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Levinas et lrsquoideacutee de lrsquoinfiniArnaud Clement

To cite this versionArnaud Clement Levinas et lrsquoideacutee de lrsquoinfini Philosophie Normandie Universiteacute 2017 FranccedilaisNNT 2017NORMC015 tel-01699489

Pour obtenir le

Preacutepareacutee au sein de

Levinas et lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Preacutesenteacutee et soutenue par

Thegravese dirigeacutee par Emmanuel HOUSSET

Thegravese soutenue publiquement le 15 novembre 2017

Monsieur Rodolphe CALIN Maicirctre de confeacuterences Universiteacute Valeacutery de

Madame Catherine CHALIER ProfesseurUniversiteacute

Madame Danielle COHEN-LEVINAS Professeur des UniversiteacutesParis-Sorbonne

Monsieur Emmanuel HOUSSET Professeur des UniversiteacutesCaen-Normandie

Monsieur Dominique PRADELLE Professeur des UniversiteacutesParis-Sorbonne

THESE

Pour obtenir le diplocircme de doctorat

Speacutecialiteacute Philosophie

Preacutepareacutee au sein de lrsquoUniversiteacute de Caen Normandie

Levinas et lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Preacutesenteacutee et soutenue par Arnaud CLEMENT

Emmanuel HOUSSET Equipe EA 2129 Identiteacute et Subjectiviteacute

Thegravese soutenue publiquement le 15 novembre 2017 devant le jury composeacute de

Maicirctre de confeacuterences Universiteacute Paul de Montpellier

Examinateur

Professeur des Universiteacutes eacutemeacuterite Universiteacute Paris-Nanterre

Rapporteur

Professeur des Universiteacutes Universiteacute Sorbonne

Examinateur

Professeur des Universiteacutes Universiteacute de Normandie

Directeur de thegravese

Professeur des Universiteacutes Universiteacute Sorbonne

Rapporteur

Remerciements

Je voudrais remercier chaleureusement Emmanuel Housset drsquoavoir accueilli et dirigeacute avec une

bienveillance une patience et une rigueur constantes ce travail Plus encore que lrsquoexactitude theacuteorique il mrsquoa appris la pratique drsquoune penseacutee eacutethique agrave lrsquoeacutecoute de lrsquoautre ouverte agrave sa parole qui est la vertu premiegravere du professeur Lrsquoouverture caracteacuterise toute lrsquoeacutequipe Identiteacute et Subjectiviteacute de lrsquoUniversiteacute Caen-Normandie et je remercie tous ses membres pour la geacuteneacuterositeacute dont ils ont fait preuve agrave mon eacutegard Une mention speacuteciale agrave mes camarades doctorants pour leur amitieacute et leur compassion Claire Emma et Paul et agrave mes collegravegues du lyceacutee Jean de la Fontaine Adrien Franccedilois et Sarah-Anaiumls

Je veux dire ma reconnaissance aux autres membres du jury Rodolphe Calin Catherine Chalier

Danielle Cohen-Levinas et Dominique Pradelle et lrsquohonneur qursquoils me font de precircter inteacuterecirct agrave mon travail qui nrsquoexprime pas assez sa dette agrave leur eacutegard Leurs travaux sur les œuvres de jeunesse les

ineacutedits les sources heacutebraiumlques de lrsquoinfini levinassien la subjectiviteacute le feacuteminin la pheacutenomeacutenologie lrsquoeacutethique etc ont eacuteteacute maintes fois meacutediteacutes et cette thegravese en est le fruit

Merci agrave Christophe Carraud de mrsquoavoir confieacute de salutaires responsabiliteacutes pour la revue

Confeacuterence la traduction a adouci lrsquoeacutecriture de cette thegravese Enfin il faut du cœur pour mener un si long ouvrage agrave son terme Merci agrave Marcus pour de longues

heures de travail en eacutequipe agrave Estelle pour ses conseils Merci agrave mes parents mes sœurs mes amis

pour un soutien sans faille Et merci agrave Julie pour tout

Liste des abreacuteviations des œuvres drsquoEmmanuel Levinas Nous citerons le titre de certaines œuvres de maniegravere simplifieacutee - Autrement qursquoecirctre [ou au-delagrave de lrsquoessence] - En deacutecouvrant lrsquoexistence [avec Husserl et Heidegger] - La compreacutehension de la spiritualiteacute [dans les cultures franccedilaise et allemande] - Theacuteorie de lrsquointuition [dans la pheacutenomeacutenologie de Husserl] Nous citerons les œuvres en utilisant les abreacuteviations suivantes

ADV Lrsquoau-delagrave du verset Lectures et discours talmudiques Paris Ed de Minuit 1982 AE Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence Paris Le livre de poche 2004 AS Autrement que savoir Paris Osiris 1988 AT Alteacuteriteacute et transcendance Paris Le livre de poche 2006 DQVI De Dieu qui vient agrave lrsquoideacutee Paris Vrin 1992 DE De lrsquoeacutevasion Paris Le livre de Poche 1998 DEE De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Paris Vrin 1990 DL Difficile liberteacute Essais sur le judaiumlsme Paris Le livre de poche 2003 DMT Dieu la mort et le temps Paris Le livre de poche 1995 DSS Du sacreacute au saint Cinq nouvelles lectures talmudiques Paris Ed de Minuit 1977 EDE En deacutecouvrant lrsquoexistence avec Husserl et Heidegger Paris Vrin 1967 EI Ethique et infini Dialogues avec Philippe Nemo Paris Le livre de poche 1984 EN Entre nous Essais sur le penser-agrave-lrsquoautre Paris Le livre de poche 1993 EPP Ethique comme philosophie premiegravere Paris Payot amp Rivages 1998 HAH Humanisme de lrsquoautre homme Paris Le livre de poche 1987 HN A lrsquoheure des nations Paris Ed de Minuit 1988 HS Hors sujet Paris Le livre de poche 1997 IH Les impreacutevus de lrsquohistoire Paris Le livre de poche 2000 LAV Levinas au-delagrave du visible Etudes sur les ineacutedits de Levinas des Carnets de captiviteacute

agrave Totaliteacute et infini sous la direction drsquoE Housset et R Calin Cahiers de Philosophie de lrsquoUniversiteacute de Caen (ndeg49) Caen Presses Universitaires de Caen 2012

LC Liberteacute et commandement Paris Le livre de poche 1999 LCS La compreacutehension de la spiritualiteacute dans les cultures franccedilaise et allemande Paris

Payot amp Rivages 2014 NP Noms propres Montpellier Fata Morgana 1976 NLT Nouvelles lectures talmudiques Paris Ed de Minuit 1996 OC1 Carnets de captiviteacute et autres ineacutedits Œuvres 1 Paris GrassetIMEC 2009 OC2 Parole et Silence et autres confeacuterences ineacutedites au Collegravege philosophique Œuvres 2

Paris GrassetIMEC 2011 OC3 Eros litteacuterature et philosophie Essais romanesques et poeacutetiques notes philosophiques

sur le thegraveme drsquoeacuteros Œuvres 3 Paris GrassetIMEC 2013 PT Positiviteacute et transcendance suivi de Levinas et la pheacutenomeacutenologie sous la direction de

J-L Marion Paris PUF 2000 QLT Quatre lectures talmudiques Paris Ed de Minuit 1968 QR Quelques reacuteflexions sur la philosophie de lrsquohitleacuterisme Paris Payot amp Rivages 1997 TA Le temps et lrsquoautre Paris PUF laquo Quadrige raquo 1983 TI Totaliteacute et infini Essai sur lrsquoexteacuterioriteacute Paris Le livre de poche 1990 TIH Theacuteorie de lrsquointuition dans la pheacutenomeacutenologie de Husserl Paris Vrin 2010 TrIn Transcendance et intelligibiliteacute Genegraveve Labor et Fides 1996

Nous citons Descartes drsquoapregraves les Œuvres publieacutees par C Adam et P Tannery eacutedition reacuteviseacutee et

compleacuteteacutee par P Costabel et B Rochot 11 vol Paris Vrin-CNRS 1964-1974 abreacutegeacutee A T nous indiquons ensuite le tome et la page

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Introduction

Il peut sembler banal presque convenu de prendre pour objet drsquoeacutetude lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans lrsquoœuvre drsquoEmmanuel Levinas Le renouveau que connaicirct la notion drsquoinfini dans lrsquoeacutethique est sans doute un des thegravemes les plus freacutequents du commentaire et les mieux connus du lecteur Les eacutetudes sur lrsquoinfini sur lrsquoemprunt de son ideacutee agrave Descartes1 ou sur les sources juives de sa lecture par Levinas2 sont

deacutejagrave nombreuses et riches en enseignements3 Et pourtant il nrsquoexiste pas drsquointerpreacutetation drsquoensemble de lrsquoœuvre de Levinas meneacutee depuis la question de lrsquoinfini Nous nous proposons de tenter une telle

interpreacutetation en prenant lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour objet drsquoanalyse

Lrsquoobjet Cet objet il convient drsquoabord de le deacutefinir 1 Nous eacutetudions lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquousage levinassien

du terme et de la notion drsquoinfini pose une seacuterie de problegravemes lieacutes agrave la diversiteacute des discours qursquoil fait se rencontrer pheacutenomeacutenologie ontologie logique theacuteologie Le pheacutenomeacutenologue peut-il dire lrsquoinfini sans rompre avec lrsquoapparaicirctre qui est marqueacute par la finitude Un infini au-delagrave de lrsquoecirctre peut-il ecirctre

penseacute philosophiquement degraves lors que la philosophie srsquoest toujours comprise agrave partir de lrsquoidentiteacute parmeacutenidienne entre la penseacutee et lrsquoecirctre Mais alors que pense une telle penseacutee si elle pense plus et

mieux que lrsquoecirctre Ne pense-t-elle pas Dieu ne se fait-elle pas theacuteologie Lrsquoinfini permet agrave Levinas drsquoaccomplir la rupture avec la philosophie de lrsquoecirctre et preacuteciseacutement pour cela apparaicirct drsquoembleacutee comme un objet philosophiquement probleacutematique 2 Nous proposons drsquoaffronter la difficulteacute en mettant lrsquoaccent sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini Or lrsquoideacutee fait agrave la fois reacutefeacuterence au problegraveme geacuteneacuteral du rapport entre la penseacutee et lrsquoabsolu et agrave la solution speacutecifique que Descartes lui a donneacutee En geacuteneacuteral elle exprime la relation entre lrsquoecirctre fini et lrsquoinfini qursquoil pense relation qui a connu dans lrsquohistoire de la philosophie plusieurs descriptions Levinas en privileacutegie une et lui reconnaicirct un statut unique lrsquoideacutee de lrsquoinfini des Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes Pour eacutelucider la question de lrsquoinfini nous prenons donc comme objet drsquoeacutetude lrsquoideacutee de lrsquoinfini et le sens que Levinas lui donne dans son œuvre agrave partir drsquoune lecture et drsquoune reacuteeacutecriture de Descartes

Mais qursquoest-ce qui justifie que nous prenions lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour objet dans le but drsquoeacutelucider la

question de lrsquoinfini Preacuteciseacutement la compreacutehension nouvelle que Levinas en donne et qursquoil exprime

1 Il suffira de se rapporter agrave lrsquoouvrage de Dan Arbib Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini Paris PUF

2017 Celui-ci privileacutegie la figure de Levinas et aborde son œuvre en suivant une deacutemarche qui nous semble la meilleure laquo lrsquointerpreacutetation pheacutenomeacutenologique de lrsquoideacutee carteacutesienne drsquoinfini proposeacutee dans Totaliteacute et infini ne doit pas ecirctre banalement entendue comme reacutecupeacuteration drsquoun motif philosophique exteacuterieur au service drsquoune thegravese qui de Totaliteacute et infini (1961) agrave Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence (1974) poursuit sa ligne de deacuteveloppement propre mais comme un commentaire ducircment renseigneacute au fait des eacuteleacutements textuels agrave mecircme de nourrir et de valider une interpreacutetation certes de porteacutee plus large que celle drsquoun commentaire drsquohistoire de la philosophie stricto sensu mais agrave lrsquoambition drsquoexactitude non moins grande raquo (p 22) Nous aurons agrave notre tour le souci de montrer non plus du point de vue du texte carteacutesien et de sa lecture par Levinas mais symeacutetriquement du point de vue du texte levinassien dans son attention agrave Descartes toute la peacuteneacutetration de cette attention

2 Derechef il suffira de se rapporter agrave lrsquoouvrage de Catherine Chalier La trace de lrsquoinfini Emmanuel Levinas et la source heacutebraiumlque Paris Cerf 2002 Notre objet lrsquoeacutetude de la question de lrsquoinfini par lrsquoideacutee de lrsquoinfini nous deacutetournera de cette source heacutebraiumlque si deacutecisive dans la penseacutee levinassienne de lrsquoinfini Ce biais de notre travail qui fait peut-ecirctre sa force fait incontestablement ici sa faiblesse et vise agrave ecirctre corrigeacute par une attention redoubleacutee agrave lrsquoenseignement talmudique dont notre dernier chapitre retrouvera la neacutecessiteacute

3 Voir les ouvrages et articles citeacutes dans notre bibliographie

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en affirmant que laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le mode drsquoecirctre ndash lrsquoinfinition de lrsquoinfini raquo (TI 12) Il ne srsquoagit ni drsquoemprunter agrave Descartes une repreacutesentation de lrsquoinfini ni de partir drsquoune deacutefinition preacutealable de lrsquoecirctre infini en son essence mais drsquoidentifier dans les Meacuteditations la faccedilon concregravete qursquoa lrsquoinfini de venir agrave

lrsquoideacutee car crsquoest cette faccedilon qui fait son infiniteacute Cette approche pheacutenomeacutenologique de lrsquoinfini depuis son infinition se veacuterifie drsquoailleurs dans le devenir de lrsquoœuvre mecircme de Levinas Les premiers eacutecrits de

notre auteur font un usage relativement critique de la notion drsquoinfini en 1947 par exemple De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et Le temps et lrsquoautre nrsquoy ont pas recours et preacutefegraverent parler de laquo lrsquoabsolument Autre raquo La notion drsquoinfini srsquointroduit dans lrsquoeacutethique levinassienne avec lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini de sorte que Levinas semble venir agrave lrsquoinfini par Descartes (crsquoest du moins une hypothegravese que notre travail devra confirmer)

Crsquoest pourquoi nous estimons que lrsquoeacutelucidation de la question de lrsquoinfini doit commencer par

lrsquoeacutetude de son ideacutee La deacutemarche nrsquoest drsquoailleurs pas incompatible avec lrsquoouverture aux autres sources de lrsquoinfini levinassien notamment philosophiques et heacutebraiumlques ou aux autres concepts qui disent lrsquoinfini (la trace par exemple) Il srsquoagira agrave chaque fois de preacuteciser la place de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans les

diffeacuterents modes du discours sur lrsquoinfini Lrsquoideacutee de lrsquoinfini joue donc le rocircle dans notre travail drsquoun fil conducteur pour interroger lrsquoinfini en vue drsquoeacutelucider sa question

La question En portant notre attention sur laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo nous singularisons une expression qui a son

usage dans lrsquoœuvre de Levinas un concept que Levinas eacutelabore et une question qursquoil pose Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est drsquoabord une expression reacutecurrente sous la plume de Levinas dont lrsquoexeacutegegravete

peut faire un objet theacutematique Or il apparaicirct degraves le premier regard que ce syntagme connaicirct un usage

variable dans lrsquoœuvre de notre auteur Lrsquoideacutee de lrsquoinfini a une histoire dont Totaliteacute et infini constitue le moment fondateur avant lrsquoouvrage de 1961 les confeacuterences des anneacutees 1950 preacutesentent au Collegravege

Philosophique de Jean Wahl des descriptions ougrave se lit la genegravese de lrsquoideacutee drsquoinfini (notamment la confeacuterence de 1956 intituleacutee laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo) Apregraves 1961 lrsquoinfini ne se dit plus

seulement par son ideacutee mais signifie aussi comme trace gloire teacutemoignage un-pour-lrsquoautre etc De fait lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la conquecircte des anneacutees de preacuteparation de lrsquoeacutethique exposeacutee dans Totaliteacute et infini et le jugement que Levinas porte sur elle dans la suite de son œuvre semble lieacute agrave celui qursquoil forme sur son premier grand ouvrage et ses limites (notamment lrsquoontologie de lrsquoecirctre pluriel) Un indice textuel suffit agrave le suggeacuterer Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence ne mentionne que deux fois lrsquolaquo ideacutee raquo de lrsquoinfini Crsquoest pourquoi nous demanderons quelle est la genegravese de lrsquoideacutee drsquoinfini dans lrsquoœuvre de Levinas Quel est le sens le statut la porteacutee de son baptecircme conceptuel dans Totaliteacute et infini Comment lrsquoœuvre ulteacuterieure se rapporte-t-elle agrave ce moment fondateur

Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est eacutegalement un concept que Levinas emprunte agrave lrsquoideacutealisme classique pour lui

donner une signification nouvelle par delagrave la theacuteorie laquo Lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee de lrsquoinfini diffegraverent preacuteciseacutement par cela la premiegravere est purement theacuteoreacutetique lrsquoautre est morale raquo (TI 82) Il ne srsquoagit pas drsquoappliquer agrave la responsabiliteacute pour autrui lrsquoideacutee theacuteorique de lrsquoinfini mais de reconnaicirctre dans

cette obligation lrsquoeacuteveacutenement concret ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee Il faut comme lrsquoeacutecrit Descartes que jrsquoaie premiegraverement en moi lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour connaicirctre ma finitude Mais dans lrsquoeacutethique que peut

bien signifier connaicirctre ma finitude Si lrsquoinfini nrsquoest pas theacuteorique comment Levinas peut-il encore parler drsquoune ideacutee de lrsquoinfini En formulant dans son commentaire de Descartes le paradoxe drsquoune

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penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense notre auteur conduit la logique du concept agrave la rupture et deacutefinit une logique nouvelle une grammaire eacutethique Le passage drsquoune ideacutee agrave lrsquoautre nrsquoobeacuteit plus aux regravegles de la totalisation mais aux exigences critiques qui mettent en question la rigiditeacute du savoir sur lrsquoecirctre au

nom des droits de lrsquoautre homme En quoi consiste cette eacutethique sa grammaire et sa logique Lrsquoideacutee de lrsquoinfini parvient-elle agrave lui fournir les ressources neacutecessaires pour deacutepasser la philosophie qui ramegravene

au principe de lrsquoidentiteacute de la totaliteacute et de lrsquoecirctre En quel sens produit-elle de lrsquoinfini une ideacutee drsquoun genre insoupccedilonneacute en philosophie entrevu seulement par Descartes

Enfin lrsquoideacutee de lrsquoinfini met la philosophie en question Levinas reacuteintroduit en pheacutenomeacutenologie

lrsquoideacutee drsquoinfini que Husserl et Heidegger avaient eacutecarteacutee Ce geste subversif srsquoexplique par le double jugement que Levinas porte sur la philosophie Drsquoune part la pheacutenomeacutenologie eacutelabore un mode de penser qui srsquoimpose drsquoembleacutee comme la forme neacutecessaire de toute philosophie actuelle crsquoest en son sein qursquoil faut au milieu du XXegraveme siegravecle philosopher Mais drsquoautre part Husserl et Heidegger tout en deacutepassant le vieil ideacutealisme theacuteorique ont reconduit le privilegravege que celui-ci accordait au Mecircme sur lrsquoAutre De cet eacutetat preacutesent de la philosophie il ressort que celle-ci aux yeux de Levinas doit devenir

une pheacutenomeacutenologie qui ne reacuteduit pas lrsquoAutre au Mecircme Lrsquoideacutee de lrsquoinfini joue degraves lors un rocircle ambivalent relue comme une description concregravete de la relation entre le Mecircme et lrsquoAutre elle fournit

agrave la pheacutenomeacutenologie nouvelle dont Levinas a lrsquoambition le moyen de prolonger le geste de ses maicirctres tout en deacutepassant ses limites Il srsquoagit bien de reacuteformer la philosophie en questionnant son sens veacuteritable La philosophie peut-elle dire la relation agrave lrsquoAutre sans affirmer le privilegravege du Mecircme Peut-elle mettre en question ce privilegravege qui a presque unilateacuteralement domineacute son histoire Une autre philosophie une philosophie de lrsquoinfini est-elle possible

Ce pouvoir de mettre la philosophie en question et de la renouveler lrsquoideacutee de lrsquoinfini le tient de ce

qursquoelle-mecircme procegravede drsquoune question originaire pour la philosophie Notre objet nous megravenera ainsi agrave

la formulation de cette question de lrsquoinfini qui se veut anteacuterieure agrave la question de lrsquoecirctre et dont Levinas fait la question premiegravere

Lrsquohistoire de la philosophie Cette question bouleverse le rapport de la philosophie agrave la logique agrave la pheacutenomeacutenologie agrave

lrsquoontologie et agrave la theacuteologie Lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoeacutenonce en une forme qui contredit la logique celle drsquoune laquo penseacutee pensant

plus qursquoelle ne pense raquo et Levinas souligne que crsquoest preacuteciseacutement en raison de cette structure qursquoil reprend lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Car son but nrsquoest pas tant de renoncer agrave la logique ndash qui est le langage de toute philosophie ndash que de signifier lrsquoinfini en deacutepassant la logique de lrsquointeacuterieur en la

retournant sur elle-mecircme pour lrsquoexceacuteder et indiquer la seacuteparation du Mecircme et de lrsquoAutre Qursquoune telle attitude soit encore philosophique que lrsquoideacutee drsquoinfini ait sa place en philosophie voilagrave donc ce qursquoil faut eacutetablir Toutefois ces atteintes agrave la logique ne pourront se justifier que dans lrsquoeacutetude concregravete de la transcendance drsquoautrui

Levinas on le sait revendique le titre de pheacutenomeacutenologie pour ses propres recherches On le lui a contesteacute et la raison de ce refus se trouve peut-ecirctre drsquoabord dans son ideacutee de lrsquoinfini qui est aussi ideacutee

de Dieu Celle-ci peut-elle apparaicirctre agrave lrsquohorizon du regard du pheacutenomeacutenologue Peut-elle entrer dans son discours sans rompre la neutraliteacute axiologique qui assure la veacuteriteacute de sa deacutemarche Le problegraveme

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est voueacute agrave lrsquoirreacutesolution et agrave la poleacutemique si lrsquoon se contente de juger Levinas agrave lrsquoaide des seules regravegles deacutefinies par Husserl ou Heidegger Lrsquoeacutethique du visage sait combien elle les contredit car elle entend preacuteciseacutement les mettre en question au nom drsquoune pheacutenomeacutenologie plus originaire Il faut alors accepter

de poser agrave nouveaux frais le problegraveme de lrsquoessence de la pheacutenomeacutenologie et si laquo autrui lrsquoinfini est la signification raquo reconnaicirctre qursquoelle ouvre agrave un discours sur le Bien De fait lrsquointroduction de lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini en pheacutenomeacutenologie pourra nous apparaicirctre non pas comme sa subversion et son deacuteclin mais comme lrsquoaccomplissement de son intention premiegravere

Si la pheacutenomeacutenologie connaicirct son renouvellement dans la penseacutee de lrsquoinfini lrsquoontologie connaicirct

elle sa destitution Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est comme lrsquoideacutee platonicienne du Bien laquo au-delagrave de lrsquoecirctre raquo Il nous faudra dire le sens que Levinas precircte agrave cette formule ainsi qursquoagrave ses autres variations celles qui posent que laquo lrsquoecirctre est le mal raquo et qursquoil faut laquo sortir de lrsquoecirctre raquo Ces formules sont voueacutees agrave rester incomprises tant que la situation depuis laquelle elles sont eacutenonceacutees nous restera inconnue Il srsquoagira de srsquointerroger comment la philosophie qui de Parmeacutenide agrave Heidegger surgit dans lrsquoidentiteacute de la penseacutee et de lrsquoecirctre peut-elle penser au-delagrave de lrsquoecirctre Comment au-delagrave de lrsquoecirctre peut-il y avoir

une ideacutee de lrsquoinfini pensant plus que lrsquoontologie Mais Levinas estime que lrsquoon peut en philosophe tenir sur lrsquoecirctre un discours non-ontologique et que ce discours ne srsquoautorise ni drsquoune reacuteveacutelation

religieuse ni drsquoune intuition supranoeacutetique il naicirct dans lrsquoappel que mrsquoadresse la mortaliteacute du prochain Ce nrsquoest pas moi crsquoest lrsquoautre qui met lrsquoontologie en question Par conseacutequent Levinas reprend la critique heideggeacuterienne de la meacutetaphysique comme onto-theacuteo-logie pour un autre motif par delagrave lrsquooubli de lrsquoecirctre lrsquoeacutetant suprecircme a fait oublier le sens veacuteritable drsquoautrui et de Dieu La philosophie de lrsquoinfini preacutetend exceacuteder aussi bien lrsquoonto-theacuteo-logie que lrsquoanalytique existentiale Renonce-t-elle pour autant agrave tout ecirctre Peut-elle fonder une autre ontologie sur la pluraliteacute humaine ou la justice qui ne revienne pas agrave lrsquoindiffeacuterence envers autrui De Totaliteacute et infini agrave Autrement qursquoecirctre Levinas a pu donner des reacuteponses opposeacutees agrave ces questions et nous devrons deacuteterminer le rocircle de lrsquoideacutee drsquoinfini

dans ces variations Quoi qursquoil en soit son eacutethique a toujours eu pour but de deacutelivrer de lrsquoontologie et autrui et Dieu

La synonymie entre Dieu et lrsquoinfini qui a sa veacuteritable origine dans lrsquoeacutethique pose agrave nouveaux

frais la question du rapport entre philosophie et theacuteologie Chez Descartes lrsquoinfini est un attribut divin mais Levinas refuse de caracteacuteriser a priori lrsquoessence de Dieu lrsquoeacutethique retrouve le sens du mot laquo Dieu raquo dans la relation agrave lrsquoautre homme Elle rejette donc lrsquoonto-theacuteo-logie qui fait de Dieu lrsquoeacutetant suprecircme (srsquoopposant sur ce point agrave Descartes) pour confier le discours sur Dieu agrave une deacutemarche de type pheacutenomeacutenologique le retour agrave la mise en scegravene concregravete ougrave le mot laquo Dieu raquo vient agrave la bouche qui est le face-agrave-face eacutethique avec autrui teacutemoignant de la hauteur de son appel Une premiegravere difficulteacute consiste agrave savoir si la philosophie parvient seule agrave ce reacutesultat et une seconde agrave deacuteterminer ce qursquoelle en fait Lrsquoenjeu porte sur la possibiliteacute drsquoune nouvelle theacuteo-logie ayant sa place en

philosophie un discours raisonnable sur Dieu qui procegravederait de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et ne srsquoappuierait sur aucune reacuteveacutelation Cette theacuteologie penseacutee agrave partir des concepts de la pheacutenomeacutenologie pourrait alors se tourner vers les textes dits religieux pour y retrouver la description drsquoune expeacuterience non-intentionnelle de lrsquoagrave-Dieu Levinas lui-mecircme nrsquoa-t-il pas vu dans le Talmud lrsquoexpression drsquoune telle recherche ougrave lrsquointerpreacutetation guideacutee par une vigilance extrecircme retrouve les reacutesultats exposeacutes dans

lrsquoeacutethique Le philosophe pourrait ainsi sans renoncer agrave sa neutraliteacute se tourner vers les traditions et les textes religieux

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Pour tous ces motifs lrsquousage de lrsquoideacutee de lrsquoinfini reacuteforme la philosophie elle-mecircme Levinas interroge la vocation de la philosophie et conteste son identification au savoir impersonnel Lrsquoappel agrave philosopher ne vient pas de lrsquoecirctre mais de la responsabiliteacute pour autrui il est lisible dans la justice qui

mrsquoeacuteveille agrave la penseacutee et agrave lrsquoaction La philosophie de lrsquoinfini doit se comprendre agrave lrsquoaune de lrsquoexigence eacutethique qui lrsquoengendre et la guide et prendre une forme nouvelle que Levinas nomme critique ou

scepticisme Nous pouvons ainsi preacuteciser ce que lrsquoeacutetude de lrsquoideacutee drsquoinfini chez Levinas apporte agrave lrsquohistoire de la philosophie Notre auteur ne preacutetend pas congeacutedier lrsquohistoire heideggeacuterienne de lrsquoecirctre en substituant lrsquoinfini agrave lrsquoecirctre il met en lumiegravere les moments ougrave cette histoire srsquointerrompt mise en question par le sens eacutethique Cette interpreacutetation de lrsquohistoire de la philosophie est sensible degraves la lecture de Descartes par Levinas le fait que lrsquoideacutee de lrsquoinfini exprime la transcendance nrsquoefface pas le caractegravere ontologique du Dieu carteacutesien lrsquoideacutee du parfait eacutetant lrsquoideacutee de lrsquoecirctre parfait Il srsquoagit de lire autrement lrsquohistoire de la philosophie de deacutefaire les systegravemes en montrant comment le sens surgit dans le retour du scepticisme Nous montrerons pour les Meacuteditations meacutetaphysiques en particulier comment la lecture de Levinas parvient agrave abstraire de lrsquoontologie un autre ordre qui lui reacutesiste ndash mais le principe de cette deacutemarche peut contribuer agrave deacutefinir un nouvel usage de lrsquohistoire de la philosophie

en geacuteneacuteral

Il peut aussi eacuteclairer le statut mecircme de Levinas que lrsquoon a heacutesiteacute agrave appeler pheacutenomeacutenologue ou theacuteologien philosophe ou penseur juif Au sein de la tradition philosophique Dominique Janicaud a pu rattacher notre auteur agrave un laquo tournant theacuteologique de la pheacutenomeacutenologie franccedilaise raquo Descartes eacutetait-il lui-mecircme theacuteologien lorsqursquoil prouvait lrsquoexistence de Dieu par la preacutesence de lrsquoideacutee drsquoinfini en nous Notre eacutetude en eacuteclairant le discours de Levinas sur lrsquoinfini devrait nous permettre de dire la profonde uniteacute de lrsquoœuvre de Levinas des essais philosophiques aux lectures talmudiques en revenant agrave la question qui lrsquoanime

La meacutethode

Notre travail suivra donc une deacutemarche reacutesolument internaliste Au sein du corpus levinassien nous prendrons pour objet lrsquoideacutee de lrsquoinfini en vue drsquoeacutenoncer la question de lrsquoinfini Bien eacutevidemment

nous aurons soin de confronter lorsque cela nous paraicirctra eacuteclairant la penseacutee de Levinas agrave celles de Descartes Husserl Heidegger ou Sartre ndash mais nous le ferons toujours dans le but de comprendre la logique interne des textes de notre auteur

Quelques principes guideront notre eacutetude En premier lieu celui de ne pas projeter sur les textes

une penseacutee qui leur est posteacuterieure 4 La lecture reacutetrospective qui tend le plus souvent agrave faire drsquoAutrement qursquoecirctre lrsquoaboutissement de toute lrsquoœuvre soumet le corpus agrave une teacuteleacuteologie qursquoune analyse patiente invalide sans ambiguiumlteacute La sortie de lrsquoecirctre exprimeacutee dans De lrsquoeacutevasion nrsquoest pas

lrsquoautrement qursquoecirctre et lrsquoontologie plurielle de Totaliteacute et infini se montre parfois plus coheacuterente que la penseacutee de lrsquoanarchie Drsquoun ouvrage agrave lrsquoautre les problegravemes qui preacuteoccupent Levinas ont varieacute et il nrsquoest pas sucircr que les solutions nouvelles que celui-ci a preacutefeacutereacutees aient eacuteteacute les seules possibles De plus nous refusons de seacuteparer le corpus philosophique du corpus talmudique mecircme si notre question nous incite agrave privileacutegier le premier Un fait lexical lrsquointerdit lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est bel et bien

4 Nous suivons lrsquoexemple de Ferdinand Alquieacute qui deacuteclare laquo il importe donc selon moi de ne pas eacuteclairer

les textes du deacutebut de la penseacutee de Descartes par les textes posteacuterieurs et par la doctrine des Meacuteditations raquo (Leccedilons sur Descartes Science et meacutetaphysique chez Descartes (1955) Paris La Table Ronde 2017 p 13) De mecircme il importe de ne pas lire les premiers textes de Levinas par Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence

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preacutesente dans les eacutetudes talmudiques ndash et lrsquoAvant-propos de Lrsquoau-delagrave du verset compare son inspiration agrave celle du verset biblique Enfin et surtout nous interpreacutetons les textes en cherchant agrave identifier les problegravemes auxquels ils reacutepondent Nous nrsquoabstrairons pas lrsquoideacutee de lrsquoinfini des problegravemes

que son eacutevocation permet de reacutesoudre ndash bien au contraire toute notre deacutemarche consiste agrave les eacuteclairer lrsquoun par lrsquoautre

En effet nous abordons lrsquoideacutee de lrsquoinfini drsquoapregraves le discours qursquoelle forme et nous interrogeons

les conditions drsquoeacutenonciation de ce discours ainsi que les regravegles de sa formation5 Lrsquoideacutee drsquoinfini inaugure une nouvelle maniegravere de passer drsquoune ideacutee agrave lrsquoautre en philosophie en

rupture avec la logique (elle est laquo penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense raquo) la pheacutenomeacutenologie (elle est la laquo signifiance du sens raquo) et lrsquoontologie (elle est laquo au-delagrave de lrsquoecirctre raquo) Aussi nrsquoest-elle pas seulement un concept que Levinas reprendrait agrave Descartes pour lrsquoinseacuterer dans le discours eacutethique mais elle est elle-mecircme lrsquoopeacuterateur qui rend le discours eacutethique possible Par discours eacutethique nous deacutesignons les eacutenonceacutes deacutecrivant le face-agrave-face avec le visage en tant qursquoils preacutetendent au titre de philosophie crsquoest-

agrave-dire en tant qursquoils srsquoinscrivent paradoxalement dans la logique la pheacutenomeacutenologie et lrsquoontologie Lrsquoideacutee de lrsquoinfini appartient agrave ces trois niveaux de discours qursquoelle rassemble agrave partir de ses problegravemes

propres elle reacutealise lrsquounion de ces trois eacutenonceacutes sur la forme de la relation agrave lrsquoAutre son sens et son excession de lrsquoecirctre

Nous eacutetudierons drsquoabord les conditions de son eacutenonciation Celles-ci peuvent renvoyer drsquoun point

de vue historique au deacuteveloppement propre de lrsquoœuvre de Levinas Avant lrsquoeacutethique et son ideacutee drsquoinfini lrsquoœuvre avait commenceacute par deacutecrire lrsquoeacutevasion la nauseacutee lrsquoil y a le sommeil la fatigue lrsquoeacuteros la paterniteacute etc Lrsquoeacutethique est bien sucircr lrsquoheacuteritiegravere de ces premiegraveres analyses mais elle constitue eacutegalement leur relegraveve Il srsquoagit alors de savoir comment ces premiers essais ont conduit agrave la naissance

des probleacutematiques eacutethiques et de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Mais par delagrave ces conditions de fait propres au deacuteveloppement historique de lrsquoœuvre nous devrons nous interroger sur les conditions de droit du

discours sur lrsquoideacutee drsquoinfini Qursquoest-ce qui leacutegitime philosophiquement la triple rupture de la logique de la pheacutenomeacutenologie et de lrsquoontologie par lrsquoideacutee drsquoinfini Au nom de quels concepts de quelles

expeacuteriences de quelle question Levinas est-il ameneacute agrave faire de lrsquoideacutee drsquoinfini lrsquoorigine de tout discours philosophique

Puis une fois le discours sur lrsquoinfini justifieacute dans sa possibiliteacute il en faudra preacuteciser les regravegles de

formation Le langage eacutethique qui a recours agrave la grammaire de lrsquoinfini doit instaurer de nouvelles regravegles pour dire le sens dire la relation agrave lrsquoabsolu sans relativiser lrsquoabsolu reacuteduire le Dit au Dire deacutedire le Dit revenir au mouvement de la meacutetaphore absolue pratiquer lrsquoemphase de lrsquoontologie etc Parmi ces regravegles certaines ont pu varier ainsi Levinas admet-il lui-mecircme que Totaliteacute et infini avait

recours en 1961 agrave un langage ontologique ou eideacutetique plus tard rejeteacute dans Autrement qursquoecirctre (cf TI I-II) Nous tacirccherons donc drsquoexpliciter ces regravegles et leurs variations agrave partir des exigences que doit satisfaire la penseacutee de lrsquoinfini

5 Sur ce point nous nous inspirons de Michel Foucault et de son Archeacuteologie du savoir (Paris Gallimard

1969) Nous interrogeons le champ ougrave se dessine la possibiliteacute du discours sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini non pas seulement agrave partir des thegraveses qui ont conduit notre auteur agrave lui mais agrave partir des regravegles ou des proceacutedeacutes eacutenonciatifs que lrsquoeacutethique de lrsquoinfini met en œuvre

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Le point de deacutepart Il nous reste cependant agrave deacuteterminer la meacutethode la plus judicieuse pour entrer dans lrsquoeacutetude de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini

On peut proceacuteder agrave trois types de mise en seacuterie des textes de Levinas dont lrsquoideacutee de lrsquoinfini serait la raison La premiegravere consiste agrave rassembler toutes les reacutefeacuterences agrave lrsquolaquo infini raquo gracircce agrave un repeacuterage exhaustif des emplois de ce mot dans toutes ses variations grammaticales La seconde procegravede en eacutetudiant les textes traitant de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire en analysant les lieux ougrave Levinas commente explicitement Descartes Ces deux deacutemarches ne se distinguent pas simplement par leurs choix de textes mais par leurs questionnements propres la premiegravere srsquointerroge sur le sens geacuteneacuteral du concept drsquoinfini et ses diffeacuterents usages dans les textes de Levinas la seconde sur la lecture que Levinas a faite de lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Descartes lrsquointerpreacutetation qursquoil en a donneacutee et la penseacutee qursquoil a eacutelaboreacutee en dialogue avec elle Mecircme si elles srsquoappuyaient sur une base identique de textes ces meacutethodes srsquoarrecircteraient agrave des eacuteleacutements diffeacuterents auxquels elles ne donneraient pas le mecircme

poids et qursquoelles nrsquoorganiseraient pas selon le mecircme ordre Elles ont toutefois en commun de rechercher des reacutefeacuterences explicites (soit agrave lrsquoinfini soit agrave Descartes) et prennent ainsi le risque de

manquer les textes eacutevoquant lrsquoideacutee de lrsquoinfini drsquoune maniegravere latente (que dire par exemple du rapport entre lrsquoideacutee de lrsquoinfini et la trace de lrsquoilleacuteiteacute ) Une troisiegraveme enquecircte est donc neacutecessaire qui chercherait par delagrave la lettre du texte (par delagrave la reacutefeacuterence explicite agrave lrsquoinfini ou agrave Descartes) lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans des discours qui la convoquent sans la citer Contrairement aux deux premiegraveres voies celle-ci ne peut pas initier notre travail car elle preacutesuppose une interpreacutetation du texte fondeacutee sur une certaine compreacutehension (deacutefinitive ou non) du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash Reste alors agrave choisir parmi les deux premiegraveres meacutethodes celle qui constituera le point de deacutepart le plus approprieacute agrave notre objet Un travail theacutematiquement proche du nocirctre portant sur le sens geacuteneacuteral de la notion drsquoinfini chez Levinas

pourrait preacutefeacuterer la premiegravere Mais nous choisirons de commencer par la deuxiegraveme meacutethode pour une raison essentielle La mise en seacuterie des textes agrave laquelle procegravede la seconde deacutemarche obeacuteit agrave la

logique propre de notre travail sa raison est lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini elle-mecircme et non lrsquoinfini en geacuteneacuteral Certes le discours de Levinas sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini finira peut-ecirctre par exceacuteder la seule

reacutefeacuterence agrave Descartes Mais la possibiliteacute de trancher sur cette excession ne pourra justement nous ecirctre accordeacutee que si nous disposons au preacutealable du sens de la lecture que Levinas a faite de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Il appartient agrave notre premier chapitre de le deacuteterminer

Le plan Le premier chapitre qui introduit agrave ce travail enquecircte sur la genegravese de la lecture que Levinas a

faite de Descartes et qursquoil a deacuteveloppeacutee dans un constant dialogue avec la pheacutenomeacutenologie lrsquoexamen

de Totaliteacute et infini permettra de deacutefinir cette lecture et sa place dans lrsquoeacutethique Lrsquoanalyse critique du discours que lrsquoœuvre de 1961 consacre agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini permettra de deacutefinir trois champs ougrave ce discours se deacuteploie la logique la pheacutenomeacutenologie et lrsquoontologie Lrsquoexplicitation de chacun de ces champs constituera lrsquoessentiel de notre travail Les chapitres 2 et 3 analyseront la faccedilon dont lrsquoideacutee de lrsquoinfini penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense excegravede la logique formelle et srsquoidentifie agrave la relation agrave

autrui Levinas deacutecrit lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans les cateacutegories logiques de la philosophie soit en reprenant la structure formelle que Descartes lui a donneacutee (ideacutee exceacutedeacutee par son ideacuteat) soit en posant lrsquoalteacuteriteacute

absolue drsquoautrui Le visage faisant venir lrsquoinfini agrave mon esprit lrsquoideacutee de lrsquoinfini appelle une description pheacutenomeacutenologique dont nous traiterons aux chapitres 4 5 et 6 La relation agrave lrsquoinfini peut ecirctre deacutecrite

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comme enseignement et langage eacutethique et responsabiliteacute gloire et teacutemoignage Si Levinas parle de lrsquoinfiniteacute de la relation agrave autrui crsquoest au sens ougrave celle-ci met en question mon ecirctre La clef du discours sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini se trouve ainsi dans lrsquointerpreacutetation de lrsquoeacutenonceacute qui la situe au-delagrave de lrsquoecirctre dans

un rapport conflictuel agrave lrsquoontologie eacutetudieacute aux chapitres 7 8 et 9 Nous montrerons les apories qui naissent de la tentative de fonder une ontologie nouvelle sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans Totaliteacute et infini et

le rapport agrave la question de lrsquoecirctre contenu dans lrsquoinfini compris comme autrement qursquoecirctre Nous serons ainsi conduits agrave theacutematiser doublement la question de lrsquoinfini comme mise en question eacutethique de lrsquoecirctre par lrsquoinfini et exigence de justice Sur la base de ce triple discours formel concret et critique de lrsquoontologie le chapitre 10 finira en deacutefinissant le sens et le statut de la philosophie de lrsquoinfini qui parle ce discours et pose la question de lrsquoinfini

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Ch 1 Lrsquousage de Descartes

Dans quels textes Levinas mentionne-t-il lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini (1) Le repeacuterage chronologique des occurrences distingue une premiegravere seacuterie mentionnant lrsquoinfini

carteacutesien pour lrsquoopposer agrave la pheacutenomeacutenologie agrave Husserl comme agrave Heidegger Crsquoest notamment le cas des articles drsquoeacutetudes pheacutenomeacutenologiques repris dans En deacutecouvrant lrsquoexistence avec Husserl et

Heidegger si lrsquoarticle laquo Lrsquoœuvre drsquoEdmond Husserl raquo (1940) ne mentionne pas explicitement lrsquoideacutee de lrsquoinfini il oppose deacutejagrave Husserl agrave Descartes en soulignant que seules les deux premiegraveres Meacuteditations

meacutetaphysiques sont valables aux yeux de Husserl la troisiegraveme rompant la neutraliteacute descriptive de la reacuteduction en posant lrsquoexistence de Dieu (cf EDE 45) Lrsquoarticle laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo (1949) reprend cette argumentation qursquoil deacuteveloppe en donnant une place centrale et structurante agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini servant de contre-modegravele agrave la pheacutenomeacutenologie qui a radicalement coupeacute le fini de lrsquoinfini Notons que la plupart des reacutefeacuterences que Levinas fera par la suite agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini reprendront cette ligne drsquoopposition agrave la pheacutenomeacutenologie Cependant lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini ne fait pas encore lrsquoobjet de deacuteveloppements autonomes tourneacutes vers lrsquoeacutelucidation du sens de cette ideacutee ndash Levinas cherchant plutocirct agrave deacutefinir le sens de la pheacutenomeacutenologie par opposition au carteacutesianisme

auquel elle srsquooppose de la faccedilon la plus manifeste au sujet de lrsquoinfini preacuteciseacutement (2) Cette attitude change durant les anneacutees 1950 Certaines confeacuterences au Collegravege philosophique

deacuteveloppent lrsquoeacutetude de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en tant que telle en lrsquoaffranchissant du simple commentaire Celle qui marque le point de rupture le plus radical avec la premiegravere seacuterie de textes sur la pheacutenomeacutenologie date du 11 deacutecembre 1956 Il srsquoagit de la confeacuterence laquo La Philosophie et lrsquoIdeacutee de lrsquoinfini raquo qui sera reprise sous forme drsquoarticle dans En deacutecouvrant lrsquoexistence Cet article a pour objet explicite lrsquoeacutetude de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini pour elle-mecircme agrave partir des notions de Deacutesir de visage de mise en question de la liberteacute de honte de conscience morale et de justice Le discours y est critique envers la notion de totaliteacute et vise agrave reacutetablir le sens propre de lrsquoeacutethique agrave partir de lrsquoinfini Les autres confeacuterences au Collegravege reprennent et creusent cette conceptualiteacute agrave partir des notions de seacuteparation ou de feacuteconditeacute Mais crsquoest Totaliteacute et infini qui en 1961 deacuteveloppe une penseacutee complexe de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans un dialogue constant avec Descartes A compter de cet ouvrage fondateur il

semble presque impossible de trouver un texte de Levinas qui ne soit marqueacute par la notion drsquoinfini si bien qursquoun simple repeacuterage theacutematique semble superflu Une recherche portant sur la seule notion

drsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini reacutevegravele neacuteanmoins des eacutecarts significatifs entre les textes (3) Apregraves 1961 en effet on constate le surgissement de nombreuses notions qui prennent la place

de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Ainsi la notion de trace apparaicirct-elle en 1963 dans laquo La trace de lrsquoautre raquo (repris in En deacutecouvrant lrsquoexistence) avec celle drsquoilleacuteiteacute Elle est reconduite dans les textes ulteacuterieurs ougrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini occupe une place moins preacutepondeacuterante que celle qursquoelle avait acquise en 1961 Toutefois crsquoest surtout Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence qui en 1974 constitue une rupture dans la reacutefeacuterence agrave lrsquolaquo ideacutee raquo de lrsquoinfini ne lrsquoeacutevoquant que deux fois (cf AE 229 et 155n1) Cet hapax surprend drsquoautant plus que la notion drsquoinfini occupe toujours une place capitale dans lrsquoouvrage ce

nrsquoest plus lrsquoideacutee mais la trace la gloire ou le teacutemoignage qui lui sont associeacutes6 Cet ultime eacutetat des

6 Le contraste avec Totaliteacute et infini est drsquoautant plus grand qursquoune autre notion celle de Deacutesir qui en 1961

eacutetait synonyme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est elle-mecircme quasiment absente drsquoAutrement qursquoecirctre Quatre passages seulement eacutevoquent ce concept (cf AE 107-108 140 195-196 239) eacutevocation qui peut susciter la reacuteserve pour au moins trois raisons 1 En dehors de ces quatre occurrences le mot de laquo deacutesir raquo apparaicirct plus souvent dans son sens courant qui ne le distingue pas du besoin et que preacuteciseacutement le concept levinassien de Deacutesir reacutecuse 2 Le concept de Deacutesir nrsquoest jamais deacutefini dans lrsquoouvrage mais simplement employeacute dans une dialectique avec le non-

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textes levinassiens multiplie les concepts nommant lrsquoinfini et met lrsquoideacutee carteacutesienne dans une situation de concurrence que la seconde peacuteriode ignorait Les articles eacutecrits apregraves 1974 teacutemoignent de cette multipliciteacute mais ils citent et commentent lrsquoideacutee de lrsquoinfini abondamment

Ce rapide et sommaire repeacuterage chronologique des occurrences de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

dans lrsquoœuvre de Levinas nrsquoa pas pour vocation de constituer un cadre deacutefinitif mais drsquoorienter nos premiegraveres recherches en deacutefinissant un premier problegraveme Jamais selon cette chronologie Descartes nrsquoest lu pour lui-mecircme soit les premiers textes mentionnent son ideacutee drsquoinfini pour discuter la pheacutenomeacutenologie soit les autres lrsquoeacutevoquent pour faire de lrsquoinfini une porte drsquoentreacutee dans lrsquoeacutethique Crsquoest donc au sein de deux deacutemarches qui ne prennent pas Descartes pour objet principal drsquoeacutetude que son ideacutee de lrsquoinfini intervient Aussi peut-on dissocier lrsquointerpreacutetation du texte de Descartes drsquoune part et lrsquousage que Levinas en fait dans sa propre philosophie drsquoautre part

I Descartes face agrave la pheacutenomeacutenologie

sect1 Lrsquoambivalence du cogito

a) Le point de deacutepart le cogito carteacutesien selon Husserl La thegravese de troisiegraveme cycle de Levinas sa Theacuteorie de lrsquointuition dans la pheacutenomeacutenologie de

Husserl de 1930 eacutevoque Descartes dans une perspective strictement husserlienne Le chapitre II veut expliciter comme son titre lrsquoindique laquo La theacuteorie pheacutenomeacutenologique de lrsquoecirctre lrsquoexistence absolue de la conscience raquo Il procegravede drsquoabord neacutegativement en deacutemontrant que Husserl deacutegage un sens de lrsquoecirctre

distinct de lrsquoexister des choses et propre agrave la conscience Quel est donc cet laquo ecirctre raquo de la conscience La question ainsi poseacutee est ontologique et tout le propos de Levinas consistera agrave montrer que si le

cogito carteacutesien parvient effectivement agrave seacuteparer la reacutegion de la conscience par la reacuteflexion il reste mondain seul le cogito husserlien deacutegage le sens ontologique de la conscience Ces pages suivent et reprennent donc fidegravelement lrsquoargument des Ideacutees directrices pour une pheacutenomeacutenologie de Husserl le cogito de Descartes appartient encore agrave lrsquoattitude naturelle Levinas dit drsquoembleacutee lrsquoenseignement du cogito husserlien la conscience nrsquoexiste pas sur le mecircme mode que les choses lrsquolaquo ecirctre comme conscience raquo est distinct de lrsquolaquo ecirctre comme chose raquo On ne peut pas assimiler cette deacutecouverte agrave celle de Descartes sans laquo fausser la penseacutee la plus originale du philosophe allemand raquo car lrsquolaquo absoluiteacute [de la conscience] nrsquoest pas seulement un caractegravere de la veacuteriteacute qui concerne la conscience sa certitude

mais un caractegravere de son existence mecircme raquo (TIPH 54)

Le deacuteveloppement que Levinas consacre agrave Descartes est structureacute par cette diffeacuterence entre la veacuteriteacute et lrsquoexistence entre la connaissance et lrsquoontologie Toute la deacutemarche de Descartes ndash et surtout

ses limites accentueacutees par la confrontation avec la pheacutenomeacutenologie ndash srsquoexplique agrave partir du primat accordeacute agrave la theacuteorie La connaissance veut deacutemontrer que les choses existent mais elle ne srsquointerroge pas sur le sens de cette existence laquo On comprend alors qursquoapregraves le cogito Descartes se propose de

deacuteduire de lrsquoexistence de la conscience celle de Dieu et du monde exteacuterieur Descartes ne remonte

deacutesirable de sorte que son sens y est preacutesupposeacute et non preacutesenteacute 3 La derniegravere occurrence eacutevoque le Deacutesir dans le titre drsquoun paragraphe (V-3) sans que le concept soit mecircme mentionneacute dans ce paragraphe ndash preuve srsquoil en est du flottement de son usage dans lrsquoouvrage

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donc pas agrave la source de lrsquoeacutevidence du cogito il ne cherche pas sa racine dans lrsquoecirctre de la conscience qui rend possible cette eacutevidence Pour lui le sens de lrsquoexistence nrsquoest pas un problegraveme Conduit sans doute par lrsquoideacutee qursquoexister signifie partout et toujours la mecircme chose il veut simplement montrer que

le monde exteacuterieur existe comme il vient de montrer que la conscience existe raquo (TIPH 58) Fidegravele agrave la lecture de Husserl Levinas conclut que Descartes srsquoest arrecircteacute en chemin dans son analyse du cogito et

qursquoil nrsquoest pas alleacute jusqursquoagrave la deacutecouverte du sens propre de lrsquoexister de la conscience ndash diagnostic qui permet de parler du laquo progregraves de Husserl raquo ou du laquo pas en avant effectueacute par Husserl sur Descartes raquo (TIPH 59) Descartes seacutepare la connaissance de lrsquoobjet et lrsquoecirctre de lrsquoobjet alors que Husserl estime que le mode drsquoapparaicirctre de lrsquoobjet est constitutif de son ecirctre Le pheacutenomeacutenologue deacutemontre que pour la conscience exister signifie laquo ecirctre continuellement preacutesente agrave elle-mecircme raquo (TIPH 60) or si ce mode drsquoapparaicirctre de la conscience est constitutif de son ecirctre alors la conscience nrsquoest pas au mecircme sens que les choses du monde Descartes voit bien que la conscience est preacutesence agrave soi mais il rabat cette deacutecouverte sur un concept univoque drsquoexistence valable aussi pour lrsquoeacutetendue Il a traiteacute la conscience comme une substance une chose du monde qui existe en un sens mondain et qui se distingue seulement par son attribut essentiel la penseacutee Drsquoaccord avec Husserl Levinas affirme que

Descartes nrsquoa pas su mener jusqursquoau bout le geste radical de la reacuteduction il reste dans lrsquoattitude naturelle et manque lrsquoexister absolu de la conscience7

Concluons que Levinas reprend en 1930 la critique de Husserl et qursquoil lrsquoapprouve en raison de la

clarteacute supeacuterieure de lrsquoideacutee pheacutenomeacutenologique de lrsquoexistence qui ne srsquoapplique pas de la mecircme faccedilon agrave la conscience et au monde ndash et remarquons que la critique de Levinas porte sur lrsquoapplication du concept drsquoexistence agrave la conscience mais nrsquointerroge pas son application agrave Dieu La Theacuteorie de lrsquointuition reprend la lecture husserlienne de Descartes sans la soumettre agrave un examen critique elle ne cite pas Descartes et srsquoen tient agrave son sujet agrave un propos tregraves geacuteneacuteral qui fait lrsquoeacuteconomie drsquoun retour aux Meacuteditations meacutetaphysiques En 1930 le Descartes de Levinas est celui de Husserl un Descartes qui a

manqueacute lrsquoessence de la conscience apregraves lrsquoavoir entrevue et ce manquement Levinas le met sur le compte du projet theacuteorique qui gouverne toute la philosophie carteacutesienne

b) Une chose qui pense

En 1947 dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Levinas deacuteploie pour la premiegravere fois une interpreacutetation

originale de Descartes qui tout en restant largement husserlienne retrouve dans le cogito carteacutesien une veacuteriteacute pheacutenomeacutenologique de premier plan

La pheacutenomeacutenologie originale que Levinas conduit dans lrsquoouvrage partage avec le cogito carteacutesien

une mecircme situation dramatique la neacutecessiteacute de trouver un commencement apregraves lrsquoaneacuteantissement de toutes choses Lrsquoemphase qui megravene Levinas agrave lrsquoexpeacuterience horrible de lrsquoil y a relegraveve du mecircme tour

hyperbolique que le doute meacutethodique preacuteceacutedant le cogito Les deux situations sont identiques chez Descartes le sujet meacuteditant srsquoest installeacute dans un doute si radical qursquoil nie toute existence avant de conqueacuterir une premiegravere veacuteriteacute avec le cogito de mecircme en 1947 lrsquoexistant fait lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a dans la destruction de tous les eacutetants et doit se poser dans le lieu pour se faire sujet Une expeacuterience-limite

