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Pourmonmari,DavidYoon,quim’arévélémoncœur.Etpourmabelleetintelligentefille,quil’afaitgrandir.
OuvrageoriginellementpubliéparDelacortePress,unedivisiondeRandomHouseChildren’sBooks/PenguinRandomHouseLLC,NewYork,sousletitre:Everything,everything©2015,AlloyEntertainmentetNicolaYoonIllustrationdecouverture:GoodWivesandWarriorsDesigndecouverture:NatalieC.Sousa©2016,BayardÉditionspourlatraductionfrançaiseISBN:978-2-7470-6938-0Dépôtlégal:avril2016©ÉditionsGallimardpourtouteslesréférencesauPetitprinced’AntoinedeSaintExupéryTousdroitsréservés.Reproduction,mêmepartielle,interdite.Loin 49-956du16juillet1949surlespublicationsdestinéesàlajeunesse.o
«Voicimonsecret.Ilesttrèssimple:onnevoitbienqu’aveclecœur.
L’essentielestinvisiblepourlesyeux.»
AntoinedeSaint-Exupéry,LePetitPrince
Tabledesmatières
Couverture
Pagedetitre
Pagedecopyright
Lachambreblanche
Commeundicsrayé
Veud’anivrsr
Riennechange
Lavieestcourte
L’invasiondesextraterrestres,deuxièmepartie
LejournaldeMadeline
Lecomitéd’accueil
Monballonblanc
Surveillanceduvoisinage
J’espionne
Menteuse
Rejet
Survie
Lavieestcourte
Premiercontact
Deuxièmenuit
Quatrièmenuit
Cinquièmenuit
Sixièmenuit
Septièmenuit
Premiercontact,deuxièmepartie
Premiercontact,troisièmepartie
Lerepasdel’astronaute
Toutestrisqué
Unquartd’heureplustard
Deuxheuresplustard
Dixminutesplustard
Encoreplustard
Àquisaitattendre
Imparfaitdufutur
Olly
Perspectives
Lepaysdesmerveilles
Lavieestcourte
Cequinetetuepas…
Nonouipeut-être
Letemps
Miroir,monbeaumiroir
Prévisions
LedictionnairedeMadeline
Secret
Mercipourvosachats
Numérologie
CequeditOlly
Lathéorieduchaos
DrMadelineetMlleMaddy
Carteliberté
Àl’envers
Épiderme
Amitié
Recherches
Lavieetlamort
Honnêtement
Deor
UnetroisièmeMaddy
Lavieestuncadeau
LedictionnairedeMadeline
Imageinversée
Changementdeprogramme
Tedonnerplus
Laméchanteinfirmière
Surveillanceduvoisinage#2
Aulycée
«Aloha»signifieàlafoisbonjouretaurevoir
Lemêmejour,21heures08
Lamariéeiramal
Lemurdeverre
Lemondecaché
Demi-vie
Aurevoir
Lescinqsens
D’autresmondes
«Aloha»signifieàlafoisbonjouretaurevoir#2
Déjàlebonheur
Contaminée
FAQ:Votrepremiervol
Tapisroulant
LedictionnairedeMadeline
Icietmaintenant
LedictionnairedeMadeline
Choisissezvotrerécompense
Sesouvenirduprésent
Lemaillotdebain
Lespoissonsdurécifhawaïen
Sautdanslevide
Consignespoursauterd’unefalaise
Zach
LelitMurphy
Aucunmot
LedictionnairedeMadeline
Lemondeobservable
Cettefois
Spirale
Lafin
Libération
Résurrection
Réadmission
Libération#2
Lavieestcourte
Géographie
Cartedudésespoir
Lavieestcourte
Toutsélectionner,supprimer
Fairesemblant
Retrouvailles
Surveillanceduvoisinage#3
Cinqsyllabes
Ledernierestunhaïku
Icietmaintenant
Confidentiel
Protection
LedictionnairedeMadeline
Identité
Lespreuvesdemavie
Dehors
Contedefées
Vide
Ledébutetlafin
Aprèslamort
Unesemaineplustard
Deuxsemainesplustard
Troissemainesplustard
Quatresemainesplustard
Cinqsemainesplustard
Sixsemainesplustard
LamamandeMadeline
DesfleurspourAlgernon
Lecadeau
Ledébutdelafin
Imparfaitdufutur#2
Décollage
Pardon
Lavieestcourte
Danscettevie
Remerciements
Henryàtoutprix-deKerryCohenHoffmann
Quandvientl’orage-deMarie-HélèneDelval
TalithaRunningHorse-d’AntjeBabendererde
Lesjumeauxdel’Îlerouge-deBrigittePeskine
LACHAMBREBLANCHE
J’ailubeaucoupplusdelivresquevous.Peuimportecombienvousenavezlu, j’enai luplus.Croyez-moi.J’aieutoutletemps.Dansmachambreblanche, le longdemesmursblancs, surmesétagèresd’unblanc immaculé,
mes livres apportent la seule touche de couleur. Ce sont toujours des éditions en grand formatflambantneuves–pasdepochesd’occasionpleinsdegermeschezmoi!Ellesm’arriventduDehorsdécontaminées, emballées sous vide dans une couverture de plastique. J’aimerais bien voir lamachinequifaitça.J’imaginechaquelivreglissantsuruntapisroulanttoutblancversunpostedetravail rectangulaire où des bras de robot l’époussètent, le frottent, le vaporisent, le stérilisent,jusqu’àcequ’ilsoitassezproprepourm’êtreenvoyé.Chaque fois que je reçois un nouveau livre, ma première tâche consiste à l’extraire de son
emballage,uneopérationquiimpliqueunepairedeciseauxetplusieursonglescassés.Masecondetâcheestd’écriremonnomsurlapagedetitre.
CELIVREAPPARTIENTÀMADELINEWHITTIER
Jenesaispaspourquoijefaisça.Iln’yapersonned’autreiciquemamère,quinelitjamais,etmon infirmière, Carla, qui n’a pas le temps de bouquiner, parce qu’elle est bien trop occupée àsurveillermarespiration.Personnenemerendvisite,etiln’yadoncpersonneàquijepuisseprêtermeslivres.Personneàquijedoiverappelerquelelivrequ’ilouelleaoubliésursonétagèreestàmoi.
Si vous trouvez ce livre, choisissez votre récompense (plusieurs réponsespossibles):
C’estlapartielapluslongueàrédiger,etjechangelesréponsesdanschaqueouvrage.Parfois,lesrécompensessontunpeufantaisistes:• Un pique-nique avec moi (Madeline) dans un champ plein de pollen decoquelicots,delysetdepensées,sousuncield’étésansnuage.• Un thé avec moi (Madeline) au sommet d’un phare perdu dans l’océanAtlantique,aubeaumilieud’unouragan.
•Uneplongéeenmasqueettubaavecmoi(Madeline)aulargedel’îledeMolokinià la recherche du poisson emblème de l’État d’Hawaï, le « baliste écharpe »,égalementappelé«humuhumunukunukuapua’a».
Parfois,lesrécompensessontmoinsfantaisistes:•Untouravecmoi(Madeline)dansunelibrairied’occasion.•Unepromenadeavecmoi(Madeline),justedanslequartier.•Une discussion avecmoi (Madeline) sur le sujet qui vous plaira, installés dansmoncanapéblanc,dansmachambreblanche.
Parfois,larécompenseesttoutsimplement:Moi(Madeline).
COMMEUNDICSRAYÉ
Mamaladieestaussirarequecélèbre.C’estuneformedeDéficitImmunitaireCombinéSévère–
ouDICS–,maisvouslaconnaissezsansdoutesouslenomde«maladiedel’enfant-bulle».Engros,jesuisallergiqueaumonde.Unrienpeutdéclencherunecrise.Çapeutêtreuncomposant
chimiquedudétergentquiaserviànettoyerlatablequejeviensdetoucher.Çapeutêtreleparfumdequelqu’un.Çapeutêtreuneépicedansleplatquejeviensdemanger.Çapeutêtrel’unedecesraisonsoutoutescesraisons,ouaucune,ouuneautrecomplètementdifférente.Personneneconnaîtlescauses,maistoutlemondeconnaîtlesconséquences.D’aprèsmamère,j’aifaillimourirquandj’étais toutepetite.Depuis,monDICSme fait tourner en rond, commeundisque rayé. Jene sorsjamaisdechezmoi;jen’aipasmisunpieddehorsendix-septans.
VEUD’ANIVRSR
– Soirée film, Pictionary Juré-Craché, ou club lecture ? me demande ma mère en gonflant lebrassarddutensiomètrepasséautourdemonbras.Elleneproposepasnotreactivitépréférée:leScrabblephonétique.Jelèvelesyeuxetconstate
qu’elleaunregardmoqueur.–Scrabblephonétique,dis-je.Elle arrête de gonfler le brassard. D’habitude, c’est Carla, mon infirmière à plein temps, qui
prendma tensionet remplitma fichedecontrôle journalier,maismamère luiadonnéun jourdecongé.C’estmonanniversaire,etnouspassonstoujourscettejournéeensemble,rienquetouteslesdeux.Elle enfile le stéthoscopepourécoutermoncœur.Son sourire s’effaceet laisse laplaceà son
visage sérieux demédecin.C’est ce visage-là que doivent voir ses patients : légèrement distant,professionneletconcentré.Jemedemandes’ils le trouventrassurant.Sansréfléchir, je luifaisunbisousurlefront,justepourluirappelerquecen’estquemoi,sapatientepréférée,safille.Ellerelèvelesyeux,souritetmecaresselajoue.Jemedisque,quitteànaîtreavecunemaladie
quinécessitedessoinsconstants,autantavoirsamèrecommedocteur.Quelques secondes plus tard, elle reprend son expression « bonjour-je-suis-le-médecin-et-j’ai-
une-très-mauvaisenouvelle-à-vous-annoncer»pourmedire:–Aujourd’hui,c’esttajournée.Tunevoudraispasqu’onjoueàquelquechoseoùtuasunepetite
chancedegagner?AuPictionaryJuré-Craché,parexemple?Comme on ne peut pas vraiment jouer au Pictionary normal à deux, nous avons inventé le
«PictionaryJuré-Craché».L’unedenousdessine,etl’autrepromet«juré-craché»defairetoutsonpossiblepourdevinercequec’est.Sielledevine,l’autremarqueunpoint.Jefixemamèreenplissantlesyeux.– On va jouer au Scrabble phonétique, et cette fois c’est moi qui vais gagner, dis-je, pleine
d’assurance,commesij’avaislamoindrechancederemporterlapartie.Ce jeu-là aussi, nous l’avons inventé.Et, depuis toutes ces annéesoùnous jouons auScrabble
phonétique–ouSkrablfonétik–,jenel’aijamaisbattue.Ladernièrefois,j’étaisàdeuxdoigtsdegagner.Maisellem’aécrabouilléeavecsonderniermot,
DJAZ,posésurunecase«motcomptetriple».Ellesecouelatêteavecunairdefaussepitié:–OK…Commetuveux…
Etellefermesesyeuxrieurspourmieuxseconcentrersurlestéthoscope.
Nous passons le reste de la matinée à préparer mon traditionnel gâteau d’anniversaire : unegénoise à la vanille avec un glaçage à la vanille. J’attends que le gâteau ait refroidi, puis j’yappliqueunecouchedeglaçageexagérémentfine,toutjustesuffisantepourlerecouvrir.Mamèreetmoiaimonslesgâteaux,maispastropleglaçage.Commedécoration,jedessinedix-huitmargueritesglacées,avecdespétalesetuncœurblancs.Surlecôté,jefaçonneundrapéblanc.–Parfait,dis-je.– Exactement comme toi, répond ma mère en regardant par-dessus mon épaule, tandis que
j’appliqueladernièretouche.Jemetourneverselle.Ellem’adresseunlargesourirepleindefierté,maissesyeuxsontbrillants
delarmes.–Tu.Es.Tragique!dis-jeenluienvoyantunebonnegicléedeglaçagesurlenez,cequiapour
résultatdelafaireencoreplusrireetpleurerenmêmetemps.D’habitude,ellen’estpasaussiémotive,maismonanniversaireatoujoursledondelarendreàla
fois pleurnicharde et euphorique. Et, quand elle est pleurnicharde et euphorique, je suispleurnichardeeteuphorique,moiaussi.–Jesais,jesuiscomplètementpathétique!lâche-t-elleenlevantlesmainsenungestefataliste.Ellem’attirecontreelleetmeserretrèsfort.Duglaçageatterritdansmescheveux.Monanniversaireestlejourdel’annéeoùmamèreetmoivivonsleplusdurementmamaladie.
C’estparcequenousprenonsalorsconsciencedutempsquipasse.Encoreuneannéeécouléeàêtremalade,sansespoirdeguérisonàl’horizon.Encoreuneannéeàpasseràcôtédetoutesleschosesnormales de l’adolescence : permis de conduire, premier baiser, bal de promo, premier chagrind’amour, première cuite. Encore une année pour maman à ne rien faire d’autre que travailler ets’occuperdemoi.Lerestedel’année,nousn’avonspastropdemal–moinsdemalquecejour-là,entoutcas–àignorertoutcequenousratons.Cette année est encore un peu plus dure que les autres. Peut-être parce que j’ai dix-huit ans.
Techniquement,jesuisuneadulte.Jedevraisquitterlamaison,partiràlafac.Mamèredevraitêtreentraind’appréhenderlesyndromedunidvide.Mais,avecleDICS,aucunrisquequejem’enaille.
Plus tard dans la soirée, après le dîner, elle m’offre un magnifique assortiment de crayons à
aquarelle,quej’avaisnotésurmalistedecadeauxilyadesmois.Nouspassonsausalonetnousnousasseyonsentailleurdevantlatablebasse.Çaaussi,çafaitpartiedenotreritueld’anniversaire.Elleallumeuneuniquebougieaucentredugâteau.Jefermelesyeuxet faisunvœu.Jesouffle labougie.–C’estquoi,tonvœu?mequestionne-t-elledèsquej’airouvertlesyeux.Biensûr,jenepeuxsouhaiterqu’unechoseaumonde:untraitementmagiquequimepermettrait
decourirdehors,librecommeunanimalsauvage.Maisjen’aijamaisfaitcevœu,parcequ’ilestirréalisable.Ceseraitcommed’espérerque lessirènes, lesdragonset les licornesexistent.Voilàpourquoi je souhaite autre chose. Quelque chose qui me paraît plus réaliste qu’un traitement.Quelquechosequirisquemoinsdenousattristerquandjeluirépondrai.–Qu’ilyaitlapaixdanslemonde.
Troismorceauxde gâteau plus tard, nous commençons la partie deScrabble phonétique. Je ne
gagnepas.J’ensuismêmetrèsloin.MamèreutilisesesseptlettresenposantPOKALIPdevantunS.Jedemande:–C’estquoi,ça?–Apocalypse,répond-elleenroulantlesyeux.–N’importequoi!Non,maman,jenepeuxpastel’accorder!–Si,secontente-t-elled’ajouter.–Mais,enfin,ilmanqueunAaudébut!Pasquestion!– POKALIPS ! martèle-t-elle en montrant les lettres pour appuyer son effet. Ça marche
parfaitement!Jesecouelatête.–POKALIPS…,insiste-t-elleencoreenprononçantlemotd’untontraînant.–Oh,monDieu!dis-jeenlevantlesbrasauciel.Tunelâchesjamaisl’affaire!Bon,çava,jete
l’accorde…–Ouiiiii!jubile-t-elle.Elle brandit le poing en signe de triomphe et semoque demoi en notant son score désormais
insurmontable.–Tun’asjamaisvraimentcompriscejeu,conclut-elle.Enfait,c’estunjeudepersuasion.Jemecoupeuneautrepartdegâteauenrétorquant:–Cen’estpasdelapersuasion.C’estdelatriche.–C’estlamêmechose!riposte-t-elle,etnouséclatonsderiretouteslesdeux.Demain,tupourras
memettrelapâtéeauPictionaryJuré-Craché.Aprèsmadéfaiteécrasante,nousnousinstallonssurlecanapépourregardernotrefilmpréféré,
FrankensteinJunior.Luiaussifaitpartieduritueld’anniversaire.Jeposelatêtesurlesgenouxdemamère,ellemecaresselescheveux,etnousrionsauxmêmesblaguesquinousfontriredepuisdesannées.Finalement,cen’estpaslapirefaçondefêtersondix-huitièmeanniversaire.
RIENNECHANGE
Lelendemainmatin,jesuisentraindeliresurmoncanapéblancquandCarlaentre.–Felizcumpleaños!chantonne-t-elle.J’abaissemonlivre.–Gracias.–Comments’estpassétonanniversaire?Ellecommenceàdéballersonmatérielmédical.–Ons’estbienamusées.–Gâteauàlavanilleavecglaçagevanille?–Évidemment.–FrankensteinJunior?–Oui.–Ettuasperduàvotrejeu?–Onestsiprévisiblesqueça?– N’écoute pas ce que je raconte ! réplique-t-elle en riant. Vous êtes tellement mignonnes, ta
mamanettoi,quej’ensuisjalouse.Elleprendma fichedecontrôle journalier,parcourt rapidement les informationsnotéesparma
mère,etplaceunenouvellefeuillesurl’écritoireensoupirant:–Cestemps-ci,Rosanedaigneraitmêmepasmedonnerl’heure.Rosaestsafillededix-septans.D’aprèsCarla,ellesétaienttrèsprochesavantqueleshormones
etlesgarçonss’enmêlent.Jenepeuxpasimaginerqueçanousarrive,àmamanetmoi.Carlas’assoitàcôtédemoisurlecanapé,etjetendslebraspourqu’ellememettelebrassarddu
tensiomètre.Sesyeuxseposentsurmonroman.–TulisencoreDesfleurspourAlgernon?s’étonne-t-elle.Cen’estpascelivrequitefaittoutle
tempspleurer?–Unjour,çaneserapluslecas,dis-je.Et,cejour-là,jeveuxêtresûred’êtreentraindelelire.Carlalèvelesyeuxauciel.D’accord, j’ai esquivé sa question, mais je me demande s’il n’y avait pas du vrai dans ma
réponse.Peut-êtrequejem’accrocheàl’espoirqu’unjour,leschoseschangeront.
LAVIEESTCOURTE
(OULARUBRIQUEDUSPOIL,PARMADELINE)
DesfleurspourAlgernon,deDanielKeyes
Attention,spoiler:Algernonestunesouris.
Lasourismeurt.
L’INVASIONDESEXTRATERRESTRES,DEUXIÈMEPARTIE
J’ensuisaupassageoùCharlieprendconsciencequ’ilconnaîtrapeut-être lemêmesortque lasouris quand j’entends un grondement assourdissant au-dehors.Aussitôt,mon esprit s’évade dansl’espace.J’imagineungigantesquevaisseauspatialenvolstationnaireau-dessusdenostêtes.La maison tremble, et mes livres vibrent sur les étagères. Un bip ! insistant accompagne le
grondement.Jecomprendsdequoiils’agit:uncamion.Sansdouteperdu,medis-jeenravalantmadéception.Sansdoutejusteuneerreuràunvirage,quil’aamenéaumauvaisendroit.Maissoudainlemoteursecoupe.Desportièresclaquent.Unmomentdesilences’écoule,puisun
autre,puisunevoixdefemmeclaironne:–Bienvenuedansnotrenouvellemaison!Carlameregardeavecinsistance.Jesaiscequ’ellepense.Çarecommence.
LECOMITÉD’ACCUEIL
–Çanesepasserapascommeladernièrefois,Carla,dis-je.Jen’aiplushuitans.–Jeveuxquetumepromettes…,commence-t-elle,maisjesuisdéjààlafenêtreentraind’ouvrir
lesrideaux.Je ne m’étais pas préparée à être accueillie par l’éclatant soleil de Californie. Je n’ai pas
l’habitudedelevoir,sihautetflamboyant,commechaufféàblancsurunfonddecieldélavé.Jesuisaveuglée.Maisbientôt labrumeblanchequibrouillemavisioncommenceà sedissiper.Toutestnimbéd’unhalo.Jevoislecamionetlasilhouettevirevoltanted’unefemmed’âgemûr:lamère.Jevoisunhomme
àl’arrièreducamion:lepère.Jevoisunefille,sansdouteunpeuplusjeunequemoi:lasœur.Puisjelevois,lui.Ilestgrand,mince,toutdenoirvêtu:T-shirtnoir,jeannoir,basketsnoireset
bonnetdelainenoirequicouvrecomplètementsescheveux.Ilalapeaublanche,avecunlégerhâlecouleurdemiel,etdestraitsanguleux.Ilsautedesonperchoirderrièrelecamion,etilglissedansl’alléeavectantdelégèretéquelesloisdelagraviténesemblentpass’appliqueràluidelamêmemanièrequ’auxautres.Ils’arrête,penchelatêtesurlecôtéetconsidèresanouvellemaisoncommesic’étaituneénigme.Au bout de quelques secondes, il se met à sautiller sur place. Soudain, il prend son élan et
escaladelesdeuxmètresdelafaçade.Ilresteagrippéàunreborddefenêtreuninstantoudeux,puisselâchepouratterrirenpositionaccroupie.–Pasmal,Olly!lecomplimentesamère.–Jet’aidéjàditd’arrêterdefairedegenredetruc!grognesonpère.Illesignoretouslesdeuxetresteaccroupi.J’appuielapaumedemamaincontrelavitre,aussiessouffléequesic’étaitmoiquiavaiseffectué
cetteincroyablecascade.Monregardsepromèneentrelegarçon,lemuretlereborddefenêtre,puisilretourneseposersurlegarçon.Iln’estplusaccroupi.Ilregardeversmoi.Nosyeuxsecroisent.Jemedemandevaguementcequ’ilvoitàcette fenêtre–unefillebizarre, toutenblanc,avecdesyeux écarquillés ? Il me sourit, et son visage n’a plus la moindre trace d’austérité, de dureté.J’essaiedeluisourireaussi,maisjesuissitroubléequejen’arrivequ’àfroncerlessourcils.
MONBALLONBLANC
Cettenuit-là,jerêvequelamaisonrespireavecmoi.J’expire,etlesmursseresserrentcommeunballondebaudruche,m’écrasantàmesurequ’ilsedégonfle.J’inspire,etlesmurssedilatent.Unerespirationdeplus,etmavievaenfin,enfinéclater.
SURVEILLANCEDUVOISINAGE
Emploidutempsdesamère6:35:Sortsousleporcheavecunetassedeboissonchaude.Ducafé?6:36 :Regarde fixement le terrainvagueen face, touten sirotant sa boisson.Du
thé?7:00:Rentrechezelle.7:15 : De retour sous le porche. Embrasse son mari pour lui dire au revoir.
Regardepartirlavoituredecelui-ci.9:30:Jardine.Cherche,trouveetjettedesmégotsdecigarettes.13:00:Quittelamaisonenvoiture.Courses?17:00:DemandeàKaraetOllyd’effectuerleurscorvées«avantquevotrepèrene
rentre».
EmploidutempsdeKara(sasœur)10:00 : Sort d’un pas lourd, chaussée de bottes noires et habillée d’un peignoir
marronnasse.10:01:Consultesesmessagessursontéléphone.Reçoitbeaucoupdemessages.10:06:Fumetroiscigarettesdanslejardinetentrenosdeuxmaisons.10:20:Creuseuntrouavecleboutdesabottepourenterrersesmégots.10:25-17:00:EnvoiedesSMSouparledanssonportable.17:00:Corvées.
Emploidutempsdesonpère7:15:Parttravailler.18:00:Rentredutravail.18:20:S’assoitsousleporcheavecverrenuméro1.
18:30:Entredanslamaisonpourdîner.19:00:Retournesousleporcheavecverrenuméro2.19:25:Verrenuméro3.19:45:Commenceàhurlersursafamille.22:35:Arrêtedehurlersursafamille.
Emploidutempsd’OllyImprévisible.
J’ESPIONNE
Safamillel’appelleOlly.Enfin,sasœuretsamèrel’appellentOlly.Sonpèrel’appelleOliver.C’estluiquej’observeleplus.Sachambreestaupremierétage,pileenfacede lamienne,etsesvoletssontpresque toujours
ouverts.Certainsjours,ilfaitlagrassematinéejusqu’àmidi.D’autres,ilquittesachambreavantqueje
meréveilleetcommenceàl’espionner.Mais,laplupartdutemps,ilselèveà9heures,sortparlafenêtredesachambreetgrimpesur le toit, le longdelagouttière,unpeucommeSpiderman.Ilyresteenvironuneheureavantderedescendre,balançantlesjambespouratterrirdanslapièce.J’aibeauessayer,jen’arrivepasàvoircequ’ilfaitlà-haut.Sa chambre est presque vide. Il n’y a qu’un lit et une commode.Quelques cartons pas encore
déballés qui s’entassent près de la porte.Aucunedécoration, à l’exceptionde l’affiched’un filmintitulé Jump London. Je me suis un peu renseignée ; ça parle de « parkour », une sorte degymnastiquedes rues,cequiexplique les incroyablescascadesqu’ilestcapabledefaire.Plus jel’observe,plusj’aienviededécouvrirdeschosessurlui.
MENTEUSE
Jeviensdem’asseoiràlatabledelasalleàmangerpourdîner.Mamèreposeuneserviettesurmesgenouxetremplitmonverred’eau,puisceluideCarla.Cheznous,lesrepasduvendredisoirsontspéciaux.MêmeCarlaresteplustardpourmangeravecnousplutôtqu’avecsaproprefamille.AuRepasduVendrediSoir,toutestfrançais.Lesserviettessontentissublanc,brodéesdefleurs
delys.Lescouvertssontanciensettrèsdécorés.Nousavonsmêmeunesalièreetunepoivrièreenargent, en forme de tour Eiffel. Bien sûr, nous devons faire attention au menu à cause de mesallergies,maismamèrepréparetoujourssapropreversionducassoulet.C’étaitleplatpréférédemonpère.Lecassouletdemamèrenecontientquedesharicotsblancscuitsdansdubouillondepoulet.– Madeline, commence-t-elle, M. Waterman m’a dit que tu étais en retard pour ton devoir
d’architecture.Est-cequetoutvabien,monbébé?Saquestionmesurprend.Jesaisquejesuisenretard,mais,commejenel’aiencorejamaisété,
jenepensaispasqu’ellesurveillaitceschoses-là.–C’estledevoirquiesttropdifficile?Ellefroncelessourcilsenversantunelouchedecassouletdansmonbol.–Tuveuxquejetrouveunautreprofesseurparticulier?–Oui,nonetnon1,dis-jepourrépondreàsesquestionsdans l’ordre.Toutvabien.Jerendrai
mondevoirdemain,promis.Jen’aipasvuletempspasser,c’esttout.Ellehochelatête,mecoupeunmorceaudebaguettecroustillante,qu’ellesemetàbeurrer.Jesais
qu’elleaenviedemeposeruneautrequestion.Jesaismêmecequ’elleveutmedemander,etqu’elleapeurdelaréponse.–C’estàcausedesnouveauxvoisins?Carlam’adresse un coup d’œil perçant. Je n’ai jamaismenti àmamère. Je n’ai jamais eu de
raisondeluimentir,etjenesuispassûred’enêtrecapable.Maisquelquechosemeditquec’estpourtantcequejedoisfaire.–J’aijusteététroppriseparmeslectures.Tusaiscommentjesuisquandjesuisplongéedansun
bonbouquin…Jeparled’unevoixaussiassuréequepossible.Jeneveuxpasqu’elles’inquiète.Jeluicausedéjà
assezdesouciscommeça.Commentappelle-t-onquelqu’uncommemoi?Ahoui,unementeuse .–Tun’aspasfaim?medemandemamère,quelquesminutesplustard.
1
Elleposeledosdesamainsurmonfront.–Entoutcas,tun’aspasdefièvre.Ellelaisselamainsurmonfrontpendantunmoment.Jem’apprêteàdirequelquechosepourla
rassurerquandlasonnetteretentit.Çaarrivesirarementquejenesaispascommentréagir.Onsonneànouveau.Mamèreselèveàmoitiédesachaise.Carla,elle,selèvevraiment.Lasonnetteretentitpourlatroisièmefois.Jesourissansraison.–Vousvoulezquej’yaille,madame?demandeCarla.Mamèrel’ignore.–Resteici,medit-elle.Carlavientsepositionnerderrièremoi,sesmainspressantdoucementmesépaules.Jesaisqueje
nedevraispasbougerdelà.C’estcequejesuiscenséefaire.Jedevraismerendreàl’évidence,maisaujourd’hui,bizarrement,jenepeuxpas.J’aibesoindesavoirquic’est,mêmesicen’estqu’unpassantégaré.Carlaposelamainsurmonbras.–Tamèret’aditderesterici.–Mais pourquoi ? Elle est vraiment trop prudente. De toute façon, elle ne laissera personne
franchirlesas.Alors,Carlaseradoucitetmesuittandisquejemedirigeversl’entrée.Lesasestunepetitepiècefermée,colléeàlaported’entrée.Ilesttotalementhermétique,afinde
bloquertoutecontaminationpotentiellequandlaporteestouverte.Jeposel’oreillecontrelaparoi.D’abord,jen’entendsriend’autrequeleronrondesfiltresàair,puisjeperçoisunevoix.–Mamèrevousapréparécekouglof.Unevoixdouceetgrave,avecuntonamusé.Moncerveauanalyselemot«kouglof»,cherchantà
m’endonneruneimagementale,quandsoudainjecomprendsquiestàlaporte.Olly.
– Le problème avec les kouglofs de ma mère, c’est qu’ils ne sont pas bons. Infâmes.Immangeables,enfait,etquasiindestructibles.Maisçaresteentrenous.Uneautrevoixmaintenant.Féminine.Sasœur?–Chaquefoisqu’ondéménage,elleveutqu’onenapporteunauxvoisins.– Oh. Eh bien, en voilà une surprise ! C’est très gentil. Remerciez-la chaleureusement dema
part…Aucunechancequecekouglofpasselecontrôleobligatoire,etjedevinequemamèrechercheun
moyenderefuserlegâteausansrienleurrévéleràmonsujet.
–…mais,malheureusement,jenepeuxpasl’accepter.Jesuisdésolée.S’ensuitunsilencestupéfait.–Vousvoulezqu’onreparteavec?demandeOlly,incrédule.–Ehben,c’estpastrèspoli!s’exclameKara.Ellesembleàlafoisfâchéeetrésignée,commesielles’étaitunpeuattendueàêtredéçue.–Jesuisvraimentdésolée,répètemamère.C’estcompliqué…Jesuisd’autantplusnavréeque
c’estadorabledevotrepartetdecelledevotremaman.Vraiment,s’ilvousplaît,remerciez-lapourmoi.–Est-ce que votre fille est à lamaison ? interrogeOlly d’une voix forte, avant qu’elle ait pu
fermerlaporte.Onespéraitqu’elleaccepteraitdenousfairevisiterlequartier.Moncœurs’accélère;jesenssesbattementscontremescôtes.Est-cequ’ilavraimentdemandéà
me voir ? Aucun étranger ne m’a jamais rendu visite. À part ma mère, Carla et mes profsparticuliers,c’estàpeinesilemondeestaucourantquej’existe.Enfin,si:j’existesurInternet.J’aidesamisen ligneetmonblogdecritique littéraire,maiscen’estpaspareilqued’êtreunevraiepersonne,quipeutrecevoirlavisited’étrangesgarçonsportantdeskouglofs.–Jesuisdésolée,maisc’estimpossible.Bienvenuedanslequartier,etmerciencore.Laporteclaque,etjereculed’unpasenattendantmamère.Elledoitresterdanslesasletemps
que les filtres aient purifié l’air venant de l’extérieur. Au bout d’uneminute, elle rentre dans lamaison. Elle ne me remarque pas tout de suite. Elle se tient immobile, les yeux fermés, la têtelégèrementbaissée.–Jesuisdésolée,dit-ellesansleverlesyeux.–Çava,maman.Net’enfaispas.Pour lamillièmefois, jeconstateàquelpointmamaladieestdureàsupporterpourelle.Cette
vie-làestlaseulequej’aiejamaisconnue,mais,avantmoi,elleavaitmonfrèreetmonpère.Ellevoyageait,jouaitaufoot.Elleavaituneexistencenormale;ellenerestaitpascloîtréedansunebullequatorzeheuresparjouravecuneenfantmalade.Jemeserrecontreelleetlalaisseseserrercontremoipendantquelquesminutes.Elleaencore
plusdemalquemoiàseremettredecettedéception.–Jeterevaudraiça,murmure-t-elle.–Tunemedoisriendutout.–Jet’aime,machérie.Nousretournonsdanslasalleàmangeretfinissonsrapidementdedîner,sansparleroupresque.
Carlas’enva,etmamèremedemandesijeveuxlabattreauPictionaryJuré-Craché,maisjepréfèreremettreçaàplustard.Jenesuispasvraimentd’humeur.Jemonteàl’étageenessayantd’imaginerquelgoûtçapeutavoir,unkouglof.
REJET
Arrivée dans ma chambre, je vais directement à la fenêtre. Son père est rentré du travail, etquelque chose doit clocher parce qu’il est furieux, de plus en plus furieux à chaque seconde quipasse.IlarrachelekouglofdesmainsdeKaraetlejetteauvisaged’Olly.Heureusement,Ollyestrapideetagile;ilesquivelegâteau,quiatterritsurlesol.Phénomèneremarquable:lekouglofestindemne.Maisl’assietteexplosedansl’allée,cequirendlepèreencoreplusfurieux.–Nettoieça!Nettoieçatoutdesuite!Ilrentredanslamaisonenclaquantlaporte.Safemmelesuit.KararegardeOllyensecouantla
têteetditquelquechosequiluifaitbaisserlesépaules.Ilrestelà,àcontemplerlegâteaupendantdelonguesminutes. Puis il disparaît à l’intérieur pour reparaître avec une balayette et une pelle. Ilprendtoutsontemps,bienplusqu’iln’estnécessaire,pourramasserlesmorceaux.Quandilafini,ilgrimpesurletoit,emportantlekouglofaveclui,etuneheures’écouleencore
avantqu’ilregagnesachambre.Jesuiscachéeàmaplacehabituelle,derrièrelerideau,quand,soudain,jen’aiplusenviedeme
cacher. Je vais allumer la lumière et retourne à la fenêtre. Je ne prends même pas la peine derespirerunboncoup.Cen’estpasçaquivam’aider. J’ouvre le rideauet constatequ’il est à safenêtre,luiaussi,entraindemefixerduregard.Ilnesouritpas.Ilnemefaitpassigne.Illèvelebrasetdescendlestore.
SURVIE
–Tucomptesbouderlongtemps?medemandeCarla.Çafaitunesemainequetuescommeça.–Jeneboudepas,dis-je,mêmesic’estvraiquejeboudeunpeu.Le rejet d’Olly m’a fait redevenir une petite fille. Il m’a rappelé pourquoi j’avais arrêté de
m’intéresseraumonde.Mais j’ai du mal à retourner à ma routine quotidienne avec tous les bruits du dehors qui me
parviennent.Jeremarquedeschosesauxquellesjusqu’ici, jeprêtaisàpeineattention.J’entendsleventquichatouillelesfeuillesdesarbres.J’entendslescomméragesdesoiseauxlematin.Jevoisles rais de lumière qui filtrent à travers mes persiennes et parcourent ma chambre au fil de lajournée.Grâceàeux,onpeutcalculerletempsquipasse.J’aibeaum’évertueràmettrelemondeàdistance,ilsembledéterminéàentrer.–Çafaitdesjoursquetulislesmêmescinqpagesdeceroman!ElledésignedumentonmonexemplairedeSaMajestédesmouches.–Oui,ehbien,celivreesthorrible!–Jecroyaisquec’étaitunclassique.–C’est quandmême horrible. Les garçons de cette histoire sont affreux, ils ne parlent que de
chasseretdetuerdescochons.Jen’aijamaiseuautantenviedejambondetoutemavie!Elle rit,mais sansgrandeconviction.Elle s’assoitàcôtédemoidans lecanapé,etprendmes
jambessursesgenoux.–Raconte,dit-elle.Jeposemonlivreetfermelesyeux.–Jevoudraisjustequ’ilss’enaillent.C’étaitmoinsdifficileavant.–Qu’est-cequiétaitmoinsdifficile?–Jenesaispas.D’êtremoi.D’êtremalade.Elleserremajambe.– Écoute-moi bien, maintenant. Tu es la personne la plus forte, la plus courageuse que je
connaisse.Tupeuxmecroire.–Carla,tun’espasobligéede…–Chut,écoute-moi!J’yaibeaucouppensé.Jecomprendsquecettenouvellearrivéetepèse,mais
jesaisquetuvast’ensortir.–Jen’ensuispassisûre.
–Si,çavaaller.J’ensuissûrepournousdeux.Nousvivonsensembledanscettemaisondepuisquinze ans, alors je sais de quoi je parle. Quand je t’ai connue, j’ai cru que ce n’était qu’unequestiondetempsavantqueladépressionn’aitraisondetoi.Etpuis,ilyaeucetétéoùçaabienfailliarriver,maistut’enessortie.Touslesjours,tutelèves,ettuapprendsdenouvelleschoses.Tous les jours, tu trouves une raison d’être heureuse. Tous les jours, tu m’offres ton plus beausourire.Tut’inquiètespluspourtamèrequepourtoi.JenecroispasqueCarlaaitjamaisprononcéautantdemotsàlasuite.–MaRosa,elle…,poursuit-elleavantdes’interrompre.Ellesepencheenarrièreetfermelesyeux,enproieàuneémotionquej’aidumalàcomprendre.–MaRosaauraituneoudeuxchosesàapprendredetoi.Jeluiaidonnétoutcequej’aipu,etelle
croitqu’ellen’arien.Jesouris.Carlaseplainttoujoursdesafille,maisjesuiscertainequ’ellelagâteénormément.Elleouvrelesyeux,etcequilatracassaits’estenvolé.–Tuvois,tusourisencore!medit-elleenmetapotantlajambe.Lavieestdure,trésor.Chacun
faitcequ’ilpeut.
LAVIEESTCOURTE
(OULARUBRIQUEDUSPOIL,PARMADELINE)
SaMajestédesmouches,deWilliamGolding
Attention,spoiler:Lesgarçonssontdessauvages.
PREMIERCONTACT
Deuxjoursontpassé,etjeneboudeplus.J’aipresqueréussiàoubliermesvoisinsquand,toutàcoup, j’entends un ping ! venu du dehors. Je suis sur mon canapé, toujours embourbée dans SaMajestédesmouches.Heureusement, j’aipresque fini.Ralph est sur laplage, attendantunemortviolente.Jesuissiimpatientedeterminercelivrepourpasseràunautre–plusgai–quejenefaispasattentionaubruit.Quelquesminutesplustardretentitunautreping!,plusfortcettefois.Jeposelelivreettendsl’oreille.Lesping!numérostrois,quatreetcinqsuiventrapidement.Quelquechosefrappemavitre.Delagrêle?Avantmêmedepenseràcequejefais,jesuisàlafenêtreetjetirelerideau.Celle d’Olly est grandeouverte, le store est levé, et il n’y a pas de lumière dans sa chambre.
L’indestructiblekouglofreposesurlereborddelafenêtre.Quelqu’unl’aaffubléd’unepaired’yeuxautocollants,quisontplantésdans lesmiens.Legâteausepencheenavant, tremblant,commes’ilévaluaitladistancequileséparedusol.Ilreculeentremblantdeplusbelle.J’essaied’apercevoirOllytapidansl’obscuritédesachambrelorsque,soudain,lekouglofsautedureborddelafenêtreetplongeverslesol.Jeretiensmonsouffle.Legâteaus’est-ilsuicidé?Jemedémanchelecoupourvoircequ’ilest
devenu,maisilfaittropsombre.C’estalorsqu’unfaisceaulumineuxéclairelegâteau.Aussiincroyablequecelapuisseparaître,il
esttoujoursintact.Maisavecquelsingrédientscettechosea-t-elleétéfaite?Heureusementquejen’yaipasgoûté…Lalumières’éteint.Jelèvelesyeuxjusteàtempspourentrevoirlamaingantéedenoird’Ollyet
salampe-torche,quis’éloignentdelafenêtre.Jeresteplantéelàquelquesminutes,attendantqu’ilrevienne.Maisilnerevientpas.
DEUXIÈMENUIT
Jeviensjustedememettreaulitquandlesping!reprennent.J’aidécidédel’ignorer,etc’estcequejefais.Peuimportecequ’ilveut,çam’estinterdit.Mieuxvautnepassavoir.Jenem’approchepasdelafenêtre,nicettenuit-là,nilasuivante.
QUATRIÈMENUIT
Jenetiensplus.Jesoulèveuncoindurideaupourjeterunœil.Lekouglofestinstallésurlereborddelafenêtre,àmoitiécouvertdepansementsetdebandages.
JenevoisOllynullepart.
CINQUIÈMENUIT
Lekouglofestsurunetableprèsdelafenêtre.IlyaunverreàMartiniremplid’unliquidevert,un paquet de cigarettes, et un flacon de pilules avec une tête de mort et deux os croisés surl’étiquette.Uneautretentativedesuicide?Toujoursaucunsigned’Olly.
SIXIÈMENUIT
Lekouglofestallongésurundrapblanc.Au-dessusdeluipendunebouteillerenverséeetfixéeàcequisembleêtreunportemanteau.Uneficellerelielabouteilleaukouglof,commeuneperfusion.Olly apparaît, portant une blouse blanche et un stéthoscope. Les sourcils froncés, il écoute lesbattementsdecœurdukouglof.Puisillèvelesyeuxetsecouelatêted’unairgrave.Jerefermelesrideaux,réprimantunsourire,etjem’éloignedelafenêtre.
