaudes, comme en témoigne la suite de révolutions117 aussi bien que la

fugitivité de leurs civilisations, c’est-à-dire leur autodestruction : « Quand les sauvages de la

Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre au pied, et cueillent le fruit. Voilà le

gouvernement despotique » (V, 13). Et encore, « Dans ces États, on ne répare rien, on n’améliore

rien. On ne bâtit de maisons que pour la vie, on ne fait point de fossés, on ne plante point d’arbres ;

on tire tout de la terre, on ne lui rend rien ; tout est en friche, tout est désert » (V, 14). En effet, le

pouvoir n’y reflète que l’intérêt du particulier, du moment singulier, au détriment non seulement

de l’intérêt général, mais de la postérité de l’État. Autrement dit, la fusion ou l’harmonie des

intérêts s’incline non seulement devant le particulier mais cède au corps incarnant la souveraineté.

La « majesté » ou la « grandeur » de l’État, cette impersonnalité qui permet de se perpétuer dans

l’avenir, est absente. Par le truchement de la chaleur, Montesquieu critique et aliène le despotisme

comme une forme étrangère, orientale d’abus de pouvoir, tandis que le froid renvoie à une

naturalité européenne, voire anglaise, qui est comme déjà politiquement modérée, dont la stabilité

provient d’elle-même. C’est précisément cette dynamique entre l’identification à la modération et

l’aliénation au despotisme qui est figurée par les climats, son signifiant organique, rendant

translucide, voire « phénoménal », le lien entre le concret et le conceptuel. Or le prétendu dualisme

ou opposition entre le froid et le chaud se désintègre en une supériorité froide, hiérarchisante, qui

valorise la modération, idéal politique, et qui éloigne le despotisme, repoussoir « naturel » et

« géographiquement » autre.

117 « Aussi nos histoires sont-elles pleines de guerres civiles sans révolutions ; celles des États despotiques sont pleines

de révolutions sans guerres civiles. »(V, 11)

R. Spavin 181

Afin de mieux comprendre les processus d’identification et d’aliénation rhétoriques

inhérents à la dichotomie des climats, je ferai encore appel à Bodin, à ce que nous avons déjà vu

dans le chapitre précédent. Dans sa Méthode de l’histoire, la théorie des climats de Bodin divise

beaucoup plus mathématiquement que Montesquieu le globe en des zones climatiques distinctes.

Ces trois régions sont dictées par la latitude et se retrouvent dans chaque hémisphère : le

méridional, le tempéré et le septentrional. Bodin démontre clairement que dans chaque climat

fondamental se retrouve la même tripartition climatique, le froid s’oppose au chaud, à travers une

zone tempérée. Bodin insiste sur la présence de différents ensembles climatiques partout au monde,

confrontant son lecteur avec l’idée d’un « universel microcosmique » : la tripartition climatique

est répétée, de manière ubiquitaire partout au globe ; le froid et le chaud sont équilibrés par un

milieu qui tempère leurs différences. En cela, le fonctionnement des climats constitue un système

qu’on peut réduire à des zones de plus en plus étroites, au point où le froid et le chaud

correspondent moins à des espaces hétérogènes qu’à un espace partagé. Le froid et le chaud sont

plutôt relatifs l’un à l’autre, créant, en effet, un rapport interclimatique, ce qui est précisément

dissimulé par les climats de Montesquieu.

Or revenons encore une fois à la fameuse langue de mouton. Les conclusions que tire

Montesquieu sont, on les connaît déjà, la sensibilité « des pays chauds » versus l’insensibilité des

« pays froids » qui soutiennent par extension différents régimes politiques. Au fil des livres qui

développent ce dualisme, ces pays froids et chauds se concrétisent par leur emplacement sur la

carte. On sait que le froid représente l’Angleterre, la Russie, et le chaud la Chine, l’Inde, la Perse,

etc. Il est évident, cependant, que les généralisations nationales dépassent de loin les limites de

l’expérience scientifique, réduite à un petit espace de tissu organique. Qu’on se le rappelle, c’est

la même langue qui subit les différents effets de l’air, alors que les conclusions géographiques et

R. Spavin 182

cartographiques semblent diviser la langue en deux, pour que les variations de l’air n’agissent plus

sur le même objet, mais sur des peuples différents, éloignés les uns des autres par l’espace

géographique. Par conséquent, les climats de Montesquieu sont figés dans une expression

métonymique, mais une métonymie qui obscurcit la véritable complexité du « tout ». C’est

pourquoi l’exemple de l’Angleterre, qui connaît une variabilité saisonnière, est cristallisé en une

température singulière : le froid ; et il en va de même pour les pays dits « chauds ». Au lieu

d’insister sur le nécessaire va-et-vient entre les températures, qui se définissent les unes par rapport

aux autres dans un même espace, la représentation nationale, voire cartographique du climat

brouille l’universalité des températures pour qu’elles ne se touchent pas. Le froid est ici et le chaud

là. Autrement dit, la liberté politique s’avère relative au froid, à une situation géographique

européenne, alors que le despotisme et l’esclavage se limitent naturellement aux pays chauds, à

l’Orient, comme pour aliéner la forme politique appauvrie :

De là il suit qu’en Asie, les nations sont opposées aux nations du fort au faible ; les peuples

guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés, paresseux,

timides : il faut donc que l’un soit conquis, et l’autre conquérant. En Europe, au contraire,

les nations sont opposées du fort au fort ; celles qui se touchent ont à peu près le même

courage. C’est la grande raison de la faiblesse de l’Asie et de la force de l’Europe, de la

liberté de l’Europe et de la servitude de l’Asie […] (XVII, 3).

En effet, la dichotomie climatique devient une cartographie qui insiste sur la distance, élargissant

la frontière séparant le froid et le chaud. Par la cristallisation de la température, Montesquieu

travaille l’étanchéité de différentes forces politiques qu’il veut effectivement garder séparées. Mais

pourquoi ?

De la dichotomie climatique à l’idéal d’abnégation

À scruter la situation de plus près, on peut faire une observation importante qui transcende

la diversité politique aussi bien que le dualisme climatique. Dans la théorie des climats, corollaire

rhétorique de la critique du despotisme, il existe une opposition constante entre « pouvoir » et

R. Spavin 183

« individu » et ce, tout au long de la politique comparatiste de Montesquieu. Cette opposition est

exacerbée dans les sections qui traitent du despotisme, parce qu’ils permettent l’opposition de se

déconstruire. L’individu qui incarne le pouvoir règnera dans son seul intérêt et finira par détruire

sa nation. D’où le lien dangereux entre la monarchie et le despotisme : sans l’abnégation du

monarque, son obéissance aux lois fondamentales, l’État monarchique sombre dans la

particularisation du pouvoir. Et lorsque c’est le peuple qui détient le pouvoir, comme dans la

république, il doit s’opposer à l’individualité en se fondant sur une vertu ascétique et sur une

dénégation de l’intérêt particulier, sans quoi la république devient une aristocratie (XI, 6). Sur la

question du républicanisme, l’accès du peuple au pouvoir exige le sacrifice continuel de soi-même

et de ses intérêts, l’abandon de la vie privée des citoyens, de leur liberté personnelle au service de

la vertu politique. L’égalité et la frugalité, valeurs républicaines par excellence, supposent un

renoncement à soi, à ses plaisirs, ce que Montesquieu concède comme une chose « très pénible »

(IV, 5), que « seule la contrainte perpétuelle des mœurs rend possible » (Spector 2004, 20). Par

conséquent, l’abus de pouvoir, si typiquement associé à la chaleur, est moins un problème

géographique qu’un problème d’incarnation et de personnalisation du pouvoir, menace qui est

omniprésente dans le monde politique et qui structure le rapprochement de différentes formes de

gouvernement. La particularisation du pouvoir refuse d’accorder une place à la spécificité générale

de la nation dans l’organisation sociopolitique, ce dont il est question à la suite de la réflexion

climatique, dans le livre XIX.

Étant donné les correspondances entre le constitutionnalisme de Montesquieu, thèse la plus

centrale de sa philosophie politique, et le prétendue matérialisme du discours climatique, comment

devrait-on lire la représentation géographique ? À qui correspondent ces caractérisations

climatiques ? En tenant compte du caractère froid, à savoir l’insensibilité et la résistance au plaisir,

R. Spavin 184

si grossièrement extrapolées des influences de la température, elles correspondent mal, en fait, au

caractère du peuple sous-entendu, celui des Anglais, peuple d’un pays « froid » et politiquement

modéré. Les Anglais sont au contraire le peuple le plus libre d’assouvir les passions les plus

diverses118. Il faut bien se demander comment se réconcilie la chaleur du peuple anglais avec la

froideur de son gouvernement. Par ailleurs, comment comprendre les Danois et les Russes, qui

habitent bien au nord, mais qui sont eux-aussi, comme les pays chauds, dans une situation

despotique ? Montesquieu montre que les climats et les circonstances historiques sont donc bien

distincts ; si l’histoire peut éloigner un peuple de sa vraie nature, le « climat » constitue ce

« phénomène » qui sert à la lui rappeler. Aussi la froideur doit-elle renvoyer à autre chose, non pas

à un peuple « primitif » ou « chronologiquement antérieur », mais à quelque chose de plus

souverainement important.

La froideur, la législation et la raison

Puisque ma lecture des climats se veut avant tout rhétorique, la dichotomie qu’ils signifient

mérite d’être analysée à côté d’autres occurrences qui répètent les mêmes idées et les mêmes effets

d’opposition. La théorie des climats est comparable à d’autres sections de l’ouvrage, source de

parallèles et de rapports, que la distance textuelle, et non seulement géographique, aide à

dissimuler. La « géographie » des climats, comprise dans sa fonction d’aliénation rhétorique, se

dématérialise quand on la compare au tout premier chapitre de l’ouvrage, « Des lois, dans le rapport

qu’elles ont avec les divers êtres ». Dans ce chapitre, Montesquieu présente la différence entre une

loi positive et une loi naturelle et les rapports qu’elles ont entre les hommes et les bêtes. L’union

118 Je traiterai de cette contradiction dans la dernière partie de ce chapitre. Pour l’instant, rappelons la chaleur positive

des Anglais, ce peuple idéal, censé correspondre à l’esprit « froid » : « Toutes les passions y étant libres, la haine,

l’envie, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue ; et si cela était

autrement, l’État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions parce qu’il n’a point de

forces » (XIX, 27).

R. Spavin 185

de l’espèce animale dépend du plaisir, mais il n’en va pas de même pour l’homme, pour qui

l’union, ou le regroupement politique, est tout autre :

Par l'attrait du plaisir, [les bêtes] conservent leur être particulier ; et, par le même attrait,

elles conservent leur espèce. Elles ont des lois naturelles, parce qu'elles sont unies par le

sentiment ; elles n'ont point de lois positives, parce qu'elles ne sont point unies par la

connaissance. Elles ne suivent pourtant pas invariablement leurs lois naturelles: les plantes,

en qui nous ne remarquons ni connaissance ni sentiment, les suivent mieux (I, 1).

Le plaisir et la connaissance, deux pôles d’unification différents, existent de manière spectrale

entre les bêtes et les hommes. Les bêtes sont capables de conserver à la fois leur être particulier et

leur espèce générale à cause d’un manque de connaissance : « elles ne sont point unies par la

connaissance ». Cela suggère que les hommes soient unis par ce qui les distingue des bêtes, à

savoir l’intelligence, les lois positives, la raison. Plus loin, le rapport humain entre l’intelligence

et le sentiment s’explicite davantage :

Mais il s’en faut bien que le monde intelligent soit aussi bien gouverné que le monde

physique. Car, quoique celui-là ait aussi des lois qui, par leur nature, sont invariables, il ne

les suit pas constamment comme le monde physique suit les siennes. La raison en est que

les êtres particuliers intelligents sont bornés par leur nature, et par conséquent sujets à

l’erreur ; et, d’un autre côté, il est de leur nature qu’ils agissent par eux-mêmes. Ils ne

suivent donc pas constamment leurs lois primitives ; et celles même qu’ils se donnent, ils

ne les suivent pas toujours (I, 1).

L’opposition entre le monde intelligent et le monde physique a pour fonction de révéler un

problème inhérent à l’homme. Ddans le monde intelligent, les hommes sont bornés à être

particuliers, ce qui les éloigne du monde physique et empêche leur « union », leur participation à

un but (politique) commun, alors que cela se passe de façon sensuelle et irréfléchie chez les

animaux. L’homme passionnel agit naturellement pour lui-même. Le lien avec la critique du

despotisme commence à s’éclaircir, notamment dans la mention de « l’erreur » que Montesquieu

requalifiera un peu plus loin de « passions » — « l’homme est sujet à mille passions » —, comme

pour insister sur la particularité du sentiment humain, le fait d’être naturellement conduit par son

individualité, au détriment de l’espèce, de l’intérêt général.

R. Spavin 186

Par conséquent, quand on lit les thèses des livres XIV au XVIII, ainsi que les observations

relatives à l’insensibilité et à la passion, notamment la présentation de l’engourdissement nerveux,

symptomatique du climat froid, comme une influence profondément bénéfique, il faut garder à

l’esprit le but ultime de l’ouvrage qui est le regroupement politique des hommes. Plus précisément,

dans les livres portant sur le climat, la froideur devient la condition naturelle des lois positives, la

« fabrique du genre humain », ou dans les mots de Montesquieu, « la fabrique des instruments qui

brisent les fers forgés au midi » (XVII, 4). Enfin, si le chaud représente le manque de liberté, issu

d’une incarnation débridée du pouvoir, le froid agit comme le signifiant organique non pas d’un

certain peuple, mais d’une certaine psychologie du pouvoir, d’une responsabilité et d’une

abnégation propres au souverain, source de la majesté de l’État. C’est le « froid » souverain qui

doit instrumentaliser l’union des hommes, en « fabriquer » un groupement, un « genre humain ».

La froideur, en tant que figure géographique, est une tentative de phénoménaliser et de rendre

translucide ce rapport au peuple, facilitant le passage du concret au conceptuel, tel un symbole.

En cela, la froideur fournit une surface sur laquelle peut se refléter une certaine philosophie

du pouvoir, sans quoi la « vérité » risquerait de nous « éblouir », ou de se perdre en des

invraisemblances119. Sa symbolique exprime cette vérité pour Montesquieu, à travers diverses

couches, dont j’essaie ici d’éclaircir la complexité. Elle désigne, à un premier niveau de lecture,

un caractère qui serait partagé par tout un peuple habitant la même région septentrionale,

cependant, à la réflexion, ses caractérisations se précisent, voire s’universalisent en une méthode

politique qui n’est jamais explicitement individualisée, mais qui se relie implicitement à la notion

119 L’expression vient de Bernardin de Saint-Pierre : « Nous ne verrions pas la lumière du soleil si elle ne s’arrêtait

sur des corps, ou du moins sur des nuages. Elle nous échappe hors de toute atmosphère et nous éblouit à sa source. Il

en est de même de la vérité ; nous ne la saisirions pas, si elle ne se fixait sur des événements sensibles, ou du moins

sur des métaphores et des comparaisons qui la réfléchissent ; il lui faut un corps qui la renvoie. » (l’avant-propos de

La Chaumière indienne en 1791, cité par A. de Baecque 1993 : 13).

R. Spavin 187

de pouvoir. Un pouvoir limité, désincarné s’en dégage chez le souverain, dont l’individualité doit

s’effacer derrière celle du peuple. Au lieu de figurer la souveraineté par le biais du corps (voir de

Baecque 1993), le froid invoque une imagerie du pouvoir qui est moins corporelle et plus abstraite,

plus relative à l’esprit psychologique. Il est un support organique pour cette « abnégation », la

rendant plus vraisemblable, comme si celle-ci s’y faisait le plus naturellement possible. Aussi la

rhétorique du froid est-elle comparable à une « belle machine » dont l’art est précisément de

paraître employer « aussi peu de mouvements, de forces et de roues qu’il est possible » (III, 5).

D’où une sorte de « légalité sans la loi » qui fait comme si la modération émanait directement d’un

état de nature. En tant que figure textuelle, la froideur renvoie à un rôle dans une relation du

pouvoir, celle du législateur, dont la majesté et la grandeur seraient cautionnées par un manque

naturel de passions, de particularités, soit cette « erreur » humaine qui doit être maintenue à

distance. Bref, par un certain imaginaire géographique et scientifique anachorique, elle constitue

une phénoménalisation d’un comportement et d’une psychologie de l’impersonnalité, posture qui

ne peut se dire, se manifester directement, c’est-à-dire corporellement, sans que celle-ci l’emporte

sur la représentation de la collectivité.

La souveraineté est justement cette « âme artificielle » dont parle Hobbes dans le

Léviathan, artificialité qui entretient une relation houleuse avec la personne qui gouverne, censée

moins la représenter que l’incarner. Les climats de Montesquieu répondent à cette artificialité, en

des termes indirects, mais on ne plus naturels, lui dotant d’une illusoire géographie qui tempère

son immatérialité et sans la subordonnant aux faiblesses humaines. L’incarnation de la

souveraineté doit rester pour Montesquieu une impossibilité. Dans ce sens, faire de

l’impersonnalité un caractère naturel, climatique, nous rapproche de l’art de gouverner, en

présentant l’art comme quelque chose qui n’est pas artistique. La supériorité de la froideur — de

R. Spavin 188

la raison sur la passion, ou de l’impersonnalité sur la personnalité — exprime l’enracinement de

cette limitation paradoxale de la souveraineté, le constitutionnalisme, dans l’idée même de

souveraineté, c’est-à-dire ces qualifications bodiniennes si nécessaires à la majesté et la grandeur

de l’État. Elles se retrouvent ici, dans la théorie des climats, sous une forme symbolique, où le

législateur ne peut que s’identifier au froid et, réciproquement, s’aliéner du chaud, mais où le

peuple doit faire, on le verra, précisément l’inverse. Cela nous mène au dernier aspect de la

rhétorique des climats : son esthétique sociale.

De l’esthétique du chaud : l’instrumentalisation des passions populaires

Malgré son apparente opposition à la chaleur, le froid lui est, en réalité, étroitement lié.

Plus on progresse dans l’analyse des climats, plus une correspondance se fait voir entre les deux

températures : le froid et le chaud participent à un même commentaire sur le pouvoir. Si l’un

correspond à un idéal législatif, l’autre l’appuie en tant que repoussoir. Ainsi qu’on l’a vu, ils

concourent à signifier une certaine conception du pouvoir, c’est-à-dire l’importance de son

impersonnalité. Voici donc un côté de la relation politique exprimé par le discours climatique.

Pourtant, la question s’impose, qu’en est-il de l’autre côté, soit le peuple et son obéissance au

pouvoir ? L’intention de Montesquieu est à la fois d’augmenter les connaissances de ceux qui

commandent et de donner de « nouvelles raisons [à tout le monde] pour aimer ses devoirs, son

prince, sa patrie, ses lois » (Préface).

Jusque-là, la question du peuple, destinataire du pouvoir politique, n’a été qu’effleurée.

Elle a constitué notre premier niveau de lecture : ce que veut désigner le déterminisme climatique

au sens le plus littéral, à savoir l’influence de la température sur le comportement des hommes. La

connaissance des effets des climats sur un peuple constituerait par conséquent une sorte de

praxéologie à la destination des législateurs : par le climat, on saurait mesurer la juste

R. Spavin 189

correspondance entre les lois et la spécificité des peuples gouvernés. Mais cette lecture ne peut se

poursuivre avec beaucoup de profondeur : le dualisme hyperbolique des climats, voire des deux

températures, ne peut correspondre à la réalité des situations politiques, où la spécificité des

peuples est d’une profonde complexité sociohistorique. En effet, le climat contribue mal à cette

problématique de la législation ; c’est seulement qu’en tant que figure qu’il peut représenter

symboliquement le rôle du législateur. Mais il y a plus. Une philosophie du pouvoir est

inconcevable sans une réflexion sur ses modalités d’obéissance, sur l’adhésion du peuple au

pouvoir. Qui plus est, une analyse du climat ne peut uniquement se concentrer sur la froideur, ni

réduire la chaleur au rang de repoussoir, sans creuser plus profondément son propre dispositif de

signification.

Pour revenir à l’idéologie esthétique et ouvrir le symbole à sa véritable envergure politique,

il convient d’étudier les climats, y compris la politique, en tant qu’un message, entre destinateur

et destinataire, entre gouvernement et peuple. Selon T. Eagleton, la relation politique est

éminemment esthétique ; elle suppose un récepteur, dont le rôle et le comportement représentent

l’objectif principal, soit l’agencement et l’ordonnancement de la société. Elle a pour but ultime

l’adhésion du public, comme n’importe quelle argumentation. L’esthétique aurait ainsi beaucoup

à apprendre à la politique, car ce que nous ressentons émotionnellement devant un objet d’art

apporte une dimension nouvelle à la réflexion philosophique qui ne peut se contenter de la raison

pure. C’est précisément l’esthétique, discours du corps qui réinscrit le monde affectif dans

l’univers rationnel (Eagleton 1988, 327), qui peut aider à repenser la politique du point de vue du

peuple, c’est-à-dire de sa sensibilité, qui le conduit plus que la raison à l’obéissance aux lois de la

nation. Car la nature du peuple est, selon Montesquieu, « d’agir par passion » (II, 2).

R. Spavin 190

En ce qui concerne la fonction rhétorique des climats, qui crée une influence

d’identification et d’aliénation par rapport au pouvoir politique, la géographie de la théorie des

climats insiste sur une distance (cartographique) qui élargit la frontière séparant le froid et le chaud.

L’orientalisme du chaud et du despotisme a l’effet de fustiger les abus de pouvoir comme des

dérogations à la supériorité naturelle de l’Europe. Mais le chaud et le froid sont-ils pour autant

deux pôles opposés, géographiquement différents ? Il s’agira maintenant de voir si Montesquieu

restitue un lien entre les deux climats. Car ce que l’humanisme climatique de Bodin montre au

grand jour — une relationnalité climatique qui explique tout l’univers — est tronqué chez le baron.

Or mon argument est qu’il faut considérer, d’une part, l’ensemble du discours à un niveau

esthétique, que c’est plus précisément dans l’immatérialité des climats, dans leur représentation

affective, qu’il est possible d’identifier le rapport interclimatique et, de l’autre, que Montesquieu

essaie non pas de séparer irrémédiablement ces deux températures, mais de les ordonner, à un

niveau symbolique, en une même structure sociopolitique. Dans ce sens, il faut moins regarder les

tempéra-tures géographiques qui tendent à représenter des régimes différents que les tempéra-

ments, où Montesquieu formule ses analyses sur les passions. En d’autres termes, si le froid

engendre un tempérament stoïque, résistant, auto-sacrificiel (rappelons le cas du suicide anglais)

et un constitutionnalisme naturel, le chaud donne lieu à un tempérament passif, enclin aux plaisirs

de la sensibilité, mais qui n’est en rien dénué de naturalisme. Enfin, il faut nous le demander :

Montesquieu conçoit-il une société dans laquelle le tempérament rationnel et le tempérament

passionnel coexistent et se complètent ?

Les climats en chiasme : l’opposition ou l’équilibre entre le froid et le chaud ?

En analysant les climats du point de vue du peuple, le symbolisme du chaud se corse et

prend de l’envergure. Lorsqu’on se penche sur le caractère du peuple des systèmes modérés,

R. Spavin 191

comme celui de l’Angleterre, il existe une opposition entre le tempérament du peuple et la

température de sa localisation. On l’a déjà dit, les Anglais sont le peuple le plus passionnel, le plus

libre de satisfaire leurs intérêts particuliers. L’honneur, qui est le principe120 des monarchies,

permet à ses sujets de se démarquer des autres, de se dévouer à leurs ambitions et de gravir les

échelons sociaux et économiques. Citons à nouveau les remarques de Montesquieu sur ce peuple

particulièrement « libre » : « Toutes les passions y étant libres, la haine, l’envie, la jalousie, l’ardeur

de s’enrichir et de se distinguer, paraîtraient dans toute leur étendue ; et si cela était autrement,

l’État serait comme un homme abattu par la maladie, qui n’a point de passions parce qu’il n’a

point de forces » (XIX, 27, je souligne). Les passions citées sont représentées comme « toutes »

les passions qu’un homme libre peut ressentir, lesquelles sont toutes négatives à l’égard du bien

général : la haine, la jalousie, l’ardeur de s’enrichir et de se distinguer. Dans une monarchie telle

que l’Angleterre, qui est quand même érigée en un modèle de la modération, les passions sont

retournées sur l’individu, si bien que les sentiments altruistes — la fraternité, la charité, le

patriotisme, la spiritualité — sont absents. La vie passionnelle doit avantager le moi.

On pourrait y voir un éloge de la liberté anglaise, d’autant plus que, sous la monarchie, se

cache en réalité une structure politique qui relève davantage de la « république », mais sous une

forme « moderne » (Rahe 2009 : 37). Le « véritable » esprit de l’État anglais n’est-il pas celui

d’une république et non celui d’une monarchie, qui est un esprit de « paix » et de « modération »

et non « de guerre » et d’ « agrandissement » (IX, 2) ? Montesquieu le dira lui-même, en parlant

de la motivation guerrière des sujets anglais, que la nation est au fond une république, ne se battant

120 Le « principe » d’un régime politique correspond à une certaine passion que tous les sujets doivent partager pour

que le système politique atteigne un niveau de stabilité. On remarquera en passant que le principe est une passion qui

a fait l’objet d’une certaine évolution socioculturelle ; il est le fondement du système éducatif d’un régime, l’éducation

étant intimement liée à l’ordonnancement politique. En ce qui concerne la nature du gouvernement et le principe :

« L’une est sa structure particulière et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir » (III, 1).

R. Spavin 192

que pour « la gloire, ou du moins l’honneur ou la fortune » (V, 19). Mais cette lecture

républicaine occulte plusieurs choses. Au niveau des passions des Anglais, celles-ci ne sont pas

modérées ou paisibles. Elles sont au contraire des passions quasiment tyranniques, entièrement

retournées sur le moi, qui vont plutôt dans le sens « monarchique », visant l’agrandissement

personnel. La constitution lui permet précisément d’aspirer à agrandir les frontières de son propre

territoire, sa « richesse », sa « propriété » (VI, 1). Davantage, le véritable critère d’une république,

qui est non seulement une participation du peuple au pouvoir, mais un peuple qui a la « souveraine

puissance »121 ne constitue pas un objectif pour le sujet monarchique ; la culture de la particularité

le décourage. Le républicanisme préconisé par Montesquieu correspond tout au plus à un

« effet »122. Ayant une liberté affective et passionnelle, le sujet monarchique se sent certes plus

libre, plus puissant. Mais il faut considérer cet effet de « puissance » d’une optique esthétique qui

corrobore moins sa réelle souveraineté que son obéissance.

Ainsi, au vu du peuple, et non du législateur, l’« erreur » de l’homme, qui est d’être sujet

à « mille passions » dans la préface, devient ici une caractéristique de la modération et de la liberté,

c’est-à-dire la « force de l’État ». En partant de l’exemple de l’Angleterre : une monarchie qui

n’est pas habitée par un peuple passionnel se révèle analogue à un « homme abattu par la maladie ».

L’État modéré semble ainsi carburer à la force et à la liberté individuelle de son peuple. Qui plus

est, la question de la « brigue » et de l’ambition, deux passions égoïstes, insiste davantage sur cette

121 Montesquieu explique les différences entre la république, la monarchie et le despotisme comme suit : « […] le

gouvernement républicain est celui où le peuple en corps, ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance

; le monarchique, celui où un seul gouverne, mais par des lois fixes et établies ; au lieu que, dans le despotique, un

seul, sans loi et sans règle, entraîne tout par sa volonté et par ses caprices » (II, 1). 122 Par ailleurs, un républicanisme « pure » tourne court face au pragmatisme de Montesquieu. Le régime se révèle

trop angélique, trop éloigné de la vérité de l’homme, qui se complait dans sa particularité. Le modèle anglais, comme

le montre C. Spector, garantit le mieux la sûreté des individus et satisfait leur désir primordial de conservation, tout

en permettant, a fortiori, le libre épanouissement des activités économiques et des conduites « privées » (Spector 2004,

21-22). Surement faut-il voir dans la promotion des passions les plus égoïstes une position des plus fermes et libérale

sur la préservation de la sphère privée, soit l’essence d’une économie saine et indépendante de l’État.

R. Spavin 193

particularisation du peuple : si la brigue est « dangereuse » dans un sénat et un corps de nobles,

elle est bénéfique entre les mains d’un peuple qui « n’a point de part au gouvernement », car « il

s’échauffera pour un acteur, comme il aurait fait pour les affaires » (II, 2). Ce qui est donc mauvais

pour ceux qui ont accès au pouvoir s’avère bon pour ceux qui n’y ont pas. Autour des passions il

y a donc un chiasme qui structure de manière inversée les deux termes d’une relation : le

gouvernement monarchique doit être dans un rapport indirect et négatif avec son peuple ; il doit

être son opposé afin de lui assurer un cadre de vie qui soit propice à l’épanouissement de la vie

privée, tant sur le plan passionnel qu’économique. À un gouvernement froid, modéré, correspond

un peuple chaud, intempérant123. On notera également en passant le parallélisme entre

l’échauffement pour un acteur et pour les affaires, comme si la force économique de l’État était

comparable à l’illusion théâtrale, comme si les ambitions du peuple n’étaient pas un reflet de sa

« vraie » vie passionnelle, mais des passions fabriquées par une expérience esthétique.