7 laquo Lrsquoempirisme a identifieacute la conscience transcendantale et la conscience psychologique crsquoest lagrave sa grande

erreur Lrsquoorigine srsquoen trouve chez Descartes raquo (TIPH 208) Lrsquoarticle de 1929 intituleacute laquo Sur les Ideen de M E Husserl raquo qui est le premier texte publieacute par Levinas eacutevoque rapidement cette mecircme critique en une phrase reacutesumant la position de Husserl vis-agrave-vis de lrsquoerreur de Descartes lrsquoassimilation de lrsquoego agrave lrsquoanimus que Levinas associe en note agrave une citation en latin de la seconde Meacuteditation (LIH 57)

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de la perte de sens constitue agrave chaque fois le fond sur lequel vient se deacutetacher lrsquoeacuteveacutenement drsquoun pur commencement8 Crsquoest pourquoi outre la situation initiale (et la meacutethode drsquoemphase qui la pose) la penseacutee du commencement rapproche aussi Levinas de Descartes Le cogito carteacutesien fait alors lrsquoobjet

drsquoune interpreacutetation et drsquoun usage nouveaux et originaux (DEE 117)

La penseacutee que lrsquoideacutealisme nous a habitueacutes agrave situer hors de lrsquoespace est ndash essentiellement et non pas par lrsquoeffet drsquoune chute ou drsquoune deacutegradation ndash ici Le corps exclu par le doute carteacutesien crsquoest le corps objet Le cogito nrsquoaboutit pas agrave lrsquoimpersonnelle position laquo il y a de la penseacutee raquo mais agrave la premiegravere personne du preacutesent laquo je suis une chose qui pense raquo Le mot chose est ici admirablement preacutecis Le plus profond enseignement du cogito carteacutesien consiste preacuteciseacutement agrave deacutecouvrir la penseacutee comme substance crsquoest-agrave-dire comme quelque chose qui se pose La penseacutee a un point de deacutepart

Lrsquoideacutealisme carteacutesien lui-mecircme a beau avoir absolument distingueacute la penseacutee de lrsquoeacutetendue il nrsquoen

a pas moins deacutecouvert le rapport essentiel de la penseacutee agrave lrsquoespace Le doute ne porte que sur le corps objet le Koumlrper que Husserl distingue du Leib (corps propre corps de chair)9 le corps de chair lui

fait partie de la penseacutee (puisque penser crsquoest aussi imaginer et sentir) Le cogito la penseacutee absolument certaine dans lrsquoeacutevidence preacutesente de son actualiteacute inclut le corps de chair ou la position dans le lieu

Bien sucircr Levinas ne veut pas dire que le cogito permettrait agrave lrsquoego de savoir qursquoil a un corps mais que lrsquoexistence de lrsquoego comme ego cogito est lrsquoeacuteveacutenement de sa position dans lrsquoecirctre Descartes affirme que je suis une chose qui pense une substance pensante Plutocirct que de voir agrave la suite de Husserl dans cette reacutefeacuterence agrave la substance un retour agrave une conception mondaine de la conscience Levinas entend lrsquoexpression en son sens eacutetymologique hypo-stase sub-stance ce qui se tient dessous En qualifiant le laquo je raquo de laquo chose qui pense raquo (res cogitans) Descartes deacutesigne lrsquoeacuteveacutenement par lequel la penseacutee se pose Dans ma penseacutee preacutesente je me pose comme point de deacutepart je surgis dans lrsquoinstant et dans le lieu ougrave je me pose La chose crsquoest la substance penseacutee comme existant surgissant de lrsquoexister dans la stance du preacutesent Levinas convoque Descartes parce qursquoil trouve dans le cogito lrsquoeacuteveacutenement que sa propre pheacutenomeacutenologie deacutecrit La lecture de Descartes nrsquoest plus ici celle de Husserl elle coiumlncide

avec un usage singularisant le cogito carteacutesien pour y retrouver une description pheacutenomeacutenologique

Est-ce agrave dire que Descartes nrsquoest plus critiqueacute pour avoir omis drsquointerroger le sens ontologique de lrsquoexistence de la conscience La mise en lumiegravere drsquoun rapport essentiel entre penseacutee et existence dans le lieu ne remet-elle pas en cause la lecture husserlienne Au contraire elle la maintient Levinas en effet reprend moins la deacutemarche propre au cogito carteacutesien que son reacutesultat la chose qui pense et par lagrave se pose la deacutemarche reste ideacutealiste et donc critiquable pour le pheacutenomeacutenologue Descartes prouve lrsquoexistence indubitable de la penseacutee mais laquo sur le mode drsquoexistence de la penseacutee il nrsquoapporte aucun enseignement Comme lrsquoeacutetendue la penseacutee existence creacuteeacutee court le risque du neacuteant si Dieu ndash seul ecirctre dont lrsquoessence implique lrsquoexistence srsquoen retirait raquo (DEE 136) Levinas reprend de nouveau lrsquoaxe

de lecture husserlien en reprochant agrave Descartes drsquoavoir laisseacute inquestionneacute le sens de lrsquoexistence de la penseacutee deacuterivant ainsi vers la question theacuteorique du fondement de la certitude du cogito Cette certitude

se montre incertaine et neacutecessite de recourir agrave Dieu pour assurer la science laquo Mais en mecircme temps la forme personnelle du cogito le je du je pense force cette certitude raquo (DEE 137) Descartes a beau srsquoecirctre arrecircteacute agrave la question de la certitude il a deacutecouvert une situation ontologique ndash la position de

8 Totaliteacute et infini montrera que le doute et le malin geacutenie tendent vers lrsquoil y a (cf TI 94 voir infra) ce qui

nous autorise agrave souligner ce lien entre le doute et lrsquoil y a que De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant nrsquoavait pas fait 9 Dans ce texte Levinas ne suggegravere pas seulement que le corps de chair est sauveacute du doute mais bien qursquoil

nrsquoest pas mis en doute Jean-Luc Marion le confirme laquo Mecircme et surtout hyperbolique le doute ne met en cause que les corps physiques du monde et jamais ma chair que la natura corporea et jamais meum corpus raquo (Sur la penseacutee passive de Descartes Paris PUF 2013 p 111)

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lrsquoexistant dans lrsquoexistence ndash qui force donc excegravede et fonde la certitude laquo Le cogito nrsquoest pas une meacuteditation sur lrsquoessence de la penseacutee mais lrsquointimiteacute de la relation entre le moi et son acte la relation unique du je au verbe agrave la premiegravere personne Enfin crsquoest lrsquoacte du doute ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoacte

neacutegatif lrsquoexclusion de toute position en dehors de lrsquoinstant qui est la situation privileacutegieacutee ougrave srsquoaccomplit irreacutesistiblement lrsquoexistence du preacutesent et du je raquo (ibid) La relation du sujet-substance

au verbe ndash le surgissement de la diffeacuterence ontologique dans la stance de lrsquoinstant (cf sect38) ndash se trouve deacutejagrave deacutecrite avec lrsquoego comme res cogitans (DEE 172-173)

Derriegravere le cogito ou plutocirct dans le fait que le cogito se ramegravene agrave une laquo chose qui pense raquo nous

distinguons une situation qui preacutecegravede la scission de lrsquoecirctre en un laquo dedans raquo et un laquo dehors raquo La transcendance nrsquoest pas la deacutemarche fondamentale de lrsquoaventure ontologique Elle est fondeacutee dans la non-transcendance de la position Lrsquolaquo obscuriteacute raquo des sentiments loin drsquoecirctre une simple neacutegation de la clarteacute atteste cet eacuteveacutenement anteacuterieur

Le premier usage que Levinas fait de Descartes consiste donc agrave le preacutesenter comme un penseur de la non-transcendance (Cette figure ne sera pas abandonneacutee par lrsquoeacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais reacuteinteacutegreacutee par la notion de seacuteparation) Le cogito carteacutesien nrsquoa pas pour commencer la structure transcendante de lrsquointentionnaliteacute avant drsquoecirctre penseacutee de quelque chose je suis chose pensante acte de position En teacutemoigne selon ces lignes lrsquoobscuriteacute des sentiments dont parle Descartes (cf DEE 172) la sensation nrsquoest pas obscure en tant qursquoelle ne satisfait pas aux critegraveres de certitude de lrsquoesprit scientifique mais drsquoabord en tant qursquoelle appartient agrave la position mecircme du corps ontologique et que cette position preacutecegravede la lumiegravere Descartes ne parle pas de lrsquoobscuriteacute de la sensation pour marquer

son infeacuterioriteacute sur la penseacutee pure mais la reacutesistance de lrsquoexistence agrave la division theacuteorique entre sujet et objet Il faut donc donner un double statut agrave son cogito agrave la fois privilegravege de la theacuteorie (comme

penseacutee) et descente en deccedilagrave de la theacuteorie (comme position) Tout en conservant la validiteacute de la critique husserlienne Levinas excepte la description de la

chose pensante qui gagne le statut de veacuteriteacute pheacutenomeacutenologique et ontologique la substantification du sujet sa position dans lrsquoici Le geste est quelque peu paradoxal degraves la Theacuteorie de lrsquointuition Levinas faisait jouer Heidegger contre Husserl agrave qui il reprochait drsquoavoir trop assimileacute le sens agrave lrsquoobjectiviteacute (cf EDE 51) il fait maintenant jouer Descartes contre Husserl en deacutecelant dans la chose pensante une veacuteriteacute ontologique preacuteceacutedant lrsquoobjectiviteacute Husserl a raison de critiquer lrsquoideacutealisme carteacutesien mais sous lrsquoideacutealisme Descartes a atteint la veacuteriteacute de la substance comme position plus fondamentale que lrsquoego transcendantal Bien qursquoil ne cite pas Husserl dans ces pages sur Descartes et que le Descartes qursquoil

invoque soit tregraves largement encore celui de Husserl Levinas fait bien jouer Descartes contre son maicirctre ndash et ce jeu srsquoen tient presque agrave un seul mot celui de laquo chose raquo pensante10

10 Les Carnets de captiviteacute (1940-1945) ne mentionnent pas Descartes mais ils eacutevoquent des thegravemes

proches de ceux que De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant attribue au cogito carteacutesien Trois fragments du Carnet 2 contredisent les analyses de lrsquoœuvre de 1947 puisqursquoils opposent le pheacutenomegravene du laquo je raquo agrave la philosophie ideacutealiste de la laquo res raquo (OC1 67-68) Toutefois le Carnet 7 eacutenonce les laquo conditions de la certitude du cogito preacutesent je penseacutee raquo et eacutevoque le doute (OC1 185) ndash en accord cette fois avec lrsquointerpreacutetation de 1947 Notons eacutegalement que la confeacuterence laquo Parole et silence raquo (1948) ne cite Descartes que pour reacutepeacuteter lrsquoadmiration deacutejagrave exprimeacutee en 1947 le sujet est laquo comme le dit drsquoune faccedilon merveilleusement preacutecise Descartes une chose qui pense raquo (OC2 88)

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sect2 Descartes a-t-il raison

a) Ideacutealisme et pheacutenomeacutenologie

Deacutejagrave dans la Theacuteorie de lrsquointuition Levinas parlait de lrsquoideacutealisme de Descartes11 Quel sens

donner agrave cette qualification Lrsquoarticle de 1949 intituleacute laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo le preacutecise Si jusqursquoagrave preacutesent Levinas avait opposeacute sans en preacuteciser le sens lrsquoideacutealisme agrave la pheacutenomeacutenologie il le deacutefinit ici agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoarticle cherche agrave montrer que la pheacutenomeacutenologie introduit une rupture dans lrsquohistoire de la philosophie entre la philosophie classique qui depuis Platon prend la forme de lrsquoideacutealisme et la pheacutenomeacutenologie qui se fonde sur les concepts nouveaux de description et drsquoexistence Tout au long de lrsquoarticle crsquoest Descartes (et les Meacuteditations) qui plus encore que Platon (et le Pheacutedon) sera le modegravele de toute entreprise ideacutealiste Or pour la premiegravere fois Levinas aborde Descartes agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et non agrave partir du cogito ndash et il voit en elle une ideacutee theacuteorique Lrsquoideacutealisme apparaicirct alors comme la philosophie qui consacre le primat de la theacuteorie au moyen de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Tout lrsquoarticle est rythmeacute par la confrontation entre lrsquoideacutealisme et la pheacutenomeacutenologie

ougrave ces deux faccedilons de philosopher viennent srsquoeacuteclairer lrsquoune lrsquoautre ndash suivant une scansion entre trois ruptures principales 1 La pheacutenomeacutenologie rejette le primat de la theacuteorie reposant sur lrsquoideacutee de

lrsquoinfini et ancre la philosophie dans lrsquoexistence finie 2 Elle donne ainsi un nouveau statut agrave la finitude nrsquoy voyant plus comme lrsquoideacutealisme une neacutegation de lrsquoinfini faisant obstacle agrave la connaissance mais un caractegravere constitutif des pheacutenomegravenes eux-mecircmes 3 Elle renonce purement et simplement agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont la transcendance est une sortie hors de la finitude et srsquoaccomplit dans une penseacutee de lrsquoexistence et de la compreacutehension entiegraverement incompatible avec lrsquoideacutee de lrsquoinfini Si la comparaison de ces deux modes de philosopher se fait toujours au profit de la pheacutenomeacutenologie elle ne se contente pas drsquouser de lrsquoideacutealisme comme drsquoun faire-valoir Levinas cherche bien agrave deacutemecircler le sens de la philosophie fondeacutee sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini avec une preacutecision et une attention qui surprennent

drsquoautant plus qursquoelles nrsquoeacutetaient pas neacutecessaires au vu du but que lrsquoarticle srsquoeacutetait fixeacute agrave savoir partant de la meacutethode pheacutenomeacutenologique (la description) aboutir agrave la philosophie qui la sous-tend

(philosophie de la finitude et de lrsquoexistence) Examinant les meacutethodes de Husserl puis de Heidegger (parties I agrave III) lrsquoarticle fait ensuite de lrsquoidentification de la penseacutee et de lrsquoexistence la thegravese commune

agrave ces deux philosophes (IV) preacutecisant que le concept drsquoexistence doit ici srsquoentendre agrave partir de la verbaliteacute de lrsquoecirctre et de lrsquoabandon de lrsquoinfini theacuteorique pour la finitude concregravete (V-VII) A chacune de ces eacutetapes lrsquoarticle compare la pheacutenomeacutenologie agrave lrsquoideacutealisme carteacutesien

Lrsquoimportance que Levinas accorde au reacutefeacuterent ideacutealiste dans cette eacutetude de la pheacutenomeacutenologie

tient avant tout agrave un choix strateacutegique Lrsquoarticle srsquoadresse agrave un public marqueacute par lrsquoexistentialisme sartrien il srsquoemploie ainsi agrave revenir agrave un sens preacute-sartrien de lrsquoexistentialisme (cf partie V) et agrave

11 Crsquoest aussi le cas de lrsquoarticle de 1932 laquo Martin Heidegger et lrsquoontologie raquo ougrave Levinas a bien vu selon

Dominique Janicaud laquo la rupture de Heidegger par rapport agrave la penseacutee carteacutesienne raquo (Heidegger en France t I Paris Albin Michel 2001 p 34) Lrsquoarticle distingue deux modes de philosopher Le premier est ontologique et remonte agrave Platon crsquoest pourquoi laquo Heidegger poursuit en quelque maniegravere lrsquoœuvre de Platon raquo (car il cherche laquo le fondement ontologique de la veacuteriteacute et de la subjectiviteacute raquo) Le second est gnoseacuteologique il remonte agrave Descartes et mecircme si Heidegger tient compte de laquo tout ce que la philosophie depuis Descartes nous a appris sur la place exceptionnelle de la subjectiviteacute dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoecirctre raquo (EDE 55) crsquoest pour deacutepasser sa gnoseacuteologie Descartes et toute la philosophie moderne ne sont convoqueacutes que pour montrer la maniegravere dont Etre et temps les deacutepasse ndash Lrsquoarticle laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo preacutecisera lrsquoaffirmation faisant de Heidegger un continuateur de Platon citant le Pheacutedon (76e) Levinas soutient que chez ces deux auteurs la veacuteriteacute est contemporaine de lrsquoecirctre (cf EDE 93) mais le rapprochement est vite nuanceacute puisque Platon est reconduit quelques pages plus loin agrave lrsquoideacutealisme que Heidegger rejette explicitement (cf EDE 96)

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exprimer la nouveauteacute de la pheacutenomeacutenologie dans le vocabulaire de la philosophie classique qui est celui de son lecteur Ici expliquer crsquoest dire ce que la pheacutenomeacutenologie nrsquoest pas avant de pouvoir se tourner vers ce qursquoelle est Tout drsquoabord (partie I) la meacutethode de Husserl rompt avec lrsquoideacutealisme car

elle recourt agrave la description et renonce au raisonnement Levinas preacutesente le procegraves de la raison comme le passage drsquoun ordre infeacuterieur agrave un ordre supeacuterieur de veacuteriteacute selon une hieacuterarchie que couronne lrsquoideacutee

du parfait Au contraire la description chez Husserl srsquoen tient aux choses mecircmes et ne postule aucun ordre supeacuterieur agrave elles Les choses sont ce qursquoil faut connaicirctre leur imperfection nrsquoest pas un obstacle pour la connaissance claire et distincte mais une proprieacuteteacute constitutive de la chose mecircme Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est chez Descartes laquo nostalgie drsquoune connaissance absolue raquo (EDE 92) ndash et son absence de la penseacutee husserlienne signifie lrsquoabandon de toute reacutefeacuterence agrave un au-delagrave ideacuteal de la penseacutee Lrsquoeacutetude de la meacutethode de Heidegger (II-III) reacutevegravele plus clairement encore lrsquoopposition entre la description et la penseacutee ratiocinante car elle part drsquoune intelligence de lrsquoecirctre qui nrsquoest pas sa contemplation theacuteorique mais lrsquoexistence elle-mecircme La raison de lrsquoideacutealisme vaut mieux que les choses concregravetes elle srsquoeacutelegraveve au-dessus de lrsquoexistence et refuse de srsquoy compromettre Heidegger lui maintient la penseacutee dans lrsquoexistence et dissocie par lagrave mecircme la penseacutee de son ideacuteal rationnel Il renonce alors au sujet carteacutesien

qui dispose gracircce agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini drsquoun lieu au-delagrave de tout lieu drsquoun point de vue supeacuterieur qui lui assure la maicirctrise des choses laquo lrsquoideacutealisme est fonciegraverement platonicien et carteacutesien le point de

deacutepart se situe dans lrsquohomme mais lrsquohomme se domine dans la mesure ougrave il se situe lui-mecircme par rapport agrave lrsquoideacutee du parfait qui tout en se trouvant dans lrsquohomme tout en ayant une signification pour lui lui permet de sortir de lrsquoimmanence de sa signification Lrsquoargument ontologique ainsi compris deacutefinit la transcendance et demeure la pierre angulaire de lrsquoideacutealisme raquo (EDE 96) Lrsquoideacutee de lrsquoecirctre parfait permet au penseur drsquoopeacuterer un passage de lrsquoessence agrave lrsquoexistence de la penseacutee agrave lrsquoecirctre Le sujet ideacutealiste dispose de lrsquoideacutee drsquoun ecirctre dont lrsquoessence implique lrsquoexistence si bien que cette ideacutee lui confegravere le fondement neacutecessaire pour penser le monde Gracircce agrave lrsquoideacutee de Dieu il peut assurer la primauteacute de la penseacutee theacuteorique sur lrsquoexistence lrsquoideacutee de lrsquoinfini a beau ecirctre en lui une penseacutee qui le

transcende elle nrsquoeacutechappe pas au pouvoir reacuteflexif du sujet qui peut fonder la connaissance sur elle La transcendance de lrsquoideacutee de lrsquoinfini se laisse reacutecupeacuterer par le savoir theacuteorique qui en fait lrsquoinstrument de

sa maicirctrise du monde

Levinas conclut cette confrontation en retrouvant chez Husserl le mecircme enracinement de la penseacutee dans lrsquoexistence que chez Heidegger Si Husserl abandonne le laquo deacutebordement de lrsquoeacutevidence du cogito par la lumiegravere infinie sur lequel se termine la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes raquo (EDE 97) crsquoest bien parce que la penseacutee nrsquoa plus besoin de recourir agrave lrsquoideacutee du parfait pour justifier son exercice Le seul programme de la pheacutenomeacutenologie sera de laquo montrer quelle est la structure de lrsquoacte philosophique quand il ne srsquoaccroche plus agrave lrsquoideacutee du parfait raquo laquo lrsquoabandon de la transcendance conditionneacutee par lrsquoideacutee du parfait ramegravene agrave la transcendance caracteacuteriseacutee par lrsquointentionnaliteacute raquo (ibid) En montrant que la pheacutenomeacutenologie identifie penser et exister la partie IV va donc substituer la

transcendance (theacuteorique) de lrsquoinfini agrave la transcendance (existentielle) de lrsquointention Le cogito husserlien se distingue du cogito carteacutesien non seulement en tant qursquoil nrsquoest pas mondain mais surtout en tant qursquoil est intentionnel ndash la penseacutee est son ecirctre mecircme et non une proprieacuteteacute substantiveacutee Comme dans la Theacuteorie de lrsquointuition Levinas se sert ici de Descartes pour marquer lrsquoeacutecart entre une penseacutee ideacutealiste substantivant lrsquoecirctre et une penseacutee existentialiste revenant agrave son sens verbal Or avec lrsquoecirctre

crsquoest la transcendance elle-mecircme qui se verbalise lrsquoinfini eacutetait le nom de lrsquoeacutetant parfait lrsquoecirctre est le verbe ougrave srsquoentend lrsquoexistence comme acte la transcendance comme preacutesence au monde

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Ces distinctions fondamentales eacutetant acquises il ne reste qursquoagrave mesurer lrsquoampleur de ce qui seacutepare lrsquoideacutealisme et lrsquoexistentialisme La partie VI renverse ainsi la deacutemarche en retournant ces distinctions contre lrsquoideacutealisme Celui-ci se trompe en croyant atteindre avec lrsquoideacutee de lrsquoinfini la condition de toute

penseacutee parce que cette deacutemarche est une abstraction laquo en reacutealiteacute lrsquoimpassibiliteacute de la penseacutee theacuteorique est preacuteciseacutement sa prise sur lrsquoinfini La penseacutee theacuteorique est impassible non pas parce qursquoelle nrsquoest pas

action mais parce qursquoelle srsquoest deacutetacheacutee de sa condition et qursquoelle est si lrsquoon peut dire derriegravere elle-mecircme Dans ce sens la penseacutee du fini est deacutejagrave la penseacutee de lrsquoinfini Descartes a raison Toute prise de conscience est deacutefinition crsquoest-agrave-dire aperception de lrsquoinfini raquo (EDE 101-102) Il ne coucircte rien de donner raison agrave Descartes dans lrsquoaffirmation de la prioriteacute theacuteorique de lrsquoinfini sur le fini cette concession est ironique elle sait que le philosophe ideacutealiste a manqueacute les pheacutenomegravenes degraves lors qursquoil a accepteacute le primat de la penseacutee sur lrsquoexistence De fait la theacuteorie nrsquoest pas possible sans un recul de lrsquoexistant hors de lrsquoexistence et la veacuteritable condition de possibiliteacute de la penseacutee est celle de ce recul Lrsquoideacutealiste suppose la distance qui lui donne son ideacuteal ndash et cette distance ne lui vient que de son existence Seul lrsquoexistentialisme justifie la possibiliteacute de la theacuteorie ndash seule une relation agrave la finitude qui nrsquoest pas une penseacutee peut dire comment une penseacutee une ideacutee de lrsquoinfini est possible laquo Le propre de la

philosophie de lrsquoexistence nrsquoest pas de penser le fini sans se reacutefeacuterer agrave lrsquoinfini ndash ce qui aurait eacuteteacute impossible mais de poser pour lrsquoecirctre humain une relation avec le fini qui preacuteciseacutement nrsquoest pas une

penseacutee Une relation qui nrsquoest pas un rapport entre le fini et lrsquoinfini mais lrsquoeacuteveacutenement mecircme de finir ndash de mourir Cette relation avec le fini qui nrsquoest pas une penseacutee ndash crsquoest lrsquoexistence raquo (EDE 102) La distinction theacuteorique entre le fini et lrsquoinfini suppose une relation au fini preacuteceacutedant la theacuteorie qui est ecirctre et mourir Lrsquoideacutealisme a raison mais sa raison est formelle et ignore sa condition Si la philosophie de la finitude renonce agrave lrsquoinfini crsquoest qursquoelle renonce agrave la penseacutee theacuteorique agrave lrsquoideacutee elle repose sur laquo le fini qui nrsquoest plus ideacutee raquo (EDE 104) Lrsquoabandon de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est lrsquoabandon de la theacuteorie

Ce reacutesultat suscite une objection dans la partie VII lrsquoexistentialisme de Heidegger en tant qursquoil est une philosophie reste un certain discours theacuteorique sur lrsquoexistence qui suppose lui-mecircme le

deacutetachement reacuteflexif du penseur sur lrsquoexistence Heidegger tomberait ainsi dans laquo la contradiction qursquoil y a agrave refuser absolument lrsquoabsolu raquo (EDE 105) Mais lrsquoobjection est theacuteorique et Levinas nrsquoa pas

de mal agrave montrer qursquoelle laisse Heidegger indiffeacuterent la prise de distance neacutecessaire agrave la reacuteflexion theacuteorique nrsquoest-elle pas conditionneacutee par lrsquoexistence On peut de cette maniegravere retourner lrsquoobjection et dire qursquoil y a contradiction agrave ainsi poser relativement lrsquoabsolu Or crsquoest la philosophie de lrsquoexistence qui sort vainqueur de cette situation puisqursquoelle revendique la contradiction comme inheacuterente agrave lrsquoexistence elle-mecircme alors que lrsquoideacutealisme ne saurait se justifier sans sauver lrsquoabsolu Le caractegravere insoluble du problegraveme donne raison agrave Heidegger Levinas peut degraves lors conclure que la philosophie de la finitude en abandonnant la theacuteorie transforme la recherche du fondement et de la coheacuterence ndash ne se contentant pas de donner agrave la philosophie un nouvel objet mais redeacutefinissant la philosophie mecircme

Apregraves avoir brosseacute un tableau si eacutelogieux des perspectives nouvelles que la pheacutenomeacutenologie offre

agrave la philosophie la conclusion de lrsquoarticle opegravere cependant un brusque retournement Les trois derniers paragraphes eacutevoquent ainsi le souci drsquoun troisiegraveme type de philosophie deacutefinie par son opposition agrave Heidegger laquo ce nrsquoest pas vers un retour agrave la penseacutee qui serait reacuteminiscence et vers une existence

relieacutee agrave lrsquoinfini par la penseacutee que nous semble devoir srsquoorienter une philosophie soucieuse de sortir de lrsquoexistence raquo (EDE 106) Mais pourquoi sortir de lrsquoexistence alors que crsquoest elle qui selon lrsquoarticle a

renouveleacute la philosophie Levinas esquisse sa critique agrave grands traits la penseacutee drsquoEtre et temps est une compreacutehension et la compreacutehension est pouvoir Heidegger revient agrave une acception classique de

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la philosophie comme ontologie comme compreacutehension de lrsquoecirctre pouvoir du sujet sur lrsquoecirctre Il nrsquoa fait que substituer une domination agrave une autre la compreacutehension comme domination sur lrsquoecirctre en lieu et place de la theacuteorie Le souci de sortir de lrsquoexistence se justifierait ainsi par le souci de ne pas reacuteduire

lrsquoecirctre agrave la domination ce qui implique de rompre aussi bien avec Heidegger qursquoavec la philosophie classique lrsquoideacutealisme comme le reacutealisme se deacutefinissant par le primat qursquoils accordent agrave la theacuteorie La

penseacutee carteacutesienne de lrsquoinfini ne saurait constituer la sortie rechercheacutee12 Pourtant les deacuteveloppements que lrsquoarticle lui a consacreacutes se contentent-ils de lrsquoeacutetudier comme un vestige du passeacute De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant nrsquoavait-il pas vu dans la chose pensante une penseacutee de la position qui exceacutedait le theacuteoreacutetisme Lrsquoideacutee de lrsquoinfini exposeacutee dans lrsquoarticle de 1949 ne rejoint-elle pas cette exception

b) Une premiegravere ideacutee de lrsquoinfini

Nous devons maintenant renverser la perspective que Levinas adopte dans laquo De la description agrave

lrsquoexistence raquo et interroger ce que la pheacutenomeacutenologie nous apprend de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 1 Lrsquoideacutee de lrsquoinfini se caracteacuterise avant tout par son inutiliteacute pour la philosophie nouvelle de lrsquoexistence Elle est

un vestige du passeacute que la philosophie de la finitude deacutelaisse Degraves lors la philosophie dans son ensemble en tant qursquoelle a affirmeacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini (ideacutealisme) ou qursquoelle lrsquoa nieacutee (reacutealisme) nrsquoa fait

que se situer par rapport agrave elle et peut ecirctre rassembleacutee en une seule tendance le primat de la theacuteorie Si toute la philosophie occidentale jusqursquoagrave Husserl peut ecirctre rameneacutee agrave lrsquoideacutealisme crsquoest-agrave-dire agrave Platon ou Descartes crsquoest qursquoelle nrsquoa jamais contesteacute sa validiteacute lors mecircme qursquoelle le critiquait Seule une philosophie de lrsquoexistence pour qui la penseacutee nrsquoest plus theacuteorique peut se deacutegager de cette eacutetreinte La philosophie nouvelle nrsquoabandonne pas la penseacutee de lrsquoinfini parce qursquoelle porterait sur lrsquoinfini (crsquoeacutetait deacutejagrave lrsquoattitude du reacutealisme) mais parce qursquoelle est une theacuteorie Le refus de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est impliqueacute par le refus de la theacuteorie mecircme13 Ce nrsquoest pas lrsquoeacutetude des proprieacuteteacutes intrinsegraveques de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui la disqualifie mais son statut de penseacutee de la penseacutee ou de theacuteorie de la

theacuteorie En tant que condition de possibiliteacute du savoir et ideacuteal de connaissance absolue lrsquoideacutee de lrsquoinfini incarne le primat de la theacuteorie La philosophie de lrsquoexistence la refuse en raison du projet

qursquoelle supporte et non de son contenu propre 2 Ce rejet rendu neacutecessaire par le fait que lrsquoideacutee de lrsquoinfini incarne agrave elle seule le primat de la theacuteorie est donc un rejet de lrsquoideacutealisme dans son ensemble

Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le concept feacutedeacuterateur de tout lrsquoideacutealisme dont la reacutefeacuterence nrsquoest pas du tout restreinte agrave la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes ou au Pheacutedon de Platon La vision de lrsquoideacutealisme que Levinas propose procegravede non pas de la lecture deacutetailleacutee des textes mais de la seule confrontation avec la philosophie de lrsquoexistence Si laquo lrsquoideacutealisme est fonciegraverement platonicien et carteacutesien raquo (EDE 96) crsquoest drsquoabord parce que les philosophies de lrsquoexistence englobent toute lrsquohistoire de la philosophie dans la seule critique du primat theacuteorique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Les nuances et les diffeacuterences conceptuelles de la philosophie classique srsquoeffacent devant le sens global que lui donne la philosophie

12 Levinas suggegravere plutocirct de se tourner vers laquo lrsquohomme en tant que creacuteature ou en tant qursquoecirctre sexueacute raquo

(EDE 107) Les notions de creacuteation et de sexualiteacute renvoient agrave la penseacutee de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute que le lecteur connaicirct gracircce aux œuvres de 1947 Peut-ecirctre la reacutefeacuterence agrave la creacuteature est-elle la moins explicite mais Levinas la rattache agrave la feacuteconditeacute dans la confeacuterence de 1949 laquo Pouvoirs et Origine raquo laquo ecirctre creacuteature ndash crsquoest exister de maniegravere agrave ne pas porter toute exister entiegraverement pour son compte en tant que fils se reacutefeacuterant agrave lrsquoexister drsquoun Autre raquo (OC2 140)

13 Crsquoest pourquoi lrsquoarticle se permet drsquoassimiler le reacutealisme agrave lrsquoideacutealisme et de reacutesumer toute la philosophie agrave celui-ci La philosophie nrsquoa eacuteteacute jusqursquoagrave preacutesent qursquoune theacuteorie crsquoest-agrave-dire une quantification de lrsquoexistence Or la mort est chez Heidegger une laquo finitude qui degraves lors nrsquoest pas quantitative laquelle supposerait lrsquoinfini mais qualitative en quelque maniegravere qui nrsquoest pas donneacutee mais accomplie par lrsquoeacuteveacutenement de finir une intention de la fin qui nrsquoest pas ideacutee mais existence raquo (EDE 102)

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de lrsquoexistence ndash Non seulement Levinas assimile lrsquoideacutee de lrsquoinfini au primat de la theacuteorie mais il en fait un objet geacuteneacuteral de discours que les reacutefeacuterences agrave Descartes et agrave Platon ne font qursquoillustrer Loin de consideacuterer lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini comme un concept unique ou exceptionnel Levinas en fait le

sens le plus geacuteneacuteral et le plus vide de toute la philosophie classique reacuteduite au primat de la theacuteorie

Lrsquousage que lrsquoarticle fait des Meacuteditations montre-t-il bien cette exemplariteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini captant lrsquoessence du geste theacuteorique Trois passages vont dans ce sens Dans le premier Levinas interpregravete le laquo deacutebordement de lrsquoeacutevidence du cogito par la lumiegravere infinie sur lequel se termine la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes14 raquo comme laquo un instant privileacutegieacute raquo qui laquo tranche sur la vie raquo (EDE 97) La reacutefeacuterence est preacutecise mais lrsquointerpreacutetation est geacuteneacuteralisante Levinas oppose en effet lrsquoinfini carteacutesien agrave la vie concregravete dont les descriptions husserliennes ne se seacuteparent jamais Lrsquoideacutee de lrsquoinfini devient le modegravele drsquoun ideacutealisme seacuteparant penseacutee et vie Descartes nrsquoest convoqueacute ici que pour exemplifier la devise primum vivere deinde philosophari Les Meacuteditations ne sont pas invoqueacutees pour livrer leur sens propre mais pour incarner cette formule englobant selon Levinas toute la philosophie classique Ainsi lorsqursquoen 1948 lrsquoarticle laquo Lrsquoontologie dans le temporel raquo eacutevoque lui aussi cette

devise ce nrsquoest pas pour commenter Descartes qui nrsquoest mecircme pas citeacute mais pour faire valoir la nouveauteacute de la philosophie de Heidegger qui ne seacutepare pas philosopher et vivre (cf EDE 82) Cette

dialectique du vivre et du philosopher est lrsquoobjet drsquoun deuxiegraveme passage que nous avons deacutejagrave citeacute ougrave Levinas donne ironiquement raison agrave Descartes pour qui toute penseacutee du fini est deacutejagrave aperception de lrsquoinfini (cf EDE 101-102) Il srsquoagit encore de renoncer agrave une philosophie qui se deacutetache de la vie et contemple lrsquoinfini pour reacuteunir vivre (ecirctre) et philosopher ndash renonccedilant par ce geste agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Avec le troisiegraveme texte Levinas voit dans lrsquoargument ontologique la deacutefinition de la transcendance en geacuteneacuteral et laquo la pierre angulaire de lrsquoideacutealisme raquo (cf EDE 96) Lrsquoideacutee du parfait a beau ecirctre une penseacutee mise au sein du sujet pensant par un Autre que lui elle nrsquoeacutechappe pas pour autant agrave son pouvoir de reacuteflexion le sujet srsquoappuie sur elle pour prouver lrsquoexistence de Dieu fonder son savoir et assurer sa

maicirctrise sur le monde La preuve ontologique est ainsi le geste mecircme par lequel le sujet ideacutealiste impose le primat de la theacuteorie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquoinstrument de cette maicirctrise

Toutefois un dernier passage nuance notre constat voulant que laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo

neacuteglige la singulariteacute des Meacuteditations de Descartes Levinas objecte agrave la repreacutesentation qursquoil a donneacutee de lrsquoideacutealisme carteacutesien qursquoune philosophie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne saurait purement et simplement identifier ecirctre et penser Lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi preacutesence en moi drsquoune penseacutee infinie impliquerait si ecirctre et penser eacutetaient le mecircme que je sois moi-mecircme infini De lagrave la neacutecessiteacute drsquoune laquo distinction radicale entre lrsquoecirctre du sujet et ses Ideacutees raquo que Levinas deacutecrit de la faccedilon suivante (EDE 98)

Par lrsquoideacutee du parfait la penseacutee srsquoenracine dans lrsquoabsolu mais lrsquoexistence drsquoune penseacutee enracineacutee

dans lrsquoabsolu est moins que lrsquoabsolu nrsquoest qursquoune penseacutee pas plus qursquoune penseacutee ndash Ou encore si par lrsquoideacutee du parfait lrsquoexistence de la penseacutee se fonde dans lrsquoecirctre le fait drsquoecirctre fondeacute ne srsquoidentifie pas

14 Levinas cite ce passage en latin retranchant une partie de la phrase (nous eacutecrivons entre crochets la partie

de la citation que Levinas eacutelimine) laquo valde credibile est [me quodammodo ad imaginem et similitudinem ejus factum esse] illamque similitudinem in qua Dei idea continetur a me percipi per eandem facultatem per quam ego ipse a me percipior raquo (AT VII 51) Le duc de Luynes traduit laquo il est fort croyable [qursquoil mrsquoa en quelque faccedilon produit agrave son image et semblance] et que je conccedilois cette ressemblance (dans laquelle lrsquoideacutee de Dieu se trouve contenue) par la mecircme faculteacute par laquelle je me conccedilois moi-mecircme raquo (Reneacute Descartes Œuvres philosophiques textes preacutesenteacutes traduits et annoteacutes par F Alquieacute eacuted corrigeacutee par D Moreau Paris Garnier 2010 t II p 453) La restriction ne modifie pas le sens de la citation mais elle met en exergue la thegravese selon laquelle je conccedilois ma finitude par la mecircme faculteacute que je conccedilois lrsquoinfiniteacute de Dieu lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi deacuteborde ma penseacutee finie

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avec le fait drsquoecirctre qui se joue au-dessus dans une sphegravere ougrave existent des limites La condition de lrsquoexistence se distingue de lrsquoexistence elle-mecircme Lrsquoune est infinie lrsquoautre finie Lrsquoimportant crsquoest que lrsquoexistence finie nrsquoest pas coupeacutee chez Descartes de lrsquoinfini et que le lien est assureacute par la penseacutee que la penseacutee qui constitue toute lrsquoexistence du cogito srsquoajoute cependant agrave cette existence la rattachant agrave lrsquoabsolu Par lagrave lrsquoexistence humaine nrsquoest pas penseacutee mais une chose qui pense

Ces lignes difficiles cherchent agrave reprendre la penseacutee de Descartes dans les cateacutegories nouvelles de

la pheacutenomeacutenologie en particulier la distinction entre penser et exister Mecircme si Levinas srsquoen tient ici agrave un vocabulaire classique les distinctions qursquoil propose visent agrave deacutegager la pertinence du texte carteacutesien drsquoun point de vue descriptif Drsquoougrave le caractegravere remarquable de ces lignes il ne srsquoagit plus de faire de Descartes le modegravele de tout ideacutealisme en geacuteneacuteral mais de cerner la logique propre de son texte pour en extraire la description Ainsi ndash la chose est unique dans cet article ndash cet extrait deacutecouvre une veacuteriteacute

pheacutenomeacutenologique propre aux Meacuteditations elles-mecircmes Cette veacuteriteacute est celle de lrsquoexistence en deccedilagrave de la penseacutee crsquoest-agrave-dire la condition de chose qui pense il y a dans le cogito une existence qui se

distingue de la penseacutee Certes Levinas affirme que la penseacutee constitue toute lrsquoexistence du cogito de sorte qursquoil serait absurde de dire que le sujet carteacutesien existe avant de penser La distinction qursquoil propose entre penseacutee et existence vise agrave dissocier deux maniegraveres qursquoa le sujet de se rapporter agrave soi 1 Avec le cogito comme lrsquoavait deacutejagrave montreacute De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Descartes nrsquoexplicite pas tant le sens de la penseacutee que le sens de lrsquoexistence finie du sujet Crsquoest la troisiegraveme Meacuteditation qui dira lrsquoessence de la penseacutee en deacutecouvrant lrsquoideacutee de lrsquoinfini La seconde elle peut se passer de lrsquoideacutee de lrsquoinfini puisque la penseacutee nrsquoest pas son objet propre elle interroge la finitude de lrsquoecirctre la position du sujet dans lrsquoexistence la choseacuteiteacute de lrsquoego Le cogito est un eacutenonceacute preacutetheacuteorique qui dit lrsquoenracinement

de lrsquoexistant dans lrsquoexistence Crsquoest pourquoi Descartes nrsquoidentifie pas penser et exister ma penseacutee finie possegravede en elle une eacutecharde de lrsquoinfini mais mon existence finie est riveacutee agrave sa finitude 2 La

nouveauteacute de ces lignes consiste agrave reprendre ces conclusions acquises depuis 1947 dans une lecture de la seconde Meacuteditation et agrave en montrer la veacuteriteacute agrave partir de la troisiegraveme Meacuteditation Levinas rappelle que chez Descartes lrsquoideacutee de lrsquoinfini est aussi bien la condition de ma penseacutee que de mon existence Par la penseacutee se tournant vers lrsquoideacutee de lrsquoinfini le sujet peut se rapporter agrave son fondement mais cette penseacutee de lrsquoinfini si elle peut srsquoeacutelever vers les hauteurs ideacuteales drsquoune connaissance absolue nrsquoen ramegravene pas moins en mecircme temps le sujet agrave sa propre finitude Penser lrsquoinfini crsquoest agrave la fois srsquoeacutelever par la theacuteorie vers la penseacutee la plus haute et mesurer la finitude de son ecirctre agrave lrsquoaune de lrsquoinfini Descartes nrsquoest pas simplement le penseur qui a deacutetacheacute la theacuteorie de lrsquoexistence en fondant la science sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini il est aussi celui qui a marqueacute irreacutemeacutediablement la finitude du penseur impliqueacutee par lrsquoacte mecircme de penser lrsquoinfini Dans la troisiegraveme Meacuteditation lrsquoideacutealisme ne renie pas la finitude de

lrsquoexistence Lorsque je pense lrsquoinfini je me sais fini crsquoest pourquoi penser lrsquoinfini nrsquoest jamais plus qursquoune penseacutee15 On retombe ainsi sur les conclusions que De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant tirait du cogito

mecircme si la troisiegraveme Meacuteditation consacre le primat du theacuteorique elle confirme la choseacuteiteacute de lrsquoego Quel enseignement tirer de ce texte Sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini rien nrsquoest dit de nouveau Levinas ne

convoque la troisiegraveme Meacuteditation que pour approfondir son interpreacutetation de la notion de chose qui pense Seule la choseacuteiteacute de la penseacutee deacutemarque Descartes de lrsquoideacutealisme que le reste de son systegraveme

15 Il y aurait lieu tout au long de cette eacutetude de souligner agrave quel point ces textes semblent en contradiction

avec ce que lrsquoeacutethique dira de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Notons simplement qursquoen affirmant que la penseacutee de lrsquoinfini nrsquoest qursquoune penseacutee pas plus qursquoune penseacutee moins que lrsquoabsolu Levinas brosse un tableau qui semble jurer avec sa lecture plus tardive qui fera de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense Pourtant la contradiction nrsquoest qursquoapparente Une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense nrsquoest-elle pas une penseacutee pensant sa propre finitude son incapaciteacute agrave se faire autre qursquoune penseacutee une penseacutee qui nrsquoest que penseacutee Crsquoest bien le paradoxe de lrsquoideacutee de lrsquoinfini que de nrsquoecirctre qursquoune penseacutee une penseacutee finie et qui pourtant pense lrsquoinfini (cf sect8)

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philosophique incarne Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est associeacutee agrave lrsquoideacutealisme et son eacutetude preacutecise ne fait que confirmer son caractegravere de fondement theacuteorique de la connaissance Elle reste prise dans lrsquoopposition entre lrsquoideacutealisme qui a besoin de lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour penser la finitude de lrsquoecirctre et la

pheacutenomeacutenologie qui pense la finitude sans lrsquoinfini Faut-il consideacuterer que ces premiers textes sur Descartes en font une lecture et un emploi limiteacutes et insatisfaisants que lrsquoeacutethique deacutepassera Un fait

majeur nous lrsquointerdit lrsquoeacutethique loin drsquoinvalider les reacutesultats de cette confrontation de lrsquoideacutealisme agrave la pheacutenomeacutenologie les reprend Crsquoest ce que deacutemontre lrsquoeacutetude du premier texte eacutethique sur Descartes

II Lrsquoexception carteacutesienne

sect3 Abstraction et concreacutetisation

a) Descartes et la philosophie

Lrsquoarticle de 1957 laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo constitue une reacutefeacuterence16 Il est issu drsquoune

confeacuterence portant le mecircme nom prononceacutee au Collegravege Philosophique de Jean Wahl le 11 deacutecembre 1956 De nombreuses notions essentielles de lrsquoarticle sont deacutejagrave preacutesentes dans les textes qui preacutecegravedent celles de Deacutesir de visage ou de conscience morale par exemple Pourtant notre texte se distingue en donnant agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini une place centrale dans lrsquoarticulation de ces concepts et dans le projet philosophique geacuteneacuteral de Levinas Ce rocircle se retrouve dans le plan preacutesentant drsquoabord la philosophie occidentale comme une reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme domineacutee par les ideacutees de liberteacute et de pouvoir (parties I-II) lrsquoarticle singularise lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini en montrant la faccedilon dont celle-ci tranche formellement avec ce type de penseacutee (III) puis preacutecisant le sens eacutethique de cette

rupture en interpreacutetant lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave partir du visage et du Deacutesir (IV-V) Levinas deacutecrit la faccedilon dont cette ideacutee met en question la liberteacute et la conscience par lrsquoexigence de justice (VI)

Levinas commence par faire de la veacuteriteacute la question propre de la philosophie (partie I) 1 La

veacuteriteacute deacutesigne drsquoabord lrsquoexpeacuterience que Levinas entend ici au sens platonicien drsquoun mouvement du Mecircme vers lrsquoabsolument Autre La reacutefeacuterence agrave lrsquoabsolu est neacutecessaire laquo car lrsquoexpeacuterience ne meacuterite son nom que si elle nous transporte au-delagrave de ce qui reste notre nature raquo (EDE 165) elle implique lrsquoideacutee de transcendance et se veut heacuteteacuteronomie ouverture sur lrsquoideacuteal Lrsquoideacutealisme est ainsi perccedilu comme un mouvement appartenant agrave lrsquoideacutee mecircme de veacuteriteacute ougrave lrsquoexpeacuterience veacuteritable est une transcendance 2 Pourtant la veacuteriteacute implique une thegravese opposeacutee celle de la liberteacute absolue du penseur agrave adheacuterer aux

propositions si bien que la philosophie se fait ici autonomie liberteacute reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme (qui nrsquoest pas seulement preacutecise Levinas un caprice de la theacuteorie mais la vie concregravete du Moi) ndash Ces

deux tendances contradictoires inheacuterentes agrave lrsquoideacutee de veacuteriteacute dessinent deux possibiliteacutes pour la philosophie Or laquo le choix de la philosophie occidentale a pencheacute le plus souvent du cocircteacute de la liberteacute

et du Mecircme raquo (EDE 166) La partie II le montre en deacutecrivant la faccedilon dont la philosophie a eacutetabli le primat du Mecircme 1 Elle srsquoest drsquoabord constitueacutee en une eacutegologie qui est la reacuteduction de tout inconnu agrave ce qui est connu et librement maicirctriseacute par le Moi Levinas deacutecrit lrsquoeacutegologie en renvoyant agrave Descartes

16 Nous choisissons de ne pas nous appuyer ici sur les confeacuterences des anneacutees 1948 agrave 1956 au Collegravege

Philosophique de Jean Wahl Les textes qui nous sont parvenus ont eacuteteacute repris par Levinas quelques anneacutees apregraves avoir eacuteteacute prononceacutes ce qui fausse la chronologie Par exemple la confeacuterence laquo Pouvoirs et origine raquo de 1949 a eacuteteacute remanieacutee en 1959 Pour dater plus preacuteciseacutement ces textes il faut eacutetudier les concepts eacutethiques qursquoils emploient ce que nous ferons au sect20

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et agrave Platon les deux figures majeures de lrsquoideacutealisme mais il ne la preacutesente qursquoagrave partir du laquo je pense raquo laissant de cocircteacute lrsquoideacutee theacuteorique de lrsquoinfini La raison de ce choix nous est suggeacutereacutee par la caracteacuterisation de lrsquoeacutegologie comme laquo atheacuteisme ou plutocirct irreligion neacutegation drsquoun Dieu se reacuteveacutelant

mettant des veacuteriteacutes en nous raquo (EDE 167) Ainsi lrsquoeacutegologie est-elle un refus de la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes ndash et par lagrave elle se montre diffeacuterente de lrsquoideacutealisme des articles sur la pheacutenomeacutenologie

Levinas en deacutetaille le sens avec deux reacutefeacuterences cette fois explicites agrave Descartes La premiegravere renvoie agrave un moment encore eacutegologique de la troisiegraveme Meacuteditation celui ougrave lrsquoego deacutemontre la possibiliteacute qursquoil soit lui-mecircme en tant que substance pensante lrsquoorigine de toutes les ideacutees (du fini) en lui La seconde eacutevoque la quatriegraveme Meacuteditation et lrsquoego comme volonteacute libre 2 Pour assurer son pouvoir sur ce qui nrsquoest pas lui le Moi a recours agrave la meacutediation du Neutre gracircce au concept il attribue agrave lrsquoAutre une signification qui dissout son alteacuteriteacute et le situe par rapport agrave la totaliteacute de lrsquoecirctre Par ce moyen la raison est pouvoir et la philosophie accomplit le second mouvement de la veacuteriteacute au deacutetriment du premier Cette puissance qui srsquoexerce sur les choses ma liberteacute nrsquoeacutepargne pas les autres hommes Or la guerre opposition des liberteacutes nrsquoest-elle pas une mise en eacutechec de ma liberteacute par celle drsquoautrui Certes mais la mise en eacutechec de la liberteacute nrsquointerdit pas sa renaissance le primat du Mecircme ne peut ecirctre contesteacute

anticipe Levinas que si la liberteacute est mise en question et non pas seulement en eacutechec dans le savoir de son injustice La philosophie de Heidegger dont Levinas fait le couronnement de cette penseacutee du

Mecircme (cf EDE 169) reste aveugle agrave cette injustice Levinas lui consacre une longue critique extrecircmement seacutevegravere drsquoinspiration eacutethique Ce deacuteveloppement reprend lrsquoopposition entre philosophie de la finitude et philosophie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais la perspective change radicalement depuis les articles sur la pheacutenomeacutenologie puisqursquoelle quitte le plan de la theacuteorie pour lrsquoeacutethique (EDE 170)

La conscience de sa finitude ne vient pas agrave lrsquohomme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire ne se reacutevegravele

pas comme une imperfection ne se reacutefegravere pas au Bien ne se sait pas meacutechante La philosophie heideggeacuterienne marque preacuteciseacutement lrsquoapogeacutee drsquoune penseacutee ougrave le fini ne se reacutefegravere pas agrave lrsquoinfini (hellip) ougrave toute deacuteficience nrsquoest que faiblesse et toute faute commise agrave lrsquoeacutegard de soi ndash aboutissement drsquoune longue tradition de fierteacute[] drsquoheacuteroiumlsme de domination et de cruauteacute

Le jugement opposant lrsquoontologie heideggeacuterienne agrave lrsquoideacutealisme est repris lrsquoideacutee de lrsquoinfini servant

drsquoeacutetalon pour mesurer la diffeacuterence entre ces deux maniegraveres de philosopher Pourtant des diffeacuterences notables renversent la comparaison Drsquoabord lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus associeacutee agrave lrsquoideacutealisme crsquoest-agrave-dire au primat de la raison theacuteorique mais au Bien ou agrave lrsquoeacutethique par anticipation sur la suite du propos Il ne srsquoagit plus drsquoopposer les potentialiteacutes philosophiques nouvelles ouvertes par Heidegger lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus simplement le vestige drsquoun theacuteoreacutetisme deacutepasseacute Pourtant cette perspective

nouvelle rejoint la critique du pouvoir que formulaient deacutejagrave les textes sur lrsquoideacutealisme laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo se terminait sur lrsquoideacutee drsquoun deacutepassement du pouvoir qui est le point de

deacutepart de laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo Seulement alors que lrsquoarticle de 1949 cantonnait lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave la theacuteorie et excluait de recourir agrave elle pour deacutepasser Heidegger lrsquoarticle de 1957 voit dans cette ideacutee entendue cette fois en un sens eacutethique la possibiliteacute de ce deacutepassement Crsquoest donc une ideacutee de lrsquoinfini fortement distincte de celle des articles sur lrsquoideacutealisme que Levinas convoque ici teacutemoignant drsquoune lecture nouvelle de lrsquohistoire de la philosophie inspireacutee par lrsquoeacutethique et non plus par la theacuteorie Or malgreacute sa supeacuterioriteacute sur lrsquoideacutealisme theacuteorique lrsquoontologie de Heidegger est remise en cause par lrsquoeacutethique Notre extrait fustige la faccedilon dont le Dasein preacuteoccupeacute uniquement par la question de lrsquoecirctre ignore toute reacutefeacuterence au Bien agrave la culpabiliteacute et agrave la faute et infeacuteode toute question

agrave celle du pouvoir Lrsquoideacutee de lrsquoinfini se preacutesente ainsi comme le point drsquoougrave sourd une critique eacutethique de lrsquoontologie La suite de la partie II nrsquoest pas moins violente agrave lrsquoeacutegard de Heidegger elle nrsquoeacutepargne

ni son indiffeacuterence envers autrui ni son paganisme ni la proximiteacute de sa penseacutee avec le national-

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socialisme17 Ces contestations de lrsquoontologie srsquooriginent dans le fait que Heidegger nrsquoa pas poseacute la question de la justification de la liberteacute Or si cette question ne peut pas ecirctre poseacutee en restant dans le cadre drsquoune penseacutee de lrsquoexistence elle peut neacuteanmoins srsquoeacutenoncer gracircce agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