SEPTIÈMENUIT
Jemesuispromisdenepasregarder,mais,àlasecondeoùretentitlepremierping!jesuisàmafenêtre.Ollyporteunesortiedebainnoire,etuneimmensecroixenargentautourducou.Ildonnel’extrême-onctionaukouglof.Jen’arriveplusàmeretenir.Jeris,encore,encoreetencore.Ilmeregardeetmesourit.Puisil
prendunfeutrenoirdanssapocheetécritsurlavitre:
PREMIERCONTACT,DEUXIÈMEPARTIE
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:SalutEnvoyéle:4juin,20:03
Salut.Jesupposequ’ilfautcommencerpardesprésentations?Jem’appelleMadelineWhittiermais tu l’auras compris en voyantmon adresse e-mail.Ettoi,commenttut’appelles?MadelineWhittierP.S.Tun’asaucuneraisondet’excuser.P.P.S.Yaquoi,danscekouglof?!
De:genericuser033@gmail.comÀ:MadelineF.WhittierObjet:Re:SalutEnvoyéle:4juin,20:07
tu es une trèsmauvaise espionnemadeline whittier si tu n’as pas encore réussi àtrouvermonnom.masœuretmoiavonsessayédeterencontrerlasemainedernièremaistamèren’étaitpasd’accord.jenesaispasdutoutcequ’ilyadanscekouglof.despierres?
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:Re:Re:SalutEnvoyéle:4juin,20:11
Salut,Recettedukouglof
500gdeciment200gdesciuredebois150 g de gravier (composé de cailloux de différentes tailles pour un résultat plusintéressant)Unedemi-cuilleréeàcafédesel150gdesuper-gluDeuxplaquesdebeurredoux3cuilleréesàcafédediluantpourpeinture4grosœufs(àtempératureambiante)
PRÉPARATIONPréchauffezvotrefourà350°CGraissezlemouleàkouglof
Pourlegâteau:Dansunbolmoyen,mélangezleciment,leseletlegravier.Dansungrandbol,battezensemblelebeurre,lasuper-glu,lediluantpourpeintureetlesœufs.Ajoutezpeuàpeulesingrédientssecsparpoignées.Versezlapréparationdanslemouleàkouglof.Faitescuirejusqu’àcequelecouteauintroduitdanslegâteaurefused’ensortir,puislaissezrefroidirsurunegrille.
Pourleglaçage:Battezensemble lasciuredeboisetassezd’eaupourformerunglaçage épaismaisfacileàétaler.Déposez la grille soutenant le gâteau sur du papier sulfurisé (pour un nettoyagefacile).Recouvrezlegâteaudeglaçageetattendezquecesoitsolidifiéavantdeservir.
PREMIERCONTACT,TROISIÈMEPARTIE
Mercredi,20:15Olly:j’allaisterépondreparmailmaisj’aivuquetuétaisenligne.tarecettem’afaittrop marrer. est-ce qu’il y a déjà eu dans toute l’histoire de l’espionnage un seulespion qui a reconnu être un espion ? je ne crois pas. jem’appelle olly et je suiscontentdefairetaconnaissanceOlly:lefdetonadressee-mail,c’estpourquoi?Madeline:Furukawa.Mamèreestnippo-américaine,3egénération.Jesuisàmoitiéjaponaise.Olly:etl’autremoitié?Madeline:Afro-américaine.Olly : tu as un surnommadeline furukawa whittier ou je dois t’appeler madelinefurukawawhittier?Madeline : Jen’aipasdesurnom.Tout lemondem’appelleMadeline.Parfois,mamèrem’appellemonbébéoumachérie.Est-cequeçacompte?Olly:biensûrquenonçanecomptepas.personnenet’appellemadoumaddy,oumaddy-mad-mad-mad?jevaist’enchoisirunOlly:maintenantqu’onestcopains
Jeudi,20:19Madeline : Puisqu’on est copains, j’ai des questions. D’où viens-tu ? Pourquoiportes-tutoutletempsunecasquette?Est-cequetoncrâneaunedrôledeforme?Pourquoinemets-tuquedunoir ?Question annexe : es-tu au courant qu’il existedesvêtementsdansd’autrescouleurs?Jepeuxteconseiller,situveux.Quefais-tuquandtuvassurletoit?C’estquoi,letatouagesurtonbrasdroit?
Olly:çatombebienmoij’aidesréponses.onavécuunpeupartoutmaissurtoutsurlacôteest.jemesuisrasélatêtejusteavantqu’onemménageici(graveerreur).oui.parcequejesuissupersexyennoir.oui.pasbesoinde tesconseilsmerci. rien.uncode-barresMadeline:Tuesfâchéaveclesmajusculesetlaponctuation?Olly:pourquoitudisçaMadeline:Jedoisyaller.Désolée!
Vendredi,20:34Olly:alorspourcombiendetempstuespunie?Madeline:Jenesuispaspunie.Pourquoitupensesquejesuispunie?Olly:bentut’esdéconnectéesupervitehiersoir.j’imaginequec’étaitàcausedetamère.crois-moijesuisunprodelapunition.etpuistunesorsjamaisdecheztoi.jenet’aipasvueuneseulefoisdehorsdepuisquejesuislàMadeline:Jesuisdésolée.Jenesaispasquoidire.Jenesuispaspunie,maisjenepeuxpasquitterlamaison.Olly:trèsmystérieux.est-cequetuesunfantôme?c’estcequej’aipensélejouroùonaemménagéetoùjet’aivueàlafenêtre.çaseraitbienmaveinequelajoliefilled’àcôtésoitmorteMadeline:D’abordj’étaisuneespionne,maintenantjesuisunfantôme!Olly : donc pas un fantôme ? une princesse de conte de fées alors ? laquelle ?cendrillon?est-cequetuvastetransformerencitrouillesitusorsdecheztoi?Olly :ouraiponce?tuaslescheveuxplutôtlongs. laisse-lespendreet jegrimperaipourtesauverMadeline :Jemesuistoujoursditqueçanedevaitpasêtre trèspratique,etplutôtdouloureux.Tun’espasd’accord?Olly:si.doncnicendrillonniraiponce.blanche-neigealors.taméchantebelle-mèret’aensorceléepourquetunepuissespasquitterlamaisonetquelemondenesachejamaisàquelpointtuesbelleMadeline:Cen’estpasça,lavraiehistoire.Tusavaisque,danslaversionoriginale,cen’estpasuneméchantebelle-mèremaisuneméchantemère?Tuycrois,toi?Etiln’yavaitpasdenains.Intéressant,n’est-cepas?Olly:pasdutoutMadeline:Jenesuispasuneprincesse.Madeline:Etjen’aipasbesoind’êtresauvée.Olly:çameva.jenesuispasunprinceMadeline:Tumetrouvesjolie?
Olly:pouruneprincesseespionneetfantômedecontedefées?absolument
Samedi,20:01Olly:pourquoituneteconnectesjamaisavant20h?Madeline:Jenesuispassouventseuleavant.Olly:ilyaquelqu’unavectoitoutelajournée?Madeline:Onpeutéviterlesujet,stp?Olly:deplusenplusmystérieusemadelinewhittier
Dimanche,20:22Olly : je te propose un jeu. les cinq préférés sans réfléchir. livremot couleur vicepersonneOlly:allezallezplusvitemademoiselle.neréfléchispastapeMadeline :m…ince!LePetitPrince.Onctueux.Aigue-marine. Jen’enaipas.Mamère.Olly:toutlemondeadesvicesMadeline:Pasmoi.Pourquoi?Tuenascombien?Olly:assezpourenchoisirunpréféréMadeline:OK,àtoi.Olly:mêmeliste?Madeline:Oui.Olly:samajestédesmouches.macabre.noir.volerdel’argenterie.masœurMadeline : SaMajesté desmouches ? Pouah ! Je ne pense pas qu’on puisse êtreamis.Celivreestaffreux.Olly:qu’est-cequiestsiaffreux?Madeline:Tout!Olly:tun’aimespassimplementparcequec’estvraiMadeline:Qu’est-cequiestvrai?Que,livrésànous-mêmes,ons’entretuerait?Olly:ouiMadeline:Tucroisvraiment?Olly:ouiMadeline:Ehbien,pasmoi.Absolumentpas.Madeline:Tuvolesvraimentdel’argenterie?Olly:tudevraisvoirmacollectiondepetitescuillères
Lundi,20:07Olly:tuasfaitquoipourêtrepunieàcepoint?Madeline:Jenesuispaspunieetjeneveuxpasenparler.Olly:çaaunrapportavecunmec?Olly:t’esencloque?t’asunpetitami?Madeline:Oh,monDieu,t’esmalade!Jenesuispasenceinteetjen’aipasdepetitami!Pourquelgenredefilletumeprends?Olly:legenremystérieuxMadeline:Çafaitlongtempsquetupensesquejesuisenceinte?Madeline:Héoh?!Olly:çam’atraversél’espritunefoisoudeuxouquinzeMadeline:Incroyable.Olly:tuveuxsavoirsij’aiunepetiteamie?Madeline:Non.
Mardi,20:18Madeline:Salut!Olly:salutMadeline:Jemedemandaissituallaisteconnectercesoir.Çava?Olly:trèsbienMadeline:Qu’est-cequis’estpassé?Pourquoiilétaitsiencolère?Olly:jenesaispasdequoituparlesMadeline:Tonpère.Pourquoiilétaitsiencolère?Olly:tuastessecretsj’ailesmiensMadeline:OK.Olly:ok
Mercredi,3:31Olly:tun’arrivespasàdormir?Madeline:Non.Olly : moi non plus. cinq préférés sans réfléchir film nourriture partie du corps
matièrescolaireMadeline:Çafaitquatre.Etilesttroptardpourça.Jen’arriveplusàpenser.Olly:j’attendsMadeline : Orgueil et préjugés (la version de la BBC en 1995), tartines, mains,architecture.Olly:pitié.est-cequ’ilyauneseulefillesurcetteplanètequin’aimepasm.darcy?Madeline:TouteslesfillesaimentM.Darcy?Olly:tuplaisantes?mêmemasœuraimem.darcyalorsqu’ellen’aimepersonneMadeline:Elledoitbienaimerquelqu’un.Jesuissûrequ’ellet’aime.Olly:qu’est-cequ’iladesigénialcedarcy?Madeline:Tuneposespascettequestionsérieusement?!Olly:c’estunsnobMadeline : Mais il surmonte son snobisme et finit par comprendre que lapersonnalitécompteplusquelesorigines!C’estunhommequiretientlesleçonsdela vie ! Et puis, il est complètement canon, et généreux, et sombre, et rêveur, etpoétique.J’aiditqu’ilétaitcanon?EtilaimeElizabethau-delàdetoutemesure.Olly:MmmMadeline:Ehoui.Olly:àmoi?Madeline:Vas-y.Olly : godzilla, tartines, yeux,maths. attends… la partie du corps, c’est sur soi ouquelqu’und’autre?Madeline:Jen’ensaisrien!C’esttaliste!Olly:ahouais.d’accordjegardelesyeuxMadeline:Ilssontdequellecouleur,tesyeux?Olly:bleusMadeline:Soisplusprécis,stp.Olly:ohlesfilles.bleuocéanMadeline:AtlantiqueouPacifique?Olly:atlantique.ettoi,tesyeux,quellecouleur?Madeline:Chocolat.Madeline:Chocolatnoir75%decacao.Olly:héhéjoliMadeline:Çanefaittoujoursquequatrepréférés.Ilenmanqueun.Olly:jetelaisselechoixMadeline:Formepoétique.Olly:faudraitdéjàquej’enaieune
Madeline:Allez,tun’espasinculte.Olly:lescontrepèteriesMadeline:Tuesinculte.Jevaisfairesemblantquetun’asjamaisécritça.Olly:c’estquoileproblèmeavecunebonnecontrepèterie?Madeline:Une«bonnecontrepèterie»?C’estunoxymore!Olly:etc’estquoitaformepoétiquepréférée?Madeline:Lehaïku.Olly : c’est nul les haïkus. avec les contrepèteries au moins faut réfléchir pourcomprendreMadeline:Tuviensdedégringolerdustatutd’inculteaustatutdebarbare.Olly:c’estnotéMadeline:Bon,jedevraisdormir.Olly:moiaussi
Jeudi,20:00Madeline:Jen’auraispasimaginéquelesmathsétaienttamatièrepréférée.Olly:pourquoipas?Madeline :Jenesaispas.Tuescaladeslesbâtimentsetsautesau-dessusdes trucs.La plupart des gens sont bons avec leur corps ou avec leur cervelle,mais pas lesdeux.Olly:c’estunefaçonpoliedemedirequej’ail’airidiot?Madeline:Non!Enfin,cen’estpascequej’aivouludire.Olly:tuveuxplutôtdirequejesuistropsexypourêtrebonenmaths.çamevaonmeleditsouventMadeline:…Olly:c’estjusteunequestiondepratiquecommepourtout.ilyadeuxansj’aigagnéleconcoursdemathsdemonbahut,jeteferaisdire.unproblèmedeprobabilitésoudestatistiques?jesuistonhommeMadeline:Non?!Olly:si!Madeline:Tropsexy!Olly:j’ail’impressionquecen’estpassincèreMadeline:Si!Olly:nonMadeline:☺Donc,tucroisquetudeviendrasungrandmathématicien?
Olly:jenepensepasnonOlly : mon père m’a fait arrêter le club demaths. il voulait que je fasse quelquechosedeplusvirilcommelefootparexempleMadeline:Tujouesaufoot?Olly:non.ilm’afaitarrêterlesmathsmaisiln’apasréussiàconvaincrel’entraîneurde foot de me recruter en plein milieu de saison. finalement il a laissé tomberMadeline:Ets’ilremetçasurletapis?Olly:c’estunpeuplusdurdem’obligeràfairedeschosesmaintenantqu’ilyadeuxansOlly:jesuisplusméchantetpluscostaudMadeline:Tun’aspasl’airméchant.Olly:tunemeconnaispasencoresibien
Vendredi3:03Madeline:Encoreréveillé?Olly:ouiMadeline:Jesaisquetuneveuxpasenparler.Olly:etpourtant…Madeline:J’aivucequis’estpasséaujourd’hui.Tamèrevabien?Olly:çava.cen’estpaslapremièrefois.niladernièreMadeline:Jesuisdésolée…Olly:pasdejesuisdésoléeavecmoi,stpOlly:raconte-moiplutôtquelquechose,n’importequoi.quelquechosedemarrantMadeline:OK.Pourquoiungarsest-ilsurprisdevoirducéleriluipousserdanslesnarines?Olly:pourquoi?Madeline:Parcequ’ilavaitplantédumaïs.Madeline:Euh…yaquelqu’un?Olly:ohlàlàcetteblagueestnulleMadeline:Maisellet’aquandmêmefaitsourire.Olly:ouic’estvraiOlly:merciMadeline:Quandtuveux.
Samedi,20:01Olly:j’imaginequejeneteverraipasenvraiavantlarentrée?Madeline:Jenevaispasaulycée.Olly:ahbon?déjààlafac?Madeline:Non.Dansaucuneécole.Jesuislescoursparcorrespondance.Olly:pourquoi?Madeline:Jenepeuxvraimentpasenparler.Olly:allez,quoi.tudoism’aiderunpeu,làMadeline:Jeveuxqu’onsoitamis.Jeneveuxpasquetuaiespitiédemoi.Olly:dis-moic’esttout.onseraencoreamisMadeline:Jesuismalade.Olly:maladecomment?Madeline:Vraimentmalade.Maladeànepaspouvoirmettrelenezdehors.Olly:nomdedieuOlly:tuvasmourir?Madeline:Pastoutdesuite,non.Olly:bientôt?Madeline:Sijequittaislamaison,oui.Olly:okOlly:onestencoreamis,jen’aipaspitiédetoiMadeline:Merci.Olly:commentçamarchel’écoleparcorrespondance?Madeline : Tous mes cours sont sur Skype. J’ai des devoirs, des contrôles, desnotes.Beaucoupdegenssontscolarisésàdomicile.Olly:hum,coolOlly : t’as déjà remarqué que de nombreux finalistes aux concours d’orthographesontscolariséschezeux?Madeline:Jamaisremarqué,non.Olly:c’estvéridiqueOlly:jevoudraisqu’onpuisseserencontrerMadeline:Moiaussi.Madeline:Bon,jedoisyaller,maintenant.Olly:vas-yalorsOlly:toujourslà?
Madeline:Oui.Olly:vaàlafenêtreMadeline:Maintenant?Jesuisenchemisedenuit.Olly:enfileunerobedechambre.vaàlafenêtrequejepuissetevoirMadeline:OK,j’yvaistoutdesuite.Bonnenuit,Olly.Olly:bonnenuitmaddy
LEREPASDEL’ASTRONAUTE
–M.Watermanmontetevoir,meditCarladepuislaporte.Jesuisenfinentraindemettrelatouchefinaleàmamaquettepourlecoursd’architecture.J’aidû
abrégerdeuxnuitsdetchatavecOllypourenveniràbout.Jeneveuxpasquemamères’inquiètedenouveau.Pourcedevoir,jedevaisimagineruncentrecommercialetderestaurationàcielouvert,danslestylearchitecturaldemonchoix.J’aiprisl’artdéco,parcequejetrouvequelesbâtimentsontl’airprêtsàs’envoler.Aucœurdececomplexe, j’ai imaginéuneterrasseavecunsolengazonetd’immenseschaises
aux formes bizarres, décorées de motifs en zigzag de couleurs vives. J’ai déjà « planté » dansl’herbe des palmiers en plastiqueminiatures, et à présent je place des personnages en plastiqueminiatures portant des sacs de courses en plastique miniatures de façon stratégique, de sorte àdonneràlascène«l’énergiedelavie»,commediraitM.Waterman.Endeuxansdecoursparticuliers, jenel’airencontréqu’àdeuxreprises.D’habitude, tousmes
cours, y compris ceux d’architecture, se déroulent via Skype. Cette semaine, ma mère fait uneexception. Jepensequ’elle se sentencoremalàcausede lavisitedeKaraetOlly, ilyaquinzejours. Je lui aiditqu’ellen’avaitpasà s’en faire,maisellea insisté.Recevoirunvisiteur, c’esttouteuneaffaire,carildoitaccepterquel’onvérifiesesantécédentsdesantéetdepasserunevisitemédicale approfondie. Il doit également être décontaminé, c’est-à-dire passé sous un puissant jetd’airpendantuneheureenviron.C’estunevéritableépreuvedevenirmevoir.M. Waterman déboule dans la pièce, l’air joyeux mais débordé, comme le père Noël un
24décembreavantdemontersursontraîneau.Leprocessusdedécontaminationluiadonnéfroid,ilse frotte lesmainset souffledessuspourse réchauffer.Puis les frappe l’unecontre l’autreenmesaluantjoyeusement:–Bonjour,Madeline!Detousmesprofs,c’estmonpréféré.Ilnemeregardejamaisavecdesyeuxdepitié,etilaimesa
matièreautantquemoi.Sij’étaisdestinéeàdevenirquelquechosequandjeseraigrande,ceseraitarchitecte.–Bonjour,monsieurWaterman.J’aiunsouriregêné,jenesaispasvraimentcommentmecomporterenprésenced’unepersonne
quin’estnimamèreniCarla.–Ehbien,qu’avons-nouslà?demande-t-il,sesyeuxpétillantdemalice.Jeposemesdeuxderniers«clientsminiatures»devantunmagasinde jouets,et jereculed’un
pas.
Iltourneautourdemamaquettepourl’observer,tantôtaffichantunsourireradieux,tantôtfronçantlessourcils,etfaisanttoutletempsclaquersalanguecontresonpalais.–Ehbien,machère,vousvousêtessurpassée!C’esttrèsjoli!Il se redresse et s’apprête à me tapoter l’épaule avant de se raviser. Aucun contact physique
autorisé. Il secoue doucement la tête, puis se penche à nouveau pour continuer à examiner mamaquette.–Oui,oui,vraimentjoli!Iln’yaquequelquespetiteschosesàrevoir.Maisd’abord!Oùs’est
cachénotreastronaute?Chaquefoisquejeconçoisunenouvellemaquette,jefabriqueunefigurined’astronauteenargile,
que je cache dedans. Chaque figurine est différente. Cette fois, l’astronaute porte un scaphandreintégral,avecuncasquehermétiqueetunréservoiràoxygène,etilestassisaurestaurantdevantunetable encombrée de nourriture. Je lui ai préparé des banana splits miniatures, une montagne depancakesauxmyrtilles,desœufsbrouillés,des tartinesaubeurreet à laconfiture,dubacon,desmilkshakes (fraise, chocolat et vanille), des cheeseburgers et des frites. Je voulais que les fritessoientenformedetire-bouchon,maisj’aimanquédetempsetdûmecontenterdefritesordinaires.
–Levoilà!s’exclameM.Waterman.Illecontempleuninstantenfaisantclaquersalangue,puisilsetourneversmoi.Sesyeuxrieurs
lesontunpeumoinsqued’habitude.– C’est merveilleux, ma chère !Mais comment va-t-il réussir à manger toute cette succulente
nourritureavecsoncasque?Je regarde mon astronaute. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il pourrait avoir envie de
manger.
TOUTESTRISQUÉ
Carlamesouritcommesiellesavaitquelquechosequej’ignore.Elleafaitçatoutelajournée,chaque foisqu’elle croyait que jene lavoyaispas.Elle a aussi chantéTakea chanceonme deABBA,songroupepréférédepuistoujours.C’estincroyablecequ’ellechantefaux.IlfaudraitquejedemandeàOlly laprobabilitéqu’aucunenotede touteunechansonnesoit juste.Peut-êtreque,grâceauhasard,elleenaquandmêmeforcémentunedebonne?Il est midi et demi, et j’ai une demi-heure pour déjeuner avant que mon prof d’histoire se
connecte. Jen’aipas faim. Jen’aipratiquementplus jamais faim.Apparemment, le corpshumainpeutsenourrirexclusivementdetchat.DèsqueCarlaregardeailleurs,jevaisfaireuntoursurmaboîtee-mails.Treizemessagesd’Olly
depuishiersoir.Tousenvoyésauxalentoursde3heuresdumatinet,bienentendu,toussansobjet.Jerisdoucementensecouantlatête.Jevoudrais les lire, jemeursd’enviede les lire,mais,avecCarladans lapièce, jedois faire
attention. Je jette un coup d’œil vers elle et croise son regard curieux, les sourcils levés.Est-cequ’ellesedoutedequelquechose?–Qu’est-cequ’ilyadesiintéressantsurcetordinateur?demanda-t-elle.Mince.Ellesait,c’estsûr.Jerapprochemachaisedubureauetposemonsandwichsurleportable.–Rien.Jeprendsunebouchée.Lemardi,c’estsandwichaublancdedinde.–Non,cen’estpasrien.Ilyaquelquechosequit’amuse.Elle s’approche enme souriant.Sesyeuxmarron seplissent, et son sourire s’étire jusqu’à ses
oreilles.–C’estjusteunevidéodechat,dis-je,labouchepleine.Aïe,mauvaiseidée!Carlaadorelesvidéosdechats.Elletrouvequec’estlaseulechosevalable
surInternet.Elle contourne la table pour venir derrière moi et tend la main vers l’écran. Je lâche mon
sandwichetattrapel’ordinateur,quejeserrecontremapoitrine.Jesuisunetrèsmauvaisementeuse,aussijedébitelapremièrechosequimepasseparlatête:–Ilnefautpasquetuvoiesça,Carla.C’estsupertriste.Lechatmeurt.Nous restons là à nous dévisager pendant quelques secondes, comme suspendues à un silence
stupéfait.Jesuisstupéfaited’êtreaussibêteetjen’enrevienspasd’avoirditça.Carlaeststupéfaite
quejesoisaussibête,etellen’enrevientpasquej’aieditça.Ellerestebouchebéed’unefaçonunpeucomique,commeunpersonnagededessinanimé,etsesgrandsyeuxrondssontplusgrandsetplusrondsquejamais.Puiselleseplielittéralementendeuxetsefrappelescuissesenriantcommejenel’aijamaisentenduerire.Franchement,quid’autresedonnedesclaquessurlescuissesquandilrit?–Tun’asvraimentpastrouvéd’autreexcusequelecoupduchatmort?s’esclaffe-t-elle.Etelleritdeplusbelle.–Alorstusais?–Ehbien,sijenelesavaispasavant,c’estchosefaite!Elleseremetàrireetàsetaperlescuisses.–Tuauraisdûvoirtatête!–Cen’estpassidrôlequeçanonplus…Jesuisunpeuvexéedem’êtretrahie.–Etpuis,n’oubliepasquej’ailamêmeàlamaison.JedevinetoutdesuitequandRosaprépare
uncoupendouce.Ettoi,Miss,tuesnullepourcacherleschoses.Jet’aivuevérifiertese-mailsetleregarderparlafenêtre.Jereposemonordinateursurlebureau.–Alors,tun’espasfâchéecontremoi?dis-je,soulagée.Ellemetendmonsandwich.–Çadépend.Pourquoitunevoulaispasm’enparler?Ellemefixependantunelongueseconde.–Est-cequejedoism’inquiéter?–Non.–Alorsjenem’inquiètepas.Ellecoiffemescheveuxenarrière,derrièremesépaules.–Mange,conclut-elle.
UNQUARTD’HEUREPLUSTARD
–Peut-êtrequ’ilpourraitvenirmerendrevisite?Maquestionmesurprendmoi-même,maisCarlanesemblepasétonnéelemoinsdumonde.Elle
n’arrêtemêmepasd’essuyerl’inexistantepoussièresurmabibliothèque.–Cesados,touslesmêmes!Donnez-leurundoigt,etilsvousprennentlebras.–Çaveutdirenon?Elleéclated’unpetitrire.
DEUXHEURESPLUSTARD
J’essaieencore.– Ce serait juste pour une demi-heure. Il pourrait être décontaminé, commeM.Waterman, et
alors…–Tuesdevenuefolle?
ENCOREPLUSTARD
–S’ilteplaît,Carla…Ellemecoupelaparole:–Etmoiquipensaisquetut’ensortaisbien!–C’estlecas.Jem’ensorsbien.Jeveuxjustelevoir.–Onnepeutpastoujoursavoircequ’onveut.Àsontoncatégorique,jedevinequ’elleutilisesouventcetteformuleavecRosa.Ellenedoitpas
êtreraviedemeservirlemêmediscours,pourtantellen’ajouterien.
Lajournéeprendfin.Avantdepartir,Carlas’arrêtesurleseuildemachambre.–Tusaisquejen’aimepastedirenon.Tuesunefilleraisonnable.Jem’engouffredanslabrèche:– Il se ferait décontaminer et resterait assis à l’autre bout de la pièce, loin, très loin demoi,
seulementpendantquinzeminutes.Trentemaximum.Ellesecouelatête,maissongestemanquedefermeté.–C’esttroprisqué.Ettamèren’accepteraitjamais.–Onneleluidiraitpas.J’airépondudutacautac.Ellem’adresseunregardcinglant,pleindedéception.–Voustrouvezdonctoutesçatrèsfacile,dementiràvosmamans?
ÀQUISAITATTENDRE
Carlan’enreparlepasavantlafindudéjeuner,deuxjoursplustard.–Maintenant,écoute-moi,articule-t-elle.Pasdecontactphysique.Turestesd’uncôtédelapièce,
etluidusien.Jeluiaidéjàditlamêmechose.Jecomprendslesmotsqu’elleprononce,maisjenesuispassûredecomprendreleursens.–Çaveutdireque…?Qu’ilestici?Ilestdéjàici?–Turestesdetoncôté,etluidusien.Aucuncontact.Compris?Non!Maisjehochequandmêmelatête.–Ilt’attenddanslavéranda.–Décontaminé?L’expressiondesonvisagesemblemerépondre:«Pourquitumeprends?»Jemelève,merassoisaussitôt,melèveànouveau.–Oh,Seigneur!gémit-elle.Vavitet’arranger!Jetedonnevingtminutes.Monestomacnesecontentepasdefairedessaltos;c’estdelahautevoltigesansfilet!–Pourquoituaschangéd’avis?Ellevientversmoi,attrapemonmentonentresesdoigtsetmeregardedroitdanslesyeuxpendant
silongtempsquejecommenceàmetrémousserd’impatience.Jevoisbienqu’elleadumalàmettredel’ordredanssesidées.Finalement,ellelâchejuste:–Tuméritestoutdemêmeunpetitquelquechose.C’estcommeçaqueRosaobtient toutcequ’elleveut.Il luisuffitde ledemanderàsamèreau
(trop)grandcœur.
Jemedirigeverslemiroirpour«m’arranger».J’avaispresqueoubliéàquoijeressemble.Jenemeregardepassouvent.Quelintérêtquandiln’yapersonned’autrepourvousvoir?J’aimel’idéequejeressembleàégalitéàmesdeuxparents,cinquantepourcentàmamère,cinquantepourcentàmonpère.Mapeaubrune,c’estcequ’onobtientenmélangeantsa teintemateàelleetsacouleurchocolatàlui.Mescheveuxsontlongs,épaisetondulés,pasaussifrisésqueceuxdemonpère,maispas aussi raides que ceux de ma mère. Même mes yeux sont un mélange parfait des leurs, niasiatiquesniafricains,maisquelquepartentrelesdeux.Je détourne le regard, puis le dirige de nouveau vers lemiroir, rapidement, pour tenter deme
prendreaudépourvuafind’avoirune imageplus juste,afind’essayerdevoircequ’Ollyvavoir.
J’essaiedesourire,puisderire,enmontrantoucachantmesdents.J’essaiemêmeunfroncementdesourcils,bienquej’espèren’avoiraucuneraisondelefaireensuite.Carlam’observequigrimacedevantlemiroir,avecuneexpressionmi-amusée,mi-perplexe.–Jemerappellequandj’avaistonâge,murmure-t-elle.Jenemeretournepas,préférantm’adresseràsonreflet.–Tuessûrequec’estunebonneidée?Tunepensesplusquec’esttroprisqué?–Tuessaiesdemefairechangerd’avis?Elles’approcheetposeunemainsurmonépaule.–Toutestrisqué.Mêmenerienfaire,c’estrisqué.C’estàtoidedécider.J’examinema chambre blanche autour demoi,mon canapé blanc,mes étagères blanches,mes
mursblancs,ceschosessisûres,familièresetimmuables.Je pense à Olly, qui doit m’attendre, transi de froid après sa décontamination. Il est tout le
contraire.Passûr.Pasfamilier.Toujoursenmouvement.Ilestleplusgrandrisquequej’aiejamaispris.
IMPARFAITDUFUTUR
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:FuturantérieurEnvoyéle:10juillet,12:30
Quandtulirascemail,onseserarencontrés.Çaauraétéparfait.
OLLY
La véranda est ma pièce préférée. Elle est entièrement vitrée et donne sur notre jardinparfaitemententretenu.Elle ressembleunpeuàune forêt tropicalede cinéma, rempliede faussesplantes exotiques très réalistes. Partout il y a des bananiers et des cocotiers chargés de fruitsfactices, des hibiscus recouverts de fleurs en plastique. Il y amême un ruisseau gargouillant quiserpenteàtraverslapièce,sanspoissons,biensûr–enfin,sansvraispoissons.Lemobilierenrotinuséal’aird’avoirsubiunelongueexpositionausoleil.Et,pourentretenir l’impression tropicale,mamèrelaissealluméenpermanenceundiffuseurd’airchaud,etunebrisetièdeemplitlapièce.Laplupartdutemps,j’adoreêtreici,carjepeuxm’imaginerquelesvitresdisparaissentetqueje
suisDehors.Maisparfoisjem’ysenscommeunpoissondansunaquarium.Letempsquejelerejoigne,Ollyadéjàtrouvédesprisespoursesmainsetsespiedssurlemur
dufondenfauxrocher,etilacommencéàl’escalader.Quandj’arrivesurleseuil,ilpinceunelargefeuilledebananierentredeuxdoigts.–C’estdufaux,dit-il.–C’estdufaux,dis-je,exactementenmêmetemps.Il lâche la feuillemais demeure là où il est, accroché aumur.Grimper pour lui, c’est comme
marcherpourlerestedumonde.Jenesaispastropquoiajouter,alorsjedemande:–Tucomptesresterlà-haut?–Jenesaispas…Carlam’abienfaitcomprendrequejenedevaispast’approcher,etjecrois
quec’estlegenredefemmequ’ilnefautpastropembêter…–Tupeuxquandmêmedescendre.Carlan’estpasaussiterriblequ’elleenal’air.–OK.Il se laisse glisser sans effort jusqu’en bas. Puis ilmet lesmains dans ses poches, croise les
jambesets’adossecontrelemur.Jenel’aijamaisvuaussiimmobile.Jepensequ’ilessaiedenepastropm’effrayer.–Tupeuxpeut-êtreentrer…,murmure-t-il.Jem’aperçoisalorsque jesuis toujourssur leseuil, lamainposéesur lapoignée. Je ferme la
portesanslequitterdesyeux.Luiaussimesuitduregard.Aprèstouslesmessagesquenousavonséchangés,j’avaisl’impressionde leconnaître,mais,à
présentqu’ilse tientdevantmoi,cesentimentadisparu. Ilestplusgrandque jene lepensais,etbeaucoupplusmusclé,sansêtremassif.Sesbrassontmincesetsculptés,etlesmanchesdesonT-shirtnoirserrentsesbiceps.Sapeaualacouleurducaramel.Elledoitêtrechaudeautoucher.
–Tun’espascommejelecroyais.Ilsourit,etunefossettesecreusesursajouedroite.–Jesais.Jesuisplussexy,hein?Allez,tupeuxledire…J’éclatederire.–Commenttufaispourtrimballerunegoaussigrosetaussilourd?–C’estgrâceàmesmuscles,réplique-t-ilengonflantsesbicepsetenlevantunsourcildefaçon
comique.Manervosité s’envole un instant,mais revient aussitôt quand je constate qu’ilme regarde rire
sansplusriendirependantdetropnombreusessecondes.– Tes cheveux sont vraiment longs, observe-t-il. Et tu nem’avais jamais dit que tu avais des
tachesderousseur.–J’auraisdû?–Lestachesderousseur,c’estunmotifderupturedecontrat.Ilsourit,etlafossetteréapparaît.Adorable.Jevaisverslecanapéetm’yassois.Ilresteadossécontrelemur,àl’autreboutdelapièce.–Ellesm’empoisonnentlavie,dis-je,enfaisanttoujoursallusionàmestachesderousseur.C’estridicule,puisquecequim’empoisonnelavie,bienentendu,c’estlamaladieetlefaitdene
paspouvoirquitterlamaison.Nousnousenrendonscompteenmêmetemps,etnouspouffonstouslesdeux.–Tuesmarrante,murmure-t-ilquandnosriressetaisent.Jesouris.Jenemesuisjamaisvuecommeunboute-en-train,maisjesuiscontentequ’illepense.Nousrestonsquelquesinstantsdansunsilencegêné,cherchantnosmots.Entchat, lesblancsse
remarquent beaucoupmoins.On peut les attribuer à une distraction quelconque.Mais là, dans lavraievie,onal’impressiondevoirdesbullesviergesau-dessusdenostêtes.Quoique…enfait,lamienneneserait pasviergedu tout,mais jenepeux toutdemêmepas lui avouer àquelpoint jetrouvequ’iladebeauxyeux.Ilssontaussibleusquel’océanAtlantique,exactementcommeil l’adit.C’estidiot,biensûr,puisquejelesavais.Maisladifférenceentrelesavoiretlevoir,c’estunpeulamêmequ’entrerêverqu’onvoleetvoler.–Elleestincroyable,cettepièce,déclare-t-ilenfin,enpromenantsonregardautourdelui.–Oui.Mamèrel’afaitaménagerpourquej’aiel’impressiond’êtreàl’extérieur.–Etçamarche?–Laplupartdutemps.J’aibeaucoupd’imagination.–Tuesvraimentunehéroïnedecontedefées.PrincesseMadelineetlechâteaudeverre.Ilsetaitdenouveau,commes’ilhésitaitàaborderunsujet.–Tupeuxposertaquestion,luidis-je.Ilporteautourdupoignetunélastiquenoirenguisedebracelet,sur lequel il tireplusieursfois
avantdeselancer:–Tuesmaladedepuiscombiendetemps?–Depuistoujours.–Qu’est-cequisepasseraitsituallaisdehors?–Matêteexploserait.Oumespoumons.Oumoncœur.–Commenttuarrivesàrirede…?
Jehausselesépaules.–Commentj’arriveraisàquoiquecesoitsijen’enriais?Ousijedésiraistoutesceschosesque
jenepeuxpasavoir?–Unvéritablemaîtrezen.Tudevraisdonnerdescours.–C’estuntrèslongapprentissage.Jeluirendssonsourire.Il s’accroupit, puis s’assoit, toujoursdos aumur, les brasposés sur ses genoux. Il a beau être
immobile,jesensàquelpointilabesoindebouger.Cegarçonestunebouled’énergiepure.–Oùrêves-tuleplusd’aller?demande-t-il.–L’espace,çacompte?–Non,Maddy,endehorsdel’espace.J’aimesafaçondedire«Maddy»,d’untonsinaturelqu’oncroiraitqu’ilm’appelleainsidepuis
toujours.–Lamer.Laplage.–Tuveuxquejetelesdécrive?J’acquiesceavecplusdevigueurquejenel’auraisvoulu.Moncœurs’accélère,commesij’étais
entraindefairequelquechosed’interdit.–J’aidéjàvudesphotosetdesvidéos,maisqu’est-cequeçafaitdesebaignerpourdevraidans
l’océan?Lemêmeeffetqued’êtredansunebaignoiregéante?–Engros, oui, confirme-t-il en réfléchissant.Non, en fait, je retire ce que j’ai dit. Prendreun
bain,çadétend.Alorsquesebaignerdansl’océan,c’estunpeueffrayant.C’estmouillé,etfroid,etsalé,etdangereux…Jenem’attendaispasàcetteréponse.–Tun’aimespaslamer?Ilesquisseunsourireencoin.–Jeneladétestepas,etmêmejelarespecte,s’enflamme-t-ilendressantl’index.Respect.C’est
laMèreNaturedanstoutesasplendeur:impressionnante,magnifique,indépendante,assassine.Tuterendscompte?Toutecetteeau,quipourtantnet’empêcheraitpasdemourirdesoif.Etlesvaguesqui n’ont d’autre but que de t’aspirer pour que tu te noies plus vite. L’océan peut t’avaler et terecracher,sansmêmet’avoirremarquée.–Oh,monDieu!Enfait,tuesungrostrouillard!–Etencore,onn’apasabordé lesujetdes requinsblancs,descrocodilesd’eaudemer,oude
l’AiguilledeMerdel’océanIndien…–D’accord,d’accord…,dis-jeenriantetenlevantlesmainspourqu’ils’arrête.–Cen’estpasuneblague,maintient-ilavecunfauxsérieux.L’océan,çatue.Ilmefaitunclind’œiletajoute:–MèreNatureestunemèreunpeunaze.Jeristroppourpouvoirluirépondrequelquechose.–Bon,enchaîne-t-il.Qu’est-cequetuveuxdécouvrird’autre?–Aprèsça?Rien!–Allez,jesuisunpuitsdescience!–OK.Situmemontraisunedetessupercascades?
Enunclind’œil,ilestdeboutetilévaluelapièced’unregardcritique.–Jen’aipasassezdeplace.Ilvaudraitmieuxqu’onailledeh…Ils’interromptaumilieudesaphrase.–Merde.Jesuisdésolé,Maddy.–Arrête,tun’aspasàêtredésolé,dis-jeenmelevant.J’aiprononcécesmotsd’untonunpeusec,maisc’estimportant.Jenesupporteraispasqu’ilait
pitiédemoi.Ilfaitclaquersonélastiquecontresonpoignet,hochelatêteetchangedesujet:–Jepeuxfairelepoiriersurunemain.Il s’écarte du mur et se laisse tomber en avant avec une facilité déconcertante, jusqu’à se
retrouver la têteenbas,enappuisur lesmains.Lemouvementaétésigracieuxetsi fluidequ’uninstant j’en suis jalouse. Quelle sensation cela peut-il faire d’avoir une telle confiance en soncorps?–Incroyable…,dis-jeàvoixbasse.–Pourquoituchuchotes?Onn’estpasdansuneéglise,mesignale-t-il,mêmesi,danssaposition,
ilnepeutpasnonplusparlerfort.–C’estvrai…maisçamelaissesansvoix…Ilnerelèvepaslecompliment.Aulieudecela,ilfermelesyeux,lèvelentementlamaingaucheet
maintient lebrasà l’horizontalesur lecôté. Il estpresque totalement immobile.Dans lapiècenerésonnentquesarespirationunpeulourdeetlegargouillisduruisseau.SonT-shirtaglissévers lebas,dévoilantlesmusclesdesonventreetsapeaucouleurcaramel.Jedétourneleregard.–Bravo,tupeuxarrêtermaintenant!Enunbattementdecils,ilestdenouveausursespieds.–Qu’est-cequetusaisfaired’autre?Ilfrottesespaumesl’unecontrel’autreetm’adresseunsourire…Unfliparrièreplustard,ilserassoitdosaumur,lespaupièrescloses.–Pourquoituasd’abordpenséàl’espace?demande-t-il.Jehausselesépaules.–SansdouteparcequejeveuxvoirlaTerreentière.–C’estassezoriginal,commeréponse,commente-t-ilavecunemoueamusée.J’acquiesceetjefermelesyeux,moiaussi.–Est-cequ’ilt’arrivedesentir…MaisjesuisinterrompueparCarla,quidébouledanslapiècepourmettreOllydehors.–Vousvousêtestouchés?demande-t-elle,lesmainssurleshanches.Nousouvronslesyeuxenmêmetempsetnousnousdévisageons.Jesuissoudain incroyablement
conscientedelaproximitéentresoncorpsetlemien.–Non,aucuncontact,répondOlly,sansquittermonvisageduregard.Quelquechosedans son tonme fait rougir jusqu’auxoreilles, etunevague de chaleur descend
doucementdemonvisageàmapoitrine.Lacombustionspontanéeexiste;j’ensuissûre,maintenant.