Pour retrouver la théorie des climats, discours qu’on a étudié plus en termes de législation

que d’obéissance, la froideur s’est montrée supérieure à la chaleur, car elle prédispose les hommes

en pouvoir à s’effacer derrière la grandeur de l’État, à cultiver l’abnégation, pour que les lois

reflètent le plus naturellement possible la collectivité. Au lieu d’assigner un rôle de repoussoir à la

chaleur qui ne renforce que la lecture législative, il convient d’enquêter sur le rapport éventuel

entre les modalités d’obéissance et les caractéristiques du chaud. Y existe-t-il un idéal social ? La

question est difficile dans la mesure où elle soulève une association de thèmes négatifs, allant de

l’égoïsme à l’esclavage. En effet, les hommes des régions chaudes sont naturellement faibles à

cause d’un relâchement des fibres (XIV, 2) et ils sont, par conséquent, politiquement enclins à un

123 Il est intéressant de noter aussi que lorsque le peuple doit participer aux jugements judiciaires, c’est-à-dire au

fonctionnement direct de l’État, il doit se calmer, juger de sang-froid ; la participation au pouvoir le lui exige : « Il

sera bon de mettre quelque lenteur dans des affaires pareilles, surtout du moment que l’accusé sera prisonnier, afin

que le peuple puisse se calmer et juger de sang-froid » (VI, 5).

R. Spavin 194

rapport de maître/esclave : « Il ne faut pas donc être étonné que la lâcheté des peuples des climats

chauds les ait presque toujours rendu esclaves et que le courage des peuples des climats froids les

ait maintenus libres. (XVII, 2, je souligne) ; et encore : « approchez des pays du midi, vous croirez

vous éloigner de la morale même : des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun

cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions

(XIV, 2). Sans doute existe-il un lien étroit entre la chaleur et l’esclavage ; la chaleur semble

prédisposer à cet empiétement d’un individu sur un autre qui, selon la définition de Montesquieu,

renvoie plus précisément à « l’établissement d’un droit qui rend un homme tellement propre à un

autre homme, qu’il est le maître absolu de sa vie et de ses biens » (XV, 1). La question de

l’esclavage dans L’Esprit des lois a déjà été longuement débattue, mais la définition semble dire

les choses assez clairement en elle-même. Retenons deux points : premièrement, l’esclavage relève

moins de la nature que de la loi. Il doit être « établi ». Deuxièmement, il touche à une origine

naturelle. Si l’esclavage existe, c’est parce que les lois l’ont établi, positivement, à partir d’un état

d’inégalité qui est, quant à lui, naturel, d’où son rapport avec le climat. Ici, les lois ne corrigent

pas la nature ; elles ne tempèrent pas les inégalités en vue de la liberté, mais elles radicalisent

plutôt ce qu’il y a déjà dans la nature124. Aussi la chaleur peut-elle engendrer, par une mauvaise

législation, une forme d’inégalité radicale qui, en dernière analyse, s’oppose à la nature.

124 À la suite de R. P. Jameson, on peut admettre l’existence de deux parties différentes dans la réflexion de

Montesquieu sur l’esclavage qui divisent le livre XV. D’une part, il le récuse et le condamne comme un affront contre

la nature (chapitres 1 à 9) et, de l’autre, il atténue sa critique en cherchant les conditions sous lesquelles il pourrait être

tolérable (chapitres 10 à 19) (Jameson 1911 : 55). Entre ces deux parties, on ne peut vraiment parler de

« contradiction » ni de « concession » avec les idées de l’époque. R. P. Jameson a eu recours à la chronologie du livre

pour expliquer cette divergence, disant que les parties antiesclavagistes ont été écrites après les parties qui cherchent

à le justifier, lesquelles s’appuient plutôt sur la question romaine, et non sur l’esclavagisme colonial, qui constitue

pour la modernité le « vrai » problème auquel il aurait dû se référer. Or ma lecture voit l’esclavage de manière plus

figurée ; il constitue une sorte d’hyperbole d’une situation politique des plus naturelles, soit l’inégalité entre

gouvernement et peuple, qui est tout de même nécessaire à l’équilibre politique. J’y reviendrai plus tard en m’appuyant

sur la pensée de Leo Strauss.

R. Spavin 195

En elle-même, la chaleur ne cause pas l’esclavage puisqu’elle ne peut décider de son

établissement par les lois. Elle prédispose plutôt le peuple à une obéissance naturelle et nécessaire,

ce dont un législateur corrompu pourrait ensuite abuser selon son gré. À cet égard, la chaleur peut

receler un idéal controversé dans la mesure où la prédisposition à l’esclavage se relie à un modèle

de servitude. La chaleur peut se montrer supérieure à la froideur en termes d’adhésion ; le manque

de courage des hommes méridionaux agit comme un obstacle naturel à la révolte. De l’autre côté,

dans les pays du Nord, là où l’obéissance est plus problématique (XIV, 8), les sujets ne pourraient

être de « bons » esclaves, car ils sont plus disposés à se révolter et à ne pas souffrir la subjugation.

En Angleterre, par exemple, les hommes supportent mal les lois, d’où le suicide, maladie causée

par le climat, témoignant de l’impatience et l’intolérance des Anglais à l’endroit de la vie politique

(XIV, 12-13). Pour tempérer le courage des peuples du Nord et promouvoir l’obéissance, l’État a

en effet besoin d’autres stratégies.

Instruire l’obéissance et les passions populaires

À travers les passages sur l’esclavage et sur les caractéristiques de la chaleur, une certaine

philosophie de l’obéissance se démarque des thèses de l’ouvrage qui se rapportent au pouvoir

politique. Dans sa forme législative, l’esclavage est un affront à la nature, mais à son « origine »,

le philosophe le dit bien, il est « fondé sur la nature des choses » (XIV, 6). Autrement dit,

l’esclavage provient d’une source d’obéissance qui n’est pas en soi mauvaise. Loin s’en faut :

l’équilibre politique repose sur un respect mutuel de la domination et de l’obéissance ; toute

l’astuce consiste à dominer avec douceur pour que le peuple désire l’obéissance, qu’il croie qu’elle

émane directement de lui. Bien que la relation d’esclavage soit extrême, condamnable, elle tient

pour Montesquieu à une structure politique légitime, à savoir une hiérarchie qui justifie l’inégalité

par son reflet climatique de l’ordre naturel.

R. Spavin 196

Tout au long du livre XV, le statut de l’esclave n’est pas très net. Par-delà ce qui rend

l’esclavage catégoriquement négatif, se trouvent des chapitres qui introduisent de la

« modération » et de la « liberté » dans sa situation sociopolitique, de manière à ce que la frontière

entre le sujet monarchique et l’esclave semble de plus en plus floue. Si le peuple doit obéir à un

monarque doux et modéré, il n’est aucunement différent pour l’esclave, qui peut lui aussi être bien

traité ; son obéissance aux maîtres n’est pas « absolue », mais gérée par des lois, par la « raison »,

qui limite le pouvoir de ces derniers : « La raison veut que le pouvoir du maître ne s’étende point

au-delà des choses qui sont de son service ; il faut que l’esclavage soit pour l’utilité, et non pas

pour la volupté » ; et, plus loin, « Il y a une disposition de la loi des Lombards, qui paraît bonne

pour tous les gouvernements. "Si un maître débauche la femme de son esclave, ceux-ci seront tous

deux libres." Tempérament admirable pour prévenir et arrêter, sans trop de rigueur, l’incontinence

des maîtres » (XV, 2). Pour assurer l’obéissance des esclaves, et rendre plus de liberté à leur

condition, les maîtres se doivent de restreindre leur pouvoir sur eux (leur violence sexuelle,

émotionnelle) et, dans certains cas, leur donner l’impression de l’égalité, voire de la supériorité.

Le cas de l’Allemagne est ici exemplaire, mais particulièrement curieux, car ce pays « froid » se

servirait de l’esclavage de façon utilitaire. Mais l’exactitude de la référence incite au doute :

Par la loi des Allemands, un esclave qui volait une chose qui avait été déposée était soumis

à la peine qu’on aurait infligée à un homme libre ; mais s’il l’enlevait par violence, il n’était

obligé qu’à la restitution de la chose enlevée. Chez les Allemands, les actions qui avaient

pour principe le courage et la force n’étaient point odieuses. Ils se servaient de leurs

esclaves dans leurs guerres. […] le peuple allemand, sûr de lui-même, songeait à augmenter

l’audace des siens ; toujours armé, il ne craignait rien d’eux ; c’étaient des instruments de

ses brigandages ou de sa gloire (XV, 15).

L’exacte référence donnée par Montesquieu en note s’appelle « Loi des Allemands », chapitre 5,

titre 3. Or la référence me semble controuvée pour plusieurs raisons. Elle en suit d’autres

relativement à l’histoire allemande, telle « la loi des Wisigoths », ou le Liber Ludiciorum, et même

Tacite, dont la Germanie, constitue une source importante pour Montesquieu (voir Volpilhac-

R. Spavin 197

Auger 1985). En parcourant ces références qui sont, à la différence du texte cité, facilement

trouvables, rien ne corrobore cette pratique de récompenser la férocité des esclaves allemands. Un

esclave qui vole son maître doit, certes, être « fouetté », comme l’est n’importe quel homme.

Certes, les esclaves allemands jouissent d’un statut différent de leurs ancêtres romains, qui sont

plutôt traités comme des marchandises, mais la distinction faite en cas de violence est absente.

Dans le Liber Ludiciorum, à chaque fois qu’un esclave ou un affranchi commet le crime du vol, il

doit recevoir cent coups de fouet en public (livre V, titres I, II). Dans les chapitres ayant trait à la

violence d’un voleur, elle n’est nullement récompensée, mais la cause de sa mort ; la responsabilité

du meurtre n’en incombant plus à personne. De même chez Tacite, les esclaves ne sont pas

encouragés à commettre des actes de violence ; ils ne sont pas non plus utilisés dans les guerres,

mais ils restent attachés à la demeure du maître. Leur rôle est domestique, agricole (Germanie,

XXV, 1). En effet, si cette instance d’intertextualité nous laisse un peu sur notre faim — d’où la

tire-t-il ? — on peut voir un lien que le philosophe essaie d’établir entre ces récompenses

esclavagistes et les « petits privilèges » qui sont accordés, par exemple, aux sujets monarchiques,

vivant sous une idéologie commerciale. Qu’on songe aux hommes censément « libres » qui

travaillent dans les « mines », moteur d’industrialisation et d’essor économique, qui font partie

intégrante de la représentation de la liberté politique envisagée par Montesquieu. Ici, le calvaire

que constitue le travail minier est assuré par des hommes « heureux » :

[… ] avant le christianisme eût aboli en Europe la servitude civile, on regardoit les travaux

des mines comme si pénibles, qu’on croyoit qu’ils ne pouvoient être faits que par des

esclaves ou par des criminels. Mais, on sait aujourd’hui les hommes qui y sont employés

vivent heureux(*). On a, par de petits privilèges, encouragé cette profession ; on a joint à

l’augmentation du travail celle du gain ; et on est parvenu à leur faire aimer leur condition

plus que toute autre qu’ils eussent pu prendre.

*On peut se faire instruire de ce qui se passe à cet égard dans les mines du Hartz dans la

basse Allemagne, et dans celles de Hongrie (XV, 8, 496).

R. Spavin 198

Au vu des liens ésotériques qui relient l’idéologie commerciale de Montesquieu au discours

esclavagiste, il n’y a pas à proprement parler une émancipation politique des sujets monarchiques

par l’économie, par les récompenses financières, ce qui reste ambigu chez Pangle, et il n’y a pas

de suprématie économique sur la politique non plus. Les lois économiques n’empiètent pas sur le

pouvoir politique, car l’économie se décrit comme un outil qui sert à renforcer le pouvoir, dont la

majesté se maintient par une certaine esthétique. La liberté dont jouissent les sujets est une

« opinion » (XI, 6), une disposition affective que Montesquieu appelle aussi le « bonheur » ; c’est

par la promotion des privilèges pécuniaires qu’on renforce la « liberté ». Tout comme le cas de

l’esclavage allemand, l’utilitarisme de la relation maître-esclave est fondé sur la tempérance du

maître et l’intempérance de l’esclave. Dans cette référence faussée, celui-ci est maintenu esclave

par sa propre cupidité, par sa propre force, lesquelles ne sont pas interdites, mais permises

puisqu’elles sont bénéfiques pour la militarisation de l’état. La « liberté » que ressentent les

esclaves allemands ne remet pas en cause l’autorité du maître, mais renforce son pouvoir, sa

« majesté », tout en rendant, par illusion, les esclaves moins « esclaves », récompensés pour leur

courage et leur sauvagerie. Par comparaison, il s’agit d’une logique analogue à celle du libéralisme

qui active l’intérêt économique de l’individu au profit de l’accomplissement des buts communs125.

Or de quoi a l’air cet accomplissement des buts communs ? S’il n’est pas moral, mais plutôt une

« force » économique, le libéralisme s’acquitte d’un objectif politique qui consiste à distraire les

hommes des buts communs, à acheter leur servitude, leur désintéressement politique, par des

libertés qui dissimulent leur asservissement structural. La violence de l’esclave est ainsi

comparable à l’ambition économique du sujet monarchique qui concourt, à son insu, à maintenir

125 « L’honneur fait mouvoir toutes les parties du corps politique ; il les lie par son action même ; et il se trouve que

chacun va au bien commun, croyant aller à ses intérêts particuliers » (III, 6). Je remarquerai aussi le glissement qui

s’opère entre l’honneur et l’ambition, qui n’a rien d’honorable en soi, mais qui est présentée comme le fruit historique

des origines guerrières, « gothiques », des monarchies anglaises.

R. Spavin 199

la frontière séparant les gouverneurs des gouvernés, par les passions les plus individuées, les plus

« despotiques » et les plus aveuglantes.

Parmi les trois régimes politiques qui sont comparés dans L’Esprit des lois, la monarchie

et le despotisme se montrent les plus proches, dans la mesure où ils se relient et se reposent sur un

même fondement d’intérêt particulier, mais selon un emploi différent dans les deux cas. Si le

monarque et le despote doivent s’opposer sur la question de la personnalisation, le sujet

monarchique, lui, possède une vie passionnelle qui est similaire à celle du despote, mais dont le

pouvoir sur les autres est tout de même restreint à la sphère privée. Le despotisme constitue une

réelle menace pour le monarque qui peut facilement se laisser séduire par l’incarnation du pouvoir,

mais il l’est doublement en termes du peuple gouverné qui, s’il y avait révolution, pourrait prendre

la place du pouvoir. L’esthétique de la servitude doit ainsi renforcer la liberté, les intérêts

particuliers des sujets, afin de conserver le pouvoir politique. C’est en cultivant l’égoïsme des

passions particulières qu’on empêche les sujets de participer au pouvoir et même de le désirer.

Ainsi, le « principe » de la monarchie anglaise, moins l’honneur que l’ambition, c’est-à-dire le

commerce, consiste à « contrôler » les passions du peuple en les limitant à la sphère privée. Un

projet de domination se dessine en filigrane, doux puisqu’il permet aux sujets d’assouvir leurs

ambitions, de jouir d’un degré de liberté, mais controversé, parce qu’il semble s’articuler sur un

processus d’abêtissement, ou aveuglement, qui exploite les passions du peuple afin de mieux le

subjuguer. Ici les passions sont intimement liées à une instrumentalisation qui repose non pas sur

son éclaircissement rationnel mais sur un « éclaircissement indirecte », qui passe par l’instruction

passionnelle et qui développe l’irrationnalité, c’est-à-dire l’incapacité du peuple à s’éclaircir par

son seul entendement. À en croire Montesquieu, si les hommes ne s’instruisent pas, ils peuvent

« être instruits ». Ils sont en effet dépendants de leurs instructeurs :

R. Spavin 200

C’est en cherchant à instruire les hommes, que l’on peut pratiquer cette vertu générale qui

comprend l’amour de tous. L’homme, cet être flexible, se pliant dans la société aux pensées

et aux impressions des autres, est également capable de connaître sa propre nature

lorsqu’on la lui montre, et d’en perdre jusqu’au sentiment lorsqu’on la lui dérobe (Préface).

Tout au long de la préface, l’idée d’un besoin instructif renforce la dépendance des hommes à leurs

magistrats. Ainsi, « il n’est pas indifférent que le peuple soit éclairé », mais la nature de

l’éclaircissement a, au fond, une utilité politique, une éducation, voire une instrumentalisation

passionnelle : c’est au nom du bien général qu’on instruit les hommes, objets et non sujets de

l’instruction. Le jeu entre le dévoilement et le dérobement de la connaissance insiste lui aussi sur

la dépendance du peuple à la volonté du « on », censément les législateurs qui sont « plus éclairé[s]

que lui » (XIX, 27). C’est bien eux, les législateurs, qui sont responsables de la « connaissance »,

ce qui unit le peuple, et non les passions, qui sont désormais l’apanage des sujets monarchiques.

On se le rappelle, ce ne sont pas les humains qui s’unissent par le sentiment, mais les bêtes. Or si

les sujets monarchiques « s’unissent » par des passions qui sont manigancées par les législateurs,

ils s’unissent par la connaissance, mais à leur insu. Les intérêts particuliers et commerciaux, une

fois qu’ils sont lus à côté de la préface, deviennent quelque peu dérangeants. Ils peuvent, d’une

certaine manière, opérer une forme d’abêtissement auprès des hommes, bien qu’au nom de l’utilité

politique. D’autre part, la « bêtise » législative qu’on retrouve dans les pays chauds, qui consiste à

bafouer le bien général au profit du seul intérêt du despote, jouxte implicitement les intérêts du

sujet monarchique, où la même disposition passionnelle s’avère une véritable « force » pour la

nation. Cette force irrationnelle dépend cependant d’une exclusion du peuple au pouvoir et à la

connaissance, condition de liberté qui va à l’encontre de tout projet prônant une transparence

politique. Or, et voici l’ironie du discours, les climats, dans une perspective exotérique,

développent justement une image de la transparence sociopolitique ; les chefs qui règnent sur un

territoire sont issus d’un contexte géographique qui influe sur tout un peuple ; le législateur est à

R. Spavin 201

l’image de son territoire. En y regardant de plus près, cependant, il existe une frontière entre le

peuple et le gouvernement, mais aussi une relation qui les lie nécessairement ensemble, et qu’on

pourrait mieux comprendre à l’aide de la pensée de Leo Strauss. Ce dernier préconise lui aussi une

division sociale entre la sagesse et la bêtise : « Le politique est essentiellement imparfait, l’essence

du politique étant une dilution de la sagesse par le consentement de ceux qui n’ont pas de sagesse,

ou encore une dilution de la sagesse par la bêtise » (Strauss 1989 b, 215). Cette dichotomie est

fondamentale pour Strauss : le politique doit supposer l’existence d’une division entre les

philosophes et les non-philosophes au sein des sociétés. Soyons réaliste (ou pessimiste) : le peuple

ne sera jamais éclairé, il faut donc adapter la sagesse par le truchement de la bêtise pour que le

« meilleur ordre politique » soit applicable à la réalité. L’ordre politique ne peut se fier entièrement

à la raison. La « science politique », savoir qui est à l’origine une rhétorique (Strauss 1959, 82), se

doit d’adapter la « philosophie politique » — son universalisme, sa définition du « meilleur

régime » — vers un public qui n’est pas rationnel, historiquement déterminé, en gros, relatif.

Les climats sont en effet doublement straussiens lorsqu’on considère leur mode

d’expression, indéniablement ésotérique : ce n’est qu’au sens figuré qu’ils révèlent une réflexion

sur la structure de la politique modérée, à l’encontre d’un prétendu relativisme ou historicisme126.

L’évaluation de l’univers politique n’est perceptible qu’à travers un déchiffrement rhétorique, qui

permet de camoufler des pensées potentiellement dangereuses, ce que d’Alembert, cité en exergue,

avait lui aussi remarqué dans sa lecture de L’Esprit des lois. La séparation, entre le littéral et le

126 Selon Strauss, la plupart des historicistes considèrent comme un fait décisif la relation entre la philosophie politique

et l’étude historique, qu’il existe un lien étroit entre le contenu d’un savoir politique et la situation historique dans

lequel il a vu le jour. La variété des philosophies politiques est, selon eux, un résultat de la variété des situations

historiques et non différentes adaptations d’une même tradition. Dans ce sens, la philosophie politique de Platon est

inséparable de la cité grecque du IVe siècle av. J.-C., que celle de Locke est essentiellement liée à la Révolution

glorieuse de 1688. Dès lors, la perspective « historiciste » ignore la possibilité que la véritable interprétation historique,

celle que pratiquaient les philosophes eux-mêmes, était de concevoir la philosophie comme un projet éminemment

anhistorique, universalisant. Voir L. Strauss (1959), « Political Philosophy and History », What is Political

Philosophy? And Other Studies, New York, The Free Press, 56-77.

R. Spavin 202

figuré, qui est inhérente aux climats dédouble la séparation qu’ils prônent au sein des sociétés,

entre un législateur éclairé et un peuple irrationnel. Ils incorporent en eux-mêmes ce dualisme si

nécessaire pour conserver un certain ordre politique et à justifier la hiérarchie qui est déjà

socialement établie. C’est ici, dans l’abstraction des températures, qu’on accède à la dynamique

interclimatique, soit la « science politique » qui doit réguler la relation entre gouvernement et

peuple, par un contrôle esthétique des passions du législateur aussi bien que celles des gouvernés.

Les climats fonctionnent de deux manières : d’une part, la froideur pousse les législateurs à

s’identifier à un régime basé sur la désincarnation et la limitation constitutionnelle de la

souveraineté, et de l’autre, la chaleur révèle un certain champ d’exploitation, passionnel et

grandement séduisant, dans la popularisation des intérêts particuliers. La rhétorique profonde de

la théorie des climats réside dans ces deux régimes symboliques, chaud et froid, qui se complètent

et qui s’équilibrent, complexe échafaudage sur lequel repose non seulement la modération, mais

le meilleur régime possible, à savoir un régime qui existe, tant en théorie qu’en pratique, de l’autre

côté de la Manche.

La théorie des climats de Montesquieu constitue un véritable écheveau de discours que j’ai

essayé de démêler tout en reconstituant les divers arguments qui s’adressent à différentes

audiences. La transparence politique du relativisme climatique se veut bien moderne, elle s’inscrit

dans l’air du temps, dans une idéologie entresolienne, voire « polysynodique », à l’instar d’un

certain abbé de Saint-Pierre. Le constitutionnalisme et la limitation du pouvoir sont des idées

chères au projet des Lumières du début du XVIIIe siècle, à la suite du règne de Louis XIV. Et la

froideur, avec sa rhétorique d’une psychologie d’abnégation, abonde dans le même sens, donnant

matière à une interprétation constitutionnaliste. Celle-ci encourage l’identification du souverain à

une limitation de ses pouvoirs par une représentation d’un pouvoir naturaliste, personnifié mais

R. Spavin 203

impersonnel, tel un honneur bizarrement « suicidaire », ou un renoncement à soi, qui recoupe la

vertu républicaine. Mais là où ma lecture déroge à la tradition se trouve dans l’explication de la

hiérarchie entre le froid et le chaud, la relation interclimatique à laquelle la pensée de Bodin nous

a livré une belle introduction. Chez Montesquieu, les liens ténus qui relient le froid au chaud en

une même structure sociopolitique réactive des passages oubliés et controversés, tels l’esclavage

et l’inégalité naturelle. Aussi l’opacité politique, l’instrumentalisation des passions populaires,

renvoie-t-elle à une philosophie politique ancienne, absolutiste ou même « totalitariste » (Adorno

et Horkheimer), mais qui reste, en définitive, subordonnée à la rhétorique de départ, l’identification

au froid. Loin de vouloir terminer cette étude par une interprétation négative du pouvoir de

Montesquieu et des Lumières, straussienne ou francfortienne, il faut convenir que la théorie des

climats soutient la commercialisation de la société et ce, en dépit de l’encadrement politique

qu’elle prétend conserver. Qu’il présente les libertés économiques comme une émancipation ou

un asservissement politique, cela ne change rien à l’intention de promouvoir le commerce. C’est

pourquoi la thèse de l’instrumentalisation, qui ne s’exprime qu’implicitement, et qui ne flatte qu’un

pouvoir absolutiste, recoupe, en retour, la fonction rhétorique de départ, celle du froid, qui

développe une esthétique à l’endroit du législateur. La libération des forces économiques

représente le sacrifice de soi nécessaire à la « grandeur » du législateur, au maintient du pouvoir

qui en est la rétribution. Le commandement du froid au chaud, ainsi que l’instrumentalisation des

passions populaires, tendent un piège au législateur ; ils présentent la limitation des pouvoirs

comme un moyen de renforcer le contrôle politique. C’est dire qu’en libérant l’économie, le

législateur est amené à croire à l’agrandissement de son pouvoir, à l’irrationalité des forces

socioéconomiques qu’il peut contempler en contrebas. La clandestinité d’un tel message permet

au philosophe de maintenir divers arguments à l’intérieur d’un même ouvrage, de promouvoir le

R. Spavin 204

constitutionnalisme, mais de souffler au magistrat les bénéfices qu’il en tirerait en sous-main. En

effet, les libertés économiques — qui se présentent comme un moyen astucieux d’acheter la

servitude volontaire — refoulent une stratégie rhétorique particulièrement efficace auprès des

élites. Les climats imitent la dynamique des arcana imperii, traduisant en discours les modalités

politiques de l’absolutisme pour mieux l’infléchir.

Chapitre quatrième

Le chaud versus le froid dans l’esthétique politique de

Rousseau

« Le seigneur respira l’agréable odeur, et il se dit en lui-même :

"Jamais plus je ne maudirai le sol à cause de l’homme : le cœur de

l’homme et est enclin au mal dès sa jeunesse, mais jamais plus je ne

frapperai tous les vivants comme je l’ai fait."

Tant que la terre durera, semailles et moissons, froidure et chaleur, été

et hiver, jour et nuit, jamais ne cesseront » — Livre de la Genèse, chap.

8.

R. Spavin 205

La représentation de la théorie des climats de Jean-Jacques Rousseau terminera cette étude d’une

manière dramatique, sinon à grands fracas. Son emplacement à la fin du projet correspond à une

réplique argumentative, voire une réappropriation complète du symbolisme politique des climats,

en opposition à ses prédécesseurs. Ici, les symboles politiques du climat se démarqueront de ceux

des études précédentes en refusant la promotion du pouvoir modéré, identifié, comme on l’a vu, à

l’âme juridique et constitutionnelle de la monarchie, traduite soit par le « tempéré » bodinien, soit

le « froid » montesquien. L’auteur du Contrat social changera considérablement la nature du

discours, c’est-à-dire son ambition législative ainsi que sa légitimation de l’autorité

gouvernementale et politique sur le social. Les climats rousseauistes seront liés à la musique, à la

fonction communicative de l’art et aux débats esthétiques qui touchent la vie culturelle à Paris au

milieu du XVIIIe siècle. Le voile « géographique » perd de plus en plus de son opacité et de sa

« distance » cartographique ; le « froid » devient à la fois une métonymie et une critique flagrante

de la musique et de l’identité française, alors que le « chaud » constitue une esthétique qui soit au

plus près des passions, telle que la musique italienne ou les productions musicales de Rousseau

lui-même. La signification politique, elle, se situe en aval d’un appel aux émotions du récepteur,

celui qui doit choisir entre deux esthétiques ou deux représentations du social qui s’affrontent.

À la différence de Montesquieu, plus particulièrement, Rousseau évacue la physiologie de

sa version de la théorie des climats, réévaluant d’une manière plus ouvertement esthétique

l’influence des températures sur l’organisation sociale ou communautaire des hommes. En effet,

la visée de Rousseau se veut moins « politique » que les projets de Bodin ou Montesquieu ; le

rassemblement se fait à partir des individus qui se communiquent entre eux et non d’un législateur

qui les « unifie » à l’aide d’une raison qui les gouverne de haut en bas (EL, I, 1). La « scientificité »

qui conforte au symbole climatique son assise matérielle chez Montesquieu n’a plus la même

R. Spavin 206

importance chez Rousseau : les climats habitent un espace plus narratif et allégorique qui permet

la rencontre de l’esthétique musicale avec la philosophie politique ainsi que l’histoire des langues

et l’histoire biblique127. L’encadrement intertextuel renvoie à un creuset discursif dont il faudra

explorer les jeux de décalage et de correspondance, non seulement à l’égard des climats de

Montesquieu, mais à l’intérieur de la pensée de Rousseau également, qui présente des variations

dont cette étude voudra rendre compte.