Le reste de lrsquoarticle srsquoattache agrave le montrer Lrsquoeacutetude deacutetailleacutee des thegraveses qui y sont soutenues eacutetant un travail que nous megraveneront tout au long de cette thegravese nous en resterons ici agrave une analyse de lrsquousage

qui est fait de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Comment lrsquoarticle caracteacuterise-t-il lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini La partie III preacutetend revenir agrave laquo la tradition de lrsquoAutre raquo (EDE 171) qui nrsquoest pas moins antique

que le primat du Mecircme adopteacute par la philosophie occidentale puisque la partie I avait deacutejagrave fait de cette tradition le premier mouvement de la recherche de la veacuteriteacute Cette tradition que Levinas critiquait par le passeacute comme un ideacutealisme theacuteorique acquiert une leacutegitimiteacute nouvelle lrsquoideacutee du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre chez Platon et lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Descartes sont deux faccedilons de signifier un mouvement vers lrsquoabsolument Autre renonccedilant agrave tout pouvoir Il srsquoagit de se tourner vers la philosophie de lrsquoAutre pour y trouver une voie alternative au primat du Mecircme Pourtant lrsquoeacutetude de ce primat dans la partie II nrsquoa-t-elle pas montreacute que Platon (la maiumleutique) et Descartes (lrsquoeacutegologie) lrsquoavaient garanti Lrsquoopposition de

deux traditions celles du Mecircme et de lrsquoAutre srsquoexpose ainsi drsquoembleacutee agrave une objection drsquoinconseacutequence Toute la philosophie semble-t-il a eacuteteacute domineacutee par la question du pouvoir et ce

mecircme lorsqursquoelle exprimait le Deacutesir drsquoune expeacuterience de lrsquoAutre Lrsquoeacutelection de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dans la partie III survient alors que lrsquoeacutegologie de Descartes srsquoeacutetait deacutejagrave montreacutee guideacutee par le privilegravege du Mecircme Or Levinas se deacutelivre de la difficulteacute en choisissant de singulariser Descartes au sein de cette tradition motivant sa deacutecision drsquoune faccedilon extrecircmement preacutecise ce qursquoil vise ce nrsquoest pas lrsquoensemble des Meacuteditations mais laquo une structure dont [il veut] retenir drsquoailleurs uniquement le dessin formel raquo (ibid) Cette solution pare notre objection puisqursquoen singularisant la seule structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas peut laisser de cocircteacute ce qui dans la penseacutee de Descartes reconduirait lrsquoinfini vers le primat du Mecircme Il ne retiendra de lrsquoideacutee de lrsquoinfini que sa structure qui

est celle de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre Devant ce geste il faut poser deux seacuteries de questions 1 La premiegravere concerne la possibiliteacute le sens et la deacutefinition de ce geste mecircme Que veut dire le fait de ne

conserver drsquoun concept que son dessin formel Levinas a-t-il raison de supposer qursquoil est possible drsquoisoler une structure conceptuelle en la seacuteparant du reste de lrsquoanalyse Est-ce bien du reste ce qursquoil

fait ndash ou son geste est-il plus complexe que la mise en scegravene qui en est ici donneacutee Nous preacuteciserons 17 La critique heideggeacuterienne de la technique ne contredit-elle pas degraves Etre et temps ce rapprochement

Mais cela supposerait que le national-socialisme ait la mecircme origine que la domination de la technique ce que Levinas conteste On ne saurait reacuteduire ce reacutegime agrave la froide assimilation de lrsquohomme agrave la machine car il est laquo plus inhumain que le machinisme raquo cet excegraves en inhumaniteacute doit avoir une cause plus inhumaine encore que la technique agrave savoir laquo un enracinement paysan et une adoration feacuteodale des hommes asservis pour les maicirctres et seigneurs qui les commandent raquo (EDE 170) Ces lignes ne visent pas seulement lrsquoinfluence de la terre souabe et de lrsquoimaginaire centreacute sur la figure quasi-feacuteodale du paysan sur la penseacutee de Heidegger mais bien une identiteacute intellectuelle entre cette penseacutee et cet enracinement dans la terre Deux textes de jeunesse en teacutemoignent En 1933 dans La compreacutehension de la spiritualiteacute Levinas eacutecrit apregraves avoir preacuteciseacute que Heidegger preacutefeacuterait employer le mot laquo existence raquo pour qualifier la spiritualiteacute de lrsquohomme laquo ce nrsquoest pas par hasard que les partis politiques extreacutemistes actuellement si forts en Allemagne sont enchanteacutes de cette notion drsquoesprit Ils ne font pas confiance agrave la raison parce que celle-ci reacutesiste agrave leur vitaliteacute ils nrsquoeacutecoutent pas la raison qui dit oui alors que leur existence crie non raquo (LCS 75) Ces lignes ne disent pas que Heidegger serait nazi elles nrsquoen disent pas moins qursquoil partage avec le nazisme une mecircme maniegravere de privileacutegier lrsquoexistence sur la raison En 1934 Quelques reacuteflexions sur la philosophie de lrsquohitleacuterisme ne mentionne pas Heidegger Lrsquoarticle creuse neacuteanmoins lrsquoopposition entre une socieacuteteacute libeacuterale fondeacutee sur une liberteacute raisonnable (les Lumiegraveres franccedilaises) et une socieacuteteacute allemande dont le racisme est fondeacute sur lrsquoexistence et la volonteacute de puissance ndash qui structurait deacutejagrave lrsquoarticle de 1933 ndash La critique que Levinas formule en 1957 prolonge ces reacuteflexions en preacutecisant le point de vue eacutethique qui les justifie La philosophie de Heidegger est eacuteminemment critiquable parce qursquoelle ignore lrsquoeacutethique lrsquolaquo humaniteacute mecircme de lrsquohomme raquo (QR 24) que le racisme et le national-socialisme mettent en cause

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ces problegravemes degraves la partie suivante 2 Pour lrsquoheure il nous faut examiner la porteacutee philosophique de ce geste sa feacuteconditeacute descriptive et sa pertinence au vu des enjeux que lrsquoarticle a souleveacutes

Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini possegravede une structure formelle18 qui se caracteacuterise drsquoabord comme une relation entre le moi et lrsquoinfini Cette relation est paradoxale car elle ne se laisse pas deacutecrire dans

les cateacutegories du contenu et du contenant pour deux raisons le moi ne saurait contenir lrsquoinfini et le moi et lrsquoinfini sont seacutepareacutes19 Deacutejagrave la reacutefeacuterence au moi suggegravere que Levinas en retenant la forme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini reprend aussi son rapport agrave lrsquoego cogito Mais ces descriptions sont neacutegatives et Levinas passe agrave la structure positive en preacutesentant un paradoxe pour la theacuteorie des ideacutees Dit en termes carteacutesiens lrsquoideacutee de lrsquoinfini est telle que son ideacuteatum deacutepasse son ideacutee ou que le repreacutesenteacute fait eacuteclater sa repreacutesentation Dit en termes husserliens lrsquoinfini deacutejoue lrsquointentionnaliteacute qui le vise Lrsquoinfini a donc une ideacutee qui ne se compare agrave aucune autre qui devrait ecirctre impossible et qui pourtant se reacutealise sous cette forme contradictoire drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense Lrsquoinfini a une ideacutee qui nrsquoest pas concept mais qursquoil est leacutegitime drsquoappeler ideacutee en tant que le moi pense lrsquoinfini Cette ideacutee ne peut pas ecirctre deacutecrite dans les cateacutegories de la repreacutesentation de lrsquointentionnaliteacute ou de la

reacuteminiscence Elle excegravede ces theacuteories puisqursquoelle accomplit lrsquoexpeacuterience de lrsquoabsolument Autre Devant ces paradoxes Levinas srsquointerroge sur le caractegravere philosophique de cette description Si lrsquoideacutee

de lrsquoinfini excegravede le concept et la description pheacutenomeacutenologique la philosophie ne se trouve-t-elle pas sans ressources pour la penser Crsquoest sans compter une autre dimension de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre sa concreacutetude En la prenant en compte Levinas quitte le discours formel et lrsquoeacutetude de Descartes pour identifier sa structure agrave la relation agrave autrui Il procegravede donc agrave un second geste compleacutementaire du premier qualifiant concregravetement lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre crsquoest-agrave-dire lui attribuant un pheacutenomegravene la relation agrave autrui Voici donc la contrepartie du geste de singularisation de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini lrsquoidentification de lrsquoexpeacuterience de lrsquoabsolument Autre avec la relation agrave autrui ndash ou bien lrsquoidentification de lrsquoabsolument Autre avec autrui La partie III eacutenonce la forme de lrsquoexpeacuterience de

lrsquoAutre le dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Descartes la partie IV eacutenonce le pheacutenomegravene de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre la relation agrave autrui laquo Lrsquoexpeacuterience lrsquoideacutee de lrsquoinfini se tient dans le rapport

avec Autrui Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le rapport social raquo (EDE 172)

A nouveau nous devrons interroger le sens de ce second geste compleacutementaire du premier Voyons drsquoabord agrave quoi il revient Levinas reprend lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini dans la partie IV et deacutecrit la faccedilon dont celle-ci structure la relation eacutethique agrave autrui en tant que visage ndash alteacuteriteacute absolue dont la parole mrsquointerdit le meurtre et met en suspens mon pouvoir La partie V preacutecise alors que lrsquoeacutethique nrsquoest pas une modaliteacute de la connaissance Pour cela elle revient agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Descartes mais aussi chez Malebranche20 et deacutefend une thegravese qui nuance sans contredire la position des articles sur la pheacutenomeacutenologie laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas comme les connaissances qui se reacutefegraverent agrave elle raquo elle nrsquoest pas laquo une theacutematisation ou une objectivation raquo (EDE 174) En effet si crsquoeacutetait le cas lrsquoinfini

18 Lrsquoanalyse exhaustive de la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est meneacutee au chapitre 2 19 La notion de seacuteparation intervient trois fois dans cette partie drsquoune faccedilon tregraves discregravete laquo helliple moi est

seacutepareacute de lrsquoInfini raquo laquo la transcendance de lrsquoinfini par rapport au moi qui en est seacutepareacutehellip raquo et laquo hellipmaintenir les ecirctres seacutepareacutes ne pas sombrer dans la participationhellip raquo (EDE 172) Dans cet article Levinas nrsquoexplicite pas le concept de seacuteparation bien qursquoil soit deacutejagrave cardinal pour sa penseacutee

20 Il nrsquoy a pas agrave proprement parler drsquointerpreacutetation geacuteneacuterale et drsquousage de Malebranche chez Levinas Toutefois celui-ci commente souvent le Dieu de Malebranche agrave partir de lrsquoarticle de 1957 Autrement qursquoecirctre cite notamment en note et laquo Dieu et la philosophie raquo interpregravete largement la formule laquo LrsquoInfini est agrave lui-mecircme son ideacutee raquo (cf AE 155n1 et DQVI 105) Malebranche est ainsi convoqueacute pour preacuteciser le sens de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

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serait reacuteduit agrave sa preacutesence dans le fini et par lagrave serait rendu fini Cette thegravese semble deacutesavouer ce que disait laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo ougrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoidentifiait agrave une connaissance absolue et personnifiait le primat de la theacuteorie Pourtant si Malebranche a selon Levinas clairement dissocieacute

lrsquoinfini de la connaissance Descartes est lui resteacute ambigu agrave ce sujet laquo Chez Descartes une certaine ambiguiumlteacute reste sur ce point le cogito reposant sur Dieu fonde par ailleurs lrsquoexistence de Dieu la

prioriteacute de lrsquoInfini se subordonne agrave lrsquoadheacutesion libre de la volonteacute initialement maicirctresse drsquoelle-mecircme raquo (ibid) Ainsi Levinas nrsquoa-t-il pas changeacute sa lecture geacuteneacuterale de Descartes lrsquoauteur des Meacuteditations voulait fonder une science et il a soumis lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave lrsquoargument ontologique pour se donner le fondement qursquoil cherchait si bien que lrsquoego est libre de se saisir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour en faire le sol de sa maicirctrise theacuteorique du monde Levinas nrsquoabandonne pas son interpreacutetation de lrsquoideacutealisme carteacutesien il la nuance seulement en distinguant avec le dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une eacutechappeacutee hors de la theacuteorie par la penseacutee de lrsquoinfini Crsquoest pourquoi il se seacutepare laquo de la lettre du carteacutesianisme raquo et abandonne toute reacutefeacuterence agrave la laquo contemplation raquo theacuteorique (ibid) en interpreacutetant lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme Deacutesir La reacutecupeacuteration de lrsquoideacutee de lrsquoinfini par le sujet est-elle eacutevacueacutee pour autant Ne faut-il pas encore montrer en quoi le Deacutesir ne se laisse pas reacutecupeacuterer par lrsquoego en quoi il

invalide son pouvoir theacuteorique Il reste en effet agrave dire comment avec le dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini il est possible de deacutecrire une relation qui ne se laisse pas reacutecupeacuterer dans un second temps par

la conscience libre La partie VI accomplit cette rupture en montrant que lrsquoideacutee de lrsquoinfini interpreacuteteacutee comme conscience morale dans la relation agrave autrui est laquo la mise en question de ma liberteacute raquo (EDE 175) Lrsquoideacutealiteacute de lrsquoinfini son statut drsquoideacutee est ici deacutetourneacute du cadre theacuteorique ougrave Descartes se situait ideacutee ne signifie plus concept mais ideacuteal ou hauteur (cf EDE 178) eacutethique primauteacute de lrsquoideacutee du parfait gracircce agrave laquelle je mesure mon imperfection et qui se deacutecrit comme honte conscience de lrsquoinjustice de mon ecirctre responsabiliteacute et heacuteteacuteronomie Avec le visage drsquoautrui penseacute agrave partir de la structure formelle de lrsquoinfini la philosophie de lrsquoheacuteteacuteronomie trouve sa possibiliteacute

b) Lrsquoabstraction de la structure formelle

laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo inaugure une lecture de Descartes dont lrsquoeacuteveacutenement majeur est ce geste de singularisation de la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Comment se deacutefinit-il La

tradition de lrsquoAutre est antique et remonte agrave Platon Mais en son sein laquo crsquoest lrsquoanalyse carteacutesienne de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui de la maniegravere la plus caracteacuteristique esquisse une structure dont nous voulons retenir drsquoailleurs uniquement le dessin formel raquo (EDE 171) Descartes a eacutenonceacute cette structure de la faccedilon la plus caracteacuteristique lrsquoemploi de ce superlatif est eacuteloquent Il singularise drsquoune part le texte carteacutesien en en faisant le reacutefeacuterent propre pour la description de cette structure mais il lrsquoinsegravere drsquoautre part dans la tradition de lrsquoAutre suggeacuterant qursquoon y trouve drsquoautres textes posseacutedant cette structure Levinas preacutesente sa deacutemarche en deux temps il recherche la structure formelle de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre puis choisit de singulariser au sein de la philosophie le texte carteacutesien dont il ne retient que la

structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini au deacutetriment du reste La deacutemarche est incompatible avec les meacutethodes de lrsquohistoire de la philosophie elle ne respecte ni lrsquoexhaustiviteacute de lrsquoanalyse (elle adopte un point de vue partiel en se retreignant au dessin formel) ni la neutraliteacute du commentateur (elle recourt agrave une seacutelection partiale des eacutenonceacutes compatibles avec lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre) elle se veut mecircme neacutegatrice de lrsquohistoire en son principe (niant lrsquohistoire geacuteneacuterale de la penseacutee en extrayant le moment

carteacutesien hors de toute historiciteacute niant lrsquohistoire interne de la penseacutee carteacutesienne en isolant un seul texte la troisiegraveme Meacuteditation) Il srsquoagit donc avant tout drsquoun usage de Descartes ougrave Levinas applique

un proceacutedeacute exeacutegeacutetique original au texte carteacutesien visant agrave produire un reacutesultat exceacutedant la lettre de ce texte Le proceacutedeacute est premier par rapport au texte auquel il est appliqueacute il soumet ce texte agrave des

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exigences qui lui sont exteacuterieures Il fait violence au texte de Descartes en lrsquoastreignant par divers moyens agrave se conformer agrave une attente de reacutesultat Ces moyens mise entre parenthegraveses du sens propre des concepts carteacutesiens (notamment celui mecircme drsquoideacutee de lrsquoinfini) insertion du dessin formel dans un

cadre probleacutematique non-carteacutesien (lrsquoeacutethique) application au texte de cateacutegories eacutetrangegraveres et mecircme anachroniques (intentionnaliteacute seacuteparation Deacutesir visage) Le reacutesultat attendu la formalisation de

lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre ougrave celui-ci nrsquoest pas reacuteduit au Mecircme Plus speacutecifiquement la singularisation de la structure formelle de lrsquoinfini est une abstraction Non

que Levinas simplifie ou qursquoil geacuteneacuteralise le sens de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini mais il applique un proceacutedeacute complexe drsquointerpreacutetation au texte carteacutesien qui le transforme de maniegravere agrave seacuteparer lrsquoeacuteleacutement rechercheacute (le dessin formel) du reste de la description Et lrsquoabstraction srsquoentend en plusieurs sens Drsquoabord Levinas isole la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini du reste des Meacuteditations pour en deacutegager le sens propre deacutetacheacute du reste de la conceptualiteacute carteacutesienne Cette seacuteparation implique drsquoabstraire la structure formelle de lrsquoideacutealisme theacuteorique ou de lrsquoontologie de Descartes et mecircme en particulier de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (crsquoest-agrave-dire tout ce qui dans cette ideacutee ne relegraveve pas de sa structure)

Elle fait violence au texte en reniant sa trame geacuteneacuterale au profit drsquoun de ses eacuteleacutements singuliers Cette meacutethode est hautement paradoxale comment Levinas peut-il preacutetendre revenir par une telle

deacuteformation de la penseacutee de Descartes agrave une structure carteacutesienne Le deacutecoupage notionnel que Levinas opegravere nrsquoest-il pas un arraisonnement des Meacuteditations au moyen duquel il deacuteforme ce texte pour le subordonner agrave sa propre perspective Pourtant lrsquoarticle preacutetend bien deacutegager un aspect authentique de la penseacutee de Descartes en tant que lrsquoabstraction qursquoil effectue vise agrave substituer une probleacutematique carteacutesienne (secondariseacutee dans les Meacuteditations) agrave une autre Descartes nrsquoavait-il pas le souci drsquoune penseacutee ne reacuteduisant pas lrsquoinfini au fini Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoexcegravede-t-elle pas la science puisque Descartes montre que lrsquoego ne saurait la produire Levinas renverse ainsi lrsquoordre carteacutesien des raisons (fondation de la science) pour en singulariser une partie dont la logique propre ne se reacuteduit

pas agrave lrsquoordre des raisons Cette partie crsquoest lrsquoexpeacuterience de lrsquoinfini ougrave celui-ci excegravede le cogito ndash avant que lrsquoego ne se reacuteapproprie lrsquoeacutevidence de lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour prouver lrsquoexistence de Dieu et fonder

la science Lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre est donc source drsquoune nouvelle mise en ordre des eacuteleacutements de la meacuteditation de Descartes Ce nouvel agencement ce reacuteameacutenagement critique des notions srsquoabstrait de

lrsquoordre des raisons et obeacuteit agrave un autre ordre non moins carteacutesien ougrave lrsquoambition de science rigoureuse srsquoefface devant la recherche de lrsquoabsolument Autre Le proceacutedeacute drsquoabstraction de Levinas a un effet de relief il singularise les eacuteleacutements propres agrave lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre et les met en avant reacutevegravele leur logique propre indeacutependante du primat du Mecircme guidant lrsquoordre des raisons ce qui permet de mettre ce primat entre parenthegraveses Levinas reprend les eacuteleacutements du carteacutesianisme et au lieu de les agencer selon lrsquoordre premier de la philosophie de Descartes les relie agrave partir drsquoun ordre second et particulier du carteacutesianisme lrsquoirreacuteductibiliteacute de la penseacutee de lrsquoinfini agrave la penseacutee du fini Est-ce lagrave ecirctre fidegravele agrave Descartes Certes non au sens ougrave ce proceacutedeacute neacuteglige le tout pour projeter sur lui la partie mais si

lrsquoideacutealisme theacuteorique eacutetait deacutejagrave une trahison de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont il bafouait le statut en lrsquoinseacuterant dans un ordre des raisons la fideacuteliteacute consistera alors agrave restituer lrsquoirreacuteductibiliteacute de la partie par rapport au tout Lrsquoabstraction levinassienne a pour but cette libeacuteration elle donne le moyen de deacutelivrer lrsquoideacutee de lrsquoinfini de lrsquoemprise du theacuteorique

Levinas procegravede donc en faisant violence au texte carteacutesien agrave partir drsquoune fraction de ce texte mecircme Faisant de cette faccedilon jouer Descartes contre lui-mecircme il procegravede agrave une relecture complegravete

voire mecircme une reacuteeacutecriture des Meacuteditations qui passe par plusieurs niveaux 1 Cette fraction de texte ndash la troisiegraveme Meacuteditation et mecircme au sein de celle-ci les sous-textes disant lrsquoirreacuteductibiliteacute de lrsquoinfini

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au fini ndash comment Levinas y accegravede-t-il Le proceacutedeacute abstractif suppose une compreacutehension geacuteneacuterale de la philosophie de Descartes qui servira de fond au deacutecoupage de la structure formelle il suppose la lecture critique des premiers articles sur la pheacutenomeacutenologie qui comprennent le carteacutesianisme comme

ideacutealisme theacuteorique Nous aurions tort de chercher dans laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo une rupture et un abandon de cette premiegravere lecture Celle-ci nrsquoest pas invalideacutee mais bien confirmeacutee par la

singularisation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini si la singularisation est neacutecessaire crsquoest bien parce que la philosophie de Descartes est un ideacutealisme assimilant lrsquoAutre au Mecircme21 Seulement au sein de cette assimilation Levinas preacutetend que lrsquoon peut abstraire une structure qui reacutesiste au primat du Mecircme et ougrave se dessine lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre Lrsquoabstraction est le proceacutedeacute neacutecessaire pour mettre en relief cette exception sur fond du jugement faisant du carteacutesianisme un ideacutealisme Or pour eacuteclairer lrsquoexception de lrsquoideacutee de lrsquoinfini malgreacute la disposition de tout le carteacutesianisme suivant lrsquoordre des raisons il faut preacuteciseacutement affranchir cette ideacutee de cet ordre ndash ce qui srsquoeffectue de plusieurs faccedilons a Il srsquoagit drsquoabord de mettre entre parenthegraveses lrsquoideacutealisme Celui-ci repose sur la possibiliteacute pour le sujet de se saisir par la reacuteflexion de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en lui et drsquoen faire le fondement de la science La mise entre parenthegraveses de lrsquoideacutealisme est donc une renonciation agrave lrsquoideacuteal theacuteorique de science et agrave la position

ideacutealiste du sujet meacutetaphysique Elle est neacutecessaire puisque la deacutemarche de Levinas substitue agrave cet ideacutealisme theacuteorique la recherche de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre Singulariser la structure formelle de lrsquoideacutee

de lrsquoinfini crsquoest abstraire lrsquoideacutee drsquoinfini de lrsquoordre theacuteorique ougrave elle est enchacircsseacutee en tant que raison puis retrouver la faccedilon dont elle formalise lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre dans le texte carteacutesien b Cette substitution affecte lrsquoensemble des concepts carteacutesiens La preacutesentation que Levinas propose de sa propre deacutemarche est trompeuse sur ce point En retenant uniquement le dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas reprend eacutegalement tout un appareil de concepts et surtout de problegravemes agrave Descartes Comment parler de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini en laissant de cocircteacute les notions drsquoeacutevidence de clarteacute et de distinction la theacuteorie des ideacutees et celle de la substance Mais cet appareil conceptuel sera deacutetourneacute de lrsquoordre des raisons pour ne retenir que sa contribution au dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini c Les

Meacuteditations dans leur progression argumentative feront lrsquoobjet drsquoun mecircme traitement Levinas ne neacuteglige pas ndash bien au contraire ndash la place de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans cet ouvrage il la reacuteemploie pour

deacutecrire lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre et par lagrave lui donne un autre rocircle que celui qui est le sien dans lrsquoordre des raisons Cette interpreacutetation de Descartes agrave partir de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre ne peut toutefois pas

srsquoen tenir agrave ce seul niveau geacuteneacuteral de reacuteeacutelaboration Elle exige plus encore une abstraction de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme 2 En effet loin de renvoyer simplement agrave une structure formelle de penseacutee lrsquoideacutee de lrsquoinfini est doueacutee drsquoun contenu qui est la premiegravere cible de lrsquoabstraction levinassienne Mais comment seacuteparer le dessin formel du contenu de lrsquoideacutee de lrsquoinfini a Chez Descartes cette ideacutee est celle drsquoun Dieu posseacutedant lrsquoecirctre de faccedilon eacuteminente Levinas eacutevacue toute conception onto-theacuteo-logique de Dieu en ne retenant que le dessin formel de lrsquoideacutee de Dieu Cette opeacuteration suppose alors que cette ideacutee ne soit plus idea substantiae infinitae que lrsquoinfini ne soit plus conccedilu comme un ecirctre ou une substance Levinas renonce agrave parler de Dieu agrave partir de son essence accessible theacuteoriquement b

Par conseacutequent Levinas ne retient pas la preuve de lrsquoexistence de Dieu puisqursquoil conteste la pertinence des concepts drsquoessence et drsquoexistence appliqueacutes agrave Dieu Crsquoest au moyen de cette preuve que le sujet theacuteorique fait retour sur lrsquoideacutee de Dieu et en fait le fondement de toute connaissance Le refus de lrsquoideacutealisme est un refus de la preuve ontologique c Mais ne retenir que le dessin formel de lrsquoideacutee de

21 La lecture eacutethique de Descartes nrsquoentre pas en contradiction avec la nature essentiellement theacuteorique de

lrsquoideacutealisme carteacutesien Crsquoest pourquoi un article contemporain de la reacutedaction de Totaliteacute et infini laquo Reacuteflexions sur la technique pheacutenomeacutenologique raquo (1959 repris in En deacutecouvrant lrsquoexistence) peut reprendre lrsquoopposition entre ideacutealisme et pheacutenomeacutenologie la lecture eacutethique reacuteveacutelant la secondariteacute de la theacuteorie et la primauteacute de lrsquoinfini abordeacute drsquoune faccedilon eacutetrangegravere agrave la theacuteorie

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lrsquoinfini contester lrsquoidentification de lrsquoinfini agrave un ecirctre nrsquoest-ce pas aussi abandonner toute reacutefeacuterence agrave Dieu mecircme Faut-il aller un pas plus loin et dire qursquoen dissociant lrsquoideacutee de lrsquoinfini de lrsquoideacutee drsquoun ecirctre parfait Levinas la dissocie aussi de lrsquoideacutee de Dieu Crsquoest bien ce qursquoil faut soutenir ndash mais preacutecisons

le sens de cette thegravese Il ne srsquoagit pas de contester le fait que lrsquoideacutee de lrsquoinfini soit ideacutee de Dieu mais plutocirct de refuser leur identification essentielle Levinas ne peut reprendre lrsquoeacutequation unifiant a priori

par la seule vertu des deacutefinitions lrsquoideacutee de lrsquoecirctre infini et lrsquoideacutee de Dieu puisqursquoil nie que lrsquoanalyse puisse penser lrsquoinfini (et non pas que Dieu soit infini) Autrement dit crsquoest la meacutethode analytique qui est ici en question en tant qursquoelle identifie theacuteoriquement Dieu agrave lrsquoinfini ndash si cette identification srsquoaveacuterait vraie ce serait autrement que par le savoir

En dissociant de la sorte la structure formelle du contenu de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas soumet

bien le texte de Descartes agrave un proceacutedeacute hermeacuteneutique contraignant qui conteste lrsquoordre theacuteorique des raisons pour mettre en lumiegravere le deacutepassement de toute penseacutee par lrsquoinfini Il soumet la penseacutee de Descartes agrave une probleacutematique affranchie de lrsquoideacuteal theacuteorique de science mais cette lecture se veut hors drsquoatteinte de lrsquoobjection drsquoarbitraire en tant que le problegraveme nouveau qui la guide est lui aussi

carteacutesien Cet usage de Descartes ne le soumet pas agrave une penseacutee qui lui serait eacutetrangegravere il reacutevegravele une dimension propre de cette penseacutee Il y a chez Descartes une penseacutee de lrsquoAutre qui ne se laisse pas

reacuteduire agrave la penseacutee du Mecircme mais il faut lrsquoen deacutelivrer La justesse de cette preacutetention nrsquoest pas facile agrave eacutetablir elle exige une prise de position sur la question du rapport entre la forme drsquoune penseacutee et son contenu La deacutemarche de Levinas suppose qursquoil est possible drsquoabstraire la forme drsquoune penseacutee (ici son eacutelan vers lrsquoabsolument Autre) du contenu theacutematique ougrave cette penseacutee se mateacuterialise (ici la deacutetermination onto-theacuteo-logique de lrsquoideacutee de lrsquoecirctre infini) Mais Levinas nrsquoeacutevalue pas le succegraves de sa deacutemarche en fonction de la compreacutehension historique qursquoelle nous donne de lrsquoœuvre de Descartes Le critegravere de succegraves reacuteside plutocirct dans lrsquoextraction qursquoelle reacutealise celle de lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini Que la structure formelle ainsi extraite ne soit pas en toute rigueur de facture carteacutesienne que le proceacutedeacute

qui a permis de lrsquoobtenir ait neacutecessiteacute lrsquointervention drsquoeacuteleacutements eacutetrangers agrave la penseacutee de Descartes et de facture levinassienne peu importe22 Levinas ne preacutetend pas reconstruire le carteacutesianisme agrave partir de

ses seuls eacuteleacutements mais il veut produire un reacutesultat gracircce agrave lrsquousage de concepts carteacutesiens et en reacuteponse agrave un problegraveme drsquoinspiration carteacutesienne Le proceacutedeacute drsquoabstraction en livrant la structure

formelle donne la premiegravere partie de ce reacutesultat Mais celui-ci est encore incomplet cette structure appelle un contenu ndash la relation agrave autrui

c) La concreacutetisation de la structure formelle

Levinas ne justifie pas dans laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo la concreacutetisation qursquoil propose

de lrsquoexpeacuterience de lrsquoabsolument Autre Il affirme de but en blanc laquo Lrsquoexpeacuterience lrsquoideacutee de lrsquoinfini se tient dans le rapport avec Autrui Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le rapport social raquo (EDE 172) Cette thegravese se

preacutesente drsquoembleacutee comme le pendant concret de la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La mise au jour de cette structure nrsquoest pas une finaliteacute en soi car lrsquoabsolument Autre excegravede le discours theacuteorique Elle demande agrave ecirctre compleacuteteacutee par un second proceacutedeacute celui de concreacutetisation Si Levinas emprunte lrsquoideacutee de lrsquoinfini aux Meacuteditations crsquoest pour se donner un cadre formel exceacutedant la theacuteorie ndash pour rendre possible le discours philosophique sur lrsquoAutre Seulement comme le preacutecise la fin de la partie

22 Cette indiffeacuterence nrsquoest donc pas un rejet de lrsquohistoire de la philosophie mais son deacutetournement

Lrsquohistoire de la philosophie doit avoir une autre finaliteacute qursquoelle-mecircme la philosophie dont elle doit servir lrsquoactualiteacute (cf sect57) Lrsquoenquecircte historique doit produire des reacutesultats pour la penseacutee preacutesente et ces reacutesultats suffisent agrave justifier la pertinence de lrsquoenquecircte

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III lrsquoideacutee de lrsquoinfini est un paradoxe pour la philosophie elle-mecircme Elle excegravede toute capaciteacute aussi bien celle du sujet theacuteorique que celle de lrsquoexistence finie Le cadre philosophique de la relation agrave lrsquoAutre est preacuteciseacutement lrsquoexcession de la philosophie par cette relation Lrsquoabstraction de la structure

formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini megravenerait alors agrave lrsquoimpossibiliteacute de toute philosophie si elle nrsquoeacutetait pas corrigeacutee par le concours drsquoune autre modaliteacute de la penseacutee philosophique qui est la conquecircte de la

pheacutenomeacutenologie la description A la theacuteorie de lrsquoideacutealisme Levinas emprunte une structure formelle exceacutedant la theacuteorie agrave la description pheacutenomeacutenologique il emprunte une conception du concret exceacutedant lrsquointentionnaliteacute La possibiliteacute du discours philosophique mise agrave mal par lrsquoexcegraves de lrsquoinfini est donc assureacutee par la description de lrsquoAutre ndash et lrsquoAutre crsquoest autrui La relation agrave autrui nrsquoest pas du tout la simple exemplification de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est impossible pour la philosophie mais elle srsquoimpose agrave elle agrave travers lrsquoexpeacuterience de la relation sociale Sans autrui le philosophe rejetterait lrsquoideacutee de lrsquoinfini au titre de sa contradiction (comme il rejette le cercle carreacute au titre de son absurditeacute) mais il y a la rencontre drsquoautrui et le philosophe qui veut la deacutecrire a besoin de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La description justifie le discours formel et le discours formel donne agrave la description son cadre Par lagrave on voit la grande uniteacute du geste levinassien et la solidariteacute des deux moments de sa

meacutethode Il ne srsquoagit pas drsquoappliquer Descartes agrave lrsquoexpeacuterience drsquoautrui ni de remplacer laquo Dieu raquo par laquo autrui raquo dans les Meacuteditations mais de penser ensemble la relation agrave autrui et lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme

les deux faces lrsquoune concregravete et lrsquoautre formelle de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre Cette double deacutemarche formelle et concregravete preacutesuppose ainsi plusieurs thegraveses que lrsquoarticle de 1957

ne pose pas explicitement 1 La premiegravere de ces thegraveses est lrsquoidentification drsquoautrui agrave lrsquoAutre absolu ou agrave lrsquoinfini Chez Descartes lrsquoinfini eacutetait attribueacute agrave Dieu en vertu de son essence mais Levinas ne peut reconduire cette deacutemarche pour autrui parce qursquoil refuse la voie analytique et qursquoautrui ne saurait ecirctre infini par essence Il ne deacutemontre donc pas sa thegravese par un raisonnement la description assure la veacuteriteacute de cette eacutequivalence 2 Une deuxiegraveme thegravese est ainsi neacutecessaire sur le statut de la philosophie

lrsquoeacutethique ne saurait ecirctre theacuteoriseacutee mais elle doit ecirctre deacutecrite selon la meacutethode pheacutenomeacutenologique Ce recours agrave la pheacutenomeacutenologie eacutetait deacutejagrave preacutepareacute dans lrsquoeacutetude de la structure formelle ougrave Levinas lisait

lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dans le cadre de la theacuteorie husserlienne de lrsquointentionnaliteacute En effet la partie III montrant que lrsquoinfini excegravede la penseacutee qui le vise deacutecrivait deacutejagrave dans ce langage formel la

relation agrave lrsquoinfini comme un pheacutenomegravene Pourtant ce pheacutenomegravene tranchait avec les penseacutees de Husserl et Heidegger en se refusant au pouvoir du sujet 3 Crsquoest pourquoi une troisiegraveme thegravese soutient que la relation agrave autrui eacutechappe agrave tout pouvoir et invalide la domination du sujet sur le monde Lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui implique cette exception contre le sens commun La philosophie de lrsquoabsolument Autre est rendue possible par la description drsquoune expeacuterience deacutepassant le pouvoir

Quel usage cette concreacutetisation par la relation agrave autrui fait-elle de la structure formelle de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini Les parties IV agrave VI deacutecrivent lrsquoideacutee de lrsquoinfini hors de tout cadre theacuteorique en reconnaissant

dans lrsquoeacutethique son sens veacuteritable Dans sa lettre le carteacutesianisme est le pouvoir de se ressaisir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour en faire le fondement de la connaissance mais Levinas rompt avec lui en interpreacutetant lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme Deacutesir Une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense est face agrave autrui dont le visage interdit le meurtre Elle ne saurait ecirctre theacuteorique puisque la reacutesistance du visage met hors jeu mes pouvoirs en mettant ma liberteacute en question Or malgreacute lrsquoideacutealisme theacuteorique Descartes permet

bien de penser la forme de cette relation eacutethique La primauteacute (carteacutesienne) de lrsquoinfini sur le fini est la structure de lrsquoexpeacuterience pheacutenomeacutenologique de la honte comme mise en question de ma liberteacute La

connaissance de ma faute ne srsquoacquiert pas par reacuteflexion elle nrsquoest pas non plus un sentiment elle est la mesure de ma propre finitude rendue possible par la preacutesence de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi Le

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philosophe nrsquoapplique pas artificiellement lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini agrave la relation sociale mais il deacutecouvre dans la description de cette relation cette ideacutee formelle agrave lrsquoœuvre

laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo renouvelle lrsquointerpreacutetation que Levinas a donneacutee de Descartes en distinguant deux types de rapports (opposeacutes mais non contradictoires) agrave sa penseacutee Le

premier fidegravele jusqursquoau bout agrave la lettre du carteacutesianisme voit en celui-ci un ideacutealisme theacuteorique Le second transgresse la lettre pour singulariser la structure formelle de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre et retrouver cette structure agrave lrsquoœuvre dans la description de lrsquoeacutethique Toutefois cette deuxiegraveme lecture repose sur des preacutesupposeacutes que lrsquoarticle ne justifie pas tant en ce qui concerne le premier moment drsquoabstraction que le second de concreacutetisation Degraves lors nous devons nous tourner vers Totaliteacute et infini qui a poseacute en 1961 sous une forme pour la premiegravere fois complegravete et sur de nombreux points plus explicite le sens de cet usage de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

sect4 La place de Descartes dans Totaliteacute et infini

Quoique Totaliteacute et infini reprenne et amplifie le statut drsquoexception que laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo donnait agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini il propose une lecture deacutetailleacutee de Descartes que

lrsquoon ne saurait reacuteduire au double geste drsquoabstraction et de concreacutetisation de 1957 Dans lrsquoœuvre de 1961 la reacutefeacuterence agrave Descartes centreacutee sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini est fondamentale Mais son identification preacutecise exige des remarques meacutethodologiques preacutealables Il faut diviser deux seacuteries de textes ceux ougrave la reacutefeacuterence agrave Descartes est explicite et ceux qui font usage de concepts carteacutesiens sans citer directement Descartes Que faire de cette deuxiegraveme seacuterie drsquooccurrences faut-il la consideacuterer comme un commentaire de Descartes ou un deacuteveloppement extra-carteacutesien Il serait possible drsquoaffronter la difficulteacute en examinant un par un les textes de cette seconde seacuterie pour deacuteterminer srsquoils font partie ou non du commentaire sur Descartes Toutefois outre le caractegravere fastidieux drsquoun tel exercice crsquoest son

approche binaire du texte qui nous incite agrave le repousser Levinas lui-mecircme ne preacutecise jamais agrave quel moment de son analyse il srsquoeacuteloigne de Descartes et imposer un deacutecoupage tranchant lrsquoexeacutegegravese

carteacutesienne de la philosophie drsquoinspiration carteacutesienne ne peut conduire qursquoagrave une lecture biaiseacutee Nous devons donc adopter une autre deacutemarche en renonccedilant agrave un repeacuterage exhaustif preacutealable des reacutefeacuterences

agrave Descartes la preacutesence de lrsquoauteur des Meacuteditations les multiples modaliteacutes de sa preacutesence dans le texte de Levinas nous lrsquointerdisent Nous partirons des reacutefeacuterences explicites agrave Descartes afin de deacuteterminer drsquoabord quel rocircle joue ce nom dans Totaliteacute et infini quelles thegraveses lui sont associeacutees quel usage en est fait et en deacutefinissant le statut et le sens de lrsquointerpreacutetation de Descartes en 1961 nous pourrons peut-ecirctre dans un second temps deacutefinir les regravegles pour une lecture de lrsquousage qui est fait des concepts carteacutesiens sans mention de leur paterniteacute et ainsi situer la seconde seacuterie de textes par rapport agrave la premiegravere

a) Le nouvel ordre carteacutesien Totaliteacute et infini semble obeacuteir agrave un mot drsquoordre bien diffeacuterent de celui de laquo La philosophie et

lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo Levinas srsquointeacuteresse deacutesormais agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini pour un motif plus vaste que sa seule structure formelle il y trouve une conception originale du spirituel Opposant agrave la

maiumleutique platonicienne ndash ougrave lrsquointeacuterieur participe de lrsquoexteacuterieur sans veacuteritable seacuteparation et ougrave lrsquoenseignement eacuteveil de veacuteriteacutes que je contiens toujours deacutejagrave en moi verrouille lrsquointeacuterioriteacute dans son

isolement ndash laquo la mise en moi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo comme modegravele drsquoune philosophie de lrsquoexteacuterioriteacute il souligne que laquo tout ce travail ne cherche qursquoagrave preacutesenter le spirituel selon cet ordre carteacutesien

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anteacuterieur agrave lrsquoordre socratique raquo (TI 196) Que veut dire cette expression drsquoordre carteacutesien Il ne srsquoagit plus de lrsquoordre theacuteorique des raisons qui structure lrsquoideacutealisme mais de cet ordre que deacutegageait lrsquoarticle de 1957 en seacuteparant lrsquoideacutee de lrsquoinfini du rationalisme singularisant la primauteacute de lrsquoinfini sur le fini

comme structure de lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre Ici lrsquoordre carteacutesien excegravede toutefois la simple forme de la penseacutee Levinas lrsquoassocie agrave laquo lrsquointeacuterioriteacute souveraine de lrsquoecirctre seacutepareacute raquo agrave laquo lrsquoenseignement raquo et agrave

laquo lrsquoordre du Deacutesir raquo (ibid) Il deacutesigne donc tout lrsquoesprit aussi bien la seacuteparation du psychisme que lrsquoenseignement du visage Lrsquoordre carteacutesien nrsquoest pas le synonyme du dessin formel de 1957 puisqursquoil comprend deacutesormais deux formes concregravetes de la vie spirituelle que Levinas interpregravete dans le rapport entre la deuxiegraveme et la troisiegraveme Meacuteditation Il nrsquoest plus question drsquoisoler lrsquoideacutee de lrsquoinfini en lrsquoabstrayant du reste des Meacuteditations et en ne retenant que sa structure formelle Le sens de cette ideacutee se trouve dans son rapport au cogito son eacutelucidation exige donc une interpreacutetation de sa place dans la progression argumentative des Meacuteditations Or les Meacuteditations ont ceci de remarquable qursquoelles mettent en lumiegravere deux ordres diffeacuterents structurant ce rapport Levinas y insiste au paragraphe I-B-1 (cf TI 46-47) 1 Dans lrsquoordre chronologique de la meacuteditation celui que le sujet meacuteditant suit de raison en raison le cogito est drsquoabord poseacute comme une veacuteriteacute indeacutependante ougrave la chose pensante se

pose comme sa propre origine Crsquoest le temps de la seacuteparation preacuteceacutedant la deacutecouverte de la primauteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 2 Pourtant cette deacutecouverte reacutevegravele dans la troisiegraveme Meacuteditation la veacuteriteacute absolue

drsquoun autre ordre dit logique lrsquoinfini eacutetait le fondement du cogito la condition de possibiliteacute de la seacuteparation de lrsquoego Jrsquoai en moi lrsquoideacutee de lrsquoinfini penseacutee dont je ne suis pas lrsquoauteur et marque de ma creacuteation par Dieu ndash Ces deux ordres articulant le cogito et lrsquoideacutee de lrsquoinfini forment ensemble lrsquoordre carteacutesien auquel se rallie Totaliteacute et infini La structure formelle agrave laquelle laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo reacuteduisait lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus le seul apport de Descartes Du reste lrsquoeacutetait-il vraiment en 1957 ougrave deacutejagrave le deacutebordement de lrsquoideacutee par son ideatum eacutetait poseacute agrave partir de la seacuteparation entre le moi et lrsquoinfini La lecture levinassienne de Descartes se joue sur le double rapport entre le cogito et lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Ce double rapport est la division de deux temps le temps du cogito ougrave je suis seacutepareacute de lrsquoinfini

et le temps de la deacutecouverte de la preacutesence de lrsquoinfini en moi23 Comment Levinas deacutecrit-il chacun de ces moments Notre analyse du double proceacutedeacute drsquoabstraction et de concreacutetisation se reacutevegravele de

nouveau pertinente sur plusieurs aspects substitution agrave lrsquoordre theacuteorique ideacutealiste drsquoun ordre anteacute-theacuteorique abstraction des relations formelles des concepts primant sur leur contenu assignation drsquoun sens concret agrave ces relations vides par la description pheacutenomeacutenologique Cependant notre interpreacutetation de lrsquoarticle de 1957 reste trop restreinte et ne peut ecirctre reconduite en raison de changements cruciaux lrsquoordre anteacute-theacuteorique mis en avant se deacutemultiplie (outre lrsquoeacutethique la vie de jouissance voire mecircme lrsquoau-delagrave du visage) le contenu des concepts nrsquoest plus eacutecarteacute (le caractegravere theacuteorique du cogito est expliqueacute par la seacuteparation celui de lrsquoideacutee de lrsquoinfini par lrsquoenseignement) et Levinas estime deacutesormais que les Meacuteditations proposent des descriptions pheacutenomeacutenologiques (seacuteparation atheacutee contemplation

de lrsquoinfini) Ces diffeacuterences sont capitales sans deacutetruire le geste singulier inaugureacute en 1957 elles reviennent sur ce qursquoil avait de simplificateur pour reacuteveacuteler une lecture tregraves riche de Descartes exceacutedant le seul dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Totaliteacute et infini deacutepasse par conseacutequent le cadre de notre exeacutegegravese de laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo et il faut pour comprendre cette complexiteacute nouvelle revenir aux thegraveses essentielles que lrsquoœuvre de 1961 precircte agrave Descartes

23 Ces deux temps traduisent la distinction entre lrsquoordre des matiegraveres et lrsquoordre des raisons ou lrsquoordre de

lrsquoanalyse et lrsquoordre de la synthegravese F Alquieacute lrsquoillustre agrave lrsquoaide du rapport entre le laquo je pense raquo et Dieu puis commente laquo Nous avons donc lagrave deux ordres Et Descartes nous dit agrave la fois que lrsquoordre de la connaissance est un ordre vrai et que pourtant il nrsquoest pas lrsquoordre de la chose raquo (Leccedilons sur Descartes op cit p 63)

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Suivons dans ce but le plan des Meacuteditations elles-mecircmes Au paragraphe I-C-3 Levinas en donne

une lecture entiegraverement orienteacutee par la question de lrsquoalteacuteriteacute et de la parole mecircme le primat theacuteorique

de lrsquoideacutealisme tire de cette question sa justification La theacuteorie suppose une liberteacute qui se distance du monde et le pose comme un laquo pur spectacle raquo laquo monde silencieux raquo dont lrsquoeacuteloignement assurera la

connaissance (TI 90) Le monde de la theacuteorie est silencieux en tant qursquoil se soumet entiegraverement agrave la vision panoramique du sujet qui annule la parole les autres ne sont plus que des points distants dans le spectacle leur parole srsquointegravegre au spectacle La theacuteorie soumet tout mecircme la parole agrave la vision Lrsquoideacuteal carteacutesien drsquoune connaissance absolue qui inaugure les Meacuteditations est bien celui de ce spectacle silencieux le sujet meacuteditant ne voit dans lrsquoexteacuterioriteacute qursquoune apparence Le doute se fait alors la contrepartie neacutecessaire de lrsquoapparition du caractegravere de pur spectacle des pheacutenomegravenes offerts au sujet theacuteorique Or Levinas montre que cette deacuteficience de la vision est drsquoabord une deacuteficience de la parole Le doute est issu de lrsquoeacutequivoque propre au spectacle de la deacutemultiplication anarchique des visions Mais ce nrsquoest pas tant cette multipliciteacute que cette anarchie qui lrsquoexplique le doute naicirct de lrsquoabsence drsquoun principe qui unifierait le divers du pheacutenomegravene Le sujet placeacute devant lrsquoapparaicirctre

doute de ce qursquoil voit parce que son regard nrsquoy trouve aucun ordre qui renverrait agrave une substance Cet eacutechec du regard se dit chez Descartes comme une tromperie ou un mensonge Les visions sont

douteuses car elles ne sont pas sincegraveres elles me trompent laquo comme si le silence nrsquoeacutetait que la modaliteacute drsquoune parole raquo (TI 91) Mais qursquoest-ce qursquoune parole qui ne serait pas sincegravere Ce ne saurait ecirctre le droit commandement du visage cette parole trompeuse railleuse et obscure est laquo lrsquoenvers du langage raquo ougrave le signe donneacute se refuse agrave lrsquointerpreacutetation (ibid) ndash crsquoest la (non-)parole du malin geacutenie24 La tromperie des pheacutenomegravenes qui suscite le doute carteacutesien vient drsquoun Autre laquo Le monde silencieux est un monde qui nous vient drsquoautrui fucirct-il malin geacutenie raquo (ibid) Le silence nrsquoest pas lrsquoabsence de la parole mais en tant que srsquoy entend une tromperie railleuse en tant qursquoil suscite un effroi il est lrsquoenvers de la parole ou une parole qui ne parlerait pas droit Alors que le visage se preacutesente en

personne dans sa parole ndash mecircme dans le mensonge ndash le malin geacutenie se soustrait agrave sa propre apparition le soupccedilon qursquoil suscite ne renvoie agrave aucun visage 25 Par conseacutequent lrsquoanalyse que

Levinas livre ici du doute carteacutesien reacutevegravele que deacutejagrave chez Descartes lrsquoanarchie des sensations est celle drsquoune parole qui ne se reacutefegravererait pas au visage

24 La (non-)parole du malin geacutenie srsquooppose agrave celle du visage Levinas a-t-il vu que cette opposition reprenait

exactement les traits drsquoune autre opposition agrave la parole du visage celle de la (non-)parole du feacuteminin Lrsquoidentiteacute de ces deux oppositions est drsquoautant plus indeacuteniable qursquoelle vaut pour les deux figures du feacuteminin dans Totaliteacute et infini 1 Le feacuteminin de la demeure (section II) parle un laquo langage silencieux raquo qui nrsquoest pas celui du visage (TI 166) 2 Le feacuteminin eacuterotique (section IV) est lui aussi laquo lrsquoenvers de lrsquoexpression de ce qui a perdu lrsquoexpression raquo et qui laquo joue lrsquoeacutequivoque raquo laquo lrsquoeacutequivoque du silence raquo et du laquo rire raquo (TI 295) LrsquoAimeacutee reprend le silence lrsquoeacutequivoque et la raillerie du malin geacutenie carteacutesien Le feacuteminin notamment sous sa guise eacuterotique serait-il le malin geacutenie de lrsquoeacutethique Par-delagrave le paralleacutelisme des expressions lrsquoargument se retrouve au niveau des concepts Le malin geacutenie de Descartes est selon Levinas la dimension obscure et mysteacuterieuse des pheacutenomegravenes abstraits de leur principe qursquoest la parole drsquoautrui lrsquoeacuteros est le mystegravere drsquoune parole eacutethique priveacutee de son commandement au Bien et donc de son principe Le malin geacutenie et lrsquoAimeacutee sont deux figures drsquoune relation ougrave lrsquoAutre parle en deccedilagrave du visage dans lrsquooubli de son commandement lrsquoune est la confusion theacuteorique de la veacuteriteacute et du mensonge lrsquoautre la confusion concregravete du Deacutesir et du besoin Par conseacutequent feacuteminin et malin geacutenie obeacuteissent agrave un mecircme type de rapport au principe agrave la parole eacutethique

25 F Alquieacute affirme en effet que le malin geacutenie situe laquo le problegraveme de la veacuteriteacute et de lrsquoerreur sur un plan intersubjectif raquo lrsquoideacutee laquo est un langage Or tout langage peut mentir Il est donc neacutecessaire de se demander qui nous parle et si nous voulons fonder la science drsquoecirctre assureacutes que celui qui nous dit le Monde ne peut nous induire en erreur raquo (Descartes lrsquohomme et lrsquoœuvre Paris La Table Ronde 2017 pp 167-168)

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Or la reacutefeacuterence agrave autrui nrsquoest pas moins indispensable agrave lrsquointerpreacutetation du cogito Levinas fait du cogito le premier point drsquoarrecirct du doute ougrave la neacutegation de la penseacutee (je doute que je pense) se retourne en affirmation agrave un niveau supeacuterieur de reacuteflexion de lrsquoactiviteacute de penser (je pense que je doute) Nier

la penseacutee crsquoeacutetait deacutejagrave penser lrsquoeacutevidence du cogito est ainsi le premier point drsquoarrecirct du doute ougrave celui-ci se trahit lui-mecircme Levinas pourtant met en cause lrsquoeacutevidence du cogito cette premiegravere certitude

nrsquoest pas certaine car elle peut ecirctre agrave son tour nieacutee aboutissant derechef agrave une deuxiegraveme affirmation drsquoun autre niveau Celle-ci pouvant agrave son tour ecirctre nieacutee la neacutegation comprise dans le doute carteacutesien apparaicirct comme une laquo descente vers un abicircme toujours plus profond et que nous avons appeleacute ailleurs il y a par-delagrave lrsquoaffirmation et la neacutegation raquo (TI 94) Le cogito nrsquoest que la premiegravere certitude acquise apregraves la premiegravere formulation du doute avant la renaissance du doute sur le cogito lui-mecircme et la descente drsquoaffirmation en neacutegation jusqursquoagrave lrsquoil y a qui persiste par-delagrave cette alternance au fond de lrsquoecirctre Que signifie cette thegravese et comment lrsquoexpliquer 1 Du seul point de vue de lrsquoexeacutegegravese carteacutesienne cette reacutegression agrave lrsquoinfini est ce qursquoobtient le lecteur qui srsquoen tiendrait au seul niveau du cogito abstraction faite de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Sans le recours agrave lrsquoexistence de Dieu pour justifier lrsquoeacutevidence toute eacutevidence nouvellement acquise peut ecirctre mise en doute en tant qursquoeacutevidence (cogito

compris) le retour de la neacutegation srsquoexplique par lrsquoabsence drsquoun fondement agrave lrsquoeacutevidence elle-mecircme Seule la preuve de lrsquoexistence de Dieu pourra mettre fin agrave cette mise en abicircme 2 Levinas interpregravete

cela dans lrsquoopposition entre la seacuteparation atheacutee du cogito qui tente de reacutepondre agrave la (non-)parole trompeuse du malin geacutenie avec lrsquoeacutevidence de sa vision preacutesente et lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui seule soutient cette eacutevidence Lrsquoeacutethique confirme cette structuration la parole drsquoautrui se reacutevegravele indispensable agrave lrsquoeacutevidence elle est la condition du cogito mecircme puisque laquo ce nrsquoest pas moi ndash crsquoest lrsquoAutre qui peut dire oui raquo (ibid) A la (non-)parole du malin geacutenie dont le silence railleur fait resurgir le doute malgreacute lrsquoeacutevidence du cogito ne peut reacutepondre qursquoune parole droite qui rompt le silence et dit laquo oui raquo celle du visage Autrui ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini est bien le principe26 En son absence lrsquoarrecirct agrave une eacutevidence absolue est impossible et la succession descendante des affirmations et des neacutegations tend vers lrsquoil y a lrsquoecirctre

qui bourdonne malgreacute la disparition des ecirctres malgreacute le silence des autres27

Tout revient donc agrave la parole drsquoautrui Le doute nrsquoest possible et apregraves lui le cogito que dans lrsquooubli de la primauteacute de lrsquoAutre sur le Mecircme En faisant drsquoautrui le principe du pheacutenomegravene le

26 Jean-Luc Marion cite ce texte pour illustrer la thegravese que la formulation laquo ego sum ego existo raquo de la

seconde Meacuteditation laquo srsquoenracine dans une alteacuteriteacute originaire interpelleacute par un autrui lrsquoego nrsquoest lui-mecircme que par un autre que lui-mecircme raquo cet enracinement laquo fut deacutejagrave parfaitement deacutecrit par Levinas raquo (laquo Lrsquoalteacuteriteacute originaire de lrsquoego raquo Questions carteacutesiennes II Paris PUF 1996 pp 44-45)