PERSPECTIVES
Lelendemainmatin,avantl’arrivéedeCarla,jepasseexactementtreizeminutesàmepersuaderque je suis en trainde tombermalade.Ellemet exactement sixminutes àm’endépersuader.Elleprendmatempérature,matension,mesuremonrythmecardiaqueetmonpouls,avantdedéclarerquejesuistoutsimplementmaladed’amour.–Symptômesclassiques,précise-t-elle.–Jenesuispasamoureuse.Jenepeuxpasêtreamoureuse.–Etpourquoipas?–Àquoiçam’avancerait?dis-jeenlevantlesbrasauciel.Moiamoureuse,ceseraitcommeêtre
uncritiquegastronomiquesanspapillesgustatives!Ceseraitcommeêtreunpeintredaltonien!Ceseraitcomme…–Prendreunbaindeminuittouteseule.Là,jenepeuxpasm’empêcherd’éclaterderire.–Exactement.Aucunintérêt.–Pasaucunintérêt,enchaîne-t-elleenmedévisageantd’unairsérieux.Cen’estpasparcequetu
nepeuxpas tout expérimenterque tunedois rien expérimenter.Etpuis, les amoursdésespérées,c’estlavie.–Jenesuispasamoureuse.–Ettun’espasmalade,riposte-t-elle.Donc,iln’yapasdequois’inquiéter.
*
Lerestedelamatinée,jesuistroppréoccupéepourlireoufairemesdevoirs.Malgrélesefforts
deCarlapourmeconvaincrequejenesuispasmalade, jemesurprendsàprêterunetropgrandeattentionàmoncorpsetàsesréactions.Est-cequejen’aipasdespicotementsdanslesdoigts?Est-cequejeressensça,d’habitude?Pourquoiai-jel’impressiond’êtreàboutdesouffle?Combiendetempspeut-onavoirl’estomacnouéavantqu’ildevienneimpossiblededéfairecenœud?JedemandeàCarlad’effectuerdenouveauxtests,etlesrésultatssonttousnormaux.L’après-midi, j’admets sans ledirequeCarlaapeut-êtremis ledoigt surquelquechose. Jene
suissansdoutepasamoureuse,maisjel’aimebien.Jel’aimesincèrementbien.J’erresansbutdanslamaison,et j’ai l’impressionde levoirpartout.Dans la cuisine, en trainde se fairegrillerdestartines.Danslesalonàcôtédemoi,peinantàregarderOrgueiletPréjugés.Dansmachambre,son
corpsvêtudenoirallongésurmoncanapéblanc.Et jenevoispas seulementOlly. Jemevois,moi, flottant très loinau-dessusde laTerre.Des
confinsde l’espace, j’embrassedu regard lemonde entier.Mesyeuxneviennent buter sur aucunmur,aucuneporte.Jevoisledébutetlafindestemps.Jevoisl’infini.Pourlapremièrefoisdepuislongtemps,j’aienviedeplusquecequej’ai.
LEPAYSDESMERVEILLES
Etc’estcetteenviequimefait redescendrebrutalementsur terre.Cetteenviemeterrifie.C’estcommeunemauvaiseherbequigagnelentementduterrain,àvotreinsu.Avantmêmequevousvousenrendiezcompte,elleadétruitvotrepelouseetgrimpedevantvosfenêtres.J’envoieununiquee-mailàOlly.Jesuistrèsoccupéeceweek-end,luidis-je.J’aibesoindeme
concentrer, lui dis-je. J’éteinsmon ordinateur, le débranche et l’enfouis sous une pile de livres.Carlahausseunsourcilinterrogateur.Jeluirépondsenfronçantlesmiens.Jepasse lamajeurepartiedemon samedi àpeiner surmesdevoirsd’arithmétique.Lesmaths,
c’estlamatièrequej’aimelemoins,etcelledanslaquellej’obtienslesmoinsbonnesnotes.Ilestpossiblequecesdeuxfaitssoientliés.Lesoir,jemereplongedansuneversionannotéeetillustréed’AliceauPaysdesMerveilles.LorsqueCarlapliebagage,àlafindelajournée,jeleremarqueàpeine.–Vousvousêtesdisputés?demande-t-elleendésignantmonordinateurportable.Jesecouelatêtemaisn’endispasdavantage.
Le dimanche, je ressens un besoin urgent d’aller voir mes e-mails. J’imagine ma boîte de
réceptiondébordantdemessagessansobjetd’Olly.Est-cequ’illanced’autres«cinqpréféréssansréfléchir»?Est-cequ’ilabesoindecompagniepourfuirl’ambiancechezlui?–Tuvasbien,répèteCarlaavantdepartircesoir-là.Ellem’embrassesurlefront,etjemesensànouveaucommeunepetitefille.J’emporteAlice jusqu’àmoncanapéblancetjem’installeconfortablement.Carlaaraison,bien
sûr.Jevaisbien,maisj’aipeurdemeperdre,commeAlice.Jen’arrêtepasdepenseràl’étédemeshuitans.J’avaispassétellementdetemps,lefrontappuyécontrelavitre,àmetorturermoi-mêmeavecdesdésirsvains.Audébut,jevoulaisjusteregarderparlafenêtre.Puisj’aivoulusortir.Puisjevoulaisallerjoueraveclesenfantsduquartier,allerjoueravectouslesenfantsoùqu’ilssoient,êtrenormalejustepouruneaprès-midi,unejournée,unevie.Donc,jeneconsultepasmese-mails.Cedontjesuiscertaine,c’estquevouloirquelquechoseme
faitvouloirdavantage.Ledésirestsansfin.
LAVIEESTCOURTE
(OULARUBRIQUEDUSPOIL,PARMADELINE)
AliceauPaysdesMerveilles,deLewisCarroll
Attention,spoiler:Méfiez-vousdelaReinedeCœur.
Elleauravotretête.
CEQUINETETUEPAS…
Aucun e-mail d’Olly. Pas un seul. Je vérifie même dans ma boîte de spams. Ça devrait mecontrarier,maisnon.Çanemecontrariepastellement.Justeparsouciderigueur,jeréactualisetoutdemêmemamessagerietroisfoisencoreenl’espacededeuxsecondes…Ilssontpeut-êtrecachésquelquepart,coincésderrièred’autresmessages.Carlaentreaumomentoùjem’apprêteàréactualiserunefoisdeplus.–Jemedemandaissituoseraisdéterrercettechoseunjour.–Bonjouràtoiaussi,dis-je,encontinuantàloucherversl’écran.Ellesouritetselancedanssonhabitueldéballagedel’attirailmédical.Pourquoinelelaisse-t-
ellepasicilanuit?Mystère…–Qu’est-cequec’estquecetteminerenfrognée?C’estencoreàcaused’unevidéodechatmort?Ellearboreunlargesourirepleindedents,quilafaitressemblerauChatduCheshiredansAlice.
Bientôt,soncorpsvadisparaître,etiln’yauraplusquesatêtesouriantequiflotteradanslesairs.–Ollynem’apasenvoyéd’e-mail.Jecroisque«interloquée»estletermequiconvientpourdésignersaréaction.–Detoutleweek-end,dis-je,pourqu’elleprennebienconsciencedelasituation.–Jevois.Ellemetlestéthoscopedanssesoreillesetposeunthermomètresurmalangue.–Ettoi,tuluiasécrit?–Ouich…,dis-jeaveclethermomètredanslabouche.–Neparlepas,répondsjusteenbougeantlatête.–Déjolée.Ellelèvelesyeuxauciel.Quandlebip!retentit,jelisavantelle,enluirendantlethermomètre:–Trente-huit.Engros,jeluiaidemandédeneplusm’écrire.Jesuisridicule,hein?Ellemefaitsignedemetournerpourécoutermespoumons.J’insiste:–D’aprèstoi,jesuisridiculeàquelniveau,suruneéchellede1à10,sachantque1correspondà
«parfaitementrationnelle»et10à«folleàlier»?–Àpeuprès8,réplique-t-ellesanshésiter.Jem’attendaisàcequ’elle réponde12,alors8sonnecommeunevictoire.Je le luidis,etelle
éclatederire.
–Donc,cequetumeracontes,c’estquetuluiasdemandédenepast’écrire,etilnet’apasécrit.C’estbiençaquetumeracontes?–Ehbien,jen’aipasnonplusenvoyé«N’ÉCRISPAS»engrosseslettresetengras.Jel’aijuste
informéquej’étaisoccupée.Jem’attendsàcequ’ellesemoquedemoi,maisnon.–Pourquoituneluiaspasécrit?–Àcausedecedontnousavonsparlé.Jel’aimebien,Carla.Beaucoup.Trop.Jelisdanssesyeux:«C’esttout?»–Tuveuxvraimentperdre leseulamique tuas jamaiseu, justeparceque tuasunpeumalau
cœur?J’ailubeaucoup,beaucoupdelivressurlespeinesdecœur.Pasunnelesdécritcomme«unpetit
mal».«Quelquechosequibrisel’âmeetdétruitlemondetelqu’ilexistaitjusqu’alors»,oui.«Unpetit
mal»,non.Elles’appuiesurledossierducanapé.–Tunepeuxpasencorelesavoir,maisçavapasser.C’estjustel’attraitdelanouveautéetles
hormones.Elleapeut-êtreraison.J’aimeraisqu’elleaitraison,commeçajepourraisreparleràOlly.Carlasepencheànouveauenavantetm’adresseunclind’œil.–Ça,etlefaitqu’ilsoitassezmignon.–C’estvraiqu’ilestmignon,hein?–Jenepensaismêmepasqu’onenfabriquaitencoredescommeça!Je glousse avec elle, imaginant uneusine avecune chaînedemontage sur laquelle défileraient
pleindepetitsOlly.Commentréussirait-onàlesfairesetenirimmobilesletempsdelesemballeretdelesexpédier?Ellemedonneunepetiteclaquesurlesgenoux.–Allez!s’écrie-t-elle.Tuasassezdesouciscommeça,etl’amour,çanetuepas.
NONOUIPEUT-ÊTRE
Lundi,20:09Madeline:Salut!Olly:sltMadeline:Commenttuvas?Comments’estpassétonweek-end?Olly:super.bienOlly:ettoi?Madeline : Bien, mais occupé. Passé presque tout mon temps sur mes devoirsd’arithmétique.Olly:aaahl’arithmétique.lesmathsmodernesMadeline:Waouh!Tuneplaisantaispasquandtudisaisquetuaimaislesmaths?Olly:nonMadeline:Jesuisdésoléepourmone-mail.Olly:quellepartie?Madeline:Tout.Tuesfâché?Non,oui,peut-être?Olly:nonouipeut-êtreMadeline:Tun’étaispascenséutilisertouteslesréponses.Olly:pourquoitul’asenvoyé?Madeline:J’avaispeur.Olly:dequoi?Madeline:Detoi.Madeline:Tunem’aspasécritnonplus.Olly:tunevoulaispasMadeline:…Olly:lestroispetitspointsilsveulentdiresilencegênéoujeréfléchis?
Madeline:Lesdeux.Madeline:Pourquoituaimestantlesmaths?Olly:pourquoituaimestantleslivres?Madeline:Çan’estpaslamêmechose!Olly:ahnon?Madeline:Dansunlivre,tupeuxcomprendrelesensdelavie.Olly:lavieaunsens?Madeline:Tunedemandespasçasérieusement?Olly:peut-êtrequesiOlly:dansquellivretuascomprislesensdelavie?Madeline : OK, peut-être pas dans un seul livre,mais, si tu en lis assez, ça peutmarcher…Olly:c’estçatonplan?Madeline:Ehbien,j’aitoutmontemps.Madeline:…Olly:àquoitupenses?Madeline:J’aiunesolutionànotreproblème.Olly:jet’écouteMadeline:Soyonsjusteamis,OK?Olly:okOlly:maisdanscecasfinidematermesmusclesMadeline:Amis,Olly!Olly:oumesyeuxMadeline:Etfinideparlerdemestachesderousseur.Madeline:Etdemescheveux.Olly:etdeteslèvresMadeline:Etdetafossette.Olly:tuaimesmafossette?Madeline:Amis!Olly:ok
LETEMPS
Carla nous fait patienter une semaine avant de nous autoriser à nous revoir. Elle veut êtreabsolument sûre que de m’être trouvée dans la même pièce qu’Olly n’a rien déclenché en moi.Mêmesijesuisd’accordavecelle,lasemainemesembleinterminable.Jesuisconvaincuequeletempss’estralenti–littéralement,pasmétaphoriquement;c’estlegenred’infoquiauraitdûparaîtreàlaunedesjournaux.
MIROIR,MONBEAUMIROIR
Auboutd’unsiècle,lasemainearriveenfinàsonterme.Jesuissurexcitée,maisj’essaiedemecalmer.C’estplusdurqu’onnelecroit:essayerdenepassourirefaitsourired’autantplus.Carla m’observe tandis que je lutte pour choisir mes vêtements. Ce n’est pas quelque chose
auquel j’accordebeaucoupd’importanced’habitude.En fait, je n’y ai jamais accordé lamoindreimportance.Mon armoire ne contient que des T-shirts blancs et des jeans. Les jeans sont rangésselon leur coupe : droits, slim, semi-évasés, larges, sans compter la coupe bêtement appelée«boyfriend».Meschaussures–toutesdesKedsblanches–sontentasséesdansuncoinaufond.Jeneportepresquejamaisdechaussurespourmebaladerdanslamaison,etjenesuismêmepassûredetrouverunepaireàmataille.Enfarfouillantdanslapile,j’endénicheunegauchequisembleêtreàmapointure,puisladroite.Ellesmevont,maistoutjuste.Jemeplantedevantlemiroir.Doit-oncoordonnersonT-shirtousonsacavecseschaussures?Leblancest-illacouleurlamieuxassortieàmescheveuxchâtains?Jenotementalementpourplustardquejedoisfaireunpeudeshopping.J’achèteraiunT-shirtdanschaquecouleurjusqu’àtrouvercellequimevalemieux.Pourlacinquièmefois,jedemandeàCarlasimamèreestbienpartie.–Tu connais tamaman, répond-elle.Est-cequ’elle a déjà été en retardune seule fois dans sa
vie?Mamèrecroitenlaponctualitéavecautantdeferveurqued’autrescroientenDieu.«Letemps
estprécieux,dit-elle,etc’estunmanquederespectquedegaspillerceluidesautres.»Jen’aimêmepasledroitd’arriverenretardànosDînersduVendredi.Jem’observe dans le miroir et, sans aucune raison, retire mon T-shirt blanc à col en V pour
enfileràlaplaceunT-shirtblancàcolrond.Enfin…pastoutàfaitsansraison.PouravoirquelquechoseàfaireenattendantOlly.J’adoreraispouvoir enparler avecmamère. Jevoudrais luidemanderpourquoi j’ai le souffle
coupéquandjepenseàlui.Jevoudraispartagercetteespècedevertigeavecelle.Jevoudraisluirépétertoutcequ’Ollyditdedrôle.Jevoudraisluiraconterque,malgrétousmesefforts,jen’arrivepasàm’empêcherdepenseràlui.Jevoudraisluidemandersielleressentaitlamêmechosequandellearencontrépapa.Jemerassureintérieurementenmedisantquetoutvabien.Jenesuispastombéemaladeaprès
notrepremièrerencontre,etilconnaîtlesrègles:pasdecontact,décontaminationcomplète,etpasdevisites’ilcroitqu’ilcouvequelquechose.Jemedisquecen’estpasgravedementiràmaman.Jemedisquejenetomberaipasmalade.Je
medisquel’amitiénepeutpasfairedemal.EtqueCarlaaraison:l’amour,çanepeutpasmetuer.
PRÉVISIONS
Quandj’entredanslapièce,Ollyestànouveauagrippéaumur.Cettefois,ilestmontéjusqu’enhaut.Jeluidemande:–Tun’asjamaismalauxdoigts?– Ils sonthabituésgrâceàunprogrammed’entraînement très strict, réplique-t-il avecungrand
sourire.Mon estomac exécute l’un de ces petits saltos auxquels il faut que je m’accoutume, puisque,
apparemment,c’estuneffetsecondairedelafréquentationd’Olly.J’ai fait mes devoirs dans cette même pièce hier. Elle est exactement comme je l’ai laissée,
pourtantelleal’airtotalementdifférente.ElleesttellementplusvivantequandOllys’ytrouve.Sitouslesfauxarbresetlesfaussesplantess’animaientd’uncoup,jeneseraismêmepassurprise.Jevaisjusqu’aucanapéetprendsplaceàl’extrémitélapluséloignéedelui.Ildescenddumurets’yadosse,danslapositiondulotus.Jem’assoisentailleur,metsdel’ordredanslamassedemescheveuxetcroiselesbrassurmon
ventre.Commentsefait-ilquejesoissiconscientedemoncorps,dechacunedesesparties,dèsquejemetrouvedanslamêmepiècequelui?C’estcommes’ilmerendaitplusattentiveàmaproprepeau.–Tuportesdeschaussuresaujourd’hui,constate-t-il.Ilestdugenreobservateur,dugenreàremarquersivousavezbougéuntableauouajoutéunvase
danslesalon.Jebaisselesyeuxversmeschaussures.–J’enaineufpairesexactementpareilles.–Ettucritiquesmeschoixvestimentaires?–Tuneportesquedunoir.Çatedonneunlooksépulcral.–Ilmefaudraitundictionnairepourdiscuteravectoi.–Quiestpropreouserapporteàunsépulcre.–Pastrèséclairante,commedéfinition.–Pourfairesimple,tuesl’angedelamort.Ilgrimace.–C’estlafauxquim’atrahi,hein?Moiquicroyaisl’avoirbiencachée…
Ilchangedeposition.Àprésent, ilestétendusur ledos, lesgenouxrepliés, lesmainscroiséesderrièrelatête.Je changedeposition également, sans raison, ramenant les jambes contremapoitrine, lesbras
passésautourd’elles.Noscorpsentretiennent leurpropreconversation, indépendammentdenous.Est-ce que c’est ça, la différence entre l’amitié et autre chose ?Cette conscience que j’ai de saprésence?Lesfiltresàairfontleurtravail,émettantunronronnementaudiblederrièrelebruitduventilateur.–Commentçamarche?demandeOllyenscrutantleplafond.–C’estdumatérielindustriel.Lesfenêtressontscelléespourquel’airnepuissepasserquepar
les filtres disposés sur le toit. Au-dessus de 0,3 micron, rien ne peut entrer. Et le système deventilationrenouvellecomplètementl’airdanslamaisontouteslesquatreheures.–Waouh!Ilsetourneversmoietjedevinequ’ils’efforcedemesurerlagravitédemonétat.Jedétournelesyeux.–C’estl’assurancequiatoutpayé.Jeneluilaissepasletempsdeposerdesquestions.–Le camionneurqui a tuémonpère etmon frère s’est endormi auvolant. Il en était à sadix-
huitièmeheuredetravailconsécutive.L’assuranceatrouvéunarrangementavecmamère.Leregardd’Ollysefixesurleplafond.–Jesuisdésolé.–C’estassezétrangeparcequejenemesouvienspasvraimentd’eux.Enfait,jenemesouviens
pasdutoutd’eux.J’essaiede repousser lessentimentsqui font surfacechaque foisque jepenseàeux. Ilyaune
tristessequin’enestpasvraiment,etdelaculpabilité.–C’estbizarrederegrettercequ’onn’apasconnu,oudumoinscequ’onneserappellepasavoir
connu.–Pastantqueça.Lesilencesefait,etOllyfermelesyeux.–Çat’arrivedetedemandercequeseraittaviesitupouvaischangerjusteunechose?demande-
t-il.Pasd’habitude,maisdernièrementoui.Etsijen’étaispasmalade?Etsimonpèreetmonfrère
n’étaient pas morts ? C’est en évitant de m’interroger sur les choses impossibles que je suisjusqu’icirestéerelativementzen.–Onpensetousêtrespéciaux,enchaîneOlly.Oncroitêtrecommedesfloconsdeneige,uniques
etcomplexes…J’acquiescelentement,sûred’êtred’accordaveccequ’ilvientdedireetdevinantdéjàquejene
seraipasd’accordaveccequivasuivre.–Pourmoi,toutçan’aaucunsens,continue-t-il.Non,nousnesommespascommedesfloconsde
neige.Noussommesjustelerésultatd’unesériededonnées.J’arrêtedehocherlatête.–Tuveuxdire…commelerésultatd’uneformule?–Exactement,uneformule.
Ilseredressesurlescoudesetmedévisage.–Ilyajusteuneoudeuxdonnéesessentielles.Trouvelesquelles,ettuaurascernélapersonne.Tu
pourrastoutprédiresurelle.–Ahoui?Alors,danscecas,est-cequetupeuxprévoircequejevaisterépondre?Ilm’adresseunclind’œil.–Quejesuisunebrute,unhérétique,un…– Un taré, dis-je pour terminer à sa place. Tu ne vas quand même pas nous comparer à des
équationsdemaths?!–Pourquoipas?répond-ilenserallongeant.Ilpousseunlongsoupir,puisserassoitdenouveau.–Imaginequetupuisseschangerlesbonnesdonnées.Danscecas,tupourraisréparerleschoses
avantqu’ellessoientcassées.Ilaprononcécettedernièrephrasecalmement,maisavecletonfrustrédeceluiquitentedepuis
trèslongtempsderésoudrelemêmeproblèmesansyparvenir.Nosregardssecroisent,etilal’airgêné,commes’ils’étaitlivréplusqu’ilnel’auraitvoulu.Ils’allongeencoreetposeunbrasentraversdesesyeux.–Leproblème, c’est la théoriedu chaos.Cesdonnées sont à la fois déterminées et totalement
instables. Du coup, on ne peut pas les mesurer avec précision.Mais, si on y arrivait, on seraitcapablesdeprédireparfaitementlamétéo,lefutur,lesréactionsdesgens.–Et,d’aprèslathéorieduchaos,c’estimpossible,c’estça?–Oui.– Il t’a fallu étudier les maths à fond pour en arriver à la conclusion que les gens sont
imprévisibles?–Pourquoi?Toi,tul’ascomprisdepuislongtemps?–Leslivres,Olly!Toutça,c’estécritdansleslivres!Àcesmots,iléclatederire;ilsetordderire,même,ritencoreetencore.C’estcontagieux,etje
memets à rire,moi aussi,mon corps au diapason du sien. Je ne peuxm’empêcher d’admirer lafossetteàlaquellejenesuispluscenséeprêterattention.J’aienviedemettremondoigtdessusetqu’ilnes’arrêtejamaisderire.Peut-êtrequ’onnepeutpastoutprévoir,maisonpeutprévoircertaineschoses.Parexemple,je
vaiscertainementtomberamoureused’Olly.Etceseracertainementunecatastrophe.
LEDICTIONNAIREDEMADELINE
Obsession :n.f.Sens1:Intérêtextrême(etcomplètementjustifié)pourunobjet(ouunepersonne)extrêmementintéressant(e).(Whittier,2015)
SECRET
MestchatsrépétésavecOllyfinissentparmejouerdestours.Je m’endors devant un film avec ma mère, non pas une mais deux fois ! Elle commence à
s’inquiéter, redoutant un relâchement de mes défenses immunitaires. Je lui assure que c’est plussimplequeça:jenedorspasassez,c’esttout.Étant donné la situation, il est compréhensible que son cerveaudemédecin semette aussitôt à
imaginerlepirescénario.Ellemerépètecequejesaisdéjà,àsavoirquelemanquedesommeilesttrèsmauvaispourquelqu’uncommemoi.Jeluiprometsdefaireattention.Cettenuit-là,eneffet,jenetchatteavecOllyquejusqu’à2heuresdumatin,aulieudes3heures
habituelles.Çame fait bizarre de ne pas pouvoir évoquer avecmamère l’existence de quelque chose, de
quelqu’unquiatantd’importancepourmoi.Mamanetmoinouséloignons,maiscen’estniparcequenouspassonsmoinsdetempsensemble,niparcequ’Ollyl’aremplacée.Sinousnouséloignons,c’estparceque,pourlapremièrefoisdemavie,j’aiunsecret.
NUMÉROLOGIE
NOMBRE:
deminutesavantquelepèred’Ollysemetteàhurleràsonretourhiersoir:8
deplaintescontrece«fouturôtidebœufencoretropcuit»:
4
defoisoùlamèred’Ollys’estexcusée:6
defoisoùlepèred’OllyatraitéKarade«foutumonstredefoire»àcausedesonvernisàonglesnoir:
2
deminutesqu’ilafalluàlamèred’OllypourôterlevernisdeKara:3
defoisoùlepèred’Ollyaaccuséquelqu’und’avoirbuson«foutuwhisky»:
5
defoisoùils’estvantéd’êtrelapersonnelaplusintelligentedelafamille:2
defoisoùilarappeléàtousdenejamaisoublierquigagnedel’argentici:
2
deblaguesqu’ilafalluquejeraconteàOllylorsdenotretchatde3heuresdu
mat’avantqu’ilsesentemieux:5
defoisoùilaécrit«c’estpasgrave»durantnotretchat:
7
d’heuresdesommeilcettenuit:0
decigarettesenterréesparKaradanslejardinetcematin:
4
debleusvisiblessurlamèred’Olly:0
debleusinvisibles:
indéterminé
d’heuresavantderevoirOlly:0,5
CEQUEDITOLLY
Quandjeleretrouvelelendemain,iln’estpasagrippéaumur,mais«aurepos»,commej’aiprisl’habitudededésignercetteposition,enéquilibresurlapointedespieds,lesmainsdanslespoches.–Salut,dis-jedepuisleseuil,enattendantquemonestomacaitfinisapetitedanseenl’honneur
d’Olly.–Salut,toi.Ilalavoixgraveetunpeurauqueenraisondumanquedesommeil.–Mercipourletchat,hiersoir,ajoute-t-ilenmesuivantdesyeuxjusqu’aucanapé.–C’estquandtuveux.Moiaussi,j’ailavoixenrouée.Jeletrouvepluspâlequed’habitude,lesépaulesbasses,maisil
esttoujoursaussiremuant.–Parfois,j’aienviededisparaîtreetdeleslaisserlà,confie-t-il,l’airunpeuhonteux.J’aimeraispouvoirrépondrequelquechose,paslapremièrechosequimepasseparlatête,non,
lesparolesparfaitespour le consoler,pour lui faireoublier sa famillependantquelquesminutes,mais je ne trouve pas. C’est pour ça que les gens se touchent. Parce que, parfois, les mots nesuffisentpas.Nos yeux se croisent. Puisque je ne peux pas le serrer contremoi, je serremes bras très fort
autourdemataille.Sonregards’attardesurmonvisage,commes’ilessayaitdeserappelerquelquechose.–Pourquoij’ail’impressiondeteconnaîtredepuistoujours?demande-t-il.Jen’ensaisrien,maisjeressenslamêmechose.J’ignoreàquelleconclusionilarrive,maisil
arrêtesoudaindebouger.Etilditquesonuniverspeuts’écrouleràn’importequelmoment.Ilditqu’iln’yad’innocencenullepart,«saufpeut-êtreentoi,MadelineWhittier».Ilditquesonpèren’apastoujoursétécommeça.
LATHÉORIEDUCHAOS
Ollyadixans,ilestassisavecsonpèredevantlebardelacuisinedansleurvieilappartementdeNewYork.C’estNoël ; peut-êtrequ’il neigedehors, oupeut-êtreque çavient justede s’arrêter.C’estunsouvenir,lesdétailssontunpeuconfus.Son père a fait du chocolat chaud. Il s’y connaît en lamatière, et est très fier de le préparer
maison.Ilfaitfondredesplaquesdechocolatdecuisineetutilisedulaitentier«100%dematièregrasse».Ilprendlatassepréféréed’Olly,yverseunedosedechocolatetajouteunquartdelitredelait, chauffé presque à ébullition sur la plaque, jamais au micro-ondes. Olly mélange le lait auchocolat, tandisquesonpèresortdufrigode lacrèmefouettée,qu’ilaégalementfaite lui-même.Elleestlégèrementsucrée,justeassezpourvousdonnerenvied’enmangertoujoursplus.Ilenverseune,voiredeuxgénéreusescuilleréesdanslatassed’Olly.Legarçonlaporteàseslèvres,etsoufflesurlacrèmequiestdéjàentraindefondre.Elleglisseà
lasurfacecommeunicebergminiature.Ollylorgnesonpèrepar-dessussatasse,tentantdejaugersonhumeur.Sonpèreestdemauvaispoil,cestemps-ci,pirequed’habitude.–Newtonavaittort,déclare-t-ilsoudain.Riendansl’universn’estdéterminéàl’avance.Ollygigotesursachaise.Iladorequandsonpèreluiparledecettefaçon,manoamano,commeà
unadulte,mêmes’ilnecomprendpastoujourscequ’ildit.Depuisquesonpèreadesproblèmesàsontravail,lesconversationsdecegenresontdeplusenplusfréquentes.–Qu’est-cequeçaveutdire?demandeOlly.Sonpèreluilaissetoujoursletempsdeposerdesquestionsavantd’expliquerquoiquecesoit.–Çaveutdirequ’unechosenemènepasnécessairementàuneautre,déclare-t-ilenprenantune
gorgéedechocolatchaud.Luinesoufflejamaissurleliquidebouillant;ilyplongedirectementleslèvres.–Çaveutdirequetuasbeautoutfairepourtedébrouillerlemieuxpossible,tupeuxquandmême
avoiruneviemerdique.Ollygardeleliquidedanssaboucheetfixesatasse.Quelquessemainesauparavant,samèreluiaexpliquéquesonpèreallaitresterà lamaison, le
tempsque lasituations’arrangeàson travail.Elleaétéassezvaguesurcequin’allaitpas,maisOllyl’aentendueprononcerlesmots«fraude»et«enquête».Iln’yapascomprisgrand-chose;toutcequ’ilsait,c’estquesonpèrenesembleplusl’aimerautantqu’avant,nisamère,niKara.Etmoinsilsemblelesaimer,pluseuxfontd’effortspoursemontreraimables.Letéléphonesonne,etlepèred’Ollyvadécrocher.Legarçonavaleenfinsagorgéedechocolatchaudettendl’oreille.
Sonpèrecommenceparparlersuruntonprofessionnel,àlafoisposéetfroid.Mais,soudain,iln’yaplusquedelacolèredanssavoix.–Vousmevirez?!Maisvousvenezdemedirequecessalaudsm’avaientblanchi!Enéchoàcelledesonpère,Ollysentlacolèremonterenlui.Ilreposesatasseetdescenddeson
tabouret.Sonpèrefaitlescentpasdanslapièce,levisageenfeu.–Jemefichepasmaldevotrefoutupognon!Nemefaitespasça,Phil.Sivousmevirez,toutle
mondevacroireque…Ils’immobilise,écarteletéléphonedesonoreilleetrestesilencieuxpendantunelongueminute.Ollysefigeégalement,espérantque,d’unseulmot,Philvatoutarranger.–Putain,vousnepouvezpasmefaireça,lesgars!Pluspersonnenevoudraavoiraffaireàmoi.Ollyaenvied’allerverssonpèreetdeluidirequetout irabien,mais ilnepeutpas.Ila trop
peur.Ils’éclipseenemportantsatassedechocolat.
Il se passe plusieurs mois avant que le père d’Olly commence à se soûler l’après-midi, à sesoûlerjusqu’àendevenirviolent,àsesoûlerjusqu’àcrieràtue-tête,jusqu’àneplussesouvenirderienlelendemain.Cejour-là,ill’apasséàlamaison,àrâlerdevantlesinfoséconomiquesàlatélé.Enentendantleprésentateurprononcerlenomdesonanciennesociété,ilentredansuneragefolle.Ilseverseduwhiskydansungrandverre,etyajoutedelavodkaetdugin.Ilmélangeletoutavecunegrandecuillère,jusqu’àcequelamixtureperdelacouleurambrepâleduwhiskyetressembleàdel’eau.Olly regarde lacouleursedissoudredans leverre,ense remémorant le jouroùsonpèreaété
renvoyé, et son impuissance à le réconforter. S’il en avait été capable, les choses seraient-ellesdifférentesaujourd’hui?Ilserappellecequesonpèreadit,qu’unechosenemènepasforcémentàuneautre.Ilserappellesonchocolataulait,surlebardelacuisine:lechocolatétaitdevenublancetlelait
marron,et,malgrétoutesabonnevolonté,iln’auraitpaspulesfaireredevenircommeavant.
DRMADELINEETMLLEMADDY
–Tamèreveutsavoirsij’airemarquéquelquechosededifférentcheztoidernièrement,annonceCarladepuislesalon.JeregardelefilmMission:ImpossibleavecTomCruise.Iljouelerôled’unsuper-espion,Ethan
Hunt,quivitunedouble,voireune triple,voireunequadruplevie.Le film tireà sa fin, etEthans’apprêteàenleversonmasque,littéralement,pourattraperlesméchants.Carlarépètecequ’ellevientdedire,plusfortcettefois,etjemarmonne:–C’estlecas?Ethanvientjusted’ôtersonmasqueincroyablementréaliste,pourrévélersonvéritablevisage.Je
penchelatêtesurlecôtépourmieuxvoir.Carlam’arrachelatélécommandedesmainsetmetsurpause.Puisellejettelatélécommandeàl’autreboutducanapé.Jedemande,enmesentantunpeucoupabledel’avoirignorée:–Quelquechosenevapas?–Oui,toi.Etcegarçon…Ellesoupireets’assoit.–Jemedoutaisquejefaisaisuneerreurenvouspermettantdevousrencontrer.Elleatoutemonattention,maintenant.–Mamanaditquelquechose?–Ilparaîtquetuasannulél’unedevossoiréesfilm?Je savais que je n’aurais pas dû. Elle a eu l’air si déçue, si blessée,mais je ne pouvais pas
attendre qu’il soit plus de 21 heures pour tchatter avec Olly. Je ne peux plusme passer de nosconversations.Lesmotssebousculentsansarrêtdansmatête.Jen’arriveraijamaisauboutdetoutcequejeveuxluiraconter.–Elleditaussiquetuestoutletempsdistraite.Quetuascommandéuntasdevêtements.Etdes
chaussures.Etqu’ellet’apresquebattueàunjeuauqueltugagnestoujours.Oh.–Ellesedoutedequelquechose?–C’esttoutcequit’inquiète?Écoute-moibien:tamèresesentdélaissée.Elleestseule,sanstoi.
Tuauraisdûvoirsatêtequandellem’aposélaquestion.–C’estjusteque…–Non,trancheCarlaenlevantlamain.Tunepeuxpluslevoir.Ellerécupèrelatélécommandeetlatientserréeentresesdoigts,enévitantderegarderdansma
direction.Moncœurs’affole.–Carla,s’ilteplaît.S’ilteplaît,nemeprivepasdelui.–Ilnet’appartientpas!–Jesais…–Non,tunesaispas.Iln’estpasàtoi.D’accord,ilpassedutempsavectoipourlemoment,mais
il va bientôt retourner en cours. Il rencontrera une fille, et il deviendra son Olly à elle. Tucomprends?Je saisqu’ellecherche justeàmeprotéger, comme j’essayaisdemeprotégermoi-même ilya
quelquessemaines,maissesparolesmefontprendreconsciencequemoncœurestunmusclecommelesautres:ilpeutfairemal.–Jecomprends,dis-jedoucement.–Passeunpeudetempsavectamaman.Lesgarçons,çava,çavient;lesmères,c’estpourlavie.Jesuissûrequ’elleemploielesmêmesmotsavecRosa.–D’accord.Ellemerendlatélécommande.Ensemble,nousfixonsl’imagefigéesurl’écran.Puiselleprend
appuidesdeuxmainssursesgenouxpourselever.Quandelleestarrivéeaumilieudelapièce,jeluidemande:–Tulepensaisvraiment?–Quoi?–Quandtuasditquel’amournepouvaitpasmetuer.–Oui,maisçapourraittuertamaman.Elleesquisseunsourire.Jeretiensmonsouffle,suspendueàseslèvres.–OK,çava.Tupeuxencorelevoir,maistudoisêtreplusraisonnable.Compris?Jehochelatêteetj’éteinslatélé.Aurevoir,EthanHunt.
Jepasse le restede la journéedans lavéranda, loindeCarla. Jene suispas en colère contre
elle…enfin, un peu quandmême.Tousmes doutes sur la nécessité de garder secrète l’existenced’Ollyauxyeuxdemamèresesontenvolés.Jen’arrivepasàcroireque,justeparcequej’aiannuléune soirée film, j’ai failli ne plus pouvoir le revoir. Jusqu’à présent, j’étais inquiète à l’idée decacherquelquechoseàmamère.Maintenant, jem’inquiètedeneplus rienpouvoir luicacherdutout.Siellem’enveut,cen’estpasparcequej’aiachetédenouveauxvêtements.C’estparcequejene luiaipasdemandésonavisetparceque je lesaiachetésdansdescouleursaussi inattendues.Elleestfâchéedenepasm’avoirvuechanger.C’esténervant,etenmêmetempsjelacomprends.Elleadûcontrôlertantdechosespourmegarderensécuritédansmabulle.Etpuis,ellen’apastort:j’étaisdistraiteensacompagnie,l’esprittoujoursbranchésur«Radio
Olly».Jesaisqu’ellearaison,etçam’agace.Est-cequegrandir,cen’estpasprendresesdistancesvis-à-visdesamère?Est-cequejen’aipasdroitàcettepetitepartdenormalité?N’empêchequejemesenscoupable.Ellem’asacrifiétoutesavie.Quisuis-jepourtoutjeteraux
ortiesàlapremièrehistoired’amourquiseprésente?Carlavientmetrouverpourmoncheck-upde16heures.Jedemande:–C’estquoi,lessymptômesdelaschizophrénie?
–Pourquoi?Tupensesquetuenesatteinte?–Peut-être.–Etlà,jeparleàlagentilleMaddyouàlaméchanteMaddy?–Difficileàdire.Ellemetapotelamain.–Soisgentilleavectamaman.Ellen’aquetoi.
ÀL’ENVERS
Lesgensnormauxfontlescentpasquandilssontnerveux.Olly,lui,marcheaupascadencé.–Olly!C’estjustelepoirier.Contrelemur.Çavaaller.Ilm’afalluuneheurepourleconvaincredememontrercommentfaire.–Tun’aspasassezdeforcedanslespoignetsetletorse,marmonne-t-il.–Tum’asdéjàsorticetargument.Alorsquejesuisforte,dis-jeengonflantunbiceps.Jepeux
soulevermonpoidsenlivres.Il esquisse un sourire et – Dieumerci ! – arrête de marcher. Il tire sur son élastique tout en
détaillantmoncorpsduregard,critiquantmentalementmonmanquedeforcephysique.Jelèvelesyeuxaucieldefaçonexagérée.–Bon,soupire-t-il,defaçonexagéréeluiaussi.Accroupis-toi.Illefaitlui-même,commesij’avaisbesoind’unedémonstration.–Jesaiscequeçaveutdire,s’accr…–Concentre-toi.Jem’accroupis.Depuis l’autre bout de la pièce, il contrôle ma posture et me dicte des rectifications : mains
éloignéesdetrentecentimètres,brastendus,coudesenappuicontrelesgenoux,doigtsécartés…J’ysuis.–Maintenant,déplacetonpoidslégèrementversl’avant,jusqu’àsentirtesorteilsquiquittentle
sol.Jebasculetropenavantettermineenroulé-boulé.–Mmm,grommelle-t-il,leslèvrespincées.Ilseforceànepasrire,maissafossetteletrahit.Jereprendsmaposition.–Tudoisdéplacertonpoids,pastepencher.–C’estcequej’aifait,non?–Pasvraiment.OK,maintenant,regarde-moi.Ils’accroupitànouveau.– Mains à trente centimètres l’une de l’autre, rappelle-t-il, coudes contre les genoux, doigts
écartés.Puis,doucement, trèsdoucement, transfèretonpoidsversl’avant,surtesépaules,décolletesorteils…etpoussesurtesbras.Il pousse et effectue son poirier avec son habituelle grâce naturelle. De nouveau, je suis
impressionnéepar lecalmeavec lequel il effectue sesmouvements.Ondiraitque,pour lui, c’estcommeunexercicedeméditation.Soncorpsestunmoyend’échapperaumonde,tandisquejesuisprisonnièredumien.–Jetemontreencore?demande-t-ilenseremettantsursespieds.–Non.Folled’impatience,jefaisbasculermonpoidsversmesépaules,maisriennesepasse.Cepetit
jeudurependantàpeuprèsuneheure.Lapartieinférieuredemoncorpsrestesolidementancréeausol, tandis quemes brasme font souffrir à force d’essayer. J’accomplis encore plusieurs roulés-boulés involontaires. Finalement, ma seule réussite, c’est d’arriver à réprimermon cri quand jetombe.–Onfaitunepause?proposeOlly,ens’efforçanttoujoursdenepasrire.Je lui répondspar ungrognement, rentre la tête et culbute vers l’avant pour une autre roulade.
Cettefois,iléclatederire.Je resteétendue sur ledos, essayantde retrouvermonsouffle,puis jememetsà rire avec lui.