Parmi les divers écrits de Rousseau, le texte qui développe le plus profondément sa

reconfiguration du chaud et du froid est L’Essai sur l’origine des langues, où il est parlé de la

mélodie et de l’imitation musicale (1781). C’est en parlant de musique et de langues que se situe

une importante dimension de la pensée politique et « climatique » de Rousseau ; réflexion qui est

souvent subordonnée au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

(1755) qu’elle devait, à l’origine, accompagner. Entre le Discours et l’Essai, pourtant, les leçons

politiques qu’on en retire ne sont pas les mêmes et ce, à cause du discours climatique qui est

spécifique à l’Essai et à sa pensée sur la musique. Dans ces textes, les climats dégagent un effet

d’« antagonisme » ou de schisme par rapport à la situation sociopolitique de la France, ce qui est

désamorcé dans les écrits politiques (Discours, Contrat Social) par un effet de « résignation » ou

d’« utopisme »128, ou un certain pessimisme qui écarterait la France des idées esthétiques les plus

127 Pour d’autres études narratologiques de la philosophie politique, voir Dan Edelstein (2003), Terror of Natural

Right, Dena Goodman (1989), Criticism in Action: Enlightenment Experiments in Political Writing, Frederick

Jameson (1981), The Political Unconscious: Narrative as Socially Symbolic Act, ainsi que Jean-Marie Schaeffer,

Pourquoi la fiction ? et Lynn Hunt (2007), Inventing Human Rights: A History.

128 Si la critique accorde une esthétique à la pensée politique de Rousseau, Judith Shklar, entre autres, la caractérise

comme un « effet de résignation » qui n’épouse aucun projet activiste (Shklar 1969 : 30). Voir aussi l’article de Jean

Fabre (1959-1962), Annales Jean-Jacques Rousseau, « Réalité et utopie dans la pensée politique de Rousseau ». Cette

ligne interprétative est commune dans la critique rousseauiste. Voir le premier chapitre de l’ouvrage d’Antoine

Hatzenberger (2007), Rousseau et l’utopie. De l’état insulaire aux cosmotopies, pour une bonne synthèse de cette

lecture que l’auteur juge trop répandue. Le terme d’ « utopisme » proposé de Hatzenberger est censé mieux considérer

l’activisme de la réflexion utopique qui ne se pratique pas en vase-clos : « ([…] l’utopisme de Rousseau est une

philosophie engagée dans le réel, une philosophie appliquée. En effet, dépassant les termes de l’opposition entre utopie

et réalisme pour aller vers ce que l’on peut appeler aussi bien un « rationalisme appliqué » qu’une « politique-fiction »,

R. Spavin 207

centrales du projet politique. En effet, le Contrat ne se destine en principe qu’à ces « petits pays »

où les habitants peuvent se réunir en personne et non à ces grandes nations comme la France où

les habitants ne peuvent vraisemblablement former aucune cohésion sociale : « Tout bien examiné,

je ne vois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses

droits, si la cité n’est très-petite » (CS, III, 15)129. Le philosophe donne souvent l’impression qu’il

ne voue pas à la réalité française son fameux républicanisme. Or loin d’être limitée à ce

déterminisme géographique des « petits pays », la tension entre le froid et le chaud amplifie

l’envergure de la querelle musicale (celle des Bouffons) et l’amène dans une esthétique de la

contestation qui se distingue d’autres écrits (politiques ou autobiographiques) qui tendent à limiter

la portée du projet. Les climats introduisent la querelle musicale aussi bien que l’identité française

dans le débat politique dont le voile métaphorique, déjà établi par Montesquieu, éclate sous la

plume du Genevois. Enfin, si la relation entre le froid et le chaud donne lieu chez le baron à un

équilibre dissimulé et ésotérique entre le pouvoir et la société, la juxtaposition des climats

rousseauistes témoignent d’un point de vue particulièrement contrariant, où la société se définie et

se légitime en dehors des conventions gouvernementales, sur un seuil de « barbarisme ». Le contrat

social devient dans cette ligne de pensée moins un concept intellectuel qu’un état affectif fondé

sur un continuel référendum des liens sociaux.

Rousseau pose la question des rapports entre théorie et pratique, entre philosophie et politique » (Hatzenberger 2012 :

20-21). Ma lecture des climats cherche à développer le côté esthétique de cet appel aux passions publiques d’un

lectorat réel. 129 Plus tard, l’idée que le Contrat social ne s’applique pas seulement aux petits espaces, mais à une sorte de « non-

lieu » utopique se retrouve à maintes reprises dans d’autres textes qui sont bien connus. Qu’on songe au discours du

Français, persona du philosophe, dans les Dialogues : « Mais la nature humaine ne retrograde pas et jamais on ne

remonte vers les tems d’innoncence et d’égalité quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur

lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvoit être de ramener les peuples nombreux ni les grands Etats à leur

premiére simplicité, mais seulement d’arrêter s’il étoit possible le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les

ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société et vers la déterioration de l’espéce. Ces

distinctions méritoient d’être faites et ne l’ont point été. On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences,

les Arts, les theatres, les Academies et replonger l’univers dans sa premiére barbarie, et il a toujours insisté au contraire

sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne feroit qu’ôter les palliatifs en laissant

les vices et substituer la brigandage à la corruption » (Rousseau juge de Jean Jaques, « Dialogue troisiéme », 935).

R. Spavin 208

La théorie des climats dans la Querelle des Bouffons

Que cette cadence finale est ridicule dans un mouvement aussi

impétueux ! Que ce trille est froid et de mauvaise grâce ! Qu’il est mal

placé sur une syllabe bréve, dans un récitatif qui devroit voler, et au

milieu d’un transport violent ! — Rousseau, parlant de Lulli, Lettre

sur la musique françoise (1753).

Rousseau réinterprète la théorie des climats à la lumière des débats musicaux qui ont lieu

à Paris entre 1752 et 1754. Le chaud et le froid, c’est-à-dire deux esthétiques nationales différentes,

française et italienne, s’affrontent dans les salles de théâtre parisiennes. L’événement déclencheur

est certes la représentation de La Serva Padrona de Pergolèse en 1752 qui crée le schisme musical

et sociopolitique qu’est la Querelle des Bouffons. Un débat a priori esthétique prend les allures

d’une véritable affaire d’état qui oppose des auteurs de toutes les catégories sociales, de divers

horizons professionnels : en résulte un flux de mémoires, de pamphlets, de libelles qui divise l’état

en deux camps (Dauphin 2001 : 20). Ainsi qu’en témoigne Rousseau dans les Confessions :

Les Bouffons firent à la musique italienne des sectateurs très ardens. Tout Paris se divisa

en deux partis plus échauffés que s’il se fut agi d’une affaire d’Etat ou de Religion. L’un

plus puissant plus nombreux, composé des Grands, des riches et des femmes, soutenoit la

musique française ; l’autre plus vif, plus fier, plus enthousiaste, étoit composé des vrais

connoisseurs, des gens à talens, des hommes de génie. Son petit pelotton se rassembloit à

l’Opera sous la loge de la Reine (Confessions, livre VIII, 384).

Que ce ne soit pas uniquement une question de musique, mais une querelle « philosophique »

(Johnson 1986 : 14), Rousseau en suggère aussi le côté sociologique et politique. La musique

française, incarnée entre autres par Rameau, s’associe à la puissance et à la richesse, au grand

nombre : c’est le « Coin du Roi » versus le « Coin de la Reine », ces loges sous lesquelles les

différents « sectateurs » se réunissent. Du côté de la Reine, les Bouffonistes opposent au camp

adversaire leur « génie », la vertu de leur rusticité qui dépend moins de statut que de « talens »

naturels. Une provocante opposition se fait voir entre la simplicité et la sophistication, entre

R. Spavin 209

« petits » et « grands », qui ne sont plus séparés par leur différences mais situés en un face-à-face

que Rousseau caractérise en termes de guerre.

Par conséquent, la théorie des climats dans l’Essai sur l’origine des langues, où il est parlé

de la mélodie et de l’imitation musicale, témoigne entre autre de la rencontre antagonique de deux

esthétiques différentes, française et italienne, où la question de la distance géographique est

surmontée par la nature itinérante de l’opéra, devenu leur champ de bataille. Ainsi, le chaud qui

caractérise la musique et la langue des Italiens n’est plus seulement relatif au Midi, mais se

compare directement à la langue et à la musique plus « septentrionale » des Français. Le froid et

le chaud sont devenus chez le Genevois contigus. Le rapport interclimatique, dissimulé chez Bodin

et Montesquieu derrière une couche de relativisme s’expose au grand jour. À l’encontre d’un

pluralisme libéral et pacifique promouvant une diversité de styles musicaux, Rousseau préfère

ouvertement un climat à un autre ; sa préférence trahissant non seulement une hiérarchie mais une

critique et, a fortiori, une insulte. Pour lui, la musique italienne est plus communicative et

émouvante que la musique française et ce, à cause de facteurs historiques et climatiques qui l’ont

rendu ainsi. « Dans les climats méridionaux, dit-il, où la nature est prodigue les besoins naissent

des passions, dans les pays froids où elle est avare les passions naissent des besoins, et les langues,

tristes filles de la nécessité se sentent de leur dure origine » (Essai, X, 407). La langue et la musique

françaises se ressentent d’une géographie inadéquate pour la vie passionnelle. Apparentées aux

langues du nord, elles sont portées moins sur les passions que sur les « idées » (V, 384), signe de

leur fonction utilitaire. Selon Rousseau, les hommes du nord se mettent à parler parce qu’ils ont

besoin de la communication pour survivre. La froideur n’est plus seulement une température, mais

une manière de s’exprimer et, il convient de le dire, une expression que Rousseau juge

particulièrement appauvrie, inexpressive. L’explication climatique de la musique comporte ainsi

R. Spavin 210

un certain tranchant critique qu’il faut d’abord expliciter. Quelle est donc l’influence de la fameuse

querelle des Bouffons sur l’injure du « froid » ? Et quelle est-elle sur l’éloge du chaud ?

La Querelle des Bouffons ou Rousseau versus Rameau

En étudiant les textes que Rousseau consacre à la musique, il est difficile de ne pas se

laisser emporter par la récurrente hostilité de son écriture. Rousseau est certes un grand savant,

musicologue, auteur d’un grand nombre d’articles sur l’art musical, ainsi que de plusieurs opéras,

de cantates et de motets (Bourgault 2007 : 11), mais l’expression de ses connaissances peut souvent

échapper à l’objectivité. Sa fameuse antipathie envers Rameau semble s’inspirer davantage de

sources personnelles, d’une blessure d’amour-propre, que d’objections rationnelles. S’agit-il d’une

trivialité ? On se rappelle que Rousseau se convertit à la musique italienne à la suite d’une

rencontre malencontreuse avec le grand musicien français en 1745, qui, après avoir entendu son

opéra-ballet Les muses galantes, le traite de « petit pillard sans talent et sans gout » (Confessions,

334). Rousseau prend ensuite pour mission de se distancier le plus que possible du musicien tout

en l’abattant dans ses écrits. En conséquence, sa philosophie de la musique est souvent lue comme

une manière de se racheter en tant que musicien et musicologue, réponse personnelle à ces

« incapacités » dont on le taxait si injustement (Duchez 1982 : 264).

En effet, les passions négatives inhérentes à de tels écrits posent problème pour

l’interprète : comment ne pas y voir une subjectivité qui va jusqu’à relativiser la totalité de son

point de vue ? À en croire Fréron, qui commente la Lettre sur la musique françoise (1753), la

pensée de Rousseau se réduit à la polémique : « Qu’on lise l’ouvrage, l’on n’y trouve que des

opinions extravagantes, des satyres amères, des sophismes insoutenables, des personnalités

offendantes, des inconséquences marquées […] c’est un furieux, un frénétique, un pédagogue

bilieux » (Launay 1973 : 772-773). Et c’est vrai, car en termes de musique, Rousseau parle souvent

R. Spavin 211

injurieusement contre quelqu’un (Rameau) et, par extension, contre toute une nation (France) qui

ne fait pas de la musique, mais qui « crie » et qui « croasse » (Origine de la Mélodie 339). Il est

légitime de se demander si cette attitude nuit à l’intégrité de sa réflexion, accaparée par une certaine

« chicane » qu’il faut neutraliser pour en faire un objet d’étude. Ainsi, la tendance des critiques

consiste à chercher des « solutions » en dehors du caractère oppositionnel et parfois puéril de

l’antagonisme, devenu une sorte de piège. D’où la tendance à vouloir circonscrire la véritable

spécificité de la pensée « rousseauiste » sur la musique (Verba 1993, Didier 1985, Dauphin 2001).

Qu’on songe au Devin du village (1752), à la simplicité de ses progressions et de son harmonie, à

ses arias populaires et à ses sobres récitatifs qui complètent un style d’« économie » propre au

compositeur. En outre, à en croire Rousseau lui-même, ce serait une musique au-delà de tout

sectarisme querelleur ou de toute « physionomie nationale »130. Le succès du Devin rachète en

partie l’intégrité du musicien (et du musicologue), sa philosophie musicale n’étant pas réductible

à la simple amertume, ni à une certaine « anxiété de l’influence » auprès de Rameau (ibid. 127)131.

D’autres ont mis en évidence le fait qu’il s’agit moins d’une opposition psychologique que

d’une nouvelle conception de la nature qui sépare les deux théoriciens selon des visées

diamétralement opposées (Kintzler 1998). L’éristique de la querelle ne serait qu’un symptôme

d’une transition plus générale du classicisme au romantisme qui ne se limite en aucune manière à

la musique. Aussi Rousseau s’en prend-t-il moins à Rameau qu’à toute une tradition sur le point

de faire « naufrage », pour utiliser le vocabulaire de Catherine Kintzler. L’antagonisme peut

s’expliquer à travers des différences épistémologiques qui deviennent particulièrement manifestes

devant la nature mathématique, pythagoréenne de l’approche de Rameau — que Rousseau décrirait

130 « Ce n’est pas plus de la musique italienne que de la musique françoise. Elle a le ton de la chose et rien de plus »

(Confessions, 685). 131 Selon Michael O’Dea, le caractère oppositionnel de la pensée musicale de Rousseau s’inspire d’un désir esthétique

de sortir de l’influence par trop envahissante de Rameau (O’Dea 1995 : 33).

R. Spavin 212

partout dans ses écrits par la « froideur » —, versus celle de Rousseau et des Italiens, plus

sensualiste et aristoxènienne, où la « chaleur » est décidément plus portée sur le poids émotif

suscité chez le spectateur (Dauphin 2001, chap. 5). Certes, Rameau n’est pas inconscient de

l’affect, mais il s’y intéresse davantage du point de vue de l’artiste, en tant que créateur de

l’émotion, et non comme un spectateur, dont l’expérience se limite à ce qu’il peut voir et entendre

devant la scène132. Au fond, le « plaisir » qu’il valorise chez le récepteur est le produit du « goût »

qui se développe à l’aide d’une compréhension « scientifique » de la technique musicale (Kintzler

1988 : 46). Le vrai connaisseur de la musique, selon Rameau, ne se fie pas à son expérience mais

se remet à en analyser les principes, les rapports entre les sons, bref, tout ce qui ne parle qu’à la

raison. L’expérience qui repose sur la « fausseté » des perceptions, c’est-à-dire l’illusion, fait

l’objet d’une méfiance qui rappelle le doute cartésien :

Si l’expérience peut nous prévenir sur les différentes propriétés de la musique, elle n’est

pas d’ailleurs seule capable de nous faire découvrir le principe de ces propriétés avec toute

la précision qui convient à la raison. Les conséquences qu’on en tire sont souvent fausses,

ou, du moins, nous laissent dans un certain doute, qu’il n’appartient qu’à la raison de

dissiper (Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, cité par Kintzler 1988 : 20).

Tel peut se résumer, dans ses grandes lignes, le classicisme de Rameau, héritage de Descartes, qui

privilégie moins une esthétique à proprement parler qu’une rationalisation de la nature musicale,

« vérité » immatérielle à laquelle on n’accède que par une connaissance de l’artifice matériel. Il

s’agit de dévoiler les mécanismes en coulisse, de percer à jour ce qui se passe derrière la scène,

pour comprendre les procédés qui rendent la nature en concept (Kintzler 1998 : 48).

Ainsi, sa fameuse théorie de l’harmonie découle d’une tradition plus axée sur la

reproduction que la réception. Son premier traité sur la musique, Traité de l’harmonie réduite à

132 Au cours de sa carrière, pourtant, Rameau change d’idée : au début, sa théorie de la musique est fondée sur le

cartésianisme pour ensuite devenir plus sensualiste sous l’influence de Diderot et d’Alembert. Mais ses Boréades

(1763), tragédie musicale qu’il compose un an avant la fin de sa vie, réaffirme avec vigueur la position cartésienne

(Kintzler 1998 : 42, Christensen 1993 : 13, Bourgault 2007 : 129).

R. Spavin 213

ses principes (1722), avance la notion de la basse fondamentale qui fonde la structure sonore de la

musique. Le fonctionnement du son, dans sa totalité, peut être expliqué matériellement. Sa

systématisation mathématique rappelle la scientificité des Descartes et Newton : « Ne savez-vous

pas que la musique est une science physico-mathématique, que le son en est l’objet physique, et

que les rapports trouvés entre les différents sons en font l’objet mathématique et géométrique ? »

(Mercure de France, juin 1730, cité par Kintzler 1998 : 24). L’expérience esthétique est

programmée non par le phénomène entendu, mais par l’agencement harmonique qui se fait

« entre » les sons et qui s’offre moins à l’oreille qu’à l’entendement. Il vaut mieux parler de

« plaisir de l’esprit », réaction plutôt distanciée et froide de la « reconnaissance » (Kintzler 1998 :

47), qui consiste non pas à se laisser émouvoir par l’illusion, mais à se prévaloir de ses

connaissances rationnelles. Face aux personnages qui semblent voler sur scène, il faut chercher à

apprécier la mécanique « derrière le rideau », c’est-à-dire les poulies et les cordent qui les font

monter et descendre.

En revanche, Rousseau rejette le rationalisme si cher aux classiques. Il pense la musique

du point de vue de sa vérité morale et non de sa vérité technique. Toutes les différences entre les

deux penseurs peuvent s’expliquer par ce changement de perspective qui crée des objectifs opposés

par rapport à la vérité et à l’illusion. Selon lui, l’« origine » de la musique se trouve dans un fonds

affectif et humain qui renforce la transmission d’effets moraux auxquels la seule maîtrise technique

reste parfaitement sourde. Sa vérité ne renvoie pas à une « nature » immatérielle de rapports

sonores, mais à une origine communicationnelle et langagière :

Voyez comment tout nous ramène sans cesse aux effets moraux dont j’ai parlé, et combien

les musiciens, qui ne considèrent la puissance des sons que par l’action de l’air et

l’ébranlement des fibres sont loin de connaître en quoi réside la force de cet art. Plus ils le

rapprochent des impressions purement physiques, plus ils l’éloignent de son origine, et plus

ils lui ôtent aussi de sa primitive énergie. En quittant l’accent oral et s’attachant aux seules

institutions harmoniques, la musique devient bruyante à l’oreille et moins douce au cœur.

Elle a déjà cessé de parler ; bientôt elle ne chantera plus et alors avec tous ses accords et

R. Spavin 214

toute son harmonie elle ne fera plus aucun effet sur nous (Essai sur l’origine des langues,

422).

La critique du système de Rameau est patente. Par « l’action de l’air et l’ébranlement des fibres »

Rousseau fait référence au « matérialisme » du musicien français — d’où aussi son insistance sur

le « bruit » d’une telle musique qui cherche tant à surpasser l’importance de la sensation directe

qu’elle devient, selon lui, presque inécoutable. Rousseau construit son esthétique musicale aux

antipodes de ce dernier, en situant les besoins moraux et non la maîtrise technique au centre de la

finalité de la musique. L’opposition entre une musique « énergique » et « chaude » et une musique

« froide » ou « harmonique » permet de situer plus clairement l’esthétique rousseauiste sur un tout

autre plan. On pourrait croire que la contestation et l’antagonisme qu’il cultive avec Rameau ne

tiendraient qu’à la façon dont il exprime la différence de son point de vue ; ce serait une amertume

accessoire, rhétorique. Si « tout nous ramène » à cette téléologie morale, il s’oppose moins au bien-

fondé théorique du système de Rameau qu’il en souligne les limites. L’injure ne serait-elle pas

philosophiquement significative ?

En d’autres termes, je me demande dans quelle mesure l’antagonisme ne servirait qu’à

diriger le public vers toutes les régions de la condition humaine que la musique ramiste choisit

d’ignorer. La musique de Rameau est condamnable, pour ainsi dire, pour tout ce qu’elle ne fait

pas. Les véritables apports de Rousseau s’inscrivent dans cette lacune dont le potentiel moral et

politique reste à explorer. Au plaisir de l’esprit, Rousseau opposera l’« énergie primitive » qui,

dans ce cas, traduit une force émotive à laquelle l’intellectualisme du goût classique reste

volontairement fermé. Le « primitivisme » de cette énergie revendique une expressivité brute,

imparfaite mais efficace, dans la transmission et la transparence de l’émotion (voir Delon 1988).

Selon Rousseau, on ne saurait déposséder impunément la musique de son instinct

communicationnel qui réunit les hommes autour des passions et en tisse des rapports de réciprocité.

R. Spavin 215

Car, selon lui, ce qui est énergique atteint les passions immédiatement et parle directement « au

cœur », participant d’une « pénétration » qui se partage entre l’énonciateur et le récepteur133. C’est

donc la mélodie et non l’harmonie qui est à « l’origine » de l’imitation musicale : le chant, dont

l’instrument est la voix humaine, accentuée et sonore, l’emporte sur les accords instrumentaux qui

ne « parlent » pas ou qui ne « disent » rien. L’harmonie est, selon Rousseau, incapable de

transmettre l’émotion qui requiert des moyens simples et humains, telle la mélodie, dont la

« nature » est une espèce d’« effusion » et de « contagion ». Comme la musique italienne, par

exemple :

Ces grands morceaux de Musique Italienne qui ravissent ; ces chefs-d’œuvre de génie qui

arrachent des larmes, qui offrent des tableaux les plus frappans, qui peignent les situations

les plus vives, et portent dans l’ame toutes les passions qu’ils expriment, les François les

appellent des ariettes (Essai, 315).

L’expérience que Rousseau décrit ici n’est pas au service d’un « plaisir » qui ne s’offre qu’au goût

du spécialiste qui en connaît les ressorts ; elle est le résultat direct d’une force expressive qui réunit

et qui consolide les réactions émotives, leur donnant une simplicité si claire qu’elles sont (presque)

visibles, senties de la même manière, unanimement. Tout au long de ses écrits sur la musique,

Rousseau recherche cette capacité de « peinture » sonore, rappelant notamment les formes

d’expressions primitives qui frappent l’entendement par la vision, tel le hiéroglyphe134. L’intention

133 C’est au chapitre « l’énergie de la langue » du livre de Michel Delon, L’idée d’énergie au tournant des Lumières

(1770-1820) que je me réfère ici, à l’énergie communicationnelle qui vise avant tout l’effet produit chez le destinataire.

En effet, avant même que le mot « esthétique » se fixe en langue française, l’efficacité du langage et de la transmission

des messages se mesure de plus en plus par le choc affectif que par la clarté rationnel. Typique du sensualisme du

XVIIIe siècle, cette conception de l’énergie est pourtant née au siècle précédent, dans les branches du classicisme qui

se consacrent au « je ne sais quoi » et au sublime. On retient à cet égard les idées du père Bouhours qui évoque la

« force » de la pensée lorsque celle-ci « porte la conviction avec elle, entraîne comme par force notre jugement, remue

nos passions, et nous laisse l’aiguillon dans l’âme » (La manière de bien penser, cité par Delon 1988 : 65). 134 C’est à la lumière des hiéroglyphes que Diderot, dans la Lettre sur les sourds et muets (1751), aborde le phénomène

de l’immédiateté dans l’expression poétique. Dans sa réponse à la question « qu’est-ce que l’esprit du poète ? »,

Diderot favorise celui « qui fait que les choses sont dites et représentées tout à la fois ; que dans le même temps que

l’entendement les saisit, l’âme en est émue, l’imagination les voit et l’oreille les entend, et que le discours n’est plus

seulement un enchaînement de termes énergiques qui exposent la pensée avec force et noblesse, mais que c’est encore

un tissu d’hiéroglyphes entassés les uns sur les autres qui les peignent » (Lettre sur les sourds et muets, Œuvres

complètes, t. 1, 374).

R. Spavin 216

ici est d’attirer l’attention non sur le signifiant, comme c’est le cas chez Rameau, mais sur le

signifié, de revaloriser une esthétique de la transparence qui nous « transporte » vers des états

d’âmes édifiants et collectifs.

La finalité que Rousseau attribue à la musique n’est donc pas autoréférentielle ; son objectif

n’est pas de révéler la vérité ou l’essence du son, mais plutôt d’en restaurer les origines imitatives,

soumises à une nécessaire expression de l’émotion. Dans ce sens, le « tableau » transforme

l’émotion en objet de perception. Il faut en tenir compte du fonctionnement illusoire : le tableau

n’offre rien aux perceptions, mais aux « yeux » de l’âme. Ce sont les « inflexions vives accentuées,

et, pour ainsi dire, parlantes, [qui] exprim[ent] les passions, pei[gnent] tous les tableaux, […], et

porte[nt] ainsi jusqu’au cœur de l’homme des sentiments propres à l’émouvoir » (Dictionnaire de

la musique, « Musique », 918). L’image du « tableau » a moins une fonction d’hypotypose qu’elle

témoigne d’une « force » de réception, ce qui sert à ériger l’émotion, le cœur, en une finalité

esthétique suprême. Faire « voir » les émotions par la transparence de la musique constitue

l’illusion idéale. C’est pourquoi l’expérience demeure le produit de l’art ; elle n’est pas « vraie »135.

Ainsi que Rousseau le dit vers la fin de son Essai, l’analogie entre la peinture et les sons, bien

qu’un idéal artistique, est une « absurdité » philosophique, issue du même matérialisme qui sévit

chez Rameau : « On a trouvé dans l’analyse du son les mêmes rapports que dans celle de la lumiére.

Aussi-tôt on a saisi vivement cette analogie sans s’embarrasser de l’expérience et de la raison.

L’esprit de sistême a tout confondu, et faute de savoir peindre aux oreilles on s’est avisé de chanter

aux yeux » (Essai 419). En effet, si Rousseau valorise le musicien qui « pein[t] les choses qu’on

ne saurait entendre » (Essai 421) pour ensuite caractériser la même analogie comme fausse, il

135 Il ne faut certainement pas absolutiser sa fameuse « condamnation » des arts, mais trouver ce qui, dans le mal, peut

en constituer le « remède » (Starobinski 1989). L’illusion musicale peut ainsi servir d’une extension de l’artifice tout

en donnant accès à l’émotion collective, sa fonction morale.

R. Spavin 217

oppose deux différents points de vue autour d’une frontière nécessaire entre le « ressenti » de la

musique et sa « vérité » d’artifice. Par rapport à Rameau, ou à l’ « artiste philosophe », qui saisit

la musique dans sa forme scientifique, il s’agit, on commence à bien le voir, d’une véritable volte-

face : chez Rousseau, la « vérité » de l’esthétique musicale est dans le maintien de l’illusion, pour

privilégier la fonction morale dont elle s’acquitte.

En déplaçant l’intérêt musicologique vers la signification morale et affective, Rousseau est

en mesure de pousser la réflexion plus loin, bien au-delà des problèmes relatifs à la composition.

Il devient facile à voir que la revendication du sentiment collectif répond à une ambition morale et

politique qui vise à consolider la réception esthétique à l’image d’une « volonté générale ». Ses

éloges de la musique italienne qui s’adonne à la mélodie communicative et qui traduit une

esthétique de l’unanimité révèlent un parallèle avec la liberté de sa communauté politique.

D’importantes correspondances se font voir entre les deux pans de sa pensée. Son fameux

républicanisme incorpore l’énergie musicale par le biais des « fêtes » qui rappellent les liens

légitimes de l’assemblement136. Tout comme la transparence émotive, qui met plus efficacement

les musiciens et les auditeurs au même diapason, les citoyens de la république doivent être eux

aussi synchronisés, unifiés dans l’intimité de leurs passions. La « volonté générale », soit cette

« force commune qui soutient » l’état et qui le dirige (Manuscrit de Genève, IV, 294), n’est pas un

ensemble de volontés particulières, comme on peut le retrouver chez Montesquieu, mais une

136 Les fêtes républicaines représentent une ambiance que, selon Rousseau, les salles de théâtre ne parviennent pas à

créer. Si le théâtre devait être un lieu de tribunal et d’édification morale, Rousseau se désole de l’expérience de la

séparation qui y règne : « N’adoptons point ces spectacles exclusifs qui renferment tristement un petit nombre de gens

dans un antre obscur ; qui les tiennent craintifs et immobiles dans le silence et l’inaction ; qui n’offrent aux yeux que

cloisons, que pointes de fer, que soldats, qu’affligeantes images de la servitude et de l’inégalité. Non, peuples heureux,

ce ne sont pas là vos fêtes. C’est en plein air, c’est sous le ciel qu’il faut vous rassembler et vous livrer au doux

sentiment de votre bonheur […]. Mais quels seront les objets de ces spectacles ; Qu’y montrera-t-on ? Rien si l’on

veut. Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet

couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple, et vous aurez une fête » (Lettre à d’Alembert, 115) Voir le chapitre « Le

fête iconoclaste » de J. Starobinksi, dans L’invention de la liberté, 1700-1789, suivi de Les Emblèmes de la raison,

Paris, Gallimard, [1964] 2006.