27 Levinas nrsquoeacutecrit pas que le doute carteacutesien megravene agrave lrsquoil y a (puisque le doute reste theacuteorique et qursquoil srsquoappuie sur lrsquoaffirmation et la neacutegation) mais qursquoil est un mouvement de descente dont lrsquoil y a est la limite agrave lrsquoinfini Cette proximiteacute entre doute hyperbolique et il y a srsquoatteste dans la deacutemarche mecircme qui amenait Levinas agrave formuler celui-ci dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant (DEE 93) laquo Imaginons le retour au neacuteant de tous les ecirctres choses et personnes Il est impossible de placer ce retour au neacuteant en dehors de tout eacuteveacutenement Mais ce neacuteant lui-mecircme raquo La confrontation aux Meacuteditations de Descartes eacuteclaire la deacutemarche de Levinas en 1947 Ces lignes deacutecrivent une expeacuterience imaginative de la destruction de toutes choses opeacuteration drsquoinspiration carteacutesienne la premiegravere Meacuteditation parle (dans le franccedilais du duc de Luynes) de laquo deacutetruire geacuteneacuteralement toutes mes anciennes opinions raquo (Descartes Œuvres philosophiques op cit p 405) crsquoest-agrave-dire de rejeter comme fausse (non-existante) toute chose douteuse Drsquoailleurs le retour au neacuteant opeacutereacute par Levinas fait abstraction de lrsquoeacuteveacutenement que ce retour est lui-mecircme il est une mise entre parenthegraveses du retour reacuteflexif de la penseacutee sur elle-mecircme de la certitude du cogito Lrsquoil y a levinassien est un doute hyperbolique ougrave srsquoabicircme le sujet mecircme qui effectue le doute incapable drsquoaccomplir le cogito car lrsquoexpeacuterience nrsquoest plus theacuteorique mais ontologique Or dans Totaliteacute et infini Levinas retrouve en commentant la figure du malin geacutenie lrsquohorreur de lrsquoil y a dont seul lrsquoAutre peut me deacutelivrer (Remarquons en eacutecho agrave la note 24 que de mecircme que le malin geacutenie est ici rapprocheacute de lrsquoil y a la nuit de lrsquoeacuteros sera rapprocheacutee de la nuit de lrsquoil y a (cf TI 289) accentuant une nouvelle fois la maligne geacutenialiteacute de lrsquoAimeacutee)

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paragraphe I-C-3 montre que la deacutemarche de Descartes mecircme dans son versant le plus theacuteorique est guideacutee par la question de lrsquoalteacuteriteacute Seul lrsquooubli de lrsquoeacutevidence de lrsquoideacutee de lrsquoinfini rend possible la formulation du doute (qui suppose le monde silencieux ougrave la vision eacutecrase la parole) et du cogito

(premiegravere certitude qui ignore encore son fondement en lrsquoAutre) Or Levinas a soin de montrer que ce moment de lrsquooubli de lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas purement illusoire car il produit la seacuteparation acquis

philosophique majeur de la seconde Meacuteditation La seacuteparation srsquoatteste dans le fait que le cogito est poseacute avant lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans un ordre chronologique distinct de lrsquoordre logique La structure des Meacuteditations est ici le nerf de lrsquoargument Levinas voyant dans la progression argumentative de ce texte la formulation philosophique rigoureuse de la situation du sujet concret dans le monde Outre la forme du texte Levinas insiste aussi sur la pertinence pheacutenomeacutenologique des concepts carteacutesiens lrsquoatheacuteisme du moi se posant comme origine de ses propres penseacutees ou lrsquoobscuriteacute de la sensation qui nrsquoest pas deacuteficience de la theacuteorie mais concreacutetude de la jouissance (cf TI 136 et 143)

Un second passage de Totaliteacute et infini reprend lrsquoanalyse geacuteneacuterale du rythme des Meacuteditations

insistant cette fois sur le rapport entre la deuxiegraveme et la troisiegraveme Il srsquoagit du paragraphe III-B-5 ougrave

Levinas confronte Descartes agrave Husserl Dans les Meacuteditations carteacutesiennes le sujet monadique constitue autrui si bien que le cogito de Husserl se pose indeacutependamment drsquoautrui Ce nrsquoest pas le cas

chez Descartes certes son cogito est une reacuteflexion sur soi prenant conscience drsquoelle-mecircme mais laquo dans une deuxiegraveme deacutemarche ndash reacuteflexion sur la reacuteflexion ndash il srsquoaperccediloit des conditions de cette certitude Cette certitude tient agrave la clarteacute et agrave la distinction du cogito ndash mais la certitude elle-mecircme est rechercheacutee agrave cause de la preacutesence de lrsquoinfini dans cette penseacutee finie qui sans cette preacutesence ignorerait sa finitude raquo (TI 232) Contrairement agrave Husserl qui constitue lrsquoideacutee de lrsquoinfini Descartes la deacutecouvre comme condition de toute penseacutee dans une deacutemarche doublement reacuteflexive Le cogito eacutetait une penseacutee faisant reacuteflexivement retour sur elle-mecircme lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une reacuteflexion sur cette reacuteflexion sur ce cogito deacutevoilant son caractegravere conditionneacute Il y a donc une diffeacuterence de nature entre les deux types

de reacuteflexion le cogito est une reacuteflexion sur la finitude de la penseacutee ougrave le sujet se saisit agrave partir de lui-mecircme lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une reacuteflexion sur le conditionnement de la penseacutee par lrsquoinfini preacutesent en

elle Qursquoest-ce que cette double reacuteflexiviteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Notre texte preacutecise drsquoabord qursquoelle tient agrave la clarteacute et agrave la distinction du cogito En effet la deacutecouverte du conditionnement infini du fini

ne suppose pas une faculteacute speacuteciale qui viendrait srsquoajouter au cogito mais tient agrave ce cogito lui-mecircme Crsquoest le moi seacutepareacute de lrsquoinfini ce moi atheacutee qui croit pouvoir produire les ideacutees de toutes choses agrave partir de sa seule substance qui deacutecouvre lrsquoideacutee de lrsquoinfini en lui Ainsi est-ce du fait de lrsquoincapaciteacute du cogito agrave produire toutes ses ideacutees que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est deacutecouverte La reacuteflexion qui megravene agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit donc srsquoentendre comme un double mouvement drsquoabord la tentative de deacuteduire lrsquoinfini du fini puis le constat de lrsquoeacutechec de cette tentative Crsquoest lrsquoeacutechec de la reacuteflexion ameneacute par la reacuteflexion elle-mecircme Le cogito reconnaicirct qursquoil est lui-mecircme conditionneacute par lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave partir de lrsquoeacutechec de la reacuteduction de lrsquoinfini au fini Levinas explique la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini par le sujet

meacuteditant carteacutesien agrave partir du seul cogito qui en eacuteprouvant sa propre finitude se deacutecouvre preacuteceacutedeacute et conditionneacute par lrsquoideacutee de lrsquoinfini La reacuteflexion sur la reacuteflexion ndash la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi ndash a donc un statut tout agrave fait paradoxal elle relegraveve du seul pouvoir du cogito mais elle est en mecircme temps lrsquoeacutechec de ce pouvoir et sa mise en question Crsquoest en eacutechouant agrave la maicirctriser que le cogito deacutecouvre lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Pour dire cette mise en question du cogito par lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas cible dans ce paragraphe

des passages preacutecis de la troisiegraveme Meacuteditation Il eacutenonce drsquoabord que la deacutecouverte de lrsquoinfini en moi nrsquoest ni un raisonnement ni une intuition puisqursquoelle est plutocirct la deacutefection du raisonnement et de

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lrsquointuition devant lrsquoinfini qui se refuse agrave la conversion en objet laquo La relation avec lrsquoinfini dans la double structure de lrsquoinfini preacutesent au fini mais preacutesent hors du fini ndash nrsquoest-elle pas eacutetrangegravere agrave la theacuteorie Nous y avons vu la relation eacutethique raquo (ibid) Or en faisant de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une relation

eacutethique Levinas ne quitte-t-il pas Descartes La question est difficile Descartes a deacutejagrave soustrait lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave la theacuteorie en nrsquoen faisant pas un objet de deacuteduction ou drsquointuition laquo Descartes mieux

qursquoun ideacutealiste ou qursquoun reacutealiste deacutecouvre une relation avec une alteacuteriteacute totale irreacuteductible agrave lrsquointeacuterioriteacute et qui cependant ne violente pas lrsquointeacuterioriteacute une reacuteceptiviteacute sans passiviteacute un rapport entre liberteacutes raquo (TI 233) Les Meacuteditations expriment certes la forme de la relation agrave lrsquoalteacuteriteacute mais Levinas reconnaicirct deacutesormais qursquoelles deacutecrivent effectivement une relation entre liberteacutes qui a un caractegravere eacutethique Certes Descartes ne parle pas de la parole drsquoautrui de la responsabiliteacute infinie pour son visage ou du Deacutesir meacutetaphysique il nrsquoen deacutecrit pas moins une relation eacutethique entre moi et Dieu attesteacutee par plusieurs passages que Levinas cite en latin Ainsi en un sens geacuteneacuteral lrsquoeacutethique de Descartes se manifeste dans la primauteacute de lrsquoinfini sur le fini qui seule explique que je puisse connaicirctre ma finitude (cf A T VII 45-46) Levinas voit notamment dans la majesteacute divine contempleacutee agrave la fin de la troisiegraveme Meacuteditation (cf A T VII 52) une laquo relation personnelle raquo qui est

laquo admiration adoration et joie raquo la laquo transformation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ameneacutee par la connaissance en Majesteacute abordeacutee comme visage raquo (TI 233 cf LC 104) Il ne srsquoagit plus de dire que lrsquoon applique

un dessin formel trouveacute chez Descartes agrave une relation eacutethique qui nrsquoest pas de Descartes deacutejagrave la contemplation vire du theacuteorique agrave lrsquoeacutethique devant la majesteacute divine et deacutejagrave le visage perce sous cette majesteacute28

b) Le sens de lrsquoemprunt

Quel est le sens geacuteneacuteral de cette lecture de Descartes dans Totaliteacute et infini On remarque drsquoabord

lrsquoextension de la lecture de Descartes bien au-delagrave du seul dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas

retient et interpregravete avec une grande attention les trois premiegraveres Meacuteditations leurs concepts leurs structures et mecircme certains de leurs contenus descriptifs La primauteacute de lrsquoinfini sur le fini nrsquoest plus

une thegravese isoleacutee qui se laisse capter dans lrsquoordre des raisons par la preuve ontologique puisque le souci de cette preuve lrsquoambition drsquoune science certaine est lui-mecircme une reacuteponse agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Cette ideacutee deacutefinit un ordre carteacutesien sous lequel Totaliteacute et infini entend se placer lrsquoenseignement par lrsquoinfini du sens de la finitude Une communauteacute de structures unit Totaliteacute et infini et les Meacuteditations cet ordre carteacutesien ougrave lrsquoinfini est premier sur le fini Lrsquoarticle de 1957 divisait deux tendances contraires chez Descartes la primauteacute de lrsquoinfini drsquoune part et lrsquoideacutealisme theacuteorique de lrsquoautre Lrsquousage de Descartes exigeait de ne retenir que la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour abstraire la premiegravere tendance de la seconde Cette deacutemarche nrsquoest pas reconduite dans Totaliteacute et infini ougrave Levinas nrsquoen reste plus agrave lrsquoopposition de ces deux tendances Deacutesormais le rapport de force entre lrsquoinfini et la theacuteorie est inverseacute Ce nrsquoest plus le sujet theacuteorique qui a le dessus lui qui se saisit de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour fonder la science et sa maicirctrise du monde car la theacuteorie se preacutesente deacutesormais comme une reacuteponse agrave lrsquoappel de lrsquoinfini Les pages sur la parole du malin geacutenie sur le doute qui frappe un monde silencieux sur le cogito supposant lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui sur la seacuteparation du cogito neacutecessiteacutee par lrsquoinfini et sur la majesteacute divine eacutevoquant le visage indiquent une argumentation allant de la recherche de la certitude agrave lrsquoorigine de cette recherche en lrsquoinfini Une subtile dialectique anime

28 Totaliteacute et infini nrsquoest pas sans eacutevoquer les trois Meacuteditations suivantes mais leur importance est bien

moindre et les reacutefeacuterences discregravetes La notion de volonteacute renvoyant agrave la quatriegraveme Meacuteditation a certes une importance deacutecisive pour lrsquoeacutetude de la seacuteparation Cependant la reacutefeacuterence agrave la volonteacute carteacutesienne est bien plus deacuteveloppeacutee dans les confeacuterences ineacutedites (voir notamment la confeacuterence laquo Le Vouloir raquo)

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la relation entre lrsquoinfini et le savoir le savoir a beau reacuteduire lrsquoinfini agrave une connaissance servant de fondement agrave toutes les autres il se reacutevegravele lui-mecircme une reacuteponse agrave lrsquoinfini On peut donc distinguer au sein des Meacuteditations une concreacutetisation des concepts qui reacutesiste agrave lrsquoideacutealisme theacuteorique Sur la base de

cette distinction nous proposons de diviser quatre niveaux de lecture de Descartes par Levinas (noteacutes A B C D) qui traversent chacun des thegravemes de cette lecture (noteacutes 1 2 3 4)

(A) Enonceacute formel des concepts

(B) 1er ordre carteacutesien (primat de lrsquoinfini)

(C) 2nd ordre carteacutesien (primat de la theacuteorie)

(D) Ethique levinassienne

(1) Doute Visionparole Spectacle anarchique Autrui = principe

(2) Seacuteparation Atheacuteisme du cogito Certitude du cogito Jouissance

(3) Ideacutee de lrsquoinfini Structure formelle Preuve ontologique Deacutesir

(4) Relation agrave lrsquoAutre Majesteacute divine Connaissance absolue Visage

Ces quatre niveaux de lecture srsquoentrelacent dans chacun des thegravemes que Levinas singularise Dans

un premier niveau de lecture (A) Levinas analyse les Meacuteditations agrave partir de cateacutegories geacuteneacuterales qui deacutefinissent les grandes structures de la penseacutee de Descartes conduisant agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Il srsquoagit de cateacutegories formelles qui deacutelimitent le moment du doute dans la premiegravere Meacuteditation (A1) celui de la seacuteparation du moi dans la seconde (A2) celui de la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (A3) et du type de relation agrave lrsquoAutre (A4) dans la troisiegraveme Ces moments formels eacutetant deacutefinis on peut distinguer pas moins de trois maniegraveres de leur donner un sens les deux premiegraveres constituant deux ordres carteacutesiens et la troisiegraveme lrsquoordre de lrsquoeacutethique Au sein du commentaire carteacutesien lrsquoordre de lrsquoinfini (B) est celui

que Levinas srsquoefforce de deacutegager en montrant la faccedilon dont toutes les Meacuteditations attestent la preacutesence de lrsquoAutre en moi mais la contribution de Levinas ne srsquoarrecircte pas lagrave puisque celui-ci montre la faccedilon

dont lrsquoordre theacuteorique des raisons (C) procegravede de cette preacutesence Si les apparences prennent la forme trompeuse drsquoun spectacle anarchique (C1) crsquoest que dans lrsquooubli de lrsquoinfini la seule parole qui pourrait srsquoentendre est celle du malin geacutenie (B1) et si le moi accegravede agrave la certitude du cogito (C2) crsquoest qursquoil se pose en sujet atheacutee seacutepareacute de Dieu (B2) de mecircme la preuve ontologique de lrsquoexistence de Dieu (C3) srsquoappuie sur lrsquoinadeacutequation de Dieu agrave lrsquoideacutee qui se le repreacutesente (B3) et lrsquoideacuteal drsquoune connaissance absolue (C4) renvoie agrave la contemplation de la majesteacute divine (B4) Lrsquoeacutethique de Levinas (D) se montre alors en accord avec lrsquoordre carteacutesien de la primauteacute de lrsquoinfini (B) tout en reacuteveacutelant malgreacute lrsquoinadeacutequation de cette solution qui reacuteduit lrsquoinfini au fini lrsquoorigine veacuteritable de lrsquoordre theacuteorique (C)

Lrsquoeacutethique vient proposer une concreacutetisation conforme jusqursquoau bout agrave la primauteacute de lrsquoinfini (B) la justification du doute theacuteorique par lrsquoabsence de la parole drsquoautrui (D1) la concreacutetisation de la

seacuteparation comme jouissance (D2) et de lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme Deacutesir eacutethique (D3) et la relation agrave lrsquoAutre comme face-agrave-face avec le visage (D4) ndash Parmi tous ces niveaux de lecture aucun ne relegraveve exclusivement du commentaire Tous supposent comme double niveau de lecture preacutealable la deacutefinition formelle de concepts (A) et lrsquoassignation concregravete de leur sens veacuteritable dans lrsquoeacutethique (D) Lrsquoordre carteacutesien de la primauteacute de lrsquoinfini (B) deacutemontre en effet lrsquoinspiration eacutethique de lrsquoœuvre de Descartes et lrsquoordre theacuteorique (C) a pour premiegravere raison lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme parole du visage

La relation de Totaliteacute et infini aux Meacuteditations ne relegraveve donc pas du commentaire objectif mais de lrsquoemprunt et de la reacuteeacutecriture Levinas emprunte la structure de relations entre le moi et lrsquoinfini qursquoil reacuteeacutecrit comme seacuteparation la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qursquoil reacuteeacutecrit comme Deacutesir la relation agrave lrsquoalteacuteriteacute qursquoil reacuteeacutecrit comme visage etc Ces deux opeacuterations sont lieacutees il est impossible drsquoemprunter directement sans les reacuteeacutelaborer les concepts de Descartes puisqursquoils sont theacuteoriques La reacuteeacutecriture permet trois reacutesultats agrave savoir la deacutecouverte des trois premiers niveaux de lecture les Meacuteditations

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livrent des structures dont on peut isoler la forme (A) qui srsquointerpregravetent agrave partir du primat de lrsquoinfini sur le fini (B) primat qui commande la theacuteorie elle-mecircme (C) Nous ne pouvons pas singulariser des thegraveses relevant du strict commentaire de Descartes en raison de cette triple lecturereacuteeacutecriture elle-

mecircme motiveacutee par lrsquointerpreacutetation eacutethique du carteacutesianisme (D) Or cette reacuteeacutecriture des Meacuteditations effectue 1 une abstraction du mouvement geacuteneacuteral de la meacuteditation par rapport au contenu preacutecis des

concepts 2 une substitution de lrsquoordre du primat de lrsquoinfini agrave lrsquoordre theacuteorique des raisons 3 et sur la base de cette abstraction et de cette substitution une re-concreacutetisation des concepts dans lrsquoeacutethique Cette opeacuteration de reacuteeacutecriture consiste ainsi agrave abstraire un mouvement fondamental des Meacuteditations et agrave lui donner un sens dans les cateacutegories propres de Levinas Celui-ci emprunte agrave Descartes un texte qursquoil deacutecoupe reacuteagence et transforme agrave partir de ses propres cateacutegories et de ses propres problegravemes Ces cateacutegories et ces problegravemes initiaux se reacutevegravelent alors comme la condition du rapport de Levinas agrave Descartes Si Totaliteacute et infini singularise la figure de Descartes crsquoest parce que lrsquoouvrage trouve chez cet auteur les structures lrsquoordre et la description de ses propres cateacutegories et problegravemes De 1957 agrave 1961 Descartes change donc de statut Dans laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo lrsquoideacutealisme eacutetait un obstacle qursquoil fallait deacutepasser en nrsquoextrayant que le dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et en eacutecartant

le reste Dans Totaliteacute et infini les trois premiegraveres Meacuteditations sont consideacutereacutees comme la mise en œuvre pheacutenomeacutenologiquement valable du (double) rapport du fini agrave lrsquoinfini (seacuteparation et ideacutee de

lrsquoinfini) Ce nouveau statut suppose ainsi un point de vue pheacutenomeacutenologique (celui de lrsquoeacutethique) qui abordant lrsquoexpeacuterience agrave partir de problegravemes propres trouve en Descartes la structuration adeacutequate de ces problegravemes Ainsi la question de lrsquousage de Descartes devient agrave partir de quels problegravemes initiaux Levinas rencontre-t-il Descartes Quelle configuration preacutealable de problegravemes trouve dans les Meacuteditations sa cristallisation

Pour le deacuteterminer il faut reprendre chacun des thegravemes de la lecture de Descartes (1) Le rapport

au doute agrave la certitude et agrave la connaissance renvoie au statut principiel drsquoautrui (cf TI 92-94) crsquoest-agrave-

dire agrave la parole drsquoautrui comme condition de lrsquointelligibiliteacute ou agrave la thegravese qursquoautrui est la signification Pourquoi y a-t-il une eacutequivalence entre autrui la signification et lrsquoinfini (2) En outre le rapport entre

le fini et lrsquoinfini deacutenote la seacuteparation entre moi et autrui et le problegraveme de lrsquoarticulation des deux temps de cette seacuteparation comment peut-il y avoir un ecirctre seacutepareacute de sa propre condition drsquoecirctre et en

quel sens lrsquoideacutee de lrsquoinfini exige-t-elle la seacuteparation (3) La penseacutee de lrsquoinfini est quant agrave elle exprimeacutee sous la forme drsquoune ideacutee paradoxale qui pense plus qursquoelle ne pense ougrave lrsquoinfini fait eacuteclater lrsquointentionnaliteacute qui le vise Quelle est la structure formelle de cette penseacutee exceptionnelle et en quel sens est-elle un Deacutesir extra-theacuteorique qui rompt la totaliteacute et aspire agrave lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre (4) Enfin la relation agrave lrsquoabsolument Autre doit ecirctre conccedilue comme un face-agrave-face eacutethique avec le visage la mise en question de ma liberteacute dans la responsabiliteacute pour autrui mais pourquoi la responsabiliteacute est-elle la forme concregravete de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash Avec ces quatre questions il srsquoagit de mettre en lumiegravere les probleacutematiques agrave partir desquelles Levinas aborde Descartes celles dont il trouve chez Descartes un

accomplissement et qui preacutedeacuteterminent la lecture des Meacuteditations Ces problegravemes (la signification la seacuteparation la structure du Deacutesir et lrsquoeacutethique du visage) constituent un champ qui srsquounifie autour de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini mais dont lrsquoorigine excegravede la lecture de Descartes Levinas se montre deacutejagrave en possession de ces cateacutegories lorsqursquoil lit les Meacuteditations puisqursquoelles sont le mateacuteriau mecircme de cette lecture qui se fait reacuteeacutecriture Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nous apparaicirct alors non pas comme un concept

que Levinas irait chercher chez Descartes pour en emprunter la structure et les proprieacuteteacutes mais comme la pointe fine drsquoun discours ougrave viennent se rassembler diverses probleacutematiques qui trouvent en

elle leur uniteacute Lrsquousage que Levinas fait de Descartes nous a permis drsquoindiquer quelques unes des questions qui forment le discours sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash mais avant de preacuteciser le sens de ce discours

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nous devons examiner si cet usage de Descartes eacutepuise toutes les thegraveses associeacutees agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas precircte-t-il aussi agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini un sens qursquoil ne ramegravene pas agrave sa lecture de Descartes

c) Cartographie des usages de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans Totaliteacute et infini

Les expressions laquo ideacutee de lrsquoinfini raquo ou laquo ideacutee du parfait raquo les reacutefeacuterences agrave lrsquoinfini au parfait ou agrave Dieu sont omnipreacutesentes dans Totaliteacute et infini Or elles sont largement employeacutees dans des contextes ougrave Descartes nrsquoest pas citeacute Degraves lors pour embrasser les diffeacuterents sens qursquoelles prennent dans le livre il faut eacutetendre la recherche au-delagrave du peacuterimegravetre ougrave nous nous eacutetions tenus jusqursquoagrave preacutesent agrave toutes les reacutefeacuterences agrave lrsquoinfini Tous les usages de cette notion sont-ils reconductibles aux deacuteterminations de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini que nous avons deacutegageacutees On peut drsquoabord eacutenumeacuterer un certain nombre de thegraveses soutenues dans le sillage de la lecture de Descartes Que lrsquoideacutee de lrsquoinfini soit lrsquoinfinition mecircme de lrsquoinfini une penseacutee de lrsquoabsolu ne relativisant pas lrsquoabsolu ce sont lagrave des proprieacuteteacutes qui deacutecoulent de sa structure formelle carteacutesienne (cf ch 2) Lrsquoopposition entre ideacutee de lrsquoinfini et ideacutee de la totaliteacute la thegravese selon laquelle lrsquoinfini est au-delagrave de lrsquoecirctre peut elle aussi ecirctre reconduite agrave

Descartes Certes Descartes deacutefinit Dieu comme lrsquoecirctre parfait neacuteanmoins il affirme laquo le sens eacutequivoque dans lequel le terme drsquoecirctre srsquoapplique agrave Dieu et agrave la creacuteature raquo (TI 79) La substance finie

ne peut tirer drsquoelle-mecircme la substance infinie qursquoest Dieu lrsquoecirctre infini est sans commune mesure avec le fini Outre les acceptions formelles les significations concregravetes de lrsquoinfini renvoient aussi agrave Descartes la jouissance rapporteacutee au cogito ou encore la relation eacutethique deacutecrite agrave partir du primat de lrsquoideacutee du parfait Mais ces deacuteterminations ndash la signification (1) la seacuteparation (2) la structure formelle (3) et la relation eacutethique (4) ndash nrsquoenglobent pas tous les usages du concept drsquoinfini en 1961

Deux seacuteries de textes nrsquoentrent pas dans ce cadre eacutetabli agrave partir des seules reacutefeacuterences agrave Descartes

(5) En effet Totaliteacute et infini fait de lrsquoideacutee de lrsquoinfini laquo la structure ultime de lrsquoecirctre raquo (TI 104) et le

fondement de la subjectiviteacute (TI 11) Lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoinscrit dans un discours ontologique visant agrave deacutemontrer que laquo lrsquoecirctre est exteacuterioriteacute raquo (TI 322) Or en deacuteveloppant le thegraveme de la philosophie fondeacutee

sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini (lrsquoeacutethique comme philosophie premiegravere) Levinas ne renvoie pas agrave la conception carteacutesienne de la prima philosophia Malgreacute lrsquoeacutevidence de cette reacutefeacuterence le thegraveme du fondement de

lrsquoecirctre ne renvoie pas aux Meditationes de prima philosophia (6) En outre la relation agrave autrui connaicirct une autre concreacutetisation que le visage eacutethique dans lrsquoamour eacuterotique pour le feacuteminin qui est au-delagrave du visage et qui megravene agrave lrsquolaquo ecirctre infini raquo (TI 300) lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute sont le second destin du Deacutesir ndash Ces deux dimensions de lrsquoideacutee de lrsquoinfini posent des difficulteacutes qui renvoient agrave la description du feacuteminin et de lrsquoau-delagrave du visage 1 La place qursquooccupe le concept de Deacutesir dans cette cartographie nrsquoest pas claire Le Deacutesir eacutenonce aussi bien la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (deacutepart qui ne revient pas agrave soi) que son accomplissement eacutethique (le Deacutesir du visage comme responsabiliteacute) Pourtant la section IV de Totaliteacute et infini deacutecrit un Deacutesir qui nrsquoest pas eacutethique mais eacuterotique Deacutesir

de lrsquoAimeacutee Deacutesir de lrsquoenfant (Deacutesir du Deacutesir) Degraves lors le Deacutesir qui partage la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini peut ecirctre aussi bien eacutethique qursquoeacuterotique il excegravede le champ de signifiance que nous avons deacutefini notamment lrsquoidentiteacute entre (3) et (4) 2 Le feacuteminin met de nouveau en difficulteacute le plan que nous avons dessineacute en raison du rocircle qursquoil joue dans la vie de jouissance en offrant une demeure agrave lrsquoecirctre seacutepareacute Selon (2) lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la condition de la seacuteparation or dans la section II ce nrsquoest

pas le visage lui-mecircme mais le feacuteminin qui rend la seacuteparation possible A nouveau une dimension feacuteminine de lrsquoideacutee de lrsquoinfini semble prendre la place de lrsquoeacutethique 3 Enfin la deacutetermination de lrsquoideacutee

de lrsquoinfini comme fondement de lrsquoecirctre (5) semble eacutetrangegravere aux quatre premiegraveres agrave sa dimension eacutethique Crsquoest en effet la section IV sur lrsquoau-delagrave du visage qui accomplit la structuration plurielle de

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lrsquoecirctre qui aboutit par la feacuteconditeacute agrave lrsquoecirctre infini ndash Par conseacutequent la prise en compte de lrsquoensemble des thegraveses lieacutees agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini reacutevegravele que celle-ci fait signe vers le feacuteminin lrsquoau-delagrave du visage et lrsquoontologie ndash ce que lrsquoeacutetude seule de lrsquointerpreacutetation de Descartes ne nous avait pas permis de

deacuteterminer Aux quatre premiegraveres deacuteterminations de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont lrsquoinspiration carteacutesienne est explicitement poseacutee il faut ajouter deux approches qui ne srsquoappuient pas sur Descartes le fondement

de lrsquoecirctre (5) et la concreacutetisation feacuteminine du Deacutesir (6) La multiplication des significations de lrsquoideacutee de lrsquoinfini introduit une confusion dans lrsquoordre que

nous avions eacutetabli Drsquoabord il apparaicirct que la reacutefeacuterence agrave Descartes nrsquoest pas chez Levinas la seule source du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et qursquoil faut chercher en dehors de cette reacutefeacuterence le discours qursquoelle tient Ensuite les eacuteleacutements de ce discours que nous avons mis en avant agrave partir de Totaliteacute et infini semblent se contredire (accomplissement eacutethique et eacuterotique du Deacutesir ideacutee de lrsquoinfini fondant lrsquoecirctre et au-delagrave de lrsquoecirctre rapport entre lrsquoideacutee de lrsquoinfini et lrsquoau-delagrave du visage) Lrsquoideacutee de lrsquoinfini semble alors se deacutedoubler elle deacutesigne une structure qui srsquoorigine dans les Meacuteditations mais elle srsquoeacutetend agrave des problegravemes drsquoordre ontologique et pheacutenomeacutenologique qui excegravedent cette reacutefeacuterence Notre

eacutetude des usages de Descartes jusqursquoen 1961 a reacuteussi du premier point de vue puisqursquoelle a permis de deacutefinir quatre niveaux de lecture et quatre probleacutematiques qui deacuteterminent le cadre de la lecture et de

la reacuteeacutecriture de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini mais elle nrsquoest pas parvenue agrave deacuteterminer les eacutenonceacutes du discours de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ni agrave repeacuterer les forces qui le regraveglent Par conseacutequent la fin de ce chapitre aura deux buts eacuteprouver la pertinence de la compreacutehension que nous avons acquise de la lecture levinassienne de Descartes et identifier la forme et le contenu du discours qursquoest lrsquoideacutee de lrsquoinfini

III Lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme discours

sect5 Apregraves le texte fondateur Totaliteacute et infini est le moment privileacutegieacute du dialogue avec Descartes Les textes que Levinas

consacre agrave Descartes apregraves ce livre sont moins amples et moins ambitieux surtout ils en reacutepegravetent les acquis Le privilegravege est donc agrave la fois chronologique et theacuteorique puisqursquoen 1961 Levinas deacuteveloppe pour la premiegravere fois sa lecture deacutefinitive theacuteoriquement aboutie de Descartes Totaliteacute et infini a pour le reste de lrsquoœuvre le statut drsquoautoriteacute fondatrice et instituante Quatre eacuteleacutements le montrent 1 Les principes fondamentaux de cette lecture sont reconduits agrave savoir a la pertinence des quatre niveaux de lecture dans lrsquoeacutetude des Meacuteditations (lrsquoeacutenonceacute des structures formelles (A) et leur

assignation drsquoun sens eacutethique (D) correspondant chez Descartes au primat de lrsquoinfini (B) qui anime la theacuteorie mecircme (C)) b lrsquoorganisation de toute lrsquointerpreacutetation autour du rapport entre le cogito seacutepareacute

et lrsquoideacutee de lrsquoinfini c la double dimension de la lecture formelle (structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini division des deux temps du rapport) et concregravete (signification et relation agrave autrui comme visage)29

Cette grille de lecture des Meacuteditations est acquise et aucun texte ne la mettra en question apregraves 1961 ce dont teacutemoignent les deux arguments suivants 2 Aucun texte apregraves Totaliteacute et infini ne prend plus soin de justifier ses thegraveses dans une lecture globale de Descartes Levinas ne cite plus guegravere les

29 Nous citerons largement ces textes dans la suite de ce travail Prenons ici simplement pour illustration le

cas du paragraphe 3 de laquo Dieu et la philosophie raquo (DQVI 104 ss) Levinas apregraves avoir suggeacutereacute que lrsquoon pouvait mecircme interpreacuteter lrsquoeacuteminence de lrsquoecirctre divin comme une hauteur au-delagrave de lrsquoecirctre (lecture de type (C)) deacutecrit la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (A) qui srsquointerpregravete comme une relation effective et passive agrave lrsquoinfini (B) ougrave un ordre mrsquoest signifieacute par autrui (D)

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Meacuteditations que pour porter toute son attention sur la troisiegraveme abandonnant lrsquoanalyse deacutetailleacutee du doute de la seacuteparation ou de la volonteacute Mecircme Dieu la mort et le temps ougrave Descartes est tregraves preacutesent concentre lrsquoessentiel du commentaire sur lrsquoinfini et son rapport au cogito 3 Outre ce reacutetreacutecissement

du champ drsquoeacutetude carteacutesien les textes posteacuterieurs agrave 1961 ne modifient pas dans leur champ restreint la lecture institueacutee Certes ils introduisent des eacuteleacutements descriptifs nouveaux30 pour en preacuteciser le sens

en deacuteployer des possibiliteacutes laisseacutees de cocircteacute ou en tirer des conseacutequences ineacutedites Mais ces apports ne font que confirmer Totaliteacute et infini Les ruptures profondes dans la propre penseacutee de Levinas (notamment la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre) nrsquoatteignent pas lrsquointerpreacutetation de Descartes acquise en 1961 4 Enfin le second ouvrage majeur de Levinas Autrement qursquoecirctre fait tregraves peu reacutefeacuterence agrave Descartes celui-ci nrsquoest citeacute qursquoune dizaine de fois souvent drsquoune faccedilon rapide ou anecdotique Aucune analyse preacutecise nrsquoest consacreacutee aux Meacuteditations

Reacutesumons la situation de la lecture de Descartes apregraves 1961 en trois traits 1 cette lecture est

acquise sous une forme deacutefinitive et incontesteacutee avec Totaliteacute et infini 2 lrsquoapport des textes ulteacuterieurs se concentre sur lrsquoinfini de la troisiegraveme Meacuteditation au deacutetriment du reste 3 ces textes font un usage

tregraves ineacutegal de Descartes Ce dernier point meacuterite drsquoecirctre approfondi Lrsquoautoriteacute de Totaliteacute et infini vaut en ce qui concerne lrsquointerpreacutetation de Descartes mais pas sa place dans la philosophie de Levinas ni

son usage Certains ouvrages plus tardifs (Autrement qursquoecirctre au premier chef) deacutelaissent lrsquoauteur des Meacuteditations et le deacutechoient de son statut de reacutefeacuterence privileacutegieacutee Descartes nrsquoest plus un passage obligeacute pour lrsquoeacutetude de lrsquoeacutethique Pourquoi Nous formulons une hypothegravese cette destitution srsquoexplique par le changement de statut de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Pour le montrer eacutetudions en quoi consiste ce nouvel usage de Descartes et de son ideacutee de lrsquoinfini apregraves 196131 Lrsquoeacutetude des œuvres posteacuterieures agrave Totaliteacute et infini reacutevegravele lrsquousage exceptionnel que lrsquoouvrage de 1961 fait de ce concept Il y est tellement question de laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo en geacuteneacuteral libeacutereacutee du retour au texte de Descartes que cette ideacutee y devient proprement levinassienne Au contraire les ouvrages plus tardifs ndash et notamment

Autrement qursquoecirctre ndash font un usage plus prudent et plus discret de cette expression restreignant lrsquoextension tregraves large qursquoelle avait dans Totaliteacute et infini Cette restriction va de pair avec la

multiplication des concepts disant la relation agrave lrsquoinfini trace gloire teacutemoignage etc En quoi consiste ce nouvel usage de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Comment situer par rapport agrave lui lrsquousage de Descartes

Lrsquoautoriteacute de Totaliteacute et infini pour lrsquointerpreacutetation de Descartes vaut bien sucircr dans le cas de lrsquoideacutee

de lrsquoinfini Totaliteacute et infini est le texte fondateur paradigmatique ougrave pour la premiegravere fois lrsquoideacutee de lrsquoinfini est deacutecrite son usage deacutefini son emprunt agrave Descartes preacuteciseacute dans toute son ampleur Les textes qui suivent mecircme lorsqursquoils ne citent pas cet ouvrage se situent par rapport agrave lui En teacutemoigne le fait que des textes ulteacuterieurs se reacutefegraverent implicitement agrave Totaliteacute et infini comme un acquis Par exemple Humanisme de lrsquoautre homme eacutevoque lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme Deacutesir en ces termes laquo agrave

30 Par exemple dans laquo Dieu et la philosophie raquo (ibid) le sens de lrsquoeacuteminence de Dieu comme hauteur la

passiviteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Descartes sa positiviteacute la division de la veacuteriteacute en deux temps la description de la troisiegraveme Meacuteditation agrave partir de la gloire et du propheacutetisme etc

31 Lorsque nous parlons en geacuteneacuteral des œuvres eacutecrites apregraves 1961 nous employons bien sucircr un langage scheacutematique Quelques textes eacutecrits autour de 1961 restent dans le sillage de Totaliteacute et infini et sont tregraves proches de cette œuvre les ineacutedits sur la meacutetaphore (cf OC2 laquo La meacutetaphore raquo) reprennent lrsquoideacutee de lrsquoinfini du maicirctre ouvrage et lrsquoarticle laquo A priori et subjectiviteacute raquo ou la confeacuterence laquo Transcendance et hauteur raquo eacutegalement Mais ces textes ne font que confirmer notre thegravese drsquoune autoriteacute incontesteacutee de Totaliteacute et infini puisqursquoils se placent sous elle Nous ne cherchons pas agrave deacuteterminer une date faisant office de rupture entre deux egraveres deux usages de Descartes mais agrave distinguer deux tendances lrsquoune ougrave Descartes tient lrsquoavant-scegravene comme dans Totaliteacute et infini et lrsquoautre ougrave il disparaicirct presque comme dans Autrement qursquoecirctre Srsquoil fallait fournir une date agrave titre scheacutematique toujours nous dirions que crsquoest en 1963 avec le concept de trace que la seconde tendance a eacuteclos

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cause de ce surcroicirct inassimilable agrave cause de cet au-delagrave nous avons appeleacute la relation qui rattache le Moi agrave Autrui ndash ideacutee de lrsquoInfini raquo (HAH 54) Or ce livre mentionne lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour la premiegravere fois ici Le renvoi agrave lrsquoacte de nommer laquo ideacutee de lrsquoinfini raquo ce surcroicirct est donc une reacutefeacuterence agrave un texte

anteacuterieur fondateur Totaliteacute et infini Le renvoi fait office de justification le lecteur devant revenir pour comprendre la lecture qui est faite ici de Descartes agrave lrsquoœuvre de 1961 Pourtant lrsquoautoriteacute de

cette œuvre sur le concept levinassien drsquoideacutee de lrsquoinfini est fragile Nous avons souligneacute la neacutecessiteacute de distinguer dans Totaliteacute et infini deux ordres de textes sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini un premier ordre restreignant les reacutefeacuterences agrave la lecture explicite de Descartes et un second comprenant toute reacutefeacuterence agrave lrsquoinfini Les ouvrages ulteacuterieurs montrent la pertinence de cette distinction puisqursquoils ne reprennent pas les deux deacuteterminations extra-carteacutesiennes (5) et (6) de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Il est en effet manifeste que la reacutefeacuterence agrave lrsquoau-delagrave du visage (le feacuteminin et la feacuteconditeacute) sont laisseacutees de cocircteacute apregraves 1961 srsquoil y avait jusqursquoagrave cette date une ambiguiumlteacute sur la concreacutetisation du Deacutesir de lrsquoinfini par la suite lrsquoeacutethique devient la forme premiegravere du Deacutesir et lrsquoeacuteros est secondariseacute (cf sect18) En outre Levinas ne parle plus de fonder lrsquoecirctre ou de passer agrave une conception plurielle de lrsquoecirctre Cet abandon du projet de fondement va de pair avec lrsquoaccentuation de la critique de lrsquoecirctre lui-mecircme qui aboutit agrave la notion drsquoautrement

qursquoecirctre Ces deux deacuteterminations eacutetant eacutecarteacutees lrsquoextension du concept drsquoinfini se restreint apregraves Totaliteacute et infini agrave lrsquoeacutethique qui preacutecegravede lrsquoontologie crsquoest-agrave-dire aux dimensions carteacutesiennes de lrsquoideacutee

drsquoinfini Cette restriction agrave lrsquoeacutethique dans le refus de lrsquoontologie constitue la part la plus eacutevidente la plus explicite de lrsquoœuvre de Levinas apregraves 1961

Levinas semble ainsi faire retour en arriegravere Nous avions conclu que de 1957 agrave 1961 outre les

nombreuses innovations dans lrsquointerpreacutetation de Descartes crsquoeacutetait lrsquoextension du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini hors du strict emprunt agrave Descartes qui constituait un fait ineacutedit Apregraves 1961 on assiste plutocirct agrave une contraction du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini amputeacutee des deacuteterminations (5) et (6) lrsquoambiguiumlteacute entre le Deacutesir eacutethique et le Deacutesir eacuterotique lrsquoambiguiumlteacute entre lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre et lrsquoecirctre infini sont eacutevacueacutees

Si laquo le moment Totaliteacute et infini raquo fait autoriteacute ce nrsquoest donc que du point de vue eacutethique Or mecircme de ce point de vue lrsquoautoriteacute est contesteacutee par les œuvres ulteacuterieures Certes les textes sont nombreux et

disparates Etablir une tendance geacuteneacuterale de plus de vingt ans de publications crsquoest srsquoexposer agrave la contradiction de notables exceptions Lrsquoeacutetude preacutecise des textes nous permettra de corriger le scheacutema

unilateacuteral que nous proposons ici Neacuteanmoins ce scheacutema pointe vers un destin nouveau de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini une autre possibiliteacute de son usage qui srsquoactualise dans de nombreux textes Ceux-ci contrastant avec Totaliteacute et infini se distinguent par quelques proprieacuteteacutes remarquables 1 La reacutefeacuterence agrave lrsquoinfini reste constante dans la suite de lrsquoœuvre mais les occurrences de lrsquoideacutee de lrsquoinfini se font en mecircme temps plus rares Jusqursquoagrave Totaliteacute et infini Levinas nrsquoemployait que deux expressions majeures lrsquoideacutee et le Deacutesir de lrsquoinfini Apregraves 1961 la relation agrave lrsquoinfini peut se dire comme trace gloire teacutemoignage agrave-Dieu lrsquoun-pour-lrsquoautrehellip Ce vocabulaire enrichi se substitue agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest pourquoi Levinas continue agrave parler drsquoinfini sans toujours passer par son ideacutee 2 Ces variations

vont de pair avec une relative mise agrave lrsquoeacutecart de la reacutefeacuterence agrave Descartes Alors que lrsquousage reacutecurrent dans Totaliteacute et infini de lrsquoexpression laquo ideacutee de lrsquoinfini raquo appelait un constant retour agrave Descartes les notions nouvelles que forge Levinas suggegraverent de nouvelles reacutefeacuterences (avec au premier rang la Bible) Levinas fait deacutesormais aussi appel au concept drsquoinfini en dehors de lrsquoeacutevocation des Meacuteditations et de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini 3 Cette double destitution de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et de la reacutefeacuterence agrave

Descartes se manifeste dans le rocircle nouveau que prend lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans la hieacuterarchie des concepts de Levinas Alors qursquoelle fondait cette hieacuterarchie dans Totaliteacute et infini ougrave elle tenait un rocircle

structurant pour tout lrsquoouvrage lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus deacutesormais qursquoun eacuteleacutement particulier dans la philosophie de lrsquoinfini pouvant soit disparaicirctre complegravetement (cf Ethique comme philosophie

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premiegravere) soit devenir hapax (cf Autrement qursquoecirctre) Elle nrsquoen reste pas moins un concept clef de certains grands textes (comme De Dieu qui vient agrave lrsquoideacutee et son article laquo Dieu et la philosophie raquo ou Dieu la mort et le temps) ougrave elle est eacutetudieacutee et deacutecrite avec beaucoup de soin Ces grandes variations

entre des textes qui sont porteacutes par une forte probleacutematique commune (celle de lrsquoeacutethique) ne peuvent srsquoexpliquer que par la possibiliteacute de deacutecrire la relation au visage sans passer par lrsquoideacutee carteacutesienne de

lrsquoinfini ndash la possibiliteacute drsquoune eacutethique sans lrsquoideacutee de lrsquoinfini Mais alors puisque la description de lrsquoeacutethique peut se passer de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini eacutelargissant son discours sur lrsquoinfini au-delagrave de la reacutefeacuterence agrave son ideacutee quel enseignement peut-on en tirer sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme On peut conjecturer que en tant qursquoideacutee elle suppose un certain rapport agrave la penseacutee et agrave la conscience qui nrsquoeacutepuise pas tout le sens de lrsquoinfini (distinct du rapport au langage qui se dirait comme teacutemoignage ou du rapport au pheacutenomegravene qui se dirait comme trace etc) auquel cas Totaliteacute et infini aurait employeacute lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini pour deacutesigner toutes ces dimensions (penseacutee langage pheacutenomegravene) lagrave ougrave lrsquoœuvre tardive reacuteserve agrave chacune un terme speacutecifique On peut eacutegalement supposer que la deacutemarche de 1957 et 1961 abstrayant une forme puis la concreacutetisant donnerait une trop grande part agrave lrsquoanalyse formelle alors que les œuvres ulteacuterieures se passeraient drsquoun preacutealable formel agrave la

description Ces diffeacuterences guideront notre travail

Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini reccediloit donc une place plus limiteacutee dans lrsquoeacutethique apregraves Totaliteacute et infini La trace lrsquoautrement qursquoecirctre la substitution la justice distincte de la chariteacute etc sont autant de thegravemes nouveaux qui eacutecartent aussi bien lrsquoimportance passeacutee de Descartes que la reacuteappropriation levinassienne de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Au lieu drsquoassister agrave une seacuteparation qui verrait lrsquoeacutevolution drsquoun concept levinassien drsquoideacutee de lrsquoinfini affranchi de Descartes nous constatons que Levinas revient sur la liberteacute dont il avait fait preuve en 1961 agrave lrsquoeacutegard de cette notion et cherche au-delagrave de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini les nouveaux horizons de son eacutethique Quels enseignements pouvons-nous alors tirer de notre lecture de la place de Descartes dans Totaliteacute et infini pour lrsquoeacutetude de toute lrsquoœuvre

sect6 Les eacutenonceacutes de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

a) La lecture et lrsquousage

Au cours de cette eacutetude chronologique nous avons chercheacute agrave deacuteterminer quelle place Levinas

donnait agrave Descartes dans son œuvre Cette enquecircte a distingueacute la lecture de Descartes et son usage Nous avons parleacute de lecture ou drsquointerpreacutetation de Descartes pour deacutesigner le sens que Levinas donne aux Meacuteditations Et nous avons nommeacute usage de Descartes la fonction que Levinas attribuait agrave cette lecture dans sa philosophie propre Il nous a sembleacute neacutecessaire de distinguer ces deux niveaux pour les besoins de lrsquoexplication mecircme srsquoils sont apparus tregraves lieacutes Or si une certaine lecture de Descartes va toujours avec un usage une mecircme lecture a pu avoir diffeacuterents usages au cours de lrsquoœuvre 1 Dans les

eacutecrits de jeunesse Descartes apparaicirct comme le repreacutesentant drsquoun ideacutealisme theacuteorique que la pheacutenomeacutenologie (Husserl et Heidegger) rend caduc Levinas lit Descartes dans le sillage de Husserl et en fait un usage dont le but est la mise en valeur de la pheacutenomeacutenologie comme penseacutee novatrice rompant avec le classicisme notamment carteacutesien cette premiegravere lecture va donc de pair avec un seul usage strateacutegique 2 Dans les premiers eacutecrits pheacutenomeacutenologiques et notamment De lrsquoexistence agrave

lrsquoexistant Descartes est pour la premiegravere fois singulariseacute pour sa penseacutee de la chose pensante (comme la notion de seacuteparation le confirmera par la suite) dans une convergence notable avec la propre

pheacutenomeacutenologie de lrsquohypostase que livre Levinas La reacutefeacuterence agrave Descartes est discregravete puisqursquoelle se limite au cogito mais elle constitue deacutejagrave une lecture originale dont lrsquousage restreint consiste agrave appuyer

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les propres recherches de Levinas 3 Puis avec laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo et surtout avec Totaliteacute et infini se deacutegage enfin une lecture eacutethique de Descartes qui srsquoappuie sur lrsquoensemble des Meacuteditations pour y retrouver la trame du rapport entre le moi fini et seacutepareacute et lrsquoinfini dans la relation

agrave autrui Cette lecture eacutethique est la premiegravere agrave donner une interpreacutetation drsquoensemble des Meacuteditations en distinguant plusieurs niveaux de lecture Cette approche nourrit un usage complexe de Descartes

abstraction de structures formelles pour la pheacutenomeacutenologie confirmation de la concreacutetisation de ces structures dans le rapport entre cogito et infini assignation drsquoun sens eacutethique aux Meacuteditations appropriation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et extension large de cette notion au-delagrave de la reacutefeacuterence agrave Descartes 4 Apregraves 1961 ce cadre geacuteneacuteral de lrsquointerpreacutetation de Descartes ne sera jamais remis en cause mecircme si les thegraveses soutenues au sein de ce cadre pourront varier Or en deacutepit de cette stabiliteacute de la lecture de Descartes lrsquousage connaicirct de grandes variations nous nrsquoavons pu que les suggeacuterer restriction de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini hors de lrsquoontologie et de lrsquoau-delagrave du visage mise en cause de la fonction transcendantale de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (structure informant le concret) enrichissement des notions pour dire lrsquointrigue de lrsquoinfini dans les champs du langage et du pheacutenomegravene etc

Dans ce chapitre nous avons deacutefini les lectures de Descartes mais nous nrsquoavons pas pu preacuteciser lrsquoensemble des usages si nous avons pu assigner un usage preacutecis aux lectures des premiegraveres œuvres

lrsquoeacutethique introduit agrave partir de 1957 une complexiteacute qui ne saurait ecirctre expliqueacutee agrave partir des seules reacutefeacuterences agrave Descartes car elles engagent toute la philosophie de Levinas Il nous reste donc agrave deacutefinir les usages de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dans la penseacutee de Levinas Nous pourrons pour cela nous reposer sur le cadre geacuteneacuteral de lrsquointerpreacutetation de Descartes dessineacute dans Totaliteacute et infini eacutetant donneacute que ce cadre est invariant agrave partir de 1961 Mais qursquoest-ce qui commande la variation des usages de ce cadre invariant Pour le savoir il faut revenir aux problegravemes agrave partir desquels Levinas aborde lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Les concepts et les problegravemes de la lecture que Levinas fait de Descartes ne sont pas carteacutesiens Au cours de notre eacutetude chronologique nous avons montreacute que cette lecture eacutetait

avant tout guideacutee par des preacuteoccupations drsquoordres extra-carteacutesiens (pheacutenomeacutenologique ontologique eacutethique etc) qui en deacuteterminent lrsquousage lrsquoexistence du moi seacutepareacute la relation eacutethique agrave autrui la

mise en question de la liberteacute lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre etc Levinas voit dans les Meacuteditations une configuration ougrave ces problegravemes se rassemblent srsquoarticulent et trouvent leur

uniteacute avec lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoeacutethique de Levinas se preacutesente comme un ensemble de problegravemes qui trouvent dans les Meacuteditations leur eacutenonciation philosophique complegravete et unifieacutee Cette situation deacutetermine le rapport agrave Descartes avant lrsquoeacutethique les problegravemes qui trouveront en Descartes leur configuration eacutetaient deacutejagrave en germe dans les premiers eacutecrits de Levinas apregraves Totaliteacute et infini Levinas prenant de nouvelles positions vis-agrave-vis de certaines questions (lrsquoecirctre la preacutesence la souffrance la subjectiviteacute etc) les rapports de force entre ces diffeacuterentes questions changent ainsi que les reacuteponses qui leur sont donneacutees

Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini nrsquoeacutechappe pas agrave ces reconfigurations et apparaicirct agrave partir de Totaliteacute et infini comme un objet historique Le livre de 1961 est en effet un eacuteveacutenement agrave valeur historique pour toute lrsquoœuvre de Levinas il donne une solution globale et coheacuterente agrave un ensemble de problegravemes deacutetermineacutes lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le concept majeur qui porte et symbolise cet acquis Crsquoest pourquoi elle est fortement ancreacutee agrave lrsquoheacuteritage de Totaliteacute et infini et ce non seulement eu eacutegard agrave la lecture de

Descartes mais aussi par-delagrave cette lecture eu eacutegard agrave lrsquoideacutee levinassienne de lrsquoinfini et tous les rocircles qursquoelle assumait en 1961 Dans Totaliteacute et infini lrsquoideacutee de lrsquoinfini est 1 un concept carteacutesien venu

drsquoune lecture approfondie des Meacuteditations 2 un concept levinassien employeacute pour fonder toute une philosophie nouvelle affranchie de la totaliteacute une autre ontologie fondeacutee sur lrsquoecirctre infini Lrsquoideacutee de

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lrsquoinfini est donc irreacutemeacutediablement marqueacutee par lrsquousage tregraves singulier que Levinas en fait en 1961 Elle nrsquoest pas comme par exemple les notions drsquoinfini de responsabiliteacute ou de visage un concept que sa validiteacute pheacutenomeacutenologique affranchirait de son assise historique dans un texte dateacute au contraire elle

est porteuse drsquoun sens lieacute au projet agrave la structure et aux cateacutegories mecircmes de lrsquoouvrage qursquoest Totaliteacute et infini Ainsi lrsquoœuvre posteacuterieure agrave 1961 ne pourra-t-elle se deacutemarquer de cet ouvrage qursquoen se

situant par rapport agrave lrsquoobjet historique qursquoest lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash soit en lrsquoabandonnant soit en le reconfigurant Lrsquoeacutetude diachronique de lrsquoœuvre de Levinas qursquoil nous reste agrave entreprendre aura pour but de preacuteciser ces abandons et ces reconfigurations Qursquoest-ce que lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Levinas Un discours en devenir jusqursquoen 1961 un discours fondant et incarnant toute la philosophie de Totaliteacute et infini sur fond drsquoune lecture et drsquoun usage preacutecis de Descartes et donc un discours subissant de front les attaques dirigeacutees par Levinas lui-mecircme contre les insuffisances de Totaliteacute et infini sommeacute de se reconfigurer agrave lrsquoaune de contraintes ineacutedites Ainsi demandons-nous qursquoeacutenonce ce discours de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Quels problegravemes lrsquoideacutee de lrsquoinfini configure-t-elle

b) La forme le sens et la question

Le discours sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini est eacutethique Or notre eacutetude de Totaliteacute et infini a montreacute que pour

parler le langage eacutethique ougrave se dit lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas a recours agrave drsquoautres langages que lrsquoeacutethique fait preacuteciseacutement eacuteclater la logique la pheacutenomeacutenologie et lrsquoontologie Devant la difficile tacircche de deacutefinir le discours eacutethique en tant que tel nous pouvons donc commencer par expliquer neacutegativement lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave partir des langages qursquoelle excegravede (I) En philosophe Levinas discourt sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave lrsquoaide de notions formelles (le Mecircme et lrsquoAutre la totaliteacute et lrsquoinfini la relation la seacuteparation la structure formelle le deacutesir etc) Srsquoil reprend agrave Descartes la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest bien parce qursquoil entend recourir au langage formel de la philosophie pour dire lrsquoeacutethique Nous deacutefinissons donc un premier niveau de discours sur lrsquoinfini formel eacutenonccedilant la structure de la relation

agrave lrsquoinfini A lrsquointeacuterieur du logos philosophique Levinas formalise lrsquoinfini qui fait eacuteclater la logique (II) En pheacutenomeacutenologue parce que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est concregravete et non theacuteoreacutetique Levinas discourt

sur le sens eacutethique de lrsquoinfini Il reprend la meacutethode descriptive de Husserl et Heidegger et leur attention au concret de lrsquoexistence pour deacutecrire la faccedilon dont le sens eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini vient

deacuteranger le sujet Le second niveau discursif est donc concret et consiste en une pheacutenomeacutenologie du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini A lrsquointeacuterieur de la description des pheacutenomegravenes Levinas deacutecrit le sens drsquoune intrigue qui excegravede la pheacutenomeacutenaliteacute (III) Enfin dans lrsquoontologie Levinas deacutecrit la faccedilon dont lrsquoideacutee de lrsquoinfini excegravede lrsquoecirctre Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est au-delagrave de lrsquoecirctre et lrsquoontologie (heideggeacuterienne parmeacutenidienne) doit ecirctre deacutepasseacutee lrsquoecirctre mis en question Nous deacutefinissons ainsi un dernier niveau de discours sur lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre A lrsquointeacuterieur du discours sur lrsquoecirctre Levinas deacutecrit la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini

Ces trois types de discours qui dans lrsquouniteacute de leur deacutepassement paradoxal de la logique de la pheacutenomeacutenologie et de lrsquoontologie forment le discours eacutethique sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoarticulent autour de trois eacutenonceacutes majeurs (I) Le premier eacutenonceacute deacutefinit la forme de la relation qursquoentretiennent le fini et lrsquoinfini le moi fini est seacutepareacute de lrsquoinfini la relation entre le fini et lrsquoinfini nrsquoannule pas la seacuteparation (relation agrave lrsquoabsolu qui ne relativise pas lrsquoabsolu) une telle relation est une penseacutee pensant

plus qursquoelle ne pense un Deacutesir un deacutesarccedilonnement de lrsquointentionnaliteacute etc Les Meacuteditations deacutecrivent aussi bien la forme de la seacuteparation (dans le rapport cogitoinfini) que la relation dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Degraves la preacuteface de Totaliteacute et infini Levinas va jusqursquoagrave faire de cette ideacutee lrsquoinfinition mecircme de lrsquoinfini ce par quoi lrsquoinfini prend forme pour un moi Lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee et le premier eacutenonceacute deacutecrit la

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forme de cette venue (II) Le deuxiegraveme eacutenonceacute eacuteclaire le sens du premier la penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense est responsabiliteacute LrsquoAutre absolu crsquoest Autrui le Mecircme absolu crsquoest moi Lrsquoexpeacuterience de lrsquoinfini qui revecirct la forme de lrsquoeacutenonceacute (I) est donc le face-agrave-face avec autrui Crsquoest

pourquoi Totaliteacute et infini pose une eacutequivalence entre autrui la signification et lrsquoinfini Le face-agrave-face avec autrui ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee est relation au visage responsabiliteacute pour lui mise en question de

ma liberteacute et de mes pouvoirs astriction au Bien Lrsquoeacutethique est le sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini que me communique le visage dans sa parole me signifiant lrsquointerdit du meurtre le visage est lrsquoorigine de toute signifiance (III) Cette signifiance deacutesarccedilonnant lrsquointentionnaliteacute est le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre Lrsquoexcession de lrsquoecirctre peut drsquoabord ecirctre expliciteacutee agrave partir de la dialectique entre totaliteacute et infini lrsquoinfini est au-delagrave de la totaliteacute car aucun point de vue ne permet de reacutecupeacuterer lrsquoinfini dans une totaliteacute qui lui serait supeacuterieure ndash lrsquoinfinition de lrsquoinfini consistant preacuteciseacutement agrave srsquoabsoudre de la totaliteacute Aussi lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre deacutesigne-t-il une mise hors jeu des pouvoirs et de la liberteacute du sujet autonome et maicirctre de soi Est-ce agrave dire que la notion mecircme drsquoecirctre serait impropre agrave qualifier lrsquoinfini Nous touchons lagrave une ambiguiumlteacute caracteacuteristique de Totaliteacute et infini lrsquoideacutee de lrsquoinfini est proclameacutee au-delagrave de lrsquoecirctre et pourtant le visage est deacutecrit comme le veacuteritable ecirctre en soi (cf ch 4) lrsquoideacutee de lrsquoinfini

comme fondement ultime de lrsquoecirctre et la feacuteconditeacute comme possibiliteacute drsquoun ecirctre infini ndash Remarquons enfin que les deux premiers eacutenonceacutes sont eux aussi ambivalents Ils semblent en effet se compleacuteter

lrsquoun lrsquoautre de faccedilon harmonieuse le premier eacutenonccedilant une structure formelle dont le second dit le sens Pourtant agrave cette structure formelle du Deacutesir correspond aussi le pheacutenomegravene eacuterotique en 1961 ndash un second sens qui se livre non pas dans la droiture de lrsquoeacutethique mais dans la volupteacute et la feacuteconditeacute

Totaliteacute et infini est lrsquoouvrage ougrave ces trois eacutenonceacutes sont articuleacutes pour la premiegravere fois sous la

forme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Mais cette tripartition est-elle fidegravele au sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans toute lrsquoœuvre de Levinas Elle lrsquoest sans doute puisqursquoavec elle nous proposons une distinction entre le champ eacutenonciatif et les thegraveses qui sont deacutefendues dans ce champ Prenons lrsquoexemple portant agrave la

controverse de lrsquoeacutenonceacute (III) sur lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre Que lrsquoinfini soit au-delagrave de lrsquoecirctre crsquoest lagrave un eacutenonceacute constant qui qualifie tout le champ du rapport de lrsquoinfini agrave lrsquoecirctre chez Levinas mais on pourra

contester ensuite les thegraveses associeacutees agrave cette transcendance de lrsquoecirctre qursquoelle megravene agrave un ecirctre infini comme en 1961 ou qursquoelle renie toute participation agrave lrsquoecirctre et signifie lrsquoautrement qursquoecirctre comme en

1974 Avec ces trois eacutenonceacutes nous souhaitons eacuteclairer les trois probleacutematiques fondamentales que le discours levinassien sur lrsquoinfini implique toujours Lrsquoeacutetude des œuvres posteacuterieures agrave Totaliteacute et infini confirme la persistance de cette triple structure de problegravemes Or crsquoest aussi le cas drsquoAutrement qursquoecirctre ougrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est presque absente les nombreuses descriptions de la responsabiliteacute dans ce livre reprennent la structure du Deacutesir de lrsquoindeacutesirable et son sens eacutethique mecircme si elles ne citent pas Descartes Les trois eacutenonceacutes deacutelivrent donc le champ geacuteneacuteral ougrave se deacuteploie le discours sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini Cependant lrsquoidentification de ce lieu nrsquoest pas notre seul but ce qursquoil importe de faire crsquoest drsquoidentifier la faccedilon dont lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini structure organise unifie ce champ

aux yeux de Levinas et au fil de ses œuvres Totaliteacute et infini constitue une premiegravere version de cette configuration y en a-t-il drsquoautres Autrement qursquoecirctre constitue-t-il un abandon de lrsquoideacutee drsquoinfini ou sa reconfiguration

Nous parlons drsquoune configuration ou drsquoune articulation des trois eacutenonceacutes pour marquer la faccedilon

dont Levinas leur fait dire les uns par les autres lrsquointrigue de lrsquoinfini Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini unifie ces trois eacutenonceacutes de lrsquointrigue agrave partir de la reprise de la description du rapport entre cogito et

ideacutee de lrsquoinfini dans les Meacuteditations Elle est un faisceau de problegravemes trouvant leur uniteacute dans une lecture de Descartes et se seacuteparant par la vertu de leur probleacutematiciteacute propre de Descartes (I)

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Descartes pose en premier lieu la question de la relation entre le fini et lrsquoinfini telle qursquoelle suppose et maintient la seacuteparation Dans lrsquoeacutethique lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une penseacutee non-theacuteorique immeacutediatement morale de lrsquoinfini Elle configure lrsquoeacutenonceacute (I) en lui donnant la forme drsquoune penseacutee au caractegravere

hautement paradoxal puisqursquoelle pense plus qursquoelle ne pense Mais en quel sens Levinas parle-t-il encore de penseacutee y a-t-il veacuteritablement intellection de lrsquoinfini ou la reacutefeacuterence agrave la penseacutee nrsquoest-elle

que meacutetaphorique Et ne faudrait-il pas concevoir la relation agrave lrsquoinfini autrement que comme une penseacutee ndash faire de la responsabiliteacute une parole (un Dire) ou un sentir et une trace (II) En outre la troisiegraveme Meacuteditation donne un sens extra-theacuteorique agrave lrsquoinfini en srsquoachevant sur la contemplation de la majesteacute divine Contre la repreacutesentation simplificatrice que Levinas donnait en 1957 de sa deacutemarche ougrave il ne preacutetendait prendre agrave Descartes qursquoune structure formelle abstraction faite du sens que lui donne la theacuteorie Levinas soutient en 1961 que lrsquoinfini implique une certaine conception du sens deacutejagrave agrave lrsquoœuvre dans les Meacuteditations La primauteacute de lrsquoinfini sur le fini lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute par lrsquoinfini nrsquoest pas un jeu dialectique et formel mais la graviteacute du sens lui-mecircme qui vient agrave lrsquoesprit sous la forme drsquoune responsabiliteacute eacutethique De mecircme lrsquoeacutethique nrsquoest pas un champ drsquoapplication pour lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini mais sa signification premiegravere de sorte qursquoil faut dire lrsquoideacutee de lrsquoinfini est

la relation agrave autrui en tant que visage Quelle conception du sens sous-tend cette primauteacute de lrsquoeacutethique Pourquoi lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne srsquoaccomplit-elle que dans la responsabiliteacute Et cet infini

tombant sous le sens est-ce lrsquoilleacuteiteacute le Bien Dieu (III) Ces deux premiers eacutenonceacutes impliquent une rupture avec lrsquointentionnaliteacute dans une mise en question des pouvoirs du sujet Cette rupture Levinas lrsquointerpregravete comme une transcendance au-delagrave de lrsquoecirctre Deacutejagrave chez Descartes la substance infinie se montrait incommensurable au fini et lrsquoecirctre ne se disait pas au mecircme sens de Dieu (ecirctre eacuteminent hauteur) et des creacuteatures Mais lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre signifie-t-il une rupture radicale avec lrsquoontologie conduisant agrave lrsquoautrement qursquoecirctre ou la refondation de lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini En quel sens la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee est-elle une mise en question de lrsquoecirctre

Ces trois ordres de problegravemes forment un discours que deacuteploie lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui lui impose une certaine configuration Lrsquoeacutetude de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans la philosophie de Levinas est celle de la

configuration donneacutee agrave ces trois eacutenonceacutes Comment interpreacuteter cette triple eacutenonciation sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini La forme de cette penseacutee son sens eacutethique son excession de lrsquoecirctre ndash que disent-ils du sujet

qursquoelle habite Qursquoest-ce que la philosophie peut dire de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui excegravede la penseacutee finie du sujet pensant Ces questions dirigeront notre travail en lui donnant la direction suivante Sachant que le discours articule sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini les trois eacutenonceacutes selon une configuration donneacutee et identifiable agrave partir de Totaliteacute et infini nous pouvons au-delagrave de la reacutefeacuterence explicite agrave cette ideacutee et agrave sa paterniteacute carteacutesienne en repeacuterer le fonctionnement agrave lrsquoaide de cette configuration mecircme Autrement dit nous pouvons nous libeacuterer de la neacutecessiteacute drsquoen rester aux textes citant laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo pour inclure tous les textes qui de faccedilon plus ou moins explicite en preacutesentent la configuration Il ne srsquoagit pas de faire violence agrave ces textes en leur imposant une ideacutee de lrsquoinfini qursquoils

ne connaissent pas encore (avant 1957) ou qursquoils laissent de cocircteacute (notamment Autrement qursquoecirctre) mais drsquoidentifier dans ces textes ougrave est lisible au moins un des trois eacutenonceacutes de lrsquoideacutee de lrsquoinfini le rapport entre ce texte et lrsquoideacutee de lrsquoinfini De la sorte la triple configuration des eacutenonceacutes nous donnera un principe meacutethodique pour lrsquoeacutetude geacuteneacutealogique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et pour lrsquoeacutetude diachronique des transformations de son usage apregraves Totaliteacute et infini Avant 1957 quelle logique a preacutesideacute agrave la

formation de chacun des trois eacutenonceacutes sur la forme le sens et lrsquoecirctre et agrave leur configuration par lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Apregraves 1961 peut-on malgreacute lrsquoeffacement de la reacutefeacuterence agrave lrsquoideacutee carteacutesienne

de lrsquoinfini retrouver dans les textes la configuration que Totaliteacute et infini donnait agrave ces trois eacutenonceacutes ndash

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ou bien deacutefinir une nouvelle configuration qui srsquoen deacutemarquerait Voici les questions geacuteneacuterales que nous poserons agrave lrsquoœuvre de Levinas

En tournant ainsi notre regard des citations sur Descartes agrave la configuration du discours nous laissons de cocircteacute la deacutemarche adopteacutee dans ce premier chapitre Celle-ci nous a permis de preacuteciser la maniegravere et le contenu de lrsquointerpreacutetation levinassienne de Descartes et sur cette base de distinguer les champs eacutenonciatifs ougrave signifie lrsquoideacutee de lrsquoinfini Cette maniegravere drsquoapprocher les Meacuteditations nous est vite apparue dans son originaliteacute et ses transgressions des regravegles de neutraliteacute de lrsquoexeacutegegravese relever de ce que nous avons appeleacute un usage de Descartes Nous ne voulons pas dire que la lecture que pratique Levinas serait indiffeacuterente agrave la veacuteriteacute historique du texte carteacutesien mais que lrsquohistoire de la philosophie nrsquoest jamais aux yeux de Levinas affaire de deacutetachement ndash au contraire elle doit faire vivre les textes qursquoelle commente et les porter agrave leur plus grande veacuteriteacute preacutesente et actuelle Lrsquousage de Descartes est la vie de son ideacutee de lrsquoinfini dans lrsquoeacutethique levinassienne Mais si nous avons pu deacutefinir

le sens de cet usage dans les premiers eacutecrits de Levinas la deacutemultiplication des usages de la lecture eacutethique de Descartes reste encore inexpliqueacutee par le preacutesent chapitre Il y a bien un usage de Descartes

dans lrsquoeacutethique de Levinas mais sa deacutefinition exige lrsquoeacutetude approfondie de lrsquoeacutethique agrave partir des trois eacutenonceacutes de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

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Ch 2 Lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini

Lrsquoeacutetude de la place de lrsquointerpreacutetation et de lrsquousage de Descartes montre que lrsquoinfini nrsquoest pas un thegraveme premier de lrsquoœuvre de Levinas le jeune Levinas reconduit le geste pheacutenomeacutenologique drsquoun ancrage dans la finitude et repousse lrsquoinfini de lrsquoideacutealisme theacuteorique La pheacutenomeacutenologie est porteuse drsquoun renouvellement de la philosophie dont lrsquoinfini theacuteorique ne se remettra pas Lrsquoadoption

progressive du terme drsquolaquo infini raquo et de sa grammaire apregraves 1947 deacutefinitivement acteacutee par lrsquoarticle laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo de 1957 nrsquoa eacuteteacute possible que sur la base drsquoune nouvelle lecture ndash

eacutethique ndash de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Nous soutenons ainsi que le choix drsquoadopter le langage de lrsquoinfini reacutesulte de la deacutecouverte du sens eacutethique de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Lrsquoinfini nrsquoest pas en tant que tel un terme signifiant pour lrsquoeacutethique il le devient seulement agrave travers les Meacuteditations ougrave Descartes deacutecrit la forme de la relation agrave lrsquoinfini Aussi lrsquoeacutetude de lrsquoinfini levinassien se doit-elle de commencer par la description de la forme de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

I La transcendance comme ideacutee de lrsquoinfini

sect7 Pheacutenomeacutenologie et transcendance Lrsquoeacutetude des interpreacutetations et des usages de Descartes a montreacute que Levinas associait au temps de

ses premiers articles sur la pheacutenomeacutenologie lrsquoinfini agrave la theacuteorie Fondement de la connaissance dans la philosophie ideacutealiste lrsquoideacutee theacuteorique de lrsquoinfini est abandonneacutee par la pheacutenomeacutenologie qui se montre supeacuterieure en identifiant penseacutee et existence La philosophie nouvelle heacuteriteacutee de Husserl et Heidegger par rapport agrave laquelle il nrsquoy a aucun retour en arriegravere possible invalide la pertinence philosophique de la notion drsquoinfini Mais alors pourquoi Levinas a-t-il reacuteintroduit celle-ci en philosophie alors que la

pheacutenomeacutenologie lrsquoavait eacutecarteacutee En quoi en deacutepit de Husserl et Heidegger Levinas a-t-il jugeacute la notion drsquoinfini neacutecessaire agrave la reacutesolution des problegravemes poseacutes par le preacutesent agrave la philosophie

a) La transcendance de lrsquointentionnaliteacute

Il peut ecirctre feacutecond de repartir de lrsquoarticle de 1949 laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo dont lrsquoobjet

est de donner raison au renouvellement du questionnement philosophique par la pheacutenomeacutenologie Opposant la tradition centreacutee sur lrsquoideacutealisme theacuteorique de lrsquoinfini aux philosophies nouvelles de lrsquoexistence cet article megravene une confrontation systeacutematique de deux conceptions de la transcendance laquo Lrsquoabandon de la transcendance conditionneacutee par lrsquoideacutee du parfait ramegravene agrave la transcendance caracteacuteriseacutee par lrsquointentionnaliteacute raquo (EDE 97) Lrsquoideacutealisme avait penseacute la transcendance agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini conccedilue comme fondement theacuteorique absolu de la connaissance Il disait transcendant

lrsquoecirctre infini contenant en lui toutes deacuteterminations et qui du fait que le sujet en a lrsquoideacutee fournit agrave celui-ci un ideacuteal absolu auquel il participe laquo en sortant ainsi en quelque faccedilon de sa finitude raquo (ibid) Au contraire la pheacutenomeacutenologie refuse au sujet tout pouvoir de sortir de la finitude de son existence et conccediloit la transcendance drsquoune faccedilon nouvelle comme cette finitude mecircme La transcendance crsquoest deacutesormais lrsquointentionnaliteacute ou la verbaliteacute de lrsquoecirctre Levinas peut donc eacutecrire laquo sur le plan des

cateacutegories la nouveauteacute de la philosophie de lrsquoexistence nous apparaicirct dans la deacutecouverte du caractegravere transitif du verbe exister On ne pense pas seulement quelque chose on existe quelque chose

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Lrsquoexistence est une transcendance non pas en vertu drsquoune proprieacuteteacute dont elle serait doteacutee ou revecirctue son exister consiste agrave transcender raquo (EDE 100) Levinas approuve et reprend cette ideacutee nouvelle de la transcendance et lrsquoarticle de 1949 reconduit le rejet de la notion drsquoinfini par les philosophies de

lrsquoexistence La transcendance que la philosophie preacutesente a pour tacircche de penser agrave neuf ne se dit plus laquo infinie raquo Il faut drsquoautant plus insister sur ce point de deacutepart que Levinas durcissant au fil des anneacutees

son interpreacutetation de lrsquointentionnaliteacute husserlienne ou de lrsquoecirctre heideggeacuterien leur adressera une critique de plus en plus intraitable Le lecteur des œuvres eacutethiques est bien plus familier de la deacutenonciation de la pheacutenomeacutenologie que de son eacuteloge au motif que lrsquoeacutethique brise lrsquoontologie Le rapport de Levinas agrave lrsquointentionnaliteacute est donc complexe et doit ecirctre preacuteciseacute dans sa logique propre Crsquoest agrave la lumiegravere de la question de la transcendance qursquoil faut le reacutesoudre Dans lrsquoopposition entre pheacutenomeacutenologie et ideacutealisme theacuteorique crsquoest la premiegravere qui lrsquoemporte mais dans lrsquoopposition plus tardive dans lrsquoœuvre de Levinas entre pheacutenomeacutenologie et eacutethique crsquoest la seconde qui lrsquoemportera

Partons donc de la question de la transcendance telle que Levinas la pose agrave la suite de Husserl et

de Heidegger En quel sens la pheacutenomeacutenologie parle-t-elle de transcendance Les premiers articles

sur la pheacutenomeacutenologie la deacutefinissent en renvoyant agrave laquo lrsquoideacutee de lrsquointentionaliteacute eacutelaboreacutee par Husserl et penseacutee jusqursquoau bout par Heidegger raquo (EDE 60) La transcendance est pour les pheacutenomeacutenologues

non plus celle drsquoun objet ou drsquoune exteacuterioriteacute mais bien celle du moi En effet laquo le moi est une forme et une maniegravere drsquoecirctre et non pas un existant Dans lrsquoimmanence des intentions il est une transcendance sui generis qui ne saurait ecirctre compareacutee agrave la transcendance drsquoun objet Non pas constitueacutee mais constituante raquo (EDE 40) Lrsquoego transcendantal fournit donc le modegravele drsquoune nouvelle conception de la transcendance ougrave celle-ci est synonyme de lrsquointentionnaliteacute comme donation et constitution du sens La transcendance de lrsquoobjet nrsquoest que seconde puisqursquoelle suppose le sens que la conscience lui precircte De mecircme chez Heidegger laquo lrsquoacte de sortir de soi pour aller aux objets ndash ce rapport de sujet agrave objet que connait la philosophie moderne [ndash] a sa raison dans un saut accompli par delagrave les eacutetants compris

drsquoune maniegravere ontique vers lrsquoecirctre ontologique saut qui srsquoaccomplit de par lrsquoexistence du Dasein et qui est lrsquoeacuteveacutenement mecircme de cette existence et non pas un pheacutenomegravene qui srsquoy ajoute Crsquoest agrave ce saut par

delagrave lrsquoeacutetant vers lrsquoecirctre ndash et qui est lrsquoontologie elle-mecircme la compreacutehension de lrsquoecirctre ndash que Heidegger reacuteserve le mot de transcendance raquo (EDE 65) Crsquoest donc en lui donnant une reacutesonance verbale que la

pheacutenomeacutenologie a renouveleacute le sens de la transcendance il srsquoagit de (se) transcender La transcendance comme acte drsquoexister a deux traits majeurs

1 Identifiant la penseacutee et lrsquoexistence elle deacutesigne le mode drsquoecirctre du sujet Etre crsquoest se projeter hors de soi dans le monde Cette sortie de soi est le propre drsquoun moi qui se rapporte au monde crsquoest-agrave-dire drsquoun ecirctre essentiellement fini ouvert sur ce qui nrsquoest pas lui Cette nouvelle faccedilon de concevoir la relation entre lrsquointeacuterioriteacute et lrsquoexteacuterioriteacute meacuterite le nom de transcendance ravi agrave lrsquoideacutee theacuteorique de lrsquoinfini La transcendance en son sens premier est celle drsquoun ecirctre fini qui a agrave mourir et qui de par sa finitude est livreacute agrave lrsquoexteacuterioriteacute

2 Neacuteanmoins malgreacute cette ideacutee drsquoune ouverture de la conscience sur le monde qui semble faire eacuteclater lrsquointeacuterioriteacute ideacutealiste enfermeacutee sur elle-mecircme lrsquointentionnaliteacute accomplit elle aussi une clocircture Sa transcendance est Sinngebung donation de sens ou compreacutehension de lrsquoecirctre elle reacuteside dans le laquo fait concret de la spiritualiteacute qursquoest le sens raquo (EDE 26) Levinas insiste sur ce dernier point avec une vigueur particuliegravere contre Sartre qui lrsquoa neacutegligeacute Celui-ci laquo interpregravete lrsquointentionaliteacute comme la

proprieacuteteacute de la conscience drsquoecirctre hors drsquoelle-mecircme Toutefois dans le mouvement de lrsquointention vers le dehors il nrsquoy a aucune fuite devant soi aucune preacutedilection pour le dehors parce qursquoil est dehors il est

entiegraverement conccedilu sur le modegravele du sens de la penseacutee Il va vers le dehors dans la mesure ougrave il pense mais aussi vers le dedans dans la mesure ougrave dans la penseacutee le sens est appreacutehendeacute et compris raquo (EDE

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50n1) La transcendance pheacutenomeacutenologique ne se libegravere jamais deacutefinitivement de lrsquoimmanence Mon intention projeteacutee sur le monde anticipe le remplissement drsquoun sens deacutetermine par avance lrsquoalteacuteriteacute qursquoelle recevra La transcendance nouvelle de la pheacutenomeacutenologie obeacuteit ainsi agrave un double mouvement

lrsquoun tourneacute vers lrsquoexteacuterioriteacute et lrsquoautre vers lrsquointeacuterioriteacute de sorte que lrsquoecirctre demeure lrsquoultime instance de mesure du sens Lrsquoouverture sur lrsquoalteacuteriteacute reste sous le controcircle du moi qui ne se transcende jamais

au point de se perdre Par conseacutequent degraves les anneacutees 1930 et 1940 Levinas identifie dans lrsquointentionnaliteacute ou dans la

diffeacuterence ontologique un concept de transcendance qursquoil va agrave la fois reprendre et rejeter Si drsquoune part il faut bien concevoir la transcendance agrave partir du moi comme le mouvement transitif par lequel il se transcende il faut drsquoautre part comprendre que sans une deacuteposition des pouvoirs par lesquels le moi soumet lrsquoexteacuterioriteacute sur laquelle il srsquoouvre agrave une donation de sens cette transcendance demeure factice et retourne agrave lrsquoimmanence sans la quitter Lrsquointentionnaliteacute husserlienne qui a mis Levinas sur le chemin de la transcendance en eacutepuise-t-elle le sens

b) Lrsquoambivalence de lrsquointentionnaliteacute

Apregraves 1957 Levinas deacuteplace lrsquoexamen de lrsquointentionnaliteacute de lrsquoopposition entre pheacutenomeacutenologie et ideacutealisme agrave lrsquoopposition entre eacutethique et pheacutenomeacutenologie En 1959 lrsquoarticle laquo La ruine de la repreacutesentation raquo expose de nouveau lrsquooriginaliteacute de la penseacutee de Husserl mais pour la premiegravere fois il insiste sur les caracteacuteristiques proprement eacutethiques de sa pheacutenomeacutenologie Levinas parle drsquoabord de lrsquohomme que fut Husserl opposant son caractegravere agrave celui de Heidegger comme pour dire qursquoil retient avant tout chez le maicirctre le laquo visage drsquoun interlocuteur raquo (EDE 126) Lrsquoarticle conclura drsquoailleurs en notant que la pheacutenomeacutenologie husserlienne nrsquoest pas laquo par hasard raquo une laquo philosophie en eacutequipe raquo et que lrsquointersubjectiviteacute et lrsquoeacutethique constituent des preacuteoccupations majeures pour elle (EDE 135) Mais

crsquoest surtout lrsquoideacutee drsquointentionnaliteacute qui se voit ici investie de traits eacutethiques remarquables dont le point commun est le deacutepassement de la repreacutesentation ideacutealiste Ainsi la pheacutenomeacutenologie innove par

une penseacutee exceacutedant la theacuteorie dont Levinas fait ici un eacuteloge motiveacute par lrsquoeacutethique Dans la repreacutesentation la philosophie laquo srsquoidentifiait agrave lrsquoabsorption de tout Autre par le Mecircme raquo (EDE

127) alors que la pheacutenomeacutenologie permet de deacutepasser cette assimilation lrsquoideacutee drsquointentionnaliteacute est bien la ruine de la repreacutesentation Certes la conscience intentionnelle est la preacutesence aupregraves des choses mais sa veacuteritable nouveauteacute consiste en une structure ineacutedite du sens laquo Lrsquointentionnaliteacute deacutesigne ainsi une relation avec lrsquoobjet mais une relation telle qursquoelle porte en elle essentiellement un sens implicite raquo une structure drsquohorizons (EDE 130) Nous retrouvons la dupliciteacute de lrsquointentionnaliteacute en tant que rapport agrave lrsquoobjet ougrave domine la conscience celle-ci soumet tout sens au privilegravege de la preacutesence agrave une laquo re-preacutesentation raquo mais en tant qursquoelle comporte un sens implicite qui eacutechappe agrave la conscience reacuteflexive et lrsquoaccompagne celui de la vie obscure de lrsquohorizon elle est

porteuse drsquoun excegraves de sens incontenable dans la repreacutesentation Avec Husserl il devient possible de laquo deacutepasser lrsquointention dans lrsquointention mecircme penser plus qursquoon ne pense raquo (EDE 131) or on sait que la penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense a pour nom dans lrsquoeacutethique lrsquoideacutee de lrsquoinfini En precirctant ici la forme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave lrsquointentionnaliteacute Levinas montre bien que la relation eacutethique agrave lrsquoinfini srsquoinscrit de plain-pied dans lrsquoheacuteritage de Husserl que lrsquointentionnaliteacute fournit un modegravele et une

meacutethode agrave la penseacutee eacutethique de la transcendance Mais comment Levinas peut-il agrave la fois reconnaicirctre lrsquoauthentique mouvement de transcendance de lrsquointentionnaliteacute et deacuteplorer que ce mouvement chute de

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nouveau dans la repreacutesentation Pourquoi cette laquo ambivalence fondamentale raquo 32 agrave lrsquoeacutegard de la pheacutenomeacutenologie Crsquoest que lrsquointentionnaliteacute reste une mainmise du sujet sur lrsquoobjet Ainsi un autre article laquo Intentionnaliteacute et meacutetaphysique raquo paru la mecircme anneacutee peut paraicirctre contredire laquo La ruine de

la repreacutesentation raquo en refusant agrave lrsquointentionnaliteacute les proprieacuteteacutes de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Par exemple laquo Husserl a bien montreacute comment la rencontre de lrsquoobjet confirme ou deacuteccediloit une intention vide qui la

preacutecegravede raquo de sorte que laquo jamais la reacutealiteacute ne deacutesarccedilonne la penseacutee raquo (EDE 139) ndash ce deacutesarccedilonnement eacutetant preacuteciseacutement le propre de lrsquoideacutee de lrsquoinfini33

Lrsquoambivalence de Levinas agrave lrsquoeacutegard de lrsquointentionnaliteacute est due agrave lrsquoambivalence que Levinas situe

dans lrsquointentionnaliteacute elle-mecircme tantocirct sortie de soi impliquant des horizons de sens deacutepassant toute viseacutee tantocirct privilegravege drsquoune conscience preacutesente imposant agrave toute exteacuterioriteacute la structure drsquoobjet et anticipant son sens par une Sinngebung Le jugement de Levinas est toujours fondeacute sur cette essence double de la conscience intentionnelle mais il peut tendre davantage vers lrsquoeacuteloge ou le blacircme selon lrsquoenjeu strateacutegique selon la perspective propre du problegraveme traiteacute Lorsqursquoil srsquoagit de remettre en cause lrsquoobjectivation inheacuterente agrave la penseacutee de Husserl Levinas rabat lrsquointentionnaliteacute sur le savoir et la

repreacutesentation assimilant la pheacutenomeacutenologie agrave une reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme Mais lorsqursquoil srsquoagit de deacutecrire la structure effective drsquoune penseacutee respectueuse de lrsquoalteacuteriteacute la pheacutenomeacutenologie

apparaicirct comme la seule meacutethode philosophique possible qui deacutelivre la penseacutee de la repreacutesentation Les premiers articles sur la pheacutenomeacutenologie insistent sur la nouveauteacute de cette penseacutee et obeacuteissent agrave cette logique mais les textes eacutethiques changent de point de vue puisqursquoils preacutetendent agrave leur tour deacutepasser la pheacutenomeacutenologie La penseacutee est prise entre deux tendances la penseacutee de la totaliteacute (tentation de la pheacutenomeacutenologie voulue comme science absolue ou comme ontologie fondamentale) et la penseacutee de lrsquoinfini (qui accomplit la grande nouveauteacute de la pheacutenomeacutenologie dont la deacutecouverte est celle du deacutepassement du pheacutenomegravene par le sens) Crsquoest lagrave peut-ecirctre une reacuteponse au sentiment de laquo stupeur raquo qui srsquoempare de Franccediloise Dastur lorsque Levinas affirme dans la preacuteface agrave lrsquoeacutedition

allemande (1987) de Totaliteacute et infini que lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini brise la correacutelation noeacutetico-noeacutematique de Husserl laquo on a lrsquoimpression qursquoune eacutetrange amneacutesie frappe alors Levinas qui semble

avoir oublieacute et sa profonde compreacutehension de lrsquointentionnaliteacute comme relation entre le Mecircme et lrsquoAutre et sa critique de lrsquoideacutealisme comme absorption de lrsquoAutre par le Mecircme raquo34 Mais Levinas peut

deacuteceler sans estimer se contredire un privilegravege de la repreacutesentation dans lrsquointentionnaliteacute parce que chez Husserl lrsquohorizon implicite est reacutecupeacuterable dans une nouvelle intention et ne permet pas de rompre avec lrsquoideacuteal drsquoune parfaite constitution de lrsquoobjet

Or la transcendance exige la destitution de mes pouvoirs Ne suggegravere-t-elle pas en effet un deacutepart

ougrave le moi sans demeurer dans lrsquohorizontaliteacute de son intentionnaliteacute srsquoouvrirait agrave la verticaliteacute drsquoune hauteur deacutepassant ses pouvoirs Les philosophies de la finitude peuvent-elles rendre justice agrave la grammaire de la transcendance

32 Dominique Pradelle laquo Y a-t-il une pheacutenomeacutenologie de la signifiance eacutethique raquo in Emmanuel Levinas et

les territoires de la penseacutee sous la direction de D Cohen-Levinas et B Cleacutement Paris PUF 2007 p 74 33 Crsquoest donc dans lrsquoideacutee husserlienne drsquointentionnaliteacute que doit commencer lrsquoeacutetude de la genegravese de lrsquoideacutee

levinassienne de lrsquoinfini genegravese en trois temps drsquoabord dans la penseacutee nouvelle de la transcendance contenue dans la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute (cf sect7) puis dans la structure deacutesirante de lrsquoeacuteros (cf sect17) et enfin dans la naissance de la penseacutee du visage dans lrsquoenseignement (cf sect20)

34 Franccediloise Dastur laquo Intentionnaliteacute et meacutetaphysique raquo in PT 136-137

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c) La grammaire de la transcendance Levinas insiste sur trois aspects fondamentaux de lrsquoemploi du mot laquo transcendance raquo 1 celui-ci

ne peut srsquoappliquer qursquoagrave une relation entre le Mecircme et lrsquoAutre ougrave lrsquoAutre reste absolument exteacuterieur au Mecircme 2 cette relation exprime un mouvement du Mecircme vers lrsquoAutre 3 orienteacute vers la hauteur A

la suite de la pheacutenomeacutenologie la transcendance se pense comme une maniegravere drsquoecirctre du moi mais on ne saurait expliquer ce mouvement agrave partir du seul moi en raison de la sortie de soi que comprend lrsquoideacutee de transcendance La pheacutenomeacutenologie srsquoen est tenue agrave une logique horizontale ndash contenue dans le champ des pouvoirs du moi ndash lagrave ougrave la transcendance veacuteritable implique la verticaliteacute drsquoune relation agrave un plan supeacuterieur laquo La transcendance signifie eacutetymologiquement un mouvement de traverseacutee (trans) mais aussi de monteacutee (scando) elle exprime un double effort drsquoenjamber le vide de lrsquointervalle et de lrsquoenjamber en srsquoeacutelevant en changeant de niveau raquo35 Lrsquoeacutetymologie latine nous interdit de cantonner la transcendance agrave lrsquoidentiteacute du Mecircme degraves lors que se transcender implique de sortir de cette identiteacute et atteindre une hauteur au dessus de soi La transcendance met le sujet face agrave un intervalle qursquoil ne peut franchir qursquoen srsquoeacutelevant Se transcender crsquoest se hausser par-dessus sa condition preacutesente vers une

hauteur et non pas demeurer identique agrave soi laquo Cette exteacuterioriteacute absolue du terme meacutetaphysique lrsquoirreacuteductibiliteacute du mouvement agrave un jeu inteacuterieur agrave une simple preacutesence de soi agrave soi est preacutetendue

sinon deacutemontreacutee par le mot transcendant Le mouvement meacutetaphysique est transcendant et la transcendance comme deacutesir et inadeacutequation est neacutecessairement une transascendance raquo (TI 24) Or si la transcendance est Deacutesir inadeacutequat elle ne relegraveve plus de lrsquointentionnaliteacute Alors que la conscience intentionnelle appreacutehende et comprend lrsquoexteacuterioriteacute le Deacutesir meacutetaphysique ne fait pas preacuteceacuteder le rapport agrave la transcendance par une viseacutee preacutesomptive La hauteur et non le moi est agrave lrsquoinitiative du mouvement transascendant Mais comment lrsquoontologie puis la pheacutenomeacutenologie ont-elles pu donner le nom de transcendance agrave des relations relevant de la conscience

Lrsquoarticle laquo Seacutecularisation et faim raquo de 1976 reacutepond en esquissant trois figures de la faim de transcendance36 Il identifie deux appeacutetits de transcendance indexeacutes au rapport laquo sur-naturel raquo entre

terre et ciel Le premier lrsquoidolacirctrie naicirct du fait que le ciel laquo infranchissable pour le mouvement et franchi par la vision raquo invite au sacreacute37 Lrsquoidolacirctrie naicirct de la vision qui srsquoeacutetonne de pouvoir franchir

lrsquointervalle seacuteparant lrsquoœil du ciel elle apparaicirct ainsi comme une laquo extraordinaire rupture de la transcendance raquo car dans sa faim de hauteur elle franchit la distance qui la seacutepare du ciel Lrsquoordre immobile en repos identique que le ciel lui donne agrave contempler elle le reproduit alors sur terre dans le culte religieux et le pouvoir theacuteocratique qui consacrent la rupture deacutefinitive de la transcendance en faisant descendre le ciel sur terre lrsquoincarnant dans des idoles Or lrsquoidolacirctrie entretient un rapport ambivalent avec la deuxiegraveme faim de transcendance qursquoest le savoir si les sciences et les techniques font mourir les dieux idolacirctres la raison qui les anime nrsquoest pas moins neacutee de lrsquoidolacirctrie laquo Le savoir

35 Cahier de lrsquoHerne Emmanuel Levinas sous la direction de C Chalier et M Abensour Paris Editions de

lrsquoHerne 1991 pp 76-77 36 laquo Seacutecularisation et faim raquo repris in Cahier de lrsquoHerne Emmanuel Levinas op cit pp 76-82 Les

citations donneacutees dans ce paragraphe proviennent de ces pages 37 Crsquoest pourquoi lrsquoeacutethique levinassienne (qui passe du sacreacute au saint) nrsquoeacuteveille pas le sentiment du sublime

comme le montre C Chalier dans Pour une morale au-delagrave du savoir Kant et Levinas Paris Albin Michel 1998 pp 116-123) Le rapprochement de la penseacutee kantienne du sublime et de lrsquoideacutee levinassienne de lrsquoinfini nrsquoen est pas moins pertinent drsquoun point de vue formel sur ce point voir lrsquoarticle de Steacutephane Mosegraves laquo Lrsquoideacutee de lrsquoinfini en nous raquo in Emmanuel Levinas Lrsquoeacutethique comme philosophie premiegravere actes du colloque de Cerisy-la-Salle 23 aoucirct ndash 2 septembre 1986 sous la direction de J Greisch et J Rolland Paris Cerf coll laquo La nuit surveilleacutee raquo 1993 pp 79-101

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de lrsquoOccident nrsquoest-il pas la seacutecularisation drsquoune idolacirctrie raquo Cette question rheacutetorique se veacuterifie agrave trois titres le savoir procegravede du mecircme eacutetonnement que le mythe comme lrsquoa vu Aristote il trouve dans le repos immobile du ciel son ideacuteal drsquoidentiteacute et il apprend de lrsquoidolacirctrie la patience du concept

ajournant les appeacutetits terrestres De fait laquo la seacutecularisation de la transcendance devenant le Mecircme de lrsquoEcirctre raquo le savoir occidental est neacute de lrsquoidolacirctrie Mais le savoir retourne son regard vers la terre qui

elle est eacutegalement accessible au toucher agrave la maicirctrise technique Gracircce agrave la technique il conquiert lrsquoespace de la terre et eacutetend son pouvoir au ciel en reacutealisant ce que lrsquoidolacirctre nrsquoavait pas mecircme penseacute laquo les voyages intersideacuteraux raquo La transcendance sur-naturelle du ciel se donne au toucher la technique ne met-elle pas fin agrave toute ideacutee de transcendance inaccessible agrave lrsquohomme Mais nous avons jusqursquoagrave preacutesent neacutegligeacute la faim qui porte lrsquohomme vers la transcendance elle ne doit pas ecirctre conccedilue comme un besoin aussi sublime soit-il de posseacuteder ou de consommer lrsquoautre mais comme laquo un dehors non spatial par eacuteclatement au sein du Mecircme de la question agrave lrsquoAutre et sur lrsquoautre raquo Ce nrsquoest que par meacutetaphore que le ciel eacutetoileacute est transcendance laquo la nouvelle transcendance crsquoest le refus de croire agrave une paix en autrui agrave cause drsquoune harmonie quelconque dans la totaliteacute la certitude que rien ne peut tromper la faim de lrsquoautre homme raquo Le Deacutesir de transcendance est Deacutesir drsquoautrui Deacutesir drsquoune paix qui

ne procegravede pas de lrsquoordre reacutegnant dans la totaliteacute

Si la notion de transcendance a encore un sens malgreacute la destruction des idoles par la technique crsquoest que lrsquoidolacirctrie et sa seacutecularisation dans le savoir ont neacutegligeacute son veacuteritable sens la faim drsquoautrui La grammaire de la transcendance doit ecirctre rechercheacutee ailleurs que dans la seacutecularisation dans une notion capable de signifier cette paix de lrsquoautre homme laquo Dans un tel humanisme peut srsquoentendre proprement dit ndash et non pas dit meacutetaphoriquement ndash le mot transcendance contre le modegravele greacuteco-romain du Mecircme dans la positiviteacute dans la preacutesence et dans le Monde raquo (PT 17) Cet autre terme ougrave srsquoentend la transcendance proprement et non meacutetaphoriquement dite est celui drsquoinfini La paix la situation ougrave la totaliteacute se brise laquo est lrsquoeacuteclat de lrsquoexteacuterioriteacute ou de la transcendance dans le visage

drsquoautrui Le concept de cette transcendance rigoureusement deacuteveloppeacute srsquoexprime par le terme drsquoinfini raquo (TI 10) Pourquoi Par lrsquoexpression de transcendance au sens propre Levinas deacutesigne la

transcendance en tant que transcendance crsquoest-agrave-dire une transcendance absolue par opposition agrave une transcendance meacutetaphorique qui ne serait que relative Lrsquointentionnaliteacute nrsquoest pas la transcendance car

elle neacuteglige la dimension de hauteur impliqueacutee par la transcendance absolue Or si laquo lrsquoinfini est le propre drsquoun ecirctre transcendant en tant que transcendant raquo (TI 41) crsquoest qursquoil exprime lrsquoimpossibiliteacute de ramener cet ecirctre sous lrsquoemprise de la totaliteacute Mieux de faccedilon positive il faut dire que laquo lrsquoideacutee de lrsquoInfini crsquoest la transcendance mecircme raquo (TI 78) de sorte qursquoon ne saurait deacutevelopper le concept de transcendance et lrsquoarracher du retour au Mecircme qui le deacutetruit sans le penser selon le modegravele de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Penser la transcendance crsquoest donc revenir agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

sect8 Neacutegativiteacute et ideacutee de lrsquoinfini

a) Totaliteacute et mauvais infini Lrsquoinfini peut srsquoentendre en deux sens carteacutesien ou heacutegeacutelien positif ou neacutegatif Mais lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini est une exception dans lrsquohistoire de la philosophie que lrsquoideacutee heacutegeacutelienne

couronne Lrsquoarticle intituleacute laquo Infini raquo eacutecrit pour lrsquoEncyclopedia Universalis le montre en parcourant les significations philosophiques du terme drsquoinfini Son introduction deacutegage deux formes qui sont celles

de lrsquoinfini heacutegeacutelien le mauvais infini et le veacuteritable infini (alineacuteas 1 et 2)

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1 Au premier sens lrsquoinfini est une notion proche de la transcendance conccedilue de maniegravere neacutegative Le premier alineacutea le deacutepeint comme une notion correacutelative agrave celle de fini que la philosophie nrsquoa pas elle-mecircme forgeacutee le couple finiinfini a eacuteteacute emprunteacute agrave la connaissance et agrave la religion laquo Adjectif

substantiveacute raquo le mot laquo infini raquo deacutesigne laquo la proprieacuteteacute de certains contenus offerts agrave la penseacutee de srsquoeacutetendre au-delagrave de toute limite raquo (AT 69) Cette deacutefinition exprime lrsquouniteacute grammaticale du fini et

de lrsquoinfini crsquoest la notion de limite qui est ici premiegravere car lrsquoinfini ne deacutenote pas ce agrave quoi la notion de limite ne srsquoapplique plus mais ce agrave quoi elle srsquoapplique drsquoabord pour ecirctre deacutepasseacutee ensuite Cette approche suit donc deux temps le premier moment comme position drsquoune limite et le second comme neacutegation de la limitation Lrsquoinfini ne saurait ainsi disposer drsquoune grammaire propre degraves lors qursquoil est penseacute comme la simple biffure du fini Lrsquoapproche neacutegative de lrsquoinfini ne fait qursquoemprunter sa grammaire au fini et lui appliquer la neacutegation lrsquoinfini se dit dans les cateacutegories du fini38 Levinas le montre dans tous les usages philosophiques ougrave lrsquoinfini eacutevoque une transcendance a Les laquo quanta raquo qui constituent la laquo terre natale de lrsquoinfini39 raquo (ibid) servent de modegravele agrave toute approche neacutegative lrsquoespace est infini par rapport agrave un regard qui part du lieu et contemple lrsquohorizon le temps par rapport aux horloges qui le donnent mais nrsquoarrecirctent pas sa fuite Crsquoest chaque fois sur fond drsquoune mesure

preacutealable que lrsquoobjet paraicirct eacutechapper agrave la maicirctrise lrsquoinfini est ce que la mesure a mesureacute comme eacutetant immesurable b On parle eacutegalement drsquoinfini dans le domaine religieux pour deacutecrire lrsquoexcellence du

divin Dans ce cas lrsquoinfini est synonyme de perfection lrsquoinfini qualitatif crsquoest la diviniteacute Lrsquoinfiniteacute est preacutediqueacutee des dieux agrave partir drsquoattributs humains finis dont la finitude est biffeacutee immortel tout-puissant omniscient etc Levinas prend pour exemple les attributs divins du pantheacuteon des dieux Il applique le terme drsquoinfini au polytheacuteisme montrant de fait sa relativiteacute les dieux eacutetant multiples cette multipliciteacute mecircme est une perte drsquoexcellence Les dieux multiples sont en guerre et la guerre relativise la perfection des dieux Crsquoest pourquoi il faut reconnaicirctre une plus grande excellence encore (et donc une plus grande infiniteacute) agrave lrsquouniteacute Le monotheacuteisme connaicirct lrsquoinfini le plus haut et laquo se rapproche ici de la notion de transcendance raquo (AT 70) Mais envisageacutee dans cette voie neacutegative la transcendance ne

saurait ecirctre conccedilue le texte en teacutemoigne par deux fois Drsquoabord Levinas srsquoautorise cet aparteacute laquo il y a lieu de se demander comment lrsquoau-delagrave de lrsquoacte et de la penseacutee reacuteussit agrave se signaler comme tel agrave lrsquoacte

de la penseacutee raquo (ibid) invalidant par cette discregravete objection toute preacutetention de la neacutegativiteacute agrave penser lrsquoinfini positif de la transcendance c En outre lrsquoinfini comme transcendance est ici en mecircme temps

conccedilu comme puissance Descartes parle en ce sens de Dieu dont la volonteacute infinie institue le Bien et le Mal le Vrai et le Faux Lrsquoinfini de la volonteacute srsquoaffranchit alors de lrsquoideacutee de transcendance soit en la soumettant agrave la volonteacute de puissance (Nietzsche) soit en placcedilant lrsquoinfini hors de toute porteacutee dans une philosophie de la finitude ougrave lrsquoinfini nrsquoest plus qursquoun ideacuteal reacutegulateur (Kant) Lrsquoinfini neacutegatif ne peut conduire qursquoagrave une transcendance neacutegative

2 Au second sens lrsquoinfini se distingue de la transcendance et srsquoidentifie agrave la totaliteacute laquo un ecirctre qui nrsquoaurait aucun autre serait par lagrave mecircme infini raquo (AT 71) Un ecirctre qui est la totaliteacute du tout est infini puisqursquoil ne laisse rien subsister hors de lui Levinas mentionne le Dieu de Spinoza qui sans limite

nrsquoadmet aucune exteacuterioriteacute ou lrsquoEsprit heacutegeacutelien dont lrsquohistoire est lrsquoincessante totalisation La grammaire de lrsquoinfini en vient alors agrave coiumlncider avec celle de la totaliteacute lrsquoEsprit chez Hegel

38 laquo Lrsquoinfini est dans cette immeacutediateteacute il est en mecircme temps la neacutegation drsquoun Autre du fini Ainsi

comme eacutetant et en mecircme temps comme non-ecirctre drsquoun Autre il est retombeacute dans la cateacutegorie du quelque-chose en tant qursquoun quelque-chose deacutetermineacute en geacuteneacuteral plus preacuteciseacutement (hellip) dans la cateacutegorie du quelque-chose avec sa limite raquo (Hegel Science de la logique I LrsquoEcirctre trad B Bourgeois Paris Vrin 2015 p 199)

39 Si Levinas attribue agrave la quantiteacute (au savoir) et non agrave la religion lrsquoorigine historique de lrsquoinfini crsquoest sans doute comme il le montre quelques lignes plus bas parce que le mot En-Sof (in-fini) nrsquoappartient pas agrave la Bible mais agrave la laquo kabbale meacutedieacutevale raquo (AT 70)

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laquo srsquoinstitue totaliteacute ougrave tout Autre est compris dans le Mecircme Lrsquoinfini ce serait ainsi la penseacutee absolue se deacuteterminant elle-mecircme raquo (ibid) Lrsquoontologie ne fait pas de diffeacuterence entre la totaliteacute et lrsquoinfini de sorte que le second devient synonyme du premier

Lrsquohistoire de lrsquoinfini dans cette preacutesentation drsquoesprit heacutegeacutelien nous ramegravene donc agrave une alternative entre deux formes drsquoinfiniteacute la transcendance neacutegative et la totaliteacute Or Levinas affirme que lrsquoinfini est

laquo au-delagrave de la totaliteacute raquo (TI 7) et deacutegage une troisiegraveme forme drsquoinfini positive et eacutethique deacutepassant lrsquoalternative heacutegeacutelienne Bien que drsquoaccord avec Hegel Levinas condamne le mauvais infini il rejette toute forme de neacutegativiteacute dans la relation agrave la transcendance et refuse la totaliteacute heacutegeacutelienne laquo Lrsquoideacutee du parfait et de lrsquoinfini ne se reacuteduit pas agrave la neacutegation de lrsquoimparfait La neacutegativiteacute est incapable de transcendance raquo (TI 31) En quel sens la critique de la neacutegativiteacute emporte-t-elle les deux formes de lrsquoinfini preacutesenteacutees dans lrsquoarticle Pourquoi la penseacutee de la transcendance suppose-t-elle un deacutepassement de Hegel

Hegel deacutegage deux sens de lrsquoinfini dans la Science de la Logique qui correspondent aux deux

deacutefinitions que Levinas en donne dans lrsquoarticle laquo Infini raquo lrsquoexcession des limites et la totaliteacute Les

paragraphes 89 agrave 95 de la Science de la logique40 deacutecrivent le procegraves ougrave prennent sens les notions de fini (Endlichkeit) et drsquoinfini (Unendlichkeit)

α Les paragraphes 90 et 91 posent que lrsquoecirctre-lagrave qui est lrsquoecirctre pris en sa deacuteterminiteacute immeacutediate se rapporte doublement agrave la neacutegation qursquoil contient eacutetant lrsquouniteacute de la contradiction supprimeacutee de lrsquoecirctre et du neacuteant sous la forme de lrsquoecirctre De fait lrsquoecirctre-lagrave contient en lui le neacuteant non plus de faccedilon abstraite mais comme une de ses formes et crsquoest cela que Hegel nomme la neacutegation ou lrsquoecirctre-autre Degraves lors en tant que lrsquoecirctre-autre est une deacutetermination par quoi lrsquoecirctre-lagrave diffegravere de ce qursquoil nrsquoest pas il est ecirctre-pour-un-autre en tant qursquoil est ce qursquoil est il est ecirctre-en-soi

β Etant donneacute que lrsquoecirctre-autre est une deacuteterminiteacute propre de lrsquoecirctre-lagrave son ecirctre-en-soi par quoi il se pose comme distinct de son autre est une abstraction vide Le paragraphe 92 montre en effet que la

neacutegation (lrsquoecirctre-autre) ne fait qursquoun avec ce qursquoest lrsquoecirctre-lagrave de fait lrsquoecirctre-lagrave contient en lui sa propre neacutegation il est limiteacute borneacute fini (endlich) laquo de telle sorte que la finiteacute et la variabiliteacute appartiennent agrave

son ecirctre raquo Hegel appelle donc laquo fini raquo lrsquoecirctre-lagrave tel qursquoil contient en lui-mecircme sa neacutegation (son ecirctre-autre) comme un de ses moments Il ajoute au paragraphe 93 laquo Quelque-chose devient un Autre mais

lrsquoAutre est lui-mecircme un Quelque-chose donc il devient pareillement un Autre et ainsi de suite agrave lrsquoinfini raquo Le paragraphe 94 commente laquo Cette infiniteacute est la mauvaise ou neacutegative infiniteacute en tant qursquoelle nrsquoest rien drsquoautre que la neacutegation du fini lequel cependant renaicirct aussi bien par conseacutequent tout aussi bien nrsquoest pas supprimeacute ndash ou [encore] cette infiniteacute exprime seulement le devoir-ecirctre de la suppression du fini Le progregraves agrave lrsquoinfini en reste agrave lrsquoexpression de la contradiction que le fini contient agrave savoir qursquoil est aussi bien Quelque-chose que son Autre et il est la continuation srsquoeacuteternisant de lrsquoalternance de ces deacuteterminations dont lrsquoune amegravene lrsquoautre raquo Hegel qualifie donc de mauvais infini le passage de lrsquoecirctre-lagrave fini dans son autre lui-mecircme fini et qui de fait passe eacutegalement en son autre agrave

lrsquoinfini Ce passage drsquoune finitude agrave lrsquoautre ne connaicirct pas drsquoarrecirct il est la course effreacuteneacutee et sans but de lrsquoecirctre dans sa variabiliteacute qui ne peut concilier sa contradiction Lrsquoinfini est dit mauvais dans le sens ougrave il ne fait qursquoenfermer le fini dans sa finitude et nrsquoest que le cheminement sans fin drsquoun fini agrave lrsquoautre

γ Or la veacuteriteacute de lrsquoinfini nrsquoest pas dans sa seacuteparation lrsquoopposant au fini Au contraire elle se trouve dans leur uniteacute en tant que le fini devient lrsquoinfini et lrsquoinfini le fini Le mauvais infini ougrave lrsquoecirctre-lagrave

devient un autre qui devient un autre agrave lrsquoinfini nrsquoest qursquoun point de vue partiel sur le procegraves de lrsquoecirctre-