Quelquessecondesplustard,jem’accroupisdenouveau.Ilsecouelatête.–Jenetesavaispassitêtue.Moinonplus,jenemeconnaissaispasaussitenace.Iltapedanssesmains.–OK,essayonsautrechose.Fermelesyeux.Jem’exécute.–Bien.Maintenant,imaginequetuesdansl’espace.Lespaupièrescloses,ilmeparaîtplusproche.J’ail’impressionqu’ilestjusteàcôtédemoi,pas
àl’autreboutdelapièce.Savoixremontelelongdemoncouetmurmureàmonoreille:–Tuvoislesétoiles?Etcechampd’astéroïdes?Etcesatellitesolitairequipasse?Lesloisde
lagravitén’existentplus.Tuesenapesanteur.Tupeuxfairecequetuveuxdetoncorps.Iltesuffitdelevouloir.Jem’inclineversl’avantet,soudain,jemeretrouveàl’envers!D’abord,jenesuispassûred’y
êtrearrivée.Jeclignedesyeux,maislemonderesteinversé.Lesangmemonteaucerveau,matêteest lourde et légère à la fois. La gravité terrestre étire ma bouche en un sourire et force mespaupièresàs’ouvrir.Jesuismerveilleusementétrangèreàmonproprecorps.Mesbrascommencentàfaiblir.Jem’inclineunpeuplus,etmespiedstouchentlemur.Jepoussedansl’autresensetmeretrouveaccroupiesurlesol.–Énorme !me féliciteOlly en applaudissant. Tu asmême tenu quelques secondes.Bientôt, tu
n’aurasplusbesoindumur.–Etsionessayaittoutdesuite?dis-je,insatiable,etavidedevoirlemondecommeillevoit.Ilhésite,cherchantdesarguments,puis sesyeuxcroisent lesmiens,et ilacquiesceavantdese
remettresursestalonspourmeregarderfaire.Je m’accroupis à nouveau, bascule vers l’avant et pousse sur mes bras. Je perds aussitôt
l’équilibre,etcommenceàtomberversl’arrière.Ollyseprécipiteversmoipourarrêtermachute,etilattrapemeschevillesnuesavecsesmains.Chaquenerfdemoncorpsmigreversl’endroitoùilmetouche. Sous ses doigts,ma peau s’électrise, et chaque cellule s’embrase.C’est comme si on nem’avaitjamaistouchéeavant.
–Repose-moi,dis-je,etilguidedoucementmespiedsjusqu’ausol.Jem’attendsàcequ’ilretournedanssoncoin,maisnon.Sansmêmeréfléchir,jemeredresseet
lui fais face.Unpetitmètre seulementnous sépare. Jepourrais tendre lamainet le toucher, si jevoulais.Jelèvelentementlesyeuxverslessiens.–Çava?demande-t-il.Je pense oui, mais je fais non de la tête. Je devrais m’écarter. Ou alors c’est lui qui devrait
s’écarter.Ildevraitretournerdesoncôtédumonde,seulementilnebougepasetjelisdanssesyeuxqu’ilnecomptepasbouger.Moncœurbatsifortqu’ildoitl’entendre.–Maddy?Mes yeux se posent sur ses lèvres tandis qu’il prononce mon nom. Il tend la main droite et
s’emparedemonindexgauche.Sapaumeestrugueuse,calleuseettellementchaude.Desonpouce,ilcaressemondoigtavantdel’emprisonnerdanssamainfermée.Jebaisselesyeuxversmamain.Lesamisontledroitdesetoucher,non?Jedégagemondoigtafindevenirentremêlertouslesautresauxsiens,jusqu’àcequenospaumes
soientcolléesl’unecontrel’autre.J’observedenouveausesyeuxetj’yaperçoismonreflet.Jeluidemande:–Qu’est-cequetuvois?–Ehbien,d’abordtestachesderousseur.–C’estuneobsession!–Possible.Ondiraitqu’onasaupoudréduchocolatsurtonnezettesjoues.Sonregardvoyagejusqu’àmeslèvres,puisrevientseposersurmesyeux.–Teslèvressontroses.Ellessontencoreplusrosesquandtulesmordilles.Ettulesmordilles
surtoutquandtuessurlepointdemecontredire.Tudevraisfaireçamoinssouvent.Mecontredire,pastemordillerlalèvre;ça,c’estadorable.Jedevraisdirequelquechose,coupercourtàcettesituation,maisjesuisincapabledeparler.–Jen’aijamaisvuunepersonneavecdescheveuxaussilongs,aussifrisésetbouffantsqueles
tiens.Oncroiraitvoirunnuage.–Unnuagebrun,alors,dis-je,retrouvantenfinmavoix,dansuneffortpourbriserlecharme.–Oui,unnuagebrunfrisé.Etpuis, tesyeux…Ilschangentdecouleur.Parfois ilssontpresque
noirs,parfoisilssontmarron.Jecherchelelienentreleurcouleuret tonhumeur,maisjen’aipasencoretrouvé.Dèsquec’estfait,jetetiensaucourant.–Çan’apeut-êtrepasdelien,dis-je,justepourdirequelquechose.Ilsouritetm’étreintlamain.–Ettoi,qu’est-cequetuvois?Je voudrais répondre, mais je n’y arrive pas. Je secoue la tête en contemplant nos mains
entrelacées.Nous restonsainsi,oscillantentrecertitudeet incertitude, jusqu’àceque lebruitdespasdeCarlanousforceànousséparer.
ÉPIDERME
J’ai lu un jour que, en moyenne, la majorité de nos cellules est remplacée tous les sept ans.Encore plus incroyable : la couche supérieure de notre épiderme se renouvelle toutes les deuxsemaines. Si toutes les cellules faisaient cela, nous serions immortels. Mais certaines de noscellules, comme celles de notre cerveau, ne se renouvellent pas. Elles vieillissent, et nousvieillissonsavecelles.Dansdeuxsemaines,mapeaunegarderaplusaucunsouvenirdelamaind’Ollyposéecontrela
mienne,maismoncerveau,lui,s’ensouviendra.C’estsoitl’immortalité,soitlamémoiredutoucher,paslesdeux.
AMITIÉ
Lemêmejour,20:16Olly:déjàconnectée?Madeline:J’aiditàmamèrequej’avaisbeaucoupdedevoirs.Olly:tuvasbien?Madeline:Tuveuxsavoirsijesuismalade?Olly:ouiMadeline:Jusque-làtoutvabien.Olly:tuesinquiète?Madeline :Non, je vais bien.Madeline : Je vais bien, j’en suis sûre.Olly : tu esinquièteMadeline:Unpeu.Olly:jen’auraispasdûjeregretteMadeline : Faut pas. Moi, je ne regrette pas. Je n’échangerais ça contre rien aumonde.Olly:ouimaisOlly:t’essûrequeçava?Madeline:Jemesenscommeneuve.Olly:toutçarienqu’enmetenantlamain,hein.t’imaginessitum’embrassaisMadeline:…Madeline:Lesamisnes’embrassentpas,Olly.Olly:lesvrais,si
RECHERCHES
Vingt-quatre heures plus tard, l’embrasser est devenu une obsession. Je visualise les mots«imaginesitum’embrassais»chaquefoisquejefermelesyeux.Àunmoment,jesongequejenesaispasdutoutcommentonfaitpourembrasserquelqu’un.Biensûr,j’ailudeschosesàcesujet.J’aivuassezdebaiserséchangésdanslesfilmspourmefaireuneidée.Maisjenemesuisjamaisimaginéeembrassée,encoremoinsembrassant…
D’aprèsCarla,onpourraitserevoirdèsaujourd’hui,maisjedécided’attendreencoredeuxjours.
Ellenesaitpasqu’ilm’atouchéleschevilles,qu’ons’esttenulamain;qu’onapresquemélangénossouffles. Jedevrais le lui raconter,maisnon.J’aipeurqu’ellemetteun termeauxvisites.Unautremensongeàajouteràmaliste.Ollyestdésormaislaseulepersonnedemonentourageàquijen’aijamaismenti.Quarante-huitheurespost-contact,ettoutvabien.JelorgnemesgraphiquesquandCarlaaledos
tourné.Tension,pouls,température:toutsembleOK.Pasdesignesavant-coureursàl’horizon.Moncorpsestunpeudérangéquandjem’imagineentraind’embrasserOlly,maislà,c’estsûr,ce
n’estquelamaladied’amour.
LAVIEETLAMORT
Ollyn’estpassurlemur.Iln’estpasnonplusàuneextrémitéducanapé.Non,ilestassisenpleinmilieudelapièce,lescoudessurlesgenoux,occupéàtriturersonélastique.J’hésite à entrer. Ses yeux ne quittent pasmon visage. Ressent-il ce besoin que j’ai d’être au
mêmeendroitquelui,derespirerlemêmeairquelui?Jem’attardesurlepasdelaporte,indécise.Jepourraisalleràsaplacehabituelle,prèsdumur.
Jepourraisresterici,surleseuil.Jepourraisluidirequ’onnedevraitpastenterlediable,maisj’ensuisincapable.Pire:jen’enaipasenvie.–Çatevabien,cettecouleur,déclare-t-ilenfin.Jeporte l’undemesnouveauxT-shirts. Ilestorange,auncolenV,unecoupeajustée,etc’est
devenumonvêtementpréféré.Jepenseenracheterdixexemplaires.–Merci.Jemetsunemainsurmonestomac.Lespapillonssontderetourets’agitentdanstouslessens.–Tuveuxquejechangedeplace?Iltientsonélastiquetenduentrelepouceetl’index.–Jenesaispas.Ilhochelatêteetfaitminedeselever.–Non,attends.Madeuxièmemainposéesurmonestomac, jemedirigevers lui.Jem’assoisen laissant trente
centimètresentrenous.Il fait claquer l’élastique sur sonpoignet.Sesépaules semblent se libérerd’une tensionque je
n’avaispasperçue.Jeserrelesgenouxl’uncontrel’autreetbaisseunpeulatête,mefaisantaussipetitequepossible,commesimataillepouvaitchangerquelquechoseànotreproximité.Il dégage un bras de ses genoux et me tend la main en remuant les doigts. Alors, tous mes
scrupules s’envolent, et je glissemamaindans la sienne.Nosdoigts retrouvent leur place, aussinaturellementquesinousavionspassétoutenotrevieànoustenirlamain.Jen’aipasvuseréduireladistancequinousséparait.Est-cequec’estluiquiabougé?Est-cequec’estmoi?En tout cas, nous sommes maintenant l’un contre l’autre : nos cuisses se touchent, je sens la
chaleurde sonavant-bras contre lemien,monépaule est appuyée sur sonbiceps. Il caressemonpouceaveclesien, traçantuncheminquivademonongleàmonpoignet.Chaqueparcelledemapeau s’embrase.Lesgensnormaux, ceuxqui ne sont pasmalades, est-ce qu’ils font ça souvent ?Commentsurvivent-ilsàcettesensation?Commentréussissent-ilsàseretenirdesetouchertoutle
temps?Iltiredoucementsurmamain.Jesupposequec’estparcequ’ilveutmeposerunequestion…Je
quittedesyeuxlemiraclequeconstituentnosmainsentrelacéespourregardercetautremiraclequesontsonvisage,sesyeux,etseslèvresquiserapprochentdesmiennes.Est-cequec’estluiquiabougé?Est-cequec’estmoi?Son souffle est chaud, et ses lèvres effleurent lesmiennes, aussi délicatement quedes ailes de
papillon.Mesyeuxse fermentd’eux-mêmes. Je suisd’accordaveccequemontrent lescomédiesromantiques:ilfautfermerlesyeux.Ilserecule,etmeslèvresdeviennenttoutesfroides.Est-cequejem’ysuismalprise?Mesyeuxs’ouvrentd’uncoupetplongentdanslebleusombredessiens.Jecomprendsqu’ilaàlafoispeurdecontinueràm’embrasseretpeurd’arrêter.J’attrapeledevantdesachemiseetletireversmoi.Dansmonventre,oncroiraitunevéritableémeutedepapillons.Ilserremamain.Seslèvresontungoûtdecaramelsaléetdesoleil–enfin…cequej’imagine
être le goût du caramel salé et du soleil.Elles ont un goût totalement nouveau pourmoi, un goûtd’espoir,dechance,d’avenir.C’estmoiquirecule,cettefois,pourreprendremonsouffle.Sijelepouvais,jel’embrasseraisà
chaquesecondedechaquejourpourtoujours.Il sepencheversmon front.Sonsoufflecaressemonnezetmes joues. Il est légèrement sucré,
commecesfriandisesdonttrèsviteonnepeutplussepasser.Jedemande:–C’esttoujourscommeça?–Non,jamais,répond-ild’unevoixunpeuémerveillée.Etsoudain,plusrienn’estcommeavant.
HONNÊTEMENT
Lemêmejour,20:03Olly:pasdesoiréefilmavectamère?Madeline:J’aiannulé.Carlaserafurieuseaprèsmoi.Olly:pourquoi?Madeline:Jeluiavaispromisdepasserplusdetempsavecmamère.Olly:jesuisentraindesemerlapagailledanstavieMadeline:Non,stp,necroispasça.Olly:cequ’onafaitaujourd’huiétaitcomplètementinsenséMadeline:Jesais.Olly:àquoionpensait?Madeline:Jenesaispas.Olly:ondevraitpeut-êtrefaireunepauseMadeline:…Olly:désoléj’essaiedeteprotégerMadeline:Etsicen’étaitpasdeprotectionquej’avaisbesoin?Olly:qu’est-cequeçaveutdire?Madeline:Jenesaispas.Olly:jeveuxquetuaillesbien,jeneveuxpasteperdreMadeline:Parcequetucroisquetum’asdéjàgagnée?Madeline:Turegrettes?Olly:quoi?det’avoirembrassée?Olly:honnêtement?Madeline:Biensûr.Olly:non
DEOR
L’universetmonsubconscientconspirentcontremoi.Jesuisdans lesalon,en trainde jouerauScrabblephonétiqueavecmamère.Depuisledébutdelapartie,j’aipiochédeslettresformantlesmotsDEOR,LIBRTetMANSONJ.Aveccedernier, j’aidroitàunbonusparceque j’aiposémesseptpions.Mamanexamineleplateauenfronçantlessourcils,etjem’attendsàcequ’ellecontestemonmot,maisnon.Ellenotemonscore;pourlapremièrefois,jemène,avecseptpointsd’avancesurelle.Jeregardelafeuille,puismamère,etjeluidemande:–Tuessûrequetunet’espastrompée?Jenetienspastantqueçaàlabattre.Jerecalculelesrésultats:ellenes’estpastrompée.Jegardelesyeuxposéssurlafeuilledescore,tandisquelessienssontbraquéssurmoi.Ellese
comportedecettemanièredepuis ledébutde lasoirée,attentive,commesi j’étaisuneénigme.Àmoins que ce soit moi qui sois parano. Peut-être parce que je culpabilise d’être aussi égoïste,d’avoir tellement envie d’être avec Olly en ce moment même. Chaque heure passée avec luim’apprend quelque chose de nouveau. Chaque heure passée avec lui fait de moi quelqu’un denouveau.Mamèremeretirelafeuilledesmains,etattrapemonmentonpourm’obligeràlaregarderdans
lesyeux.–Qu’est-cequisepasse,monbébé?Je suis sur le point de luimentir quand un cri retentit au-dehors. Puis un autre cri, suivi d’un
hurlement confus et d’unviolent claquementdeporte.Nousnous tournons toutes lesdeuxvers lafenêtre.Jecommenceàmelever,maismamèreposeunemainsurmonépauleetsecouelatête.Jeme laisse faire, jusqu’à ce qu’un autre cri se fasse entendre – «Arrête ! »Cette fois, nous nousprécipitonsàlafenêtre.Olly,samèreetsonpèresontsortissousleporche.Leurscorpsdessinentuntriangledechagrin,
depeuretdecolère.Ollyalespoingsserrés,lespiedsécartés,commes’ils’apprêtaitàsebattre.Malgréladistance,jevoislesveinessaillantessursesbrasetsonvisage.Samèreesquisseunpasverslui,maisilluiditquelquechosequilafaitreculer.Lepèreetlefilssefontface.Lepremiertientunverredanssamaindroite.Illeporteàsabouche
etlevided’untrait,sansquitterOllydesyeux.Iltendleverrepourquesafemmeleprenne.Elleamorceungeste,ànouveauinterrompuparuneparoled’Olly.Sonpèresetournealorsverselle,samainserranttoujoursleverre.L’espaced’uninstant,jepensequ’ellevaresterlà.Maissarésistancenedurepas.Ellefaitunpasversluietill’attrape;iln’estplusquefureuret
intimidation.Alors,brusquement,Ollys’interpose.Ilchasselebrasdesonpèreetpoussesamèresurlecôté.Sonpère,encoreplusfurieux,sejettesurlui.Ollylerepoussecontrelemur,sanslefairetomber.
Il semet à sautiller lentement sur la pointe des pieds, agitant les bras comme un boxeur qui seprépareaucombat.Iltented’attirerl’attentiondesonpèreloindesamère.Etçamarche.Sonpèrelancelepremiercoupdepoing.Ollyl’esquiveensepenchantàdroite,puisàgauche.Ilsauteaubasdel’escaliermenantauperronaumomentprécisoùsonpèrefrappedenouveau.Lepèreratesoncoup,etsonélanl’envoievaldinguersurlesmarches.Ils’étale,facecontrelecimentdel’allée,etnebougeplus.Ollysefige.Samèreplaquelesdeuxmainssursabouche.Lamiennepasseunbrasautourdemes
épaules.J’appuielefrontcontrelavitreetagrippelereborddelafenêtre.Touslesyeuxsontrivéssur le père d’Olly. L’instant s’éternise. Chaque seconde où il ne bouge pas est un terriblesoulagement.Sa femme est la première à craquer. Elle dévale les marches et s’agenouille près du corps,
passantunemaindanssondos.Ollyluifaitsignedes’éloigner,maisellel’ignore.Ellesepencheencore,àlasecondeoùlepèred’Ollyseretournebrutalement.Illuiagrippelepoignetdesagrossepoigneféroce.Etiltiresamainverslehaut,l’airvictorieux,commes’ils’agissaitd’untrophée.Ilserelève,entraînantsafemmederrièrelui.Denouveau,Ollyseprécipiteentreeux,maiscettefoissonpères’yattendait.Plusvitequejene
l’auraiscrucapable,illâchesonépousepoursaisirsonfilsparlachemiseetlefrappeàl’estomac.Lamèred’Ollycrie.Jecrie,moiaussi.Illefrappeencore.Jenevoispascequisepasseensuite,carjemedégagedel’emprisedemamèreetmemetsà
courir.Jeneréfléchispas;j’agis.Jedébouledanslecouloir,traverselesaset,enunriendetemps,jesuisdehors.Jenesaispasoùjevais,maisjedoisêtreaveclui.Jenesaispascequejefais,maisjedoisleprotéger.Je pique un sprint à travers notre pelouse, jusqu’au jardinet qui sépare nos deuxmaisons. Son
pèreestsurlepointdelancerletroisièmecouplorsquejecrie:–STOP!Tous deux se figent un instant etme regardent, interloqués.Alors, le père est rattrapé par son
ivresse.Ilremontelesmarchesentitubant,suiviparsafemme.Olly,pliéendeux,setientl’estomac.–Tuvasbien?dis-je,paniquée.Illèvelesyeuxversmoi;l’expressionsursonvisagepassedeladouleuràlaconfusion,puisàla
peur.–Va-t’en.Rentrecheztoi,ahane-t-il.Ma mère m’attrape par le bras et tente de m’entraîner avec elle. J’ai vaguement conscience
qu’elleestdansunétatprochede l’hystérie.Elleaplusde forceque jene lepensais,maismonbesoindevoirOllyestencoreplusfort.Jenebougepasd’unpouceetjecrieunesecondefois:–Tuvasbien?Ilseredresselentement,avecprécaution,commes’ilétaitblessé,maissonmasquededouleura
disparu.–Jevaisbien,Maddy.Va-t’en,s’ilteplaît.
Jesenslapuissancedessentimentsquiflottententrenous.–Jeteprometsquejevaisbien,insiste-t-il.Alors,jemelaisseentraînerverslamaison.Noussommesderetourdans lesasavantque j’aieeu le tempsdecomprendreceque j’ai fait.
Est-cequejeviensvraimentd’allerDehors?Lamaindemamèreestunétauserrésurmonbras.Ellemeforceàluifaireface.–Explique-moi,articule-t-elled’unevoixaiguëetconfuse.Pourquoituasfaitça?–Jevaisbien,dis-je.Jenesuissortiequ’uneminute.Moinsd’uneminute.Ellelâchemonbrasetprendmonmentonentresesdoigts.–Pourquoituasrisquétaviepourunparfaitinconnu?Jenesuispasunementeuseassezdouéepourcachermessentiments.Etj’aiOllydanslapeau.Elledevinelavérité.–Cen’estpasuninconnu,n’est-cepas?–Onestamis.AmissurInternet.Silence.–Jesuisdésolée.Jen’aipasréfléchi.Jevoulaisjustem’assurerqu’ilallaitbien.Jemefrottel’avant-bras.Moncœurbatsifortqu’ilenestdouloureux.L’énormitédecequeje
viens de faireme submerge soudain, et jememets à trembler, ce qui détournemamère de soninterrogatoire.Ellepasseaussitôtenmodemédecin.–Tuastouchéàquelquechose?medemande-t-elleencoreetencore.Etjeluirépondsquenon,encoreetencore.
–J’aidûjetertesvêtements,annonce-t-elleaprèsquej’aiprisunedouchesursoninsistance.Elleévitedemeregarderenpoursuivant:–Etonvadevoirfairetrèsattentionlesprochainsjourspours’assurerquerien…Elles’interrompt,incapabledepoursuivre.–Çaadurémoinsd’uneminute,dis-je,autantpourellequepourmoi.–Parfoisiln’enfautpasplus.Savoixsemblepresqueprovenird’ailleurs.–Maman,jesuisdésolée.Ellelèveunemainetsecouelatête.–Commenttuaspufaireunechosepareille?demande-t-elleenmeregardantenfin.J’ignoresielleparledemonexcursionàl’extérieuroudemescachotteries.Jen’aideréponseà
aucunedecesdeuxquestions.
*
Dèsquemamèreestpartie,jevaisàlafenêtreetjechercheOllydesyeux.Jenelevoispas.Ilestprobablementsurletoit.Alors,jevaismecoucher.Est-cequejesuisvraimentalléeDehors?Quelleodeuravaitl’air?Est-cequ’ilyavaitduvent?
Est-cequemespiedsontbeletbienfoulélapelouse?Jepalpelapeaudemesbras,demonvisage.
Est-cequ’elleestdifférente?Est-cequejesuisdifférente?Toutemavie,j’airêvédepénétrerdanslemondeextérieur.Et,maintenantquec’estarrivé,jene
me rappelle rien.Rien d’autre que la vision d’Olly plié de douleur. Et sa voix quime disait departir.
UNETROISIÈMEMADDY
Cette nuit-là, je suis presque endormie quand ma porte s’ouvre. Ma mère s’arrête dansl’entrebâillement,hésitante,etjegardelesyeuxfermés,faisantsemblantdedormir.Elleentrequandmêmeets’assoitàcôtédemoisurlelit.Ellerestesansbougerpendantunlongmoment.Puisellesepencheetjesuiscertainequ’elleva
m’embrassersurlefront,commequandj’étaispetite,alorsjeroulesurlecôté,horsdesaportée,enfeignanttoujoursdedormir.Jenesaispaspourquoijefaisça.QuiestcettenouvelleMaddy,gratuitementcruelle?Mamanse
lèveetj’attendsquelaporteserefermeavantd’ouvrirlesyeux.Unélastiquenoirestposésurmatabledechevet.Ellesaittout.
LAVIEESTUNCADEAU
Lelendemainmatin,jesuisréveilléepardeshurlements.Jepensed’abordqu’ils’agitànouveaude la familled’Olly,mais lesbruits sont tropproches.C’estmamère. Jene l’ai jamaisentendueéleverlavoix.– Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Comment avez-vous pu laisser entrer un
étranger?Jen’entendspaslaréponsedeCarla.J’ouvrelaporteensilenceetjegagnelepaliersurlapointe
despieds.Carlasetientenbasdel’escalier.Mamèreestpluspetiteetplusmenuequ’elle,maisonnelecroiraitpas,àvoirCarlaquiseratatinedevantelle.JenepeuxpaslalaisseraccuserCarla.Jedévalelesmarches.–Illuiestarrivéquelquechose?s’inquiète-t-elle.Maddyestombéemalade?Elle m’attrape le bras, tâte mon visage, m’ausculte des yeux, à la recherche de symptômes
inquiétants.–Elleestalléedehors.Àcausedelui.Àcausedevous.Mamèresetourneversmoi.–Elleamissavieendanger,etellem’amentipendantdessemaines.EllesetourneànouveauversCarla.–Vousêtesrenvoyée!–Non,maman,s’ilteplaît!Cen’estpassafaute!Ellemecoupelaparoled’ungeste.–Tuveuxdire:cen’estpasseulementsafaute.C’estaussilatienne!–Jesuisdésolée,dis-jeinutilement.–Moiaussi.Carla,rassemblezvosaffairesetpartez.Jesuisdésespérée.JenepeuxpasimaginermaviesansCarla.–S’ilteplaît,maman!Çan’arriveraplus!–Ça,c’estsûr!réplique-t-elle.Carlamontelesescalierssansunmot.Mamanetmoipassonsl’heuresuivanteàlaregarderemballersesaffaires.Danspresquechaque
pièce,ilyadeslunettes,desstylos,desdossiersquiluiappartiennent.Je ne prendsmêmepas la peine d’essuyermes larmes : elles n’arrêtent pas de couler. Je n’ai
jamaisvumamèreaussitendue.Quandonpassedansmachambre,jedonneàCarlamonexemplaire
deDesfleurspourAlgernon.Ellemesourit:–Jenerisquepastropdepleurerenlelisant?–C’estpossible.Elleleserrecontresapoitrine,sansmequitterdesyeux.–Tuvasdevoirêtrecourageuse,Madeline.Jecoursmeblottirdanssesbras.Ellelâchelelivreetsasacoched’infirmière,etellemeserre
trèsfort.Jemurmure:–Jesuistellementdésolée…Ellemeserreencoreplusfort.–Cen’estpastafaute.Lavieestuncadeau.N’oubliepasdelavivre,dit-elled’untonfarouche.–Çasuffit,maintenant!nousinterromptmamèredepuisleseuil,àboutdepatience.Jesaisque
vousêtes tristes, toutes lesdeux.Croyez-leounon,moiaussi jesuis triste.Mais ilest tempsquevouspartiez,Carla.Maintenant.Carlasedétachedemoi.–Soiscourageuse.Rappelle-toitoujoursquelavieestuncadeau.Elle ramassesa sacoche.Nousdescendons lesescaliersensemble.Maman lui tendsondernier
chèque,etdéjàCarlan’estpluslà.
LEDICTIONNAIREDEMADELINE
Asymptote :n.f.Sens1:Souhaitquitendconstammentverssonaccomplissementsansjamaisl’atteindre.(Whittier,2015)
IMAGEINVERSÉE
De retourdansmachambre, jem’empressed’ouvrir les rideaux.Olly est à sa fenêtre, le frontappuyésursonpoingposécontrelavitre.Depuisquandattend-illà?Ilneluifautpasplusd’unesecondepours’apercevoirque jesuisarrivée,mais j’aieu le tempsde lire l’inquiétudedanssesyeux.Apparemment, mon rôle dans la vie est de semer ce sentiment dans le cœur des gens quim’aiment.Enfin…àsupposerqu’ilm’aime.Sonregardsepromènesurmoncorps,surmonvisage.Avecsesmains,ilmimel’actiondetaper
surunclavier.Jesecouelatête.Ilfroncelessourcils,répètesongeste.Jesecouedenouveaulatête.Ildisparaîtdelafenêtre,puisrevientavecunfeutre.
J’acquiesceetj’articule:«Toi?»
Jesecouelatête.
J’acquiesce.
J’acquiesce.
Jehausselesépaules.
J’exprimel’idéed’unesantédefer,l’angoisseexistentielle,leregretetunimmensesentimentdeperte,toutçaavecunsimplehochementdetête.
Jesecouelatête.Ungestequisignifie:«Nesoispasdésolé.Cen’estpastafaute.Cen’estpastoi.C’estlavie.»
TEDONNERPLUS
Mamères’agenouillepourrassemblernosdessinsduPictionaryJuré-Craché,etelleenfaitunepilebiennette.Aprèschaquepartie,ellegardelesmeilleurs(c’est-à-direlesplusréussisetlesplusratés). Parfois nous passons notre collection en revue, avec la même nostalgie que les autresfamilles admirent leurs vieilles photos. Elle s’attarde sur un dessin particulièrement mauvaisreprésentantuneespècedecréatureavecdegrandesoreillesau-dessousdetroiscerclesavecdesyeux.Ellelelèvepourmelemontrer.–Commenttuasréussiàdevinerquec’estunecomptine?Elleseforceàglousser,commepourbriserlaglace.Jeris,moiaussi,désireusedefairel’autre
moitiéduchemin.–Jen’enaiaucuneidée!C’estvraiquetudessinescommeunpied!Lacréatureestcenséeêtreunesourisverte,etlestroiscercles,desmessieurs.Effectivement,j’ai
étébieninspirée,vulapauvretédesondessin.Ellecessederamassersespapiersets’assoitsursestalons.–J’aipasséunesupersemaineavectoi.Jehochelatête,sansrépondre.Sonsourires’efface.MaintenantquejenepeuxplusvoirOllyni
communiqueraveclui,jepasseplusdetempsavecmamère.C’estlaseulebonnechoseàtirerdecedésastre.Jeprendssamaindanslamienneetjelaserre.–Moiaussi.Ellesouritdenouveau,timidement.–J’aiembauchél’unedesinfirmières.Jehocheànouveaulatête.J’aidéclinésapropositionderencontrerlescandidatesavecelle.Ça
m’estégal,quielleengage.PersonneneremplaceraCarla.–Jedoisretournerautravaildemain.–Jesais.–Jepréféreraispouvoirresteravectoi.–Toutirabien.Ellearrangeletasdedessins,pourtantparfaitementdroit.–Tucomprendspourquoij’aifaittoutça,n’est-cepas?Enplus d’avoir renvoyéCarla, ellem’a interdit deme servir d’Internet et a annulémes cours
d’architectureenprésencedeM.Waterman.
Nousavonspassétoutelasemaineàessayerd’évitercessujetsglissants.Mesmensonges.Carla.Olly.Elleaprisdescongéspours’occuperdemoienl’absencedeCarla.Elleacontrôlémasantétouteslesheuresaulieudetouteslesdeuxheures,visiblementsoulagéechaquefoisqu’ellerelevaitdesrésultatsnormaux.Lequatrièmejour,elleadécrétéquej’étaissortied’affaire.Uncoupdechance,d’aprèselle.–Àquoitupenses?medemande-t-elle.–Carlamemanque.–Àmoiaussi,maisjeseraisunetrèsmauvaisemèresijel’avaisgardée.Tucomprends?Ellea
mistavieendanger.–C’étaitmonamie,dis-jecalmement.Sacolère,quej’airedoutéependanttoutelasemaine,exploseenfin.–Cen’étaitpasseulementtonamie!C’étaitsurtouttoninfirmière!Elleétaitcenséeprendresoin
detoi.Pasrisquertavieouteprésenterdesgarçonsquivonttebriserlecœur.Lesamisnedonnentpasdefauxespoirs.Mastupeurdoitseliresurmonvisage,carelles’interromptsoudainpourfrottersesmainssurses
cuisses.–Oh,monbébé!Jesuistellementdésolée!Àcetinstantprécis,laréalitémesauteauvisage:Carlaestpartiepourdebon.Elleneserapas
làdemain,quandmamaniratravailler.Quelqu’und’autreauraprissaplace.Ollyneserapaslànonplus.Jenepourraiplusjamaisl’embrasser.Cetteidéemefaitsuffoquerdedouleur:quelquechosequiavaitàpeinecommencéestdéjàterminé.Jesuissûrequemamèrefiniraparleverl’interdictiondemeservird’Internet,maisçanesuffira
pas.Si jesuishonnêteavecmoi-même,jedoislereconnaître: j’ai toujourssuqueçanesuffiraitpas.Jen’auraijamaisfaitletourdetouteslesmanièresaveclesquellesjeveuxêtreaveclui.Mamèreposeunemainsursoncœur.Jesaisquenousressentonslamêmepeine,elleetmoi.–Parle-moidelui,dit-elle.J’ai envie de lui en parler depuis si longtemps que je ne sais plus par quoi commencer.C’est
commes’ilremplissaittotalementmoncœur.Jecommencedoncparledébut.Jeracontelapremièrefoisquejel’aivu,lafaçonqu’ilavaitdebouger,légèreetfluide,pleined’assurance.J’évoquesesyeuxocéanetsesmainscalleuses.Jedisqu’ilestcynique,maistellementmoinsquecequ’ilcroit!Je parle de son horrible père, et de ses goûts vestimentaires douteux. Je lui dis qu’ilme trouvedrôle,intelligenteetbelle,danscetordre-là,etquecetordreesttrèsimportant.Bref,jeluiconfietoutesceschosesquej’aivoululuiconfierpendanttoutescessemaines.Elleécouteenmetenantlamainetenpleurantavecmoi.–Jetecomprends.Ilal’airfantastique.–Ill’est.–Jesuistellementdésoléequetusoismalade.–Cen’estpastafaute.–Jesais,maisjevoudraispouvoirtedonnerplus.–Est-cequejepeuxavoiraccèsàInternet?Jedevaistenterlecoup.Maisellesecouelatête.–Demande-moiautrechose,machérie.–S’ilteplaît,maman.
–C’estmieuxcommeça.Jeneveuxpasquetuaieslecœurbrisé.–L’amour,çanetuepas,dis-je,répétantainsilesparolesdeCarla.–C’esttotalementfaux!s’écrie-t-elle.Jenesaispasquit’aracontédesidiotiespareilles!
LAMÉCHANTEINFIRMIÈRE
Manouvelleinfirmièreestunhorribledespotediplôméd’État.Elles’appelleJanetPritchert.–Maistupeuxm’appeler«madame».Elleaunevoixanormalementhautperchée;ondiraitunealarme.Elleabieninsistésurlemot
«madame»,des foisqu’ilmeseraitvenuà l’idéede l’appelerpar sonprénom,cequine seraitvraiment pas convenable.Sapoignéedemain est trop ferme, comme si elle était plus habituée àbroyerqu’àsoigner.Maisbon,jenesuissansdoutepastrèsobjective.Toutceque jevoisquandje la regarde,c’estàquelpointelleestdifférentedeCarla.Elleest
aussimincequeCarla est corpulente.Elle n’a pas l’accent espagnol deCarla ni ses expressionsamusantes.ComparéeàCarla,elleatout«enmoins».L’après-midi,jedécidedefaireuneffortetdechangerd’attitude.C’estalorsque,surl’écrande
monordinateur,lepremierdesespetitsmotsfaitsonapparition.
Eneffet,mamèrearestaurémonaccèsàInternet,maisseulementdurantmesheuresdecours.Elleprétendquec’estparcequejenesuiscenséel’utiliserquepourtravailler,maisjesuissûrequ’envérité ça a un rapport avec le fait qu’Olly a repris le lycée et qu’il ne rentre chez lui qu’après15heures.Jeconsultel’heure.Ilest14heures30.Jedécidefinalementdenerienchangeràmonattitude.La
Méchante Infirmière aurait au moins pu me laisser une chance d’enfreindre une règle avant dedécréterquej’étaisdugenreàlefaire.Lesjourssuivants,leschosesnes’améliorentpas…
La semaine suivante, je perds tout espoir de la rallier à ma cause. Sa mission est claire :surveiller,contrôler,contraindre.Ollyetmoinoushabituonspetitàpetitàcenouveaurythme.Danslajournée,entremescourset
lessiens,nouséchangeonsdecourtsmessagessurSkype.À15heures,laMéchanteInfirmièreéteintlemodem,etlecontactestrompu.Lesoir,aprèsquej’aidînéetpassélasoiréeavecmaman,Ollyetmoirestonsplantésderrièrenotrefenêtre,ànousdévorerduregard.Jen’arrêtepasdesuppliermamèredechangerlesrègles,maiselleestimplacable.D’aprèselle,
c’estpourmeprotéger.Chaquejour,laMéchanteInfirmièretrouveunebonneraisonpourmelaisserunpetitmot.
Jefixecettenoteenmerappelantque,avantdepartir,Carlam’aditlamêmechose.«Lavieestuncadeau.»Est-cequejelagaspille?
SURVEILLANCEDUVOISINAGE#2
Emploidutempsd’Olly6:55:Estàsafenêtre.Écrit surlavitre.
7:20:AttendqueKaraaitfinisacigarette.7:25:Partaulycée.15:45:Revientdulycée.15:50:Estàsafenêtre.Efface etécrit surlavitre.
21:05:Estàsafenêtre.Meposequelquesquestionsparécrit.
22:00:Écrit surlavitre.
EmploidutempsdeMaddy6:50:Attendqu’Ollyapparaisseàsafenêtre.6:55:Estjoyeuse.7:25:Estdésespérée.8:00-15:00 : Ignore la Méchante Infirmière, suit ses cours, fait ses devoirs, lit,
consultesese-mailsdefaçonobsessionnelle,litencore.15:40:Attendl’arrivéedelavoitured’Olly.15:50:Estjoyeuse.16:00:Faitencoresesdevoirs,litencore.18:00-21:00:Dîne,passelasoiréeavecsamère.21:01:Attendqu’Ollyapparaisseàsafenêtre.21:05:Estjoyeuse.Mimelesréponsesauxquestions.22:01:Estdenouveaudésespérée.
AULYCÉE
Depuisqu’Ollyestretournéaulycée,nossessionsdetchatsonttrèslimitées.Ilm’écritdèsqu’ilpeut, entre chaque cours, parfois aumilieu d’un cours.La semaine de la rentrée, il a fait de sonmieuxpourmedonnerl’impressionqu’ilétaitàcôtédemoi.Ilm’aenvoyédesphotosdesoncasier(lenuméro23),desonemploidu temps,de labibliothèqueetde labibliothécaire,qui ressembleexactement à l’idée que je me fais d’une bibliothécaire de lycée, c’est-à-dire l’air érudite etbrillante.Ilm’envoieaussidesphotosdesesbrouillonspendantsescoursdemaths,delalistederomansqu’ilaàlirepourlecoursdelittérature,desbéchersetdesboîtesdePetridesoncoursdephysique-chimie.Moi,jedépensemontemps(«dépenser»estletermequiconvienttantilmecoûtedenepasle
voir)àvaqueràmesoccupationsquotidiennes:lire,étudier,survivre.Pourmedivertir,jedétournelestitresdesalistedelecture:LeContedesdeuxcitésdevientLeContedesdeuxbaisers;lechefd’œuvred’HarperLeesetransformeenNetirezpassurl’oiseauamoureux ;Tandisquej’agonisepeutresterainsi.EntrelaMéchanteInfirmièreetmois’estinstalléeunefranchehostilité,quimepousseàl’ignorer
d’autantplus,etquilapousseàlaisserencoreplusdepetitsmotspourmefairesavoirquesi,si,elleexistevraiment.Leproblème,cen’estpasseulementqu’ilmemanque.Enfait,jesuisjalousedesavie,jalousedu
mondequis’étendau-delàdelaportedenosmaisons.Ilm’assureque lavieau lycéen’a riend’un rêve,mais jen’ensuispasconvaincue.Comment
appelerautrementunlieuquin’ad’autrefinalitéquedevousouvrirsurlemonde?Unendroitpleind’amis, de professeurs, de bibliothécaires, de clubs de lecture, de clubs de maths, de clubs dedébatsentousgenres,d’activitésextrascolairesetd’autrespossibilitéssansfin?Au bout de trois semaines, il devient vraiment difficile de poursuivre notre relation de cette
manière.Ilfautquejeluiparle;mimernesuffitpas.J’aibesoind’êtreavecluidanslamêmepièce.J’aibesoindepercevoirsaprésencephysique.J’aibesoind’apprendreencoreàledécouvrir.J’aibesoindedécouvrirencorelaMaddyquejesuisquandilestlà.Nouscontinuonstoutdemêmecommeçajusqu’àceque,finalement,l’inévitableseproduise.Jesuisà la fenêtre, je regardesavoiturequisegare.J’attendsqu’ilsorte,qu’ilm’adresseson
habituelgestedelamain,maiscen’estpasluiquisortlepremier.Unefille,quin’estpasKara,émergedel’arrièredelavoiture.Peut-êtreest-ceuneamiedeKara?Maisnon:Karajaillitdelavoiture,claquelaportièreetentredanslamaison,enlaissantOllyet
1
laFilleMystèreentêteàtête.Ilditquelquechose,etlaFilleMystèrerit.Ellesetourneverslui,poselamainsursonépauleenluisouriantexactementcommejel’aidéjàfait,moi.D’abord,jesuisstupéfaite:jerefusedecroirecequememontrentmesyeux.Est-cequ’ellevient
vraiment de touchermonOlly ?Mon estomac se contracte. Lamain d’un géantm’emprisonne lataille.C’estcommesimesorganessedéplaçaientàl’intérieurdemoncorps,merendantmaldansmaproprepeau.Jelâchelerideauetm’éloignedelafenêtre.J’ail’impressiond’êtreunevoyeuse.Lesmotsdemamèremereviennentenmémoire.«Jeneveuxpasquetuaieslecœurbrisé.»Elle
savaitqueça arriverait.Que, fatalement, il y aurait quelqu’und’autre.Quelqu’unenbonne santé.Quelqu’unquipourraitallerdehors.Quipourraitluiparler,letoucher,l’embrasser,etplusencore.Jemeretiensderetourneràlafenêtrepourjaugerlaconcurrence.Maisest-cequ’ilyavraiment
concurrencequandl’undesadversairesn’estmêmepasenmesuredeseprésenterauxépreuves?Peuimporteàquoielleressemble.Peuimportesielleadelonguesjambesousielleestcourtesurpattes.Peuimportequ’ellesoitpâleoubronzée,avecdescheveuxnoirs,bruns,rouxoublonds.Peuimportequ’ellesoitjolieounon…Cequiimporte,c’estqu’ellepeutsentirlachaleurdusoleilsursapeau.Qu’ellerespirede l’airnonfiltré.Cequi importe,c’estqu’ellevitdans lemêmemondequ’Olly.Pasmoi.Celanem’arriverajamais.Jejetteencoreuncoupd’œil.Samainesttoujoursposéesursonépaule,etellecontinuederire.