R. Spavin 218

réunion de toutes les volontés, en parfait unisson. La comparaison avec la collectivité émotive de

la musique est donc prégnante : grâce à l’expressivité de la musique italienne, chaque individu est

une partie indivisible du « tout » (Bourgault 2007 : 113-14). La musique sert d’outil esthétique

pour penser la « généralisation » des émotions et l’appartenance collective. Au moyen de la

musique, Rousseau cherche à éduquer les passions et à les rendre publiques. On est effectivement

loin des théories musicales de Rameau, ainsi que de la « chaleur » des passions anglaises,

particulières et « despotiques », chez Montesquieu.

Ceci dit, en énumérant les « causes » psychologiques ou épistémologiques de la

confrontation, on peut évacuer trop commodément la valeur philosophique de l’antagonisme, la

neutraliser en quelque sorte par l’explication. En jouant l’arbitre de l’extérieur, comme je viens de

le faire, on impose une certaine raison communicationnelle (Habermas), ou une éthique de la

discussion (Appel), entre les deux penseurs qui n’existait pas par elle-même. En voulant tirer au

clair les valeurs philosophiques de chacun, il est plus commode de les maintenir à distance, tout

en soulignant le manque de « commun accord » qui aurait dû désamorcer la querelle au moment

de son irruption. L’antagonisme est ainsi déproblématisé, ainsi que sa violence argumentative, qui

est, chez Rousseau, tout de même intentionnelle et grandement expressive. De fait, il faut faire une

distinction importante entre la valeur philosophique de l’esthétique musicale et l’argumentation

des textes sur la musique. Ceux-ci développent l’antagonisme de la querelle sous des formes de

plus en plus générales, où le froid et le chaud constituent des métonymies qui insistent non

seulement sur le sectarisme du débat, mais sur ses ramifications à l’échelle globale. En partant de

la musique, la théorie des climats sert à représenter des modèles civilisationnels qui se prêtent à

l’analyse des communautés et de leur mode de gouvernance, tout en les évaluant à l’aune d’une

certaine vision « climatique » de la nature. On verra dans quelle mesure Rousseau renchérit, à la

R. Spavin 219

suite de Bodin et Montesquieu, sur l’adaptation « géographique » d’un concept métaphysique

comme la Nature ou le droit naturel ; notion qui est, à en croire Leo Strauss, toujours en porte-à-

faux avec les conventions qui gouvernent le réel.

La virulence des écrits sur la musique serait donc moins un obstacle à la compréhension

qu’un début d’analyse. Et cela s’entend, les climats sont avant tout une extension de la Querelle

des Bouffons : l’affrontement entre le chaud et le froid reflète l’opposition entre les Italiens et les

Français dans un processus d’amplification métonymique. Les climats aident à généraliser

l’opposition des deux esthétiques musicales bien au-delà des frontières nationales. En cela, loin de

déposséder l’antagonisme de sa valeur argumentative et poétique, je l’étudierai comme le début

d’une problématisation de l’écriture, distincte (mais non pas indépendante) de l’esthétique

proprement musicale. L’inimitié constituera un véritable motif d’écriture qui, par le discours des

climats, va jusqu’à structurer en profondeur la politisation de l’espace esthétique. Autrement dit,

la volonté générale, promue par la musique, n’est pas forcément affaiblie par l’hostilité qui se

développe dans l’écriture. La volonté générale et l’antagonisme des climats travaillent plutôt de

conserve, formant le couple « politique » par excellence, selon la théorie de la dichotomie

ami/ennemi de Carl Schmitt137. La réunion des émotions individuelles au nom d’une unité

populaire se complète par la définition d’un adversaire, identifié et caractérisé par la polarité

chaud-froid. Il s’agira de montrer dans quelle mesure les climats formulent une esthétique de la

frontière ; barrière qui délimite un espace particulièrement communicatif et communautaire et qui

exclut par là même ceux qui n’épousent pas un ensemble de valeurs républicaines comme

137 Dans son texte La notion de politique (1932), Schmitt définit le politique comme la nécessaire distinction entre

l’ami et l’ennemi. Bien qu’un penseur grandement controversé, sa pensée est particulièrement éclairante en ce qui

concerne les appels à l’inimitié dans le vécu politique des hommes. Dans ce livre, il décrit avec netteté les procédés

par lesquels on construit un adversaire dans un projet de mobilisation politique. Par rapport à Rousseau, je m’inspire

de plusieurs aspects de sa théorie pour mieux analyser le « discours » de l’antagonisme, soit la tentative de fortifier

l’identité d’une communauté à l’aide d’un ennemi qu’on doit exclure.

R. Spavin 220

l’éducation des passions populaires, la volonté générale et la méfiance à l’égard des institutions

politiques138. Cet appel aux passions distingue le discours climatique de l’Essai d’autres textes

plus ouvertement politiques de Rousseau.

Du Discours à l’Essai : l’antagonisme ≠ pessimisme

Face au Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, qui relate

l’histoire de la dégénérescence de l’homme naturel vers l’homme soumis, l’Essai sur l’origine des

langues peut se lire, du moins en partie, comme l’adaptation musicologique de la même critique

sociale. Tout comme l’homme civilisé, qui se retrouve partout dans les fers, la musique reflète son

aliénation politique qui le condamne aux « progrès » de plus en plus inégalitaires de la société. La

perfectibilité qui explique le développement des sociétés humaines, dicte aussi les évolutions

linguistiques qui voient la langue devenir « plus exacte, plus claire, mais plus trainante, plus sourde

et plus froide » (Essai V 384). En effet, selon Jean Starobinksi, les deux textes proposent une

même histoire sous une « double vision », à savoir une histoire de la langue dans une histoire de

la société et une histoire de la société dans une histoire de la langue (Starobinksi 1967 : 281). Mais

on peut toujours se demander pourquoi Rousseau exclut l’Essai du Discours, coupure qui, selon

ce dernier, n’appuie pas la « complémentarité » des deux textes. À en croire l’auteur, son « projet

de préface » juge le texte « trop long » et « hors place », comme si la thématique de la musique

n’avait pas assez à voir avec l’ouvrage plus ouvertement politique qu’il aurait pu accompagner.

Loin d’être perçue comme une trivialité, issue du « caquet » de la Querelle des Bouffons, l’analyse

138 Je tiens aussi à faire référence aux travaux de Dan Edelstein dans Terror of Natural Right (2009) qui développe

une intéressante explication « juridique » de la Terreur et de la constitution de l’ennemi anti-républicain. La notion de

droit naturel qui fonde l’idéologie du républicanisme des Montagnards découle d’un certain « droit des gens », issu

du droit international, qui devait gouverner le pays durant la période révolutionnaire. Edelstein insiste sur la notion

connexe de hostis humani generis, ou l’ennemi du genre humain, comme une source du décret « hors-la-loi » qui avait

autorisé trois quarts des exécutions entre 1793-1794 (Edelstein 2009 : 147).

R. Spavin 221

climatique investit le discours linguistique et musical d’une évaluation des structures politiques de

la France ; la musique française est « froide » en raison d’une faille sociopolitique qui met la

situation de la France sur la sellette, mais qui inverse le « pessimisme » ou le « réalisme » des

écrits politiques comme le Contrat social qui excluent la France de son modèle républicain en

raison de l’étendue de sa géographie. Le contractualisme de Rousseau ne serait-il convenable

qu’aux petits états naissants? La théorie des climats, qui entretient un certain rapport avec le

républicanisme naturel, recoupe chez Rousseau une composante esthétique qui met les émotions

du peuple français au centre de la discussion politique.

Entre les textes « politiques » et les textes sur la musique, il semble exister une frontière

que Rousseau dessine lui-même. À la différence de l’Essai, le Discours sur l’inégalité parle, en

fait, très peu de musique et en des termes sensiblement différents. Au lieu de considérer les aspects

positifs de la mélodie, c’est-à-dire le nœud de la théorie musicale rousseauiste, le Discours semble

condamner la musique, dans son ensemble, comme la source des inégalités sociales. Catherine

Cole le soulève avec raison, la seule référence à la musique dans ce texte jure à côté des écrits qui

vantent son potentiel moral :

On s’accoutûmat à s’assembler devant les Cabanes ou autour d’un grand Arbre : le chant

et la danse, vrais enfans de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plûtôt

l’occupation des hommes et des femmes oisifs et attroupés. Chacun commença à regarder

les autres et à vouloir être regardé soi-même, et l’estime publique eut un prix. Celui qui

chantoit ou dansoit le mieux; le plus beau, le plus fort, le plus adroit ou plus éloquent devint

le plus considéré, et ce fut là le premier pas vers l’inégalité, et vers le vice en même tems :

de ces premières préférences nâquirent d’un côté la vanité et le mépris, de l’autre la honte

et l’envie ; et la fermentation causée par ces nouveaux levains produisit enfin des composés

funestes au bonheur et à l’innocence (Discours, 169-170).

En lisant cet extrait, on ressent le pessimisme que Rousseau cultive à l’égard des arts ; le plaisir de

la musique trahit une compétitivité qui devient l’origine des vices d’une société. La positivité de

la musique cède directement à la négativité de la civilisation, où l’amusement devient une source

de honte et d’envie. On entend le Rousseau du Discours sur les arts et les sciences, à savoir ce

R. Spavin 222

même traitement de la créativité artistique, moins un outil de cohésion sociale qu’un critère de

distinction et de hiérarchisation parmi les hommes. Cole y voit une contradiction de sa

représentation « utopique » de la musique, telle qu’on peut le trouver dans l’Essai, qui passe, selon

elle, trop souvent sous silence. En effet, elle oppose la citation ci-dessus à l’assemblement joyeux

autour de la fontaine dans l’Essai :

Les jeunes filles venoient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venoient

abruver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance

commencèrent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait

inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul. L’eau devint

insensiblement plus necessaire, le bétail eut soif plus souvent ; on arrivoit en hâte et l’on

partoit à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquoit les heures, rien n’obligeoit à les

compter ; le tems n’avoit d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes

vainqueurs des ans une ardente jeunesse oublioit par dégrés sa férocité, on s’apprivoisoit

peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant de se faire entendre on apprit à s’expliquer.

Là se firent les prémiéres fêtes, les pieds bondissoient de joye, le geste empressé ne suffisoit

plus, la voix l’accompagnoit d’accens passionnés, le plaisir et le desir confondus ensemble

se faisoit sentir à la fois. Là fut enfin le vrai berceau des peuples, et du pur cristal des

fontaines sortirent les prémiers feux de l’amour (406).

Dans cette citation bien connue, que Derrida a fameusement décrite comme la « plus belle de

l’Essai » (Derrida 1967 : 371), que je commenterai en profondeur plus loin, Rousseau semble

changer de position par rapport au Discours sur l’inégalité. Comment ne pas lire cet optimisme

comme une contradiction du pessimisme précédent ? Or une telle lecture peut mener à des enquêtes

qui s’attachent à comprendre ou à relativiser la contradiction par rapport à une explication

historique et psychologique : ayant écrit le Discours après avoir abandonné sa carrière de musique,

Rousseau semble garder un sentiment de rancœur vis-à-vis de l’institution dans son ensemble.

Cette « ambivalence » sur la musique témoigne, selon Cole, d’une confusion ; Rousseau écrit sur

la musique pendant une période particulièrement troublante qui génère chez lui différentes

interprétations morales (Cole 2004 : 121). Or l’explication est peu convaincante parce que, d’une

part, l’optimisme du passage ci-dessus se retrouve dans d’autres textes qui critiquent avec

virulence la musique, comme lorsqu’il s’agit d’opposer la musique française à l’italienne, par

R. Spavin 223

exemple. En ce qui concerne la musique, l’« optimisme » et le « pessimisme » ne sont jamais

mutuellement exclusifs. D’autre part, si l’Essai est rédigé après le Discours, entre les années 1756

et 1761139, Rousseau montre qu’il peut revenir à cet optimisme d’avant son départ de l’univers

musical et restaurer son ancien entichement pour la musique, en dépit du pessimisme qui

caractérise la plupart de ses écrits politiques depuis 1754. Mais est-ce la preuve d’une « confusion »

? Au lieu d’expliquer la contradiction comme une impasse, je voudrais la reconsidérer moins au

niveau de ses arguments que de son argumentation : la différence entre les deux textes peut-elle

tenir à une question d’accentuation et de focalisation ? Le point de vue du Discours se concentre

davantage sur la musique « adulte », art de la séduction et de la compétition amoureuse, que sur la

musique primitive et énergique de l’Essai. Mais à regarder la citation de plus près, le Rousseau du

Discours laisse une place, certes menue, à la musique bonne : « le chant et la danse, vrais enfans

de l’amour et du loisir, devinrent l’amusement ou plûtôt l’occupation des hommes et des femmes

oisifs et attroupés ». Cole n’analyse pas le devenir de la musique vers des formes adultes, ni la

personnification « enfantine » du chant et de la dance qui contribue à la construction d’une origine

musicale, pré-pubère, qui précède sa perversion « toxique » (Cole 2004 : 121). La représentation

de la musique enfantine ajoute un subtil contraste avec la division sexuée qui s’avère une

progression naturelle et inéluctable vers l’inégalité. L’Essai accentue cette origine pré-adulte, lui

accorde davantage une voix et une existence, mais elle n’est en rien moins transitoire ou menacée.

Ce sont uniquement les traces de l’origine musicale qui perdurent sous forme de mélodie. Aussi

l’Essai ne formule-t-il pas une vision « utopique » ou absolument optimiste de la musique. La

positivité est plutôt contrebalancée par le même pessimisme qu’on retrouve dans le Discours,

c’est-à-dire la menace de la musique et de langues septentrionales. Dès lors, la beauté de la scène

139 Sur cette hypothèse chronologique, Catherine Cole cite l’introduction de Catherine Kintzler à l’Essai sur l’origine

des langues (Cole 2004 : 115).

R. Spavin 224

musicale auprès de la fontaine s’oppose à l’état « actuel » de la musique française ; elle n’est pas

« optimiste » mais critique et polémique. L’« optimisme » y dépend d’une posture antithétique qui

lui donne son sens ; il n’est pas constitutif mais oppositionnel. Et c’est ici qu’on peut comprendre

le véritable rapport entre le « pessimisme » du projet politique et l’ « antagonisme » des écrits sur

la musique ; là où le Discours se limite à formuler une lecture négative de la musique, les écrits

plus « positifs » avancent la possibilité de restaurer les liens légitimes de l’assemblement par la

communication mélodieuse. Et cette positivité s’exprime par le rejet des formes d’existence

actuelle.

Rousseau et le déterminisme climatique : l’ésotérisme du discours politique

Des références au déterminisme climatique apparaissent de manière éparse dans un grand

nombre de ses écrits, comme dans le Discours sur l’économie politique, où il soutient une lecture

relativiste généralisée140, le Contrat social ainsi qu’un des « fragments politiques ». Dans ces

textes, les climats n’avancent pas exactement la même argumentation ni le même antagonisme de

l’Essai. Or il existe une constante à travers la réflexion rousseauiste sur le climat qui consiste à

réhabiliter l’image du « chaud » comme un univers contraire aux inégalités. Si cette tentative est

explicite dans les écrits sur la musique, criarde dans l’Essai, elle est plus implicite dans le Contrat

social qui semble contredire l’Essai et confirmer la supériorité du froid chez Montesquieu.

Dans le chapitre VIII du livre III du Contrat Social, Rousseau répond aux analyses

climatiques de Montesquieu qui situe les conditions naturelles du despotisme et de l’esclavage

140 « Je conclus donc que comme le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la

premiere regle de l’économie publique est que l’administration soit conforme aux lois. C’en sera assez pour que l’état

ne soit pas mal gouverné, si le législateur a pourvû comme il devoit à tout ce qu’exigeoient les lieux, le climat, le sol,

les mœurs, le voisinage, et tous les rapports particuliers du peuple qu’il avoit à instituer. » (Discours sur l’économie

politique, 72)

R. Spavin 225

dans les régions méridionales. Le texte paraît mystérieux, car il semble remettre en question l’idée

d’une inversion entre Rousseau et son prédécesseur. Au lieu de s’attaquer au bien-fondé de ses

analyses en faveur du froid, il avance de nouvelles causes qui le confirment. Le chapitre commence

par une référence au « relativisme gouvernemental » du baron :

La liberté n’étant pas un fruit de tous les Climats n’est pas à la portée de tous les peuples.

Plus on médite ce principe établi par Montesquieu, plus on en sent la vérité. Plus on le

conteste, plus on donne occasion de l’établir par de nouvelles preuves (CS, Livre III,

chapitre 8, 236).

Ici, Rousseau se met d’accord avec le « relativisme » de Montesquieu qui justifie tout en éloignant

le despotisme comme un fléau né dans les régions chaudes. Selon Rousseau, cette limitation

géographique de la liberté est d’autant plus vraie car le despotisme s’empare des endroits où il

existe un excès de production agricole, à savoir le cas des terres fertiles des pays chauds :

Voila donc dans chaque climat des causes naturelles sur lesquelles on peut assigner la

forme de Gouvernement à laquelle la force du climat l’entraîne, et dire même quelle espece

d’habitans il doit avoir. Les lieux ingrats et stériles où le produit ne vaut pas le travail

doivent rester incultes et deserts, ou seulement peuplés de Sauvages : Les lieux où le travail

des hommes ne rend exactement que le nécessaire doivent être habités par des peuples

barbares, toute politie y seroit impossible : les lieux où l’excès du produit sur le travail est

médiocre conviennent aux peuples libres ; ceux où le terroir abondant et fertile donne

beaucoup de produit pour peu de travail veulent être gouvernés monarchiquement, pour

consumer par le luxe du Prince l’excès du superflu des sujets ; car il vaut mieux que cet

excès soit absorbé par le gouvernement que dissipé par les particuliers (CS, III, 8, 238).

Dans ce chapitre du Contrat social, Rousseau réévalue la « vérité » des « loix générales », qui

veulent que « le despotisme convien[ne] aux pays chauds, la barbarie aux pays froids, et la bonne

politie aux régions intermédiaires », en fonction des « causes particulieres » qui peuvent modifier

la donne, la structure générale (CS, III, 8, 238). Rousseau semble suivre la logique de Montesquieu

tout en ajoutant une explication agricole qui lui permet d’approfondir l’examen du déterminisme

environnemental. La définition du despotisme implique dorénavant un abus d’un excès

naturellement présent qui sert à augmenter la richesse de la personne publique. Et puisque la

fertilité est plus grande dans les régions méridionales, il s’ensuit que l’excès y sera plus important

aussi.

R. Spavin 226

Qui plus est, Rousseau démontre en quoi l’excès du superflu demeure plus grand dans le

sud en dépit de la pauvreté des terrains. On aurait pu croire que le développement de l’agriculture

européenne l’emporte sur les modes de productions méridionaux ; il existe dans les pays du nord

plus de terrains. Mais Rousseau montre l’inverse : aucune comparaison ne peut se faire entre les

terres agricoles du nord et le superflu naturel du sud. Ainsi qu’il le dit, « En Sicile il ne faut que

grater la terre ; en Angleterre que de soins pour la labourer ! Or là où il faut plus de bras pour

donner le même produit, le superflu doit être nécessairement moindre » (ibid. 238-239). La

fertilité, plus que les modes de production, détermine l’excès qui n’est pas, non plus, le seul résultat

de géographie. En effet, Rousseau concède un autre facteur qui varie considérablement les

tendances au despotisme : les modes de consommation doivent aussi être pris en compte. Ce sont

eux qui confirment, par le biais des mœurs, le véritable excédent agricole du sud. Voici

l’illustration mathématique donnée :

Supposons que de deux terreins égaux l’un rapporte cinq et l’autre dix. Si les habitans du

premier consomment quatre et ceux du dernier neuf, l’excès du premier produit sera 1/5 et

celui du second 1/10. Le rapport de ces deux excès étant donc inverse de celui des produits,

le terrein qui ne produira que cinq donnera un superflu double de celui du terrein qui

produira dix (ibid., 238).

L’emploi des fractions illustre à quel point l’excès dépend non seulement de la production mais de

la consommation des habitants. Dans le cas du sud, dont les terres sont plus fertiles et les peuples

moins consommateurs, le superflu est double. Enfin, un excès qui semble particulièrement propice

à faire l’objet d’un abus despotique.

Mais il y a plus. Le « despotisme » n’est pas seulement lié aux excédents agricoles, ni à la

fertilité des climats. Dès le début du chapitre, le despotisme est davantage lié à une forme

d’exploitation dont la richesse de la personne publique dépend du « travail » des particuliers. On

parle moins ici d’aliments que d’hommes :

R. Spavin 227

En effet, plus on y réfléchit, plus on trouve ceci de différence entre les Etats libres et les

monarchiques ; dans les premiers tout s’employe à l’utilité commune ; dans les autres, les

forces publique et particulieres sont réciproques, et l’une s’augmente par l’affoiblissement

de l’autre. Enfin, au lieu de gouverner les sujets pour les rendre heureux, le despotisme les

rend misérables pour les gouverner (ibid., 237).

Rousseau met en place une critique de la structure économique d’Europe dont les modes de

production agricole soutiennent une exploitation des « particuliers » par la personne publique.

Ainsi, la discussion des ressources naturelles, où il est question d’aliments, de fertilité terrestre,

mène à la considération des ressources humaines, également variables dans leur « abondance » et

« fertilité ». Cette analogie est implicite mais change radicalement la thèse du chapitre qui associe

de manière ironique le chaud au despotisme. Le véritable despotisme ou le gouvernement le plus

« dévoran(t) » (237) est celui qui exploite ses ressources humaines, à savoir l’apanage du nord et

de son « économie ». C’est pourquoi, vers la fin du chapitre, le surplus et l’excès agricoles donnent

lieu à une analyse de la population. En principe, un excès en population diminue les excès agricoles

et, partant, les surplus qui avantagent le despotisme. (Ce sont les lois de la consommation). Et

comme les pays du sud sont moins peuplés et sont moins consommateurs, il s’ensuivrait qu’ils

sont moins libres. Mais ce n’est pas exact. Car les « causes particulieres » qui modifient les « loix

générales », les exacerbant même dans certains cas, peuvent aussi les inverser. L’efficacité d’une

population dépend non seulement de son « nombre », mais de sa concentration, de sa proximité et

de son union :

Plus le même nombre d’habitans occupe une grande surface, plus les révoltes deviennent

difficiles ; parce qu’on ne peut se concerter ni promptement ni secretement, et qu’il est

toujours facile au Gouvernement d’éventer les projets et de couper les communications ;

mais plus un peuple nombreux se rapproche, moins le Gouvernement peut usurper sur le

Souverain (ibid., 240).

Dans les pays du nord où les légumes « ne nourrissent pas » mais « n’occupent pourtant pas moins

de terrein » (ibid.), la population, bien que plus nombreuse qu’au sud, se doit d’être plus éparse.

C’est comme si l’excès du « produit » humain est réduit par les besoins économiques qui l’étendent

R. Spavin 228

sur des territoires de plus en plus vastes. Tout comme la « qualité » des aliments est moindre, la

qualité de la population l’est aussi.

Ce chapitre que Rousseau consacre au déterminisme climatique est beaucoup plus

complexe qu’il ne le paraît. Il comporte une argumentation détournée qui s’oppose aux vérités

générales de l’époque. Certes, le chaud est plus propice au despotisme qu’au froid, ainsi que le dit

Montesquieu, mais la considération des causes particulières apporte une correction. Or cette

correction ne s’exprime pas ouvertement ; on ne la comprend que par la subtile analogie que dresse

Rousseau entre les aliments et les hommes. Dans le système agricole d’Europe, la consommation

excessive est moins liée à une diminution du surplus qu’elle l’est à l’usure des ressources

humaines. En filigrane, les besoins agricoles rendent les hommes comparables à leurs aliments :

au lieu de générer des sujets « substanciels et succulens » ; ils sont, pour ainsi dire, dissous, voire

aqueux (ibid., 240), incapables de former un tout qui puisse résister au despotisme141. En lisant le

chapitre de plus près, Rousseau inverse la supériorité des pays froids en s’attaquant aux effets

économiques et agricoles qui minent la vigueur politique des peuples du nord et qui leur ôtent la

capacité à « révolt(er) ». En définitive, les climats formulent un commentaire dissimulé, tout

comme ceux de Montesquieu, mais qui révèlent ce que cachent les climats de Montesquieu : l’essor

économique et agricole nécessaire pour vivre au nord a contribué à une « coupure » dans les

communications ; les hommes ne peuvent s’unir tant ils sont dispersés, préoccupés par leur

industrie. Les libertés économiques achètent, pour ainsi dire, la servitude des sujets, qui sont usés

par les exigences d’une vie économique.

141 Bien que cette analogie soit implicite, plutôt suggérée qu’assumée, le carnivorisme des pays du nord s’avère

intimement lié à l’exploitation despotique qui consume les hommes au profit d’un seul. Dans l’Essai sur l’origine des

langues, on verra que ce lien est plutôt révélateur d’une société qui semble « progresser » mais qui fait perdurer la

sauvagerie sous de nouvelles formes.

R. Spavin 229

L’exotérisme des climats : la mise en scène d’une intégration sociale

À l’encontre du passage climatique du Contrat social et de l’ésotérisme de Montesquieu,

la dynamique entre le froid et le chaud de l’Essai sur l’origine des langues ne cache pas sa critique

sociale. Tout comme la notion d’histoire chez Bodin, le déterminisme climatique chez Rousseau

s’associe à un récit chronologique et narratif qui vulgarise un certain commentaire politique,

abritant à la fois une critique et un appel. L’ouvrage trace la trajectoire des différents stades de

civilisation à travers le temps et l’espace par le développement linguistique, où l’évolution

rationnelle l’emporte sur la communicabilité affective à mesure que la société devient de plus en

plus institutionnalisée ou « policée ». Or cette représentation de l’évolution linguistique de

Rousseau, davantage une chronologie narrative qu’une historiographie, se distribue inégalement

dans l’espace, puisqu’elle est déterminée par la loi des climats, qui permet de faire sens des

différents rythmes chronologiques de la perfectibilité linguistique. En effet, la représentation de

l’espace est étroitement liée à une représentation du temps, à savoir la même notion de temporalité

du Discours sur l’origine de l’inégalité. Et si Rousseau y admet que sa notion d’origine n’est

aucunement « historique », mais imaginaire et hypothétique142, les climats qui s’associent et qui

se subordonnent à cette trajectoire auront tendance à s’abstraire et à s’allégoriser aussi. Aussi

Rousseau construit-il moins une histoire à proprement parler qu’une narration qui met en scène sa

contestation politique, l’exprimant sous forme de « fable ». Les climats y jouent un rôle non pas

de dissimulation mais d’accentuation rhétorique qui se démarque du symbolisme matérialiste de

Montesquieu. L’« art d’écrire » (Strauss 1952) qui dissimule l’autorité philosophique aux yeux des

142 Ainsi que Rousseau l’avoue dans son Discours sur l’inégalité : « ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce

qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la Nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un Etat qui n’existe plus,

qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des Notions

justes pour bien juger de nôtre état présent » (Discours sur l’origine de l’inégalité, OC, iii. 123).

R. Spavin 230

persécuteurs subit une transformation chez Rousseau qui le met sens dessus dessous, en faisant

des climats une esthétique qui programme une certaine adhésion morale et politique par le biais

des passions.

Ce texte, que Rousseau se garde de publier de son vivant, contraste avec les textes

politiques qui insistent sur l’invraisemblance des principes avancés ; il permet de penser un remède

au niveau de l’interaction esthétique, où l’art gouverne les passions et leur inspire une fédération

publique réalisable. Le lecteur peut y suivre moins une histoire qu’une chronologie narrative qui

se détache des contraintes du réel pour relater non pas une trajectoire pessimiste de la

dégénérescence de l’homme sauvage vers son asservissement politique, mais une courbe qui trace

d’abord sa sortie de la sauvagerie vers une vie au pluriel, son apogée, et ensuite le creux de son

devenir moderne. Ces trois points de la chronologie — que Rousseau appelle la sauvagerie, le

barbarisme et l’état policé — dynamisent le récit de l’homme moderne, élabore une période où le

bonheur social se trouve dans une position mitoyenne, en aval de la sauvagerie et en amont de la

société policée. Sa trajectoire vers la condition moderne ne reflète plus une chute, qui insiste sur

l’irrécupérable bonheur des origines perdues, mais accorde une place privilégiée à une certaine

sociabilité, c’est-à-dire le sommet de la courbe, un milieu qui met en parallèle deux extrêmes. La

musique qui nous vient du « sud », sous forme de mélodies italiennes, rapproche l’homme moderne

du stade transitoire entre la sauvagerie et la civilisation, tout en incitant la sauvagerie « moderne »

à décider, de son plein gré, de se rapprocher d’autrui, d’un esprit de communautarisme. D’ici la

fin de l’étude, ma visée sera de montrer en quoi les climats (ré)écrivent l’entrée passionnelle de

l’homme en société, processus qui peut se ré-imaginer à l’infini.