40 Hegel Encyclopeacutedie des sciences philosophiques en abreacutegeacute trad B Bourgeois Paris Vrin 2012 pp

178-182 Les citations de Hegel que nous donnons ici proviennent de ces pages

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lagrave puisque laquo ce en quoi il y a passage est tout agrave fait la mecircme chose que ce qui opegravere le passage ndash les deux termes nrsquoont aucune autre deacutetermination que lrsquounique et mecircme deacutetermination drsquoecirctre un Autre raquo La veacuteriteacute de ce procegraves est donc lrsquouniteacute du fini et de lrsquoinfini puisque lrsquoecirctre est soi-mecircme dans son ecirctre-

autre lrsquoecirctre est pour soi lrsquoautre de lrsquoautre La laquo veacuteritable infiniteacute raquo est lrsquoecirctre-pour-soi en tant que la neacutegation de la neacutegation est affirmation de soi Plus loin Hegel eacutevoquera laquo lrsquoinfini lrsquoaffirmation en tant

que neacutegation de la neacutegation raquo (sect111) puis aboutira agrave lrsquoideacutee que laquo lrsquoabsolu est lrsquoessence raquo (sect112R) qursquoil est totaliteacute

La critique heacutegeacutelienne de lrsquoinfini est pertinente mais insuffisante aux yeux de Levinas Certes

notre auteur reprend la condamnation du mauvais infini qui nrsquoest que lrsquoindeacutefini ou lrsquoillimiteacute (apeiron) du fini il va mecircme jusqursquoagrave associer le mauvais infini agrave lrsquoeacuteleacutemental et agrave lrsquoil y a (cf TI 150 208 et 214) Pourtant la dialectique de Hegel identifiant infini et totaliteacute lui paraicirct elle aussi insuffisante en raison de sa suppression de toute alteacuteriteacute laquo Hegel revient agrave Descartes en soutenant la positiviteacute de lrsquoinfini mais en excluant toute multipliciteacute en posant lrsquoinfini comme lrsquoexclusion de tout autre qui pourrait entretenir une relation avec lrsquoinfini et qui par lagrave limiterait lrsquoinfini Lrsquoinfini ne peut

qursquoenglober toutes les relations raquo (TI 214) Il nrsquoy a de veacuteritable infini pour Hegel que dans lrsquoidentiteacute absolue de lrsquoecirctre la conciliation du Mecircme et de lrsquoAutre veut que le Mecircme absorbe lrsquoAutre En

srsquoopposant agrave ces vues Levinas ne preacutetend pas nier lrsquoinfiniteacute de la totaliteacute contrairement au jugement de Derrida41 mais il preacutetend que cette forme totaliseacutee de lrsquoinfini est impropre agrave dire la transcendance Lrsquoinfiniteacute positive semble pouvoir se dire en deux sens lrsquoinfini heacutegeacutelien srsquoidentifie agrave la totaliteacute et assimile toute alteacuteriteacute lrsquoinfini carteacutesien excegravede la totaliteacute et conserve la seacuteparation du Mecircme et de lrsquoAutre Aussi Hegel en faisant de lrsquoinfini la neacutegation de la neacutegation ne revient qursquoen apparence agrave lrsquoinfini positif de Descartes il lrsquointerpregravete comme reacuteduction de lrsquoAutre lagrave ougrave lrsquoauteur des Meacuteditations y voyait lrsquoideacutee drsquoune alteacuteriteacute irreacuteductible

Ainsi nous appellerons neacutegativiteacute ou logique de la totaliteacute le mouvement de reacuteduction de la multipliciteacute agrave lrsquouniteacute qui est un mouvement de reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme Si la totaliteacute ne parvient

pas agrave srsquoaffranchir de lrsquoinfini neacutegatif agrave cause de son assimilation de lrsquoAutre il nous faut deacutesormais montrer que lrsquoinfini peut srsquoentendre comme exteacuterieur agrave la totaliteacute Levinas critique en effet la totaliteacute

heacutegeacutelienne en ces termes laquo entrevoir lrsquoinfini dans la suppression de lrsquoAutre ou dans la conciliation avec lui suppose cependant que lrsquoAutre nrsquoest pour le Mecircme que limite et menace raquo (AT 71) Or lrsquoautre homme approcheacute dans lrsquoeacutethique ouvre une relation agrave lrsquoalteacuteriteacute qui meacuterite drsquoecirctre appeleacutee infinie en un autre sens Les parties I et II de lrsquoarticle laquo Infini raquo parcourent lrsquohistoire de la philosophie essentiellement marqueacutee par cette conception neacutegative ougrave lrsquoinfini sans ecirctre distingueacute de la totaliteacute se fait allergie agrave lrsquoAutre Contre cette vue la partie III revient agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini interpreacuteteacutee en un sens eacutethique qui figure un rapport agrave la transcendance sans allergie agrave lrsquoalteacuteriteacute On appelle en un sens eacutethique laquo infinie raquo une relation ougrave le Mecircme est en relation avec lrsquoAutre sans le supprimer et sans

deacutetruire leur seacuteparation Par conseacutequent Levinas oppose deux approches de lrsquoinfini qursquoil nomme neacutegative et positive Si lrsquohistoire de la philosophie telle que cet article la preacutesente manifeste surtout

41 Derrida se trompe en eacutecrivant laquo totaliteacute veut dire pour Levinas totaliteacute finie Cette deacutetermination est un

axiome silencieux raquo (Jacques Derrida laquo Violence et meacutetaphysique raquo (1964) Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence Paris Seuil 1967 p 158) Levinas ne meacuteconnaicirct pas que lrsquoinfini et la totaliteacute signifient la mecircme chose degraves lors que lrsquoon reacuteduit lrsquoAutre au Mecircme La distinction entre ces deux notions ne constitue pas un axiome ndash comme si on pouvait deacuteduire drsquoun tel principe formel la reacutesistance eacutethique agrave la formalisation totalisante ndash mais elle reacutesulte plutocirct de lrsquoimpossible totalisation de la parole drsquoautrui

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lrsquoinfini neacutegatif ou heacutegeacutelien (ougrave neacutegatif signifie la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme) Levinas ne lui donne pas raison et privileacutegie lrsquoinfini sous sa forme carteacutesienne positive

b) La reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme

En commentaire des paragraphes 93 et 94 de lrsquoEncyclopeacutedie ougrave Hegel eacutecrit que laquo Quelque chose devient un Autre mais lrsquoAutre est lui-mecircme un Quelque chose dont il devient pareillement un Autre et ainsi de suite agrave lrsquoinfini raquo Levinas ajoute laquo dans la situation deacutecrite lrsquoAutre ne devient pas pareillement un Autre le fin[i]42 ne renaicirct pas mais srsquoeacuteloigne agrave chaque nouvelle eacutetape de lrsquoapproche de toute lrsquoalteacuteriteacute drsquoAutrui raquo (AE 149n1) Cet eacuteloignement de lrsquoAutre qui ne revient pas au Mecircme en deacutepit de la relation qursquoil entretient avec lui est preacuteciseacutement ce qui eacutechappe agrave lrsquoinfini heacutegeacutelien Levinas cherche agrave penser une relation agrave lrsquoAutre qui conserve et respecte son eacuteloignement autrement dit une relation qui ne reacuteduise pas lrsquoAutre au Mecircme Cette reacuteduction sert de critegravere deacutepartageant les relations neacutegative et positive agrave lrsquoinfini

On appellera alors relation neacutegative agrave lrsquoinfini toute relation reacuteduisant lrsquoAutre au Mecircme Levinas distingue deux formes principales drsquoune telle reacuteduction la participation et la totalisation Entre le

Mecircme et lrsquoAutre il y a en effet deux formes drsquoabolition de leur seacuteparation Soit le Mecircme se fond dans lrsquoAutre (participation) soit lrsquoAutre est inteacutegreacute dans le Mecircme (totalisation) Or Levinas montre que ces deux possibiliteacutes aboutissent agrave un reacutesultat identique le non-sens de lrsquoil y a 1 La participation est la fusion et la disparition du moi dans lrsquoecirctre Elle ramegravene agrave lrsquoil y a ougrave les eacutetants sont aneacuteantis et avec eux la distinction entre le Mecircme et lrsquoAutre laquo dans la participation mystique fonciegraverement distincte de la participation platonicienne agrave un genre lrsquoidentiteacute des termes se perd Ils se deacutepouillent de ce qui constitue leur substantiviteacute mecircme La participation drsquoun terme agrave lrsquoautre nrsquoest pas dans la communauteacute drsquoun attribut un terme est lrsquoautre raquo (DEE 99) La fusion du Mecircme et de lrsquoAutre correspond alors agrave

lrsquoaneacuteantissement de toute distinction et au regravegne impersonnel de lrsquoil y a 2 La totalisation deacutesigne lrsquoabsorption de lrsquoAutre dans le Mecircme lrsquoopposition du Mecircme et de lrsquoAutre se reacutecupegravere dans une

totaliteacute supeacuterieure qui les englobe tous deux laquo La thegravese et lrsquoantithegravese en se repoussant srsquoappellent Elles apparaissent dans leur opposition agrave un regard synoptique qui les embrasse raquo (TI 45) La

totalisation est une logique de deacutepassement de la diffeacuterence entre le Mecircme et lrsquoAutre au profit drsquoun Mecircme supeacuterieur qui assimile lrsquoAutre Mais en progressant ainsi drsquoun point de vue infeacuterieur agrave un point de vue supeacuterieur ascendant dans lrsquoeacutechelle du savoir en direction drsquoun savoir absolu la totalisation revient agrave la participation crsquoest le point de vue neutre de lrsquoEsprit objectif ou de lrsquoEtat qui triomphe dans la totaliteacute de sorte que la raison totalisatrice de lrsquohistoire se passe des sujets qui lrsquoont faite pour ne livrer son sens qursquoune fois le drame acheveacute Drsquoabord domination de lrsquoAutre par le Mecircme la totalisation en vient progressivement agrave mesure qursquoelle se hausse vers le savoir absolu agrave nier que la subjectiviteacute ait un sens distinct de la totaliteacute et finit par deacutetruire le Mecircme tout comme elle avait deacutetruit

lrsquoAutre La totalisation de lrsquoecirctre srsquoachegraveve dans la participation agrave lrsquoil y a Quelle que soit sa forme la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme aboutit agrave la destruction de la diffeacuterence

entre lrsquoAutre et le Mecircme agrave la mort de lrsquoAutre comme agrave la mort du sujet Pourquoi condamner ce mouvement srsquoil coiumlncide avec la veacuteriteacute de lrsquoecirctre Pourquoi faut-il que lrsquoinfini ne reacuteduise pas lrsquoAutre

au Mecircme La raison ultime de ce choix nrsquoest ni formelle ni ontologique mais eacutethique Lrsquoeacutetude de lrsquoeacutethique devra montrer en quoi crsquoest le visage lui-mecircme qui mrsquoappelle agrave la philosophie et agrave la justice

42 Nous lisons laquo le fini raquo et non laquo le fin raquo on retrouve cette erreur dans lrsquoeacutedition Nijhoff (note 34 p 119)

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eacuteveillant avec ma responsabiliteacute pour lui une exigence de critique de lrsquoontologie Pour lrsquoheure notons que Levinas impose agrave la penseacutee de lrsquoinfini cette exigence eacutethique traduite formellement comme une exigence de ne pas reacuteduire lrsquoAutre au Mecircme Mais comment penser autrement que par totalisation A

cette exigence reacutepond un concept qui constitue lrsquoune des laquo cateacutegories de lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (TI 57) la seacuteparation Lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit ecirctre une relation du Mecircme et de lrsquoAutre qui maintient leur

seacuteparation Abandonnant la totalisation pour la seacuteparation Levinas ne renonce pas agrave toute penseacutee mais il se tourne vers une autre faccedilon de penser-agrave-lrsquoautre Il rejette par conseacutequent toute approche consistant agrave rejeter lrsquoinfini hors de la philosophie et de lrsquointelligibiliteacute aussi bien le silence de la theacuteologie neacutegative que le feu de la mystique

Reconnaissant que lrsquoinfini est au-delagrave de tout savoir et de tout discours posant que rien ne peut

ecirctre dit de lui de maniegravere positive de sorte que seule la neacutegation peut le dire preacuteciseacutement parce qursquoelle ne dit rien sur lui la theacuteologie neacutegative se voue agrave un silence que Levinas rejette pour trois motifs 1 La theacuteologie neacutegative apparaicirct comme la voie agrave laquelle se reacutesout celui qui a tenteacute sans y reacuteussir drsquoembrasser lrsquoinfini par la neacutegativiteacute un pis-aller dont il se contente apregraves une seacuterie drsquoeacutechecs Le

discours positif sur Dieu ne peut qursquoaboutir agrave lrsquoindicible et agrave lrsquoimpensable la theacuteologie se tourne alors vers le discours neacutegatif faible consolation des eacutechecs de la raison Mais lrsquoinfini ne se pense pas

laquo comme si lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetait la simple neacutegation de toute deacutetermination ontologique qursquoon srsquoobstinerait agrave chercher dans son essence theacuteoreacutetique soupccedilonnant degraves lors en elle le mauvais infini ougrave se dissimulerait lrsquoennui des tendances frustreacutees drsquoune finaliteacute empecirccheacutee ougrave srsquoexcuserait une interminable seacuterie drsquoeacutechecs et srsquoajournerait une impossibiliteacute drsquoaboutir srsquoouvrant sur une theacuteologie neacutegative raquo (DQVI 12) 2 Cette solution confond ce que Levinas agrave son tour distingue lrsquoinintelligible drsquoune part et lrsquoau-delagrave de lrsquointelligibiliteacute drsquoautre part Entre le deacutefaut et lrsquoexcegraves drsquointelligibiliteacute il y a une diffeacuterence que la voie neacutegative ignore en srsquoabstenant de parler Or lrsquoinfini se montre dans une certaine positiviteacute eacutethique 43 qui leacutegitime et appelle le discours Lrsquoideacutee de lrsquoinfini possegravede une

laquo intelligibiliteacute dont lrsquoinsolite ne se reacuteduit pas agrave une theacuteologie neacutegative raquo (DQVI 186) Ce ne sont pas les limites de lrsquointelligence humaine qui justifient lrsquoimpossibiliteacute de penser lrsquoinfini mais lrsquoinfiniteacute

comme telle en tant qursquoelle se produit comme infini pour moi Il est degraves lors possible drsquoenvisager au-delagrave du savoir une forme drsquointelligence de lrsquoinfini 3 Ainsi non seulement la theacuteologie neacutegative nrsquoest

pas le seul recours pour penser lrsquoinfini mais elle constitue un danger agrave eacuteviter laquo Cette condition ou in-condition nrsquoest nullement une theacuteologie ni une ontologie neacutegative Elle se deacutecrit et se dit mais en faisant attention agrave lrsquoexpression en deacute-disant ce qursquoon dit en ne supposant pas notamment que les formes logiques des propositions srsquoincrustent dans les significations ex-poseacutees Il faut prendre des preacutecautions ndash ce qui est probablement difficile Mais il ne faut pas se taire Nous ne sommes pas devant un mystegravere ineffable Et il nrsquoy a pas pire eau que lrsquoeau qui dort raquo (DQVI 156) La relation agrave lrsquoinfini peut ecirctre dite notamment par le recours au Deacutedit du Dit agrave la meacutetaphore ou agrave lrsquohyperbole La theacuteologie neacutegative importe pour prendre conscience de lrsquoinsuffisance du langage ordinaire ou du

savoir pour dire lrsquoinfini Toutefois la preacutecaution ne doit pas se changer en extase silencieuse devant un mystegravere ineffable La philosophie de Levinas srsquoaffranchit du mystegravere il nrsquoy a ni savoir secret sur Dieu ni drsquoecirctre tel qursquoil eacutechapperait agrave toute intelligibiliteacute Le silence devant lrsquoineffable revient agrave abandonner le discours sur lrsquoinfini agrave lrsquoirrationnel

43 laquo Lrsquoexceptionnel de cette faccedilon de se signaler consiste agrave mrsquoordonner vers le visage de lrsquoautre Par cet

ordre qui est une ordination la non-preacutesence de lrsquoInfini nrsquoest pas une figure de la theacuteologie neacutegative Tous les attributs neacutegatifs qui eacutenoncent lrsquoau-delagrave de lrsquoessence se font positiviteacute dans la responsabiliteacute raquo (AE 26)

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Or pour des raisons analogues agrave celles qui conduisent au refus de la theacuteologie neacutegative Levinas ne recherche pas la sortie de la neacutegativiteacute dans la mystique44 La mystique est un ideacuteal drsquounion avec la diviniteacute qui affirme la possibiliteacute drsquoun accegraves direct agrave elle Elle peut drsquoabord renvoyer agrave une faculteacute

intellectuelle exceacutedant la raison laquo lrsquointuition intellectuelle laquelle distincte de lrsquoimagination se caracteacuterise preacuteciseacutement par le fait de srsquounir ndash au lieu de rester autre ndash agrave lrsquoinfini qursquoelle contemple raquo

(AT 71) Lrsquointuition mystique est une tentative drsquounion avec lrsquoinfini dans son ideacuteal drsquoimmeacutediation elle veut deacutepasser lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoAutre pour ne faire qursquoun avec lui Lrsquounion eacutetant une destruction de lrsquoalteacuteriteacute lrsquointuition ne peut que manquer lrsquoinfini Lrsquoinfini ne saurait donc ecirctre lrsquoobjet drsquoune vision ni drsquoune contemplation En outre la mystique peut tout bonnement renoncer agrave lrsquointellect et deacutesigner laquo lrsquoenvahissement de Dieu agrave travers une eacutemotion inteacuterieure raquo (TI 233) Lrsquoeacutemotion naicirct du contact avec le mysteacuterieux et compense voire surpasse lrsquoimpossibiliteacute de le dire et de le penser Mais le sentiment mystique est une relation laquo ougrave selon les mystiques le papillon attireacute par le feu se consume dans le feu raquo (EDE 172) La meacutetaphore du papillon allant se brucircler au feu qui irreacutesistiblement lrsquoattire deacutenote lrsquoaneacuteantissement du sujet dans le contact mystique avec le divin ougrave lrsquoon reconnaicirct la participation Levinas refuse cateacutegoriquement cette relation ougrave le moi disparaicirct dans lrsquounion Crsquoest pourquoi non

seulement la participation mystique nrsquoest pas une veacuteritable relation agrave lrsquoinfini mais elle repreacutesente surtout une grave et dangereuse reacutegression par rapport agrave la logique de la totaliteacute qui aura eu

laquo lrsquoimmortel meacuterite drsquoavoir protesteacute raquo contre elle (ibid) Levinas rejette la mystique pour le mecircme motif que la theacuteologie neacutegative toutes deux aboutissent agrave la confusion entre lrsquoirrationnel et lrsquoau-delagrave du rationnel et renoncent agrave la philosophie laquo Faut-il qursquoau contact de prime abord impensable de la transcendance et de lrsquoalteacuteriteacute nous renoncions agrave la philosophie La transcendance ne serait-elle possible qursquoagrave un toucher absolument aveugle A une foi srsquoattachant agrave la non-signification raquo (EDE 190) A la luciditeacute de la penseacutee theacuteorique srsquooppose lrsquoaveuglement de la participation aux significations deacutegageacutees par la raison srsquooppose la croyance paiumlenne en des puissances mythiques sans parole Ce refus de lrsquoirrationnel est motiveacute par la volonteacute mecircme de sortir de la logique de la totaliteacute

laquo ce nrsquoest pas en tant qursquoirrationnel ou absurde que le deacuterangement deacuterange Lrsquoirrationnel en effet srsquooffre agrave la conscience et ne srsquoeacuteclaire qursquoau sein drsquoune intelligibiliteacute ougrave il finit par se ranger et par se

deacutefinir Nul nrsquoest irrationaliste sachant qursquoil lrsquoest raquo (EDE 210) Theacuteologie neacutegative et mystique font lrsquoimpossible choix de lrsquoirrationnel Si de lrsquoinfini il doit y avoir philosophie il faut passer par une

autre voie Lrsquoinfini est intelligible le refus de la theacuteologie neacutegative et de la mystique traduit la volonteacute de demeurer au sein de la philosophie

c) Une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense

Bien qursquoil identifie la philosophie agrave une totalisation Levinas preacutetend parler en philosophe de

lrsquoinfini Il doit pour cela concilier deux exigences contradictoires drsquoune part que la penseacutee de lrsquoinfini reacutesiste agrave la totalisation qui deacutefinit pourtant la penseacutee drsquoautre part que cette penseacutee soit porteuse drsquoune

autre intelligibiliteacute La philosophie a eu le tort de reacuteduire le sens au procegraves de la totalisation mais il demeure possible de dire en son sein en quoi le sens excegravede la totaliteacute Comment la penseacutee de lrsquoinfini peut-elle srsquoaffranchir de la totalisation et renouveler la philosophie Levinas pose ce problegraveme dans le

44 Dans son rapport au Talmud Levinas accorde un privilegravege agrave lrsquoeacutetude au deacutetriment de lrsquounion mystique

avec Dieu suivant lrsquoenseignement de R Haiumlm de Volozine Mais il exagegravere sans doute la mise agrave lrsquoeacutecart de la mystique et de la kabbale dans LrsquoAcircme de la vie laquo Ainsi ne serait-ce que par sa longue meacuteditation de ce livre Levinas accorde agrave la mystique plus drsquoimportance peut-ecirctre qursquoil ne lrsquoadmet explicitement tant sa meacutefiance envers un enthousiasme enclin agrave se croire trop vite en proximiteacute du divin dans lrsquooubli de la fragiliteacute des hommes lui paraicirct primordiale agrave faire partager raquo (C Chalier La trace de lrsquoinfini op cit p 18)

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cadre de la pheacutenomeacutenologie dont il se veut autant lrsquoheacuteritier et le continuateur que le critique De fait le renouvellement de la philosophie que revendique Levinas avait deacutejagrave de son propre aveu eacuteteacute initieacute par la pheacutenomeacutenologie qui avait poseacute agrave nouveaux frais la question de la transcendance Si Husserl et

Heidegger se montrent critiquables pour ecirctre retombeacutes dans la logique de la totaliteacute dont la structure de lrsquointentionnaliteacute offrait la deacutelivrance ils nrsquoen ont pas moins opeacutereacute le premier mouvement de sortie

Lrsquoeacutethique levinassienne malgreacute toutes les ruptures qursquoelle accomplit vis-agrave-vis de la pheacutenomeacutenologie est bien lrsquoheacuteritiegravere de sa structure de la transcendance Le renouvellement de la philosophie apparaicirct alors comme une deacutemarche en deux temps drsquoabord la deacutecouverte de la structure transcendante de lrsquointentionnaliteacute (Husserl et Heidegger) puis la reacuteveacutelation du sens eacutethique de cette structure dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini (Levinas)

Crsquoest lrsquoambivalence propre agrave lrsquointentionnaliteacute qui justifie ces deux temps du renouvellement de la

penseacutee de lrsquoinfini Eclatement de lrsquointeacuterioriteacute vers lrsquoexteacuterioriteacute drsquoune part soumission de lrsquoexteacuterioriteacute agrave la donation drsquoun sens garantissant la maicirctrise du sujet de lrsquoautre lrsquointentionnaliteacute concilie deux faces qui ne sauraient srsquoeacutequilibrer Entre la sollicitation de lrsquoAutre et sa reacuteduction au Mecircme il faut choisir et

dans lrsquointentionnaliteacute le premier mouvement se voit eacutetouffeacute par le second Or cette ambiguiumlteacute propre agrave la conscience intentionnelle se retrouve dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont Levinas fait une laquo penseacutee pensant

plus qursquoelle ne pense raquo (AT 55) Cette caracteacuterisation agrave lrsquoallure drsquooxymore est neacuteanmoins la formulation rigoureuse de la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Elle contient une contradiction (une penseacutee inadeacutequate agrave elle-mecircme) mais crsquoest seulement cette contradiction qui fait de cette ideacutee une ideacutee de lrsquoinfini Cette description loin de nier que lrsquoideacutee de lrsquoinfini soit une intentionnaliteacute affirme qursquoelle en est une Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une penseacutee pensant quelque chose une conscience de quelque chose toutefois sa penseacutee est contradictoire en tant que ce qursquoelle pense nrsquoest preacuteciseacutement en rien un laquo quelque chose raquo De cette caracteacuterisation abstraite de la penseacutee de lrsquoinfini nous obtenons un premier reacutesultat que notre enquecircte devra confirmer lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas la neacutegation de

lrsquointentionnaliteacute mais une intentionnaliteacute contredisant son statut drsquointentionnaliteacute Il ne suffit donc pas pour deacutemecircler cette aporie de dire que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est intentionnelle en tant qursquoelle accomplit

une sortie hors de soi et non-intentionnelle en tant qursquoelle ne procegravede pas agrave une preacutecompreacutehension de lrsquoecirctre Une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense ne srsquoexcegravede elle-mecircme dans ce plus que parce qursquoelle

est en mecircme temps une penseacutee pensant moins qursquoelle ne pense Autrement dit tout le paradoxe de lrsquoideacutee de lrsquoinfini tient dans le fait qursquoelle ne pense pas plus qursquoune autre penseacutee mais bien qursquoelle pense plus qursquoelle-mecircme et que de ce fait elle est agrave la fois moins et plus qursquoelle-mecircme Moins crsquoest-agrave-dire une viseacutee intentionnelle plus crsquoest-agrave-dire une penseacutee par-delagrave lrsquointentionnaliteacute

Cette difficulteacute est la cause des heacutesitations dont Levinas fait preuve dans lrsquoexpression du rapport

entre transcendance et intentionnaliteacute Lrsquoideacutee de lrsquoinfini en tant qursquoelle pense lrsquoAutre sans le reacuteduire au Mecircme doit ecirctre au-delagrave du concept de la repreacutesentation de lrsquointention etc Pourtant la preacuteface de

Totaliteacute et infini mentionne laquo le concept de lrsquoinfini raquo (TI 7) lrsquolaquo intention transcendante raquo de lrsquoeacutethique (TI 15) et affirme que laquo le concept de cette transcendance rigoureusement deacuteveloppeacute srsquoexprime par le terme drsquoinfini raquo (TI 10) La coheacuterence de lrsquoeacutethique levinassienne nous conduit alors agrave poser que Levinas parle de lrsquoideacutee ou du concept de lrsquoinfini ou encore de lrsquointention de la transcendance en un sens lacircche en vue de souligner ce qursquoa encore de philosophique sa penseacutee de lrsquoinfini malgreacute son refus

de la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme Cependant il nrsquoy a de philosophie possible de lrsquoinfini que si la penseacutee de lrsquoinfini parvient agrave se dire et agrave se penser rigoureusement par-delagrave lrsquointentionnaliteacute A cocircteacute de

ce sens lacircche du mot laquo ideacutee raquo renvoyant agrave lrsquointelligibiliteacute de lrsquoinfini il en faut donc un autre plus restreint signifiant la rupture de lrsquointentionnaliteacute laquo Crsquoest en ce sens que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une

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veacuteritable ideacutee et non pas simplement ce que je conccedilois par la neacutegation du fini raquo (DMT 250) La penseacutee de la totaliteacute ne peut conceptualiser lrsquoinfini que de faccedilon neacutegative comme eacutetant le non-fini Au contraire lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une penseacutee positive dans le sens ougrave elle deacutegage une signification propre

agrave lrsquoinfini en tant que tel et non dans son opposition au fini En vertu de cette seconde acception de lrsquoideacutee Levinas peut parler agrave propos de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini drsquoune laquo ideacutee qui nrsquoest plus ideacutee raquo

(DMT 254) au sens drsquoideacutee qui nrsquoest plus concept laquo lrsquoinfini ne rentre pas dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas saisi cette ideacutee nrsquoest pas un concept raquo (EDE 172) Concluons que le rejet de la logique de la totaliteacute appelle par-delagrave le concept une autre signification de lrsquoideacutee issue de la positiviteacute de lrsquoinfini

A la fois intentionnaliteacute et plus qursquoune intentionnaliteacute concept et plus qursquoun concept ndash en un mot

ideacutee qui nrsquoest pas ideacutee ou penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense ndash lrsquoideacutee de lrsquoinfini apparaicirct drsquoembleacutee comme un paradoxe poseacute agrave la penseacutee formelle Ce paradoxe nrsquoest pas une apparence susciteacutee par un manque de discernement de la part du penseur ou son entecirctement agrave juger de lrsquoinfini drsquoapregraves la logique de la totaliteacute il est constitutif de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme Levinas le dit agrave de nombreuses reprises par exemple laquo lrsquoideacutee de lrsquoInfini enseigneacutee dans son paradoxe par Descartes raquo (AT 55) ou laquo le

paradoxe carteacutesien de lrsquoideacutee de lrsquoInfini en moi raquo (DQVI 230) En parlant du laquo lineacuteament formel paradoxal de cette ideacutee contenant plus que sa capaciteacute raquo (DQVI 11n2) Levinas qualifie la structure

mecircme de cette ideacutee comme paradoxale Nous devons deacutesormais en deacuteterminer le sens En quoi consiste la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui lrsquoexcepte de la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute Qursquoest-ce qursquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense En quel sens de lrsquoinfini y a-t-il ideacutee

II La structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

sect9 La relation agrave lrsquoabsolu ne relativisant pas lrsquoabsolu

a) La dialectique de la seacuteparation et de la relation (1) La seacuteparation est au premier abord un concept que Levinas forge pour deacutenommer un mode

drsquoecirctre distinct de la participation et de la totalisation45 Certes lrsquoecirctre seacutepareacute peut sombrer dans la participation mythique agrave lrsquoeacuteleacutement de mecircme il peut fonder un savoir et bacirctir un monde contenant des totaliteacutes qui lrsquoenglobent mais il y perd chaque fois sa seacuteparation La seacuteparation deacutesigne la maniegravere drsquoecirctre de celui qui se pose comme le principe de sa propre existence laquo La notion de seacuteparation penseacutee jusqursquoau bout conduit les philosophes agrave chercher pour lrsquoecirctre seacutepareacute une origine en lui-mecircme Lrsquoecirctre

seacutepareacute sera interpreacuteteacute et poseacute agrave partir drsquoune inteacuterioriteacute qui ne conduit preacuteciseacutement agrave rien drsquoautre dans une dimension qui ne conduit qursquoagrave soi raquo (NP 30) Le Mecircme est donc seacutepareacute de lrsquoAutre au point que sa

mecircmeteacute et sa seacuteparation ne font qursquoun Etre le mecircme crsquoest ecirctre seacutepareacute exister comme si je nrsquoavais pas drsquoautre origine que moi-mecircme La seacuteparation est donc de faccedilon neacutegative un concept deacutesignant un

mode drsquoecirctre deacutejagrave libeacutereacute de la logique de la totaliteacute ndash mecircme srsquoil peut y retomber (2) Positivement la seacuteparation deacutesigne lrsquoexistence du Mecircme indiffeacuterent agrave lrsquoAutre Le paragraphe

I-A-2 de Totaliteacute et infini insiste sur le fait que cette seacuteparation est premiegravere dans la vie du Mecircme au sens ougrave lrsquoeacutegoiumlsme laquo nrsquoest pas le simple envers raquo de la relation agrave lrsquoAutre (TI 27) Un ecirctre ne peut ecirctre

dit seacutepareacute que srsquoil tire tout sens de lui-mecircme et non drsquoun autre il srsquoagit drsquoun eacutegoiumlsme au sens le plus

45 Et pour quitter la conception heideggeacuterienne de la Geworfenheit (cf R Calin OC2 Preacuteface I 24 ss)

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propre drsquoune existence drsquoego assimilant toute alteacuteriteacute Lrsquoecirctre seacutepareacute est par excellence le moi laquo Le moi ce nrsquoest pas un ecirctre qui reste toujours le mecircme mais lrsquoecirctre dont lrsquoexister consiste agrave srsquoidentifier agrave retrouver son identiteacute agrave travers tout ce qui lui arrive raquo (TI 25) La philosophie Hegel au premier chef

a penseacute la vie de ce moi qui ne connaicirct rien qui puisse ecirctre dit absolument son Autre Le moi rapporte tout autre agrave son laquo je pense raquo crsquoest pourquoi la vie de lrsquoecirctre seacutepareacute est laquo au sens carteacutesien du terme une

penseacutee raquo (NP 30) elle est le cogito de la seconde Meacuteditation de Descartes De mecircme que lrsquoideacutee de lrsquoinfini de la troisiegraveme Meacuteditation est le dessin formel de la relation agrave lrsquoAutre le cogito est le dessin de la seacuteparation du Mecircme Le cogito moment de finitude ignorant lrsquoinfini met en œuvre une seacuteparation qui semble nier toute transcendance la conscience laquo tire de soi tout ce qui vient du dehors raquo et laquo existe ainsi agrave partir de soi raquo (ibid) Lrsquoecirctre seacutepareacute est le sujet effectuant le cogito qui se veut ndash avant la rencontre de lrsquoideacutee de Dieu ndash lrsquoorigine de toutes les ideacutees en lui A cette deacutefinition formelle de la seacuteparation correspond concregravetement dans la section II de Totaliteacute et infini la vie du moi jouissant des nourritures et retireacute dans la demeure La seacuteparation deacutesigne alors la vie concregravete du moi srsquoidentifiant dans sa jouissance du monde dans lrsquoignorance de lrsquoAutre Il faut ajouter deux remarques 1 Cette ignorance de lrsquoAutre veut dire que la seacuteparation du psychisme est aussi bien une reacutesistance agrave la

totalisation et agrave la participation qursquoagrave la relation eacutethique La vie seacutepareacutee nrsquoest possible que dans lrsquooubli drsquoautrui et de sa responsabiliteacute qui met ma jouissance en question Ici seacuteparation signifie absence de

toute relation agrave autrui 2 Notons enfin que mecircme si lrsquoon peut parler drsquoune seacuteparation de lrsquoAutre au sens ougrave lrsquoAutre (autrui Dieu) ne tire pas de moi son ecirctre cette deacutenomination est impropre La vie de la seacuteparation est celle drsquoun moi et la relation agrave autrui ou le penser-agrave-Dieu me figurent preacuteciseacutement lrsquoAutre en tant qursquoil nrsquoa rien de commun avec un moi La seacuteparation est donc la vie du Mecircme sans lrsquoAutre et elle tient son nom de cette absence

(3) Pourtant la seacuteparation possegravede un dernier sens concret qursquoelle tient de la relation agrave lrsquoAutre

Nous passons ainsi de la seacuteparation du Mecircme sans lrsquoAutre agrave la seacuteparation du Mecircme par lrsquoAutre Crsquoest

maintenant la relation eacutethique (et non son absence) qui justifie lrsquoideacutee de seacuteparation Au paragraphe I-B-1 de Totaliteacute et infini Levinas se deacutefend drsquoecirctre un de ces laquo abstracteurs de quintessence raquo perdus

dans un formalisme sans contrepartie positive la seacuteparation laquo srsquoimpose agrave la meacuteditation au nom drsquoune expeacuterience morale concregravete raquo ndash il srsquoagit fondamentalement de lrsquoimpossibiliteacute de comparer laquo ce que je

me permets drsquoexiger de moi-mecircme raquo agrave laquo ce que je suis en droit drsquoexiger drsquoAutrui raquo (TI 46) De lagrave deacutecoulent quatre conseacutequences lrsquoimpossibiliteacute de se voir du dehors de parler dans le mecircme sens de soi et des autres de totaliser ma relation agrave autrui et drsquooublier dans lrsquoexpeacuterience sociale cette expeacuterience morale qui la sous-tend Crsquoest donc la diffeacuterence morale entre moi et autrui qui dans ce passage constitue la positiviteacute de la seacuteparation Le deacutepassement de la cateacutegorie de correacutelation par celle de seacuteparation srsquoatteste dans lrsquoexpeacuterience morale et eacutechappe agrave lrsquoaccusation drsquoabstraction Cet acquis semble cependant mis agrave mal lorsque Levinas affirme que la seacuteparation du Mecircme se produit comme vie inteacuterieure psychisme ou penseacutee Le psychisme est une maniegravere drsquoecirctre la reacutesistance agrave la totaliteacute ndash trait

qursquoil a en commun avec lrsquoexpeacuterience morale qui vient drsquoecirctre eacutevoqueacutee Mais sa vie concregravete se caracteacuterise par lrsquoignorance de la moraliteacute dans la jouissance Dans cette page du paragraphe I-B-1 Levinas semble se contredire invoquant pour justifier la seacuteparation aussi bien le psychisme asocial que la socialiteacute primordiale de sorte que lrsquointerpregravete heacutesite entre deux lectures de la seacuteparation Soit la seacuteparation deacutesigne la seule vie inteacuterieure du psychisme hors la socialiteacute soit elle deacutenomme aussi bien

cette vie inteacuterieure que cette socialiteacute La premiegravere option a lrsquoavantage de lever lrsquoeacutequivoque mais elle deacuteforme la penseacutee de Totaliteacute et infini Elle fait drsquoabord violence au texte en oubliant que Levinas

justifie la seacuteparation par lrsquoexpeacuterience morale elle-mecircme Surtout elle neacuteglige le fait que lrsquoeacutethique deacutetermine une partie du sens de la seacuteparation A cocircteacute du psychisme il y a un sens eacutethique de la

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seacuteparation En effet le face-agrave-face avec le visage est une relation avec lrsquoAutre qui nrsquoabolit pas la seacuteparation mais la maintient mieux sans cette relation eacutethique il nrsquoy aurait pas de seacuteparation46 Jamais je ne suis plus riveacute agrave ma condition de moi et seacutepareacute du prochain que lorsque je suis au plus

proche de lui dans la responsabiliteacute eacutethique la responsabiliteacute mrsquoeacuteloigne (me seacutepare) drsquoautant plus du prochain que jrsquoen suis responsable Autrement qursquoecirctre le montre par la notion drsquoinspiration je ne suis

un ecirctre seacutepareacute qursquoen vertu de lrsquoinspiration eacutethique qui fait de moi sujet irremplaccedilable lrsquounique responsable drsquoautrui De mecircme dans Totaliteacute et infini cette signification eacutethique de la seacuteparation est premiegravere puisque crsquoest elle qui sous la figure du feacuteminin accueille le psychisme dans lrsquointimiteacute

Le mot de seacuteparation ne se libegravere donc jamais chez Levinas drsquoune certaine eacutequivoque Mais loin

drsquoecirctre le signe drsquoune incoheacuterence lrsquoeacutequivoque tient agrave une raison fondamentale le moi a deux faccedilons drsquoexister agrave partir de soi crsquoest-agrave-dire drsquoexister dans la seacuteparation La premiegravere est la jouissance par laquelle il srsquoassimile toute alteacuteriteacute la seconde est la subjectiviteacute eacutethique agrave laquelle lrsquoassigne le visage ndash lrsquoeacutelection irremplaccedilable agrave ecirctre lrsquounique responsable de sa mortaliteacute Il srsquoagit de deux relations positives de seacuteparation de deux maniegraveres distinctes pour le moi drsquoexister agrave partir de lui-mecircme On

peut donc distinguer plusieurs sens de la seacuteparation (1) En son sens geacuteneacuteral et formel la seacuteparation deacutesigne lrsquoabsence de tout lien entre le Mecircme et lrsquoAutre crsquoest-agrave-dire la possibiliteacute pour le Mecircme

drsquoexister sans participer de lrsquoAutre (2) Une premiegravere forme de concreacutetisation que nous nommerons la seacuteparation de la jouissance consiste pour le moi agrave vivre de lrsquoalteacuteriteacute du monde dans lrsquoignorance parfaite de lrsquoalteacuteriteacute en tant qursquoalteacuteriteacute Autrement dit elle est une relation positive aux choses comme nourritures qui preacutecegravede toute intentionnaliteacute et toute objectiviteacute (3) La seacuteparation de la responsabiliteacute est la relation qui maintient la seacuteparation et qui de ce fait mecircme prolonge le sens de la seacuteparation de la jouissance en le tournant en obeacuteissance Dans la responsabiliteacute la seacuteparation signifie mon accession agrave un statut drsquoecirctre seacutepareacute non plus en vertu drsquoun eacutegoiumlsme borneacute mais en raison de lrsquoappel que le visage mrsquoadresse agrave lrsquouniciteacute et agrave lrsquoeacutelection eacutethique Il srsquoagit bien encore de seacuteparation47 laquo Lrsquoecirctre seacutepareacute est

seacutepareacute parce qursquoil ne peut le voir lrsquoInfini que de face Il ne peut le voir qursquoen srsquoadressant agrave lui et il ne peut srsquoadresser agrave lui qursquoen le servant raquo (OC2 284) La parole et lrsquoobeacuteissance au commandement la

relation en face-agrave-face avec lrsquoinfini est encore une seacuteparation

b) La structure carteacutesienne de la seacuteparation Etant donneacute que la seacuteparation est une cateacutegorie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest de nouveau Descartes

qui fournit agrave Levinas le modegravele drsquoune penseacutee de la seacuteparation Les Meacuteditations deacuteploient les deux temps de la seacuteparation de maniegravere exemplaire et Levinas y retrouve les deux sens de la seacuteparation ougrave le Mecircme est sans lrsquoAutre puis par lrsquoAutre Le moment de la seacuteparation est celui du cogito dans la seconde Meacuteditation et au deacutebut de la troisiegraveme lrsquoego srsquoappuie sur lrsquoeacutevidence de sa penseacutee en acte comme srsquoil eacutetait lui-mecircme le principe de sa propre existence Le temps de la seacuteparation preacutecegravede celui

de la deacutecouverte de lrsquoinfini mis en moi laquo Le cogito ndash instant de preacutesence totale agrave soi arracheacute agrave la pleacutenitude de lrsquoecirctre atteste la seacuteparation Crsquoest un Instant de seacuteparation et Seacuteparation drsquoun instant lrsquoecirctre deacutepassant infiniment son ideacutee en nous ndash Dieu dans la terminologie carteacutesienne ndash sous-tend drsquoapregraves la troisiegraveme Meacuteditation lrsquoeacutevidence du cogito raquo (OC2 268) En se posant drsquoabord comme la source de tout sens le sujet meacuteditant assume le temps drsquoun cogito une parfaite preacutesence agrave soi agrave la

46 laquo La seacuteparation comme rupture de la participation fut deacuteduite de lrsquoIdeacutee de lrsquoInfini Elle est donc aussi une

relation par-dessus lrsquoabicircme incomblable de cette seacuteparation raquo (TI 197) 47 Levinas parle ainsi dans un oxymore de laquo la seacuteparation liante de la socieacuteteacute raquo (HN 185) Il eacutevoque mecircme

agrave propos de lrsquoinfini laquo la dimension de hauteur ougrave se preacutesente sa sainteteacute ndash crsquoest-agrave-dire sa seacuteparation raquo (TI 75)

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fois arracheacutee agrave la totaliteacute et ignorante de lrsquoinfini Mais en deacutecouvrant ensuite lrsquoideacutee de lrsquoinfini en lui qui fonde son cogito la seacuteparation ne cesse pas pour autant elle cegravede seulement la place agrave la relation agrave Dieu qui tout en maintenant la seacuteparation en rompt le solipsisme premier Lrsquoordre veacuteritable de la

meacutetaphysique carteacutesienne est la primauteacute de Dieu et la secondariteacute du cogito Si Levinas lit chez Descartes la formulation rigoureuse de la seacuteparation crsquoest qursquoil voit dans les Meacuteditations lrsquoalternance

de deux temps irreacuteductibles drsquoune part la preacutesence autosuffisante agrave soi du cogito et drsquoautre part la relation agrave Dieu dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini laquo Seacuteparation radicale Et cependant tout en se refusant agrave la synthegravese qui reacuteunirait en totaliteacute le Mecircme et lrsquoAutre le Transcendant lrsquoAutre ne supprime pas toute relation Tel est du moins le teacutemoignage de la meacutetaphysique Dans lrsquoeacutevidence premiegravere du cogito srsquoaffirment tour agrave tour sans se confondre Moi et Dieu Lrsquoecirctre se dit drsquoeux dans un sens analogique seulement En aucune faccedilon ils ne constituent une totaliteacute ndash Et cependant ils sont en rapport Ce rapport srsquoappelle chez Descartes ideacutee de lrsquoinfini raquo (OC2 267) On retrouve donc chez Descartes les deux modaliteacutes deacutefinissant la seacuteparation lrsquoexistence seacutepareacutee du cogito (que Levinas associera agrave la vie concregravete agrave la seacuteparation de la jouissance) et lrsquoideacutee de lrsquoinfini (qui est la structure de la relation eacutethique agrave autrui ou la seacuteparation de la responsabiliteacute)

Mais la grande originaliteacute des Meacuteditations consiste agrave avoir mis en lumiegravere la structure temporelle

de la seacuteparation Les deux temps distingueacutes par Descartes sont lieacutes de deux faccedilons 1 Dans lrsquoordre chronologique de la meacuteditation agrave savoir dans la deacutemarche subjective de lrsquoego le moment du cogito preacutecegravede la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Cet ordre chronologique que nous appellerons lrsquoordre de la deacutecouverte correspond selon Levinas agrave la pheacutenomeacutenologie du moi celui-ci se pose drsquoabord comme un ecirctre seacutepareacute puis deacutecouvre sa relation premiegravere agrave lrsquoinfini Or la deacutecouverte de cette primauteacute de lrsquoinfini en moi est lrsquoavegravenement drsquoun autre ordre temporel 2 Il srsquoagit de lrsquoordre logique en raison de lrsquoinneacuteiteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini celle-ci a toujours deacutejagrave preacuteceacutedeacute le preacutesent du cogito Jrsquoai une origine immeacutemoriale en Dieu et son ideacutee est la trace de ce passeacute plus vieux que toute penseacutee preacutesente

laquo Lrsquoecirctre deacutepassant infiniment son ideacutee en nous ndash Dieu dans la terminologie carteacutesienne ndash sous-tend drsquoapregraves la troisiegraveme Meacuteditation lrsquoeacutevidence du cogito Mais la deacutecouverte de cette relation

meacutetaphysique dans le cogito ne constitue chronologiquement que la deuxiegraveme deacutemarche du philosophe Qursquoil puisse y avoir ordre chronologique distinct de lrsquoordre logique qursquoil puisse y avoir

plusieurs moments dans la deacutemarche qursquoil y ait deacutemarche ndash voilagrave la seacuteparation raquo (TI 46) Si la seacuteparation du Mecircme nrsquoest pas une simple illusion si la reacuteveacutelation de lrsquoanteacuterioriteacute de ma relation agrave autrui sur mon eacutegoiumlsme nrsquoannule pas la seacuteparation crsquoest donc parce que la seacuteparation scinde deux temps irreacuteductibles lrsquoun agrave lrsquoautre le temps de la jouissance et le temps de la responsabiliteacute et que ces deux temps peuvent ecirctre relieacutes selon deux ordres inassimilables Gracircce agrave cette structure temporelle unique que Descartes a mise en avant dans le mouvement de ses Meacuteditations il est possible de penser une relation qui nrsquoabolisse pas la seacuteparation ndash sous la forme drsquoune relation en deux temps

c) Seacuteparation absolution infinition Formellement lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit ecirctre une penseacutee qui ne reacuteduit pas lrsquoAutre au Mecircme Peut-on

satisfaire cette exigence en rupture avec la logique de la totaliteacute Levinas le soutient en deacutepit des objections que la logique soulegraveve contre elle (TI 42)

La notion carteacutesienne de lrsquoideacutee de lrsquoInfini deacutesigne une relation avec un ecirctre qui conserve son

exteacuterioriteacute totale par rapport agrave celui qui le pense Elle deacutesigne le contact de lrsquointangible contact qui ne

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compromet pas48 lrsquointeacutegriteacute de ce qui est toucheacute Affirmer la preacutesence en nous de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest consideacuterer comme purement abstraite et formelle la contradiction que recegravelerait lrsquoideacutee de la meacutetaphysique et que Platon eacutevoque dans le Parmeacutenide la relation avec lrsquoAbsolu rendrait relatif lrsquoAbsolu Lrsquoexteacuterioriteacute absolue de lrsquoecirctre exteacuterieur ne se perd pas purement et simplement du fait de sa manifestation il srsquolaquo absout raquo de la relation ougrave il se preacutesente

Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini deacutesigne une relation entre le Mecircme et lrsquoAutre qui ne reacuteduit pas

lrsquoAutre au Mecircme mais ce trait le plus geacuteneacuteral de sa structure formelle meacuterite drsquoecirctre expliciteacute Levinas emploie pour cela des oxymores lrsquoideacutee de lrsquoinfini preacutesente dans la penseacutee lui reste exteacuterieure si bien que la penseacutee se fait avec elle toucher de lrsquointangible ou vision de lrsquoinvisible49 Lrsquoideacutee de contact ne fait pas ici eacutecho agrave lrsquointuition mystique srsquounissant au divin mais agrave la proximiteacute eacutethique qui maintient la seacuteparation de lrsquoAutre au sein de la relation avec lui Le contact se distingue aussi de la saisie qui

caracteacuterise le savoir et lrsquointentionnaliteacute Seul un toucher sans prise peut aller agrave lrsquoalteacuteriteacute sans la deacutetruire Pourtant le paradoxe excegravede la notion drsquoun toucher qui ne saisit rien car lrsquoAutre qualifieacute ici

drsquointangible est bel et bien toucheacute dans le contact Cette formalisation est paradoxale puisqursquoelle est la reacuteunion de deux reacutealiteacutes contradictoires drsquoune part la seacuteparation de lrsquoAbsolu et de lrsquoautre la relation avec lui Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la preacutesence de lrsquoinfini en nous ougrave lrsquoinfini nous demeure infiniment exteacuterieur Mais peut-il y avoir en mecircme temps seacuteparation et relation Pour quel motif Levinas rejette-t-il la deacutemonstration platonicienne de cette contradiction

Levinas donne lui-mecircme en note les deux passages du Parmeacutenide qursquoil commente 1 Le premier

(133b-135c) appartient agrave la critique que Parmeacutenide fait agrave lrsquoencontre de la theacuteorie des formes que

Socrate tente de deacutefendre En usant de deux arguments lrsquoEleacuteate megravene agrave lrsquoaporie la thegravese selon laquelle la forme serait chose en soi Socrate admet drsquoabord que srsquoil existe une forme telle qursquoelle est chose en

soi elle ne peut ecirctre de notre monde puis il concegravede que les choses en soi ne sauraient avoir de relations qursquoentre elles et non avec les choses du monde et reacuteciproquement pour les choses du monde Par conseacutequent la science veacuteritable ne porte que sur les formes tandis que notre science ne porte que sur les choses de notre monde La chose en soi est inconnaissable Sur la base de cette seacuteparation de la chose en soi et du pheacutenomegravene le deuxiegraveme argument affirme que seul un esprit divin pourrait connaicirctre la science en soi mais alors cet esprit divin ne connaicirctrait rien de notre monde puisque les formes nrsquoont pas de relation avec elles Parmeacutenide conclut alors que nous ne connaissons rien du divin et que reacuteciproquement le divin ne connaicirct rien de nous La deacutemarche aboutit agrave lrsquoaporie que nous ne pouvons pas connaicirctre les formes si celles-ci sont des choses en soi alors que ces mecircmes formes sont neacutecessaires agrave lrsquoactiviteacute mecircme du connaicirctre De cet argument Levinas retient la seacuteparation radicale

de la chose en soi et de la penseacutee humaine fondeacutee sur lrsquoideacutee que la penseacutee de lrsquoabsolu rendrait relatif lrsquoabsolu Crsquoest le nerf de lrsquoargument de Platon les formes si elles sont absolues sont

inconnaissables et si elles sont connues elles ne sont plus absolues 2 La deuxiegraveme reacutefeacuterence (141e-142b) srsquoinscrit dans lrsquoexamen des hypothegraveses sur lrsquoUn et porte sur lrsquoimpossibiliteacute de toute relation avec celui-ci Un autre texte de Levinas commente cet argument laquo la premiegravere hypothegravese du Parmeacutenide de Platon aboutit agrave lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoUn seacutepareacute de lrsquoEtre qui ne devrait ni ecirctre nommeacute ni deacutesigneacute ni opineacute ni connu (142a) alors qursquoil est nommeacute deacutesigneacute et connu dans le propos et la penseacutee qui lui assurent cette transcendance absolue raquo (ADV 155) Rien ne peut ecirctre dit ni penseacute de

48 Nous restituons laquo ne compromet pas raquo conformeacutement agrave lrsquoeacutedition Nijhoff (p 21) lagrave ougrave lrsquoeacutedition de poche

commet un veacuteritable contresens en eacutecrivant laquo contact qui ne compromet que lrsquointeacutegriteacute de ce qui est toucheacute raquo 49 Ce paradoxe drsquoun toucher de lrsquointangible se retrouve en effet au niveau de la vision puisque lrsquoinfini peut

eacutegalement ecirctre dit laquo invisible raquo (cf TI I-A-1) Dans les deux cas il ne srsquoagit pas de deacutecrire une expeacuterience sensible de lrsquoalteacuteriteacute lrsquointangible annule la saisie du toucher et lrsquoinvisible annule lrsquoadeacutequation de la vision

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lrsquoabsolu sans que son absoluiteacute soit nieacutee par ce propos ou cette penseacutee mecircme ndash De cet examen il faut conclure que laquo le transcendant ou lrsquoabsolu dans sa preacutetendue faccedilon de nrsquoecirctre affecteacute par aucune relation ne peut avoir dans le savoir de sens transcendant sans le perdre aussitocirct sa preacutesence mecircme

au savoir signifie perte de transcendance et drsquoabsoluiteacute La preacutesence exclut en fin de compte toute transcendance raquo (DQVI 240)

Or si ces arguments logiques deacutemontrent bien lrsquoimpossibiliteacute de dire et penser lrsquoabsolu de sorte

que Levinas admet avec Platon que la penseacutee ne peut rien savoir de lrsquoabsolu ils se fondent neacuteanmoins sur une preacutemisse que Levinas rejette lrsquoassimilation de toute penseacutee au savoir Levinas les dit abstraits pour la raison qursquoils ignorent la possibiliteacute drsquoune penseacutee eacutethique par-delagrave le savoir Lrsquoobjection de Parmeacutenide nrsquoatteint pas lrsquoideacutee de lrsquoinfini preacutesente en moi avant tout savoir ce qui autorise Levinas agrave parler drsquoune penseacutee qui ne relativiserait pas lrsquoabsolu Cette solution se paie neacuteanmoins au prix drsquoune ambiguiumlteacute la penseacutee de lrsquoinfini nrsquoeacutetant pas un savoir il reste agrave deacuteterminer en quel sens on peut encore parler drsquoune ideacutee de lrsquoinfini dans lrsquoeacutethique Or lrsquoeacutetude de Platon donne une caracteacuteristique positive de cette penseacutee drsquoun autre genre en preacutecisant une exigence formelle agrave laquelle elle doit se conformer

lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une penseacutee de lrsquoabsolu qui ne relativise pas lrsquoabsolu ou une relation entre le Mecircme et lrsquoAutre qui maintient leur seacuteparation La seacuteparation doit en effet srsquoentendre non pas

seulement comme lrsquoeacutetat de rupture entre le Mecircme et lrsquoAutre mais comme le mouvement mecircme par lequel cette rupture srsquoopegravere Lrsquoexistence agrave partir de soi est une premiegravere faccedilon de lrsquoaccomplir mais la relation en est une deuxiegraveme La seacuteparation est la relation ougrave lrsquoAutre srsquoabsout du Mecircme elle est lrsquoabsolution de lrsquoabsolu ou lrsquoinfinition de lrsquoinfini La seacuteparation de lrsquoAutre nrsquoest pas sa pure et simple absence mais le geste mecircme de son approche crsquoest dans la relation elle-mecircme que lrsquoabsolu srsquoabsout