Illèvelesyeuxversmafenêtreenplissantlespaupières,maisjesaisqu’ilnemevoitpas.Ilagitelamainaucasoù.Jemecachedenouveauetfaissemblantdenepasêtrelà;c’estmieuxpournousdeux.
1.LeContedesdeuxcitésestunromandeCharlesDickens,leromand’HarperLees’intituleenvéritéNetirezpassurl’oiseaumoqueur,etTandisquej’agoniseestsignéWilliamFaulkner.
«ALOHA»SIGNIFIEÀLAFOISBONJOURETAUREVOIR
J’aiencoreannuléunesoiréemère-fille,etmamans’arrêtesurlepasdemaporte.–Ehbien?fait-elle.–Désoléed’avoirannulé,maman.Jenemesenspastrèsbien.Elleposeaussitôtledosdesamainsurmonfront.Jeprécise:–Mentalement,pasphysiquement.Jen’arrivepasàmesortirdel’espritl’imagedelaFilleMystèretouchantl’épauled’Olly.Mamèrehochelatête,maisneretirepassamainavantd’êtrecertainequejen’aipasdefièvre.
Jechercheàcoupercourt;j’aivraimentenviequ’ellemefichelapaix.–Tucomprends?–Moiaussi,j’aiétéadolescenteautrefois.Etfilleunique.J’aitrouvéçatrèspénible.C’estpourçaqu’elleestlà?Parcequ’ellecroitquejemesensseule?Parcequ’ellepensequeje
traverseunesortedecrised’adolescence?–Jenemesenspasseule,maman,jesuisseule!C’estcomplètementdifférent!Elletressaillelégèrement,maisnepartpaspourautant.Aulieudecela,elleposequelquechose
qu’ellecachaitdanssamainetmecaresselajoue,jusqu’àcequ’elleréussisseàcroisermonregard.–Jesais,monbébé.Ellemetdenouveaulesmainsderrièresondos.–J’aipeut-êtremalchoisimonmoment.Tuveuxquejem’enaille?Elleesttoujourssiattentive,sicompréhensive;c’estdurdeluienvouloir.–Non,çava.Jesuisdésolée.Reste.Jeremontelesjambespourluifairedelaplaceàcôtédemoi,etjeluidemande:–Qu’est-cequetucaches?–Uncadeaupourtoi.Jemesuisditqu’avecçatutesentiraismoinsseule,mais,maintenant,je
n’ensuisplussisûre.Etelletiredederrièresondosunephotoencadrée.Jesensmoncœurseserrerdansmapoitrine.
C’estunevieillephotodenousquatre(mamère,monpère,monfrèreetmoi)suruneplagedesableblanc.Lesoleils’estcouchéderrièrenous,et,commelephotographeautiliséleflash,nousavonslevisageilluminé,lumineuxmême,quicontrasteaveclecielnoir.Monfrèretientmonpèreparlamainet,danssonautremain,ilaunlapinenpeluche.Ondirait
uneversionminiaturedemaman,avec sescheveuxnoirs et raides, et sesyeux sombres.La seule
différence,c’estqu’ilahéritédelapeauplusfoncéedemonpère.CedernierporteunT-shirtsurlequel est écrit lemotAloha, et un short assorti. «Gai luron », c’est le premiermot qui vient àl’espritquandonleregarde.Maisc’estaussiunbelhomme.Ilaunbraspasséautourdesépaulesdemaman, et il paraît l’attirervers lui. Il a lesyeuxplantésdans l’objectif de l’appareil. Il sembleavoirtoutcedontilatoujoursrêvé.Mamèreestvêtued’unerobed’étéàfleursrouge,sansbretelles.Sescheveuxhumidesondulent
autourdesonvisage.Elleneportenimaquillagenibijoux.Oncroiraitvoirlacopieconformedelapersonneassiseàcôtédemoi,maisdansununiversparallèle.Elleal’airplusàsonaisesurcetteplage,entouréedecesgens,queprisonnièredemachambreavecmoi.Ellemeportedanssesbras,etelleestlaseuleànepasfixerl’objectif.Aulieudecela,ellesouritenmeregardant.Quantàmoi,j’aicesourireidiotdebébé,toutengencives.Jen’avaisencorejamaisvudephotodemoipriseDehors.Jenesavaismêmepasqueçaexistait.Jedemande:–C’étaitoù?–ÀMaui,l’unedesîlesd’Hawaï.C’étaitl’endroitpréférédetonpère.Savoixestpresqueunmurmure.–Tun’avaisquequatremois.C’étaitavantqu’ondécouvrepourquoituétaistoutletempsmalade.
Etunmoisavantl’accident.Jeserrelecadrecontremapoitrine.Lesyeuxdemamèreseremplissentdelarmes.–Jet’aime,dit-elle.Plusquetunel’imagines.Jen’enaijamaisdouté.J’aitoujourssuqu’ellemettaittoutsoncœuràmeprotéger.Pourmoi,sa
voixaladouceurd’uneberceuse.Jesensencoresesbrasm’enlaçantpourm’endormirlesoir,etsesbaiserssurmajouepourmeréveillerlematin.Etmoiaussi,jel’aime.Jesuisconscientedetoutceàquoielleadûrenoncerpourmoi.Jenesaispasquoiluirépondre.Alors,jeluidisquejel’aimeaussi.Cen’estcertainementpas
suffisant,etpourtantçasembleluisuffire.
Aprèssondépart,jemeplantedevantlemiroir,lecadrelevéàhauteurduvisage.J’observelemoidelaphoto,puislemoidumiroir,etvice-versa.Unephoto,c’estunpeucommeunemachineàremonterletemps.Soudain,machambres’effaceet
jesuissurcetteplage,entouréed’amouretd’airsalé,environnéeparlachaleurquidiminue,etlesombresquis’allongentdanslecrépuscule.J’emplismesminusculespoumonsd’autantd’airqu’ilspeuventencontenir,etjeretiensmonsouffle.Jeleretiensdepuistoutcetemps.
LEMÊMEJOUR,21HEURES08
Quandjevaisàlafenêtre,Ollym’yattenddéjà.Engrandeslettresépaisses,ilécrit:
Enmime,jeluirépondsquejenesuisabsolumentpasjalouse.
LAMARIÉEIRAMAL
Il m’arrive de relire mes romans préférés en partant de la fin. Je commence par le dernierchapitre,etjelisàreboursjusqu’aupremier.Quand on lit de cette manière, les personnages vont de l’espoir vers le désespoir, de la
connaissance de soi vers le doute. Dans les histoires d’amour, les couples sont d’abord amants,avant de devenir des étrangers. Les récits d’initiation se transforment en récits d’égarement.Despersonnagesreviennentmêmeàlavie.Simavieétaitunromanqu’onlisaitàl’envers,riennechangerait.Aujourd’huiestpareilàhier,
demainserapareilàaujourd’hui.DansLeLivredeMaddy,tousleschapitresseressembleraient.Jusqu’àl’arrivéed’Olly.Avant lui, ma vie était un palindrome : exactement la même dans les deux sens, comme dans
«LéonaraséCésaràNoël»ou«Lamariéeiramal».Ollyestcommeunelettrepiochéeauhasard,ungrandXencaractèregrasjetéaumilieud’unedecesphrases.Et maintenant ma vie n’a plus aucun sens. Je voudrais presque ne jamais l’avoir rencontré.
Commentpourrais-jeretourneràmonexistenced’avant?Cetteexistencedanslaquelletouslesjourss’étirent devantmoi avec une similitude brutale et infinie ?Comment pourrais-je redevenir cette«fille-qui-lit»?Nonpasquejeregrettel’ancienneviequejepassaisplongéedansmeslivres.Toutcequejesaisdumonde,jel’aiapprisgrâceàeux.Maisladescriptiond’unarbreneserajamaisunarbre,etunmillierdebaisersdepapiern’égalerontjamaislasensationdeslèvresd’Ollyposéessurlesmiennes.
LEMURDEVERRE
Une semaine plus tard, je suis réveillée en sursaut. Je me redresse sur mon lit. Ma tête estbrouilléeparlesommeil,maismoncœurbatàcentàl’heure.Ilsaitquelquechosequemoncerveauignoreencore.Je louchevers le réveil : 3 heuresdumatin.Mes rideaux sont tirés,mais je perçoisune lueur
provenant de la chambre d’Olly. Jeme traîne jusqu’à la fenêtre et j’écarte les rideaux. Toute lamaison est inondée de lumière.Même celle du porche est allumée. Les battements demon cœurs’accélèrent.Oh,non!Est-cequ’ilssebagarrentencore?Uneporte claque.Un son ténu,mais bien reconnaissable. J’empoigne le rideau et j’attends, en
priantpourqu’Ollysemontre.Jen’aipasàpatienterlongtemps:ilsurgitenvacillantsurleperron,commesionl’yavaitpoussé.Commeladernièrefois,jeressenslebesoinimpérieuxdelerejoindre.Jeveuxlerejoindre.Je
doislerejoindre,leréconforter,leprotéger.Avecsonaisancehabituelle,ilretrouvevitel’équilibreetfaitfaceàlaporte,lespoingsserrés.Je
meprépareavecluiàrecevoiruneattaquequinevientpas.Ilfixelaportependantunebonneminutesansbaisserlagarde.Jenel’aijamaisvuaussiimmobile.Uneautreminutepasse,etsamère lerejointsous leporche.Elleessaiede lui toucher lebras,
maisilsedérobebrutalement,sanslaregarder.Alors,ellerenonce.Dèsqu’elleestpartie,toutelatensionsemblequitterlecorpsd’Olly.Ilenfouitlevisagedanssesmains,etsesépaulessesecouent.Puisillèvelesyeuxversmafenêtre.J’agitelamain,maisilnemerépondpas.Jeréalisequ’ilnepeutpasmevoir,puisquemalumièreestéteinte.Jemeprécipiteversl’interrupteur.Mais,letempsquejeregagnelafenêtre,iln’estpluslà.Jepressemonfront,mesmainsetmesavant-brascontrelavitre.Jamais,detoutemavie,jen’aieuautantenviedem’arracheràmonproprecorps.
LEMONDECACHÉ
Parfois lemonde se révèle soudain à nous. Je suis seule dans la véranda qui s’assombrit. Lesoleilde la find’après-mididécoupeun rectangle lumineuxà travers lavitre. Je lève lesyeuxetj’admirelesparticulesdepoussière,minusculesetscintillantes,quiydériventensuspension.Ilyadesmondesentiersquiexistentàlalisièredenotreperception.
DEMI-VIE
C’estunechosecurieusedeconstaterqu’onestprêtàmourir.Çanesemanifestepasde façonfulgurante,commeunesubiteépiphanie.Non,çaarrivelentement,plutôtcommeunballondontl’airs’échappeparuntrouminuscule.Lesouvenird’Ollypleurantseulsousleporchenemequittepas.J’examinetouteslesphotosqu’il
m’aenvoyées,et jem’imagineuneplacedanschacuned’elles.Maddyà labibliothèquedulycée.Maddy à côté du casier d’Olly, avant de retourner en cours. Maddy, élue « élève la plusprometteuse».J’examine aussi chaque centimètre carré de ma photo de famille, en essayant d’en percer les
secrets.Jem’émerveilledelaMaddyenbonnesanté,bébéMaddydont lavies’étiredevantelle,pleinedepossibilitésinfinies.Depuis qu’Olly est entré dansma vie, il y a deuxMaddy : celle qui continue son existence à
traversleslivresetneveutpasmourir,etcellequivitpourdevrai,aveclepressentimentquelamortestunprix infimeàpayerpourcela.LapremièreMaddys’étonneducoursqueprennentsespensées.LasecondeMaddy(peut-êtrelamêmequesurlaphotoàHawaï?)estau-dessusdetout,semblableàunedéesse,insensibleaufroid,àlafaim,àlamaladie,auxcatastrophesnaturellesethumaines.Elleestmêmeinsensibleàlamaladied’amour.LasecondeMaddyestconscientequecettepâledemi-vien’estpasvraimentunevie.
AUREVOIR
Chèremaman,Avant toute chose, je t’aime. Tu le sais déjà, mais je n’aurai peut-être plus
l’occasiondeteledire.Donc:jet’aime,jet’aime,jet’aime.Tuesintelligenteetforteetdouceetgénéreuse.Jen’auraispaspurêverd’unemeilleuremaman.Tunecomprendrassansdoutepascomplètementcettelettre.Jenesuispassûrede
mecomprendrevraimentmoi-même.Grâceàtoi,jesuisvivante,etjet’ensuistrès,trèsreconnaissante.Grâceàtoi,j’ai
survécu, et j’ai eu la chance de découvrir cette petite partie du monde qui est lamienne. Mais elle ne me suffit pas. Ce n’est pas ta faute. Mais cette vie-là estimpossible.Cen’estpasseulementpourOllyquejefaisça.Oupeut-êtrequesi.Jenesaispas.
Jenepeuxpasl’expliquer.ToutaunrapportavecOlly,etenmêmetempsrienn’aderapportavec lui. Jen’arriveplusà regarder lemondecommeavant. J’aidécouvertcettenouvellefacettedemapersonnalité,etcettenouvellefacettenepeutpasrestersilencieuseettranquille,simpleobservatricedumonde.Tutesouviensdelapremièrefoisquenousavonslu«LePetitPrince»?J’étais
tellement chamboulée quand il meurt, à la fin. Je ne comprenais pas qu’il puissechoisir la mort, juste pour retrouver sa rose. Je crois que je le comprends,maintenant.Iln’apaschoisidemourir.Laroseétaittoutesavie.Sanselle,iln’étaitpasvraimentvivant.Je ne suis pas sûre de savoir ce que je fais,maman, je sais juste que je dois le
faire.Parfoisj’aimeraisredevenircellequej’étaisavant,avantd’ouvrirlesyeuxsurtoutcela.Maiscen’estpaspossible.Jesuisdésolée.Pardonne-moi.Jet’aime.Maddy
LESCINQSENS
L’OUÏELeclavierdel’alarmemanquedetrahirmonévasionenémettantunBIP!bruyantchaquefoisque
j’appuiesurunetouche.Jepriepourqueçanes’entendepasdepuis lachambredemamère, trèséloignéedel’entrée.Laportes’ouvreavecunsoupir.Çayest,jesuisDehors.Larueestsitranquillequec’enestassourdissant.
LETOUCHERLemétaldelapoignéedeporteestfroid,lisse,presqueglissant.Ilnemeresteplusqu’àlalâcher,
cequejefais.
LAVUEIlest4heuresdumatin,et il fait tropsombrepourque jedistinguebien lepaysage.Mesyeux
n’aperçoiventquelaformeglobaledeschoses,silhouettesflouessedécoupantsurlecielnocturne.Ungrandarbre,unautrepluspetit,quelquesmarches,unjardinet,unealléeenpierremenantàunepalissadeentourantunportail.Unportail,unportail,unportail.
L’ODORATJesuisdanslejardind’Olly.L’airestlourdetrichedesenteurs:lesfleurs,laterre,mapeurde
plusenplusgrande.Jelacachetoutaufonddemespoumons.Jeprendsdespetitscaillouxet leslancesursavitre.
LEGOÛTOllyestdevantmoi,stupéfait.Jeneprononcepasunmot.Jeposemeslèvressurlessiennes.Tout
d’abord,ilrestepétrifié,hésitant,réticent,puis,toutàcoup,ilabandonnesesréserves.Ilmeserretrèsfortcontrelui.Ilpasseunemaindansmescheveuxetenlacemataille.Seslèvresontlemêmegoûtquedansmonsouvenir.
D’AUTRESMONDES
Au bout d’un moment, nous reprenons un peu nos esprits. Enfin… surtout Olly. Il recule etm’attrapelesépaulesdesdeuxmains.–Qu’est-cequetufaislà?Tuvasbien?Ilyaunproblème?C’esttamère?–Jevaisbien,dis-jeavecungrandsourire.Ellevabien,elleaussi.Jemesuisenfuie.L’éclairagedesachambreau-dessusdenousprojette justeassezde lumièrepourque jepuisse
voirletroublesursonvisage.–Jenecomprendspas,balbutie-t-il.Je prends une grande inspiration, puis je me fige. L’air de la nuit est froid, humide et lourd,
totalementdifférentdeceluiquej’aitoujoursrespiréjusque-là.J’essaied’expirer,delechasserdemespoumons.J’aidesfourmillementssurleslèvresetlatêtequitourne.Est-ceàcausedelapeur,oud’autrechose?–Maddy,Maddy…,murmure-t-ilàmonoreille.Qu’est-cequetuasfait?Jesuisincapablederépondre.Magorgeestbloquée,commesij’avaisavaléunepierre.–Essaiedenepastroprespirer,chuchote-t-ilenmeguidantversmamaison.Jelelaissem’entraînerpendantuneseconde,peut-êtredeux,avantdem’immobiliser.–Çanevapas?s’inquiète-t-il.Tupeuxmarcher?Tuveuxquejeteporte?Jesecouelatêteetrepoussesamain.J’inspirel’airdelanuitetjerépète:–Jet’aiditquejem’étaisenfuie.Ilémetunbruitquiressembleàungrognement.–Qu’est-cequeturacontes?Tuveuxtesuicider?–Aucontraire.Tuvasm’aider?–Comment?–Jen’aipasdevoiture,jenesaispasconduire.Etjeneconnaisriendumonde.Ilémetlemêmebruit,àmi-cheminentreungrognementetunpetitrire.Siseulementjepouvais
voirsesyeux…maisilfaittropnoir.Soudain,unclaquementretentit.Uneporte?J’attrapesamainetl’entraîneaucoindesamaison.–C’étaitquoi?–Mince!Uneporte.Chezmoi.Jem’aplatiscontrelemur,commepourydisparaître.Jejetteunœildansl’alléequimèneàma
maison,m’attendantàvoirsurgirmamère.Maisjenelavoispas.
Jefermelesyeux.–Emmène-moisurletoit.–Maddy…–Jet’expliqueraitout.Mon plan dépend entièrement de son aide. Je n’ai même pas envisagé ce qui arriverait s’il
refusaitdem’aider.Nous gardons le silence une seconde. Puis deux. Puis trois. Il me prend par la main, et nous
contournonssamaisonjusqu’aumurlepluséloignédelamienne.Ilyaunegrandeéchellequimèneautoit.–Tun’aspaslevertige?medemande-t-il.–Jenesaispas.Jecommenceàmonter.Parvenuesur le toit, jeme tassesurmoi-mêmepourmeplanquer,mais
Ollymeditquecen’estpaslapeine.–Personnenelèvejamaislesyeux.Il faut àmon cœur plusieursminutes pour retrouver son rythme normal. Olly s’assoit avec sa
grâcehabituelle.Leregarderbougersuffitàmerendreheureuse.–Etmaintenant?m’interroge-t-il.J’observe les alentours. J’ai toujours eu envie de savoir ce qu’il faisait là-haut.Nous sommes
assissurunezoneplate,derrièreletoitàpignon.Dansl’obscurité,jedistinguelaformedequelquesobjets : une petite table sur laquelle sont posées une tasse, une lampe et des feuilles de papierfroissées.Peut-êtrequ’ilvienticipourécriredespoèmes,ouinventerdescontrepèteries…Jedemande:–Ellemarche,cettelampe?Il l’allume sans un mot, et elle répand un cercle de lumière diffus. J’ai presque peur de le
regarder.Lespapiersfroisséssurlatablesontdesemballagesdeplatsàemporter.Pasdepoèmessecrets,
donc.Prèsdelatable,unebâchepoussiéreuserecouvrequelquechose.Lesolestjonchéd’outils:clés,pincescoupantesdetaillesvariées,marteaux,etd’autrestrucsquejenereconnaispas.Ilyamêmeunchalumeau.Enfin,j’osetournerlesyeuxverslui.Ilestassis,lescoudesposéssurlesgenoux,etilregardelecielquis’éclaircitlentement.–Qu’est-cequetufaisquandtuviensici?–Cen’estpasdutoutlemomentdeparlerdeça.Sa voix est dure, et il neme regarde pas. Il ne ressemble plus au garçon quim’a embrassée
quelquesminutesplustôt.Lapeurqu’ilressentpourmoiaoccultétoutlereste.Parfois on fait les choses pour de bonnes raisons, parfois pour demauvaises, et parfois il est
impossiblededifférencierlebondumauvais.–J’aidesmédicaments,dis-je.Déjàqu’ilbougeaitàpeine;levoilàtotalementimmobile.–Quelsmédicaments?–Cesontdespilulesexpérimentales,quel’Agencedumédicamentn’apasencoreapprouvées.Je
lesaicommandéesenligne.AuCanada.
Cemensongemevientnaturellement,sanseffort.–Enligne?Commenttusaisqu’ellessontsansdanger?–J’aifaitbeaucoupderecherches.–Cen’estpasuneraison.Tunepeuxpasêtresûreque…–Jesaiscequejefais.Jesoutienssonregardsansciller.C’estpoursonbienquejeluimens.D’ailleurs,iladéjàl’air
unpeusoulagé.Jepoursuis:–Grâceàcespilules,jedevraispouvoirresterquelquesjoursdehors.Jen’airienditàmamère
parcequ’ellerefuseraitdeprendrelemoindrerisque,mais…–Doncc’estrisqué!Tuasdittoi-mêmequ’ellesn’étaientpasautorisées…–C’estsansdangerpendantquelquesjours.Montonnelaissepasdeplaceaudoute.J’attends,enpriantpourqu’ilaitavalécebobard.–Etmerde…Ilenfouitsonvisagedanssesmainsetnebougeplus.Quandilrelèvelesyeux,iln’apluscetair
buté.Mêmesavoixs’estadoucie.–Tuauraispumeraconterçaavant.Jefaismonpossiblepourallégerl’atmosphère.–Quandça?Pendantqu’ons’embrassait?Oupendantquetum’engueulais?Jerougisautantàl’évocationdubaiserqu’enraisondelafacilitéaveclaquellej’arriveàmentir.–J’allaisteleraconter.Jeteleraconte,là.Jeviensjustedeteleraconter…Ilestbientropfutépourêtredupe,j’ensuissûre,maisilespèretellementquecesoitvrai.Ilveut
que ce soit vrai plus qu’il ne veut connaître la vérité. Le sourire qui fend son visage est encorehésitant,mais il est si beau que je ne peux pas le quitter des yeux. Pour ce sourire, jementiraisencoreetencore.–Bon,etmaintenant…ilyaquoisouscetruc?Ilmetenduncoindelabâche,quejesoulève.D’abord,jenesuispassûredecequejevois.–Ças’appelleunplanétaire,m’explique-t-il.–C’estmagnifique.C’estçaquetufaisici?Tufabriquesdesunivers?Ilhausselesépaules.Unelégèrebrisesemetàsouffler,etlespetitesplanètesfabriquéesparOllytournentdoucement.
Nouslesadmironsensilence.–Tuessûredetadécision?Ànouveau,ilyadudoutedanssavoix.–Aide-moi,Olly.S’ilteplaît.Jedésigneleplanétaire.–Moiaussi,j’aibesoindem’évader,justepouruntemps.Ilhochelatête.–Ettuveuxalleroù?
DÉJÀLEBONHEUR
–Maddy,sérieusement,onnepeutpasalleràHawaï.–Pourquoipas?J’ailesbilletsd’avion.J’airéservél’hôtel.Nous sommes assis dans la voiture d’Olly, dans l’allée. Ilmet la clé dans le contact, sans la
tourner.–Tuplaisantes?Ilcherchesurmonvisagelapreuvequejesuisentrainde luifaireuneblagueet,commeilne
trouvepas,ilsecouedoucementlatête.–Hawaïestàcinqmillekilomètresd’ici…–D’oùlesbilletsd’avion…Ilignoremontraitd’humour.–Tuesvraimentsérieuse?Tuasfaitçaquand?Comment?Pourquoi?–Encoreune,etonpourrajouerà«cinqquestionssansréfléchir»!Ilsepencheenavant,poselefrontsurlevolant.–Oui,hiersoir,avecunecartedecrédit,parcequej’aienviedevoirlemonde.–Tuasunecartedecrédit?–Depuisquelquessemaines.Çaaquandmêmedesavantagesdetraîneravecunefilleplusâgée
quetoi…Ilseredresse,maisgardelesyeuxbraquésdevantlui.–Ets’ilt’arrivequelquechose?–Ilnem’arriverarien.–Maissic’estlecas?–J’ailespilules,Olly.Ellesvontmarcher.Ilfermelesyeuxetmetlamainsurlaclé.–Tusaisqu’onpeutdéjàvoirpleindechosesenrestantenCalifornieduSud…–Peut-être,maispasdehumuhumunukunukuapua’a.Un demi-sourire se forme au coin de ses lèvres. Il faut absolument que j’arrive à le dérider
complètement.Ilsetourneversmoi:–Dequoituparles?–Duhumuhumunukunukuapua’a.–Quoi?C’estquoi,ça,lehumum-truc?
–C’estunpoisson.Lesymboled’Hawaï.Sonsourires’élargit.–Ah,biensûr.Il tourne la clé dans le contact. Ses yeux s’attardent sur sa maison, et son sourire s’efface à
nouveau.–Combiendetemps?–Deuxnuits.Ilprendmamainetl’embrasse.–OK,onvatrouvercepoisson.L’humeur d’Olly s’améliore à mesure que nous nous éloignons de chez lui. Ce voyage est
l’occasiondeselibérerdupoidsdesafamille,pouruntemps,dumoins.Etpuis,undesesvieuxcopainsdeNewYork,Zach,habitemaintenantàMaui.–Tuvasl’adorer,medit-il.–Jevaistoutadorer!Levoln’estqu’à7heures,etavant,jeveuxfaireunpetitdétour…Lavoituremefaitl’effetd’unebulletrèsbruyante,quiavancetrèsvite.Ollyrefused’ouvrirles
vitres.Ilappuiemêmesurunboutondutableaudebordquicoupelacirculationdel’air.Lebruitdespneussurl’asphaltem’évoquequelqu’unquimesiffleraitdanslesoreillesdefaçoninsistante.Jemeretiensdelesboucher.D’aprèsOlly, on ne va pas vite,maismoi, j’ai l’impression de fendre l’espace à bord d’une
fusée.J’ailuqu’enraisondelavélocité,lespassagersdestrainsàgrandevitessevoientlemondeen flou. Je sais bien que nous sommes loin de cette allure-là, pourtant le paysage bouge troprapidement pour que mes yeux puissent s’y accrocher. C’est à peine si j’entrevois les maisonsposées sur les flancs des collines à l’horizon.Au-dessus de nos têtes, des panneaux couverts desymboles lumineux et de noms s’en viennent et s’en vont avant que j’aie eu le temps de lesdéchiffrer. Les autocollants sur les pare-brise arrière et les plaques d’immatriculation des autresvoituresdéfilentenunclind’œil.Mêmesijesaisquec’estabsurde,jenepeuxpasm’empêcherdetrouver bizarre que mon corps se déplace alors que je suis immobile. Enfin… pas tout à faitimmobile.JesuisplaquéecontremonsiègequandOllyaccélèreetprojetéeenavantlorsqu’ilfreine.De temps en temps, nous ralentissons suffisamment pour que je voie les occupants des autresvéhicules.Parexemple,nousdoublonsunefemmequiagitelatêteentapantsursonvolant.Cen’estqu’après
l’avoirdépasséequejecomprendsqu’elledevaitdanseraurythmede lamusique.Deuxgaminsàl’arrièred’uneautrevoituremetirentlalangueetéclatentderire.Jeneréagispas;jenesaispascommentonestcenséréagirdanscescas-là.Nousquittonsl’autoroute,etnousretrouvonsuneallurequimesembleplushumaine.–Oùsommes-nous?–ÀKoreatown,làoùellehabite.J’ailatêtequibourdonne,àforced’essayerdetoutregarderenmêmetemps.Ilyadesnéonset
despanneauxd’affichagebrillammentéclairés,rédigésencoréen.Pourmoiquineconnaispascettelangue,cespanneauxsontcommedesœuvresd’artauxformesétrangesetmerveilleuses.Biensûr,ilsnedisentsansdouteriendeplusqueRestaurantouPharmacieouverte24h/24.Il estencore tôt,pourtant lesgens sontdéjàoccupésàmarcherdans la rue,discuter, s’asseoir,
resterdebout,couriroufaireduvélo.J’aidumalàcroirequ’ilssontréels.J’ail’impressiondevoir
lesfigurinesquejeplacedansmesmaquettespourleurdonner«l’énergiedelavie».Àmoinsquecesoitmoiquinesuispasvraimentréelle?Pasvraimentici?Nous roulons encore quelquesminutes. Enfin, nous nous arrêtons devant une résidence à deux
étages,avecunefontainedanslacour.Ollydéfaitsaceinture,maisnesedécidepasàsortirdelavoiture.–Ilnepeutrient’arriver,affirme-t-il.Jeluiprendslamain.–Merci.C’esttoutcequejeréussisàluidire.Jevoudraisajouterquec’estgrâceàluisijesuisici,sije
suisDehors.Quel’amourouvretouteslesportes.J’étais heureuse avant de le rencontrer. Mais à présent je suis vivante, ce qui est totalement
différent.
CONTAMINÉE
Dèsqu’ellem’aperçoit,Carlapousseuncriensecouvrantlevisageaveclesmains.–MonDieu,unfantôme!Puisellem’attrapeparlesépaules,meserrecontresapoitrine,mesecoueàdroiteetàgauche,
avantdemeserrerànouveau.Quandelles’arrêteenfin,jen’aiplusd’airdanslespoumons.–Qu’est-cequetufichesici?dit-ellesansreprendresonsouffle.Tunepeuxpasêtreici!Elles’écarte,secouelatêtecommesiellesetrouvaitfaceàuneapparition,puism’attireencore
contreelle.–Oh,montrésor!Commetum’asmanqué!Elleprendmesjouesentresesmains.–Toiaussi,tum’asmanqué.Jesuistellementdésoléepour…–Stop.Tun’aspasàt’excuser.–Àcausedemoi,tuasperdutonboulot.–J’enaitrouvéunautre,réplique-t-elleenhaussantlesépaules.Leproblème,c’estjustequetu
memanques.–Tumemanquesaussi.–Tamamanafaitcequ’elleavaitàfaire.Jeneveuxpaspenseràmamère.JechercheOllyduregard; ilestsortidelavoiture,maisse
tientunpeuàl’écart.JedemandeàCarla:–Tutesouviensd’Olly?–Commentpourrais-jeoublierunvisagepareil?Etcecorps!répond-elle,assezfortpourqu’il
l’entende.Ellevaversluietluioffreuneaccoladeplusmesuréequecellequej’aireçue.–Tuprendsbiensoind’elle,j’espère?Ellelelâchepourluidonnerunepetiteclaque,justeunpeutropfort.Ollysefrictionnelajoueen
marmonnant:– Je fais ce que je peux. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais elle est du genre têtu,
parfois…Carlanousdévisagetouslesdeuxpendantunelongueseconde,etjesuissûrequ’ellecomprend
parfaitementlasituation.Noussommestoujourssurlepasdelaporte.
–Entrez,entrez…,dit-elleenfin.–Onnepensaitpastetrouverdeboutaussitôt.–Ondortmoinsenvieillissant,tuverras…Jesuistentéederépondre:«Sijevieillis…»,maisjedemandeplutôt:–Rosaestici?–Elleestenhaut,elledort.Tuveuxquej’aillelaréveiller?–Non.Detoutefaçon,onn’apasbeaucoupdetemps.Jevoulaisjustetesaluer.Elle attrape de nouveaumon visage dans sesmains etm’examine, cette fois-ci avec ses yeux
d’infirmière.–J’ailoupépasmald’épisodes…Alors,qu’est-cequetufabriquesici?Commenttutesens?Ollyfaitunpasenavant,visiblementsoucieuxd’entendremaréponse.Jecroiselesbrassurmonventreenrépliquant,d’untonunpeutropréjoui:–Jevaistrèsbien.–Dis-luipourlespilules,mesouffleOlly.–Quellespilules?s’enquiertCarla.–Onadespilules.Expérimentales.–Çam’étonneraitquetamèret’aitdonnédespilulesexpérimentales.–Jemelessuisprocuréesmoi-même.Mamannesaitrien.Carlahochelatête,satisfaited’avoirvujuste.–Etd’oùtulestiens?Jeluiracontelamêmehistoirequ’àOlly,maisellen’encroitpasunmot.Ellesecachelabouche
derrièresamainetécarquillelesyeux,retrouvantcetairquilafaitressembleràunpersonnagededessin animé. Je lui lance un regard appuyé, dans lequel, de tout mon cœur, je lui lance unesuppliquemuette:«S’ilteplaît,Carla,comprends-moi.S’ilteplaît,nemedénoncepas.C’esttoiquim’asditquelavieestuncadeau…»Ellesedétourneetfrotteunendroitsoussapoitrineendécrivantdepetitscercles.–Vousdevezavoirfaim.Jevaispréparerunpetitdéjeuner.Elle nous indiqueun canapé jaunevif qui a l’air ultraconfortable, avant de disparaître dans la
cuisine.–C’estexactementcommeçaquej’imaginaissamaison,dis-jeàOlly.Jeneveuxpasluilaisserletempsdeposerdesquestionssurlespilules.Aucundenousdeuxnes’assoit.Nousrestonsdebout,àunpasoudeuxdedistance.Lesmurssont
peintsdansdescouleursvives.Desbibelotsetdesphotosrecouvrentlamoindresurfacedisponible.–Ellen’apasl’airfâchéeparcettehistoiredepilules,glissenéanmoinsOlly.Ilserapprochedemoi,etjemecrispe.J’aipeurqu’ilflairel’odeurdumensongesurmapeau.Jefaislescentpasdanslesalon,admirantlesphotossurlesquellesdéfilentdesgénérationsde
femmesressemblantàCarla.L’undesclichés,trèsgrand,accrochéau-dessusd’unfauteuil,montreCarlaquiporteRosabébédanslesbras.Quelquechosesurcetteimagemerappellemamère.Sansdoutelafaçonqu’elleaderegarderRosa,nonseulementavecamour,maisaussiavecunesortededureté,commesielleétaitprêteàtoutpourlaprotéger.Jamaisjenepourrairendreàmamèrecequ’elleafaitpourmoi.
Pourlepetitdéjeuner,Carlaapréparédeschilaquiles,unplattypiqueduMexique,composédetortillasdemaïsrecouvertesdesauce,defromageetdecrèmefraîche.C’estdélicieuxetoriginal,maisjen’arriveàenavalerqu’unebouchée.Jesuistropnerveusepourmanger.–Dites,Carla…,reprendOllyd’unevoixdébordanted’optimisme.D’aprèsvous,cespilulessont
vraimentefficaces?–Peut-être,répond-elleensecouantpourtantlatête.Maisjepréfèrenepasvousdonnerdefaux
espoirs…J’aimeraisbienluidemanderpourquoijenesuispasencoremalade,maisceseraitmevendre:je
suispriseaupiègeparmonpropremensonge.– Peut-être que ces pilules retardent la maladie, poursuit Carla. Ou peut-être que tu n’as tout
simplementpasencorerencontréd’élémentdéclencheur.–Oupeut-êtrequelespilulesfontleurboulotetempêchentlamaladie…,insisteOlly.Jem’aperçoisqu’iladépassélestadedel’espoir.Ilcroitcarrémentaumiracle.Depuisl’autreboutdelatable,Carlasepenchepourluitapoterlamain.–Tuesunbongarçon,luidit-elle.Puis,enévitantsoigneusementmonregard,elledébarrassenosassiettesetvalesporterdansla
cuisine.Jelasuis,entraînantlespiedssouslepoidsdelahonte.–Merci.Elles’essuielesmainssuruntorchon.–Jetecomprends.Jecomprendscequetufais.–Jevaispeut-êtremourir,Carla.Ellemouilleunelavetteetastiqueuncoinducomptoirpourtantdéjàpropre.–J’aiquittéMexicoenpleinenuit,sansrienemporter.Jenepensaispasquejesurvivrais,àce
moment-là. Pasmal de gens ne sortent pas vivants de ce genre d’aventure…mais je suis partiequandmême.J’ailaisséderrièremoimonpère,mamère,masœuretmonfrère.Ellerincelalavetteetpoursuit:–Ilsontvoulum’endissuader.Ilsontditquelavieétaitplusprécieuse,maisjeleurairépondu
quec’étaitmavie,etquec’étaitàmoidedéciderdesonprix.Jepartiraisdetoutefaçon,soitpourmourir,soitpourtrouveruneviemeilleure.Ellerinceànouveaulalavetteetl’essore.–Quand j’ai quitté lamaison, en pleine nuit, jeme suis sentie incroyablement libre. Etmême
aujourd’hui,aprèstoutcetemps,jecroisquejenemesuisplusjamaissentieaussilibrequecettenuit-là.–Ettuneregrettesrien?–Si,biensûr.Levoyageaététrèsdur.Etpuis,quandmesparentssontmorts,jen’aipaspualler
àleurenterrement.Rosaneconnaîtriendesesorigines.Personnenevitsanslemoindreregret…Etmoi,quevais-jeregretter?Desimagespassentenboucledansmonesprit:mamèreseuledans
machambreblanche,sedemandantoùsontpasséstousceuxqu’elleaimait.Mamèreseuledansunpréverdoyant,baissant lesyeuxversma tombe, celledemonpère, celledemon frère.Mamèremouranttouteseuledanscettegrandmaison.Carlaposeunemainsurmonbras,etjerepousseaulointoutescespensées,sanslamoindrepitié.
Jenepeuxpassongeràtoutcela.Jenepourraipasvivresij’ypense.
Jesoupire:–Peut-êtrequejenetomberaipasmalade…–Effectivement,confirmeCarla,et,commeunvirus,l’espoirserépanddanstoutmoncorps.
FAQ:VOTREPREMIERVOL
Q:Quelestlemeilleurmoyendesoulagerladouleurdanslesoreillescauséeparlechangementd’altitude?R:Mâcherduchewing-gum.Etfairedesbisous.
Q:Quelestlemeilleursiège:fenêtre,milieuoucouloir?R : Fenêtre, sans aucun doute. Le monde est incroyable, vu de 10 000 mètres
d’altitude.Remarque:êtreassiseàcôtédelafenêtresignifiequevotrecompagnon,lui,peutseretrouverassisàcôtéd’unraseurparticulièrement loquace.L’embrasser(votrecompagnon,pasleraseur)peutégalementserévélerutiledanscettesituation.
Q:Combiendefoisparheurel’airdelacabineest-ilrenouvelé?R:Vingtfois.
Q : Les couvertures distribuées dans les avions peuvent-elles couvrir
plusieurspersonnes?R :Oui, deux.À condition de relever l’accoudoir et de vous blottir l’un contre
l’autre.
Q : Comment l’humain a-t-il pu inventer à la fois des choses aussifantastiquesquel’avionetaussihorriblesquelabombeatomique?R:Leshumainssontdesêtresmystérieuxetpleinsdeparadoxes.
Q:Risque-t-onderencontrerdesturbulences?R:Oui.Danslavie,onrencontretousdesturbulences.
TAPISROULANT
–Jetrouvequeletapisroulantestunemétaphoreparfaitedelavie,déclareOlly,deboutauborddutapisàbagagesencoreàl’arrêt.Ni l’un ni l’autre n’avons enregistré de bagages. Tout ce que j’ai, c’est un petit sac à dos
contenantleminimumvital:unebosseàdents,dessous-vêtementsderechange,unguidetouristiquesurHawaï,etmonexemplaireduPetitPrince.Jedevaisl’emporter,bienentendu.Jevaislelireunefoisdepluspourvoirsilasignificationmesembleavoirchangé.Jedemande:–Tut’esfaitcetteréflexionilyalongtemps?–Non,àl’instant.Ilaimebienlesthéoriesdébiles,etjevoisqu’ilattendquej’insistepouravoirlesdétails.–Tuveuxencoreyréfléchiravantdemefaireprofiterdesexplications?Ilsecouelatêteetbonditdutapis,justedevantmoi.–Jepréfèrequetuenprofitesmaintenant,situveuxbien.D’ungestemagnanime,jel’encourageàpoursuivre.–Dèsque tunais, tuesprojetédansce trucunpeudinguequ’onappelle lavie, etqui tourne,
tourne…–Etdanstathéorie,lesbagages,cesontlesgens?–Oui.–Continue…–Parfois,tutombesdutapisprématurément.Parfois,tuestellementabîmépard’autresbagages
quitesontdégringolésdessusquetunefonctionnesplusnormalement.Parfois,tuesperdu,oublié,ettupassestonexistenceàtourner,tourner…–Etlesautres,ceuxquiretrouventsimplementleurpropriétaire?–Ilsvontmeneruneviebanaleaufondd’unplacardquelconque.J’ouvre et referme plusieurs fois la bouche, sans trouver quoi répondre. Il prend ça pour un
consentement.–Tuvois,çatientlaroute,commethéorie!Ilaleregardmoqueur.–Oui,impeccable,dis-je,enpensantàluiplutôtqu’àsathéorie.J’entremêlemesdoigtsauxsiens,etjeregardeautourdemoi.