R. Spavin 231

De la musique à la langue : vers la délimitation spatiotemporelle de la vie collective

Au fond, l’Essai sur l’origine des langues construit une généalogie narrative des modes de

communication de la société moderne. De la sauvagerie à la modernité, l’espèce humaine connaît

des progrès que le philosophe cherche à relativiser par le temps et l’espace. Son argument le plus

remarquable avance que les moyens d’échange linguistique sont eux-mêmes des outils de

modernisation qui munissent les hommes de puissants moyens

d’émancipation spatiotemporelle143. Il y a, dans la langue, le « début » d’une réponse au

déterminisme géographique et historique ; à savoir le refus d’être contraint par les limites

naturelles. À l’origine de la langue se trouve, en effet, l’origine de la société, comme si les deux

formaient un couple harmonieux et homogène, des « armes » sœurs pour lutter contre la sauvagerie

naturelle. Dans ce sens, une recension climatique de cette progression linguistique, qui porte

précisément sur le dépassement des limites posées sur les hommes par le climat, serait voué

irrémédiablement à l’échec, à l’insignification. À moins que Rousseau n’utilise le déterminisme

géographique pour critiquer la direction de la courbe, soit ce rationalisme « froid » qui s’empare

de plus en plus de nos moyens de communication et auquel il faudrait s’opposer.

On le sait, la langue sert d’objet d’imitation pour la musique. L’importance des éléments

langagiers dans la production musicale réside dans leur fonction communicative. Oublier ou

subordonner le chant à d’autres parties de la composition revient à éloigner la musique de son

utilité première qui est d’unifier les hommes ; dimension morale qui renvoie, en effet, à un projet

politique en général. Mais qu’en est-il de la langue plus précisément ? Car les deux ne sont pas

identiques. Si la musique est conçue pour promouvoir une esthétique de la volonté générale dans

143 L’expression « émancipation spatiotemporelle » se veut maladroite, car je l’oppose à la plus adroite « émancipation

politique », ce à quoi elle fait paradoxalement obstacle. Je reviendrai de manière plus explicite sur le rapport inattendu

entre le déterminisme et l’autonomie politique à la fin de cette section.

R. Spavin 232

les salles d’opéra, son rapport conceptuel avec la « langue » l’inscrit plus profondément dans les

limites d’une « société » en particulier, dont les rapports sociaux posent une borne à son

déploiement. La langue, à la différence de la musique, n’est pas comprise par tous ; elle constitue

un phénomène grandement déterminé par le temps et l’espace et comporte par là un important

développement de l’esthétique de la frontière sur laquelle repose l’antagonisme des climats. Il

convient ainsi de circonscrire les contours de la conception rousseauiste de la langue pour avoir

une meilleure idée de la société que Rousseau préconise en particulier. Quels sont les liens que

cette société entretient avec le temps et l’espace ?

En effet, la focalisation linguistique de la question sociale reflète davantage l’importance

des limites et des frontières dans le rassemblement humain. En d’autres termes, la pluralité des

langues développe une contrepartie de l’esthétique musicale : l’Essai insiste davantage que le

Devin sur l’importance des frontières qui doivent, par définition, définir une langue tout en

excluant d’autres. Certes, une langue rapproche, mais elle ne peut être comprise par tout le monde :

La parole distingue l’homme entre les animaux : le langage distingue les nations entre elles

; on ne connoit d’où est un homme qu’après qu’il a parlé. L’usage et le besoin font

apprendre à chaqu’un la langue de son pays ; mais qu’est-ce qui fait que cette langue est

celle de son pays et non pas d’un autre ? (Essai, 375).

Rousseau commence ainsi son Essai en voulant savoir ce qui fait qu’une langue est différente

d’autres langues. Une langue en est une précisément parce qu’elle n’est pas comme une autre.

L’« usage » et le « besoin » soulignent la nature conventionnelle de la langue qui la distingue

d’autres moyens de communication qui sont plutôt instinctifs et universels. Plus loin, la distinction

entre la convention et la nature prend la forme d’une opposition entre l’homme et l’animal dont

les moyens de communication sont encore sensiblement différents. Ceux des animaux sont plus

« naturels » dans la mesure où ils se partagent à travers la barrière des espèces, tel le geste, qui

paraît un moyen de communication « universel » :

R. Spavin 233

[Les animaux] qui travaillent et vivent en commun, les Castors, les fourmis, les abeilles

ont quelque langue naturelle pour s’entre-communiquer, je n’en fais aucun doute. Il y a

même lieu de croire que la langue des Castors et celle des fourmis sont dans le geste et

parlent seulement aux yeux. Quoiqu’il en soit, par cela même que les unes et les autres de

ces langues sont naturelles, elles ne sont pas acquises ; les animaux qui les parlent les ont

en naissant, ils les ont tous, et partout la même : ils n’en changent point, ils n’y font pas le

moindre progrès. La langue de convention n’appartient qu’à l’homme (ibid., 379).

Le choix de faire partager les mêmes moyens de communication entre une diversité d’animaux

accorde au geste une certaine transcendance qui uniformise moins les espèces elles-mêmes que

leur sociabilité, existence commune qui se distingue du naturel humain. Rousseau n’inclut pas

l’homme dont les gesticulations sont soit limitées à la sauvagerie, soit vouées au non-sens144.

L’homme est donc différent des animaux parce que son travail et sa vie en commun dépendent au

premier chef d’une langue, vocale, articulée et conventionnelle ; naturellement, c’est un individu

qui n’est poussé aucunement à l’existence collective.

La genèse de la « parole », cependant, voit l’homme sortir de sa solitude, de son

environnement désertique, pour s’introduire dans une vie commune. Son assemblement, qui est

pensé autant en termes de stades temporels que d’espaces, fait en sorte que l’homme sauvage habite

un territoire géographique qui le sépare d’autrui ; les « prémiers temps » sont ceux de la

« dispersion » (ibid., 295). La distance, limite physique qui garde l’homme dans un état de solitude,

s’avère la condition sine qua non de son primitivisme. De manière réciproque, les modes de

communication qui contribuent à son assemblement sont nécessairement distinctes d’autres

moyens d’expression plus « naturels » qui dépendent des champs tactile et visuel, tel le toucher ou

le geste, qui communiquent par le truchement de la proximité. Les langues, elles, dépendent de la

voix parce qu’elles doivent se faire entendre à travers une certaine distance. Les langues marquent

144 « Nos gestes ne signifient rien que nôtre inquiétude naturelle ; ce n’est pas de ceux-là que je veux parler. Il n’y a

que les Européens qui gesticulent en parlant : On diroit que toute la force de leur langue est dans leur bras ; ils y

ajoûtent encore celle des poûmons et tout cela ne leur sert de guéres. » (Essai, 376)

R. Spavin 234

le premier pas de l’homme sauvage vers autrui en surmontant l’obstacle initial de l’éloignement.

Elles opèrent ainsi une réduction de la distance qui sépare les hommes :

Sitot qu’un homme fut reconnu par un autre pour un Etre sentant, pensant et semblable à

lui, le desir ou le besoin de lui communiquer ses sentimens et ses pensées lui en fit chercher

les moyens. (…) Les moyens généraux par lesquels nous pouvons agir sur les sens d’autrui

se bornent à deux, savoir le mouvement et la voix. L’action du mouvement est immédiate

par le toucher ou médiate par le geste ; la prémiére, ayant pour terme la longueur du bras,

ne peut se transmettre à distance, mais l’autre atteint aussi loin que le rayon visuel (Essai,

375).

Il existe dès lors une hiérarchie naturelle des moyens de communication : le toucher, le geste et la

voix (et plus loin l’écriture). Chaque moyen devient de moins en moins « immédiat » à mesure

que les interlocuteurs s’éloignent. Or si l’éloignement et la distance posent un premier obstacle

géographique à la communication entre humains, la genèse des langues témoigne du dépassement

de cette situation originaire : la distance empêche la voix de se constituer en une langue, mais la

voix fournit, par là même, un moyen de se rapprocher dans l’espace. La coupure entre le

déterminisme et le libre arbitre se fait déjà sentir au niveau de la voix qui joue des deux côtés du

partage. Rousseau semble suivre le libre choix des hommes de se rapprocher, dont les moyens de

communication sont de moins en moins à l’abri de la convention (Essai, 376). À cet égard,

l’émancipation du champ visuel au champ audible signe la perte progressive d’expressivité d’un

langage : « car plus d’objets frapent nos yeux que nos oreilles et les figures ont plus de varieté que

les sons ; elles sont aussi plus expressives et disent plus en moins de tems » (ibid., 376). À

l’obstacle de la distance ajoute celui du temps. La lenteur des langues versus l’immédiateté des

signes visuels revient à plusieurs reprises pour poser une limite quant à la force du son qui est un

mode de communication appauvri. Les langues transmettent leur message moins rapidement que

les signes qui s’offrent immédiatement aux yeux. Par contre, le génie de la langue, notamment

celui de la musique, a su profiter de cette faiblesse inhérente ; la temporalité est devenue une partie

intégrante de son appel aux émotions. Bien qu’on « parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles »

R. Spavin 235

(ibid., 377), la voix parle plus efficacement au cœur et, a fortiori, à l’âme. Une partie significative

de l’Essai consiste à comparer les arts de la vision à ceux de la voix pour montrer en quoi la

spécificité temporelle de ceux-ci crée un effet plus significatif sur les émotions du récepteur et

contribue à une esthétique du rapprochement :

L’impression successive du discours, qui frappe à coups redoublés vous donne bien une

autre émotion que la présence de l’objet même où d’un coup d’œil vous avez tout vû.

Supposez une situation de douleur parfaitement connüe, en voyant la personne affligée

vous serez difficilement ému jusqu’à pleurer ; mais laissez-lui le tems de vous dire tout ce

qu’elle sent, et bientôt vous allez fondre en larmes (ibid., 377-378).

La musique doit certes s’étendre dans le temps, mais elle traduit plus que tout autre art le choc des

émotions d’un être à l’autre. L’énergie de la communication est ainsi pensée de deux manières

différentes : d’une part, les arts visuels, telle la peinture, transmet plus rapidement la représentation

au récepteur en se basant sur le matériau spatiologique, c’est-à-dire par une représentation située

dans un espace fixe, matériel. De l’autre, la transmission d’émotions passe par un développement

temporel ; pour les faire ressentir, il faut non seulement faire sentir la présence d’un autre être

humain, mais leur reconstituer une chronologie. Par conséquent, l’énergie de la musique s’exprime

par une certaine éloquence ou « art humain » qui rapproche les hommes jusque dans leurs âmes :

On voit par là que la peinture est plus près de la nature et que la musique tient plus à l’art

humain. On sent aussi que l’une intéresse plus que l’autre précisément parce qu’elle

rapproche plus l’homme de l’homme et nous donne toujours quelque idée de nos

semblables. (…) sitôt que des signes vocaux frapent vôtre oreille, ils vous annoncent un

être semblable à vous, ils sont, pour ainsi dire, les organes de l’ame, et s’ils vous peignent

aussi la solitude ils vous disent que vous n’y étes pas seul. Les oiseaux sifflent, l’homme

seul chante, et l’on ne peut entendre ni chant ni simphonie sans se dire à l’instant ; un autre

être sensible est ici (Essai, 421).

La langue et la musique (qui l’instrumentalise) constituent un rapport ambigu avec la nature. Dès

le début de la citation, la musique se rapproche de l’artifice, s’éloignant de la nature, mais ne

renonçant jamais à elle. Les signes vocaux sont toujours les « organes » de l’âme comme pour

représenter leur spiritualité à partir d’une assise biologique. L’homme, qui est naturellement seul,

n’oublie jamais non plus sa solitude originaire. C’est pourquoi ces mêmes signes « peignent » cet

R. Spavin 236

état premier, expressivité dicible, mais qui passe par une « image » de la peinture et de la nature.

En cela, la communion des hommes s’effectue par la reconnaissance d’une nature partagée ; les

artifices et les conventions qui sous-tendent les signes vocaux trouvent une limite dans le

rassemblement, non pas d’hommes « civilisés », mais de « sauvages » qui vivent ensemble le

passage de la solitude à l’existence au pluriel. Rousseau rappelle l’importance des contraintes

naturelles dans la genèse des langues non pour les dépasser irrémédiablement, mais pour suspendre

le moment entre le déterminisme naturel et le dépassement des ces mêmes limites.

Les artifices que Rousseau accepte avec parcimonie dans sa conception de langue ont pour

but de conserver une proximité avec l’état de nature que l’on doit nécessairement quitter pour vivre

en commun. Ce passage à l’état social est complexe. D’une part, l’homme qui vit en contact avec

d’autres doit préserver une idée de la solitude initiale qui le maintenait séparé d’autres hommes.

Avec une telle représentation de la sauvagerie, l’homme peut justifier son état social, accréditer

son assemblement par le sceau de sa volonté. En revanche, l’oubli de sa solitude reviendrait à

naturaliser le statu quo, à entériner son état social comme une nécessité d’existence. D’autre part,

la solitude qui gardait l’homme sauvage à distance d’autres hommes se conserve et se traduit dans

la langue par un certain hermétisme ; la solitude que partagent différents individus d’une

communauté déplace l’altérité vers différentes communautés, comme si la collectivité n’était

qu’une individualité, voire une solitude commune. Par contraste avec les moyens de

communication des animaux qui sont, selon lui, « universels », les langues humaines ne traversent

pas les frontières nationales. Qui plus est, Rousseau s’attarde sur les gestes pour mettre en valeur

leur potentiel de codification ; les conventions qui les informent sont tellement restreintes au

groupe qu’elles se prêtent admirablement à une exclusion. À titre d’exemple, en parlant de la

langue épistolaire des Salams, Rousseau note que les signes utilisés « sont des multitudes de choses

R. Spavin 237

les plus communes comme une orange, un ruban, du charbon etc., dont l’envoi forme un sens

connu de tous les amans dans les pays où cette lange est en usage » (Essai, 378). La clandestinité

de ces moyens de communication se retrouve aussi, d’après Chardin, aux Indes, où les facteurs, en

se tenant la main, peuvent modifier leurs « attouchemens » pour traiter publiquement de leurs

affaires tout en les gardant secret, sans se dire un seul mot (ibid., 378-379). Ces gestes mystérieux

qui échappent à la compréhension étrangère ne sont pas à l’abri de la convention non plus ; tout

en étant une communication visuelle, ils fonctionnent selon une convention spécifique, déterminée

singulièrement par le groupe qui en fait usage. La clandestinité et l’efficacité de ce moyen de

communication sont les fruits des limites retreintes de son acquisition, tel un schibboleth.

À l’autre pôle du spectre, l’écriture renvoie à une progression particulièrement dangereuse

des conventions langagières sur les limites spatiotemporelles. Plus on s’éloigne des limites du

groupe pour s’étendre dans l’espace et le temps, plus les conventions aliènent ce même groupe

pour ambitionner l’universel. Une telle progression de la langue, qui paraît « tout à fait naturel(le) »

(Essai, 384), n’est pourtant pas compatible avec la vision politique du philosophe qui repose, elle,

sur des limites étroites. La progressive aliénation des sentiments particuliers au profit des idées

générales consiste à surmonter l’obstacle de la distance de façon continue et inexorable. D’où

l’invention de l’écriture qui procède par différentes étapes de perfectionnement rationnel. Au

départ, le hiéroglyphe, écriture qui dessine les objets, évolue vers la peinture de sons, pour ensuite

devenir la décomposition de la voix parlante en parties élémentaires, à savoir un alphabet :

La troisième (manière d’écrire) est de décomposer la voix parlante en un certain nombre

de parties élémentaires soit vocales, soit articulées, avec lesquelles on puisse former tous

les mots et toutes les sillabes imaginables. Cette maniére d’écrire, qui est la nôtre, a du être

imaginée par des peuples commerçans qui voyageant en plusieurs pays et ayant à parler

plusieurs langues, furent forcés d’inventer des caractéres qui pussent être communs à

toutes. Ce n’est pas précisément peindre la parole, c’est l’analyser (ibid., 384-385).

R. Spavin 238

Rousseau trace la trajectoire du progrès scriptural vers ses formes les plus raisonnées ; à l’instar

de l’harmonie, qui décortique le son pour en atteindre une compréhension scientifique et

universelle, l’écriture alphabétique est à même de produire toutes les unités linguistiques du

monde. Ainsi, l’alphabet favorise l’économie, l’échange avec d’autres peuples qui estompe les

frontières nationales. L’opposition entre le fait de « peindre la parole » et celui de l’« analyser »

juxtapose deux conceptions de langage, dont l’une est figurative et l’autre exacte, où l’impossible

peinture du son s’oppose à sa maîtrise scientifique, dont l’« analyse » ne participe que de la

prolifération des appétits économiques. Chez Rousseau, le commerce n’est pas « doux » comme il

l’est chez Montesquieu, mais plutôt envahissant et insatiable.

Dans le cas de l’écriture, outil de commercialisation humaine, il ne s’agit plus d’individus

qui se rapprochent par la voix, mais d’une langue maitresse qui a surmonté l’obstacle de

l’éloignement par son propre perfectionnement matériel. La vocalité ainsi que l’« éloquence » des

langues sont remplacées par des textes qui témoignent de l’étendue de la société dont les membres

n’ont plus besoin de se rapprocher de manière physique. Le danger d’une telle situation est que la

décision de se rapprocher n’est pas celle des hommes, de leur volonté, mais d’une volonté autre :

Dans les anciens tems où la persuasion tenoit lieu de force publique l’éloquence étoit

nécessaire. À quoi serviroit-elle aujourdhui que la force publique supplée à la persuasion ?

L’on n’a besoin ni d’art ni de figure pour dire, tel est mon plaisir. Quels discours restent

donc à faire au peuple assemblé ? Des sermons. Et qu’importe à ceux qui les font de

persuader le peuple, puisque ce n’est pas lui qui nomme aux bénéfices ? Les langues

populaires nous sont devenües aussi parfaitement inutiles que l’éloquence. Les societés ont

pris leur derniére forme ; on n’y change plus rien qu’avec du canon et des écus, et comme

on n’a plus rien à dire au peuple sinon, donnez de l’argent, on le dit avec des placards au

coin des rües ou des soldats dans les maisons ; il ne faut assembler personne pour cela : au

contraire, il faut tenir les sujets épars ; c’est la prémiére maxime de la politique moderne

(Essai, XX, 428).

Entre le début de l’Essai, qui traite du libre rapprochement des hommes, et la fin, qui commente

la coercition politique par l’écriture, Rousseau montre bien les limites qu’il pose quant à la

perfectibilité de la communication et à son rôle dans la vie publique. Sa conception de la langue

R. Spavin 239

privilégie une proximité entre les locuteurs, puisqu’une langue qui se maintient en dehors des

limites d’un groupe parle à sa place. D’où le parallélisme qui s’exprime entre la sauvagerie et la

civilisation ; les hommes « civilisés » sont toujours « épars », « seuls », mais sous une forme

métaphorique, affective et non géographique. Leur « assemblement » ou « servitude » se voient

renforcés, dans le « donnez de l’argent », par une culture de l’intérêt particulier qui renvoie lui-

aussi à un stade pré-politique, où les « bénéfices » attestent d’une désunion qui sépare les hommes

d’eux-mêmes, au sein d’un même pays. Lorsque la langue devient institutionnalisée, écrite, le

rapprochement est toujours-déjà présupposé et ne procède à aucun changement affectif des

individus. Ce qui était à l’origine le choix des hommes se fait maintenant selon le « plaisir » d’un

seul.

Enfin, la hiérarchie des moyens de communication comporte une logique d’extrêmes, mais

aussi de parallèles, qui détermine avec d’autant plus de précision l’idéal rousseauiste. Le

dépassement de la distance qui se fait d’abord par l’oralité se retrouve dans l’écriture, mais qui

renvoie dorénavant à un projet centralisateur qui transcende les limites spatiotemporelles du

groupe. Cela prive les membres d’une communauté de leur volonté de rassemblement, de leur

« langue » qui est l’expression d’une consolidation volontaire d’intérêts. L’oralité, ainsi que les

limites physiques qui s’imposent à la voix, illustrent le double fonctionnement de la langue qui

doit, d’une part, surmonter un obstacle matériel (géographique) et, de l’autre, souder les intérêts

sauvages et naturels en une collectivité commune, une solitude partagée.

Certes, la langue permet le rapprochement des hommes au-delà des distances

géographiques — distances qui auraient condamné l’homme à la solitude sans l’intervention

linguistique —, mais elle n’est pas toujours un outil d’unification. Rousseau montre que la langue

moderne contredit l’idée d’une volonté générale qui repose sur la décision d’un groupe d’hommes

R. Spavin 240

de se réunir, conscients de leur passage de la solitude à la collectivité. Or se trouve dans la langue

un élan universaliste et aliénant qui tend à oublier ces origines communautaires, ce contre quoi

l’ « écriture » de Rousseau cherche à redresser une nouvelle frontière. Ce projet fort contradictoire,

qui oppose l’écriture à l’écriture, vise à contrer ces progrès « modernes » dans lesquels les hommes

« régressent », entrant dans un « nouvel » état de sauvagerie, où la « distance » n’est pas tant

géographique qu’émotive. Le but : retrouver ce moment de la civilisation où l’homme s’avère le

garant de sa volonté « sauvage » de s’unir aux autres.

La « douceur » : l’origine de l’homme sauvage

Si l’opposition principale des climats se concentre chez Rousseau entre les langues

méridionales et les langues septentrionales, on ne peut ignorer les passages qui traitent d’un

environnement pré-linguistique qui n’est ni chaud ni froid, mais « doux ». Cet entre-deux renvoie

à la période « sauvage » qui mène moins à une chute vers la civilisation qu’à un apogée

d’assemblement, un stade pré-politique que représentera la « chaleur ».

Dans l’Essai, la douceur correspond à la situation initiale, solitaire de l’homme qui précède

l’origine des langues. Pour faire son portrait, on doit retourner à ces « prémiers tems » où « les

hommes épars sur la face de la terre n’avoient de société que celle de la famille, de loix que celles

de la nature, de langue que le geste et quelques sons inarticulés » (Essai, 395). Ces hommes

sauvages peuplent une terre naturellement hospitalière et généreuse : « Les climats doux, les pays

gras et fertiles ont été les prémiers peuplés et les derniers où les nations se sont formées, parce que

les hommes s’y pouvaient passer plus aisément les uns des autres, et que les besoins qui font naitre

la société s’y sont fait sentir plus tard » (ibid., 400). En effet, c’est l’âge d’or du Discours, une

période d’ignorance où les hommes sont à l’abri de la corruption des hiérarchies sociales. Or ici,

dans ce texte notoirement pessimiste, dont la trajectoire de l’homme sauvage à l’homme policé est

R. Spavin 241

celle d’une chute, il est intéressant de noter le parallélisme avec la chute « biblique » où la

géographie du sauvage imite celle du tournant du déluge. La douceur rousseauiste s’identifie à ce

que Jean Ehrard a décrit comme la conception naturelle des hommes de la première moitié du

XVIIIe siècle, directement issue de la Providence. L’homme aurait été créé sous un climat doux

où la météorologie reste constante et les fluctuations atmosphériques se révèlent insignifiantes. La

douceur est ainsi caractérisée, à l’instar d’Hippocrate, comme un juste milieu qui ne connaît pas

d’extrêmes saisonniers. La conception de l’origine naturelle, d’ambition biblique, consiste alors à

neutraliser la question du climat :

Jadis, la terre ne connaissant pas la diversité des saisons ; recouverte toute l’année d’une

dense verdure, comme l’enseigne la Genèse, elle jouissait d’un continuel printemps. (…)

Pourquoi n’en est-il plus ainsi de nos jours ? Pourquoi le froid glacial de l’hiver succède-

t-il à la chaleur torride de l’été ? C’est que le déluge universel destiné à punir la corruption

du genre humain a également ruiné cette belle harmonie des premiers temps (Ehrard 1963 :

621-622).

L’harmonie naturelle égale une uniformité climatique, ce « printemps » qui situe l’homme dans la

« dense verdure » qui fournit toutes les ressources nécessaires à son existence. Chez Rousseau,

c’est l’environnement de l’homme sauvage pour qui « Le spectacle de la Nature lui devient

indifférent, à force de lui devenir familier. C’est toujours le même ordre, ce sont toujours les

mêmes révolutions (…) » (Discours, 144). En termes du déterminisme climatique, la régularité de

la température a certainement une incidence sur le caractère de l’homme : à la stabilité climatique

du printemps perpétuel correspond la constance et la régularité de l’homme sauvage qui ne change

pas ; la sauvagerie étant par définition ceux qui « restèrent plus longtems dans leur Etat originel »

(« Préface », Discours, 123).

Dès lors, la temporalité de l’homme sauvage est moins une période « historique » qu’une

régularité climatique. Le cas du « Caraybe » dans le Discours illustre en quoi le manque de

prévoyance est caractéristique du fait d’habiter un même climat qui reste le même, en dépit du

R. Spavin 242

temps historique, qu’il soit reculé ou contemporain. En raison de cette régularité climatique et de

la fertilité naturelle qui pourvoit à tous ses besoins, le Caraïbe fait preuve, selon Rousseau, d’une

ignorance temporelle et historique ; il semble ne pas se soucier des choses qui pourraient lui être

utiles dans différentes situations, tel le jour versus la nuit :

Son ame, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle, sans aucune

idée de l’avenir, quelque prochain qu’il puisse être, et ses projets bornés comme ses vûes,

s’étendent à peine jusqu’à la fin de la journée. Tel est encore aujourd’hui le degré de

prévoyance du Caraybe : Il vent le matin son lit de Coton, et vient pleurer le soir pour le

racheter, faute d’avoir prevû qu’il en auroit besoin pour la nuit prochaine (Discours, 144,

je souligne).

Rousseau souligne l’influence de la régularité du climat sur la conscience temporelle comme si

c’était le climat qui apprenait à l’homme à penser le temps et à comprendre son importance.

L’exemple illustre le lien prégnant entre la constance des hommes sauvages et la qualité de leur

environnement : moins les saisons changent, moins l’homme ressent les besoins de l’existence qui

l’introduisent dans la mécanique de la « perfectibilité », à savoir le cas de l’homme du nord qui

doit apprendre à s’adapter au cycle naturel des saisons. (J’y reviendrai). Par contre, l’anecdote ci-

dessus exagère l’insouciance de l’homme naturel en lui faisant oublier d’éventuelles nécessités

dans la même journée : le Caribéen est si captivé par le présent qu’il n’a pas une juste

compréhension de ce que constitue un besoin « futur ».

Sur ce point, il faut comprendre à sa juste valeur la correspondance que travaillent les

philosophes du XVIIIe siècle entre le temps de l’histoire et le temps qu’il fait. À la suite des

éclaircissements d’Anouchka Vasak : « (…) la variation climatique est (pour eux) le moteur de

l’histoire » (Vasak 2007 : 116), Rousseau parvient à formuler ce même parallélisme par la

négative, en attribuant l’ignorance joyeuse de la temporalité à une question de régularité

climatique : « Dans cet âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n’obligeait à les compter ;

le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui » (Essai, 406). La carence de saisons,

R. Spavin 243

la douceur du printemps perpétuel deviennent une cause de l’incivilisation qui n’a aucun repère

météorologique pour compter les années, pour se mesurer dans une situation par rapport à une

autre. D’où également le manque de vestige et d’héritage culturel de ces peuples qui empêche de

mieux connaître ces civilisations perdues : « Qu’ont-ils fait durant ces dix générations ? Nous n’en

savons rien. Vivant épars et presque sans société, à peine parlaient-ils : comment pouvaient-ils

écrire ? Et dans l’uniformité de leur vie isolée quels événements nous auraient-ils transmis ? »

(Essai, 398). À la différence de l’existence primitive, la civilisation progresse, elle, grâce aux

empreintes du passé qui contribuent à une conscience historique capable de se surpasser. Ce savoir

culturel est au cœur de la notion de perfectibilité qui « tire [l’homme], à force de tems, de cette

condition originaire, dans laquelle il couleroit des jours tranquilles, et innocens ; que c’est elle, qui

faisant éclore avec les siécles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue

le tiran de lui-même et de la Nature » (Discours, 142). En définitive, le « tems », dont la conscience

est liée à la révolution des saisons, permet à l’homme d’« éclore » sa connaissance « avec les

siécles » pour sortir de son primitivisme qui aurait voué ses jours au silence et à l’oubli. Et c’est

précisément cette « prévoyance » qui assure une projection de l’homme dans l’avenir qui fait

l’objet de la critique, au détriment d’un déterminisme géographique qui le limiterait à un état de

tranquillité et d’innocence.

Au sujet du rapport entre la perfectibilité et le déterminisme géographique, Michèle Cohen-

Halimi et Francis Cohen mettent en évidence le point de disjonction entre une perfectibilité

« négative » et une perfectibilité « positive ». Selon eux, les inégalités sociales surviennent chez

Rousseau dans une société dont l’aptitude à la perfectibilité est davantage une affaire de temps que

d’espace ; lorsque le progrès est muni d’une conscience de l’avenir, soit d’une « prévoyance »,

l’homme est dorénavant mesuré par rapport à une virtualité toujours à venir, « nous port(ant) sans

R. Spavin 244

cesse au-delà de nous et souvent nous pla(çant) où nous n’arriverons point » (Émile, cité par Cohen

1998 : 98). Les « misères » de l’homme moderne ont pour source l’accaparement de la

perfectibilité par la conscience historique, elle-même déterminée, pervertie par une temporalité

tournée vers l’avenir. Autrement dit, « la prévoyance introduit un devoir-être temporel pour la

conscience, le futur exerce sa contrainte historique sur le présent du soi, et c’est ainsi que le devenir

prévoyance de la perfectibilité fait de celle-ci ‘la source de tous nos malheurs’ » (ibid., 98-99).