Comment penser cette infinition Notre texte justifie cette conception nouvelle de lrsquoabsolu en

jouant sur la richesse seacutemantique du mot laquo absolution raquo Le verbe laquo absoudre raquo peut drsquoabord

srsquoentendre au sens de laquo rendre absolu raquo ou laquo absolutiser raquo car contrairement agrave Parmeacutenide Levinas voit dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini une relation qui confirme lrsquoabsolu dans son absoluiteacute Paradoxalement crsquoest

relativement agrave moi que lrsquoabsolu advient comme absolu Non que le sujet constituerait lrsquoabsoluiteacute de lrsquoabsolu laquo le rapport lui-mecircme ne deacutetermine en rien le Transcendant mais au contraire confirme son

exteacuterioriteacute raquo (OC2 267) Crsquoest ainsi la passiviteacute de la penseacutee face agrave lrsquoinfini preacutesent en elle qui creuse leur seacuteparation Le terme drsquoabsolution eacutevoque aussi lrsquoeffacement de la faute la reacutemission ou le pardon accordeacute au peacutecheur Lrsquoeacutethique joue sur cette dissolution puisque laquo lrsquoabsolution de lrsquoAb-solu lrsquoeffacement de Dieu crsquoest positivement lrsquoobligation de faire la paix du monde raquo (ADV 156) Lrsquoinfini srsquoefface du fini alors mecircme qursquoil le suscite il se replie au sein de la relation50 ndash Lrsquoabsolu deacutesigne ce qui existe par soi-mecircme donc ce qui est seacutepareacute et la relation entre le Mecircme absolu et lrsquoAutre absolu est la production de leur absoluiteacute Il ne faut pas chercher dans la relation la neacutegation de la seacuteparation mais sa production Cette conception de lrsquoinfini a pour but neacutegatif et poleacutemique de contester que

lrsquoinfini soit un ecirctre ou une substance ayant lrsquoinfiniteacute pour essence Lrsquoabsolu nrsquoest pas une entiteacute fixe immuable et souveraine surplombant et dominant les choses relatives il advient dans la relation Lrsquohistoire de la meacutetaphysique toutefois a eacuteteacute essentiellement une onto-theacuteo-logie en ce sens que comme Levinas lrsquoeacutecrit agrave propos de Descartes elle laquo emploie un langage substantialiste en interpreacutetant

50 Le thegraveme de la trace est posteacuterieur agrave Totaliteacute et infini mais ce terme drsquoabsolution lrsquoexprime deacutejagrave au

moins implicitement dans cet effacement de la preacutesence Drsquoailleurs lrsquoarticle laquo La trace de lrsquoautre raquo emploie abondamment le lexique de lrsquoabsolution pour deacutecrire la trace Par exemple laquo Mais degraves lors la trace ne serait-elle pas la pesanteur de lrsquoecirctre mecircme en dehors de ses actes et de son langage ndash pesant non pas par sa preacutesence qui le deacuterange dans le monde mais de par son irreacuteversibiliteacute mecircme de par son ab-solution raquo (EDE 200)

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la deacutemesure de Dieu comme le superlatif de lrsquoexister raquo (DMT 249) Ce langage est inapproprieacute car son usage srsquoinscrit dans la logique de la totaliteacute que lrsquoinfini excegravede Lrsquoinfini penseacute agrave partir de lrsquoinfinition ne peut plus ecirctre compris comme la qualiteacute drsquoun ecirctre Crsquoest pourquoi agrave la question qui lui

eacutetait poseacutee lors drsquoun entretien de 1975 de savoir si lrsquoinfini devait srsquoentendre comme adverbe adjectif substantif etc Levinas reacutepond laquo Je pense que lrsquoinfini est le domaine ougrave ces distinctions

disparaissent Ce nrsquoest pas une reacuteponse rheacutetorique Je pense que si lrsquoinfini eacutetait un infini sous lequel il y aurait substance un Etwas uumlberhaupt (ce qui justifierait le terme de substantif) il ne serait pas du tout lrsquoabsolument autre ce serait un autre mecircme raquo (DQVI 150) Ce refus drsquohypostasier lrsquoinfini se traduit positivement dans la penseacutee de son infinition

Or cette penseacutee positive de lrsquoinfinition est elle aussi drsquoorigine platonicienne Renversant la lecture

du Parmeacutenide de Totaliteacute et infini lrsquoarticle laquo La trace de lrsquoautre raquo interpregravete lrsquoUn au-delagrave de lrsquoecirctre et de la penseacutee comme une figure de lrsquoinfini au-delagrave du savoir laquo LrsquoUn plotinien est poseacute au-delagrave de lrsquoEcirctre et aussi ἐπέκεινα νοῦ LrsquoUn dont parle Platon dans la premiegravere hypothegravese du Parmeacutenide est eacutetranger agrave la deacutefinition et agrave la limite au lieu et au temps agrave lrsquoidentiteacute avec soi et agrave la diffeacuterence par

rapport agrave soi agrave la ressemblance et agrave la dissemblance eacutetranger agrave lrsquoecirctre et agrave la connaissance dont drsquoailleurs tous ces attributs constituent les cateacutegories Il est autre chose que tout cela autre absolument

et non pas par rapport agrave quelque terme relatif Il est lrsquoIrreacuteveacuteleacute irreacuteveacuteleacute non pas parce que toute connaissance serait trop limiteacutee ou trop petite pour en recevoir la lumiegravere Mais irreacuteveacuteleacute parce que Un et parce que se faire connaicirctre implique une dualiteacute qui jure deacutejagrave avec lrsquouniteacute de lrsquoUn LrsquoUn est au-delagrave de lrsquoecirctre non pas parce que enfoui et abscons Il est enfoui parce qursquoil est au-delagrave de lrsquoecirctre tout autre que lrsquoecirctre raquo (EDE 189-190) Dans le texte de Totaliteacute et infini commentant le Parmeacutenide de Platon Levinas lisait la premiegravere hypothegravese du dialogue comme la formulation magistrale de la logique de la totaliteacute agrave lrsquoœuvre dans son formalisme et son abstraction Mais Plotin tire de lrsquoimpossibiliteacute de dire et penser lrsquoUn dans les genres de lrsquoecirctre un enseignement que Levinas reprend pour son compte51 Toute

connaissance de lrsquoUn eacutetablit une dualiteacute avec lui si lrsquoUn eacutetait penseacute il formerait une dualiteacute avec le penseur et perdrait par lagrave son absolue uniteacute Le savoir est en tant que savoir incapable de penser lrsquoUn

qui ne se reacuteveacutelera jamais agrave lui De fait la critique de lrsquoabstraction de la dialectique platonicienne a bien un versant positif la reconnaissance par-delagrave le savoir de lrsquoUn ou du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre LrsquoUn

nrsquoest pas lrsquoabsolu ne saurait ecirctre penseacute dans les cateacutegories de lrsquoecirctre sans perdre son absoluiteacute Lrsquoabsolution de lrsquoabsolu signifie alors agrave la suite de la transcendance de lrsquoUn cette eacutechappeacutee de lrsquoAutre devant les cateacutegories que le Mecircme tente de lui imposer

De lagrave une certaine heacutesitation de Levinas agrave lrsquoeacutegard du lexique de la reacuteveacutelation Drsquoun cocircteacute lrsquoaction

de reacuteveacuteler deacutesigne la donation de lrsquoAutre au sein des cateacutegories du Mecircme en ce sens lrsquoinfini ne se reacutevegravele pas et crsquoest pourquoi Levinas dit de lrsquoUn plotinien qursquoil est lrsquoIrreacuteveacuteleacute Mais outre cette notion relative de la reacuteveacutelation il en existe une seconde que lrsquoon peut dire absolue reacuteveacutelation srsquoentend alors

au mecircme sens qursquoabsolution ou infinition Lrsquoecirctre de ce qui se reacutevegravele nrsquoest pas la veacuteriteacute de son essence mais la modaliteacute de sa relation agrave celui agrave qui il se reacutevegravele Crsquoest cette seconde acception positive et absolue de la reacuteveacutelation52 que Levinas emploie agrave propos de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (TI 11-12)

51 Levinas commente peut-ecirctre ce passage du traiteacute 10 (V 1) laquo Le pegravere de cette cause qursquoest lrsquoIntellect il

[Platon] affirme que crsquoest le Bien ce qui est au-delagrave de lrsquoIntellect et au-delagrave de la reacutealiteacute raquo (Plotin Traiteacutes 7-21 sous la direction de L Brisson et J-F Pradeau Paris Flammarion 2003 tr 10 ch 8 p 166) lisant plutocirct laquo au-delagrave de lrsquoecirctre raquo pour la citation que Plotin fait de Platon Reacutepublique VI 509b9 (voir notre sect29)

52 On en trouve deacutejagrave le dessin formel chez Rosenzweig si comme lrsquoeacutecrit Steacutephane Mosegraves laquo la Reacuteveacutelation crsquoest cette penseacutee veacutecue qursquoincarne le langage et selon laquelle deux reacutealiteacutes peuvent ecirctre agrave la fois seacutepareacutees et

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Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas une notion que se forge incidemment une subjectiviteacute pour refleacuteter

une entiteacute ne rencontrant hors drsquoelle rien qui la limite deacutebordant toute limite et par lagrave infinie La production de lrsquoentiteacute infinie ne peut ecirctre seacutepareacutee de lrsquoideacutee de lrsquoinfini car crsquoest preacuteciseacutement dans la disproportion entre lrsquoideacutee de lrsquoinfini et lrsquoinfini dont elle est ideacutee ndash que se produit ce deacutepassement des limites Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le mode drsquoecirctre ndash lrsquoinfinition de lrsquoinfini Lrsquoinfini nrsquoest pas drsquoabord pour se reacuteveacuteler ensuite Son infinition se produit comme reacuteveacutelation comme mise en moi de son ideacutee

Lrsquoimpossibiliteacute de penser lrsquoinfini agrave partir du fini est synonyme du refus de la conception onto-

theacuteo-logique de lrsquoinfini comme eacutetant suprecircme Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest donc pas la repreacutesentation drsquoun tel eacutetant Elle est infinition crsquoest-agrave-dire la production de lrsquoinfiniteacute de lrsquoinfini lrsquoavegravenement de sa transcendance Qualifieacutee de production lrsquoinfinition se distingue de la constitution ou de la donation de sens qui en pheacutenomeacutenologie assure la mainmise du sujet sur lrsquoobjet La constitution ne connaicirct pas de sens qui ne soit pas agrave la mesure de la viseacutee puisqursquoelle est le reacutesultat du remplissement de cette viseacutee Au contraire la production est anteacuterieure agrave toute viseacutee puisque lrsquoinfinition nrsquoest pas la proprieacuteteacute drsquoun

ecirctre mais la modaliteacute mecircme de sa venue En drsquoautres termes le deacutepassement du fini par lrsquoinfini nrsquoest pas une proprieacuteteacute de lrsquoecirctre qui se donne mais la mise hors jeu de toute donation lrsquoinfini ne se donne

pas comme deacutepassement mais il deacutepasse la donation elle-mecircme Il se produit donc dans une structure qui nrsquoest plus intentionnelle et dont Levinas eacutenonce ainsi la modaliteacute laquo Le terme de production indique et lrsquoeffectuation de lrsquoecirctre (lrsquoeacuteveacutenement se produit une automobile se produit) et sa mise en lumiegravere ou son exposition (un argument se produit un acteur se produit) Lrsquoambiguiumlteacute de ce verbe traduit lrsquoambiguiumlteacute essentielle de lrsquoopeacuteration par laquelle agrave la fois srsquoeacutevertue lrsquoecirctre drsquoune entiteacute et par laquelle il se reacutevegravele raquo (TI 11) Levinas traduit ainsi lrsquoinseacuteparabiliteacute de lrsquoinfini et de son ideacutee lrsquoinfini effectue son ecirctre et le reacutevegravele en venant agrave lrsquoideacutee de sorte qursquoen dehors de cette venue il nrsquoy aurait pas de sens agrave le dire infini Ce concept de production sera crucial pour le reste de notre eacutetude la production ou lrsquoinfinition de lrsquoinfini lrsquoeffectuation de son ecirctre et sa mise en lumiegravere eacutetant ce que Levinas retient de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Crsquoest elle qursquoil nous faut maintenant eacutetudier

sect10 Lrsquoideacutee mise en nous

a) La viseacutee intentionnelle de lrsquoinfini Lrsquointerpreacutetation et lrsquousage que Levinas fait de Descartes se fonde sur le mouvement drsquoensemble

des trois premiegraveres Meacuteditations Les exigences formelles de la penseacutee de lrsquoinfini en donnent la raison lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetant une relation qui nrsquoabolit pas la seacuteparation avec lrsquoinfini elle doit inclure la seacuteparation comme un de ses moments Les trois premiegraveres Meacuteditations de Descartes sont la rigoureuse mise en œuvre de cette structure avec le doute et le cogito le sujet meacuteditant se pose comme le critegravere

ultime de toute veacuteriteacute reacutealisant la seacuteparation non seulement sur le plan theacuteorique en essayant de fonder sa connaissance sur sa propre cogitation mais aussi sur le plan de lrsquoexistence concregravete en eacutenonccedilant le

cogito qui est son existence drsquoecirctre seacutepareacute Levinas a donc soin de montrer que lrsquoideacutee de lrsquoinfini surgit de lrsquoexercice de la penseacutee reacutesolument ancreacutee dans la seacuteparation Comment la meacuteditation megravene-t-elle le sujet seacutepareacute agrave reconnaicirctre sa relation originelle agrave lrsquoinfini La seacuteparation est lrsquoexistence du moi vivant agrave partir de soi tirant de lui-mecircme lrsquoideacutee de toutes choses Dans la troisiegraveme Meacuteditation le sujet meacuteditant cherche donc agrave savoir srsquoil peut ecirctre lrsquoorigine de toutes les ideacutees en lui Toutes les ideacutees finies peuvent

ecirctre tireacutees de ma seule substance pensante de sorte qursquoelles pourraient nrsquoavoir pas drsquoautre origine que

relieacutees La Reacuteveacutelation signifie relation compte tenu de la seacuteparation raquo (Systegraveme et Reacuteveacutelation La philosophie de Franz Rosenzweig Paris Seuil 1982 pp 83-84)

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moi-mecircme Pour toute ideacutee (finie) preacutesente en mon esprit je peux reconstituer sa reacutealiteacute objective par la seule puissance de ma penseacutee ce qui prouve que je pourrais ecirctre moi-mecircme lrsquoorigine des ideacutees (finies) en moi laquo Je pense agrave Descartes qui disait que le cogito peut se donner le soleil et le ciel la

seule chose qursquoil ne puisse se donner crsquoest lrsquoideacutee de lrsquoInfini raquo (EI 52) Aussi la puissance du cogito est-elle mise en eacutechec en soumettant lrsquoinfini agrave cette deacutemarche (DMT 249)

Dans lrsquoanalyse carteacutesienne de lrsquoideacutee de lrsquoinfini on trouve toujours ces deux temps 1) Dieu est cogitatum drsquoune cogitatio il y a ideacutee de Dieu 2) Dieu est ce qui signifie le non-contenable par excellence ce qui deacutepasse toute capaciteacute Ainsi la reacutealiteacute objective de Dieu fait-elle eacuteclater sa reacutealiteacute formelle de cogitation ndash et crsquoest peut-

ecirctre lagrave ce qui avant la lettre renverse la validiteacute universelle et le caractegravere originel de lrsquointentionnaliteacute Dieu eacutechappe agrave la structure du cogito cogitatum et signifie ce qui ne peut ecirctre contenu Crsquoest en ce sens que lrsquoideacutee de Dieu fait eacuteclater la penseacutee laquelle reste toujours synopsie ou synthegravese laquelle toujours enferme en une preacutesence ou re-preacutesente ramegravene agrave la preacutesence ou laisse ecirctre

Ici lrsquoideacutee de Dieu est mise en nous Ce texte preacutesente de maniegravere syntheacutetique lrsquointerpreacutetation que Levinas donne de lrsquoideacutee carteacutesienne

de lrsquoinfini Sa complexiteacute tient agrave lrsquoenchevecirctrement de trois conceptualiteacutes Levinas deacutecrit la deacutemarche de Descartes projette sur elle la structure husserlienne de lrsquointentionnaliteacute et situe sa veacuteriteacute dans la relation eacutethique agrave autrui Le commentaire se doit de distinguer ces trois plans

Premiegraverement Descartes distingue pour toute ideacutee sa reacutealiteacute formelle et sa reacutealiteacute objective La reacutealiteacute formelle drsquoune ideacutee est son statut drsquoacte de la penseacutee de cogitatio ou de repreacutesentation Mais si

toutes les ideacutees sont identiques du point de vue de leur forme elles se diffeacuterencient par le contenu qursquoelles se repreacutesentent la reacutealiteacute objective deacutesigne le contenu repreacutesentatif lrsquoobjet tel qursquoil est dans lrsquoentendement qui se le repreacutesente Levinas commente cette distinction en articulant les deux temps de la deacutemarche de Descartes 1 Dans un premier moment la penseacutee de lrsquoinfini est drsquoabord identique du point de vue formel agrave toutes les autres penseacutees Lrsquoideacutee de Dieu possegravede la mecircme reacutealiteacute formelle que les autres ideacutees elle est une repreacutesentation drsquoune chose Dieu est cogitatum drsquoune cogitation il fait lrsquoobjet drsquoune repreacutesentation 2 Or bien que lrsquoideacutee de lrsquoinfini ait la mecircme reacutealiteacute formelle que les autres ideacutees elle possegravede une reacutealiteacute objective infinie Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoavait qursquoune reacutealiteacute objective finie elle ne serait pas une ideacutee de lrsquoinfini mais une ideacutee du fini nieacute dans sa finitude une ideacutee neacutegative de lrsquoinfini ou une ideacutee de lrsquoindeacutefini La positiviteacute de lrsquoinfini carteacutesien implique que la reacutealiteacute

objective de son ideacutee soit elle-mecircme infinie Par conseacutequent le second moment attribue agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini un contenu tel qursquoil excegravede la forme qui le contient ce que je me repreacutesente ecirctre Dieu est si

parfait qursquoil ne saurait tenir dans la repreacutesentation que je mrsquoen fais Il y a deacutemesure entre la capaciteacute formelle de mes repreacutesentations agrave contenir une objectiviteacute et lrsquoinfiniteacute objective de Dieu qui excegravede cette capaciteacute Crsquoest lagrave le paradoxe de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une penseacutee qui agrave la fois possegravede les caracteacuteristiques formelles drsquoune penseacutee finie et les caracteacuteristiques objectives drsquoune repreacutesentation infinie Mais peut-on affirmer comme notre texte que la forme finie de lrsquoideacutee eacuteclate devant la deacutemesure de lrsquoinfini Jusqursquoagrave preacutesent nous avons seacutepareacute de maniegravere synchronique deux aspects de lrsquoideacutee alors que la notion drsquoeacuteclatement srsquoapplique au rapport diachronique de deux moments Il est donc neacutecessaire pour deacutecrire lrsquoeacuteclatement de lrsquoideacutee53 de se tourner vers le temps de la relation qui lie

53 Y a-t-il effectivement chez Descartes un eacuteclatement de la reacutealiteacute formelle par la reacutealiteacute objective de

lrsquoideacutee drsquoinfini Selon D Arbib laquo Descartes aura au moins une fois suggeacutereacute la deacutepossession de lrsquoego par lrsquoinfini lrsquoeacuteclatement paradoxal de la realitas formalis (la cogitatio) sous lrsquoeffet de la realitas objectiva raquo (Descartes la meacutetaphysique et lrsquoinfini op cit p 302) Pour la deacutemonstration de cette thegravese cf pp 301-304

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le fini agrave lrsquoinfini et la description que Levinas donne de cette temporaliteacute passe par une confrontation avec la theacuteorie husserlienne de lrsquointentionnaliteacute

b) Lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute

Crsquoest pourquoi deuxiegravemement lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit ecirctre lue selon lrsquointentionnaliteacute husserlienne qursquoelle deacuterange Notre texte confond volontairement la reacutealiteacute formelle de lrsquoideacutee (ou la structure cogito-cogitatum) avec lrsquointentionnaliteacute (ou structure noegravese-noegraveme) Les deux temps de la deacutemarche carteacutesienne que Levinas deacutegage ne sont pas deux eacuteleacutements drsquoune structure statique mais bien deux moments qui se suivent dans un ordre chronologique signifiant Crsquoest seulement au sein de cet ordre que prend sens lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute De fait lrsquoego chez Husserl se rapporte toujours agrave lrsquoobjet agrave travers une viseacutee intentionnelle qui anticipe sa donation Crsquoest le caractegravere keacuterygmatique de lrsquointentionnaliteacute qui justifie sa division scheacutematique en deux temps drsquoabord la conscience precircte un sens agrave lrsquoobjet qursquoelle vise ensuite celui-ci confirme ou biffe ce sens par une intuition remplissante Lrsquoobjet est toujours viseacute comme ceci ou comme cela agrave travers la meacutediation drsquoune donation de sens

Pourtant en deacutepit de ce procegraves diachronique lrsquointentionnaliteacute sauvegarde la maicirctrise du sujet sur le rapport agrave lrsquoobjet elle enferme en une preacutesence ou re-preacutesente selon notre texte les deux temps de la

deacutemarche ont pour seul but drsquoassurer que lrsquoobjet se donnera agrave la mesure du sujet selon les modaliteacutes que son intentionnaliteacute a deacutefinies Cette conception de lrsquoactiviteacute de conscience permet agrave Levinas de plaquer Husserl sur Descartes lrsquointentionnaliteacute malgreacute sa diachronie reacuteactive le privilegravege du preacutesent De cette faccedilon Levinas reacuteinterpregravete lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans la structure intentionnelle 1 Drsquoabord le sujet meacuteditant vise Dieu en lui precirctant intentionnellement un sens la reacutealiteacute formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la donation (finie) de sens agrave lrsquoinfini Dans la penseacutee de Husserl cette viseacutee ne peut pas aboutir agrave une donation intuitive puisqursquoil nrsquoy a pas drsquoexpeacuterience de Dieu qui la remplirait soit la viseacutee de Dieu est voueacutee agrave rester vide soit elle se pense dans une teacuteleacuteologie du sujet humain par voie

neacutegative La pheacutenomeacutenologie commandant de srsquoarrecircter agrave ce premier moment le passage au second met la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute agrave lrsquoeacutepreuve 2 En effet la preacutesence en moi drsquoun contenu de sens

exceacutedant lrsquoanticipation de toute viseacutee est impossible pour cette theacuteorie Apregraves avoir intentionneacute lrsquoobjet il est exclu que ma conscience contienne un sens qui excegravede sa capaciteacute car cela revient agrave dire qursquoun

sens est preacutesent en moi de maniegravere non-intentionnelle Crsquoest pourtant ce qui se passe selon Levinas dans lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini le sujet meacuteditant apregraves avoir tenteacute de tirer de sa propre substance lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash apregraves avoir tenteacute de la constituer intentionnellement ndash eacutechoue devant la deacutemesure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini deacutejagrave preacutesente en lui Il y a disproportion non pas entre ma repreacutesentation de Dieu et Dieu lui-mecircme mais entre le noegraveme-Dieu-constitueacute-par-la-viseacutee et lrsquoideacutee-de-Dieu-mise-en-moi celle-ci faisant eacuteclater celui-lagrave

Mais en quel sens lrsquointentionnaliteacute eacuteclate-t-elle Crsquoest drsquoabord la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute qui

eacuteclate avec lrsquoideacutee de lrsquoinfini degraves lors que cette theacuteorie deacutefinit la conscience par la possibiliteacute de se rapporter intentionnellement agrave tout sens Lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne provient drsquoaucune intentionnaliteacute par conseacutequent elle sort du champ deacutefini par la pheacutenomeacutenologie husserlienne En outre lrsquoeacuteclatement a vocation de deacutecrire le passage qui srsquoopegravere du premier au second temps de la structure le deacutepassement de lrsquointentionnaliteacute par la reacuteveacutelation de lrsquoinfini mis en nous La richesse de ce terme ressort ici agrave plein

eacuteclater signifie briser en eacuteclats seacuteparer sortir de soi ou encore briller 1 Lrsquoinfini brise lrsquointention qui le vise de sorte que lrsquoon ne saurait parler drsquoun excegraves de lrsquointuition sur lrsquointention dans le rapport agrave lui

car un tel excegraves laisserait indemne lrsquointention et la sublimerait Lrsquointention srsquoeacuteparpille en eacuteclats elle est purement et simplement invalideacutee par une violence qui la deacutetruit 2 Ainsi la reacuteduction de lrsquoAutre

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au Mecircme agrave lrsquoœuvre dans toute intentionnaliteacute se trouve elle-mecircme deacutetruite et cegravede devant la relation agrave lrsquoinfini qui nrsquoabolit plus la seacuteparation entre le Mecircme et lrsquoAutre Lrsquointention eacuteclate au sens ougrave le Mecircme et lrsquoAutre qursquoelle reacuteunissait se seacuteparent et se maintiennent dans leur multipliciteacute Lrsquoeacuteclatement du fini

et de lrsquoinfini crsquoest leur seacuteparation maintenue dans la relation 3 Or dans cette relation agrave lrsquoAutre le Mecircme accomplit une sortie de soi qui est justement ce que Sartre nomme lrsquoeacuteclatement Mais crsquoest pour

la conscience intentionnelle que Sartre eacutecrit que laquo connaicirctre crsquoest srsquoeacuteclater vers raquo ou que laquo ecirctre crsquoest eacuteclater dans le monde raquo54 Levinas lui soutient que la sortie hors de soi contenue dans lrsquointention reste toujours greveacutee drsquoune volonteacute de saisie de lrsquoobjet qui annule lrsquoextase et la ramegravene agrave soi Retournant la formule sartrienne il fait eacuteclater lrsquointentionnaliteacute elle-mecircme et porte agrave lrsquoabsolu un mouvement de sortie ndash un eacuteclatement ndash que celle-ci nrsquoaccomplit qursquoimparfaitement 4 Enfin si eacuteclater signifie encore eacutetinceler apparaicirctre de faccedilon grandiose Levinas peut srsquoautoriser de la fin de la troisiegraveme Meacuteditation et y lire lrsquoeacuteblouissement de la penseacutee par lrsquoinfini (cf TI 233)

Cette diversiteacute seacutemantique de lrsquoeacuteclatement ndash drsquoailleurs encore enrichie par les autres meacutetaphores

deacutecrivant la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (voir infra) ndash ne saurait occulter une difficulteacute qui surgit de

la grammaire levinassienne de lrsquoinfini eacutetant donneacute que lrsquoinfini fait eacuteclater la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute et avec elle la mesure garantissant lrsquointelligence de lrsquoinfini par le fini toute

description de cette rupture de la conscience doit avoir recours aux cateacutegories de lrsquoinfini par-delagrave la totaliteacute Si lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute a jusqursquoici sembleacute une notion obscure crsquoest en raison du fait que nous lrsquoavons dit dans les cateacutegories de la connaissance qursquoil fait pourtant eacuteclater Cette deacutemarche neacutegative doit laisser place agrave une deacutemarche positive deacutecrivant dans les cateacutegories de lrsquoinfini sa structure Pour cela il faut rappeler que lrsquoideacutee de lrsquoinfini le mode drsquoecirctre de lrsquoinfini est son infinition ou sa production crsquoest-agrave-dire aussi bien lrsquoeffectuation de son ecirctre que sa mise en lumiegravere Lrsquoeacutetude de Descartes a montreacute que lrsquoinfini se produisait par sa mise en moi mais elle a aussi deacutecrit cette mise comme un eacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute visant lrsquoinfini Faut-il en deacuteduire que crsquoest en

brisant lrsquointentionnaliteacute que lrsquoinfini srsquoeffectue et se reacutevegravele Autrement dit le moment intentionnel est-il inclus au moins pour y ecirctre soumis agrave lrsquoeacuteclatement dans la production de lrsquoinfini Le problegraveme

consiste agrave rechercher si lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute nrsquoest qursquoun effet contingent de la mise en nous de lrsquoinfini ou srsquoil srsquoidentifie agrave cette mise en nous Lrsquoenjeu est crucial dans le cas ougrave lrsquoeacuteclatement

serait contingent pour lrsquoideacutee veacuteritable de lrsquoinfini lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoinfini sur le fini serait sauve mais dans le cas ougrave lrsquoeacuteclatement serait neacutecessaire agrave la production de lrsquoinfini lui-mecircme alors la distinction entre intentionnaliteacute et ideacutee de lrsquoinfini deviendrait probleacutematique

1 Dans la premiegravere hypothegravese on maintient fermement la scission entre deux temps Dieu a mis en moi lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui est le fondement de ma penseacutee mecircme (temps de lrsquoeffectuation de lrsquoideacutee) et je ne deacutecouvre cette preacutesence de lrsquoinfini en moi que dans un second temps ougrave ma tentative de constitution de lrsquoinfini eacuteclate devant lui (temps de la mise en lumiegravere ou deacutecouverte de lrsquoideacutee) Cette lecture a le meacuterite de seacuteparer sans ambiguiumlteacute les deux temps du rapport agrave lrsquoinfini en deux penseacutees

distinctes et de ne pas compromettre lrsquoideacutee de lrsquoinfini avec la logique de la totaliteacute Cependant comment dans ce scheacutema le penseur peut-il acceacuteder agrave lrsquoideacutee mise en lui Comment peut-il en deacuteceler la preacutesence et la hauteur si sa viseacutee intentionnelle en est entiegraverement coupeacutee Cette question de lrsquoaccessibiliteacute de lrsquoideacutee mise en nous pose au moins deux problegravemes que cette premiegravere hypothegravese ne peut reacutesoudre a Si la viseacutee intentionnelle est purement et simplement deacutetruite sans mener agrave lrsquoideacutee

mise en nous elle aboutit agrave un neacuteant drsquoobjet Degraves lors qursquoest-ce qui diffeacuterencie lrsquoeacutechec de la viseacutee de lrsquoinfini de celui drsquoune penseacutee visant agrave vide un objet impossible Plutocirct que de deacutecouvrir lrsquoideacutee mise en

54 Jean-Paul Sartre Situations I (1947) Paris Gallimard 2010 pp 39 et 40

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nous le penseur rangerait lrsquoinfini parmi les objets contradictoires (cercles carreacutes et autres chimegraveres) qursquoil rejette agrave bon droit parce qursquoils sont faits de proprieacuteteacutes incompatibles (pour lrsquoinfini la relation et le maintien de la seacuteparation) Il conclurait agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoune penseacutee de lrsquoabsolu ne rendant pas

relatif lrsquoabsolu b Pour diffeacuterencier lrsquoinfini de ces objets contradictoires il faudrait supposer que jrsquoaie la faculteacute drsquoacceacuteder directement agrave lrsquoinfini malgreacute lrsquoeacutechec de la penseacutee theacutematisante Or Levinas rejette

toute intuition intellectuelle de lrsquoinfini 2 Du reste un dernier argument finit drsquoinvalider la premiegravere hypothegravese en faveur de la seconde

En seacuteparant le premier temps ougrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini est deacuteposeacutee en moi drsquoun second ougrave je la deacutecouvrirais par la meacuteditation la premiegravere hypothegravese distingue ce que lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit au contraire reacuteunir lrsquoeffectuation de lrsquoinfini et sa mise en lumiegravere que Levinas nomme son infinition ou sa production Si comme le veut la preacuteface de Totaliteacute et infini lrsquoinfini tient son infiniteacute de son infinition alors la faccedilon qursquoa lrsquoinfini de se reacuteveacuteler agrave moi est productrice de son ideacutee de ce fait il est impossible de seacuteparer la mise en moi de lrsquoinfini et sa deacutecouverte Nous concluons donc agrave la veacuteriteacute de cette thegravese la venue de lrsquoinfini en moi srsquoaccomplit selon la modaliteacute drsquoun eacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute et en tirons un reacutesultat immeacutediat lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pensable que dans son rapport agrave lrsquointentionnaliteacute Nous

retrouvons ce que suggeacuterait la caracteacuterisation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense il srsquoagit bien drsquoune seule et mecircme penseacutee qui agrave la fois pense moins et plus qursquoelle-mecircme

Qursquoest-ce agrave dire Lrsquointerpreacutetation de Levinas repose sur une seacuteparation de deux sens de lrsquoideacutee qui

ne revient pas agrave la distinction carteacutesienne entre reacutealiteacute formelle et reacutealiteacute objective mais bien agrave lrsquoopposition entre infini neacutegatif et infini positif La deacutemarche de Descartes est en deux temps drsquoabord une tentative de comprendre lrsquoinfini neacutegativement puis la soumission devant la penseacutee positive de lrsquoinfini comprise en moi Lrsquointentionnaliteacute husserlienne permet de preacuteciser lrsquoarticulation temporelle de ces deux approches de lrsquoinfini la viseacutee intentionnelle (neacutegative) de Dieu eacutechouant et eacuteclatant devant lrsquoideacutee (positive) de Dieu mise en moi La veacuteritable ideacutee de lrsquoinfini est celle qui a eacuteteacute mise en moi avant

toute intention et que lrsquoeacutechec de ma viseacutee intentionnelle me deacutevoile Mais que veut dire la mise en moi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Crsquoest ici que lrsquoambiguiumlteacute se glisse Drsquoune part Levinas fait jouer Descartes

contre Husserl en faisant de lrsquoinfini mis en nous une exception agrave la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute Lrsquoinfini a eacuteteacute mis en moi avant toute penseacutee preacutesente et cette anteacuterioriteacute justifie la distinction de deux sens de

lrsquoideacutee lrsquoideacutee positive mise en moi et lrsquoideacutee neacutegative de ma repreacutesentation Pourtant drsquoautre part il ne peut y avoir drsquoinfinition ou de production de lrsquoinfini que dans lrsquoeacuteclatement de lrsquointention qui le vise crsquoest-agrave-dire dans un certain rapport agrave lrsquointentionnaliteacute Lrsquoideacutee positive de lrsquoinfini mis en moi se produit par lrsquoeacuteclatement de lrsquoideacutee neacutegative qui le vise Nous aboutissons ainsi agrave un paradoxe lrsquoinfini qui transcende toute intentionnaliteacute se produit dans une relation ougrave lrsquointentionnaliteacute est requise lrsquoinfini ne vient agrave lrsquoideacutee que dans lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute Nrsquoest-ce pas lagrave avouer que lrsquointentionnaliteacute est inseacuteparable de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Le premier temps de la deacutemarche de Descartes nrsquoest-il pas la cogitation de Dieu Ne faut-il pas drsquoabord intentionner Dieu pour qursquoensuite il se reacutevegravele

c) Positiviteacute et neacutegativiteacute

La lecture que Levinas fait des Meacuteditations de Descartes suit donc le scheacutema suivant Drsquoabord

Levinas projette sur le texte la theacuteorie husserlienne de lrsquointentionnaliteacute ce qui lui permet de voir dans

la penseacutee de lrsquoinfini une tentative de constitution du sens de lrsquoinfini par lrsquoego cogito Avec ce premier moment la deacutemarche ne commence pas en site carteacutesien mais bien en site husserlien Crsquoest seulement

dans un second moment que Levinas fait intervenir Descartes pour faire laquo eacuteclater raquo lrsquointentionnaliteacute Contre Husserl Descartes permet de penser a la seacuteparation en ses deux sens eacutegoiumlste (instant du

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cogito) et eacutethique (seacuteparation par la relation) b la deacutemarche en deux temps qui megravene du premier au second sens de la seacuteparation et c lrsquoinfini mis en nous avant toute intentionnaliteacute Or si lrsquoon en reste agrave cette double lecture qursquoopegravere Levinas de Descartes par Husserl et de Husserl par Descartes une

aporie surgit certes lrsquoinfini mis en nous rompt lrsquointentionnaliteacute qui le vise mais il faut pour que cette rupture ait lieu que lrsquoinfini ait drsquoabord eacuteteacute viseacute pour ensuite faire eacuteclater la viseacutee La penseacutee doit ecirctre

drsquoabord intentionnelle pour ensuite eacuteclater en une penseacutee de lrsquoinfini Lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquointentionnaliteacute sur la penseacutee positive de lrsquoinfini pose toutefois deux problegravemes

1 Le premier a trait agrave la coheacuterence des concepts Bien que Levinas ait insisteacute sur la diffeacuterence entre la penseacutee positive (ne reacuteduisant pas lrsquoAutre au Mecircme) et la penseacutee neacutegative de lrsquoinfini il fait de celle-ci la condition de celle-lagrave Pour ecirctre eacuteclateacutee et donc invalideacutee Certes mais lrsquoinvalidation que lrsquoeacuteclatement fait subir agrave lrsquointentionnaliteacute srsquoentend comme une neacutegation la penseacutee positive de lrsquoinfini serait la neacutegation de la neacutegation et Levinas loin de srsquoaffranchir de Hegel ne ferait que le reacutepeacuteter Il faut donc que lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute ne soit pas une neacutegation ndash ou plutocirct que la neacutegation qursquoil contient soit le pendant drsquoune relation positive de lrsquoinfini au fini Or crsquoest bien le cas laquo la figure de lrsquoInfini-mis-en-moi contemporaine agrave en croire Descartes de ma creacuteation signifierait que le ne-

pas-pouvoir-comprendre-lrsquoInfini-par-la-penseacutee est une relation positive en quelque faccedilon avec cette penseacutee raquo (DQVI 108) Srsquoil y a bien une telle relation positive nous aurons reacutesolu la difficulteacute

2 Mais un second problegraveme surgit lrsquoimpossibiliteacute de deacutecrire la positiviteacute de cette relation sans recourir agrave la neacutegativiteacute La relation positive agrave lrsquoinfini est une mise en question de lrsquointentionnaliteacute Crsquoest donc dans la relation avec la conscience intentionnelle que se produit lrsquoideacutee de lrsquoinfini La production de lrsquoinfini (lrsquoinfinition) est en effet agrave la fois son effectuation et sa mise en lumiegravere si lrsquoinfini se produit dans lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute crsquoest bien de cet eacuteclatement que lrsquoinfini tient son infiniteacute et se reacutevegravele agrave moi Il faut en deacuteduire que la relation positive agrave lrsquoinfini eacuteclot dans la mise en question de lrsquointentionnaliteacute ou de la neacutegation Or la mise en question de la neacutegation se distingue-t-elle de la neacutegation de la neacutegation Lrsquoinfini levinassien peut-il ne pas revenir agrave lrsquoinfini heacutegeacutelien Descartes

fournirait selon Levinas le moyen de penser cette mise en question autrement que comme neacutegation

Crsquoest pourquoi troisiegravemement lrsquointerpreacutetation de Descartes renvoie agrave un dernier plan conceptuel neacutecessaire pour dire le sens positif de lrsquoeacuteclatement A srsquoen tenir aux concepts husserliens on srsquointerdit

de voir dans la mise en question de lrsquointentionnaliteacute autre chose que sa neacutegation Ce que nous avons jusqursquoici eacutenonceacute sous la forme drsquoune neacutegation de lrsquointentionnaliteacute de lrsquoactiviteacute ou de la preacutesence se dit positivement comme ideacutee mise en nous passiviteacute et passeacute immeacutemorial Cette positiviteacute se trouve encore chez Descartes dans la temporaliteacute de la relation agrave lrsquoinfini La division de la deacutemarche en deux temps indique le renversement de la temporaliteacute que la deacutecouverte de lrsquoinfini accomplit dans les Meacuteditations de Descartes Dans lrsquoordre chronologique que suit la meacuteditation le sujet se pose drsquoabord lrsquoinstant drsquoun cogito dans sa seacuteparation puis il deacutecouvre la preacutesence en lui de lrsquoinfini anteacuterieure agrave toute meacutemoire car preacuteceacutedant de droit toute cogitation Ce temps chronologique de la deacutecouverte

srsquoinverse alors reacuteveacutelant un autre temps logique celui de ma creacuteation Descartes eacutecrit en effet laquo je vois manifestement qursquoil se rencontre plus de reacutealiteacute dans la substance infinie que dans la substance finie et partant que jrsquoai en quelque faccedilon premiegraverement en moi la notion de lrsquoinfini que du fini crsquoest-agrave-dire de Dieu que de moi-mecircme raquo55 Pour Levinas qui voit dans ces lignes lrsquoexpression drsquoune laquo passiviteacute plus passive que toute passiviteacute raquo (DMT 250) cela signifie que lrsquoinfini a eacuteteacute mis en moi

avant toute activiteacute de ma conscience crsquoest-agrave-dire en droit avant tout cogito possible Lrsquoinfini est une penseacutee qui preacutecegravede tout laquo je pense raquo et par lagrave appartient agrave un passeacute immeacutemorial Cette impossibiliteacute de

55 A T VII 45 citeacute et souligneacute par Levinas in DMT 250

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reacutecupeacuterer le passeacute de la mise en nous dans le preacutesent drsquoune intention est ce que Levinas nomme la diachronie du temps Si lrsquointentionnaliteacute consiste agrave ramener tout sens agrave la preacutesence drsquoun cogito lrsquointentionnaliteacute nrsquoa plus cours dans la penseacutee de lrsquoinfini ndash elle eacuteclate en deux temps La diachronie ou

lrsquoeacuteclatement du temps fait la structure paradoxale de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Elle deacutesigne lrsquoeacutecart entre le passeacute immeacutemorial de la venue en moi de lrsquoinfini et le preacutesent de la penseacutee ougrave je deacutecouvre sa deacutemesure

On comprend que selon cette structure lrsquointentionnaliteacute ne soit pas purement et simplement deacutetruite dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais convoqueacutee en tant que crsquoest dans son eacuteclatement que surgit la diachronie des deux temps

La mise en question de lrsquointentionnaliteacute dans la relation agrave lrsquoinfini signifie positivement une

relation absolument passive ougrave mon preacutesent est mis en question depuis un passeacute immeacutemorial Mais la diachronie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash ou bien sa seacuteparation ndash est porteuse drsquoune ambiguiumlteacute probleacutematique La seacuteparation de lrsquoego est la performance de son cogito preacuteceacutedant la deacutecouverte de lrsquoinfini lrsquoordre chronologique des Meacuteditations de Descartes est celui de lrsquoanteacuterioriteacute du laquo je pense raquo sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini Ce nrsquoest que dans lrsquoordre logique que lrsquoinfini a eacuteteacute mis en moi dans un passeacute preacuteceacutedant tout

preacutesent La rupture de lrsquoordre chronologique du temps par son ordre logique est lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est donc agrave la fois anteacuterieure (selon lrsquoordre logique) et posteacuterieure

(selon lrsquoordre chronologique) agrave lrsquointentionnaliteacute Lrsquoambiguiumlteacute tient agrave la diachronie structurelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui nrsquoappartient ni au passeacute immeacutemorial ni au preacutesent de lrsquoecirctre mais pour ainsi dire agrave leur entre-deux Lrsquoinfini entre en relation avec moi par sa laquo mise raquo en moi La mise en moi de lrsquoinfini veut dire de maniegravere dynamique sa venue sous le mode drsquoun traumatisme faisant eacuteclater ma preacutesence de conscience (ce en quoi elle entre dans ma preacutesence sans srsquoy soumettre pour la rompre) La mise terme employeacute au passif veut aussi dire que lrsquoeacuteclatement a manqueacute lrsquoinfini qui lrsquoeacuteclate qursquoil appartient agrave un passeacute immeacutemorial Dans ma relation agrave lrsquoinfini la relation nrsquoabolit pas la seacuteparation mais lrsquoaccomplit et la creuse lrsquoinfinition de lrsquoinfini est son eacuteloignement dans lrsquoapproche Preacutesence deacutechireacutee par un infini

ayant drsquoores et deacutejagrave passeacute la relation agrave lrsquoinfini obeacuteit agrave un temps diachronique laquo La passiviteacute plus passive que toute passiviteacute consist[e] agrave subir ndash ou plus exactement agrave avoir deacutejagrave subi dans un passeacute

irrepreacutesentable ndash qui ne fut jamais preacutesent ndash un traumatisme inassumable raquo (DQVI 116) Subir ndash ou avoir subi Preacutesence de soi agrave soi intentionnaliteacute ecirctre ndash ou retard irreacutecupeacuterable preacute-intentionnel

autrement qursquoecirctre Lrsquoambiguiumlteacute de ces deux registres est le propre de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ideacutee elle est traumatisme du preacutesent infini elle est en-deccedilagrave de tout preacutesent La mise ou la venue en nous de lrsquoinfini est le deacutelicat entre-deux ougrave ces deux contradictoires se reacuteunissent La penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense integravegre donc le paradoxe comme sa structure mecircme Elle pense agrave la fois plus et moins qursquoelle-mecircme elle est le laquo plus raquo dans le laquo moins raquo Elle est la deacutefection de la preacutesence devant un passeacute immeacutemorial qui lrsquoinvestit drsquoun sens dont elle nrsquoest pas lrsquoauteur Elle se structure drsquoune faccedilon fondamentalement ambigueuml en tant qursquoelle reacuteunit deux mouvements opposeacutes de penseacutee la penseacutee de la totaliteacute et la penseacutee de lrsquoinfini lrsquoinfini neacutegatif et lrsquoinfini positif La positiviteacute de lrsquoinfini surgit

comme le traumatisme de la neacutegation traumatisme porteur drsquoun sens positif qui ne revient pas agrave la neacutegation

Cette interpreacutetation faisant de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini une relation positive agrave lrsquoinfini qui agrave la

fois requiert et excegravede la neacutegation nrsquoest pas seulement formelle La diachronie que Levinas voit agrave

lrsquoœuvre dans les deux premiegraveres Meacuteditations est la temporaliteacute de lrsquoeacutethique Il faut reacutesolument affirmer que Levinas srsquoeacutetait trompeacute en eacutecrivant dans laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo qursquoil ne reprenait de

Descartes que le dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Au contraire sa lecture vise entiegraverement agrave deacutegager une structure formelle intimement lieacutee agrave un sens Les Meacuteditations mettent en œuvre une description

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qui se trouve dans leur mouvement propre conduisant le sujet devant la diachronie de lrsquoinfini mis en lui Lrsquoanteacuteceacutedence absolue de lrsquoideacutee de lrsquoinfini sur le cogito nrsquoest pas le fruit drsquoune reacuteflexion ni drsquoune deacutemonstration elle est lrsquointrigue de sens de lrsquoinfini mis en moi La thegravese de lrsquoeacuteclatement de

lrsquointentionnaliteacute est drsquoembleacutee une thegravese liant la forme et le sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas ne deacutegage pas dans un premier temps une forme theacuteorique qui pourrait ensuite recevoir un sens dans lrsquoexpeacuterience

car dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini forme et sens sont indissociables Lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute exprime agrave la fois la forme et le sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini sa justification ultime se trouve donc dans lrsquoeacutethique De nouveau Levinas srsquoautorise de Descartes dans son interpreacutetation eacutethique de lrsquoinfini la majesteacute divine suscitant lrsquoadmiration du philosophe agrave la fin de la troisiegraveme Meacuteditation renvoie par la deacutemesure entre le fini et lrsquoinfini agrave lrsquoeacutethique laquo Je nrsquoai jamais traiteacute de lrsquoinfini que pour me soumettre agrave lui eacutecrit Descartes agrave Mersenne le 28 janvier 1641 montrant dans la connaissance mecircme de lrsquoInfini deacutejagrave un au-delagrave de la connaissance raquo (AT 88) Autre que le savoir lrsquoideacutee de lrsquoinfini unit sa forme exceptionnelle agrave une signifiance eacutethique La diffeacuterence des deux temps de la deacutemarche carteacutesienne ne peut se lire que par-delagrave le savoir dans une relation eacutethique agrave lrsquoAutre Lrsquoeacuteclatement ou la diachronie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est signifiante elle est la forme du sens crsquoest-agrave-dire la forme de la signifiance eacutethique

laquo comme si lrsquoideacutee de lrsquoInfini en nous eacutetait exigence et signification au sens ougrave dans lrsquoexigence un ordre est signifieacute raquo (DQVI 108) Lrsquoeacutetude de la forme que prend lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans lrsquoeacutethique excegravede

les limites du discours formel Pour lrsquoheure il suffira drsquoindiquer que lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute renvoie dans lrsquoeacutethique agrave la mise en question de ma conscience par le visage La penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense est une penseacutee mise en question dans son autosuffisance de penseacutee appeleacutee agrave prendre sur soi la mortaliteacute drsquoautrui Ce sens eacutethique se retrouve dans la diachronie de lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini le moi est mis en question dans son solipsisme de cogito par la preacutesence inneacutee de Dieu en lui

Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas seulement paradoxale au sens ougrave elle ouvrirait sur une penseacutee que la

logique de la totaliteacute ne pourrait comprendre Son paradoxe consiste agrave faire surgir une positiviteacute par-

delagrave sa neacutegation de la neacutegativiteacute Que dire de cette relation dans son versant positif Comment le discours formel parvient-il agrave la dire

III Lrsquoemphase de lrsquoinfini

sect11 La forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme

a) Meacutetaphores hyperboles

Lrsquoeacuteclatement nrsquoest qursquoune meacutetaphore parmi drsquoautres pour dire la rupture de lrsquointentionnaliteacute agrave

lrsquoœuvre dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini Quelles sont ces meacutetaphores Pourquoi les multiplier Quelle logique gouverne leur usage

(1) Une premiegravere seacuterie de meacutetaphores deacutefinit un registre neacutegatif de rupture de lrsquointentionnaliteacute En

reprenant le lexique pheacutenomeacutenologique Levinas en montre lrsquoinvaliditeacute devant lrsquoinfini Les champs

lexicaux du contenu (ou capaciteacute) de la mesure (ou proportion) et de la saisie sont porteacutes agrave la limite de leur grammaire Lrsquoinfini ne peut ecirctre reacuteduit agrave un objet assumeacute par un sujet intentionnel ou englobeacute

dans une penseacutee qui le vise Il y a alors laquo retournement raquo (EDE 211) laquo inversion raquo (EDE 176) ou laquo renversement raquo (DQVI 105) de lrsquointentionnaliteacute Mais lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne change pas simplement les signes de la relation intentionnelle elle rend celle-ci caduque la deacutepasse sans commune mesure

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avec elle Le laquo deacutepassement raquo laquo deacutebordement raquo ou laquo gonflement raquo (EDE 174) de lrsquointentionnaliteacute en dit de maniegravere neacutegative la disqualification Toutefois non content de nier que la penseacutee de lrsquoinfini soit intentionnelle Levinas eacutevoque la rupture de la viseacutee allant agrave lrsquoinfini La meacutetaphore du

deacutebordement conduit alors agrave celle de lrsquoeacuteclatement conseacutequence ineacutevitable de la thegravese selon laquelle lrsquoideacutee de lrsquoinfini contient plus qursquoelle ne peut contenir en srsquoemplissant elle fait plus que deacuteborder elle

rompt Lrsquointention devant lrsquoinfini aurait-elle comme la grenouille de la fable creveacute en gonflant au-delagrave de sa mesure Pourtant lrsquoideacutee drsquoeacuteclatement ouvre sur une relation positive agrave lrsquoinfini qui est preacuteciseacutement ce que ces meacutetaphores tentent drsquoindiquer A cet eacutegard le terme si souvent employeacute par Levinas de deacuterangement est significatif car au-delagrave de la destruction de lrsquoordre il suggegravere qursquoun ordre nouveau pourrait en surgir laquo LrsquoAutre deacuterange le Mecircme raquo (DQVI 130) confortablement installeacute dans son eacutegoiumlsme La preacutesence agrave soi est laquo deacuterangeacutee eacuteveilleacutee transcendeacutee raquo (ADV 138n10) le deacuterangement dit agrave la fois lrsquoinquieacutetude que lrsquoinfini eacuteveille dans le fini et lrsquoinadeacutequation agrave soi-mecircme causeacutee par cet eacuteveil La preacutesence tranquille et autarcique agrave soi dans la jouissance des nourritures est inquieacuteteacutee Dans le chez soi rien nrsquoest plus agrave sa place ndash On peut alors deacutefinir une ascendance dans la force et mecircme la violence qui est faite agrave lrsquointentionnaliteacute par ces meacutetaphores Si la conscience

intentionnelle est drsquoabord sujette agrave un laquo eacutebranlement raquo (DQVI 247) ndash soit un eacutechec de lrsquointentionnaliteacute ndash celui-ci srsquoavegravere fatal agrave la viseacutee de lrsquoinfini en elle srsquoopegravere un laquo trouble raquo (DQVI 264) ou un

laquo bouleversement raquo (EDE 195) qui ne la laisse pas indemne Cette violence celle drsquoun laquo deacutechirement raquo et drsquoun laquo arrachement raquo (ADV 138) va jusqursquoagrave lrsquoeacuteclatement et la rupture

(2) En outre Levinas emploie des meacutetaphores qui ne se contentent plus de nier lrsquointentionnaliteacute ni

de lrsquoeacuteclater et qui eacutenoncent positivement son deacuterangement Il reprend drsquoabord le lexique de la veille et du sommeil La lumiegravere du savoir nrsquoest plus associeacutee agrave lrsquoultime luciditeacute ndash et donc agrave lrsquoeacuteveil parfait ndash du sage mais au sommeil de celui qui ignore lrsquoinfini Pour lrsquoeacutethique crsquoest la connaissance qui dort et lrsquoappel agrave la responsabiliteacute qui eacuteveille une conscience par-delagrave le savoir laquo eacuteveil raquo (DQVI 105)

laquo vigilance raquo (DQVI 180) ou laquo insomnie raquo (DQVI 169) de la conscience interdite de retomber dans son sommeil intentionnel Ce passage du sommeil agrave la veille se traduit dans drsquoautres lexiques celui de

lrsquolaquo inquieacutetude raquo (DQVI 168) notamment indiquant lrsquointerruption du repos pour une preacutesence deacuterangeacutee par un passeacute qursquoelle ne parvient pas agrave saisir Ou encore lrsquoimage de lrsquoivresse signifiant dans

le laquo deacutegrisement raquo (DQVI 105) de la conscience la remise en cause de lrsquoeuphorie de la jouissance de son pouvoir Srsquoagit-il dans toutes ces meacutetaphores drsquoillustrer lrsquointrigue de lrsquoinfini au moyen drsquoimages eacutevocatrices ou plus fondamentalement drsquoen faire des concepts porteurs drsquoun sens eacutethique Comme la meacutetaphore de lrsquoeacuteclatement ndash qui eacutevoquait la rupture la sortie de soi la seacuteparation et lrsquoobeacuteissance ndash le reacuteveil prend lui aussi la relegraveve de concepts majeurs Il eacutenonce le retard de la veille (preacutesente) sur lrsquoappel immeacutemorial qui lrsquoa tireacutee de son sommeil la passiviteacute du sujet reacuteveilleacute par lrsquoexteacuterioriteacute ou le poids eacutethique de lrsquoaccusation drsquoun sommeil coupable envers autrui

(3) Enfin en plus de ces meacutetaphores Levinas a souvent recours agrave des hyperboles drsquoune force singuliegravere qui prolongent lrsquoexcegraves deacutejagrave signifieacute par lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute ou le reacuteveil de la subjectiviteacute Levinas deacutecrit ainsi la rupture de lrsquointentionnaliteacute laquo comme la passiviteacute drsquoun traumatisme sous lequel lrsquoideacutee de Dieu aurait eacuteteacute mise en nous raquo (DQVI 106) Lrsquohyperbole du traumatisme de la conscience preacutesente agrave soi est une emphase de la meacutetaphore de lrsquoinquieacutetude Ce traumatisme est la

venue de lrsquoAutre jusqursquoau plus intime de mon psychisme la venue en moi drsquoune alteacuteriteacute qui deacuterange mon psychisme drsquoune laquo diachronie qui affole le sujet mais qui canalise la transcendance raquo (EDE