–C’estcommedanstessouvenirs?Ollyestdéjàvenuici;ilyapassédesvacancesenfamillequandilavaitdixans.– Je ne me rappelle pas grand-chose. Juste mon père disant que les Hawaïens auraient pu
dépenserquelquesdollarsdepluspournousdonnerunemeilleurepremièreimpression.Lehalld’arrivéeestpourtantbondédegensvenusaccueillirlesnouveauxarrivants:desfemmes
vêtuesdelonguesrobesàfleurs,arborantdespancartesdebienvenueetportantautourdespoignetsdescolliersd’orchidéesmauveetblanc.L’airnesentpasl’océan.Ilcharrieuneodeurindustriellede kérosène et de produits d’entretien. Je pourrais presque l’aimer, cette odeur, puisqu’elle estsynonymedevoyage.Autourdenous,desvaguesdebruits’élèventetretombent,ponctuéesparleschœursde«Aloha!»lancésparlesHawaïennes.Commeaccueilcouleurlocale,jetrouvequecen’estpasmaldutout,moi.Jemedemandecomment lepèred’Ollyafaitpour traverser lemondesansvoiràquelpointilestprécieux.–Danstathéoriedesbagages,tamèreestunevaliseabîmée?Ollyhochelatête.–Ettasœur?C’estunsacquiseperdetquitournesansfin?Nouveauhochementdetête.–Ettoi?–Pareilquemasœur.–Ettonpère?–Ilestletapisroulant.J’attrapesamainensecouantlatête:–Non,Olly,iln’apasunrôleaussiimportant.Jel’aigêné.Ilretiresamainets’éloignediscrètement,enfaisantmined’observerleterminal.–Machère,iltefautuncollierdefleurs,déclare-t-ilensuite.Ilfaitsigneàl’unedesfemmesquin’apasencoreretrouvésesproches.Jeproteste:–Arrête,Olly…–Maissi!insiste-t-il.Attendsici…Il va vers la femme, qui commence par secouer la tête. Mais Olly persévère, comme à son
habitude.Quelquessecondesplustard,tousdeuxregardentdansmadirection.J’esquisseungestedelamain,enm’efforçantd’avoirl’airgentilleetamicale,l’airdugenredepersonneàquionaenvied’offrir un collier de fleurs. La femme cède, et Olly revient, victorieux. J’avance la main pourm’emparerducollier,maisilveutlepasserlui-mêmeautourdemoncou.Jemesouviensdecequej’ailudansleguidedevoyage.–Tusavaisque,àl’originedecettetradition,lescolliersdefleursétaientréservésauxmembres
delafamilleroyale?D’une main, il rassemble mes cheveux et me caresse la nuque, avant de laisser retomber le
collier.–Quinesaitpasça,princesse?Jejoueaveclecollier,etj’ail’impressionqu’unpeudesabeautéadéteintsurmoi.–Mahalonuiloa,dis-je.Çasignifie:«Mercibeaucoup.»–Tuasapprisleguideparcœur?Jeconfirmed’unsignedetête.
–J’adoreraisavoirunevalise.Jecolleraisdessusdesautocollantsdechaquepaysoùjeseraisallée. Je l’emballerais de film plastique avant demonter dans l’avion.Et, en l’apercevant sur letapis roulant, je m’y cramponnerais à deux mains, tellement contente de la retrouver, car celasignifieraitquel’aventurevacommencer…Olly me dévisage avec l’air d’un athée qui, à défaut de preuve, vient d’être confronté à la
possibilitédel’existencedeDieu.Ilm’attirecontreluietm’enveloppecomplètementdanssesbras,enfouissant son visage dansmes cheveux, et pressantma joue contre son torse, si fort qu’aucunelumièrenefiltreentrenosdeuxcorps.–Nemeurspas,murmure-t-il.–Promis.
ICIETMAINTENANT
D’aprèsleguide,l’îledeMauialaformed’uncrâne.Notretaxivanousemmenerlelongdelanuque, de lamâchoire, dumenton, de la bouche, du nez et du large front. J’ai réservé l’hôtel àKa’anapali,qui,géographiquementparlant,setrouveàlaracinedescheveux.Àundétour,j’aperçoissoudainl’océansurnotregauche,parallèleàlaroute.Ilnedoitpasêtreà
plusdedixmètresdemoi.Jesuissoufflée.Oncroiraitquecetteimmenseétenduevajusqu’àl’autreboutdelaTerre.–Quandjepensequejesuispasséeàcôtédetoutça…Àcôtédumondeentier…–Unechoseàlafois,Maddy,mechuchoteOlly.Noussommeslà,maintenant.Jecontemplesesyeuxdelamêmecouleurquel’océanetjem’ynoie.Ilyatantàregarderque
c’estdifficiledesavoirparquoicommencer.Lemondeesttropgrand,etjen’aipasassezdetempspourledécouvrir.Ànouveau,Ollysembleliredansmespensées:–Tuveuxqu’ons’arrêtepourjeterunœilaupaysage?–Oui,bonneidée.Il demande au chauffeur s’il est d’accord pour faire une halte, et celui-ci répond qu’il connaît
justementunchouetteendroitnonloindelà,unezonedepique-niquedansunpetitparc.Jesautede lavoitureavantmêmeque lemoteursoitcoupé.L’océanest toutproche,de l’autre
côtédeladune,aprèslaplage.Ollymesuitàquelquespas.L’océan.C’estplusbleu,plusgrand,plusturbulentquejenel’imaginais.Leventsoulèvemescheveux,le
sableetleselfouettentmapeau,entrentdansmonnez.J’attendsd’êtreenbasdeladunepourretirermes chaussures. Je retrousse mon pantalon aussi haut que possible. Le sable est chaud, sec etmouvant.Ildévalemespieds,s’insinueentremesorteils.Ilchangequandjem’approchedel’eau:levoilàcollant,ilfaitcommeunesecondepeausurmespieds.Toutauborddel’eau,ilchangedenouveau,etdevientd’unetextureaussidoucequeduveloursliquide,danslequelmespiedslaissentleurempreinte.Finalement, l’eau vient lécher mes orteils, puis mes chevilles, puis mes mollets. Je continue
d’avancerjusqu’àcequ’ellem’arriveauxgenouxetmouillemonjean.–Faisattention!crieOlly,quelquepartdansmondos.Étantdonné lecontexte, jenecomprendspascequ’ilveutdire.Attentionànepasmenoyer?
Attentionànepasattraperfroid?Attentionparceque,unefoisqu’onagoûtéaumonde,ilfaitpartiedenous?Oui,parcequ’iln’yaplusaucundoute,maintenant.Lemondefaitpartiedemoi.Etjefaispartie
delui.
LEDICTIONNAIREDEMADELINE
Océan : n.m.Sens1 : Part d’infini en soi que l’on ignore,mais dont on soupçonne laprésencedepuistoujours.(Whittier,2015)
CHOISISSEZVOTRERÉCOMPENSE
Notrehôtelestsituésurlaplage.Depuislepetithalld’entréeàcielouvert,onpeutvoirlameretlasentir.Noussommesaccueillisavecdes«Aloha!»etdescolliersdefleurs.Ollym’offrelesien,si bien que j’en ai trois autour du cou. Un homme en chemise hawaïenne jaune et blanche nouspropose de prendre nos valises inexistantes. Olly baragouine un mensonge au sujet de bagagesperdus,etm’entraîneavantqueleporteurpuissenousposerd’autresquestions.Àlaréception,jedonneuncoupdecoudediscretàOlly,etluipasselespapiersderéservation.
Lafemmederrièrelecomptoirnoussaluechaleureusement:–MonsieuretmadameWhittier,bienvenueàMaui!Ollynecorrigepassonerreur.Aucontraire:ilm’attireversluietm’embrassebruyamment.–Mahalobeaucoup!réplique-t-ilavecunlargesourire.–Vousrestez…deuxnuits,n’est-cepas?Ollymejetteuncoupd’œilinterrogateur,etjeconfirmed’unhochementdetête.Laréceptionnistetapotesurleclavierdesonordinateur,puisnousannonceque,mêmes’ilesttrès
tôt,notrechambreestprête.Ellenousremetunecléetunplandel’hôtel,etprécisequelebuffetdupetitdéjeunerestinclus
dansleprixdelachambre.–Profitezbiendevotrelunedemiel!conclut-elleavecunclind’œil.
Lachambreestpetite,trèspetitemême,etdécoréedanslemêmestylequelehalld’entrée,avec
desmeublesenteketdegrandstableauxreprésentantdesfleurstropicalesauxcouleurséclatantes.Notrebalcon(qu’icionappelleunlanai)surplombeunjardinetetunparking.Debout aumilieu de la pièce, je tourne surmoi-même pour examiner ce qu’on estime être le
minimumvitalpourunvoyagetemporaire:unetélé,unmini-frigo,unénormeplacard,unbureauetunechaise.Jetourneànouveausurmoi-même,enmedemandants’ilnemanquepasunpetitdétail…–Oùsontleslits?Surquoiondort?Ollyparaîtuninstantdéconcerté,puisilrepèrequelquechose.–Tuparlesde…ça?Ilavancejusqu’aumeublequej’aiprispourunplacard,attrapedeuxlanièresquiendépassentet
tiredessus,faisantdescendreungrandlit.–Etvoilà!déclare-t-il.Unparfaitexempledemobiliermoderne,formidablegaindeplace;le
summumdustyleetduconfort…j’ainommé:lelitMurphy!
–Murphy?Quic’est,ça?dis-je,toujourssurprisequ’unlitaitjaillidumur.–L’inventeurdecelit!répliqueOlly.La pièce paraît encore plus petite, une fois que le lit est déplié. Nous le fixons un peu trop
longtemps,puisOllysetourneversmoi.Jerougisjusqu’auxoreillesavantmêmequ’ilaitouvertlabouche:–Iln’yaqu’unlit.Sontonestneutre,maissonregardnel’estpas.Lalueurquibrilledanssesyeuxmefaitrougir
davantage.–Bon…,bredouille-t-on,touslesdeuxenmêmetemps.Nous éclatonsd’un rire gêné etmaladroit, et nous rions encoreplus en constatant à quel point
noussommesgênésetmaladroits.PuisOllydétourneenfinleregardetfaitminedechercherquelquechosedanslapièce.–Oùtuasmisleguide?demande-t-il.Ils’emparedemonsacàdos,fouillededans,mais,aulieuduguide,ilensortmonexemplairedu
PetitPrince.–Jevoisquetuasemportél’essentiel…,metaquine-t-ilenlebrandissant.Il saute sur le lit, sur lequel il se laisse rebondir. Les ressorts du matelasMurphy protestent
bruyamment.–C’estcelui-là,tonlivrepréférédetouslestemps?Ilretournel’ouvragedanssesmains.–Jel’ailuaucollège.Etj’aibienpeurden’avoirriencompris…–Tudevraisréessayer.Lesensdecelivrechangeàchaquenouvellelecture.Ilseredressepourmedévisager.–Parceque…tul’aslucombiende…?–Quelquesfois.–Plusquetrente?–Mmm…oui,j’avoue,plusquetrente.Ilsouritetouvreleromanàlapremièrepage.–«CelivreappartientàMadelineWhittier.»Iltournelapagedetitreetcontinue:–«Sivous trouvezce livre, choisissezvotre récompense (plusieurs réponsespossibles)…Un
touravecmoi(Madeline)dansunelibrairied’occasion;uneplongéeenmasqueet tubaavecmoi(Madeline)aulargedel’îledeMolokiniàlarecherchedupoissonemblèmedel’Étatd’Hawaï,le“balisteécharpe”…»Ilinterromptsalectureàvoixhauteetlapoursuitensilence.–Quandest-cequetuasécritça?demande-t-ilensuite.J’avanced’unpas,dansl’idéedelerejoindresurlelit,maisjedoissoudainm’arrêter:autourde
moi,lapiècetourneunpeu.J’essaieencored’avancer,etjesuisprised’unnouveauvertige.Jefaisvolte-faceetm’assoisparterre.Moncœursecontractesiviolemmentdansmapoitrinequej’enailesoufflecoupé.Aussitôt,Ollyestàcôtédemoi.–Maddy,qu’est-cequisepasse?Quelquechosenevapas?
Oh,non!Pasdéjà!Jenesuispasprête…–J’ailatêtequitourne.Etmonestomac…–Ilfautalleràl’hôpital?Enréponse,monestomacpousseungrognementlongetpuissant.JelèvelesyeuxversOlly:–Jecroisquej’ai…–…faim,concluons-nousd’unemêmevoix.Lafaim.C’estçaquejeressens.Paslamaladie.J’aijustefaim,c’esttout.Jeconfirme:–Jesuisaffamée.Cesdernièresvingt-quatreheures,jen’aimangéqu’unebouchéedechilaquilesetlapommedela
MéchanteInfirmière.Ollyéclatederireens’effondrantsurlelit.–J’aieutellementpeurquetusoissurlepointdemouriràcausedequelquechosedansl’air…Ilcachesesyeuxderrièresesmains.–Maisnon:c’estdefaimquetumeurs!Enfait,jen’aijamaiseuaussifaimdetoutemavie.Depuistoujours,jeprendstroisrepasetdeux
goûtersàheuresfixeschaquejour.IlfautdirequeCarlacroitbeaucoupauxvertusdelanourriture;d’aprèselle,«quandl’appétitva,toutva».Jem’allongeenriant,moiaussi.Moncœurseserredenouveau,maiscettefoisjedécidedel’ignorer.
SESOUVENIRDUPRÉSENT
Jeme sens beaucoupmieux après avoirmangé. Il nous fautmaintenant trouver des affaires deplageet,d’aprèsOlly,dessouvenirs.Nousfaisonsdoncunehaltedansuneboutiquebaptiséefortàpropos:SupermarchéetboutiquedesouvenirsdeMaui.Jen’ai jamaisvuuntelbazar ; jeresteabasourdiedevantcette incroyableaccumulationd’objets.DespilesetdespilesdeT-shirtsetdecasquettes sur lesquelsonpeut lireMauiouAloha, ouune autre inscriptiondumêmegenre.Desportantsployantsousdesquantitésderobesàfleursdetouteslescouleurs.Destourniquetscroulantsous lesbabiolesdestinéesaux touristes :desporte-clés,desverresà liqueur,desmagnets…Unprésentoir entier est dédié aux porte-clés en forme de planche de surf, avec des prénoms peintsdessusetrangésparordrealphabétique;jecherche«Oliver»et«Madeline»,maisjenetrouvepas.Jem’arrêtefaceàunmurrecouvertdecalendriersoùfigurentdesphotosdesurfeurstorsenu.On
ne peut pas vraiment dire qu’ils soient repoussants.Olly se place derrièremoi et passe un brasautourdemataille.–Jesuisjaloux,memurmure-t-ilàl’oreille.J’éclatederireetluicaresselebras.–Tum’étonnes…Jedécrocheuncalendrier.–Tunevasquandmêmepas…–C’estpourCarla!dis-je.–Maisbiensûr…–Ettoi,tuastrouvéquelquechose?Jeposelatêtecontresontorse.–Uncollierdecoquillagespourmamère.Uncendrierenformed’ananaspourKara.–Pourquoilesgensachètent-ilstoutescesbêtisesquandilssontenvacances?Ilmeserreunpeuplusfortcontrelui.–Çan’ariend’étrange,rétorque-t-il.C’estpournepasoublierdesesouvenir…Jemeretournetoutenrestantdanssesbras:c’estdevenul’endroitquejepréfèreaumonde.Un
endroitfamilieretétrangeàlafois,réconfortantetgrisant.Jerépèteenbrandissantlecalendrier:–CeciestpourCarla!Etjevaisaussiluiprendredesnoixdemacadamiaauchocolat.Etpour
moi,unerobe.
–Etpourtamère?Quelgenrede souvenirpeut-on rapporter àunemèrequivousa chérie toute savie,qui a tout
sacrifié pour vous ? Et que vous ne reverrez peut-être jamais ? Franchement, rien ne peut fairel’affaire…Jerepenseàlavieillephotoqu’ellem’adonnée,celleoùonnousvoyaittouslesquatreàHawaï.
Jen’aiaucunsouvenirdecemoment,aucunsouvenird’avoirétésurcetteplageavecmonfrère,monpèreetmamère.Elle,si.Ellesesouvientdemoiàcetteépoque-là,ellesesouvientdecetteviequejen’aijamaiseue.Jem’écarted’Ollyetmepromènedanslaboutique.Àdix-huitans,lesautress’éloignentdeleurs
parents. Ilsquittent lamaison,construisent leurproprevie, se fabriquent leurspropres souvenirs.Pasmoi.Mamèreetmoiavonspartagélemêmeespaceclosetrespirélemêmeairfiltrépendantsilongtempsqueçamefaitbizarred’êtrelà,sanselle.Demefabriquerdessouvenirssanselle.Queva-t-ellefairesijenerentrejamaisàlamaison?Rassemblera-t-elletouteslesaffairesqui
luiferontpenseràmoi?Lesressortira-t-ellepourlesexamineretrevivrecessouvenirs,encoreetencore?Jevoudraisqu’elleaitunetracedecetinstant,cetinstantsanselle.Quelquechosepourpenserà
moi.Jetrouveunprésentoirdecartespostalesvintageetjeluiécrislavérité.
LEMAILLOTDEBAIN
J’auraispeut-êtredûessayercemaillotdebainavantdel’acheter.Nonqu’ilnesoitpasseyant…Ilesttrèsseyant,même,unpeutrop…Est-cequejesuisvraimentcenséeapparaîtreenpublicaussipeuvêtue?Danslasalledebains,jecomparemonvéritablecorps,enchairetenos,àceluiquisereflète
danslemiroir.Lemaillotestunune-piècerosevifavecdefinesbretelles.Leroseestsiéclatantqu’ilmedonnedescouleursauxjoues.J’aibonnemine,commeunefillehabituéeausoleild’été.L’humiditéarendumescheveuxencoreplusvolumineux.J’essaiedelesdompterenlesnouanten
une longue tresse. Je jette un nouveau coup d’œil dans lemiroir. Le seulmoyen de dompter cemaillot de bain serait de lui ajouter quelques vêtements, de préférence tous mes vêtements. Jecontinueàm’examiner.Danscettetenue,jenepeuxpasnierquej’aidesseinsetdesjambes.Toutsembleêtrebienàsaplaceetdansdesproportionsrelativementharmonieuses.Jemecontorsionnepourvérifiersimesfessessontbiencouvertes;elleslesont,maistoutjuste.Quepenserais-jedecetteimagedanslemiroirsij’étaisunefillenormale?Est-cequejemetrouveraistropgrosseoutropmince?Est-cequejenesupporteraispasmeshanches,oumataille,oumonvisage?Est-cequeje serais complexée ?Car, en l’état actueldes choses, leproblèmeavecmoncorps, c’est que jel’échangeraisvolontierscontren’importequelautrequifonctionneconvenablement…Ollyfrappeàlaporte.–Tubarbotes?Il va bien falloir que je sorte de cette salle de bains, mais je suis si nerveuse ! Est-ce qu’il
trouvera,lui,quetoutchezmoiestbienàsaplace?D’unevoixunpeutremblante,jeréponds:–Non,jefaisdelapêcheaugros…–Super!Alors,onauradessushispour…J’ouvrelaported’uncoup,commeonarracheunsparadrap,histoired’enfinir.Ollyenrestemuet.Sesyeuxsepromènentlentementdemonvisageàmespieds,puisremontent
encorepluslentement.–Tuesenmaillotdebain,constate-t-il,enarrêtantsonregardsurunpointentremoncouetma
poitrine.–Eneffet…Jeplongemesyeuxdanslessiens,etcequej’yvoismedonnel’impressiond’êtrecomplètement
nue.Lesbattementsdemoncœurs’accélèrent;jerespireprofondémentpouressayerdelescalmer,maisçanemarchepas.Ilcaressemesbras,demesmainsàmesépaules,etmeserrecontrelui.Ilposesonfrontcontrele
SAUTDANSLEVIDE
Ollyestsurprisdemevoirentrerdansl’eausanshésiter.Ilmecompareàungaminfonçanttêtebaissée,sansconsciencedudanger.Alors,commeunegamine,jeluitirelalangueetjecontinueàm’enfoncerdanslameravecmongiletdesauvetage.NoussommessurlaplagedeBlackRock,ainsisurnomméeenraisondesfalaisesdelavenoire
quis’élèventpresquejusqu’auciel.Ellesdessinentunesortedecroissant,quiatténuelapuissancedes vagues et délimite une zone idéale pour nager avec un tuba. D’après le type de l’office detourisme,c’estaussil’endroitpréférédesgensquipratiquentlecliff-diving .L’eau est froide, salée et délicieuse. J’ai dû êtreune sirènedansune autrevie,medis-je.Une
sirène-astronaute-architecte. Les palmes et le gilet m’aident à rester à la surface et, au bout dequelquesminutes, je n’ai plus aucunmal à respirer avec le tuba. Le son amplifié dema proprerespirationmeprocureunsentimentàlafoisdepaixetdegrandeeuphorie.Chaqueinspirationmeconfirmelefaitquejenesuispasseulementenvie:jeVIS.Nous repérons rapidement un humuhumunukunukuapua’a. Il faut dire qu’il y en a beaucoup au
large d’Hawaï ; c’est sans doute pour cela qu’il s’agit de l’emblème de l’île. La plupart despoissonssontregroupésprèsdesrochers.Jen’aijamaisvudecouleursaussiintenses:ilnes’agitpasjustedebleu,dejauneouderouge;ils’agitdubleuleplusprofond,dujauneleplusvifetdurouge leplusvibrantqu’ilm’ait jamaisétédonnéd’admirer.Quandons’éloignedes rochers, lesrayons du soleil projettent dans l’eau des colonnes de lumière. Des bancs de poissons y filentcommedesflèches,commes’ilsétaientanimésparunseulesprit.Nous continuons à avancer main dans la main, et nous apercevons des raies semblables à
d’immensesoiseauxauventreblanc.Puisdeuxénormestortuesdemer,quiparaissentvolerplusquenager.Jesaisbienqu’ellessontinoffensives,maisellessontsiimpressionnantes,siàl’aisedanscemondesous-marin(contrairementàmoi)quejemefigepouréviterd’attirerleurattention.Jepourraisresterlàtoutelajournée,maisOllym’entraîneverslerivage.Ilnevoudraitpasquele
soleildemidinousdonnedescoupsdesoleil–enfin,plutôt,medonnedescoupsdesoleil.De retour sur laplage,nousnous faisons sécher à l’ombred’unarbre touffu. Jeme rendsbien
comptequ’Ollymefixequandilcroitquejeregardeailleurs,maisnousfaisonstouslesdeuxpartiedufan-clubdel’autre:jel’observeencachette,moiaussi.Iln’apasremissonT-shirt,jepeuxdoncadmirersesépaulesfinesetmusclées,sontorse,sonventre.Jevoudraisimprimerdansmamémoirechaquedétail de soncorps.Cette idéeme fait frissonner, et jemeblottisdansma serviette.Ollypensequej’aifroid;ilserapprochedemoietpassesapropreservietteautourdemesépaules.Ilsent l’eau de mer et cette odeur particulière qui est la sienne. Je me choque moi-même enm’apercevantquej’aienviedegoûteràsapeau,desavoirsielleaungoûtdeseletdesoleil.Je
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lèvelesyeuxverssonvisage.Sansmeregarder,ilmeserredanslaservietteenm’enveloppantsibienquepasun centimètre carrédemapeaunedépasse.Puis il s’écarte. J’ai l’impressionqu’ils’efforcedegarderlecontrôledelui-même.Jepréféreraisqu’iln’yarrivepas.Ollyobservelehautdelafalaise,d’oùdesgens,surtoutdesados,sejettentdansl’océan.–Çatediraitdesauterdecegrosrocher?demande-t-il.–Jenesaispasnager,jeterappelle…–Ehbien,tuboiraslatasse;çan’ajamaistuépersonne!répliqueceluiqui,unjour,m’amiseen
gardecontrel’océan,crueletimpitoyable.Ilm’attrapelamain,etnouscouronsverslafalaise.Vuedeprès,larocheressembleàunegrosse
épongenoireetdure.Ellemefaitmalauxpiedsquandjemontedessus,etjemetsdutempsàtrouverdesprisesoùposermesmains,maisnousfinissonsparatteindrelesommet.Ollyahâtedeplonger.Ilneprendmêmepasletempsd’admirerlepaysage.–Onyvaensemble?dit-ilenscrutantl’eauscintillanteendessous.–Vas-yd’abord…Ilhochelatête.–OK.Commeça,jepourraitesauverdelanoyade.Il saute très loinde la falaise et accomplit un salto complet avant de fendre les flots telle une
flèche.Quelquessecondespluspart,ilréapparaîtàlasurfaceetagitelamain.Jeluirendssonsalut,puisjefermelesyeuxpourfairelepointsurlasituation.Lasecondeavantdesauterduhautd’unefalaisemesembleeneffetêtrelemomentidéalpourfaireunpoint.Jeveuxsauter,commeOlly.Jerouvre les yeux et le cherche dans l’eau ; il est là, il m’attend. Étant donné ce que l’avenirmeréserve,sauterduhautdecettefalaisen’estfinalementpassieffrayant.
ZACH
Deretourdanslachambred’hôtel,OllytéléphoneàsonamiZach.Unedemi-heureplustard,onfrappeàlaporte.Zachalapeausombre,couleurterrebrûlée,d’impressionnantesdreadlocksetunsourirepresquetropgrandpoursonvisage.Ilsemetaussitôtàfairesemblantdejouerdelaguitareenentonnantunechansonquejeneconnaispas.Ollysouritjusqu’auxoreilles.Zachbalancela têteavecfrénésie,sesdreadsmarquantlerythme.Lesdeuxcopainss’étreignentetsedonnentdegrandesclaquesdansledos.–Zach!s’écrieOlly.–Ilfautm’appelerZacharie,maintenant…–Ahbon?Depuisquand?–Depuisquej’aidécidédedevenirundieudurock.Zacharie,c’estcomme…Jecomplèteenrigolant:–…commeleprophète!–Exactement!Tapetitecopineestplusintelligentequetoi!Jerougisetjetteuncoupd’œilàOlly:luiaussiestdevenuécarlate.–Commec’estmignon ! s’exclameZach,en se remettant àgratouiller les cordes de sa guitare
imaginaire.SonriremerappelleceluideCarla:ilestspontané,unpeutropsonoreettrèsgai.Toutàcoup,
ellememanqueterriblement.Ollysetourneversmoi.–Maddy,jeteprésenteZach…–Zacharie.–Mec,ilesthorsdequestionquejet’appellecommeça…Donc,Zach,jeteprésenteMaddy.Zachmeprendlamainetl’embrasseduboutdeslèvres.–Ravideterencontrer,Maddy!J’aibeaucoupentenduparlerdetoi,maisjenepensaispasque
tuexistaispourdevrai.Jefixel’endroitqu’ilaembrassésurmamain,etjeréplique:–Jecomprends…Moimême,jenesuispastoujourssûrequej’existevraiment.Ilritànouveauunpeutropfort,etjemesurprendsàrireaveclui.–Formidable…,nousinterromptOlly.Etsionpassaitàautrechose,maintenant?Jecroisqu’ily
aunlocomocoquiattendMaddy…
«Locomoco»estlenomdonnéàunemontagnederizsurmontéed’unsteak,arroséedejusde
viandeetcouronnéepardeuxœufsauplat.Pourcedéjeunertardif,Zachnousaemmenésdansunbar-restaurantquisertà touteheurede la journée.Nousnous installonsàune tableà l’extérieur ;l’océann’estqu’àunecentainedemètresdenous.–C’estlemeilleurendroitdelaville,déclareZach.C’esticiqueviennentmangerleslocaux.Entredeuxbouchées,Ollyluidemande:–Alors,tuasparléàtesparents?–Dequoi?Dufaitquejeveuxêtreunerock-staroudufaitquejesuisgay?–Lesdeux.–Non.–Tutesentirasmieuxquandtuteseraslibérédecepoids.–Sûrement.Maisc’estplusfacileàdirequ’àfaire.Zachsetourneversmoi.–Mesparentsnecroientqu’entroischoses:lafamille,l’éducationetletravail.Par«famille»,
ilsveulentdireunhomme,unefemme,deuxenfantsetunchien.Par«éducation»,ilsveulentdirequatreansd’étudesàlafac.Etpar«travail»,rienquiaitunrapportavecl’art.Rienquifasserêver.Surtoutpasdesrêvesderock-star.IlreportesesyeuxmarronversOlly,etsonregarddevientplussérieux.– Comment leur avouer que leur fils aîné veut être une espèce de Freddy Mercury afro-
américain?–Ilsdoivents’endouter,dis-je.Pourlecôtéartiste,dumoins…Tescheveuxontaumoinsquatre
nuancesderougedifférentes.–Ilspensentqueçamepassera.–Tupourraisleurécrireunechanson…Iléclated’unriretonitruant.–Jet’aimebien,ajoute-t-il.–Moiaussi,jet’aimebien.TupourraisintitulertachansonLapommeesttombéetrès,très,très
loindel’arbre…–Lapommepourrie,oui!s’esclaffeZach.–Vousêtesmarrants,touslesdeux,intervientOlly,ensouriantmaisl’airpréoccupé.Mec,tume
prêteraistontéléphone,s’ilteplaît?Zachleluipasse,etOllysemetàtaperunmessage.–Ilyaunproblème?s’enquiertZach.C’estpapaquijoueencorelesenfoirés?–Tunepensaisquandmêmepasqueçaallaits’arranger?marmonneOllysansleverlesyeux.–Ben…non,répondZachd’untondésabusé.Queconnaît-ilaujustedelafamilled’Olly?Sonpèren’estpassimplementunenfoiré…–Ettoi,Madeline?C’estquoi,leproblèmeavectesparents?–Jen’aiplusquemamère.–Ah…Etc’estquoi,leproblèmeavecelle?Ma mère, ma mère… C’est à peine si j’ai le temps de penser à elle. Elle doit être morte
d’inquiétude.
–Ehbien, j’imaginequ’avec lesparentscen’est jamaissimple…Maismamèreestquelqu’und’intelligent,desolide,etelleatoujoursétélàpourmoi.Apparemment,ilssontsurpris;plusaucund’euxneparle.OllylèveenfinlesyeuxdutéléphonedeZach.–Ilfautquetularassures,Maddy.Ilmetendl’appareiletpartauxtoilettes.
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:(pasd’objet)
Est-cequemafilleestavectoi?Est-cequ’ellevabien?
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:(pasd’objet)
Jesaisqu’elleestavec toi.Tune te rendspascompteàquelpointelle estmalade.Ramène-laàlamaison.
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:(pasd’objet)
S’ilteplaît,dis-moioùvousêtes.Ellepeuttombergravementmaladed’uninstantàl’autre.
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:(pasd’objet)
Jesaisoùvousêtes.Jeprendsleprochainvol.Jeserailàdemainmatinàlapremièreheure.Jet’enprie,occupe-toibiend’elle.
J’arrêtedelireetjeberceletéléphonecontremapoitrineenfermantlesyeux.Jemesensàlafoiscoupable,furieuseetangoissée.Quandjevoisàquelpointelles’inquiète,àquelpointellesouffre,jevoudraislarejoindrepourluidirequetoutvabien.Ilyaencorecettepart-làenmoi,cellequiestprêteàlalaisserprendresoindemoi.Maisilyaaussiuneautrepart,unepartnouvelle,quirefusedequittercemondequej’apprendsà
peineàconnaître.J’enveuxàmamèredes’êtreconnectéeàmaboîtee-mailpersonnelle.Jesuisterrifiéeàl’idéequeOllyetmoiayonsmoinsdetempsqueprévu.JegardelesyeuxferméssilongtempsqueZachfinitparmedemandersijemesensbien.J’ouvrelesyeuxetjesirotemonjusd’ananasavecmapailleenhochantlatête.–Nonmais…vraiment?Tuessûrequeçava?Ollym’aditque…–Ilt’aditquej’étaismalade.–Oui.–Jevaisbien,dis-je,sincère.Jemesensmêmetrèsbien.Plusquebien.Jebaisselesyeuxversletéléphone.Jesaiscequejedoisrépondre.
De:genericuser033@gmail.comÀ:MadelineF.WhittierObjet:(pasd’objet)
S’ilteplaît,maman,net’enfaispas.Etnevienspasici.Jevaistrèsbien,etc’estMAvie.Jet’aime.Àbientôt.
J’appuiesur«envoi»etjerendssontéléphoneàZach.Illerangedanssapocheenmedévisageant.–Alors,tuasvraimentachetédespilulessurInternet?Jesuistellementsecouéeparl’e-maildemamère,tellementpaniquéeparlepeudetempsqu’il
nousreste,àOllyetàmoi,que jen’aipas la forced’entendreunmensongedeplus franchirmeslèvres. Donc, je fais exactement ce qu’il faut éviter quand on ment : je fuis son regard. Je metrémousse.Jerougis.J’ouvrelabouchepourm’expliquer,maisriennevient.Quandnosregardssecroisentenfin,jecomprendsqu’iladevinélavérité.Jedemande:
–Tuvasluidire?–Non.J’aitellementl’habitudedementirsurmoncas…jesaiscequec’est.Unimmensesoulagementm’envahit.–Merci.Zachsecontentedehocherlatête.–Qu’est-cequisepasseraitsituledisaisàtesparents?Saréponseestimmédiate.–Ilsmedemanderaientdechoisir.Etcen’estpaseuxquejechoisirais.Tantquejemetais,toutle
mondeestgagnant.Ils’appuiecontreledossierdesachaiseetmimedesmouvementsdebatterie.–MesexcusesauxRollingStonespourceplagiat,maismonpremieralbums’intituleraBetween
RockandRollandaHardPlate:«entrelemarteauetl’enclume»!T’enpensesquoi?J’éclatederire:–C’estnul!–Peut-êtrequegrandir,c’estdécevoirlesgensqu’onaime,déclare-t-il,redevenantsérieux.Jenerépondsrien:c’estuneaffirmation,pasunequestion.Et,detoutefaçon,jen’auraispassu
quoirépondre.JetournelatêteversOlly,quivientdenousrejoindre.–Çava?demande-t-ilenembrassantmonfront,puismonnez,puismeslèvres.Jedécidede luicacher l’arrivée imminentedemamère.Autantprofiter aumaximumdu temps
qu’ilnousreste.–Jenemesuisjamaissentieaussibien!Àcesujet-là,aumoins,jen’aipasbesoindementir.
LELITMURPHY
Il est tard, cet après-midi-là, quand nous regagnons l’hôtel. Olly allume le plafonnier et leventilateur,puisilexécuteunsaltoetatterritsurlematelas.Ilessaieuncôtédulit,puisl’autre.–Celui-là,c’estmoncôté,décrète-t-ilendésignantlegauche,leplusprochedelaporte.Jedors
toujoursàgauche.Autantquetulesaches.Pourplustard.Ilseredresseetappuiesurlematelasdesdeuxmains.–Tutesouviensdecequej’aiditsurlelitMurphy,sonconfort,toutça…?Jeretiretout.Surcesmots,ilfaitunerouladeetretombesurlesol.Jedemande:–Tuesnerveux,pourt’agitercommeça?–Non,réplique-t-il,unpeutropvite.J’allume la lampe de chevet à droite du lit etm’assois demon côté. Je teste les ressorts ; le
matelasréagitengrinçantbruyamment.–Pourquoidormiràgauchesituestoutseul?Pourquoipasaumilieu?Jem’allongesurlelit.Ollyaraison:ilesthorriblementinconfortable.–C’estenattendant…–Enattendantquoi?Ilnerépondpas.Jeroulejusqu’auborddumatelaspourleregarderdehaut.Ilestétendusurle
sol,unbrasposésursespaupières.–Deneplusyêtreseul,dit-ilenfin.Jereculepourqu’ilnevoiepasquejesuisdevenuetouterouge.–Enfait,tuesuneespècederomantiquedésespéré…–Exactement.Nous restons silencieux un moment. Au-dessus de nous, le ventilateur vrombit doucement,
balayant l’airchauddans toute lapièce.Derrière laporte, j’entends leDing! de l’ascenseur, lesvoixdesgensquipassentdanslecouloir.Il y a quelques jours, j’aurais pensé qu’une journée entière Dehors m’aurait suffi. Mais,
maintenantquec’estfait,ilm’enfautplus.Jenesuismêmepassûreque«toujours»seraitsuffisant.–Enfait,si,déclareenfinOlly.Jesuisnerveux.–Pourquoi?Ilprendunegrandeinspiration,maisjenel’entendspasexpirer.
–Jen’aiencorejamaisressenticequejeressenspourtoi.Il n’a pas prononcé cette phrase avec douceur. Au contraire, il a parlé trop fort et trop vite,
commesicesmotssebousculaientaprèsavoirattendudesortirpendanttrèslongtemps.Jemeredresse,merallonge,puism’assois.Est-cequ’onestvraimententraindeparlerd’amour?–Moinonplus,jen’aijamaisressentiça.–Oui,maistoi,c’estdifférent.Ilyaunpeudefrustrationdanssavoix.–Pourquoi?–Parcequec’esttapremièrefoispourtout,Maddy.Pasmoi.Jenecomprendspas.Cen’estpasparcequec’estlapremièrefoisquec’estmoinsréel…Ilfaut
undébutàtout;mêmel’universaundébut.Iln’ajoute rien.Plus jepenseàcequ’ilvientdedire,plus je suiscontrariée.Mais soudain je
réalisequ’ilnecherchepasànierourabaissermessentiments.Non,ilestjusteeffrayé.Puisquejenel’aipasvraimentchoisi…Etsijel’avaisprispardéfaut?Ilinspiredenouveau.–Aufonddemoi,jesaisquej’aidéjàétéamoureux,maisçan’avaitrienàvoir.Êtreamoureux
detoi,c’estencoremieuxquedel’êtrepourlapremièrefois.C’estcommesic’étaitlapremière,ladernièreetl’uniquefoisenmêmetemps.–Olly,dis-je,s’ilyauneseulechosequejeconnaisencemonde,c’estmoncœur.Crois-moi.Ilrevientsurlelitetétendunbras.Jemeblottiscontreluietposelatêteàcetendroitquisemble
avoirétéconçujustepourmoi,entresoncouetsonépaule.–Jet’aime,Maddy.–Jet’aime,Olly.Jet’aimaisavantmêmedeterencontrer.Nousdérivonsdoucementverslesommeil,lovésl’uncontrel’autre,sansplusparler,laissantle
mondefairedubruitpournous,car,pourl’instant,plusaucunmotn’ad’importance.
AUCUNMOT
J’émergedusommeiltranquillement,langoureusement,jusqu’àcequelaréalitéserappelleàmoi.Jejetteuncoupd’œilauréveil.Nousavonsdormiuneheure.Ilnenousrestepresqueplusdetemps,etnousenavonsgaspillépleinendormant.Jeconsultedenouveauleréveil.Dixminutespoursedoucher, dix autres pour trouver un endroit idéal sur la plage, d’où regarder prendre fin notrepremieretdernierjourensemble.JesecoueOlly,puisjefoncemechanger.Danslasalledebains,j’enfilelarobetailleuniqueque
j’aiachetéeunpeuplustôt.Tailleunique,oui,carsonbasévaséetsonhautenbandesélastiquespeuventalleràtoutlemonde.Jedétachemescheveux,quiretombentencascadesurmesépaulesetmondos.Dans lemiroir,mapeaumeparaît briller d’unbel éclat brun, etmesyeuxpétillent. Jerespirelasanté.Ollyestassissurlabalustradedulanai.Mêmes’ilsetientdesdeuxmains,ilnesemblepasdans
unepositiontrèsstable;heureusementqu’ilaunemaîtriseparfaitedesoncorps,medis-jepourmerassurer.Quandilmevoit,ilmesourit–enfin,c’estmêmeplusqu’unsourire.Ilacetairquilecaractérise
tellement.Etpuis,soudain,tandisquejem’avanceverslui,jenereconnaisplussonregard.Chacundemesnerfsestenalerte.Commentréussit-ilàmefaireuneffetpareilrienqu’enmeregardant?Est-cequej’ailemêmeeffetsurlui?Jem’arrêteauniveaudelabaievitréeetjel’examinedelatêteauxpieds.IlporteunT-shirtnoirmoulant,unshortnoiretdestongsnoires.L’angedelamortenvacances.–Viens,dit-il,etilresserresaprisesurlabalustradetandisquejemeblottisdansleVformépar
sesjambes.Jelèvelesyeuxverslessiens.Unlacd’étédontjenevoispaslefond.Jeposemeslèvressurles
siennes.Ilsauteaubasdelabalustrade,etnousnousembrassonsjusqu’àcequenossoufflesn’enformentplusqu’un.Mesmainssepromènentsursesépaules,sanuque,sescheveux;ellesneveulentpasresterenplace.Nousinterromponsnotrebaiseretdemeuronslàuninstant,nosfrontsetnosnezl’uncontrel’autre.Ilchuchotemonprénom,commeunequestionmuetteàlaquellejerépondsoui.Sanshésitation.La
suiteestdéjàécrite.Ilyaurad’autrescouchersdesoleil.Demain,parexemple.Ilmepoussedoucementvers lachambre,et jenem’arrêteque lorsque lecreuxdemesgenoux
heurtelelit.Jem’assois.J’étaismoinsinquièteavantdesauterduRocherNoir.–Onn’estpasobligés,Maddy…Pourtouteréponse, je luimontrelespréservatifsquej’aiachetéscematin,danslaboutiquede
souvenirs.–Ilsvendentvraimentdetout,là-bas…Ilsourit.Etsoulèvemarobe.–Tuasdestachesderousseuriciaussi.JeretiresonT-shirtetfaiscourirmesdoigtssursontorse.Meslèvressuiventlemêmechemin,et
noscorpss’enlacent.Nousnesommesbientôtplusquelèvres,brasetjambesenchevêtrés.Etnousdécouvronsensembletouslessecretsdel’univers.