En revanche, la perfectibilité se qualifie « positivement », selon les Cohen, par rapport à

l’espace, notamment dans le cas de la diversité des espaces qui produit moins des « individus »,

« conscients de leur singularité » que des « peuples » dont les membres ne sont pas « individués »,

mais les mêmes (ibid., 101). Afin de mettre en avant le côté généralisateur de l’espace qui ne

sépare pas en « individus » mais qui réunit l’« espèce », on peut citer, à la suite des Cohen, le «

Fragment politique X » qui introduit l’opposition entre l’individu et le groupe, soit l’homme et le

peuple :

Tout se réduit d’abord à la subsistance, et par là l’homme tient à tout ce qui l’environne. Il

dépend de tout, et il devient ce que tout ce dont il dépend le force d’être. Le climat, le sol,

l’air, l’eau, les productions de la terre et de la mer forment son tempérament, son caractère,

déterminent ses goûts, ses passions, ses travaux, ses actions de toute espèce. Si cela n’est

pas exactement vrai des individus, il l’est incontestablement des peuples. (…) Avant donc

que d’entamer l’histoire de notre espèce, il faudrait commencer par examiner son séjour et

toutes les variétés qui s’y trouvent (…) la variété de ses climats (de la terre) (…) la divisent

pour ainsi dire en autant de mondes dont les habitants circonscrits chacun dans le sien ne

peuvent passer de l’un à l’autre (Fragment X, 530-531)

Dans ce texte, où il n’est pas question de « perfectibilité », mais du « déterminisme géographique »,

je suis d’accord que Rousseau avance une vision « positive » de la géographie qui est distincte de

la perfectibilité-prévoyance ayant tendance à hiérarchiser les individus de l’espèce entre eux. La

positivité de cette géographie est due au fait qu’elle crée (ou détermine) une notion de collectivité,

ce qui échappe précisément à la conscience historique de l’homme moderne. Mais est-ce pour cela

une « perfectibilité de l’espace » (Cohen 1998 : 105) ? Le « déterminisme » peut-il se nommer,

R. Spavin 245

directement, une « perfectibilité » ? Si la diversité des saisons crée une conscience temporelle,

celle-ci n’est pas seulement « déterminée » par la nature, mais constitue par là même une certaine

réaction ou opposition face à la nature. La conscience temporelle devient perfectible quand

l’homme se mesure et se corrige, qui, dans le cas de Rousseau, se fait à l’aide de la diversité de

son climat, repère chronologique, naturellement à sa disposition. Pour qu’il y ait « perfectibilité »,

il faut changement. Or le déterminisme représenté ci-dessus souscrit à une politique du pluralisme

qui tient compte de la spécificité du « peuple ». On est à nouveau dans la lecture relativiste. Certes,

le déterminisme climatique peut aussi donner lieu à son propre « refus », où l’homme n’est plus

« déterminé » par son environnement, s’élevant, par la perfectibilité, au-dessus des contraintes

naturelles, mais ce n’est pas le propos du « Fragment ».

La dichotomie entre la perfectibilité-prévoyance et la prétendue « perfectibilité de

l’espace » souligne, pour les auteurs, une réflexion qui cherche à invalider la particularisation de

l’espèce humaine en individus, hiérarchisés selon leur degré d’aptitude. Alors que le déterminisme

du discours géographique « rapproche » naturellement les hommes, les rend similaires, des parties

d’un même tout, non pas « universel » mais « général » (ibid., 104) ; les groupements d’hommes

sont généralisés par les influences du climat, processus qui se reproduit différemment en fonction

du contexte géographique. Si une « perfectibilité » pourrait s’associer à ce discours, il faudrait la

trouver dans une lecture évaluative et analeptique ; la « généralisation » qu’opèrent les climats

pourrait ainsi constituer un repère contre lequel les hommes modernes, qui ne sont plus influencés

par l’environnement, peuvent se mesurer ; les sociétés humaines pourraient en effet s’évaluer à

l’aune d’une existence antérieure, « revenir en arrière », pour restaurer des conditions qui soient à

nouveau définies par des limites physiques. Mais cette perfectibilité s’exprime toujours par rapport

à une temporalité, cette fois tournée vers le passé et non l’avenir et impliquerait une certaine

R. Spavin 246

« aptitude » à faire marche arrière. Bref, dans la logique du déterminisme climatique, on ne peut

dissocier le temps de l’histoire du temps qu’il fait. De plus, il faut nuancer la position de Rousseau

quant à la perfectibilité historique, celle qui se projette dans l’avenir, car elle n’est pas négative

sur toute la ligne. Tout en restant dans l’argumentation de l’Essai, la situation de l’homme sauvage

— dont l’existence anhistorique est précisément déterminée par la régularité du climat — ne donne

pas lieu à une notion de collectivité ou de généralité positive. Contrairement à ce qu’on pourrait

croire, l’homme sauvage, qui est le produit parfait de son environnement, n’est pas un homme

idéal qui sert de leçon pour la collectivité populaire.

Entre le Discours et l’Essai, le primitivisme demeure une période en deçà des inégalités

sociales, à l’abri de la perfectibilité, avide de défis environnementaux qui l’activeraient. Si le

Discours développe une réflexion sur les effets néfastes du progrès sur la vertu politique, l’Essai

formule une réflexion plus profonde et plus nuancée sur l’état sauvage, notamment sur l’influence

de la « distance » géographique qui sépare les hommes primitifs entre eux. La question de la

solitude de l’homme sauvage se retrouve dans les deux textes — l’individu vivant en marge

d’autres hommes se complaît dans un bonheur en dehors de la sociabilité et de la servitude

politique —, mais l’Essai représente la situation d’un point de vue moins péremptoirement

idéaliste : le fait de quitter l’état sauvage n’est plus celui d’une chute. À la différence de l’âge d’or

du Discours, la sauvagerie de l’Essai s’avère être, tout au plus, une fortuite compatibilité entre la

distance séparant les hommes et leurs intérêts, violemment exclusifs et particularisés. Ici, la

distance permet et tolère la sauvagerie des intérêts parce qu’elle empêche leur rencontre d’avec

d’autres intérêts sauvages qui leur sont forcément antagoniques. On sent déjà une fissure dans

l’idéalité du sauvage dont la paix n’est pas absolue, mais limitée aux aléas de la géographie :

Ces tems de barbarie étoient le siécle d’or ; non parce que les hommes étoient unis, mais

parce qu’ils étoient séparés. Chacun, dit-on, s’estimoit le maitre de tout ; cela peut être ;

R. Spavin 247

mais nul ne connoissoit et ne désiroit que ce qui étoit sous main : ses besoins loin de le

rapprocher de ses semblables l’en éloignoient. Les hommes, si l’on veut, s’attaquoient dans

la rencontre, mais ils se recontroient rarement. Par tout régnoit l’état de guerre, et toute la

terre étoit en paix (Essai, 396).

En tant qu’habitant solitaire, l’homme sauvage se considère comme un « maître de tout ». Son

antagonisme avec d’autres « maîtres » est donc inévitable, d’où l’intérêt de l’éloignement qui

réduit la fréquence de la guerre. La paix et la guerre peuvent coexister grâce à la distance qui

permet aux hommes de mener, en vase close, des existences solipsistes. Autrement dit, l’état

primitif est préférable à l’état moderne parce que l’opposition entre la guerre et la paix n’a pas lieu

de se manifester. L’âge d’or correspond à un état géographique et non à un état humain, lequel

serait un état de guerre dans une situation de proximité. Ainsi, on ne peut passer sous silence le

décalage entre le prétendu « âge d’or » et cette paradoxale coexistence de la guerre et de la paix :

comment idéaliser une paix qui se limite à une condition géographique ? Si c’est seulement la

distance qui empêche la guerre, il est difficile de comprendre en quoi la sauvagerie et l’état de

douceur puissent constituer un idéal, surtout dans un texte qui vise à trouver de liens sociaux par

une enquête sur les langues et la musique, seul ressort des sociétés établies, extirpées du

primitivisme.

Pour une lecture climatique du droit naturel moderne

La fonction narrative de la douceur, qui caractérise la zone climatique de l’homme sauvage,

est de représenter l’initiale insociabilité de l’homme. L’homme n’est pas né dans un

environnement qui demande son rassemblement pour survivre. C’est une constante dans la théorie

politique de Rousseau : il s’oppose à l’idée selon laquelle les premiers hommes seraient nés dans

un environnement qui souligne leur interdépendance et non leur autonomie individuelle. Dans

l’Essai, il cite les « philosophes européens » qui « ne manquent point de nous montrer les premiers

hommes habitant une terre ingrate et rude, mourant de froid et de faim, empressés à se faire un

R. Spavin 248

couvert et des habits » (394). Selon lui, l’espèce humaine a pris naissance dans les contrées où

« l’hiver est à peine connu » (ibid.). Or pourquoi situe-t-il l’origine de l’homme dans un tel espace

? Quelle est la signification philosophique de cette initiale insociabilité ?

Tout d’abord, Rousseau s’oppose aux interprétations individualistes qui caractérisent le

droit naturel « moderne », tel qu’il s’exprime sous la plume des Grotius et Pufendorf, et qui domine

le discours moraliste depuis la révolution scientifique du XVIIe siècle. Ce « droit » qui repose

moins sur la hiérarchie politique se focalise davantage sur les rapports sociaux qui lient les

individus entre eux, en-deçà de l’obligation politique. Leur objectif étant d’expliquer le

fonctionnement universel de la sociabilité humaine par une démarche qui se veut « scientifique »,

typique de l’épistémè de l’époque, afin de faire du « droit naturel » une science morale

démonstrative145.

Le droit naturel « moderne » est ainsi plus explicite que le droit naturel « classique »

puisqu’il s’attache à définir les maximes morales comme des règles de droit en dehors d’une

conception verticale de la société politique. Le droit naturel moderne est moins une évaluation

prescriptive du pouvoir politique qu’une description des sociétés et de leur fonctionnement de

base, c’est-à-dire horizontal ou interhumain (Larrère 1992 : 55). C’est pourquoi il existe un certain

« minimalisme » (ibid., 26) dans l’approche qui recherche le fondement éthique au fondement des

relations humaines, dans une diversité situations sociales. La déduction à laquelle aboutit ce

minimalisme est celle de l’utilité individuelle, soit la seule « vérité humaine », en accord avec la

position sceptique : l’homme est attiré par la vie en commun puisque celle-ci l’aide à survivre. En

d’autres termes, la sociabilité constitue une existence « naturelle » dans la mesure où elle se

conforme à l’amour de soi :

145 Voir l’ouvrage de Catherine Larrère, L’invention de l’économie au XVIIIe siècle (1992) qui dédie un chapitre à

cette conception scientifique et matérialiste du droit naturel, « Droit naturel et sociabilité », 17-57.

R. Spavin 249

L’homme étant donc un animal très affectionné à sa propre conservation, pauvre

néanmoins et indigent de lui-même, hors d’état de se conserver sans le secours de ses

semblables, très capable de leur faire du bien et d’en recevoir : mais d’autre côté, malicieux,

insolent, facile à irriter, prompt à nuire, et armé pour cet effet de forces suffisantes : il ne

saurait subsister, ni jouir des biens qui conviennent à l’état où il se trouve s’il n’est sociable,

c’est-à-dire s’il ne veut vivre en bonne union avec ses semblables (Pufendorf, Du droit de

la nature et des gens, cité par Larrère 1992 : 26).

En ce qui concerne la sociabilité, qui lie l’homme par ses besoins et son utilité à d’autres hommes,

le droit naturel moderne ne va pas au-delà de l’utilité de l’individu, ni de la paix qui résulte d’une

sociabilité dont les membres cherchent tous, chacun à sa manière, à vaquer à leurs propres

fonctions. En effet, il ne faut pas ignorer l’initiale méchanceté de l’homme — sa « malic[e] », son

« irrit[abilité] » et son « insole[nce] » — que présuppose la sociabilité naturelle et qui limite son

bonheur à la seule satisfaction de ses besoins ou de ses désirs. Sur ce point, Larrère met en évidence

la neutralité morale d’un tel fondement du social qui n’oblige pas au bien, mais à la seule

reconnaissance de l’utilité individuelle d’autrui : « Cette restriction de l’étendue du droit, à laquelle

s’adjoint sa définition négative (est juste ce qui n’est pas injuste), fait que la sociabilité n’est jamais

conçue comme une obligation à bien faire […], ni à faire du bien aux autres […], mais seulement

à ne pas faire de mal » (ibid., 27). En cela, une certaine ambiguïté morale caractérise le

développement du droit naturel moderne qui sera exploitée par Rousseau. Si l’homme est à la fois

naturellement sociable, a-t-il réellement besoin d’apprendre la vertu, l’univers des « obligations

imparfaites » qui pour Pufendorf comprend la compassion, la libéralité, l’humanité et la charité

(ibid., 36) ? Pourtant, il ne faut pas faire l’économie de l’échafaudage moraliste que les penseurs

comme Pufendorf essaient d’établir à partir de cette situation à première vue appauvrie ; on peut,

à partir de là, professer la compossibilité des intérêts, leur mutualité, et le bienfait au cœur de la

sociabilité, à savoir le commun accord qui pousse les hommes à travailler ensemble en dehors des

liens étatiques. Ce sont ces élargissements théoriques qui aident à penser les bases d’un

R. Spavin 250

« commerce » ou des « relations humaines », ce qu’Adam Smith utilisera pour établir le libéralisme

économique146.

En effet, Rousseau s’inscrit en faux contre de tels développements théoriques. La

représentation de l’insociabilité naturelle de l’homme sauvage participe d’une argumentation

opposée qui conteste la moralité politique du droit naturel moderne. L’état de nature ne correspond

pas, selon lui, à la sociabilité qui serait nécessaire à l’établissement d’un contractualisme

républicain. Le minimalisme moral de la sociabilité naturelle ne permet pas d’accéder à la vertu

politique qui permet d’unifier les membres d’une communauté autour d’une volonté commune.

Les « intérêts mutuels » ne sont pas suffisants pour faire ressentir l’intérêt général qui doit

remplacer l’intérêt particulier, au cœur de chacun des citoyens d’une république. Rousseau montre

les limites du droit naturel moderne en en soulignant l’extériorité ; au niveau psychologique, ou

« intérieur », les hommes ne sortent pas de leur naturalité, même si leurs actions extérieures

s’avèrent réciproquement compatibles et utiles147. C’est précisément le manque de transparence

entre les motifs intérieurs et extérieurs qui dérangent profondément la sensibilité rousseauiste. Les

« motifs » qui poussent les hommes à échanger pour leur bénéfice personnel sont, pour lui,

antagoniques. Le deuxième chapitre du premier livre du « Manuscrit de Genève » rend explicite

cette problématique dans le contractualisme du philosophe :

Si l’on est une fois convaincu que dans les motifs qui portent les hommes à s’unir entre

eux par des liens volontaires il n’y a rien qui se rapporte au point de réunion ; que loin de

se proposer un but de félicité commune d’où chacun peut tirer la sienne, le bonheur de l’un

fait le malheur d’un autre ; si l’on voit enfin qu’au lieu de tendre tous au bien général, ils

ne se rapprochent entre eux que parce que tous s’en éloignent ; on doit sentir aussi que

quand même un tel état pourroit subsister il ne seroit qu’une source de crimes et de miséres

146 Voir les études sur le rapport entre droit naturel et économie par Catherine Larrère ; J.A. Schumpeter, Histoire de

l’analyse économique, t. I, Paris, Gallimard, 1983 ; T. Hutchison, Before Adam Smith : The Emergence of Political

economy (1662-1776), Oxford, Blackwell, 1988. 147 Larrère montre que pour Pufendorf, le droit naturel a rapport aux mœurs et non à la morale, c’est-à-dire aux

« actions extérieures » des hommes (Larrère 1992 : 19). Il faut ainsi distinguer entre le droit naturel et la théologie

morale qui « travaille à régler le cœur, l’intention ou la détermination intérieure » (ibid.).

R. Spavin 251

pour des hommes dont chacun ne verroit que son intérest, ne suivroit que ses penchans et

n’écouteroit que ses passions (Manuscrit, 283).

Dans ce chapitre, qui constitue une réponse à l’article « Droit naturel » de l’Encyclopédie de

Diderot — article qui renchérit sur la sociabilité naturelle de l’espèce humaine —, Rousseau

souligne le néant du « point de réunion ». Les motifs derrière le rassemblement sont si

individualistes qu’ils sont opposés et contradictoires ; le « bonheur » de l’un fait le « malheur » de

l’autre. Bien que « rapprochés », les hommes ne sont liés par aucune « félicité commune » ou

« amitié ». Et lorsqu’un état est dénué de liens de fraternité, il sombre, selon Rousseau, dans un

univers de « crimes » et de « misères », c’est-à-dire d’inimitié générale, où, malgré la proximité

qui met les hommes en contact les uns avec les autres, se révèle une situation d’ « éloigne[ment] ».

C’est ainsi que l’heureuse « distance » qui caractérise l’existence géographique des hommes

sauvages devient le point de désunion et de ruine des hommes « civilisés ». En d’autres termes,

l’éloignement géographique qui contribuait aux premiers temps à la « paix » des hommes sauvages

disparait pour que la « guerre » s’infiltre dans les relations humaines, non pas au niveau des actions

extérieures, mais au niveau des passions et des intérêts.

Toujours dans le « Manuscrit de Genève », Rousseau approfondit le concept d’ennemi

comme une « guerre interne » qui divise les intérêts du groupe. Cela lui permet d’apporter une

signification d’autant plus critique du libéralisme et du droit naturel moderne. En se rapprochant

momentanément de Hobbes, qui pose que l’état de nature correspond à un état de guerre généralisé,

pour lequel la société politique constitue un remède, il corrige l’acception sauvage d’« ennemi »

comme un faux concept. En effet, l’état sauvage est toujours pour lui une sorte d’âge d’or,

justement parce que les hommes ne vivent pas ensemble ; la guerre ne survenant que lorsqu’ils se

rapprochent. Or l’homme sauvage cherche plutôt à s’éloigner. Ainsi, la question se pose, les autres

hommes sont-ils pour lui un véritable ennemi s’il veut, avant tout, éviter leur rencontre ? Ou serait-

R. Spavin 252

ce plus approprié de les considérer à l’instar d’un « étranger » ? À lire Rousseau, « les mots

d’étrangers et d’ennemis ont été longtems synonimes chez plusieurs anciens peuples, même chez

les Latins » (Manuscrit, 288). Mais il convient d’en faire la distinction. La guerre n’est possible

que lors du rassemblement des hommes qui fait des sauvages des étrangers et non des ennemis.

Sur ce point, Rousseau précise que « l’erreur de Hobbes n’est donc pas d’avoir établi l’état de

guerre entre les hommes indépendans et devenus sociables mais d’avoir supposé cet état naturel à

l’espéce, et de l’avoir donné pour cause aux vices dont il est l’effet » (ibid.) Enfin, le philosophe

inverse la logique de Hobbes en mettant à l’envers sa notion d’ennemi naturel. L’ennemi est, selon

Rousseau, un concept social qui attaque les liens du regroupement ; l’ « étranger » devient l’ennemi

par le rassemblement du social, internalisant une politique de l’inimitié dans les passions et les

intérêts du groupe. Tels sont les « vices » du produit politique, dont la « cause » est faussement

attribuée à une acception naturelle de l’ennemi.

Le temps historique versus le temps narratif : le cas des transitions

S’il existe bel et bien un « ennemi » dans le développement historiographique de l’homme,

il peut sembler difficile de réconcilier sa présence avec l’évidente « triplicité » qui caractérise la

représentation rousseauiste du temps, de sa chronologie narrative. Les trois climats auxquels je

consacrerai le reste de mon analyse — en allant du doux au chaud et au froid — semblent, en effet,

concrétiser une vision ternaire du monde et de son influence sur le devenir temporel de l’homme.

Or, à en croire Carl Schmitt, l’antagonisme naît dans une vision binaire du politique et se

neutraliserait dans une structure tripartite qui servirait de juste milieu, à la fois idéal et arbitral148.

Ainsi, il s’agira d’expliciter la conception particulière du temps rousseauiste dont les émanations

148 Ainsi qu’il le dit, « The triple structure weakens the polemical punch of the double-structured antithesis » (Schmitt

2007 : 74).

R. Spavin 253

ne correspondent pas nécessairement à des époques distinctes ou ternaires, mais interdépendantes,

c’est-à-dire textuelles et poétiques. L’écriture permettra de les penser différemment, d’une manière

esthétique, en fonction des processus d’identification et d’aliénation auxquels les climats sont si

souvent soumis.

On le sait, dans le « Manuscrit de Genève », la notion d’ennemi ne peut s’appliquer aux

conditions d’existence de l’homme sauvage. Bien que sauvage, l’homme de l’âge d’or ne cherche

pas à faire du mal aux autres mais plutôt à se resserrer et à se soucier de sa propre conservation.

Un important passage sur la pitié représente l’émotion comme étant naturelle, même partagée par

les animaux, alors que la civilisation engendre le sentiment d’inimitié qui contredit la

commisération et l’identification aux autres (Discours, 155). Et pourtant, l’Essai donne une autre

version des faits. Dès le chapitre IX, « Formation des langues méridionales », la pitié est une

émotion qui se « développe » et qu’on acquiert avec des « lumières » : « Les affections sociales ne

se dévelopent en nous qu’avec nos lumiéres. La pitié, bien que naturelle au cœur de l’homme

resteroit éternellement inactive sans l’imagination qui la met en jeu » (Essai, 395)149. D’emblée

faut-il remarquer que Rousseau caractérise la pitié comme une affection « sociale », non pas

sauvage ou animalière. Le chapitre renchérit sur le manque d’affection primitive et

« primesautière » en se prononçant sur l’ennemi, le présentant surtout comme une notion pré-

sociale : « Dans les prémiers tems les hommes épars sur la face de la terre (…) n’étoient liés par

aucune idée de fraternité commune, et n’ayant aucun arbitre que la force ils se croyaient ennemis

les uns des autres » (Essai, 395). En d’autres termes, Rousseau, comme on le sait, nuance son éloge

de l’« âge d’or », et présente des éléments qui obligent à réévaluer la situation de l’homme sauvage,

149 Dans ses notes sur l’Essai, Robert Derathé rappelle ici la représentation de la pitié de l’Émile, l’émotion n’étant

pas « primesautière » mais « tardive » : « la seule passion naturelle à l’homme est l’amour de soi-même (III, IV, 322)

dont la pitié est une expansion qui se révèle dans le temps (ibid., 493, 504-506).

R. Spavin 254

désormais décrite comme une période de « stupidité » et d’ « abrutissement » qui en souligne la

« violence (…) sanguinaire » (ibid., 399).

Le chapitre IX sur la formation des langues méridionales ne vise pas à idéaliser le stade

pré-langagier qui est celui de l’homme sauvage, mais plutôt les conditions qui poussent les

hommes à s’unir et à communiquer. Son objet est de raconter un passage, celui de la sauvagerie

au regroupement social, bien que pré-gouvernemental. Ce mouvement dans le développement de

l’homme se présente, certes, comme un mouvement dans le « temps », même si celui-ci est bien

« extra-historique ». Il s’agira d’une représentation narrative qui exploite la temporalité inhérente

à l’énergie langagière. Dans ce sens, il faut comprendre la spécificité du temps rousseauiste comme

une construction textuelle façonnée à l’aide d’un agencement textuel qui fait sentir le passage du

temps à mêmes les transitions entre les paragraphes. En effet, les deux premiers paragraphes du

chapitre IX semblent manquer de transition : si le premier traite des « prémiers tems » où les

hommes vivent « épars » (ibid. 395), le deuxième commence par les « affections sociales » qu’on

vient de voir plus haut. Le texte amène le lecteur à faire la transition chronologique par le biais de

ses séparations scripturales, l’espace entre les paragraphes imitant un laps de temps. Le même

phénomène se reproduit plus loin dans le chapitre, à plusieurs reprises, en traitant notamment de

la distinction entre la chasse, qui décrit le mode d’alimentation des sauvages, et l’élevage

d’animaux qui appartient à une période historique différente. Après avoir traité du carnivorisme

des premiers peuples, à savoir les festins d’Homère (ibid., 397-398), le prochain paragraphe

reprend l’histoire alimentaire avec le « prémier gâteau qui fut mangé » qui « fut la communion du

genre humain » (ibid., 398). Entre la dernière phrase et la première phrase des deux paragraphes,

Rousseau représente un passage temporel. Dans la période d’élevage d’animaux, distincte de la

chasse, les hommes sont plus sédentaires qu’alors, ils possèdent des « jardin[s] », mais non pas

R. Spavin 255

des « champ[s] » (ibid.) : « Le peu de grain qu’on recueilloit se broyait entre deux pierres, on

faisoit quelques gâteaux qu’on cuisoit sous la cendre ou sur la braise ou sur une pierre ardente, et

dont on ne mangeoit que dans les festins » (ibid.). En outre, le paragraphe qui suit l’agrariarisme

pastoral présente encore une autre période, sans transition, qui est celle de l’« agriculture » et de

la « culture des champs » (ibid.). Plus loin, Rousseau finit par expliciter en mots la distinction des

trois périodes historiques déjà mise en scène par l’agencement des paragraphes : les trois états de

l’homme par rapport à la société se lisent comme suit : « Le sauvage est chasseur, le barbare est

berger, l’homme civil est laboureur » (ibid., 400).

En effet, il n’est pas difficile de lier ces trois étapes du devenir de l’homme civilisé aux

trois climats, de voir les correspondances qui se mettent en place entre le temps et la météorologie.

Le « printems perpétuel » correspond aux « climats doux, [aux] pays gras et fertiles ». La chaleur

s’avère la zone climatique de l’homme « barbare » ou « pastoral ». La froideur, qui semble venir

après, d’autant plus que la « formation des langues du nord » est traitée dans le chapitre suivant,

abrite le développement agricole de l’homme et le pousse progressivement à découvrir les

différentes composantes de la vie policée : « À l’égard de l’agriculture, plus lente à naitre elle tient

à tous les arts ; elle améne la proprieté, le gouvernement, les loix, et par degrés la misére et les

crimes, inséparables pour nôtre espéce de la science du bien et du mal » (ibid.). S’y retrouve la

perfectibilité qui se montre particulièrement négative à l’égard du bonheur social ; la « lente[ur] »

du temps voit arriver diverses progressions sociales dont la science constitue le point final de la

gradation. Dès lors, l’agriculture est l’origine d’une structure sociale que Rousseau critique

systématiquement dans ses écrits. C’est pourquoi il lui préfère la période « au milieu », en aval de

la sauvagerie, mais en amont de la civilisation policée, en lui donnant une existence

spatiotemporelle distincte, bien que textuelle et extra-historique :

R. Spavin 256

L’art pastoral, pére du repos et des passions oiseuses est celui qui se suffit le plus à lui-

même. Il fournit à l’homme presque sans peine la vie et le vétement ; Il lui fournit même

sa demeure ; les tentes des prémiers bergers étoient faites de peaux de bêtes : le toit de

l’arche et du tabernacle de Moïse n’étoit pas d’une autre étoffe (ibid.)

La figure de Moïse s’oppose à celle de Triptolème (héros grec qui apprend à l’homme la culture

des terres) précédemment mentionné et se rapporte à un âge pastoral qui se méfie de l’agriculture

grâce au « jugement d’improbation » que transmet Moïse au peuple juif « sur l’agriculture en lui

donnant un méchant pour inventeur » (ibid.) : Caïn. La vie agricole des peuples mosaïques est ainsi

réduite à ces grains de « jardins » utilisés pour faire les « gâteaux », ou pain sans levain, cités plus

haut. Entre la vie chasseresse (sauvage) et la vie agricole (civilisé), il existe un regroupement social

rudimentaire qui « se suffit à lui-même », qui tire le plus grand profit du peu qu’il récolte.

Pourtant, l’agencement des paragraphes du chapitre IX témoigne d’un texte qui ne se

contente pas simplement d’imiter le passage progressif du temps par une chronologie

narrative réciproque : plusieurs paragraphes suivent la progression tripartite de l’homme civilisé

dans le temps, mais on ne peut ignorer les interruptions, les passages qui passent, d’un paragraphe

à l’autre, à l’inverse, c’est-à-dire de la civilisation à la sauvagerie, également sans transition. Le

constat est de taille parce qu’on est obligé de se demander quelle est la signification de redéployer

la même chronologie jusqu’à ce que les points temporels de la fin soient juxtaposés aux périodes

initiales. Autrement dit, Rousseau représente moins un passage continu dans le temps (sauvagerie,

agrariarisme, civilisation) que des mini-récits où les représentations du début-milieu-fin se

superposent les unes aux autres pour créer un effet de cyclicité. La problématique réside pour moi

dans la juxtaposition entre l’époque des « arts » agricoles et le retour aux « climats doux », où, au

niveau de la progression de lecture, la fin s’enchaîne maintenant sur le début. La linéarité du temps

historique est effectivement rompue. À titre d’exemple, considérons la page 400, la dernière phrase

du paragraphe traitant de l’agriculture se lit : « C’est donc aussi par les mêmes causes qu’il faut

R. Spavin 257

expliquer la diversité des langues et l’opposition de leurs caractéres ». La première phrase du

prochain paragraphe est en parfaite juxtaposition temporelle : « Les climats doux, les pays gras et

fertiles ont été les prémiers peuplés et les derniers où les nations se sont formées (…) ». Dans cette

même phrase, Rousseau juxtapose les « premiers » et les « derniers ». Pourquoi ? En quoi est-il

significatif de rapprocher les premiers temps des derniers150 ? Et si oui, s’agit-il d’une juxtaposition

ou d’un parallélisme ?