LEDICTIONNAIREDEMADELINE
Infini :adj.Sens1:Étatdeceluiquinesaitpasoùfinitsoncorpsetoùcommenceceluidel’autre.(Whittier,2015)
LEMONDEOBSERVABLE
SelonlathéorieduBigBang,l’universaétécrééenunseulinstant:uncataclysmecosmiquequiaengendrétrousnoirs,nainesbrunes,matièreetmatièresombre,énergieeténergiesombre.Quiadonnénaissanceauxgalaxies,auxétoiles,auxlunes,auxsoleils,auxplanètes,auxocéans.C’estunconceptdifficileàenvisager:l’idéequ’ilyaeuuntempsavantnous.Untempsd’avantletemps.Aucommencement,iln’yavaitrien.Puisilyaeutout.
CETTEFOIS
Ollysourit.Iln’arrêtepasdesourire.J’aidroitàtouteslesdéclinaisonsdesourirespossiblessurses lèvres que je ne peux m’empêcher d’embrasser. Un baiser en entraîne dix, jusqu’à ce quel’estomacd’Ollysemetteàgronderetnousinterrompe.–Ondevraitpeut-êtremangerquelquechose.– Je temange, toi, répond-il enm’embrassant à nouveau.Mais c’est vrai que tu as beau être
délicieuse,tun’espascomestible.Jem’assois,enrelevantlacouverturepourmecacherderrière.Ollyn’estpasaussipudiqueque
moi.Ilselèved’unbondetdéambuledanslapièce,toutnu.Iln’aplusriend’unangedelamort.Enfait, tout a changé et rien n’a changé enmême temps.Nous sommes toujoursMadeline etOliver.Maisnousnousconnaissonsmieux,maintenant.Nousnousconnaissonsautrement.Lerestaurantestsituésurlaplage,etnotretableestposéefaceàl’océan.Ilesttard,21heures,et
ilfaittropsombrepourquel’ondistinguelebleudelamer.Onn’aperçoitquel’écumedesvagues,quel’onentendàpeinederrièrelamusiqueetlesbavardagesdesgensautourdenous.–Tucroisqu’ilsontduhumuhumuaumenumenu?plaisanteOlly.Iladoreraitmangerenparticulierceluiquenousavonsvuquandnousavonsplongé,ajoute-t-il.–Çam’étonneraitqu’ilsserventlepoisson-emblème,dis-je.Notre journée riche en activités nous a affamés, aussi nous commandons toutes les entrées qui
figurent au menu : du poke (thon mariné dans de la sauce soja), des croquettes de crabe, descrevettesàlanoixdecoco,desbouchéesauhomardetduporcKalua.Nousnepouvonspasnousempêcherdenoustoucher.Entrechaquebouchée,entrechaquegorgée
dejusd’ananas.Moncou,majoue,meslèvres.Sesdoigts,sesavant-bras,sontorse.Maintenantquenousavonscommencé,impossibledenousarrêter.Nousrapprochonsnoschaisesl’unedel’autre.Ilalamainsurmesgenoux,ouj’ailamainsurles
siens.Nousnousregardonsetéclatonsderiresansraison.Enfin…passansraison:parcequ’àcemoment-làtoutnousparaîtextraordinaire.Pournous,s’êtrerencontrés,êtretombésamoureux,êtreensembletientpresquedumiracle.Ollycommandeunedeuxièmeportiondebouchéesauhomard.–J’aiencorefaim!roucoule-t-ilenbougeantexagérémentlessourcils.Ilmecaresselajoue,etlecontactdesesdoigtsmefaitrougir.Nousmangeonslentement.Ilfaut
savourer ce dernier plat. Et peut-être que, si nous ignorons le temps qui passe, cette journée siparfaiteneseterminerapas.
–Auplaisirdevousrevoir!lancelaserveusequandnouspartons.EtOllyluiassurequenousreviendrons.Nousnouséloignonsdurestaurantilluminéetavançonssurlaplageobscure.Nousenlevonsnos
chaussuresetmarchonsjusqu’auborddel’eau,nosorteilss’enfonçantdanslesablehumide.Lanuit,lesvaguesparaissentpluspuissantes,plusbruyantes.Nouslongeonsl’eauetcroisonsdemoinsenmoinsdegens ;bientôt,nousavons l’impressiond’avoir laissé lacivilisationderrièrenous.Ollym’entraîne vers le sable sec et nous trouvons un endroit où nous asseoir. Ilme prend lamain etembrassemapaume.–Lapremièrefoisqu’ill’afrappée,ils’estexcuséauprèsdenous.Cettephraseestsortied’unetraite.Ilmefautunesecondepourcomprendredequoiilparle.–Ilpleurait.Ilfaitsinoirquejelesenssecouerlatêteplusquejenelevois.–Ilsnousontréunistouslesquatre,etiladitqu’ilétaitdésolé.Iladitqueçan’arriveraitplus.
Karaétait tellementfurieusequ’ellen’arrivaitpasà leregarder.Ellesavaitqu’ilmentait.Moi, jel’aicru.Mamèreaussi.Ellenousademandéd’oublier toutça.«Votrepère traverseunepériodetrèsdifficile,voussavez…»Elleaditqu’elleluipardonnait,etqu’ondevaitluipardonneraussi.Illâchemamain.–Pendant un an, il ne l’a plus touchée. Il continuait à boire. Il lui criait dessus. Il nous criait
dessus.Maisilnel’aplusfrappéependantlongtemps.Jeretiensmonsouffleuninstant,avantdeposerlaquestionquimebrûleleslèvres:–Pourquoiellenelequittepas?–Tunecroispasquejemeledemandeaussi?réplique-t-ild’untoncassant.Ils’allongesurlesable,lesdoigtsnouésderrièrelanuque.– Pendant un moment, j’ai cru que, s’il la battait plus souvent, elle le quitterait. Que, s’il se
montraitjusteunpeuplussalaudencore,onpourraitenfinpartir.Maisils’excuseàchaquefois,etàchaquefoisellelecroit.Jeposelamainsursontorse.J’aibesoindeletoucher,etjecroisqueluiaussienabesoin,mais
ilseredresse,remontelesgenouxcontresapoitrineetappuielescoudesdessus.Soncorpsformeunecagedanslaquellejenepeuxpasentrer.–Etelle,qu’est-cequ’elleditdetoutça?– Rien. Elle ne veut plus en parler. Avant, elle disait qu’on comprendrait en grandissant, en
rencontrantquelqu’un.Jesuissurprised’entendredelacolèredanssavoix.Jenepensaispasqu’ilenvoulaitàsamère.
Àsonpère,oui,maispasàelle.Ilcontinueàgrogner:–D’aprèselle,l’amourfaitperdrelatête.–Tuycrois,àça?–Non.Oui.Peut-être.J’éclated’unpetitrire.–Tun’espascenséutilisertouteslesréponsespossibles…Jedevinequ’ilsouritdanslenoir.–Oui,j’ycrois.
–Pourquoi?–ParcequejesuisàHawaïavectoi.Cen’estpasfacilepourmoi,deleslaisserseulesaveclui.Jemeforceànepasmesentirtropcoupable.–Ettoi,tuycrois?medemande-t-il.–Oui.Sansaucundoute.–Pourquoi?–ParcequejesuisàHawaïavectoi.Sanstoi,jeneseraisjamaispartie.Ilbaisselesjambesetreprendmamain.–Alors,qu’est-cequ’onfaitmaintenant?Jen’ensaisrien.Laseulechosequejesais,c’estqu’êtreiciavecOlly,l’aimeretêtreaiméede
lui,c’esttoutcequicompte.–Tunedevraispasresteraveceux,dis-je.Tun’espasensécuritélà-bas.Jesuisconscientedeladuretédecettephrase.Maisjesuisconvaincuequ’ilsedupelui-même,
qu’ilestprisonnierdesmêmessouvenirsd’amouretdejoursmeilleursquesamère,etçanerèglerien.Je pose la tête sur son épaule et, ensemble, nous contemplons l’océan presque noir. Nous
observonslafaçonaveclaquellel’eaurecule,puisrepartàl’assautdusable,cherchantàgrignoterlaterre.Et,mêmesiellen’yparvientpas,elleprendànouveausonélan,etattaqueencoreetencore,commes’iln’yavaitpaseudefoisprécédentes,commes’ilnedevaitpasyavoirdefoissuivantes,commesiseulcomptaitletempsprésent.
LAFIN
Quelqu’unm’apousséedansunfourbrûlantetarefermélaporte.Quelqu’unm’aarroséedekérosèneetacraquéuneallumette.J’émergelentement,lecorpsenfeu,consuméparlesflammes.Lesdrapssontfroidsethumides.
Jemenoiedansmatranspiration.Qu’est-cequim’arrive?Ilmefautunmomentpourm’apercevoirqu’ilyabeaucoup,beaucoupde
chosesquinevontpas…Jefrissonne.Plusquedefrissons, jesuisprisede tremblements incontrôlables.Matêtemefait
mal,maistellementmal!Moncerveauestcommeprisdansunétau.Ladouleurirradiejusquedansmesnerfsoptiques.Moncorpsmefaitl’effetd’uneplaieàvif.Mêmemapeauestdouloureuse.Jecroisd’abordquejesuisentrainderêver.Maismesrêvesnesontjamaisaussiclairs.J’essaie
dem’asseoir,detirerlescouverturessurmoi,envain.Ollydortencore,etilestallongédessus.Jetenteànouveaudemeredresser,maisladouleurestenfouieauplusprofonddemesos.L’étauautourdemoncerveauseresserre.Onmetranspercelachairaveuglément,avecunpicà
glace.Jevoudraiscrier,maismagorgeest toute sèche,commesi j’avaishurlédes joursetdes jours
durant.Jesuismalade.Pirequemalade:jesuisentraindemourir.Oh,monDieu.Olly.Çavaluibriserlecœur.Àpeinemesuis-jeformulécettepenséequ’ilseréveille.–Maddy?murmure-t-ildanslenoir.Ilallumelalampedechevet,cequimebrûlelesyeux.Jelesfermeetmedétourne.Jeneveuxpas
qu’il me voie comme ça. Trop tard. L’expression sur son visage passe de la confusion à lacompréhension,puisàl’incrédulité.Enfin,àlafrayeur.– Je suis désolée…, dis-je – enfin, j’essaie,mais je ne crois pas que lesmots parviennent à
franchirmeslèvres.Ollytouchemonvisage,moncou.–Merde,répète-t-il.Merde…Ilretirelacouverture,etsoudainj’aiplusfroidquedansmespirescauchemars.–Merde,Maddy,tuesbrûlante!
–Froid…,dis-jed’unevoixrauquequileterrifieencoreplus.Ilremontelacouverture,prendmatêteentresesmains,embrassemonfrontmouilléetmeslèvres.–Toutvabien.Toutvabien…Cen’estpasvrai,maisc’estgentildesapartd’essayerdemerassurer.Ladouleurharcèlemon
corps.Magorgeestsigonfléequ’ellesemblebouchée.Jen’arriveplusàrespirer.–Iltefautuneambulance.Jetournela tête.Quanda-t-ilmarchéjusqu’àcecôtédelapièce?Oùsommes-nous?Ilestau
téléphone. Il parle de quelqu’un. Une personne malade. Oui, quelqu’un est malade. En train demourir.C’estuneurgence.Lespilulesnefonctionnentpas.Ilparledemoi.Ilpleure.Nepleurepas.Karavabien.Tamèrevabien.Tuvasbien.Jem’enfoncedanslelit.Jesuisdansdessablesmouvants.Unepersonneessaiedem’enarracher.
Ellealesmainschaudes.Pourquoisont-ellessichaudes?Un objet luit dans l’une de sesmains. Son portable. Il dit quelque chose, mais sesmots sont
indistincts.Desmots.Mère.Tamère.Oui.Maman.Jedoisvoirmaman.Elleestdéjàenroute.J’espèrequ’ellevaarriver.Jefermelesyeuxetserresesdoigts.Jesuishorsdutemps.
RÉSURRECTION
Jenegardepoursouvenirsqu’unmélangeconfusd’images.L’ambulance. Une piqûre dans la jambe. Une deuxième. Des injections d’adrénaline pour
redémarrermoncœur.Lehurlementdessirènesauloin,etpuisbeaucouptropprès.Lescintillementbleuetblancd’unécrandetélésuspendudansuncoindelapièce.Lebip!intermittentdesmachinesmontant la garde de jour comme de nuit. Des hommes et des femmes en uniforme blanc. Desstéthoscopes,desaiguillesetl’odeurdel’antiseptique.Puisl’odeurdekérosène,lamêmequecellequim’aaccueillieàHawaï,lescolliersdefleurs,la
couverturerâpeusequim’enveloppetotalement…Quelintérêtd’avoirunfauteuilàcôtéduhublotsilevoletrestefermé?Jemerappellelevisagedemamère,etseslarmessiabondantesqu’ellesauraientpuformerune
mer.Jemerappellelesyeuxbleusd’Ollydevenusnoirs.Lechagrin,lesoulagementetl’amourquej’y
aivusavantdefermerlesmiens.Jerentrechezmoi.J’yresteraienferméepourtoujours.Jesuisvivante,maisjeneveuxplusl’être.
RÉADMISSION
Mamère a transforméma chambre en chambre d’hôpital. Je suis dansmon lit, adossée àmesoreillers, sous perfusion. Je suis entourée de tout un dispositif de surveillance. Je nemange riend’autrequ’uneespècedegelée.Chaquefoisquejemeréveille,elleestàmescôtés.Elletouchemonfrontetmeparle.Parfois
j’essaie deme concentrer pour comprendre ce qu’elle dit,mais le son de sa voix n’arrive pas àm’atteindre.Je me réveille à nouveau quelques heures ou quelques jours plus tard, et je la trouve encore
penchée surmoi, le regard rivé sur sonécritoire, les sourcils froncés. Je ferme lesyeuxetpassementalementmoncorpsenrevue.Jen’aimalnullepart,enfin…pas trop.Matête,magorge,mesjambes:rienàsignaler.Jerouvrelespaupièresetconstatequ’elles’apprêteencoreàm’endormir.–Non!Jemeredressetropvite,etsuispriseaussitôtdevertigeetdenausée.Jevoudraisluidirequeje
vaisbien,maisaucunbruitnesortdemabouche.Jem’éclaircislagorgeetj’essaieencore:–S’ilteplaît,jeneveuxplusdormir.Sijedoisvivre,autantaumoinsvivreéveillée.–Est-cequejevaisbien?–Oui.Tuvast’ensortir,répond-elled’unevoixtremblante,quisebrisesurcesmots.Jem’assoispourlaregarder.Ellealeteintpâle,presquetransparent,etlestraitstirés.Uneveine
bleuesedessinedelaracinedesescheveuxjusqu’àsapaupière.D’autresaffleurentsouslapeaudesesavant-brasetdesespoignets.Ellealeregardeffrayé,incrédule,deceluiquiavécul’horreurets’attendàvivrepireencore.–Commenttuasput’infligerça?Tuasfaillimourir,souffle-t-elle.Elleserapprocheenserrantl’écritoirecontresapoitrine.–Commenttuaspum’infligerça,àmoi?Après…toutça?Jevoudraisluirépondrequelquechose.J’ouvrelabouche,maisriennevient.Maculpabilitéestcommeunocéanquim’engloutit.
Ellepart,etjerestedansmonlit.Jenemelèvepaspourmedégourdirlesjambes.Jetournele
dosàlafenêtre.Est-cequejedevraisregretterquelquechose?D’êtrealléeDehors?D’êtretombée
amoureusedumondequej’yaidécouvert?D’êtretombéeamoureused’Olly?Commentpourrais-jepasserlerestedemavieenferméedanscettebullemaintenantquejesaistoutcequejerate?Je ferme lesyeuxpouressayerdedormir.Mais levisagedemamère, toutcetamourdansses
yeux,nemequittepas.L’amourestunechoseterrible.Terrible.Aimerquelqu’unaussifarouchementque m’aimemamère, c’est comme porter son cœur à nu, sans peau, sans os, sans rien pour leprotéger.L’amourestunechoseterrible,etleperdreestplusterribleencore.L’amourestunechoseterrible,etjeneveuxplusenentendreparler.
LIBÉRATION#2
Mercredi,18:56Olly:oùtuétaispassée?Olly:tuvasbien?Madeline:Oui.Olly:elleditquoitamère?Olly:tuvasguérir?Madeline:Jevaisbien,Olly.Olly:j’aiessayédeterendrevisitemaistamèrenem’apaslaisséentrerMadeline:C’estpourmeprotéger.Olly:jesaisMadeline:Mercidem’avoirsauvélavie.Madeline:Jesuisdésoléedet’avoirfaitendurertoutça.Olly:tun’aspasàmeremercierMadeline:Merciquandmême.Olly:tuessûrequeçava?Madeline:Arrêtedemedemanderça,stp.Olly:désoléMadeline:Pasdemal.
Plustard,21:33Olly:contentdepouvoirre-tchatteravectoiOlly:t’esvraimentpasdouéecommemime
Olly:disquelquechoseOlly :onredemanderaàtamèrequandtuirasmieux, jepourraipeut-êtrepasser tevoirOlly:jesaisqueçan’estgrand-chosemaddymaisc’estmieuxquerien
Plustard,00:05Madeline:Non,cen’estpasmieuxquerien.C’estcarrémentpirequetout.Olly:quoi?Madeline:Tucroisqu’onpeutretournerenarrière,làoùonenétait?Madeline:Auxpetitesvisitesaprèsdécontamination,pasdecontact,pasdebaiser,pasd’avenir?Madeline:C’estsuffisantpourtoi?Olly:c’estmieuxquerienMadeline:Non,pasdutout.Arrêteavecça.
Plustard,02:23Olly:etlespilules?Madeline:Quoi,lespilules?Olly : elles ont marché pendant deux jours, peut-être qu’ils vont finir par lesaméliorerOlly:maddy?Madeline:Iln’yapasdepilules.Olly:quoi?Madeline:Iln’yajamaiseudepilules.J’aiditçapourtepersuaderdepartiravecmoi.Olly:tum’asmenti?Olly:tuauraispumouriretçaauraitétémafauteMadeline:Tun’espasresponsabledemoi.
Plustard,03:42
Madeline : Je voulais tout, Olly. Je te voulais toi, et le monde entier. Je voulaisvraimenttout.Madeline:Jenevaispaspouvoircontinuercommeça.Olly:continuerquoi?Madeline :Le tchat.Lese-mails.C’est tropdur. Jenepeuxpas recommencer.Mamèreavaitraison.Mavieétaitmieuxavant.Olly:mieuxpourqui?Olly:nefaispasçamaddyOlly:mavieàmoiestmieuxquandtuesdedansMadeline:Paslamienne.<Madelineesthorsligne>
LAVIEESTCOURTE
(OULARUBRIQUEDUSPOIL,PARMADELINE)
Hommeinvisible,pourquichantes-tu?,deRalphEllison
Attention,spoiler:Quandpluspersonnenevousvoit,vouscessezd’exister.
GÉOGRAPHIE
Je suis dans un champ plein de coquelicots. Leurs tiges vertes m’arrivent à la taille, et leurspétalessontsirougesqu’ondiraitqu’ilssaignent.Auloin,jevoisOlly,puisjelevoisendouble,puisjevoisunemultituded’Ollyquiavancentversmoi.Ilsportentdesmasquesàgaz,brandissentdesmenottes etmarchent dansma direction en écrasant les fleurs sous les talons de leurs bottesnoires.Cerêvenemequittepas.Jetraverselajournéecommedansducoton,àessayerdenepaspenser
àOlly.Jem’efforcedenepasmeremémorerlapremièrefoisquejel’aivu.Lamanièredontilsecomportait.L’impressionqu’ilvenaitd’uneautreplanète. J’essaiedenepaspenserauxkouglofs,auxpoiriers, auxbaisers, ausablemouillé. J’essaied’oublierque ledeuxième, le troisièmeet lequatrièmebaisersontététoutaussiformidablesquelepremier.Jem’efforcedenepasmesouvenirdesoncorpscontrelemien.J’essaiedenepaspenseràlui,parceque,sijelefais,jeseraiobligéedepenseraussiaulienquim’unissaitàluietaumondeilyaquelquesjoursàpeine.Jedevraipenseràtoutcetespoirquiagrandienmoi.Àmabêtised’avoircruaumiracle.Àce
mondeauquelj’aitantbesoind’apparteniretquineveutpasdemoi.Jedoismedétacherd’Olly.J’aibiencompris la leçon.L’amourpeut tuer.Et jepréfère toutde
mêmeêtreenvie.J’aiditunjouràOllyque,s’ilyavaitquelquechosequejeconnaissais,c’étaitbienmoncœur.
C’esttoujoursvrai.Jeconnaisparfaitementlacartedemoncœur,maistouslesnomsdelieuxyontchangé.
LAVIEESTCOURTE
(OULARUBRIQUEDUSPOIL,PARMADELINE)
L’Étranger,d’AlbertCamusEnattendantGodot,deSamuelBeckett
LaNausée,deJean-PaulSartre
Attention,spoiler:Entretoutetrien,iln’yaqu’unpas.
FAIRESEMBLANT
Jesuisplusfortedejourenjour.Jenesouffrepas,saufducœur,maisjen’enaiplusl’usage.Jegardelesvoletsfermés.Jelis.Desromansexistentielsounihilistes.Jenesupporteplusleslivresquiprétendentquelavieaunsens.Jenesupporteplusleshappyends.JenepensepasàOlly.Ilm’envoiedese-mailsquejemetsàlacorbeillesansleslire.Aprèsdeuxsemaines, jemesensassezen formepour reprendrecertainscours.Deuxsemaines
plustard,jelesaitousrepris.JenepensepasàOlly.Jemetsquelquese-mailsdeplusàlacorbeille.Mamèrefaittoutpourquej’aillemieux.Elletourneenrond,s’inquiète,s’agiteetm’administre
mesmédicaments.Maintenantque je suis rétablie,ellevoudraitquenous reprenionsnosactivitésmère-fille.CommeOlly,elleaimeraitquenotrevieretrouvesoncoursnormal.Jen’éprouveaucunplaisirauxsoiréesquenouspassonsensemble(jen’éprouveplusaucunplaisiràrien),mais je lefais pour elle. Elle a encore perdu du poids. Çam’angoisse, et, comme je ne sais pas commentl’aider,jejoueauScrabblephonétiqueetauPictionaryJuré-Craché,jeregardedesfilmsetjefaissemblant.Jenereçoisplusd’e-mailsd’Olly.
–J’aidemandéàCarladerevenir,ditmamère,unsoiraprèsledîner.–Jecroyaisquetun’avaisplusconfianceenelle.–Non, en effet.Mais j’ai confiance en toi.Cette histoire t’amisduplombdans la tête. Il y a
certaineschosesqu’ondoitapprendreparsoi-même.
RETROUVAILLES
Dèslelendemain,Carlaestcheznous,às’activerdanstouslessens.Elleestencoreplusaffairéequed’habitude,etc’estcommesiellen’étaitjamaispartie.Enarrivant,ellemeprenddanssesbras.–Jem’enveux,dit-elle.Toutestmafaute.Jeresteserréecontreelle,àm’efforcerdenepasm’effondrer.Sijepleure,toutceladeviendra
réel.Jedevraivraimentvivrecettevie.JenereverraivraimentplusOlly.J’essaiederetenirmeslarmes,maisjen’yparvienspas.Carlaestcommeunoreillermoelleuxoù
ilfaitsibonpleurer…Et,unefois lancée, jecontinuependantuneheure.Carlaest trempée,et jen’aiplusuneseulelarmeenstock.Est-cequ’onpeutêtreàboutdelarmes?Àpeinemesuis-jeposécettequestionquej’yrépondsmoi-mêmeenmeremettantàpleurer.Puismespleurscessentenfin.–Commentvatamaman?medemandeCarla.–Disonsqu’ellenemedétestepas…–Lesmèresnedétestentjamaisleursenfants.Elleslesaimentbientroppourça.–Pourtant,elledevrait.Jesuisunefilleatroce.Etj’aifaitquelquechosed’atroce.Meslarmesseremettentàcouler,etCarlalesessuiedureversdelamain.–EttonOlly?Je secoue la tête. Je peux tout confier àCarla, sauf ça.Mon cœur est tropmeurtri, et je veux
gardercettedouleurenmoicommeunsouvenir.Jeneveuxpasmettredelapommadedessus.Jeneveuxpasquemoncœurguérisse.Car,s’ilguérit,jeseraitentéedem’enservirànouveau.
Nous retrouvons nos habitudes. Chaque jour est pareil au précédent et pas très différent du
suivant. «Lamariée iramal. » Je travaille sur unemaquette de bibliothèque, avec des escaliersfaçon Escher, qui s’interrompent à mi-hauteur sans aboutir nulle part. Du Dehors, j’entends ungrondementsuivid’unbip!insistant.Cettefois,jecomprendstoutdesuitedequoiils’agit.Jemeretiensd’abordd’allerà la fenêtre.MaisCarla,elle,yvaetmeracontecequ’ellevoit.
C’estuncamiondedéménagement:LesDeuxFrèresDéménageurs.Lesdeuxfranginsenquestiondescendent du camion et en déchargent des diables, des cartons vides et des rouleaux de scotchmarron. Ils parlent à lamère d’Olly.Kara et lui sont là aussi.Mais pas de père en vue, préciseCarla.Macuriositél’emporte,etmevoilààlafenêtre,espionnantlascènederrièrelerideau.Carlaa
raison.Lepèred’Ollyn’estpas là.Olly,Karaet leurmèrecourentdans tous lessens. Ilsentrentdanslamaisonetensortentpourdéposersousleporchedescartonsetdessacs-poubellespleinsàcraquer,quelesdéménageurschargentàbordducamion.Ilsn’échangentpasunmot.Mêmedelàoùjemetrouve,jeperçoislanervositédelamère.Ollys’arrêtefréquemmentpourlaprendredanssesbras.Ellesecramponneàlui,etilluitapoteledos.Karanesejointpasàeux.Ellenesecachepluspourfumerdésormais,etfaittombersescendressurleperron.J’essaiedenepastropfixerOlly,maisc’estplusfortquemoi.Moncœursefichetotalementde
cequeluiditmoncerveau.Jesaisavecexactitudeàquelmomentilsentlepoidsdemonregardsurlui.Ilinterromptcequ’ilestentraindefaireetseretourne.Nosyeuxsecroisent.Çan’arienàvoiravec la première fois.Lapremière fois, tout était possible ; nousne savionspas ce qui allait sepasser.Mêmesiunepartdemoi,déjà,sedoutaitquej’allaistomberamoureuse.Cettefois-ci,toutn’estquecertitude:jesaisquejel’aimeetquejel’aimeraitoujours.Il lève lamain pourme saluer. Je lâche le rideau,medétourne etm’adosse aumur, le souffle
court.Je voudrais pouvoir effacer ces derniers mois où je l’ai connu. Je resterais juste dans ma
chambre. J’entendrais lebip! du camionderrière la porte et je ne bougerais pas demon canapéblancdansmachambreblanche,àliremesromansflambantneufs.Jemerappelleraislepassé,etqu’ilnefautsurtoutpaslerépéter.
SURVEILLANCEDUVOISINAGE#3
Emploidutempsdesonpère9:00:Parttravailler.20:30 :Gravitd’unpas incertain lesmarchesduperronet entre dans lamaison.
Déjàsoûl?21:00:Ressortsousleporche,unverreàlamain.22:15:S’endortsurlachaisebleue.Unpeuplustard:Rentreentitubantdanslamaison.
EmploidutempsdesamèreInconnu
EmploidutempsdeKaraInconnu
Emploidutempsd’OllyInconnu
CINQSYLLABES
Unmoisplustard,justeaprèsNoël,lepèredéménageàsontour.Parlafenêtre,jelevoisporterquelquescartonsdansuneremorque.J’espèredetoutmoncœurqu’ilnevapasrejoindreOlly,Karaetleurmère,oùqu’ilssoient.Pendant des jours, j’observe la maison, en me demandant comment elle peut rester aussi
inchangée,d’apparenceaussisolideetfamilièrealorsqu’iln’yapluspersonnededans.J’attendsencoredeuxjoursavantdelireenfinlese-mailsd’Olly.Ilssontrestésdanslacorbeille,
commejel’espérais.
De:genericuser033@gmail.comÀ:MadelineF.Whittier<madeline.whittier@gmail.com>Objet:unpoèmeouunecontrepèterie?#1Envoyéle:16octobre,06:14ilétaitunefilleappeléeMadelinequitransperçamoncœurpirequ’unejavelinemevoilàquimangelespissenlitsparlaracineahlabelleassassine!est-cequ’ilexisted’autresmotsquirimentavecMadeline?
De:genericuser033@gmail.comÀ:MadelineF.Whittier<madeline.whittier@gmail.com>Objet:unpoèmeouunecontrepèterie?#2Envoyéle:17octobre,20:03
jadisunefillevivaitdansunebulle
cen’étaitpastrèscoolcommepréambule.quandmoncœurjeluidonnaielles’empressadelepiétiner.toutcelaestmafoibienridicule.
P.S.tupréféreraisdescontrepèteries?
Je ris à en avoir les larmes aux yeux. Il devait vraiment m’en vouloir pour me proposer dem’envoyerdescontrepèteriesetmêmepasunseulhaïku.Ses autres e-mails sontmoins poétiques. Ilm’y raconte ses efforts pour persuader samère de
trouverdel’aideetpourtenterdeprotégerKarad’elle-même.Ilnesaitpasquelargumentafiniparconvaincresamère.Peut-êtreest-cequandilluiaditque,siellenesedécidaitpasàpartir,ilnevoulaitplusfairepartiedecettefamille.Ilfautparfoisquitterlesgensquinousaiment,a-t-ilajouté.Oupeut-êtreest-cequandilluiaparlédemoi,delagravitédemamaladie,etdemadécisiondetoutrisquerjustepourvivre.Ellemetrouvetrèscourageuse,précise-t-il.
LEDERNIERESTUNHAÏKU
De:genericuser033@gmail.comÀ:MadelineF.Whittier<madeline.whittier@gmail.com>Objet:haïku#1Envoyéle:31octobre,21:07
cinqsyllabeslàseptpourladeuxièmelignejet’aimeMaddy
ICIETMAINTENANT
D’aprèslesmathsd’Olly,onnepeutpasprédirelefutur.Ilsetrouveque,pourmoi,onnepeutpasnonplusprédirelepassé.Letempssedérouledanslesdeuxdirections–enavantetenarrière–etcequiarriveicietmaintenantleschangetouteslesdeux.
CONFIDENTIEL
De:DrMelissaFrancisÀ:madeline.whittier@gmail.comObjet:Résultatsdevostests–CONFIDENTIELEnvoyéle:29décembre,08:03
Mon nom ne vous dira sans doute rien. Je suis leDrMelissa Francis. Jeme suisoccupée de vous pendant quelques heures il y a deuxmois, auMemorialHospitald’Hawaï.J’aicrubondevouscontacterdirectement.Sachezquej’aiétudiévotrecasavec laplusgrandeattention.EtjenecroispasquevoussoyezatteintedeDICS.Jemedoutequeceladoitêtreunchocpourvous.Jejoinsàcemessagelesrésultatsdeplusieurstests,etjevousrecommandedelesconfronteràundeuxième,voireuntroisièmeavis.Toutefois,pourvérifiermesconclusions,jepensequevousaveztoutintérêtàconsulterunautremédecinquevotremère.Lesmédecinsnedevraientpass’occuperdesmembresdeleurfamille.Ce que vous avez subi le mois dernier à Hawaï est, selon mon diagnostic, uninfarctus du myocarde déclenché par une infection virale. D’après ce que j’ai pudéduire de vos antécédents, je pense que votre système immunitaire estparticulièrementfragiliséparl’environnementdanslequelvousavezgrandi.N’hésitezpasàmecontacterpourtoutequestion.Bienàvous,DrMelissaFrancis
PROTECTION
Jedoislirecete-mailsixfoisavantqueleslettressedécidentàformerdesmots,etlesmots,desphrasescompréhensibles.Et,mêmealors,lesensdecesmotsmisboutàboutm’échappeencore.Jereportemonattentionsurlapiècejointe,quidétaillelesrésultatsdesexamens.Leschiffressonttousnotablementmoyens,nitrophautsnitropbas.Ilyasûrementerreur.Ildoityavoiruneerreur.LeDrFrancisamélangémesdonnéesaveccelles
d’un autre patient. Ou il existe une autreMadelineWhittier. Ou c’est unmédecin inexpérimenté.Bref,lemondeestcruelsansaucuneraison.Jesuisconvaincuedetoutcela,etpourtant…J’imprimel’e-mailetlesrésultats.Jen’agispasauralenti.Lecoursdutempsn’apaschangéd’allure.Lesmotsimprimésnesontpasdifférentsdeceuxsurl’écran;ilsontjustel’airpluslourds,l’air
d’avoirplusdepoids.Maisilsnepeuventpasêtrevrais.Iln’yaaucunechancequ’ilssoientvrais.JepasseuneheuresurGoogle,àfairedesrecherchessurchaquetestetàessayerdecomprendre
leursignification.Biensûr,Internetn’estpascapabledediresilesrésultatssontcorrects,sijesuisunejeunefilletoutcequ’ilyadeplusordinaire,avecunesantétoutcequ’ilyadeplusordinaire.Et,detoutefaçon,jesais–jesais–qu’ils’agitd’uneerreur.Malgrécela,mespiedsm’entraînent
verslesescaliers,àtraverslasalleàmanger,etjusqu’aubureaudemamère.Ellen’yestpas.Pasdans le salon non plus. Jeme dirige vers sa chambre et frappe doucement à sa porte, lesmainstremblantes.Ellenerépondpas.Elledoitêtredanslasalledebains,surlepointdesemettreaulit.Jefrappeplusfort,puisjetournelapoignéeenappelant:–Maman?Quand j’entre dans la pièce, elle vient de sortir de la salle de bains et en éteint la lumière.
Lorsqu’ellemevoit,sestraitsémaciéss’illuminentd’unlargesourire.Surcevisagedeplusenplusmince,sespommettesparaissentextrêmementsaillantes.Lescernessombresquej’aifaitnaîtresoussesyeuxsemblents’yêtre installésdefaçonpermanente.Ellen’estpasmaquillée,etsescheveuxtombentencascadesursesépaules.Unpyjamadesoienoirependsursafrêlesilhouette.–Coucou,machérie,dit-elle.Tuveuxqu’onfasseunesoirée-pyjama?Sonexpressiontrahituntelespoirquejesuistentéed’acquiescer.Maisjem’avancedanslapièce
enagitantlesfeuillesquejetiensàlamain.–Çavientd’unmédecindeMaui.Jecherchesonnomdesyeux,alorsquejeleconnaisparcœur.–LeDrMelissaFrancis.Tul’asrencontrée?Sijen’étaispasaussiattentive,jeneremarqueraispeut-êtrepasàquelpointelles’estraidie.–J’airencontrébeaucoupdemédecinsàMaui,Madeline.
Savoixesttendue.J’insiste:–Maman,excuse-moi…Ellelèveunemainpourm’interrompre.–Qu’est-cequ’ilya,Madeline?Jefaisunautrepas.–Cettelettre…LeDrFrancispensequejenesuispasmalade.Ellemeregardecommesijen’avaispasprononcécettephrase.Ellesetaitpendantsilongtemps
quejecommenceàmedemandersij’airéellementouvertlabouche.–Qu’est-cequeturacontes?–D’aprèselle,jenesouffrepasdeDICS.Ellepensequejen’enaijamaisétéatteinte.Mamères’assoitauborddulit.–Oh,non…C’estpourçaquetuviensmevoir?Savoixestdouce,compatissante.–Parcequeçat’adonnédel’espoir?Ellemefaitsignedem’installeràcôtéd’elle.Ellemeprendlafeuilleetposeunemainsurmon
épaule.–Jesuisdésolée,maisc’estfaux.Jem’effondredanssesbras.Ellearaison:jemesuismiseàespérer.Jesuissibiendanslesbras
demamère;jemesensauchaud,protégée,ensécurité.Ellemecaresselescheveux.–Jesuistellementdésoléequetuaiesluça…C’esttotalementirresponsabledelapartdecette
femme.–Net’inquiètepas,çava.Jemedoutaisquec’étaituneerreur.Jenemesuispasnonplusfaitde
grosespoirs.Ellemerepoussedoucementpourmeregarderbienenface.–Biensûrquec’estuneerreur.Sesyeuxseremplissentdelarmes,etellem’attiredenouveaucontreelle.– Le DICS est une maladie très rare et complexe, ma chérie. Personne ne la comprend
parfaitement.Elleseprésentesousdenombreusesformes;lesgensquiensontatteintsneréagissentpastousdelamêmefaçon.Elle recule à nouveau et plonge son regard dans lemien pour s’assurer que j’écoute et que je
comprends.Elleparlepluslentement,suruntonpleind’indulgence–sontondemédecin.–Tut’étaisdéjàrenducomptedecelapartoi-même,non?Là-bas,tutesentaisbien,etpuis,d’un
coup,tut’esretrouvéeauxurgences,entraindemourir.Lesystèmeimmunitaireestquelquechosedetrèscompliqué.Ellefroncelessourcilsenexaminantlesfeuillesdanssamain.– Et ce Dr Francis ne connaît pas tous tes antécédents familiaux, continue-t-elle. Elle n’a vu
qu’uneinfimepartiedelaréalité.Cen’estpasellequiapassétoutesavieavectoi.Sonvisages’assombritunpeuplus.Cetteerreurlaperturbeencoreplusquemoi.J’affirmedenouveau:–Çava,maman.Jen’ycroyaispasvraiment,detoutefaçon.
Maisj’ail’impressionqu’ellenem’entendpas.–Ilfallaitquejeteprotège,murmure-elle.–Jesais,maman.Jen’aiplusenvied’enparler,maintenant.Jemeblottiscontreelle.–Ilfallaitquejeteprotège,répète-t-elle,laboucheenfouiedansmescheveux.C’estcesecond«Ilfallaitquejeteprotège»quiréduitunepartiedemoiausilence.Ilyadanssavoixuneincertitudequimesurprendetquejenem’expliquepas.Jetentedemedégagerdesonétreintepourobserversonvisage,maisellemetientserréecontre
elle.–Maman?dis-jeenlarepoussantplusvivement.Ellerelâchesonempriseetm’effleurelajouedesamainlibre.Jefroncelessourcils.–Est-cequejepeuxlesgarder?dis-jeendésignantlespapiers.Ellebaisselesyeux,semblesoudainsedemandercommentilssontarrivésdanssamain.–Tun’enaspasbesoin,merépond-elle.Maisellemelesrendtoutdemême,puistapotelelit.–Alors,soirée-pyjama?Jemesentiraimieuxsiturestesavecmoi.Peut-être,maisjenesuispassûrequecesoitmoncas.
LEDICTIONNAIREDEMADELINE
Soupçon :n.m.Sens1:Véritéquevousnepouvezpasounevoulezpascroire.Ex.:Lesoupçonàl’égarddesamèrelatintéveilléetoutelanuit./Ellecommençaitàsoupçonnerquelemondeentiersemoquaitd’elle.(Whittier,2015)
IDENTITÉ
Carlan’apasencorefranchilaportequejeluisautedessusavecl’e-mail.Ellelelit,etsesyeuxs’agrandissentàchaquephrase.Ellem’agrippelebras.–Oùtuaseuça?–Lisjusqu’aubout,dis-je.Lesgraphiquesetlestableauxdedonnéesluiparlerontplusqu’àmoi.Je scrute son visage, essayant de déterminer ce qui est en train d’arriver à mon univers. Je
m’attendaisàceque,commemaman,ellebalayececourrierd’unreversdemainaupremiercoupd’œil,maissaréactionest…différente.–Tul’asmontréàtamère?Jehochelatêteensilence.–Qu’est-cequ’elleadit?–Quec’étaituneerreur.Jeprononcecettephrasedansunsouffle,commesijevoulaismasquerlesondemaproprevoix.Carlam’observependantunmoment.–Ilfautqu’onsache,marmonne-t-elle.–Qu’onsachequoi?–Sic’estvraioupas.Jebredouille:–Commentçapourraitêtrevrai?Çasignifieraitque…–Chut,chut…Pourlemoment,onn’ensaitrien.Onn’en sait rien?Bien sûrque si !Onsaitque je suismalade.Que jenepeuxpasquitter la
maisonsansrisquerdemourir.Jel’aitoujourssu:c’estcequejesuis.J’exigeuneexplication…–Qu’est-cequisepasse?Qu’est-cequetumecaches?–Rien,jenetecacherien.–Qu’est-cequeçaveutdire,alors?Ellepousseunsoupir,long,profondetlas.–Jetejurequejenesaisrien.Mais,parfois,j’aidessoupçons.–Dessoupçonssurquoi?–Ilm’arrivedepenserque tamamannevapasbien.Qu’ellenes’est jamaisremisedecequi
s’estpasséavectonpèreettonfrère.L’oxygène dans la pièce semble soudain remplacé par autre chose, quelque chose de ténu et
d’irrespirable.Cettefois,letempsavraimentralentisacourse,etmavisionseréduitcommedansuntunnel.Lesmurssesontrapprochés,etCarlas’éloignedemoi,devenantunepetitesilhouetteauboutd’untrèslongcouloir.Cetteespècedevisionenentonnoirmedonnelevertige.Jevacillesurmesjambesetsuisprisedenausée.Jecoursàlasalledebainsetvomisdanslelavabo.Carlamerejointetm’aspergelevisageavec
del’eau.Elleposelamainsurmondosetjemepliesouscefaiblepoids.J’ail’impressionden’avoirplus
lamoindre substance. Je suis la fille-fantôme imaginéeparOlly. Jem’agrippeà laporcelainedulavabo.Jen’osepasleverlesyeux,depeurdenepasreconnaîtrelevisagedanslemiroir.Mavoixestcelled’uneautrelorsquejegrogne:–Ilfautquejesache.–Laisse-moiunejournée,répondCarla.Elletentedem’attirerverselle,maisjelarepousse.Jeneveuxniréconfortniprotection.Jeveuxjustelavérité.