Considérons davantage le contenu des caractérisations des deux peuples, sauvages et

« modernes ». Les passages qui décrivent la consommation de viande sont les plus éloquents. Au

passage qui raconte les festins des premiers peuples, décrits exclusivement en fonction de la

viande, Rousseau introduit à la fin une référence au carnivorisme des Anglais : « Pour concevoir

les repas des anciens on n’a qu’à voir encore aujourdui ceux des Sauvages ; j’ai failli dire ceux des

Anglois » (Essai, 398). Le fait d’être non seulement un « mangeur » de viande mais un « devoreur »

(ibid.) rend plus explicite l’analogie dont j’ai déjà traitée plus haut, dans le chapitre plutôt

ésotérique du Contrat social, où je suggérais un lien entre l’exploitation des ressources humaines

et la consommation de viande. Ici, dans l’Essai, le lien est plutôt frappant : en ce qui concerne les

sauvages les plus « robustes », « ils devinrent donc chasseurs, violens, sanguinaires, puis avec le

tems guerriers, conquerans, usurpateurs. L’histoire a souillé ses monumens des crimes des

prémiers Rois ; la guerre et les conquêtes ne sont que des chasses d’hommes. Après les avoir

conquis il ne leur manquoit que de les dévorer » (ibid., 399). Pour Rousseau, le carnivorisme

devient, « avec le tems », un cannibalisme métaphorique. Aussi la « sauvagerie » n’est-elle pas

150 Le même phénomène se trouve à la page 398, mais avec plus de transition : d’un paragraphe à l’autre, Rousseau

passe de l’époque agricole à l’époque sauvage, entre les « richesses de Job » et les « dix générations » où les hommes

vivaient longtemps épars.

R. Spavin 258

limitée à une époque révolue ; c’est un concept qui s’applique davantage à un état d’esprit, voire

une disposition psychologique et passionnelle, qu’un passé, un état précis.

Le cas du carnivorisme insiste ainsi sur une ressemblance paradoxale entre les deux

périodes les plus « éloignées » dans la chronologie de Rousseau. Si les paragraphes analysés ci-

dessus présentent une juxtaposition temporelle entre la fin et le début du devenir de l’homme

civilisé, ils révèlent en réalité un parallélisme qui transcende le temps ainsi que les changements

institutionnels. Les habitudes alimentaires de l’homme civilisé, ainsi que son penchant pour la

guerre (et la chasse), sont moins le résultat de coutumes et de mœurs qui se déterminent

socialement et historiquement que des vestiges originaires, des traces de sauvagerie. Dans ce texte

en particulier, l’« ennemi » est un phénomène qui se partage entre deux stades historiques, entre

la période pré-linguistique et la progressive rationalisation de la langue qui se perfectionne jusqu’à

aliéner les hommes qui la parlent. L’éloignement de l’homme sauvage correspond de manière

figurative à l’aliénation passionnelle dans laquelle se retrouve l’homme moderne. C’est pourquoi

la représentation linguistique du « froid » privilégie une exactitude dénuée de sentiments, un

« progrès » de la raison qui l’emporte sur la « communion » des passions, lesquelles s’avèrent,

dans leur forme moderne, des extensions frelatées de leur première insociabilité naturelle. La

recherche de l’intérêt particulier constitue une sorte de chute progressive, sans interruptions, des

démarches sauvages consacrées à l’auto-conservation, ce qui se distingue précisément de la pitié

ainsi que de l’identification à la souffrance des semblables. Or l’ennemi n’est plus l’étranger de

l’état sauvage, il est devenu, avec le rapprochement des sociétés modernes, un adversaire

« interne », psychologique et passionnel, dont l’éradication doit passer par une conscientisation

esthétique. La rhétorique spatio-temporelle des climats, elle, aide à extérioriser le conflit interne,

à la manière d’une allégorie, qui accentue la caractérisation de l’ennemi et l’agrandit à travers une

R. Spavin 259

transcendance chronologique, c’est-à-dire narrative. On retrouve ce que Schmitt appelle les

débordements esthétiques de l’ennemi dans différents univers de l’action humaine ; la distinction

de l’inimitié-amitié s’exprime en dehors de la spécificité politique et se diffracte en une

« constellation » (Schmitt 2007 : 36), se fortifiant par le biais des discours hétéroclites, tels

l’économie, la religion, l’esthétique, et dans ce cas plus précisément, de l’identité linguistique, et

plus minutieusement encore, de l’identité alimentaire.

Pour récapituler, la représentation du temps dans l’Essai semble s’acquitter de deux

fonctions différentes, mais corrélées : d’une part, les événements du récit suivent, tant bien que

mal, une progression chronologique en trois périodes distinctes qui semblent toutes s’enchaîner

l’une après l’autre. De l’autre, la narration et l’écriture déstabilisent la progression linéaire dans le

temps au point où le début et la fin se juxtaposent, voire se correspondent en un intéressant

brouillage de pistes. C’est une tension que je ne cherche pas nécessairement à résoudre : le temps

historique s’avère être dédoublé par un temps narratif qui tantôt l’imite, tantôt l’inverse. Par

rapport à cette problématique de la temporalité, il convient de préciser son rapport avec les trois

climats, c’est-à-dire les trois « périodes » dans la progression « historique » de l’homme.

En suivant la courbe de la civilisation humaine, de la sortie de l’état de nature au

regroupement social et policé, les trois climats (tempéré, chaud, froid) dessinent en réalité deux

mouvements ou passages qui s’opposent. De ces deux mouvements, Rousseau en parle

différemment : de la sauvagerie (climat tempéré) à un regroupement moral (climat chaud) d’une

part, et de l’autre, du regroupement moral à un regroupement inégalitaire (climat froid). Puisqu’il

s’agit dans l’Essai moins d’une chute que d’une montée et descente, un récit du rassemblement

organique qui est contrebalancé par un récit du rassemblement forcé, le reste de mon analyse

cherche à expliquer comment les climats problématisent encore plus cette courbe historique pour

R. Spavin 260

insister sur une coupure. Le chaud et le froid ne s’enchaînent pas l’un sur l’autre, mais s’oppose

en tant que deux trajectoires rivales.

La civilisation des passions : la « période » du tempéré au chaud

La première phase à considérer est celle qui passe de la sauvagerie au barbarisme. Ce

passage métaphorique peut également se lire comme un changement de climat, c’est-à-dire du

mouvement du tempéré au chaud. La genèse des langues méridionales, on l’a vu, suit les langages

primitifs des « prémiers temps » (Essai, 395) pour constituer un nouveau début pour la l’homme,

sorti de sa solitude. La « douceur » des premiers temps devient, au fil du récit, la « chaleur » aride,

l’environnement où les hommes décident d’entrer en contact avec autrui. Ce processus renvoie à

un passage d’une spatio-temporalité à une autre ; les rencontres intersubjectives de l’époque

barbare se situent dans un rapport contigu, mais distinct de la sauvagerie.

Pour revenir à la représentation cyclique du temps du chapitre IX, un important passage

sur la force socialisante du chaud suit directement une discussion sur le « feu », notamment son

emploi par les sauvages pour faire cuire la chair que les estomacs et les intestins de l’homme ne

supportent pas « crüe » (ibid., 403). Rousseau écrit que « les sauvages même grillent leurs

viandes » et ce « à l’exception peut-être des seuls Esquimaux » (ibid.). Rousseau lie l’usage du feu

aux débuts d’un « sentiment d’humanité » (ibid.), ce à quoi les « pays chauds » donnent suite, dans

le paragraphe suivant, par le développement des conventions ou « traittés » (ibid.). Entre deux

paragraphes, donc, Rousseau construit encore une fois un passage « temporel », narratif, entre la

sauvagerie, où le feu est un outil de préparation alimentaire, et le développement social. Le feu

joue un rôle de transition particulièrement puissante dans la mesure où est mise en avant sa

polyvalence, à savoir son côté pratique pour la cuisson ainsi que son côté hypnotique qui attire les

hommes :

R. Spavin 261

À l’usage du feu, necessaire pour cuire [les viandes] se joint le plaisir qu’il donne à la vüe

et sa chaleur agréable au corps. L’aspect de la flamme qui fait fuir les animaux attire

l’homme. On se rassemble autour d’un foyer commun, on y fait des festins, on y danse ;

les doux liens de l’habitude y raprochent insensiblement l’homme de ses semblables, et sur

ce foyer rustique brule le feu sacré qui porte au fond des cœurs le prémier sentiment de

l’humanité (ibid.).

Le feu a la vertu de joindre l’utile à l’agréable. Né nécessairement des lumières des hommes, il

permet aux hommes de surmonter plusieurs difficultés matérielles, liées notamment à

l’alimentation, mais aussi à l’obscurité, au froid. Mais tout en répondant aux besoins matériels de

l’homme, le feu s’avère une invention humaine qui fait ressortir une perfectibilité émotive ou, du

moins, un sentiment propice au rassemblement. On comprend toujours ce que le feu symbolise

pour le regroupement humain, que ce soit par exemple autour d’un feu de camp ou de la flamme

olympique. Chez Rousseau, le feu permet un passage, une transition qui lie les nécessités pratiques

à la morale, entre la sauvagerie et le barbarisme.

Dans le prochain paragraphe, le même processus se fait autour de l’eau, où les hommes des

pays chauds doivent se rassembler, pour différentes raisons, afin de survivre. Rousseau évoque

une nouvelle spatio-temporalité où les besoins de l’homme ne sont pas tous assouvis par

l’environnement. Dans les pays du sud, les hommes connaissent dorénavant l’aridité qui fait de

l’eau à la fois un nécessaire point de rencontre et un espace d’épanouissement civique :

Dans les pays chauds, les sources et les riviéres inégalement dispersées sont d’autres points

de réunion d’autant plus necessaires que les hommes peuvent moins se passer d’eau que

de feu. Les barbares surtout qui vivent de leurs troupeaux ont besoin d’abruvoirs communs,

et l’histoire des plus anciens tems nous apprend qu’en effet c’est là que commencérent et

leurs traittés et leurs querelles (Essai, 403).

Plusieurs éléments indiquent que ce passage fait partie d’un nouvel espace spatio-temporel que

celui du paragraphe précédent sur le feu, à savoir un passage de l’homme sauvage à l’homme

barbare. Les troupeaux qu’on doit abreuver témoignent également d’un changement d’un mode de

vie, de la chasse à l’agrariarisme. Or le chaud — bien qu’une spatio-temporalité ultérieure à la

sauvagerie tempérée — a tendance à s’allier avec elle, s’associant en fait à « l’histoire des plus

R. Spavin 262

anciens tems ». Le chaud dédouble en quelques sortes les « prémiers temps », certes anhistoriques,

de la sauvagerie printanière (ibid., 400). En effet, le glissement entre les premiers temps et les plus

anciens temps de l’histoire revient à plusieurs reprises comme pour fondre ces deux époques en

un mouvement, une dialectique commune151. La notion de « commencement », qui réapparait vers

la fin de la citation ci-dessus, se superpose à celle d’origine, en faisant confronter deux attitudes

différentes mais successives, de l’inimitié (querelle) à l’amitié (traité). Une note en bas de page

reprend l’histoire biblique pour insister sur l’espace socialisant de l’eau ou, dans le cas d’Abraham

et Abimelec, « du puits », autour duquel ils « se disputent, mais finissent par s’allier » (ibid., 403).

La dialectique a pour fonction de relier ces deux moments ou climats, pourtant distincts, en un

passage, où la solitude de l’homme sauvage va devoir confronter les intérêts divergents de ses

semblables pour trouver un accord commun, à savoir le « traitté » ou contrat social. Le processus

décrit est celui de la transformation sociale des étrangers en amis, d’un regroupement volontaire

de différents individus.

Mais il y a plus. En termes du déterminisme géographique, la sociabilité qui caractérise les

regroupements humains des pays chauds se situe dans un espace d’aridité. Les hommes sont dans

la nécessité de rencontrer d’autres hommes pour se désaltérer. Autrement dit, les liens légitimes

que ces derniers réussissent à constituer sont en grande partie le résultat d’un phénomène

géographique et d’un « besoin ». Partant, il existe une similarité paradoxale entre ce regroupement

du chaud et celui des climats froids qui sont, eux aussi, ainsi qu’on le verra, le lieu du besoin. La

question de l’aridité semble remettre en cause un des premiers principes de la théorie des climats

151 On peut aussi se reporter au chapitre VIII de l’Essai, où le lieu de naissance de l’homme n’est plus le climat

« doux », mais les « pays chauds » : « [Les philosophes européens] ne manquent point de nous montrer que les prémiers

hommes habitans une terre ingrate et rude, mourant de froid et de faim, empressés à se faire un couvert et des habits ;

ils ne voyent par tout que la neige et les glaces de l’Europe ; sans songer que l’espéce humaine ainsi que toutes les

autres a pris naissance dans les pays chauds et que sur les deux tiers du globe l’hiver est à peine connu » (394, je

souligne).

R. Spavin 263

rousseauiste : on se rappelle que « Dans les climats méridionaux où la nature est prodigue les

besoins naissent des passions, dans les pays froids où elle est avare les passions naissent des

besoins, et les langues, tristes filles de la nécessité se sentent de leur dure origine » (ibid., 407).

Certes, la nature peut être plus prodigue dans le sud que dans le nord, mais Rousseau montre une

faille en ce qui concerne l’eau, dont la pénurie initiale, et non les passions, est au fondement du

rassemblement méridional des hommes. Alors pourquoi Rousseau ne critique-t-il pas ce

regroupement utilitariste de la même manière qu’il le fera des civilisations du Nord ? Car la

perfectibilité, liée à un dépassement des obstacles naturels, s’applique elle aussi au problème de

l’aridité, apanage des pays méridionaux :

Combien de pays arides ne sont habitables que par les saignées et par les canaux que les

hommes ont tiré des fleuves. La Perse presque entiére ne subsiste que par cet artifice : La

Chine fourmile de Peuple à l’aide de ses nombreux canaux : sans ceux des Pays-bas ils

seroient inondés par les fleuves, comme ils le seroient par la mer sans leurs digues :

L’Egypte, le plus fertile pays de la terre, n’est habitable que par le travail humain. (…)

dans les lieux arides où l’on ne pouvoit avoir de l’eau que par des puits, il falut bien se

réunir pour les creuser ou du moins s’accorder pour leur usage. Telle dut être l’origine des

sociétés et des langues dans les pays chauds (ibid., 405).

Ces lignes sont particulièrement signifiantes pour la question de la perfectibilité qui semble, sous

la plume de Rousseau, engendrer deux jugements différents, deux interprétations de la bonne et de

la mauvaise société. La différence entre la perfectibilité du nord et celle du sud pourrait-elle relever

d’une logique de régularité climatique ? En effet, les besoins du nord ne sont pas ressentis de la

même manière tout au long de l’année, alors que ceux du sud sont, comme l’absence de saisons,

plus constants et moins variables. C’est ce qu’on aperçoit lorsque Rousseau traite du « calendrier »

des peuples du nord qui « se rassemblent l’hiver dans leurs cavernes, et l’été ne se connaissent

plus » (ibid., 402-403). Les réunions et les accords qui se font autour de l’eau ne sont pas

caractérisés avec le même rythme d’interruptions. Dans ce sens, leurs ententes auraient encore plus

besoin de réussir que celles du nord qui sont, elles, à la fois limités et libérés par les fluctuations

R. Spavin 264

saisonnières. Mais le déterminisme n’explique pas le plaisir ni le sentiment d’amour civique qui

résulte de ces réunions, ce qui est effectivement absent des rencontres septentrionales. La

différence entre les deux visions de la perfectibilité doit tenir à autre chose, à savoir une

transformation radicale du besoin, processus qui ne consiste pas en un simple dépassement de

celui-ci, mais en une complète réécriture de sa nature. L’obstacle devient ici une nouvelle condition

d’existence, où le désir d’être seul (sauvage) se transforme en un « plaisir » de ne plus l’être. Citons

à nouveau la particularité de cet espace où

Les jeunes filles venoient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venoient

abruver leurs troupeaux. Là des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance

commencérent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait

inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul (Essai, 405-406).

Malgré l’ambiance de concupiscence qui colore ce passage, le plaisir de jeunes filles et de jeunes

garçons se révèle plus existentiel que charnel : le désir de ne plus être seul renvoie à une nouvelle

existence, « inconnue » jusqu’alors, qui participe d’un éloignement de l’état sauvage. Le scénario

entre les personnages de sexes différents insiste sur la dimension passionnelle de l’assemblement

qui emporte avec lui une force émotive qui n’oublie pas le « cœur ». La perfectibilité qui nait

autour de l’eau relève non seulement d’une rencontre physique, mais passionnelle qui transforme

le « besoin » et sa nature d’obstacle en une condition d’existence sociale, à l’opposé de la situation

de provenance. De la sauvagerie au barbarisme, il s’agit bien de deux étapes distinctes, mais de

deux étapes qui traduisent un processus commun, celui de la transformation de l’espace matériel

en un espace moral où règnent la volonté et la liberté.

Le problème du froid et la perfectibilité physique

En poursuivant la lecture, le lecteur rencontre enfin le froid qui pose un problème pour la

narration dans la mesure où il oppose à la chaleur une nouvelle forme de perfectibilité, davantage

associée aux prouesses physiques et intellectuelles des hommes que leur fonds moral. La continuité

R. Spavin 265

temporelle devient trouble, discontinue en ce qui concerne le froid, dernier terme du

développement social, où la transformation morale des besoins physiques de la chaleur retombe

dans l’insociabilité moderne, abjurant pour ainsi dire les acquis de la période barbare. Si le discours

du chaud relate une certaine transformation sociale de la sauvagerie, le processus que j’essaierai

maintenant d’expliquer est cette prétendue « chute » qui voit la sociabilité barbare dégénérer,

semblerait-il, vers la désunion politique des intérêts modernes.

En reprenant le parallélisme qui rejoint non sans paradoxe le début et la fin de la temporalité

rousseauiste, soit la « sauvage modernité », les précisions qu’apportent les climats poussent encore

plus loin la remise en cause de la chronologie et de la linéarité du cursus. Si on a pu voir que la

sauvagerie trace de nombreux liens avec la civilisation, surtout en ce qui concerne les thèmes de

la recherche de l’éloignement et de l’alimentation, la théorie des climats complique davantage la

continuité de la courbe temporelle. Ainsi que je le montrerai, le tempéré donne lieu à deux

trajectoires différentes et opposées. Dans cette nouvelle configuration du temps, le chaud et le

froid renverront plus logiquement à deux rythmes de développement social qui ne sont pas

successifs, mais autonomes ; des représentations temporelles qui ne sont plus successives ou

chronologiques. Par la mise en scène d’une bifurcation, j’avancerai que les climats de Rousseau

refusent la successivité tripartite de l’homme (sauvagerie, barbarisme, civilisation) pour la diviser

en deux modèles d’évolutions différents. Le barbarisme et la civilisation constituent deux voies

adverses qui opposent la liberté humaine (indéterministe) et la nature physique (déterministe). La

différence entre les deux trajectoires tient non seulement au climat dans lequel l’homme est situé

(nord ou sud), mais au degré auquel son existence se trouve déterminée par des causes matérielles.

Sur ce point, il convient de rappeler que, chez Rousseau, l’époque sauvage du tempéré se

termine à cause de la volonté divine qui fait irruption dans l’environnement humain, le changeant

R. Spavin 266

irrémédiablement. Dieu s’associe, dans ce passage, à une matérialité historique qui détermine un

certain cours de développement social. À la fin de l’époque du printemps perpétuel, ainsi que le

relate Rousseau, les hommes, « sortant des mains de la nature » subissent un bouleversement

géographique, occasionné par le fameux « doigt » :

Celui qui voulut que l’homme fut sociable toucha du doigt l’axe du globe et l’inclina sur

l’axe de l’univers. A ce léger mouvement, je vois changer la face de la terre et décider la

vocation du genre humain : j’entends au loin les cris de joie d’une multitude insensée ; je

vois édifier les palais et les villes ; je vois naître les arts, les lois, le commerce ; je vois les

peuples se former, s’étendre, se dissoudre, se succéder comme les flots de la mer

(…) (Essai, 401).

Le « celui » qui change la situation de l’homme est bien le Dieu de la Genèse et, des détails relatifs

aux « flots de la mer », aux « déluges », aux « mers extravasées » (ibid., 402), évoquent

l’accroissement diluvien des eaux qui, selon la Bible, occasionnent le contact humain avec la

diversité climatique, « froidure et chaleur, été et hiver », qui ajoutent un rythme agricole à la vie

humaine, « semailles et moissons », soit un labeur pour le distraire du « mal » qui habite son cœur

dès sa « jeunesse » (Genèse, chap. 8, 22-24). De ce curieux passage ou réécriture biblique, on

remarque deux choses. Premièrement, un clivage frappant structure le texte entre le « celui » et

« le genre humain », accentué par la légèreté de l’acte divin, rapproché d’une sorte de chiquenaude,

d’une part, et par la gravité de l’effet terrestre, subi par les multitudes devenus folles ou

« insensées », de l’autre. De « ce léger mouvement » résulte le bouleversement de la planète, où

se voit changer la face de la terre et où se décide la vocation du genre humain. Le rapport entre

l’acte de ce « doigtement » et ses conséquences est particulièrement déséquilibré, c’est-à-dire

parfaitement caractéristique d’un accident, d’où l’apparition du mot quelques lignes plus loin :

« Les associations d’homme sont en grande partie l’ouvrage des accidents de la nature » (Essai,

402). Ainsi, la sociabilité qui en résulte s’avère déterminée par une force externe. Que ce soit Dieu

ou la nature physique, c’est-à-dire « les déluges particuliers, les mers extravasées, les eruptions

R. Spavin 267

des volcans, les grands tremblemens de terre, les incendies allumés par la foudre […] » (ibid.), ce

ne sont pas les hommes qui choisissent leur regroupement. Les causes externes ont fini par

« forcer » (ibid.) les hommes à se rassembler. Par ailleurs, le raffinement linguistique et la

civilisation de l’homme, ce que Dieu avait essayé de freiner dans l’histoire de la Tour de Babel, se

trouvent déjà enclenchés par son maudissement de la terre. Le « doigtement » paraît encore plus

accidentel, et la volonté de Dieu semble parfaitement contradictoire. Deuxièmement, le déluge

renvoie moins ici à l’inondation terrestre qui met à mort la quasi-totalité des créatures de la terre

qu’à un discours scientifique et astronomique qui décrit l’acte divin relativement à l’axe de rotation

de la terre, qu’il appelle « l’axe du globe », par rapport à l’écliptique ou l’« axe de l’univers ».

Rousseau réécrit l’histoire du déluge d’en haut, en imaginant le changement que Dieu a dû opérer

dans le positionnement de la terre. Il n’est pas difficile de voir qu’un tel changement aurait l’effet

de réduire l’inclinaison de rotation ; Dieu dirige l’axe de rotation vers l’écliptique, tournant la

sphère terrestre vers le haut, le septentrion. Dieu déplace-t-il la terre en une seule direction ? En

comparant la réécriture l’événement divin avec l’histoire des langues méridionales, il y a une

différence au niveau de la représentation de la perfectibilité des deux paradigmes. Les langues

méridionales semblent être exclues de cette genèse déterministe de la civilisation, fondée sur la

contrainte et l’accident, dont la problématique de la volonté se révèle escamotée. En effet, les

scènes auprès de l’eau, où l’assemblement tourne autour d’un torrent de passions152, paraissent

bien éloignées. Rousseau vise-t-il ici une autre trajectoire que celle des langues du sud ?

Or le doigt divin n’est pas la première référence au déluge ni à la dispersion. La « chute »

qui suit la parole d’Adam et de Noé (ibid., 398) — qui voit les hommes « retomb[er] dans la stupide

barbarie » (Essai, 399) — fait elle aussi référence à une nouvelle situation géographique,

152 « Ce n’est ni la faim ni la soif, mais l’amour la haine la pitié la colére qui leur ont arraché les prémiéres voix. »

(Essai, 380)

R. Spavin 268

postérieure au déluge153. Dans la nouvelle solitude antédiluvienne des hommes, ceux-ci oublient

leur langue, « [s’]abrutisse[nt] », situation qui est comparable à ceux qui habitent des « îles

désertes » (Essai, 399). De cet état de sauvagerie, deux types d’hommes émergent ensemble et non

pas en succession. Citons-les à nouveau : d’une part, « les plus actifs, les plus robustes, ceux qui

alloient toujours en avant ne pouvoient vivre que de fruits et de chasse ; ils devinrent donc

chasseurs, violens, sanguinaires, puis avec le tems guerriers, conquerans, usurpateurs » et, de

l’autre, « le plus grand nombre, moins actif et plus paisible, s’arrêta le plustot qu’il pût, assembla

du bétail, l’apprivoisa, le rendit docile à la voix de l’homme […]» (ibid.). Enfin, après

l’abrutissement dû à la perte des langues, deux types de groupes voient le jour en concomitance :

le groupe chasseur, dévorant, qui « poursui[t] au loin le gibier […] qui fuit » et le groupe paisible

et docile qui « s’arrêt[e] ». Aussi la civilisation « dévorante » ne constitue-t-elle pas une chute du

barbarisme pastoral ; elle se montre comme une trajectoire tout autre, dont le caractère tient d’une

sauvagerie originaire, qui a plutôt bifurqué en deux directions opposées. Le nomadisme des

hommes dévorants les fait voir différents espaces qui influent sur leur comportement, leur

présentant de nouveaux obstacles qu’ils doivent surmonter154. La variabilité des phénomènes

géographiques, notamment « les révolutions des saisons » (ibid., 402), produit un effet similaire à

la variabilité des catastrophes énumérées plus haut : elle active (ou force) une perfectibilité

physique et matérielle qui vainc les défis environnementaux et ce, sans devenir une perfectibilité

153 « En se divisant les enfans de Noé abandonnèrent l’agriculture, et la langue commune périt avec la prémiére

société. » (Essai, 398) 154 De plus, Rousseau étend sa réflexion sur la dispersion des hommes après leur socialisation, c’est-à-dire sur leur

géographie postdiluvienne, ouverte désormais à toute la terre. Si, pour lui, il y a besoin de se multiplier dans les pays

froids pour survivre, il existe, réciproquement, une volonté de s’éloigner, d’où le fait de « reflu(er) (par la suite) dans

les pays chauds » (Essai, 394). On a ici une certaine explication du colonialisme, car bien que la condition climatique

du Nord engendre la société, elle s’oppose au désir primitif de l’homme, qui est de s’écarter.

R. Spavin 269

morale qui souderait le regroupement social de ces hommes. « Augmentez d’un degré leur

développement et leurs lumiéres, les voila réunis pour toujours » (ibid. 403).

La perfectibilité de cette seconde trajectoire historique, de l’état sauvage au désir de

conquête, diffère précisément du premier cas de figure en raison de son déterminisme physique.

Le rapport qui s’établit entre les besoins physiques et la capacité de l’homme à surmonter ceux-ci

ne soutient aucune transformation affective ou morale. Dans le regroupement autour de l’eau, les

hommes sont eux aussi contraints de surmonter le défi de l’aridité, mais ils transforment ce besoin

en un espace de sociabilité, changeant la nature physique du problème en une nouvelle condition

d’existence, libre et collective. Cette différence est primordiale pour comprendre l’opposition que

Rousseau cherche à mettre en scène entre le chaud et le froid qui relèvent de deux modes

d’existence, deux perfectibilités, dont l’une est fondée sur la force physique (voire scientifique),

et l’autre sur la force morale.

Dans ce sens, il s’agit d’attaquer la perfectibilité de la froideur pour révéler ses faiblesses

politiques. Pour ce faire, Rousseau insiste sur l’opposé de la rationalité politique, soit la puissance

naturelle, rappelant en fait le chapitre III du premier livre du Contrat social, « Du droit du plus

fort ». Ici, la force ne fait pas droit, ni ne jouit d’aucune légitimité politique. Or, dans l’Essai, la

froideur est à l’origine d’une existence fondée sur la force, ainsi qu’une certaine perversion du

politique. Face à la rudesse septentrionale, Rousseau note que la puissance physique est le seul

moyen de survie. Par conséquent, les inégalités que suppose une telle hiérarchie naturelle se

perpétuent à travers l’histoire, déterminisme physique qui ne traduit aucune sortie de la nature

apolitique :

En proye à ces cruelles épreuves tout ce qui est débile périt ; tout le reste se renforce, et il

n’y a point de milieu entre la vigueur et la mort. Voilà d’où vient que les peuples

septentrionaux sont si robustes ; ce n’est pas d’abord le climat qui les a rendus tels, mais il

n’a souffert que ceux qui l’étoient, et il n’est pas étonnant que les enfans gardent la bonne

constitution de leurs péres (ibid., 407).