LESPREUVESDEMAVIE
Toutcequej’aiàfaire,c’estdormir:apaisermonesprit,relâchermoncorps,etdormir.Mais,malgré tousmes efforts, le sommeil ne vient pas.Mon cerveau est une pièce inconnue pleine detrappes.LavoixdeCarlarepasseenboucledansmatête.«Ellenes’estjamaisremisedecequis’estpasséavectonpèreettonfrère.»Qu’est-cequeçasignifie?Jeregardemonréveil:uneheuredumatin.EncoreseptheuresàattendreleretourdeCarla.NousallonsfairedesexamensmédicauxetlesenvoyeràunspécialisteduDICSdontj’aitrouvélescoordonnées.Septheures.Jefermelesyeux.Lesrouvre:uneheureetuneminute.Jenepeuxpasattendrequelesréponsesviennentàmoi.Jedoisallerlescherchermoi-même.Jefaismonpossiblepourmarcheretnoncourirjusqu’aubureaudemamère.Jesuissûrequ’elle
dort, mais je ne veux pas risquer de la réveiller. J’attrape la poignée en imaginant, pendant unterribleinstant,quelaporteestferméeàcléetquejedoisattendre.Jenepeuxpasattendre.Maislapoignéetourne,etlapiècem’accueillecommesiellem’attendait,commesiellen’attendaitquemoi.Sonbureauestparfaitementnormal,ni trop rangé,ni tropendésordre.Aucunsigned’unesprit
détraqué.Pasd’inscriptionsfollessurlesmurs.Jem’approchedubureaumassifaumilieudelapièce.Ilcomporteuntiroiràdossiersparlequel
jecommence.J’ailesmainsquitremblent:pasdepetitsfrémissements,maisdevéritablesspasmes,commeunséismequejeseraislaseuleàressentir.Mamère est une archiviste trèsméticuleuse : elle garde tout. Ilme faut plus d’uneheure pour
veniràboutd’unepoignéededossiers.Ilyalesticketsdecaissedechaqueachat,petitougrand,descontrats,desdéclarationsd’impôts,desgarantiesetdesmodesd’emploi.Elleamêmeconservétoussesticketsdecinéma.Enfin,aufonddutiroir,jetrouvecequejesuisvenuechercher:unépaisdossierrougeintitulé
Madeline.Jelesorsavecprécautionetleposesurlesol.Lesdocumentsquimeconcernentremontentautempsdesagrossesse.Desordonnancespourdes
vitamines prénatales, des échographies, les photocopies de chaque bilan médical. Je trouve uneficheécriteàlamaincomprenantdeuxcasesàcocher:unepourlesgarçons,unepourlesfilles.Onacoché«fille».Moncertificatdenaissanceestlàaussi.En poursuivant mes recherches, je découvre des rapports médicaux faisant état de rougeurs,
d’allergies,d’eczéma,derhumes,defièvreetdedeuxotites,toutcelaavantmesquatremois.J’étaisunbébé fragile. Jedénichedes facturespourdesconsultationsen rapportavec l’allaitementet lesommeilinfantile.Àl’âgedesixmois,justeaprèslamortdemonpèreetdemonfrère,j’aiétéhospitaliséepourun
virus respiratoire syncytial (aussi appelé VRS). Comme je ne sais pas ce que c’est, je notementalementcenompourchercherplustardsurGoogle.Entoutcas,c’estassezsérieuxpourqu’onm’aitgardéeàl’hôpitalpendanttroisjours.Après cela, l’archivagedevientmoinsminutieux. Jedécouvre laphotocopied’unarticle sur le
VRS.Mamère a entouré un passage où il est dit que leVRS est plus grave chez les personnessouffrant d’un déficit immunitaire. Puis je trouve un article découpé dans une revuemédicale ausujet duDICS. Les notes demamère enmarge sont illisibles. Ensuite, il y a une visite chez unallergologue,puischeztroisimmunologuesdifférents.Aucunneconclutàunemaladie.Etpuis,c’esttout.Jecontinueàfouillerletiroir,enquêted’autresdocuments.Ilnepeutpasn’yavoirriend’autre,
çan’apasdesens.Oùsontlesrésultatsdesexamens?Ilyasûrementeuunquatrièmeimmunologue,non?Oùestsondiagnostic?Oùsontlesconsultationsetlesavismédicauxcontradictoires?Ildoityavoirunseconddossierrouge.Jepasselesdocumentsenrevueunetroisièmefois.Unequatrièmefois.J’étaled’autresdossiersparterreetjelesexaminerapidement.Jefouilleparmilespapierssursonbureau.Jefeuillettesespublicationsmédicales,àlarecherchedepassagessurlignés.Ma respiration devient saccadée tandis que j’explore ses étagères. Je retire les livres, je les
secoue dans l’espoir d’en faire tomber quelque chose, un résultat de laboratoire oublié, uneconfirmationdediagnostic.Maisjenetrouverien.Seulement,rien,cen’estpasunepreuve.Peut-êtrequelapreuveestailleurs?Jen’aibesoinqued’unseulessaipourdeviner lemotde
passedesonordinateur:«Madeline».Jemetsdeuxheuresàépluchertouslesdocumentsquiysontenregistrés.J’examinesonhistoriquesurInternet.Jeregardedanslacorbeille.Rien.Rien.Oùsontlespreuvesdelaviequej’aivécue?Jetourneenrondaumilieudelapièce.Jenepeuxpasycroire.Jen’ycroispas.Commentpeut-il
nerienyavoir?Commesilamaladieétaitsoudainapparuedansl’airtroprarequejerespireici.C’estimpensable.C’estimpossible.Est-ceque,réellement,jenesuispasmalade?Monespritflanchefaceàunetellepensée.Peut-êtrequemamèregarded’autresdocumentsdanssachambre?Pourquoin’yai-jepassongé
plustôt?5heures23.Est-cequ’ilfautquej’attendequ’elleseréveille?Non.Laportedubureaus’ouvreàl’instantoùjemedirigeverselle.– Ah, tu es là ! fait ma mère, visiblement soulagée. Je m’inquiétais ; tu n’étais pas dans ta
chambre.Elles’avanceetécarquillelesyeuxendécouvrantlechaosquirègneautourdenous.–Ilyaeuuntremblementdeterre?Ellecomprendalorsquecedésastreestd’originehumaine.Ellesetourneversmoi,perplexe.–Qu’est-cequisepasse,machérie?–Est-cequejesuismalade?Monsangbatfortdansmesoreilles.–Qu’est-cequetudis?
–Est-cequejesuismalade?Cette fois, ma voix est plus assurée. Le début de colère qui perçait dans la sienne disparaît,
remplacépardel’inquiétude.–Tunetesenspasbien?Elleapprochelamaindemonfront,maisjelarepousse.Envoyantladouleurquis’affichesursonvisage,jem’enveux.Maisjecontinuequandmême:–Non,cen’estpasçaquejeveuxdire.Est-cequejesouffredeDICS?Àprésent,soninquiétudesetransformeenuneexaspérationmêléedepitié.–C’estencoreàcausedecete-mail?–Oui.EtdeCarlaaussi.D’aprèselle,tunevaspeut-êtrepasbien.–Cequisignifie…?C’estvrai,ça:dequoijel’accuse,aujuste?Jepoursuismoninterrogatoire:–Oùsontpasséstouslespapiers?Elleprenduneprofondeinspirationpourtenterdesecalmer.–MadelineWhittier,dequoiparles-tu?–Tugardestout,pourtantiln’yariensurleDICSici.Pourquoijen’airientrouvé?Jeramasseledossierrougeetleluifourredanslesmains.–Tuasconservétoutlereste.–Dequoituparles?répète-t-elle.Biensûrquetoutestlà…Jenesaispasàquelle réponse jem’attendais,maiscertainementpasàcelle-là.Est-cequ’elle
croitvraimentquetoutestdanscedossier?Elleleserrecontresapoitrinecommesiellevoulaitlefairedisparaîtreenelle.–Tuasbienregardé?Jenejettejamaisrien.Elle marche jusqu’à son bureau et fait de la place. Je la regarde tandis qu’elle examine les
documents,lesclasse,lisseduplatdelamaindesfeuillesquin’enontpasbesoin.Aprèsunmoment,ellelèvelesyeuxversmoi.–C’esttoiquilesaspris?Touslesdocumentsétaientlà.Savoixestchargéedeconfusion,maisaussidepeur.Àcetinstantprécis,j’ensuiscertaine:jenesuispasmalade.Jenel’aijamaisété.
DEHORS
Jem’enfuis du bureau. Le couloir s’étire sans fin devantmoi.Dans le sas, il n’y a pas d’air.Dehors,monsoufflenefaitaucunbruit.Moncœurnebatplus.Jevomislemaigrecontenudemonestomac.Labilemebrûlelefonddelagorge.Jepleure,etlepetitmatinfraisrefroiditleslarmesquicoulentsurmonvisage.Jeris,etlefroidentredansmespoumons.Jenesuispasmalade.Jen’aijamaisétémalade.Toutes les émotions que je retiens depuis vingt-quatre heures déferlent en moi. L’espoir et le
désespoir,l’attenteetleregret,lajoieetlacolère.Commentpeut-onéprouverenmêmetempsdesémotionsaussicontradictoires?Jemedébatsdansunocéancouleurd’encre,ungiletdesauvetagenouéautourdematailleetuneancreattachéeàmajambe.Mamèremerattrape.Lestraitsdesonvisagesontdévastésparlapeur.–Maisqu’est-cequetufais?Qu’est-cequetufais?Rentretoutdesuite!Mavisions’étrécitànouveau,aveccettefemmecommeseulpointdemire.–Pourquoi,maman?Pourquoijedevraisrentrer?–Parcequetuesmalade.Dehors,ilpourraitt’arriverlespireschoses…Elleessaiedem’attirercontreelle,maisjefaisunbondenarrière.–Non,jenerentrepas.–S’ilteplaît,implore-t-elle.Jenepeuxpasteperdre.Pasaprèstoutça…Ellemeregarde,pourtantjesaissanslemoindredoutequ’ellenemevoitpas.–Je lesaiperdus,gémit-elle. J’aiperdu tonpapa,et j’aiperdu ton frère. Jenepouvaispas te
perdreaussi.Jenepouvaispas.Son visage s’affaisse, complètement décomposé.Quelle que soit l’armature qui le faisait tenir
jusque-là,ellevientdecéderbrusquement,defaçondésastreuse.Mamère est fêlée. Elle est fêlée depuis très longtemps. Carla a raison ; elle ne s’est jamais
remisedeleurmort.Jebredouillequelquesmots–jenesaispasquoi–,maisellenes’arrêtepasdeparler.–Justeaprèsleurdécès,tuestombéetrès,trèsmalade.Tuavaisdumalàrespirer,jet’aiconduite
auxurgencesetnousysommesrestéestroisjours.Ilsontditquec’étaitsûrementuneallergie;ilsm’ontdonnéunelistedechosesàéviterabsolument,maisjesavaisquec’étaitplusgravequeça.
Elleremuelatêtedehautenbas.– Je savais que c’était plus grave.Et je devais te protéger.Dehors, il peut t’arriver n’importe
quoi.Elleregardeautourd’elleetrépète:–Dehors,danscemonde,ilpeutt’arrivern’importequoi.Elledevraitmefairedelapeine.Maisjeneressenspascela.Lacolèrequimonteenmoiocculte
toutlereste.Jememetsàhurler:–Jenesuispasmalade!Jen’aijamaisétémalade!C’esttoiquiesmalade!J’agitel’indexsoussonnezetlavoissetasserdevantmoi.–Suis-moidans lamaison,murmure-t-elle. Je teprotégerai.Resteavecmoi.Tues toutceque
j’ai.Sadouleurestinfinie;elles’étendjusqu’auboutdumonde.Sadouleurestunemermorte.Sadouleurestàcausedemoi,etjenepeuxpluslasupporter.
LEDÉBUTETLAFIN
Quatrejourspassent.Jemange.Jefaismesdevoirs.Jenelispas.Mamèreerretelunfantôme.Jenecroispasqu’ellecomprennecequis’estpassé.Elleparaîtserendrecomptequ’elledoitsefairepardonnerquelquechose,maisellenesaitplustropquoi.Parfois,elletentedemeparler,maisjel’ignore.Jelaregardeàpeine.Le lendemain matin après ma terrible découverte de la vérité, Carla est allée porter des
échantillonsdemonsangau spécialisteduDICS, leDrChase.Àprésent,nous sommesdans soncabinet, attendant qu’on nous appelle. Même si je sais déjà ce qu’il va dire, je redoute saconfirmation.Quisuis-jesijenesuispasmalade?Uneinfirmièreprononcemonnom,etjedemandeàCarladeresterdanslasalled’attente.Jene
saispaspourquoi,jepréfèreêtreseulepourentendreleverdict.Quandj’entredanslapièce, leDrChaseselève.Ilressembleparfaitementauxphotosquej’ai
vuesdeluisurInternet:unhommeblancetâgé,avecdescheveuxgrisetdebeauxyeuxnoirs.Ilmeregardeavecunmélangedesympathieetdecuriosité.Ilm’inviteàm’asseoiretattendquejem’exécutepourseréinstallerlui-mêmesursonfauteuil.–Votrecas…,commence-t-ilavantdes’interrompre.Ilestnerveux,aussijelerassure:–Vouspouvezyaller;jesaisdéjà.Ilouvreundossiersursonbureauetsecouelatête,commesicesrésultatsétaientunevéritable
énigme.–J’aianalysécesdonnéesplusieursfois.J’aidemandéàmescollèguesdevérifiersi jeneme
trompaispas.Vousn’êtespasmalade,mademoiselleWhittier.Ilsetait,attendantmaréaction.J’opineduchefenrépétant:–Jelesaisdéjà.–L’infirmièreCarlaFloresm’adécritvotresituation.Ilfeuilletteattentivementquelquespagesdeplus,hésitantàm’endiredavantage.–En tantquemédecin,votremèrenepouvaitpas l’ignorer.LeDICSestunemaladie rare,qui
peutprendredemultiplesformes,jel’admets,maisvousneprésentezaucun–jedisbienaucun–dessymptômeshabituelsdecettemaladie.Touteslesrecherches,touslestestsauxquelselleauraitpuvoussoumettrel’auraientconfirmé.Lesmursde lapièceautourdemoi s’effondrent, et jeme retrouvedansunpaysage toutblanc,
sansaucunrepère,sicen’estunemultitudedeportess’ouvrantsurlenéant.Jerecouvremesespritspourconstaterquelemédecinmedévisage,l’aird’attendreuneréponse.
Jeluidemande:–Excusez-moi…Vousavezditquelquechose?–Oui.Quevousdeviezsûrementvouloirmeposerdesquestions…?–Pourquoisuis-jetombéemaladeàHawaï?–Tout lemonde tombemalade,Madeline.Lesgensnormaux, enbonne santé, tombentmalades
trèsrégulièrement.–Maismoncœurs’estarrêté…–Eneffet.Jepensequec’étaitunemyocardite.J’aidiscutéaveclemédecinquivousasuivieà
Hawaï. Elle en est arrivée à lamême conclusion. Il y a longtemps, vous avez dû contracter uneinfectionviralequiaaffaiblivotrecœur.Est-cequevousavezressentidesdouleursàlapoitrineouunessoufflementlorsdevotreséjourlà-bas?–Oui,dis-jeenmeremémorantlescontractionsdemoncœur,quej’avaisdélibérémentignorées.–Çasemblecorroborerl’hypothèsedelamyocardite.Commejen’aiplusdequestionsàposer–plusàlui,entoutcas–,jemelève.–Mercibeaucoup,docteurChase.Luiaussiselève,visiblementperturbéetencoreplusnerveuxquetoutàl’heure.–Justeunechoseavantquevouspartiez…Jemerassois.–Étantdonné les conditionsdans lesquellesvousavezgrandi,votre système immunitaire reste
incertain.–Qu’est-cequeçaveutdire?–Qu’ilestsansdoutesous-développé,commeceluid’unbébé.–D’unbébé?– Oui. Pendant toute votre vie, votre système immunitaire n’a été exposé à aucun virus ou
infectionbactériennecommuns.Iln’apaseul’occasiond’apprendreàlescombattre.Iln’apaspuserenforcer.–Donc,jesuistoujoursmalade?Ilserenfoncedanssonfauteuil.–Jen’aipasvraimentderéponseàcettequestion.Nousavançonsenterraintotalementinconnu.
Jen’aijamaisentenduparlerd’uncassimilaireauvôtre.Ilestpossiblequevoustombiezmaladeplussouventquedespersonnesdotéesd’unsystèmeimmunitairesain,etque,quandcelaarrive,vossymptômessoientplusgravesqueceuxdesautres.–Commentpeut-onlesavoir?–Onnelepeutpas.Jevousrecommandedoncd’êtreprudente.Nousprévoyonsdenousvoir toutes les semaines. Ilme conseille de commencer à explorer le
mondedoucement:pasdebaindefoule,pasdenourritureétrangère,pasd’effortphysiqueintense.–Lemondenevapassesauver,conclut-il.
APRÈSLAMORT
Jepasselesjourssuivantsàchercherdesinformations,n’importequoiquipuissem’éclairersurcequim’estarrivéetcequiestarrivéàmamère.Jeveuxreconstituernoirsurblanclejournaldeses pensées. Je veux dessiner au plus près les contours de sa folie, pour pouvoir retracer sonhistoireetlamienne.Jeveuxdesdétailsetdesexplications.Jeveuxsavoirpourquoi,pourquoietencorepourquoi.Jedoissavoircequiestarrivé,etcen’estpasellequipourrameledire.Elleesttropanéantie.Et,mêmesielleyparvenait,qu’est-cequeçachangerait?Est-cequejepourraislacomprendre?Commentconcevoirl’abîmedechagrinetdepeurquil’apousséeàmevolermavie?D’après leDrChase,elleabesoind’une thérapie. Ilpensequ’il lui faudra longtempsavantde
pouvoirmeraconterexactementcequis’estpassé,sielleyarriveunjour.Ilcroitqu’elleasombrédansunesorted’énormedépressionnerveuseàlamortdemonpèreetdemonfrère.Carla utilise tous les moyens en son pouvoir pour me dissuader de quitter la maison. Pas
seulementpourmamère,maisaussipourmoi.Masantéresteincertaine.Je voudrais écrire à Olly, mais ça fait si longtemps…Et puis, je lui ai menti. Et puis, il est
probablementpasséàautrechose. Il a sansdoute rencontréquelqu’un. Jenesuispas sûreque jepourraissupporterdesouffrirdavantage.Etpuis,qu’est-cequej’écrirais?Quejenesuis(presque)plusmalade?Finalement,Carlaréussitàmeconvaincrederesteravecmamère.Jesuisunemeilleurepersonne
quecequejepense,dit-elle.Moi,jen’ensuispascertaine.Cellequej’étaisavantdedécouvrirlavéritéestmorte.
UNESEMAINEPLUSTARD
PremièrevisitehebdomadairechezleDrChase.Ilmeconseilleencored’êtreprudente.J’installeunverrouàlaportedemachambre.
TROISSEMAINESPLUSTARD
Mamèreessaied’entrerdansmachambre,maislaporteestverrouilléedel’intérieur.Elles’enva.Jefaisdesbrouillonsd’e-mailspourOlly,quejen’envoiepas.LeDrChasecontinuedemerecommanderlaprudence.
QUATRESEMAINESPLUSTARD
Jepeinschaquemurdemachambred’unecouleurdifférente.Celuide la fenêtredevient jaunepâle.Mesétagèresprennentlacouleurd’uncoucherdesoleilquicontrastesurlemurbleucanard.Celuiderrièrelatêtedulitestlavande,etjerecouvreledernierd’unepeinturepourtableaunoir.Mamèrefrappeàlaporte;jefaissemblantdenepasl’entendre.Ellerepart.
CINQSEMAINESPLUSTARD
Jecommandedevraiesplantespourlavéranda.J’arrêtelesfiltresàairet j’ouvrelesfenêtres.J’achètecinqpoissonsrouges,quejenommetousOllyetquejelâchedansleruisseau.
SIXSEMAINESPLUSTARD
LeDrChasetrouvequ’ilesttroptôtpourm’inscrireaulycée:tropd’ados,porteursdetropdemaladies. Carla etmoi le persuadons d’autoriser certains demes profs particuliers àme rendrevisite,dumomentqu’ilssontenbonnesanté.Ilestréticent,maisfinitpardonnersonaccord.
DESFLEURSPOURALGERNON
Une semaine plus tard, Carla etmoi regardonsM.Waterman qui traverse le jardin jusqu’à savoitureetdémarre.Avantqu’ilparte, je l’ai enlacé. Il aeu l’air surpris,mais iln’apasposédequestion;ils’estcontentédeselaisserfaire,commesic’étaitlachoselaplusnaturelledumonde.Je reste dehors quelques minutes après son départ. Carla m’attend. Elle essaie de trouver la
manièrelaplusgentilledebrisermoncœurdéjàbrisé.–Ehbien…Jesaiscequ’ellevadire.Ellecherchesesmotsdepuiscematin.–S’ilteplaît,Carla,nemelaissepas.J’aiencorebesoindetoi.Jesenslepoidsdesonregardsurmoi,maisl’affronterestau-dessusdemesforces.Ellenetentepasdemecontredire.Ellemeprendjustelamain.–Situasvraiment,vraimentbesoindemoi,jereste,affirme-t-elleenétreignantmesdoigts.Mais
jenecroispasquetuaiesbesoindemoi.–J’auraitoujoursbesoindetoi.Jenefaisaucuneffortpourretenirmeslarmes.–Maispascommeavant…,réplique-t-elledoucement.Ellearaison,biensûr.Jen’aiplusbesoinqu’ellesoitlàhuitheuresparjour.Jen’aiplusbesoin
qu’ellesoitauxpetitssoinsavecmoi.Seulement,qu’est-cequejevaisdevenirsanselle?Meslarmessemuentenénormessanglots,etellemeprenddanssesbras,meberçantjusqu’àce
quemespleurss’épuisent.–Qu’est-cequetuvasfaire?Elleessuiemonvisageavecsesdeuxmains.–Jevaispeut-êtreretournertravaillerenhôpital.–Tul’asditàmaman?–Oui,cematin.–Qu’est-cequ’ellearépondu?–Ellem’aremerciéedem’êtreoccupéedetoi.Jenecachepasmonagacement.Ellem’attrapelementon.–Ilvafalloirquetutrouvesdanstoncœurlaforcedeluipardonner.–Cequ’elleafaitestimpardonnable.–Elleétaitmalade,mapuce.Elleesttoujoursmalade.
Jesecouelatête.–Ellem’aprivéedetoutemavie.Encoremaintenant,chaquefoisquejepenseàtoutescesannéesperdues,j’ail’impressiond’être
aubordd’unénormegouffre,danslequeljepourraistombersansplusjamaisréussiràremonter.D’uncoupdecoude,Carlamerappelleàlaréalité.–Non,pastoutetavie.Tuaspleindechosesàvivremaintenant.Nous rentrons dans la maison. Je la suis partout, je la regarde emballer ses affaires pour la
dernièrefois.Jeluidemande:–TuasfiniparlireDesfleurspourAlgernon?–Oui.–Tuasaimé?–Non.Cen’estpasmonstyledelivre.Pasassezd’espoir.–Çat’afaitpleurer,hein?Ellesecouelatête,avantd’avouer:–Oui,bon…commeunbébé.Etnouséclatonsderiretouteslesdeux.
LECADEAU
Unesemaineplustard,mamèrefrappeàmaporte.Jenebougepasdemoncanapé.Elleinsiste,etmarancœurredouble.Jenecroisvraimentpasquenouspuissionsnousenremettre.Jenevoispascomment je pourrais lui pardonner alors qu’elle n’a même pas conscience de la gravité de soncrime.J’ouvrelaporteàlavoléealorsqu’elles’apprêteàfrapperdenouveau.–Cen’estpaslemoment,dis-je.Elle sursaute,mais çam’est égal. Je veux lui faire dumal, encore et encore.Ma colère n’est
jamais très loin.Jem’attendaisàcequ’ellediminueavecle temps,maisnon,elleest toujours là,justesouslasurface.Mamèrerespireungrandcoupavantdelancer,d’unepetitevoixgênée:–Jet’aiapportéquelquechose.Jelèvelesyeuxauciel.–Tucroisqu’uncadeauvatoutarranger?Je sais que je viens encore de la blesser.Le cadeau tremble entre sesmains. Je le prends, ne
serait-cequepourmettreunpointfinalàcetteconversation.Jeneveuxpasêtreavecelle,jeneveuxpas ressentir pour elle de la pitié, ou de l’empathie, ou de la compassion, ou quoi que ce soitd’autre.Elles’apprêteàpartir,puiss’arrête.–Jet’aimetoujours,Madeline.Ettoiaussi,tum’aimestoujours.Tuastoutelaviedevanttoi.Ne
lagaspillepas.Pardonne-moi.
LEDÉBUTDELAFIN
J’ouvrelecadeaudemamère.C’estuntéléphone.Ils’allumesuruneapplicationmétéoquidonnelesprévisionspourlasemaine:clairetensoleillétouslesjours.Ilfautquejesortedelamaison.Unefoisdehors,jenesaisoùjevaisqu’unefoisquej’ysuis.L’échelled’Ollyesttoujourslàoùil
l’alaissée.Jemontesurletoit.Leplanétaireest toujours là, luiaussi,et toujoursaussibeau.Lespetitessphèresenaluminium
oscillentdansl’airenrenvoyantàl’universlesrayonsdusoleil.Jedonneunechiquenaudeàl’unedesplanètes,etlesystèmeentiersemetàtournerdoucement.JecomprendsalorspourquoiOllyl’afabriqué.C’est apaisant d’englober lemonde entier d’un seul coup d’œil, de percevoir comments’agencentsesdifférentséléments.Nes’est-ilpasséquecinqmoisdepuisladernièrefoisquejesuismontéeici?J’ail’impression
qu’ils’estécouléunevieentière,oumêmeplusieursvies.Etlafillequiétaitlà,était-cevraimentmoi?Qu’ai-jeencommunaveccetteMaddydupassé,sicen’estuneforteressemblancephysiqueetlemêmenom?Quand j’étaispetite, l’unedemesactivités favorites consistait à imaginerd’autresversionsde
moi dans des univers parallèles. Parfois j’étais une fille de la campagne aux joues roses,mâchouillantdes fleurs et courant sur le flancdes collines surdeskilomètres.Parfois j’étaisuneespècederisque-toutcarburantàl’adrénaline,adeptedesautenparachuteetdeFormule1.Oubienj’étais une pourfendeuse de dragons dans une cotte de maille, sabre au clair. C’était amusantd’imaginertoutesceschosesparcequ’enréalitéjesavaisquij’étais.Aujourd’hui,jen’ensaisplusrien.Danscenouveaumonde,j’ignorecequej’incarne.J’essaiederetrouveravecprécisionlemomentoùtoutabasculé.Lemomentquialancémavie
sur cettevoie.Est-ce lamort demonpère et demon frère, ou est-ceque çadate encored’avantcela ? Est-ce lorsqu’ils sontmontés dans cette voiture, ce jour-là ? Est-ce la naissance demonfrère ? Ou alors la rencontre entre mon père et ma mère ? Peut-être n’est-ce aucun de cesévénements.Ou bien lemoment où le chauffeur du camion a cru qu’il était assez en forme pourconduire?Ouavant,quandiladécidédedevenirchauffeurdepoidslourds?Ouquandluiestné?Oun’importelequeldesinnombrablesmomentsquiontmenéàcelui-ci.Alors, si je pouvais changer l’un d’eux, lequel choisirais-je ? Est-ce que celame permettrait
d’obtenir le résultat voulu ? Et ainsi, serais-je encore moi-même ? Aurais-je habité dans cettemaison?UngarçonnomméOliveraurait-ilemménagéàcôté?Serions-noustombésamoureux?D’aprèslathéorieduchaos,lemoindrepetitchangementdansunesituationinitialepeutproduire
lesconséquences lesplus folleset lesplus inattendues.Lebattementdesailesd’unpapillonpeutprovoquerunouragan.Etpourtant…J’aienviedecroireque,si jetrouvaiscemomentdécisif, jepourraisledisséquermorceaupar
morceau, molécule par molécule, jusqu’au noyau atomique, jusqu’à sa partie primordiale. Si jeréussissaisàledisséqueretlecomprendre,alorsjepourraisprovoquerexactementlechangementqu’ilfaut.Jesoigneraismamèreoujeferaisensortequ’ellen’aitjamaisétébrisée.Je comprendrais comment j’ai réussi àm’asseoir sur ce toit au début et à la fin de toute cette
histoire.
IMPARFAITDUFUTUR#2
De:MadelineF.WhittierÀ:genericuser033@gmail.comObjet:Futurantérieur#2Envoyéle:10mars,19:33
Quandtulirascemail,tum’auraspardonné.
PARDON
Par le hublot, je distingue des kilomètres et des kilomètres de verdure découpés en carrésparfaits.Desdizainesdebassinsd’unbleu-vertindéfinissabledontlespourtoursscintillent.Vudelà-haut,lemondesembledélibérémentordonné.Mais je saisqu’il estbienplusquecela.Oubienmoins. Il està la fois structuré et chaotique.
Magnifiqueetbizarre.
LeDrChasenevoyaitpasd’unbonœilmadécisiondeprendrel’avionsivite.Maisn’importequoipeutarrivern’importequand.Lasécuriténefaitpastout.Etilnesuffitpasd’êtrevivantpourvivre.Jedoisreconnaîtrequemamèren’arienfaitpourm’empêcherdepartirquandjeluienaiparlé
hier soir. Elle a ravalé sa peur bien qu’elle ne soit toujours pas convaincue que je ne suis pasmalade. Son cerveau de médecin s’efforce de concilier ce qu’elle croit depuis toujours et lespreuvesapportéespartouscesdocteursettouscesexamens.J’essaiedememettreàsaplace;aulieu d’aller des causes aux effets, j’essaie de remonter la piste des effets pour comprendre lescauses.Jeretourneenarrière,encoreetencore,pourfinirtoujourssurlamêmeconclusion.L’amour.L’amourrendfou.Etleperdrerendfou.Mamèreaimaitmonpère.C’étaitl’amourdesavie.Etelleaimaitmonfrère.L’autreamourdesa
vie.Etellem’aime.Encorel’amourdesavie.L’univers luiaprismonpèreetmonfrère.Pourelle,c’était leBigBangà l’envers : tout,puis
plusrien.Jepeuxlecomprendre.Enfin…presque.J’essaie,entoutcas.–Quandcomptes-turentreràlamaison?a-t-ellejustedemandé.J’airépondulavérité:–Jenesuispassûrequecesoitencoremamaison.Elleapleuré,maisnem’apasempêchéedepartir,cequin’estdéjàpassimal.
Lesnuagesdeviennenttropépaispourquejepuissevoirquoiquecesoit.Jem’enfoncedansle
LAVIEESTCOURTE
(OULARUBRIQUEDUSPOIL,PARMADELINE)
LePetitPrince,d’AntoinedeSaint-Exupéry
Attention,spoiler:L’amourcompteplusquetout.
Vraimenttout.
DANSCETTEVIE
Mêmeà9heuresunsamedimatin,NewYorkestaussibruyanteetbondéequ’onledit.Lesruessontpleinesdevoituresavançantaupasetklaxonnant.Les trottoirsgrouillentdegensqui évitentd’un cheveu de se percuter, comme si leurs mouvements étaient chorégraphiés. De la banquettearrièredutaxi,jemelaisseabsorberparlesbruitsetlesodeursdelaville.J’ouvregrandlesyeuxpouryfaireentrertoutcenouveluniversquejedécouvre.Jen’aipasprévenuOllydeceque jemanigançais, justequ’uncadeau l’attendait à la librairie
d’occasionsituéeprèsdechezlui.J’ai imaginé nos retrouvailles pendant toute la durée du vol. Dans chacun des scénarios, on
s’embrassaitdanslestrentepremièressecondes.Le taxi me dépose devant la librairieAu Vieux Bouquiniste. Je pousse la porte et je devine
aussitôtquejevaispasserbeaucoupdetempsici.Le magasin n’est composé que d’une seule pièce, couverte du sol au plafond d’étagères qui
croulent sous les livres et faiblement éclairée par des petits spots courant le long de chaquerayonnage. L’air est chargé d’une odeur que je ne lui aurais jamais imaginée : il sent le vieux,commes’ilétaitenferméicidepuistrèslongtemps.J’aiunquartd’heuredevantmoiavantqu’Ollyarrive.Jeparcourslesallées,bouchebéedevant
touscesouvrages.J’aienviedetouslestoucher.D’ajoutermonnomàlalistedesgensquilesontlusavantmoi.Jepromènemondoigtsurleurdos.Certainssontsiabîmés,siusésparletempsqu’onadumalàdéchiffrerletitre.Jeregardemontéléphone:ilestpresquel’heure.Jemedirigeversleboutdel’alléedesromans
commençantparS-U,etjemecache.Mespapillonssontderetour.Uneminuteplustard,jelevoisquimarchedoucementenexaminantlesrayonnages.Ses cheveux ont poussé. De grandes boucles indisciplinées adoucissent l’expression de son
visageanguleux.Ilneporteplusseulementdunoir.Enfin…sonjeanetsesbasketssontnoirs,maissonT-shirtestgris.Etj’ail’impressionqu’ilagrandi.Aprèstoutcequej’aivécucesdernièressemaines(lesadieuxàCarla,mondépartcontrel’avis
duDrChase,madécisiond’abandonnermamèreàsa tristesse), c’estdevoirOlly si changéquiprovoqueenmoilaplusgrandepanique.J’ignorepourquoijem’attendaisàleretrouverexactementpareil.Aprèstout,j’aichangé,moiaussi.Ilsortsontéléphonepourreliremesinstructions.
Il range son téléphone et reporte son attention sur les étagères. J’ai placé le livre bien enévidence,devanttouslesautres,pourqu’ilvoielacouvertureàcoupsûr.Etçamarche.Saufqu’aulieudeleprendre,ilmetlesmainsdanssespochesetlefixeduregard.Ilyaquelquesjours,devantleplanétaire,jem’interrogeaissurlemomentdécisifquiavaitfait
empruntercecheminàmavie.Celuiqui répondaitàcettequestion :Commentensuis-jearrivéelà?Maisiln’yapasqu’unseulmoment.Ilyenatouteunesérie.Etvotreviepeutpartirdansdes
centainesdedirectionsdifférentes.Peut-êtreexiste-t-il desversionsdevotrevie correspondant àtousleschoixquevousavezfaitsettousceuxquevousn’avezpasfaits.Peut-êtreexiste-t-iluneversiondemavieoùjesuisbeletbienmalade,finalement.EtuneautreoùjemeursàHawaï.Une autre encore oùmonpère etmon frère survivent à leur accident, et oùmamère n’est pas
détruite.Ilyapeut-êtremêmeuneversiondemaviesansOlly.Maiscen’estpascelle-ci.Enfin,ilsortlesmainsdesespoches,prendlelivresurl’étagèreetcommenceàlefeuilleter.Ila
unlargesourireetnepeuts’empêcherdesautillersurplace.Jequittemacachetteetremontel’alléeverslui.
REMERCIEMENTS
Si vous êtes toujours là, à lire ces remerciements, c’est que vous êtes un lecteur vraimentconsciencieux.Et, en tant que lecteur consciencieux de romans (et de leurs remerciements), voussavezqu’ilsnejaillissentpasenblocducerveauconfusdeleursauteurs.Toutd’abord, jevoudrais remerciermamère,quia toujours rêvédegrandeschosespournous
deux. Non, Oprah ne m’a pas encore sélectionnée pour son cercle de lecture, maman. Mais çapourraitarriver!Quandj’étaisenfant,enJamaïque,monpèreécrivaitdescritiquesdefilmspourunjournallocal.
Jetrouvaiscela(l’écriture)etletrouvaislui(monpère)parfaitementcools.Jeleremerciedoncdem’avoirmontréqu’il étaitpossibled’écriredeschosesprovenantdenotre tête et susceptiblesdetoucherlesgens.Jemedoisaussideremercierlesmembresdel’atelierd’écritureetdepicoledujeudisoir,àla
faculté d’Emerson. Vous vous reconnaîtrez, n’est-ce pas ? Vous êtes ma première familled’écrivains, et quels écrivains talentueux, déments (et parfois sobres) vous êtes ! Je voudrais enparticulierremercierWendyWunderpoursagénérosité,sonhumour,etluiassurerqu’elleestl’undesmeilleursauteursquejeconnaisse.Merci également à Joelle Hobeika, Sara Shandler, Natalie Sousa et Josh Bank de Alloy
Entertainment. Vous avez amélioré ce livre à tous points de vue. Mention spéciale pour Sara,véritable petit génie, et Joelle (tout aussi géniale) pour m’avoir fait rire et réconfortée, mêmelorsqu’ellemetendaitdouzepagesrectoversoeninterlignesimpledenotesderévision.Etpuis,ilyaWendyLoggia.Avecuneéditricecommevous,j’aivraimenttirélegroslot.Merci
pourvotrevision,votrepassionetvotregentillesse.Vousavezcruencelivredèslespremiersmots,etcelavauttoutl’ordumonde.Merciàvousetàtoutel’équipedeDelacorted’avoirréalisémonrêveleplusgrand,leplusvieuxetleplusfou.Enfin,àmonmari,DavidYoon,mercid’avoirdessinétoutesceschosesmerveilleusesàquatre
heuresdumatin,entreunbisouetuncafé.Mercipour tout.L’amour.L’aventure.Lafamille.Cettevie.Jet’aime.
Henryàtoutprix
deKerryCohenHoffmann
Traduitdel’anglais(États-Unis)parPascaleJusforgues
ZoéaimeHenry.MaisHenryquitteZoé.ZoéveutreconquérirHenry.Àtoutprix.
ZoéetHenrysontensembledepuissixmois,lorsquelejeunehommeluiannoncequ’ilsouhaite
mettre un terme à leur histoire : il s’estime trop jeune pour vivre une relation amoureuse suivie.Henryveutconsacrer son temps libreà jouerà laguitareauseinde songroupede rock.Sous lechoc,Zoénepeutserésoudreàcetteruptureetdécidederegagnerl’amourd’Henry.Aidéedesesdeuxmeilleuresamies,ellemetenplaceunestratégiede«reconquête»….
Quandvientl’orage
deMarie-HélèneDelval
Ilestdeslégendesquijamaisnes’éteignent.
Que faire quand on est coincé pour les vacances dans un petit village demontagne, entre desparentsquinecessentdesedisputer,etimmobiliséparuneméchanteentorse?Antoinedécided’enprofiterpoursemettreàl’écritured’unroman–fantastique,biensûr, legenrequ’ilpréfère !Unelégende locale lui fournit le début de son intrigue : l’histoire de deux cavaliers que l’on entendgaloper les nuits d’orage, et d’une mystérieuse jeune fille, morte depuis neuf siècles, qu’il fautpourtantprotéger…Mais on devrait se méfier des histoires qui survivent au passage du temps. Car elles ont le
pouvoird’envoûterlesgarçonsdeseizeans,aupointdelesconduiresurdescheminsdangereux…
TalithaRunningHorse
d’AntjeBabendererde
Traduitdel’allemandparVincentHaubtmann
TalithaRunningHorseestdifférentedesautresIndienslakotasdelaréserve:elleestmétisseetvitavecsonpèredansunecaravane.Samère,uneBlanche,lesaabandonnéquandelleétaitpetite.Malgré tout, Talitha est heureuse : elle a une amie chère, elle aime dessiner et, surtout, elle estpassionnéeparleschevaux.Or,lesnouveauxvoisinsdesatanteontunpetitélevaged’Apaloosas.Talithaseprendd’affectionpourunpoulain,qu’ellebaptiseStormy.EtelletombesouslecharmedeNeilThunderhawk,lefilsdupropriétaire…Mais,lorsquelacaravanedesonpèreestdétruite,toutelaviedeTalithabascule…
ÀtraversleportraitdeTalitha,unejeunemétissecourageuse,l’auteurdeLuneindiennenous
parledelaviedesIndienslakotasd’aujourd’hui,deleurstraditions,etdulienparticulierquilesunitauxchevaux…
Lesjumeauxdel’Îlerouge
deBrigittePeskine
CléaetBrice,desjumeauxnésàMadagascar,ontétéadoptésparuncoupledeFrançais.Seize
ans plus tard, si Brice semble bien dans sa peau, Cléa ne sait plus où elle en est : hostile,malheureuse,révoltéeparleracismedontellesesentvictime,elleinquiètesesparentsaupointqueceux-cidécident,commeunedernièretentativepourl’aideràsurmontersonmal-être,del’envoyeravecsonfrèrepasserl’étéaupaysdesanaissance.
Un roman initiatique et épistolaire poignant mais aussi un plaidoyer pour les jumeaux de
Mananjary,àMadagascar,considéréscomme«maudits»,etencoreaujourd’huimisaubandeleurcommunauté.
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