R. Spavin 270

La puissance des sociétés septentrionales s’explique par une descendance biologique, par une

cruauté apolitique. Dans une telle nature, où la force fait loi et continue de le faire sur une lignée

chronologique qui touche à la civilisation policée, Rousseau souligne un manque de progrès moral,

une perpétuation des inégalités de la nature physique. Cette forme de perfectibilité, tournée vers le

monde matériel au détriment du moral, tient d’un fonds passionnel de la violence155, nourri par

une conscience de la supériorité physique et intellectuelle sur d’autres créatures, tant animalières

qu’humaines. Comment ne pas y voir une critique des lois de filiation monarchique, dont les

familles « conquérantes » continuent d’exercer leur force sur les plus « nombreux », les plus

« paisibles » ? Il s’agit en définitive d’une sorte de condamnation proto-évolutionniste qui rappelle

l’argument du Discours sur l’économie politique selon lequel la société politique doit se démarquer

du gouvernement domestique, où l’autorité du père « étant physiquement plus fort que ses enfants

[…] passe pour être établi[e] par la nature. [Alors que,] dans la grande famille dont tous les

membres sont naturellement égaux, l’autorité purement arbitraire quant à son institution, ne peut

être fondée que sur des conventions, ni le magistrat commander aux autres qu’en vertu des lois »

(De l’économie politique, 64). Remarquons le glissement sémantique qui s’opère au niveau de la

nature : ce qui est fondé dans la « nature » (physique) ne correspond plus à ce qui est convenu

entre les membres de la société, « naturellement égaux ». À cet égard, la société politique que

prône Rousseau comporte une histoire et une nature différente de celle du froid ; l’histoire

arbitraire et conventionnelle s’oppose à l’histoire naturelle, en change la nature. De plus, la

bifurcation au niveau de la notion d’histoire — entre la filiation biologique et la dialectique des

conventions — sépare le barbarisme de la société policée, le présente moins comme un milieu dans

155 « […] dans le Nord où les habitans consomment beaucoup sur un sol ingrat, des hommes soumis à tant de besoins

sont faciles à irriter ; tout ce qu’on fait autour d’eux les inquiéte : comme ils ne subsistent qu’avec peine, plus ils sont

pauvres, plus ils tiennent au peu qu’ils ont ; les approcher c’est attenter à leur vie. Delà leur vient ce tempérament

irascible si prompt à se tourner en fureur contre tout ce qui les blesse. » (Essai, 408)

R. Spavin 271

notre devenir social qu’une alternative à prendre et, a fortiori, un « moment », non encore advenu,

qui n’enchaine pas sur la « civilisation », mais qui se situe nécessairement après la sauvagerie,

situation morale dans laquelle on se retrouve toujours. Au fil de la lecture, cette « histoire » barbare

— arbitraire et conventionnelle — se détache de plus en plus de la tutelle de l’histoire naturelle à

laquelle la civilisation reste intrinsèquement liée. À la différence du devenir historique du froid,

qui progresse à l’infini, tout en trimballant avec lui le bagage de la sauvagerie, celui du chaud

s’avère subordonné à une finalité morale qui lui fixe un but ; son progrès est moins un processus

interminable qu’il est un référendum permanent du libre arbitre de l’homme de se déterminer au-

delà des contraintes matérielles, une quête de la sociabilité dans le sens absolu. C’est pourquoi le

« Manuscrit de Genève » explique que la volonté générale, ce qui « doit diriger l’Etat », « n’est

pas celle d’un tems passé, mais celle du moment présent » (IV). C’est dire que la volonté générale

n’est pas déterminée historiquement, ni géographiquement. L’« histoire » ne peut figurer la volonté

générale qu’en changeant de nature, d’où le détachement narratif et textuel de l’imitation de la

chronologie temporelle, tension qui se représente, au niveau intradiégétique, par l’antagonisme

entre le chaud et le froid. Si le chaud transforme un besoin matériel en un espace moral, le froid

ne procède à aucun changement des formes existantes, choisissant plutôt de les répéter

inlassablement. La volonté générale est, en fin de compte, l’expérience d’une abstraction ; une

nécessaire négation du réel (Becq 1994 : 671) dont le sens se définit par l’ombre qu’il jette sur lui,

dans le but, certes, de l’accuser, mais aussi de le traiter en ennemi, c’est-à-dire de le violenter et

de renforcer l’identification à cette violence par une « constellation esthétique » (C. Schmitt) du

politique. C’est cette allégorie de l’affrontement à laquelle la théorie des climats donne un sens

esthétique. Entre l’identification au chaud et l’aliénation du froid, Rousseau incite son lecteur à

choisir son camp.

R. Spavin 272

Conclusion

Depuis l’Antiquité, la pensée politique trouve dans le discours climatique une liberté d’expression

qui dépasse les limites du monde matériel qu’il prétend expliquer. Une sorte d’exutoire par où

s’épanche la créativité philosophique, la scientificité des zones géographiques révèle au fond un

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jeu de rapports : le relativisme donne lieu à des relations interclimatiques, où le rôle des

températures condense une argumentation complexe et voilée. Ce sont ces hiérarchies implicites

que j’ai cherché à comprendre autrement, d’un point de vue plus autoréférentiel et symbolique que

véritablement géographique. Dans les trois cas d’étude, les différentes « températures » ne sont

jamais vouées à la dissemblance, ni à des espaces ou à des temps irrémédiablement diversifiés,

mais elles caractérisent des « tempéraments » qui doivent coexister dans un même espace social

et historique. Cette coexistence dépend d’un complexe équilibre (ou déséquilibre) qui privilégie

des objectifs politiques sensiblement différents, qui dessine la spécificité de chacun des penseurs

discutés ici. Dans un corpus allant de la Renaissance aux Lumières, le commun accord entre les

trois philosophes étudiés ne se trouve pas tant dans les idées politiques qu’ils avancent que dans la

méthode rhétorique qu’ils emploient pour réfléchir sur les rapports sociopolitiques d’un contexte

déterminé. Le symbolisme en question renvoie à des contenus distincts, des régimes de

signification qui se prêtent mieux à des analyses synchroniques que diachroniques. Bodin,

Montesquieu et Rousseau n’expriment pas les mêmes versions du déterminisme climatique parce

que celles-ci n’agissent pas sur les mêmes conventions qui gouvernent la situation politique ; leurs

philosophies politiques ne s’appliquent pas au même réel.

Ainsi, la nouveauté de ce projet réside premièrement dans ce qu’il révèle d’énonciatif dans

les climats. Ceux-ci comportent une dimension figurative et autoréférentielle au sein d’un univers

qui prétend expliquer la diversité sociopolitique à une échelle globale. Tout en enquêtant sur les

parties les plus controversées de la théorie — sa caractérisation de l’étranger, sa justification de

l’esclavage, son « orientalisme » — ce projet révèle que ce qui paraît le plus « infâme » dans le

discours constitue, chez les philosophes étudiés, un usage créatif des stéréotypes de l’autre afin de

mieux penser soi-même. Afin d’élucider un tel processus rhétorique, j’ai offert le terme

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d’« anachorisme », l’idée d’une erreur géographique que certains philosophes invoquent

consciemment, à l’instar d’un « anachronisme », dont la « créativité » (Th. Greene) réside dans

son utilité sui-référentielle, son évaluation du présent. La représentation dualiste ou ternaire du

monde se veut délibérément simpliste et erronée ; sa validité n’étant pas la vérité scientifique, mais

de fournir une toile sur laquelle une certaine philosophie du pouvoir peut se refléter. Camper un

discours critique dans les images de l’autre apporte un effet d’objectivité qui libère l’analyse et

permet de penser plus librement les structures sociales et politiques.

Toutefois, malgré le sérieux des détours géographiques, le besoin de couvrir la contestation

politique sous des couches de langage exotériques, on ne peut vraisemblablement évacuer un

certain ludisme des schématisations climatiques. Évaluer le monde politique dans des termes

binaires ou ternaires, sous forme de chaleur, de froideur, de tempéré, évoque la simplicité d’un

jeu : les climats seraient comme un mobile, structure cinétique qui sert à divertir et à stimuler la

vision de l’enfant, ou dans ce cas, du philosophe. On peut se demander s’ils contribuent à un début

d’une réflexion plus large, un tâtonnement qui dénote ce que Bergson appelle une « intuition

philosophique » dont la « simplicité » empêche le philosophe de le dire directement (Bergson

1934 : 119). On l’a vu, les climats stylisent l’agencement de différents éléments sociopolitiques ;

ils révèlent une structure connectée dont la complexité des rapports internes se clarifie à l’aide de

métaphores externes. En ressortent des reconfigurations diverses en fonction de la volonté de

l’énonciateur, de celui qui manipule les objets en hauteur, en suspension imaginative, librement et

expérimentalement.

Certes, ce n’est pas toutes les théories des climats qui peuvent être caractérisées ainsi,

comme des représentations créatives et ironiques de l’espace. Il faut souligner que l’histoire du

déterminisme géographique a trop souvent tendance à fausser la neutralité scientifique pour

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avancer un rapport de domination. Pris dans son ensemble, le discours abonde en des arguments

inéquitables, en des catégorisations d’hommes qui confortent une position de pouvoir et

d’exploitation : l’esclavage, l’établissement de missionnaires, la colonisation, le Lebensraum se

sont tous justifiés en ayant recours à une théorie des milieux que l’histoire se doit de condamner.

Aussi une certaine généalogie conceptuelle qui mène d’Aristote jusqu’à la géographie allemande

du XIXe siècle crée-t-elle une réticence dans la critique à creuser trop profondément les idées

politiques des théories des climats, comme si le discours était unique, une véritable « théorie » qui

générait les mêmes conclusions déterministes, les mêmes fonctions d’explication anthropologique.

Le déterminisme géographique est devenu, aux yeux de plusieurs, un mode de pensée dans lequel

on expliquait la diversité politique, sans que sa nature topique et stéréotypée soit interprétée

comme un langage à voix multiples. En revanche, j’ai montré qu’il ne s’agit pas d’un monolithe

invariable qui s’impose sur de nombreux esprits philosophiques. L’écriture opère au contraire des

transformations profondes, s’appropriant le discours pour l’intégrer à des argumentations

spécifiques qui méritent une analyse textuelle pour en rendre raison. Sans cette élucidation

rhétorique, ces théories risquent de se dissocier de la pensée d’importants philosophes, de devenir

des bras morts de l’histoire scientifique, sans qu’elles approfondissent les thèses les plus centrales

de leur philosophie politique. Par ailleurs, elles courent le risque d’être récupérées par des réflexes

plus contemporains, mais non moins rhétoriques, qui jettent sur l’histoire un regard nostalgique, à

la recherche de l’origine d’une modernité perdue.

C’est pourquoi, au fil du projet, j’ai insisté sur l’anachronisme de certaines généalogies

conceptuelles ou présupposés idéologiques dans lesquels on cherche souvent à interpréter les

théories des climats. L’origine du discours climatique, qu’on situe chez Hippocrate, constitue pour

la critique un véritable modèle de pensée qui ne sombre pas dans les généralisations impérialistes

R. Spavin 276

qu’on retrouve dans la pensée politique d’Aristote. Il semble qu’Hippocrate parle réellement de

géographie, d’une « nature » physique et non pas finaliste, tant ses tentatives de systématisation

normatives s’avèrent contradictoires et bancales. On souligne désormais la « description » de la

géographie hippocratique qui l’emporte sur les influences nécessaires et absolues des milieux

naturels et qui s’inscrit dans une histoire naturaliste qui s’étend jusqu’à Buffon, Lamarck et

Darwin. La diversité géographique s’y réduit de moins en moins à une lecture « climatique » du

monde, invraisemblablement divisée entre deux ou trois zones principales. La simplicité des

divisions climatiques renverrait désormais à une origine « primitive » du discours que les progrès

de la science tendront à corriger. Toutefois, mon argument contre une telle lecture (en dehors de

son positivisme) est qu’elle est motivée par des préoccupations qui cherchent des armes dans le

passé pour promouvoir une sensibilité écologique dans le présent — programme particulièrement

important, notamment parce qu’il s’oppose à une certaine ignorance quant aux véritables

« corrélations » entre l’homme et l’environnement. Le déterminisme climatique y est non

seulement subordonné à des impératifs qui ne sont pas les siens, mais il présente sous le voile de

la science et de l’objectivité des images d’un « passé » qui prétend instruire le présent. Pour ces

réappropriations naturalistes du passé géographique, la « nature » des climats se précise en un

environnement de plus en plus diversifié, sans qu’elles en développent une ambiguïté importante,

à savoir ce constant glissement qui s’opère dans les textes entre une nature métaphysique et une

nature physique. C’est dans ce sens qu’on oublie le « droit naturel » auquel les « lois climatiques »

s’associent, transportant le finalisme moral dans les affaires et les coutumes des peuples en

particulier, à savoir la véritable fonction de la rhétorique des climats.

Chez Bodin, mon premier cas d’étude, j’ai expliqué ce rapport entre la nature et la

géographie comme une articulation rhétorique du droit naturel classique. Le relativisme du

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discours climatique, qui traite de la diversité des caractères sur une échelle cosmologique, fournit

un voile « scientifique » derrière lequel le philosophe évalue certains problèmes socioculturels du

royaume français. Ici, la géographie correspond à un discours qui sert à dissimuler un argumentaire

sur le contexte des guerres de Religion. L’« art d’écrire » de Leo Strauss clarifie le rapport entre

le relativisme et la critique sociale, où la neutralité savante de la cosmologie abrite en profondeur

un discours de réforme, en dehors des identités religieuses qui allument les tensions

sociopolitiques. Par le truchement de la géographie des autres, Bodin porte un regard qui plane sur

le conflit historique tout en forgeant une identité climatique (et nationaliste) autour de la

« tempérance », assimilant le besoin de « correction » et d’hybridité selon une stratégie

d’identification humaniste. La théorie des climats accentue ainsi le côté « pratique » du droit

naturel qui se veut une autorité philosophique qui surplombe les conventions qui gouvernent les

hommes. Qui plus est, la dynamique rhétorique théorisée par Strauss nous invite à considérer

l’adaptabilité du droit naturel vers des conjonctures réelles. La relation entre la philosophie et la

politique implique un continuel changement du droit naturel qui n’est pas, en définitive, un contenu

de préceptes invariables, mais un référendum du présent qui se renouvelle à l’infini.

L’adaptabilité argumentative de Bodin se révèle à travers deux expressions différentes de

la théorie des climats. Entre la Méthode (1566) et la République (1576), l’argumentation des

climats change, puisque le contexte sociopolitique qu’elle considère est sensiblement différent

d’un texte à l’autre. Au lieu de lire son déterminisme géographique de manière homogène, j’ai

démontré comment l’identité climatique de la France change au cours d’une dizaine d’année —

c’est effectivement la visée globale du projet qui se donne à voir chez un même auteur. Dans la

Méthode, les différences entre les climats traduisent une harmonie universelle et divine, où le

« tempéré », tant une zone climatique qu’une logique d’équilibre, se montre comme un ordre

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ubiquitaire qui cible la géographie spécifique de la France, érigée en un modèle d’exemplarité. Or

ce « gallocentrisme » est moins simple qu’il ne le paraît. Une dimension performative et

autoréférentielle de la topique climatique insiste indirectement sur les erreurs du moment, à la

manière d’un « brouillage hétérotopique », pour utiliser le vocabulaire de Bertrand Westphal. En

d’autres termes, l’idéal jure contre une réalité historique qu’il faut contester par l’ironie. Plus tard,

cependant, Bodin réinterprète la théorie des climats dans la République, ouvrage publié dans le

sillage d’importants soulèvements sociaux, comme le massacre de la Saint-Barthélemy. Dans ce

texte, la portée philosophique et cosmologique de la théorie se rétrécie, le jeu de miroir évolue vers

des modèles d’aliénation qui jouent le même rôle de critique sociale, mais en plus limpide et de

façon plus urgente. L’identité climatique de la France n’est plus « tempérée », mais

« septentrionale », comme pour confirmer la fonction évaluative des climats qui, dans ce texte,

illustrent de façon explicite une histoire qui s’est dérogée à sa véritable destinée. Tiraillés entre la

politique et la religion, les climats pourvoient à un besoin d’expression qui transforme le

sectarisme de l’époque en des caractères géographiques, septentrionaux et méridionaux —

« agressifs » et « spirituels » —, tout en les éloignant d’un centre qui se prête naturellement à la

sagesse et à la jurisprudence.

Plus d’un siècle plus tard, la version la plus connue de la théorie des climats voit le jour

sous la plume de Montesquieu. Plusieurs évolutions politiques et épistémologiques rendent la

théorie du baron considérablement différente de celle de son prédécesseur. L’empirisme prend la

place de la cosmologie ; l’induction se fait à partir des expériences scientifiques, sans qu’on les

subordonne à des croyances anagogiques et spirituelles ; le sensualisme, philosophie fondée par

Locke, semble accorder au déterminisme géographique une crédibilité matérialiste. En effet, on

n’a plus besoin d’invoquer la pensée d’Aristote, une observation des réalités physiques est

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désormais le seul garant de la philosophie. Par ailleurs, les enjeux politiques qui inspirent la pensée

de Bodin ne sont plus les mêmes au milieu du XVIIIe siècle ; l’absolutisme n’étant plus pour le

baron une solution aux problèmes politiques mais plutôt un fléau à éviter par la constitution et la

séparation des pouvoirs gouvernementaux. Ici, Montesquieu s’inspire d’un contexte historique qui

renie le pouvoir absolu de Louis XIV pour contempler les bénéfices du constitutionnalisme anglais

et de l’embourgeoisement progressif de la société. Vis-à-vis de son idéal sociopolitique — la

monarchie constitutionnelle et le commerce anglais —, la philosophie de Montesquieu essaie de

traduire un équilibre complexe, qui préserve d’une part la structure politique du moment et, de

l’autre, qui donne libre cours aux forces socioéconomiques, sans que celles-ci érodent la hiérarchie

entre gouvernants et gouvernés. Traditionnellement, la théorie des climats n’est pas lue à la lumière

d’une telle structure sociopolitique ; on considère qu’elle ne participe pas de cette partie du projet

philosophique, mais qu’elle s’inscrit plus particulièrement dans une argumentation relativiste et

pluraliste, qui met en avant la spécificité des peuples à travers le monde, soulignant la nécessité

législative de représenter le caractère général d’une nation. Dans ce sens, la théorie des climats

servait une fonction constitutionnaliste à l’endroit des peuples, soit un début d’un savoir

anthropologique. Une telle lecture est seulement possible si la théorie des climats est considérée

comme une explication « primitive » des diversités des peuples qui évolue vers des formes plus

sophistiquées d’analyse sociologique, comme ce qui se présente dans le fameux Livre XIX de

L’Esprit des lois. Et ce, en dépit du fait que les caractères climatiques ne renvoient pas à des modes

de vie historicisés, mais s’expriment à l’intérieur d’une narration, atemporelle et statique, qui

s’avère indépendante du cours de l’histoire.

Ainsi, à la lecture des livres qui sont consacrés au déterminisme climatique, l’interprétation

d’une chronologie relativiste fait long feu. La diversité des climats traduit un rapport

R. Spavin 280

interclimatique tacite où s’établit moins une polarité entre le froid et le chaud qu’un rapport de

domination. Si le froid, identifié à la raison, et le chaud, associé aux intérêts particuliers,

maintiennent une distance « géographique » entre le pouvoir et les passions, les rapports au niveau

des « tempéraments » — et non les « températures » — correspondent à une dynamique libérale

du contrôle et du maintien de pouvoir, axée sur l’économie, libre expansion des intérêts privés.

Montesquieu identifie une tension entre la politique et l’économie qu’il cherche à mitiger par la

dynamique des climats, en créant des frontières conceptuelles et psychologiques entre les deux

termes de la relation. À un premier niveau de lecture, la tendance à la modération et la résistance

à la tyrannie se présentent comme un caractère naturellement « froid », déterminé par le climat du

nord de l’Europe. De l’autre côté, la tendance au despotisme et à la servitude constitue un état

naturel pour les climats chauds de l’Orient. À un autre niveau de lecture, pourtant, la « chaleur »

des passions finit par contredire la représentation spatiale ; elle n’est plus réservée au nord, mais

caractérise le tempérament du peuple le plus « libre » au monde, celui des Anglais. Au-delà de la

juxtaposition des deux climats, de la distance géographique qui les sépare, le chaud est étroitement

lié au froid. Si le froid renvoie à un idéal de domination, impersonnel et dépersonnifié, le chaud

ne l’appuie pas seulement en tant que contre-exemple, mais révèle un idéal de servitude qui lui est

subordonné. Aussi la théorie des climats de Montesquieu explique-t-elle la structure politique dans

un sens général et non relativiste. Entre le froid et le chaud se dessine une vision du rapport entre

gouvernants et gouvernés ; la dichotomie climatique servant à séparer la liberté individuelle et la

rationalité politique. La frontière conceptuelle protège ainsi la légitimité monarchique des erreurs

passionnelles, mais cultive en même temps le libre épanouissement des intérêts privés. Résultat :

le « principe » de la société monarchique s’éloigne d’une « volonté générale », au sens du

républicanisme classique, comme l’entendra Rousseau. L’économie a l’effet de personnaliser les

R. Spavin 281

intérêts des sujets monarchiques, les reléguant à un état naturel, voire à un état d’abrutissement et

d’obscurité. En d’autres mots, dans l’équilibre climatique de Montesquieu, la chaleur des passions

privées représente l’économie comme une force de servitude volontaire. Mais est-ce une position

tenable ? Si une telle interprétation du commerce et de l’industrie habite la dynamique des climats,

l’argumentation ne peut vraisemblablement s’arrêter là, à moins d’assigner au philosophe une

vision instrumentaliste de l’économie. Étant donné l’intention du traité qui s’adresse aux élites et

aux législateurs, n’est-il pas plus prudent de lire cette instrumentalisation comme un moyen de

séduction ? Un moyen de faire accroire à la monarchie que la liberté économique ne ferait

qu’agrandir sa majesté ? C’est dans ce sens que je lis la rhétorique du froid et du chaud chez

Montesquieu, à côté d’une esthétique « rétributive » qui développe une psychologie d’abnégation

et de sacrifice au profit de la « grandeur » de l’état monarchique.

Dans le dernier chapitre de l’étude, j’ai analysé la réponse que Rousseau formule à l’égard

de la représentation climatique des passions de Montesquieu. Entre ces deux chapitres, le degré

d’intertextualité est le plus élevé du projet, même si Rousseau prend le contrepied de Montesquieu,

se plaisant à inverser l’équilibre sociopolitique établi par son prédécesseur. Or la réfutation

confirme le débat qui s’exprime en filigrane depuis les écrits de Bodin : selon Rousseau, la

politique n’est pas l’origine de l’unité populaire, ni la source de la stabilité et de la paix sociales.

Selon lui, ce n’est pas dans la froideur rationnelle que l’homme doit se mesurer, mais dans la

chaleur passionnelle, véritable siège de la sociabilité. Cependant, la réhabilitation du chaud

correspond à moins au démantèlement idéologique du froid qu’à sa transformation esthétique : le

passage temporel qu’il relate est devenu l’ennemi des vrais sentiments communautaires. Rousseau

élabore une narration qui explique comment les sociétés modernes ne sont pas les parangons de

civilité qu’on se l’imagine. Elles sont des états paradoxalement sauvages, où les intérêts et les

R. Spavin 282

passions de leurs membres se retrouvent en un conflit affectif, à l’image de la nature de Hobbes.

Voici l’élément contentieux de la dynamique climatique de Montesquieu : le froid commande au

chaud, le maintient dans un état d’abrutissement et de désintéressement social ; le sujet

monarchique ne s’intéresse qu’à son propre lot, trop occupé par sa propre industrie pour

s’intéresser à la sphère publique. L’individu est libre d’assouvir ses intérêts les plus « despotiques »

qui sont limités et contrebalancés par ceux de ses compatriotes. En effet, chez Rousseau, le

commerce n’est pas aussi « doux » qu’il l’est chez Montesquieu ; il est une guerre qui reste enfouie

dans les cœurs des hommes, un isolement auquel Rousseau tente d’arracher l’homme moderne.

Les climats sont, chez lui, les plus ouvertement rhétoriques parce qu’ils promeuvent une sortie

consciente (individuelle et collective) de l’ordre naturel. Le social est nécessairement une volonté

de quitter la nature pour vivre consciemment ensemble, en dehors d’une multitude de forces

déterministes, qu’elles soient géographique, historique ou divine. Si l’être humain est créé par la

naturelle hospitalité de la terre, le citoyen se crée lui-même et décide de sa propre destinée. Dans

le projet politique de Rousseau, la dynamique des climats avance une esthétique qui permet de

sentir ce passage, où le texte aide le lecteur à s’élever au-dessus d’un réel jugé antagonique et

arbitraire. La sauvagerie moderne situe l’homme dans le tohu-bohu de la chronologie narrative, où

la fin et le début se mêlent, pour l’initier à son évolution affective et morale, son barbarisme, qui

reste grandement inachevée.

Ainsi, la « nature » que le climat seconde soutient un argument sociopolitique. Elle se dote

d’une autorité « philosophique » qui tire la réalité géographique vers des vérités sociales et

citoyennes, en dehors de la volonté de Dieu et de l’ésotérisme politique. La société et la politique

s’unissent par le biais d’une morale, en une sorte de « religion civile », fortement esthétisée.

Rousseau répond aussi à l’autorité théologique qui inaugure la méfiance du « cœur » de l’homme

R. Spavin 283

et qui préconise le labeur (semailles et moissons) comme un moyen de distraction, esthétique

reprise par Montesquieu. L’intertextualité biblique donne lieu à une importante réécriture des

fondements moraux de l’origine naturelle du pouvoir royal. Rousseau narrativise le « devenir »

des langues et des civilisations modernes par une historiographie dont la linéarité et la chronologie

éclatent sous sa plume. Ce qui ressort de sa représentation de l’histoire est un lacis de parallèles et

de correspondances qui déconstruisent les extrêmes, la distance séparant le passé et le présent de

l’humanité. Les différents stades dans la progression du temps (sauvagerie, barbarisme, modernité)

dessinent moins une courbe qu’une coupure narrative où la sauvagerie mène à deux trajectoires

opposées et antagoniques, la chaleur (sauvagerie → barbarisme) et la froideur (sauvagerie →

modernité), où celle-ci domine celle-là, mais pas jusqu’à son anéantissement. Des vestiges de ce

passage évolutif habitent les « langues du sud » ; la chaleur est davantage un mode de

communication qu’une zone géographique. Toute la chorégraphie autour de la fontaine du pays

aride démontre que l’origine de la société ne s’explique pas par l’assouvissement des besoins

physiques ; la communauté consiste en une véritable transformation des besoins en des espaces

moraux, indéterministes, qui changent en profondeur la nature des passions humaines. Par ailleurs,

les parallèles qui lient la psychologie et les passions de la sauvagerie à la modernité situent le

lecteur face à un nouveau dilemme, le même qu’aurait dû contempler le sauvage : pourquoi

voudrais-je quitter la « nature » de ma réalité individuelle pour me joindre à la société ? Les climats

contribuent à donner une forme esthétique à ce dilemme par la personnification de ces passions

sauvages (privées) ou barbares (publiques), les caractérisant en des termes d’inimitié et d’amitié.

Rousseau, tout autant que ses prédécesseurs, utilise la rhétorique du climat pour inspirer une

volonté de changement qui conjugue la spécificité du réel avec l’universalité du droit naturel.

R. Spavin 284

De la représentation du climat se dégage un activisme qui semble être une constante dans

notre rapport à la géographie, qui n’est guère différent des discours écologiques qui sévissent de

nos jours sur nos représentations du réchauffement climatique. À l’instar des philosophes étudiés

ici, la force esthétique de l’activisme est amoindrie par la scientificité des données qui fait pourtant

autorité. La science témoigne de la réalité des changements que subissent les phénomènes

environnementaux. Mais le mot de la Nature, ce qui pourrait inciter l’ordre humain à effectuer un

changement moral, est en-deça de la science ; il se situe au-delà de la réalité positive dans un

espace méta-politique qui est, avant tout, une dénégation du réel. Ainsi, l’appel à la géographie

n’est rarement « scientifique » ; il est porteur de leçon et garde un lien de parenté avec la première

des fins politiques : la préservation de la vie humaine. La « géographie » et a fortiori le

« changement climatique » sont des arguments scientifiques dans lesquels se tapit une autorité

naturelle à extérioriser, à assumer pleinement.

La question du climat enveloppe nos propres complexes par rapport à la morale, à la remise

en question de notre mode de vie et de notre « liberté », ce à quoi nous tenons à cœur et ce pour

quoi nous nous sommes battus. Confusément scientifique, le climat se révèle une métonymie d’un

problème plus large. Parlons-nous du réchauffement climatique ou parlons-nous de la durabilité

du modèle libéral et capitaliste à l’origine des excès contemporains ? Une lecture rhétorique de

l’environnement peut nous aider à comprendre le véritable rôle que joue la science dans ce débat

afin de prendre mieux conscience de l’importance de la législation et de la politique, seul moyen

de statuer sur les intempérances du présent. Si l’actualité scientifique cherche au fond à encourager

l’humanité à réévaluer ses modes de vie et ses incidences sur le système-Terre, ce n’est pas

incompatible avec l’activisme des théories des climats, où la surface naturaliste raconte moins les

déterminismes géographiques que de nouveaux modes de déterminismes politiques. Bodin et

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Montesquieu nous ont appris que ce sont les lois qui corrigent les vices du présent. Mais dans un

monde où la politique se voit de plus en plus déterminée par l’empire de l’économie, Rousseau

montre que la force de l’esthétique est peut-être notre première arme à dégainer, celle qui pourrait

le mieux influencer les passions, à l’origine de toute révolution politique.

R. Spavin 286

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