204) Le traumatisme va donc jusqursquoagrave lrsquolaquo obsession raquo et la laquo folie raquo (AE 160) La reprise du lexique clinique nrsquoest pas seulement meacutetaphorique elle indique que la relation agrave lrsquoinfini dans sa radicaliteacute

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porte la conscience dans une intrigue ougrave elle perd son repos son bon droit voire sa santeacute Lrsquoeacutethique excegravede le registre de la normaliteacute et doit ecirctre dite dans les cateacutegories de lrsquoanormal et du pathologique Il est donc coheacuterent que lrsquoinfini se dise aussi par reacutefeacuterence au monstre Levinas deacutecrit ainsi laquo la

monstruositeacute de lrsquoInfini mis en moi raquo (DQVI 110) le qualificatif se justifiant par la deacutemesure du plus preacutesent dans le moins mais aussi par la mauvaise conscience que cette deacutemesure fait surgir en moi56

La preacutesence monstrueuse de lrsquoinfini dans le fini ne pouvant pas ecirctre penseacutee dans les cateacutegories de la normaliteacute elle doit se dire dans ces mots hyperboliques ougrave srsquoatteste la limite du langage raisonnable Mais une autre seacuterie drsquohyperboles opegravere une derniegravere escalade dans la violence Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est destruction Levinas la rapproche de la conception que Blanchot se fait du laquo deacutes-astre57 raquo (DQVI 186) qui eacutevoque lrsquoeacutecriture comme lieu mecircme du cataclysme Levinas reprend ce mot pour dire agrave son tour la remise en cause du temps et de lrsquoespace dont lrsquoastre est lrsquoorient et la catastrophe que lrsquoinfini fait subir aux significations de la conscience On retrouve une violence semblable dans lrsquousage du terme de deacuteportation (DQVI 10)

Dans son rapport agrave ce qui devrait ecirctre son correacutelat laquo intentionnel raquo elle [lrsquoideacutee de lrsquoinfini] serait

aussi deacute-porteacutee nrsquoaboutissant pas nrsquoarrivant pas agrave une fin agrave du fini Mais il faut distinguer entre le pur eacutechec du non-aboutissement de la viseacutee intentionnelle qui ressortirait encore agrave la finaliteacute agrave la fameuse teacuteleacuteologie de la laquo conscience transcendantale raquo voueacutee agrave un terme drsquoune part et la laquo deacuteportation raquo ou la transcendance au-delagrave de toute fin et de toute finaliteacute drsquoautre part penseacutee de lrsquoabsolu sans que cet absolu soit atteint comme une fin ce qui aurait signifieacute encore la finaliteacute et la finitude

Dans ce texte le terme de laquo deacuteportation raquo qui apparaicirct deux fois nrsquoest pas une image appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais le concept qui articule sa structure La seacuteparation du laquo deacute- raquo dans la premiegravere occurrence indique la deacuteviation du mouvement et la neacutegation de tout aboutissement au mouvement de transcendance Lrsquointention porte la penseacutee vers lrsquoobjet lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle est deacutevieacutee dans sa trajectoire de maicirctrise et hausseacutee vers une transcendance qui nrsquoest pas un terme Mais

outre le non-aboutissement qui est commenteacute dans ces lignes le drame de la Shoah constitue le sens hyperbolique du mot de deacuteportation Les deacuteporteacutes ont eacuteteacute eux-mecircmes pris dans un mouvement sans finaliteacute agrave lrsquoinconnu vers lrsquohorreur La deacuteportation historique est sans finaliteacute car la volonteacute exterminatrice des nazis dans la souffrance aigueuml qursquoelle inflige vide de sens lrsquoexistence Le mal est si grand qursquoil nous place devant lrsquoabsence radicale de sens de lrsquoil y a et de la mort solitaire de la souffrance Ce mouvement se retrouve encore dans lrsquohyperbole de la deacutevastation dont le sens est biblique En eacutecrivant que laquo lrsquoInfini agrave la fois affecte la penseacutee en la deacutevastant et lrsquoappelle raquo (DQVI 109) Levinas confirme cette violence par laquelle lrsquoideacutee de lrsquoinfini vient en moi La deacutevastation

devient absolument destructrice lorsque Levinas lrsquoemploie pour qualifier le passage de Micheacutee I 3-4 ougrave Dieu deacutevaste montagnes et valleacutees montrant que ces versets parlent de Dieu laquo catastrophant le lieu

au sens eacutetymologique du terme raquo (DQVI 110) crsquoest-agrave-dire agrave la fois dans le sens drsquoun grand malheur et drsquoun grand renversement Le lieu de la deacutevastation ndash il srsquoagit de la penseacutee accueillant lrsquoinfini dans

ces meacutetaphores ndash est retourneacute deacutetruit meacuteconnaissable

56 Blaise Pascal Penseacutees Lafuma 130 laquo Qursquoil se vante je lrsquoabaisse Srsquoil srsquoabaisse je le vante Et le

contredis toujours Jusqursquoagrave ce qursquoil comprenne qursquoil est un monstre incompreacutehensible raquo Lrsquohomme par sa penseacutee peut srsquoeacutelever agrave une digniteacute contrastant avec sa condition miseacuterable Il y a chez Levinas comme chez Pascal cette penseacutee que lrsquoideacutee de lrsquoinfini fait de lrsquohomme un monstre haiumlssable dans son eacutegoiumlsme aimable dans la penseacutee de lrsquoinfini

57 Levinas reprend la dislocation du mot le deacutesastre comme perte de lrsquoastre Blanchot eacutecrit laquo Jrsquoappelle deacutesastre ce qui nrsquoa pas lrsquoultime pour limite ce qui entraicircne lrsquoultime dans le deacutesastre raquo (Maurice Blanchot Lrsquoeacutecriture du deacutesastre Paris Gallimard 1980 p 49)

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La multipliciteacute des meacutetaphores et hyperboles que Levinas emploie pour dire la rupture agrave lrsquoœuvre

dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoexplique par la neacutecessiteacute de deacutedire le Dit chaque meacutetaphore preacutecisant et

contredisant agrave la fois le sens de la preacuteceacutedente comme pour arrecircter sa fixation en une signification figeacutee (cf sect55) Lrsquoemphase et la violence dont ces descriptions teacutemoignent peuvent certes ecirctre mises sur le

compte de cette difficulteacute agrave dire dans le langage formel la faccedilon dont lrsquoinfini excegravede ce langage mecircme Mais la raison fondamentale de ces excegraves est eacutethique crsquoest la responsabiliteacute dans son traumatisme de souffrance et de perseacutecution qui est la cause de ces excegraves dans la penseacutee de lrsquoinfini Lrsquoeacutetude des meacutetaphores retrouve ainsi le reacutesultat que lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute se justifie par le sens ndash et non pas seulement par la forme ndash de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

b) (Deacute-)structure et (deacute-)formalisation

Le discours formel consiste agrave penser lrsquouniteacute de ce qui est multiple en lui assignant une forme Or

mecircme si la rupture que lrsquoideacutee de lrsquoinfini impose agrave la penseacutee (division de deux temps et de deux sens de

lrsquoideacutee) fait violence agrave ce discours Levinas fait surgir de cette violence mecircme un sens positif Pour cela deux moyens srsquooffrent agrave lui Le premier consiste agrave retrouver dans les Meacuteditations de Descartes la

deacutemarche par laquelle la penseacutee est conduite agrave sa rupture deacutecouvrant lrsquoinfini positif mis en elle Le second consiste agrave retourner le langage formel contre lui-mecircme pour approcher lrsquoideacutee de lrsquoinfini sous la forme de paradoxes La structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini telle que Descartes lrsquoa deacutecrite peut ainsi se dire comme une deacute-structure paradoxale (NLT 34-35)

Miracle des ecirctres se preacutelassant dans leur ecirctre et srsquoeacuteveillant agrave de nouveaux reacuteveils plus profonds et

plus deacutegriseacutes On ne saurait en douter crsquoest bien le miracle en tant que deacuterangement de lrsquoordre en tant que deacutechirement du Mecircme par lrsquoAutre qui reste la structure ou la ndash deacute-structure ndash de la transcendance Et si les miracles de pure thaumaturgie nous semblent spirituellement suspects et admissibles agrave titre de simples figures de lrsquoeacutepiphanie divine ce nrsquoest pas parce qursquoils altegraverent lrsquoordre mais parce qursquoils ne lrsquoaltegraverent pas assez parce qursquoils ne sont pas assez miracles parce que lrsquoAutre reacuteveillant le Mecircme nrsquoest pas en eux assez autre

Ce passage qualifie de miracle le deacutesinteacuteressement eacutethique qui consiste agrave se soucier de lrsquoAutre

avant tout souci de soi La relation du fini agrave lrsquoinfini qui respecte lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoAutre est un miracle dans le sens ougrave elle contredit le souci de tout ecirctre pour son propre ecirctre Cette transcendance est le mouvement mecircme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini que Levinas qualifie ici agrave la fois de laquo structure raquo et de laquo deacute-structure raquo apparente contradiction qui vise agrave deacutegager le sens veacuteritable de lrsquoorientation du fini sur

lrsquoinfini Il y a bien structure du miracle dans le sens ougrave lrsquoordre du Mecircme et de la perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre est eacuteclateacute par lrsquoinfini drsquoune faccedilon que Descartes a deacutecrite mais dans ce deacutepassement mecircme est

signifieacute un mouvement qui ne se fige pas en un ordre nouveau superposeacute agrave lrsquoordre du Mecircme Lrsquoinfini ne recouvre pas le Mecircme il le porte vers lrsquoAutre sans qursquoaucun retour au Mecircme ne soit possible Le

miracle est la relation agrave lrsquoAutre ne reacuteduisant pas lrsquoAutre au Mecircme Drsquoougrave le sens de la remarque sur la meacutefiance envers la thaumaturgie le thaumaturge est suspect parce que lrsquoAutre lrsquoinfini qursquoil preacutetend nous montrer nrsquoest pas assez infini car il consent agrave se manifester crsquoest-agrave-dire agrave se reacuteduire au Mecircme Lrsquoinfini eacutechappe agrave la structure de la manifestation et ainsi toute manifestation du miracle est suspecte Le miracle par excellence est agrave la limite de la structure il deacutestructure la manifestation et la logique du Mecircme dans le deacutepassement de lrsquoideacutee par lrsquoideacuteatum Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est miracle par excellence car elle nrsquoen appelle pas au savoir drsquoun ordre naturel mais srsquoaccroicirct dans son infinition mecircme en deacutefaisant lrsquoordre Crsquoest pourquoi outre le deacutepassement de la totaliteacute le terme de deacute-structure qualifie lrsquoideacutee de

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lrsquoinfini dans son propre mouvement la deacutestructuration de la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini par elle-mecircme (DQVI 110n9)

laquo Voici lrsquoEternel qui sort de son lieu qui descend et foule les hauteurs de la terre Sous ses pas

fondent les montagnes les valleacutees se crevassent ainsi la cire fond sous lrsquoaction du feu et les eaux se preacutecipitent sur une pente raquo (Micheacutee I 3-4) laquo Ce qui soutient cegravede agrave ce qui est soutenu raquo se bouleverse ou srsquoeffondre crsquoest cette laquo structure raquo (qui est si on peut dire la deacute-structure mecircme) qursquoeacutenonce et qursquoexprime ce texte indeacutependamment de son autoriteacute ndash et de sa laquo rheacutetorique raquo ndash des Saintes Ecritures

Dieu infini bouleverse la terre finie la deacutestructure et la deacutevaste Lrsquointerpreacutetation de ce passage de

Micheacutee laquo ce qui soutient cegravede agrave ce qui est soutenu raquo vaut comme description de la (deacute-)structure mecircme de la transcendance Lrsquoideacutee de lrsquoinfini soutient lrsquoinfini car crsquoest dans lrsquoinfinition que lrsquoinfini se produit agrave moi Cependant lrsquoideacutee cegravede devant lrsquoinfini qursquoelle soutenait sa viseacutee est deacutepasseacutee elle est deacutebordeacutee deacutevasteacutee deacuteporteacutee etc par cet infini dont elle est lrsquoideacutee Il y a donc agrave la fois dans lrsquoideacutee de

lrsquoinfini dynamisme de structure et deacutestructuration voire destruction de la structure Structure et deacutestructure lrsquoalternance de ces notions nous renvoie agrave lrsquooxymore de lrsquoideacutee de lrsquoinfini sa double

signification de viseacutee et drsquoideacutee mise en nous Pour aller plus loin dans la deacutetermination de ce rapport il est opportun de citer une autre occurrence de Micheacutee I 3-4 employeacutee dans le mecircme sens (DMT 254)

laquo Car voici que Iahveacute sort de son lieu il descend et marche sur les hauteurs de la terre sous lui

fondent les montagnes et les valleacutees se fendent comme la cire en preacutesence du feu comme les eaux qui srsquoeacutecoulent dans une descente raquo

Ce qui soutient cegravede agrave ce qui est soutenu Il y a comme un eacuteblouissement ougrave lrsquoœil tient plus qursquoil ne tient Comme une ignition de la peau qui touche et ne touche pas ndash par-delagrave le saisissable ndash ce qui la brucircle

Malgreacute un choix diffeacuterent de traduction la citation de Micheacutee est la mecircme Cette nouvelle description de la (deacute-)structure confirme que nous avons affaire dans la formule laquo ce qui soutient cegravede

agrave ce qui est soutenu raquo agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui est deacutecrite ici par les paradoxes drsquoun œil qui tient plus qursquoil ne tient et drsquoun contact sans saisie Ce passage de Micheacutee qui exemplifie lrsquohyperbole de la deacutevastation introduit la violence dans le fonctionnement mecircme de la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini cette violence nrsquoest pas la conseacutequence secondaire de lrsquoaccueil de lrsquoAutre mais la modaliteacute fondamentale de sa venue au point que la violence de la structure se retourne contre elle-mecircme (deacute-structure) Ce jeu seacutemantique consiste en niant qursquoun terme logique srsquoapplique agrave lrsquoinfini agrave faire surgir de cette neacutegation le sens positif drsquoune structure se structurant par sa propre deacutestructuration La structure de lrsquoinfini est la vie de son propre deacutelitement Crsquoest pourquoi Levinas avance que laquo pour la

possibiliteacute du deacuterangement il faut exiger un preacutesent fissible se deacutestructurant dans sa ponctualiteacute mecircme raquo (EDE 210) Il est impossible pour une conscience de se reacuteapproprier la structure de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini de lrsquointeacutegrer dans un preacutesent ougrave la penseacutee pourrait reconqueacuterir sa maicirctrise Ce mouvement de (deacute-)structuration est donc eacuteminemment diachronique il vit de lrsquoeacutecart qui se creuse entre le preacutesent et

le passeacute immeacutemorial qui le deacuterange Peut-ecirctre la description la plus eacutetonnante que Levinas en ait donneacute appartient-elle agrave lrsquoeacutethique de lrsquoinsomnie aboutissant agrave lrsquoideacutee de (deacute-)formalisation (DQVI 199)

Formalisme de lrsquoinsomnie plus formel que celui de toute forme deacutefinissante deacutelimitante

enfermante formellement plus formel que celui de la forme enfermant en preacutesence et en esse srsquoemplissant de contenu Insomnie ou veille mais veille sans intentionaliteacute ndash deacutes-interesseacutee Indeacutetermination ndash mais qui nrsquoest pas appel agrave la forme ndash qui nrsquoest pas mateacuterialiteacute Forme nrsquoarrecirctant pas son propre dessin de forme ne condensant pas en contenu son propre vide Non-contenu ndash Infini

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Levinas qualifie de laquo formalisme raquo cette deacutetermination de lrsquoinsomnie comme affection passive du Mecircme par lrsquoAutre dans une veille hyperbolique On peut srsquoeacutetonner de ce terme au sein drsquoune eacutetude qui deacuteploie assureacutement une attention des plus pheacutenomeacutenologiques au concret du veacutecu de lrsquoinsomnie

comme crsquoeacutetait deacutejagrave le cas dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et sa pheacutenomeacutenologie de lrsquoinsomnie Mais le mot laquo forme raquo deacutenote ici lrsquoabsence de contenu et donc la persistance drsquoun vide comme lrsquoindique la fin

du texte et dans ce non-contenu se loge la signification de lrsquoinfini Lrsquoinfini qui tient la conscience eacuteveilleacutee ne srsquoenferme pas dans une forme deacutelimiteacutee ou deacutelimitante mais srsquoeacutetablit dans une relation ougrave la relation elle-mecircme reste ouverte agrave la non-relation Le triptyque forme deacutefinissante deacutelimitante enfermante renvoie agrave lrsquoactiviteacute de la conscience intentionnelle qui en tant qursquoelle precircte forme agrave lrsquoobjet dans la structure noeacutetico-noeacutematique le fige et le reacuteduit au Mecircme Bien au contraire la forme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est absolument ouverte il est impossible de la deacuteterminer Cette conception drsquoune forme indeacutetermineacutee peut paraicirctre contradictoire mais Levinas y voit paradoxalement le meilleur accomplissement du formalisme de la logique de la totaliteacute ndash encore trop peu laquo formel raquo lorsqursquoil est reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme La forme de la logique formelle nrsquoest jamais assez formelle car elle deacutetermine un contenu une matiegravere Si quant agrave elle lrsquoinsomnie est un formalisme formellement plus

formel crsquoest qursquoelle ne contient rien Elle est pure forme car lrsquoinfini qui la deacuterange et fait son contenu nrsquoest pas ou est au-delagrave de lrsquoecirctre Cette forme pure nrsquoest pas une forme arrecircteacutee ndash dans le double sens de

fixeacutee dans lrsquoimmobiliteacute et de deacutecreacuteteacutee par une volonteacute Forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme lrsquoideacutee de lrsquoinfini est sans cesse mouvante elle interdit agrave la conscience sans cesse inquieacuteteacutee dans lrsquoinsomnie de trouver le sommeil Lrsquoinfini dans le fini prend une forme qui ne se fige pas mais srsquoaccroicirct toujours dans lrsquoexigence de la responsabiliteacute pour lrsquoautre sans que jamais on puisse identifier ce commandement agrave un contenu La forme pure et sans contenu de lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas elle-mecircme finie mais une modaliteacute par laquelle le fini est formellement voueacute agrave lrsquoinfini dans la veille ndash lrsquoinfinition de lrsquoinfini affectant le fini qui est une (deacute-)formalisation

c) Lrsquoemphase du discours formel

Forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme lrsquoideacutee de lrsquoinfini porte le discours formel agrave sa limite Drsquoun cocircteacute elle le rompt en se disant en son sein dans un paradoxe injustifiable de lrsquoautre cocircteacute elle

lrsquoaccomplit en eacutetant la seule forme libeacutereacutee de tout contenu le seul formalisme pur Ce double rapport au langage formel ndash sa rupture coiumlncidant avec son accomplissement ndash est tributaire drsquoune penseacutee eacutethique qui tout en ne se reacuteduisant pas agrave la logique formelle la suscite pour faire œuvre de justice De meacutetaphores en hyperboles de problegravemes en paradoxes Levinas soumet la logique formelle agrave une autre logique qui relegraveve de lrsquoeacutethique une logique de lrsquoemphase Lrsquoemphase constitue une deacutemarche originale ougrave le sens inaccessible agrave la logique est neacuteanmoins indiqueacute gracircce au passage agrave la limite du langage de la logique Contrairement agrave la logique de la totaliteacute qui ne fait qursquoun usage neacutegatif de lrsquoemphase (neacutegation de la finitude drsquoun preacutedicat) la logique de lrsquoinfini en fait un usage eacuteminemment

positif (eacuteveil drsquoun sens dans lrsquoexageacuteration du Dit) La deacutemarche positive se distingue ainsi de la deacutemarche neacutegative sur plusieurs points division de la veacuteriteacute en deux temps diachroniques interdisant la reacuteduction drsquoun temps agrave la neacutegation de lrsquoautre interdiction de lrsquoarrecirct dans la deacutemarche emphatique se traduisant par un redoublement reacuteflexif de lrsquoemphase sur elle-mecircme (lrsquoemphase subit une emphase qui elle-mecircme subit une emphase etc) sens ultime de ce procegraves accordeacute non pas agrave un contenu auquel

la deacutemarche aboutirait mais agrave la marche dans son propre autodeacutepassement Nous notons alors une analogie entre lrsquoideacutee de lrsquoinfini et lrsquousage que Levinas fait du discours formel de mecircme que cette ideacutee

est une forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme elle exige que le discours qui la dise soit un Dit qui

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ne srsquoarrecircte pas agrave son dessin de Dit ndash un Dit disant plus qursquoil ne Dit58 Levinas soutient drsquoailleurs que crsquoest lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme qui me donne la possibiliteacute drsquoopeacuterer par la penseacutee le passage agrave la limite laquo nous dirions que la hauteur du Ciel reccediloit un sens autre que spatial agrave partir de notre pouvoir

de penser un superlatif absolu que ce pouvoir de penser atteste lrsquoideacutee de lrsquoInfini en nous raquo (ADV 120n14) De fait lrsquoemphase de la penseacutee malgreacute sa neacutegation apparente de la finitude preacutesuppose

toujours lrsquoinfini mis en moi laquo La naissance de la neacutegation ne reacuteside pas ici dans la subjectiviteacute qui nie mais dans lrsquoideacutee mecircme de lrsquoinfini ou dans la subjectiviteacute comme ideacutee de lrsquoinfini Crsquoest en ce sens que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une veacuteritable ideacutee et non pas simplement ce que je conccedilois par la neacutegation du fini raquo (DMT 250) Toutefois cette logique de lrsquoemphase obeacuteit agrave une raison anteacuterieure agrave la logique puisqursquoelle sourd de lrsquoeacutethique elle-mecircme Le langage formel ne fait que recueillir et exprimer la disproportion de lrsquoinfini mis dans le fini il nrsquoest pas deacutepositaire du sens de cette intrigue Il parvient dans les excegraves ougrave le conduit lrsquoemphase agrave indiquer le caractegravere exceptionnel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais la justification de ses propres excegraves lui est eacutetrangegravere Lrsquoemploi emphatique du langage formel reacutepond ainsi agrave lrsquoexigence de dire et penser lrsquoeacutethique (OC1 354)

Meacutetaphore Ideacutee de lrsquoinfini Le propre de la penseacutee est la critique ndash le fait de se retourner de marcher en se retournant Le

primat de lrsquoideacutee de lrsquoecirctre tient agrave ce retour Lequel tient agrave un arrecirct agrave une έποχή Le statique Marcher sans se retourner ndash tel serait le caractegravere propre de lrsquoideacutee de lrsquoInfini marche sans arrecirct Distinguer entre laquo sans arrecirct raquo et laquo sans retour raquo preacutereacuteflexif drsquoune part et le laquo sans arrecirct raquo et laquo sans

retour raquo de lrsquoideacutee exceptionnelle lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoabsence est drsquoembleacutee dicteacutee par le contenu de lrsquoideacutee ndash plus exactement crsquoest la seule ideacutee sans contenu qui arrecircte les infinies exigences de la conscience morale le non-statique par excellence La grande difficulteacute ne pas user dans lrsquoanalyse de lrsquoideacutee de lrsquoinfini de la distinction penseacutee-objet noegravese-noegraveme ndash propre aux ideacutees statiques ndash cagraved ideacutees statiques qui srsquoarrecirctent se retournent et ont le temps pour cela

La penseacutee est ici preacutesenteacutee comme une marche ndash un effort une temporaliteacute une conquecircte ndash qui est

susceptible drsquoobeacuteir agrave deux mouvements La logique de la totaliteacute conduit la penseacutee agrave se retourner sur sa marche et agrave adopter un regard critique sur le chemin parcouru Le temps de lrsquoarrecirct est celui de la maicirctrise du sujet intentionnel sur son parcours quelle que soit la cause de son deacutepart il peut par la critique se reacuteapproprier son cheminement comme sien Lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle ne dispose pas de ce

temps drsquoarrecirct elle avance vers lrsquoAutre sans faire retour sur ce cheminement prise par une exigence qui ne laisse pas le temps de se retourner Cette absence de retournement nrsquoest pas la naiumlveteacute de la

conscience immeacutediate anteacuterieure agrave la reacuteflexion et propre agrave lrsquoattitude naturelle mais lrsquoinsomnie de lrsquoeacuteveil de la responsabiliteacute en nous par autrui Lrsquoinfiniteacute de cette marche de la penseacutee est dans cette impossibiliteacute de srsquoarrecircter agrave un contenu conquis par lrsquoeffort le formalisme emphatique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash ou concregravetement lrsquourgence absolue de la responsabiliteacute ndash interdisant lrsquoarrecirct plus je mrsquoapproche de lrsquoinfini plus il srsquoeacuteloigne plus je reacuteponds agrave ma responsabiliteacute plus elle srsquoaccroicirct Crsquoest donc lrsquoemphase qui fournit agrave Levinas le moyen de reacutepondre agrave la grande difficulteacute qursquoeacutevoque ce texte celle de ne pas eacutenoncer lrsquoinfini positif dans les termes de la correacutelation noeacutetico-noeacutematique Or pour aller par-delagrave le lexique de lrsquointentionnaliteacute le discours emphatique qui porte le langage formel agrave son

comble doit allier la forme exceptionnelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave la signifiance eacutethique Concluons que la justification de lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute par lrsquoinfini est eacutethique et non eacutepisteacutemique Elle

deacuteborde le cadre strictement formel et deacutevoile dans lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini telle que Levinas lrsquointerpregravete lrsquoentrelacement indeacutemecirclable de la forme et du sens Est-ce agrave dire que le discours formel trouve ici ses limites et qursquoil faut passer agrave la description concregravete de lrsquoeacutethique pour dire plus avant

58 Cet usage paradoxal du Dit correspond concregravetement au teacutemoignage agrave la gloire et au propheacutetisme (cf

sect30) Pour une eacutetude plus preacutecise des regravegles de ce langage paradoxal de lrsquoeacutethique voir sect55

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lrsquoinfini Levinas nrsquoa-t-il pas nommeacute formellement lrsquounion de la forme et du sens Lrsquoarticulation entre la forme et le sens se dit comme Deacutesir

sect12 Le Deacutesir de lrsquoinfini

a) Deacutesir et ideacutee de lrsquoinfini Le commentaire que Levinas fait de Descartes ne srsquoen tient pas loin srsquoen faut au lexique des

Meacuteditations Mais si le terme drsquoeacuteclatement et toutes les meacutetaphores qui lui sont associeacutees relegravevent drsquoun usage relatif sujet agrave un deacutedit une notion de facture proprement levinassienne connaicirct un usage absolu qui nomme en propre lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini laquo Lrsquoideacutee de lrsquoInfini est Deacutesir raquo (HAH 54) Pourtant cette identification srsquoavegravere drsquoembleacutee probleacutematique Certes drsquoun cocircteacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini et le Deacutesir sont une et mecircme chose puisque laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une penseacutee qui agrave tout instant pense plus qursquoelle ne pense Une penseacutee qui pense plus qursquoelle ne pense est Deacutesir raquo (EDE 174) Les deux notions partagent la mecircme structure formelle et peuvent de ce point de vue ecirctre dites eacutequivalentes Mais drsquoun

autre cocircteacute ideacutee de lrsquoinfini et Deacutesir se distinguent dans leur modaliteacute concregravete laquo chez Descartes lrsquoideacutee de lrsquoInfini reste une ideacutee theacuteoreacutetique une contemplation un savoir Je pense quant agrave moi que la

relation agrave lrsquoInfini nrsquoest pas un savoir mais un Deacutesir raquo (EI 86-87) Voilagrave qui introduit une distance entre Levinas et Descartes La reacuteappropriation de la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini semblait donner raison agrave Descartes singulariseacute dans lrsquohistoire de la philosophie Du point de vue (externe) de cette histoire Descartes est le seul agrave avoir deacutecrit la forme de la relation agrave lrsquoinfini Mais du point de vue (interne) de lrsquoeacutethique de Levinas il faut insister par-delagrave Descartes sur la positiviteacute de cette relation son caractegravere de Deacutesir Descartes en reste au savoir car lrsquoideacutee de lrsquoinfini est pour lui une repreacutesentation et lrsquoobjet drsquoune preuve de lrsquoexistence de Dieu Les Meacuteditations srsquoarrecircteraient donc devant la question deacutecisive laquo si penser consiste agrave se reacutefeacuterer agrave un objet il faut croire que la penseacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas

une penseacutee Qursquoest-elle positivement Descartes ne pose pas la question raquo (TI 233) Cette positiviteacute est le Deacutesir Par conseacutequent bien que le Deacutesir srsquoidentifie agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dont il reprend

la structure il nomme la positiviteacute que Descartes a neacutegligeacutee en retombant dans le savoir59 Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est donc agrave la fois une (de par sa structure de penseacutee pensant plus qursquoelle ne

pense) et multiple encore neacutegative ou theacuteorique dans le texte carteacutesien positive ou eacutethique dans sa reprise levinassienne Le Deacutesir nomme lrsquoideacutee proprement levinassienne de lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dans sa version eacutethique60 ndash voire eacuterotique61

Qursquoest-ce donc que le Deacutesir de lrsquoinfini et pourquoi Levinas lrsquoidentifie-t-il agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini La

notion de Deacutesir que forge Levinas srsquoaffranchit de lrsquohistoire de la philosophie ougrave elle a pris divers sens

59 En opposant le Deacutesir agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Levinas semble contredire sa propre lecture des

Meacuteditations insistant sur les saillies extra-theacuteoreacutetiques de Descartes (la soumission agrave lrsquoinfini la majesteacute divine la diachronie etc) Or la contradiction se legraveve si lrsquoon considegravere le contexte de ces eacutenonciations Lrsquointerpreacutetation de Descartes peut se montrer sensible agrave ces saillies car elle cherche agrave dire comment la penseacutee de lrsquoinfini reacutesiste agrave la neacutegativiteacute mais son usage consistant agrave signifier la radicaliteacute de lrsquoeacutethique se tourne vers la relation au visage qui nrsquoest plus carteacutesienne

60 laquo Lrsquoideacutee de lrsquoinfini consiste agrave penser plus qursquoon ne pense Cette description neacutegative prend un sens positif qui nrsquoest plus dans la lettre du carteacutesianisme une penseacutee qui pense plus qursquoelle ne pense qursquoest-ce sinon le Deacutesir Deacutesir qui se distingue de lrsquoindigence du besoin Le Deacutesireacute ne le comble pas mais le creuse La pheacutenomeacutenologie du rapport avec Autrui suggegravere cette structure du Deacutesir analyseacute comme ideacutee de lrsquoinfini raquo (DL 438)

61 En effet il y a bien un Deacutesir eacuterotique que Totaliteacute et infini situe au-delagrave du visage menant au Deacutesir du Deacutesir qui est le Deacutesir de lrsquoenfant Sur cette ambiguiumlteacute du Deacutesir chez Levinas voir sect17

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qui ne conviennent pas agrave la forme de la relation agrave lrsquoinfini le Deacutesir nrsquoest pas une intentionnaliteacute crsquoest bien plutocirct lrsquointentionnaliteacute qui est une espegravece du Deacutesir62 il se distingue aussi de la perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre ou du souci dont il interrompt lrsquointeacuteressement63 Surtout Levinas insiste sur la diffeacuterence entre le

Deacutesir et le besoin Le besoin se deacutefinit comme laquo un moins un manque que comblerait la satisfaction raquo (TI 120) Il est un vide que la satisfaction remplit apaise et eacuteteint pour un temps Toute alteacuteriteacute prend

pour lui la forme de nourriture de consommable voueacute agrave ecirctre assimileacute et deacutetruit pour remplir son vide Le besoin est un mal du retour et la satisfaction est ce retour qui le comble Besoin et satisfaction forment donc un cycle alternant entre le manque et le remplissement cycle qui est pour le moi sa vie mecircme laquo le besoin srsquoouvre sur un monde qui est pour moi ndash il retourne agrave soi Mecircme sublime comme besoin du salut il est encore nostalgie mal du retour Le besoin est le retour mecircme lrsquoanxieacuteteacute du Moi pour soi eacutegoiumlsme forme originelle de lrsquoidentification assimilation du monde en vue de la coiumlncidence avec soi en vue du bonheur raquo (HAH 48-49) Jouir drsquoune autre chose crsquoest lrsquointeacutegrer agrave mon organisme lrsquoincorporer et donc en deacutetruire lrsquoalteacuteriteacute pour la reacuteduire agrave une nourriture Mais ce mouvement du Mecircme porteacute agrave son comble dans le besoin ne se limite pas agrave la dimension nutritive de lrsquoexistence du Moi il vaut comme structure deacuteterminante de tout vivre dehellip En ce sens on pourra

parler drsquoun besoin de connaissance ou encore drsquoun besoin de salut et deacutesigner par lagrave un manque eacutepisteacutemique ou religieux (une curiositeacute agrave satisfaire un espoir agrave reacutealiser) inscrit dans le psychisme

mecircme du moi Par conseacutequent lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne saurait ecirctre un besoin celui-ci ne cherche lrsquoAutre que pour se lrsquoassimiler Le besoin de lrsquoinfini est la quecircte drsquoun bonheur dont lrsquoinfini serait la clef lrsquoinfini nrsquoest pas rechercheacute pour lui-mecircme mais pour le bonheur qursquoil procure laquo Le deacutesir meacutetaphysique a une autre intention ndash il deacutesire lrsquoau-delagrave de tout ce qui peut simplement le compleacuteter Il est comme la bonteacute ndash le Deacutesireacute ne le comble pas mais le creuse raquo (TI 22) Le Deacutesir ne doit donc pas ecirctre conccedilu de maniegravere neacutegative comme un besoin contrarieacute mais de maniegravere positive comme un mouvement qui vit de sa propre contradiction Le Deacutesir est le veacuteritable ndash et le seul ndash mouvement de transcendance en raison de cette structure exceptionnelle laquo Deacutesir sans satisfaction qui preacuteciseacutement

entend lrsquoeacuteloignement lrsquoalteacuteriteacute et lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoAutre Pour le Deacutesir cette alteacuteriteacute inadeacutequate agrave lrsquoideacutee a un sens Elle est entendue comme alteacuteriteacute drsquoAutrui et comme celle du Tregraves-Haut La

62 laquo Husserl lui-mecircme introduit insensiblement dans sa description de lrsquointention un eacuteleacutement qui tranche sur

la pure theacutematisation lrsquointuition comble (crsquoest-agrave-dire contente ou satisfait) ou deacuteccediloit une viseacutee visant agrave vide son objet Du vide que comporte un symbole par rapport agrave lrsquoimage qui illustre le symboliseacute on passe au vide de la faim Il y a lagrave un deacutesir en dehors de la simple conscience dehellip Intention encore certes mais dans un sens radicalement diffeacuterent de la viseacutee theacuteorique quelle que soit la pratique propre que la theacuteorie comporte Intention comme Deacutesir de sorte que lrsquointention placeacutee entre deacuteception et Erfuumlllung reacuteduit deacutejagrave 1rsquoacte objectivant agrave la speacutecification de la Tendance plutocirct qursquoelle ne fait de la faim un cas particulier de la conscience de raquo (AE 107-108) Dans lrsquointentionnaliteacute la relation agrave lrsquoobjet nrsquoest jamais pleinement satisfaite et ne fait que se creuser la pleine adeacutequation de la viseacutee agrave lrsquoobjet si elle est possible en droit en fait nrsquoest jamais atteinte il reste toujours des co-viseacutees non-remplies accompagnant lrsquointentionnaliteacute de lrsquoobjet La structure intentionnelle si elle srsquoapparente avant tout au besoin du fait de la recherche de la satisfaction par le remplissement intuitif et de la reacuteduction de lrsquoobjet agrave un sens precircteacute par le sujet nrsquoen est pas moins marqueacutee par la reacutecurrente insatisfaction des viseacutees intentionnelles et la marche agrave lrsquoinfini vers lrsquoobjet dont lrsquoalteacuteriteacute reacutesiste agrave lrsquoappropriation Levinas lit chez Husserl au sein mecircme du primat du theacuteoreacutetique cette ouverture vers le non-theacuteoreacutetique lrsquoalteacuteriteacute que le Mecircme ne saurait entiegraverement assimiler

63 laquo A un sujet tourneacute vers lui-mecircme qui selon la formule stoiumlcienne est caracteacuteriseacute par la ὸρμή ou la tendance de persister dans son ecirctre ou pour qui selon la formule de Heidegger il y va dans son existence de cette existence mecircme agrave un sujet qui se deacutefinit ainsi par le souci de soi ndash et qui dans le bonheur accomplit son pour soi-mecircme ndash nous opposons le Deacutesir de lrsquoAutre qui procegravede drsquoun ecirctre deacutejagrave combleacute et indeacutependant et qui ne deacutesire pas pour soi raquo (HAH 45) A travers la ὸρμή Levinas critique la preacutedominance de la conception du deacutesir comme souci de soi dans la philosophie Lrsquoontologie veut que lrsquohomme deacutesire en vue de lui-mecircme en vue de son propre ecirctre mais le Deacutesir levinassien de lrsquoinfini est mise en question de lrsquoecirctre ou mise en question de mon droit drsquoecirctre devant la faiblesse drsquoautrui

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dimension mecircme de la hauteur est ouverte par le Deacutesir meacutetaphysique raquo (TI 23) Le Deacutesir est la relation qui reacuteunit toutes les caracteacuteristiques de la transcendance il est un mouvement du Mecircme vers lrsquoAutre ougrave lrsquoAutre est approcheacute dans sa hauteur une transascendance Mais cette structure paradoxale

drsquoeacutechappement de lrsquoAutre dans lrsquoapproche nrsquoest pas neacutegative elle a un sens Le Deacutesir est bien la reacuteunion de la forme et du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini il est une forme qui nrsquoarrecircte pas son dessin de

forme et pour qui cette ascension sans terme nrsquoest pas lrsquoeacutechec mais la modaliteacute mecircme de la relation sa laquo bonteacute raquo ou sa laquo geacuteneacuterositeacute raquo (TI 22)

b) Analyse formelle du Deacutesir

La description du Deacutesir prolonge celle de la structure paradoxale de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Le Deacutesir se

deacutemarque drsquoabord par une relation dialectique entre mesure et deacutemesure laquo une penseacutee qui pense plus qursquoelle ne pense est Deacutesir Le Deacutesir mesure lrsquoinfiniteacute de lrsquoinfini raquo (EDE 174) Certes lrsquoinfini se caracteacuterise par sa deacutemesure vis-agrave-vis de du fini et Levinas critique la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute parce qursquoelle ramegravene lrsquoAutre agrave la mesure de la donation de sens mesurer lrsquoAutre crsquoest le reacuteduire au Mecircme

Neacuteanmoins le Deacutesir est lrsquointrigue drsquoun autre type de mesure qui nrsquoest preacuteceacutedeacute drsquoaucune Sinngebung en raison de sa passiviteacute absolue Crsquoest lrsquoinfini et non le moi qui est agrave lrsquoinitiative du Deacutesir Lrsquoeacuteveil ou

lrsquoinquieacutetude de lrsquoinfini en moi est lrsquoexpeacuterience du Deacutesir On peut donc dans une perspective neacutegative insister sur lrsquoimpossibiliteacute de mesurer lrsquoinfiniteacute de lrsquoinfini mais lrsquoeacutechec de cette mesure est une expeacuterience positive eacutethique dont le Deacutesir est le nom Le Deacutesir mesure lrsquoeacutechec de la mesure devant la deacutemesure de lrsquoinfini Mais comment une relation positive peut-elle se produire dans et par lrsquoeacutechec des initiatives du moi Quelle forme une relation absolument passive doit-elle prendre Le paragraphe I-A-1 de Totaliteacute et infini deacutecrit le Deacutesir comme un mouvement sans retour allant vers lrsquoAutre absolument autre Pour le distinguer du besoin il en preacutecise la triple passiviteacute 1 le Deacutesir ne naicirct pas dans le deacutesirant (passiviteacute de lrsquoorigine) 2 le deacutesirant en subit la marche (passiviteacute de la modaliteacute) 3

et le deacutesireacute se deacuterobe au Deacutesir (passiviteacute de la finaliteacute)

1 Levinas insiste drsquoabord sur lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoorigine du Deacutesir laquo Le Deacutesir est une aspiration que le Deacutesirable anime il naicirct agrave partir de son objet il est reacuteveacutelation Alors que le besoin est un vide de

lrsquoAme il part du sujet raquo (TI 56) Non que le Deacutesir inverse lrsquointention du besoin mais il la deacuteccediloit et la deacutejoue Dans le besoin le manque preacutecegravede neacutecessairement sa satisfaction et clocirct le sujet sur lui-mecircme dans le Deacutesir aucune attente ne preacutecegravede la relation de sorte que le deacutesirant est comme en retard sur le Deacutesir qursquoil eacuteprouve De mecircme que chez Descartes le sujet fini deacutecouvre en lui la preacutesence drsquoune ideacutee de lrsquoinfini dont il nrsquoest pas lrsquoorigine le sujet du Deacutesir se deacutecouvre mucirc par une aspiration qui lui est eacutetrangegravere laquo Le deacutesir meacutetaphysique nrsquoaspire pas au retour car il est deacutesir drsquoun pays ougrave nous ne naquicircmes point64 Drsquoun pays eacutetranger agrave toute nature qui nrsquoa pas eacuteteacute notre patrie et ougrave nous ne nous transporterons jamais Le deacutesir meacutetaphysique ne repose sur aucune parenteacute preacutealable raquo (TI 22) Le

Deacutesir me vient de lrsquoinconnu Contrairement au besoin qui naicirct dans le Mecircme et assimile lrsquoAutre il part de lrsquoAutre et deacuterange le Mecircme En toute rigueur il faut alors dire que le moi est tout agrave fait incapable de Deacutesir laquo le Moi nrsquoest pas un eacutetant capable drsquoexpier pour les autres il est cette expiation originelle ndash involontaire ndash car anteacuterieure agrave lrsquoinitiative de la volonteacute (anteacuterieure agrave lrsquoorigine) raquo (AE 187) Notons que si le Deacutesir ne srsquoinscrit dans aucune nature ou aucune parenteacute preacutealable il ne saurait ecirctre

un existential Le Deacutesir ne peut se produire dans sa pure passiviteacute que srsquoil nrsquoest pas inclus dans mon

64 Cette deacutefinition oppose le voyage drsquoUlysse partant drsquoIthaque pour y revenir agrave celui drsquoAbraham appeleacute agrave

quitter son pays natal pour une terre inconnue (cf EDE 191)

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essence comme une de mes possibiliteacutes laquo il est le manque dans lrsquoecirctre qui est complegravetement et agrave qui rien ne manque raquo (EDE 175) Ontologiquement en effet si le Deacutesir eacutetait une possibiliteacute de mon ecirctre il serait comme un vide que je devrais remplir en vue drsquoaccomplir cet ecirctre un avoir-agrave-ecirctre dont la

reacutealisation serait lrsquoaffirmation de mon essence un souci ou un projet qui coiumlnciderait avec mon ecirctre-agrave-la-mort La distinction absolue que Levinas trace entre Deacutesir et besoin assimile toute nature au

besoin le Deacutesir est contre-nature monstrueux comme lrsquoideacutee de lrsquoinfini impossible pour le fini65 2 De cette description neacutegative du Deacutesir distinct du besoin ressort une description positive de sa

structure formelle Le Deacutesir est une relation qui se nourrit de sa propre insatisfaction laquo jrsquoai essayeacute de deacutecrire la diffeacuterence du Deacutesir et du besoin par le fait que le Deacutesir ne peut ecirctre satisfait que le Deacutesir en quelque maniegravere se nourrit de ses propres faims et srsquoaugmente de sa satisfaction que le Deacutesir est comme une penseacutee qui pense plus qursquoelle ne pense ou plus que ce qursquoelle pense Structure paradoxale sans doute mais qui ne lrsquoest pas plus que cette preacutesence de lrsquoInfini dans un acte fini raquo (EI 86-87) Lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute par lrsquoinfini qursquoelle vise produit une relation positive lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme Deacutesir Crsquoest en ce sens que Levinas dit du Deacutesir que laquo le Deacutesireacute ne le comble pas mais le

creuse raquo (TI 22) La deacutemesure de lrsquoinfini loin de deacutetruire le Deacutesir lrsquoanime et lrsquoamplifie Contrairement agrave la satisfaction ougrave le manque srsquoeacutevanouit quand le besoin est combleacute le mouvement en

retour du deacutesireacute au Deacutesir est un accroissement du Deacutesir Le Deacutesir de lrsquoAutre insatisfait devant le deacutesireacute qui se refuse agrave la donation ne fait que srsquoaccroicirctre devant cette fuite de lrsquoAutre (Concregravetement cela peut signifier que dans le Deacutesir eacutethique ma responsabiliteacute augmente agrave mesure que je lrsquoassume ou que le Deacutesir eacuterotique est toujours deacuteccedilu par le feacuteminin qui se deacuterobe et lrsquoaccroicirct en se deacuterobant) Lrsquoinfini creuse mon Deacutesir en se deacuterobant agrave la saisie dans une structure drsquoaccroissement qui deacuterange le Mecircme laquo La neacutegativiteacute du in de lrsquoinfini creuse un deacutesir qui ne saurait se combler qui se nourrit de son accroissement mecircme qui srsquoexalte en tant que deacutesir et qui srsquoeacuteloigne de la satisfaction agrave mesure qursquoil srsquoapproche du deacutesirable raquo (DMT 255) La passiviteacute de lrsquoorigine du Deacutesir se redouble ici en la

passiviteacute de son mouvement qui est son insatisfaction essentielle Lrsquoinsatisfaction du Deacutesir nrsquoa rien de contingent mais elle constitue le Deacutesir comme tel66 Levinas deacutecrit donc sous cette figure du Deacutesir un

mouvement de pure gratuiteacute comme un eacutelan qui emporterait malgreacute lui un sujet tout entier livreacute agrave lrsquoalteacuteriteacute Le Deacutesir nrsquoest Deacutesir que srsquoil est pur (de tout besoin) Pour que le Deacutesir soit un mouvement

passif partant de lrsquoAutre il faut qursquoil soit pure insatisfaction La pureteacute du Deacutesir est donc neacutecessaire agrave la distinction entre Deacutesir et besoin Levinas en reprend lrsquoideacutee agrave Platon dans sa theacuteorie des plaisirs purs et le mot agrave Paul Valeacutery qui parle de laquo Deacutesir sans deacutefaut raquo67 Cette pureteacute signifie que le Deacutesir ne se compromet pas avec le besoin sans manque sans satisfaction sans retour agrave soi Cette pureteacute est

65 Jean-Louis Chreacutetien montre agrave propos de lrsquoappel qursquoil preacutecegravede lui aussi la possibiliteacute de lrsquoeacutecoute laquo seule

lrsquoimpossibiliteacute drsquoeacutecouter peut entendre lrsquoappel En drsquoautres termes lrsquoappel ne fait pas appel agrave une possibiliteacute preacutealable en nous de lrsquoeacutecouter comme srsquoil eacutetait en creux inscrit en nous deacutejagrave appeleacute par nous comme si crsquoeacutetait nous qui appelions lrsquoappel Il apporte toujours avec lui sa propre possibiliteacute crsquoest-agrave-dire celui qui eacutecoute raquo (Lrsquoappel et la reacuteponse Paris Editions de Minuit 1992 p 33) La penseacutee du Deacutesir est donc affine de la penseacutee de lrsquoappel et de la reacuteponse le Deacutesir srsquoentendra apregraves Totaliteacute et infini comme propheacutetisme laquo Deacutesir ndash deacutesir de lrsquoAutre ndash appel au deacutesir de lrsquoAutre ndash propheacutetie raquo (OC1 429)

66 Crsquoest pourquoi il serait faux de juger que Levinas substitue le Deacutesir agrave lrsquointuition Lrsquointuition se donne en remplissant le vide drsquoune intention donc en la satisfaisant Lrsquoinsatisfaction essentielle du Deacutesir ne saurait rien donner de maniegravere intuitive sa structure est preacuteciseacutement la mise en eacutechec de lrsquointuition

67 laquo Dans le Cantique des Colonnes Valeacutery parle du deacutesir sans deacutefaut Il se reacutefegravere sans doute agrave Platon qui dans son analyse des plaisirs purs deacutecouvrait une aspiration qursquoaucun manque preacutealable ne conditionne raquo (HAH 48) Sur lrsquoimportance de la reacutefeacuterence agrave Platon dans la penseacutee levinassienne du Deacutesir voir sect29

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synonyme de passiviteacute ou de gratuiteacute car crsquoest dans lrsquoabsence du retour agrave soi que peut se concevoir une gratuiteacute absolue vers lrsquoAutre68

3 Enfin le Deacutesir est passif jusque dans son absence complegravete de terme Si jrsquoaspirais agrave une fin son obtention serait la satisfaction de ma viseacutee le Deacutesir ne doit jamais atteindre de fin et ne doit jamais

srsquoen approcher Puisque le deacutesireacute le creuse au lieu de le combler sa fin srsquoeacuteloigne au fur et agrave mesure de lrsquoapproche laquo si le Deacutesirable du Deacutesir est infini il ne peut preacuteciseacutement pas se donner comme fin Lrsquoimpossibiliteacute ougrave se trouve lrsquoinfini agrave lrsquoeacutegard du Deacutesir qursquoil suscite drsquoecirctre fin en raison preacuteciseacutement de son infinitude le preacuteserve de la contemporaneacuteiteacute raquo (EDE 215) Lrsquoinsatisfaction qui fait la structure du Deacutesir est indeacutepassable et interminable Alors que le besoin trouve sa fin dans son remplissement le Deacutesir ne coiumlncide jamais avec le deacutesirable qui lrsquoanime Certes cette description maintient la seacuteparation entre le Mecircme et lrsquoAutre mais en quoi peut-il y avoir relation si jamais lrsquoAutre ne vient satisfaire le Deacutesir qursquoil eacuteveille dans le Mecircme Preacuteciseacutement lrsquoinsatisfaction est la relation elle-mecircme Pour que lrsquoinfini soit un terme inatteignable il faut agrave la fois qursquoil soit deacutesirable (il suscite le Deacutesir) et indeacutesirable (il ne satisfait pas le Deacutesir) Le Deacutesir est laquo deacutesir du non-deacutesirable raquo (AE 195) Qursquoest-ce agrave

dire Dans Autrement qursquoecirctre cette expression deacutesigne la responsabiliteacute eacutethique distincte de toute autre relation (notamment eacuterotique) agrave autrui Pourtant drsquoun point de vue formel on peut y voir une

structure qui qualifie le Deacutesir mecircme au-delagrave du visage Deacutesirer lrsquoAutre ndash et non le viser dans le besoin ndash crsquoest voir sa satisfaction deacutejoueacutee par lrsquoAutre qui se deacuterobe Dans lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute le feacuteminin et le fils sont bien des indeacutesirables le corps feacuteminin sous la caresse se deacuterobe agrave la possession la volupteacute naissant dans cette eacutechappeacutee et le fils que lrsquoamour eacuterotique engendre est le renouvellement du Deacutesir et non sa fin (cf sect17) Mais seule lrsquoeacutethique fait drsquoautrui un indeacutesirable absolu laquo pour que le deacutesinteressement soit possible dans le deacutesir pour que le deacutesir au-delagrave de lrsquoecirctre ne soit pas une absorption ndash il faut que le deacutesirable (ou Dieu) reste seacutepareacute dans le deacutesir proche mais diffeacuterent ndash ce qui est drsquoailleurs le sens mecircme du mot saint Cela ne se peut que si le deacutesirable mrsquoordonne ce qui est le

non-deacutesirable que srsquoil mrsquoordonne lrsquoindeacutesirable par excellence agrave autrui Le renvoi agrave autrui est eacuteveil agrave la proximiteacute laquelle est responsabiliteacute raquo (DMT 256-257) Je deacutesire le deacutesirable (Dieu lrsquoilleacuteiteacute le

Bien) mais ce Deacutesir est relation agrave lrsquoindeacutesirable (le visage mrsquoappelant agrave la responsabiliteacute) Le Deacutesir nrsquoaboutit pas agrave un terme car sa marche vers Dieu est deacutevieacutee sur autrui dont la relation mrsquoest

indeacutesirable perseacutecuteur le visage se refuse agrave ma satisfaction69 Autrui est laquo deacutesireacute dans ma honte raquo

68 A cet eacutegard lrsquoideacutee drsquoune laquo conversion du besoin en deacutesir raquo ou drsquoune laquo eacutemergence du deacutesir au cœur du

besoin raquo (Marc Faessler En deacutecouvrant la transcendance avec Emmanuel Levinas Lausanne Cahiers de la Revue de theacuteologie et de philosophie (ndeg22) 2005 pp 116-117) est tout agrave fait inteacuteressante Elle semble drsquoabord contredire la pureteacute du Deacutesir et son anteacuterioriteacute sur le deacutesirant en faisant naicirctre le Deacutesir dans le besoin du deacutesirant alors qursquoil vient du deacutesireacute Il ne srsquoagit donc pas de dire que le Deacutesir naicirct empiriquement du besoin Toutefois on peut donner sens agrave cette conversion de deux faccedilons 1 La structure du Deacutesir que le deacutesireacute ne comble pas mais creuse peut ecirctre consideacutereacutee comme celle drsquoun besoin qui naicirct de sa propre deacuteception Le Deacutesir ne serait-il pas un besoin qui agrave force drsquoecirctre insatisfait par lrsquoalteacuteriteacute inassimilable drsquoautrui en viendrait agrave se nourrir de sa propre insatisfaction Il y aurait alors une ambiguiumlteacute entre le Deacutesir et le besoin renvoyant agrave la possible indistinction entre le Dire et le Dit ou lrsquoinfini et lrsquoil y a 2 Surtout le Deacutesir eacutetant lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme il en reprend la structure de penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense On peut y voir un Deacutesir deacutesirant plus qursquoil ne deacutesire crsquoest-agrave-dire un besoin deacuterangeacute et porteacute agrave deacutesirer Le Deacutesir reprend les deux temps de la deacutemarche carteacutesienne Ordre chronologique le moi se rapporte agrave lrsquoinfini par un besoin que lrsquoinfini devrait satisfaire et deacutecouvre dans lrsquoinsatisfaction de ce besoin que lrsquoinfini deacuteborde toute satisfaction constatant lrsquoordre veacuteritable logique de lrsquoinfini mis en nous un Deacutesir mis en moi avant tout besoin

69 Ce passage contient neacuteanmoins une difficulteacute le Deacutesir de lrsquoinfini serait-il un Deacutesir de Dieu ougrave autrui ne serait pas lui-mecircme le deacutesireacute mais seulement un tiers inopportun et indeacutesirable entre moi et Dieu La double eacutequivalence Dieu-deacutesirable et autrui-indeacutesirable nrsquoest pas stable et le Deacutesir est bien Deacutesir drsquoautrui laquo rien en un sens nrsquoest plus encombrant que le prochain Ce deacutesireacute nrsquoest-il pas lrsquoindeacutesirable mecircme Le prochain qui ne

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(TI 82) car la seule relation possible avec lui est celle qui met mon Deacutesir en question Lrsquoindeacutesirable (autrui) joue donc un rocircle paradoxal dans le rapport au deacutesirable (Dieu) agrave la fois obstacle puisqursquoil deacuteccediloit le Deacutesir et srsquoimpose comme intermeacutediaire entre lui et Dieu et passage agrave Dieu qui sans ce

deacutetour par le visage drsquoautrui ne viendrait jamais agrave lrsquoideacutee De fait le Deacutesir lui-mecircme est la relation veacuteritable agrave Dieu mecircme srsquoil ne lrsquoatteint jamais crsquoest dans son cheminement qui nrsquoaboutit jamais agrave une

fin que le Deacutesir est lrsquoin-fini ou lrsquoinfinition de lrsquoinfini

c) De la repreacutesentation au Deacutesir Lrsquoeacutetude de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini deacutegage le dessin formel du rapport agrave lrsquoinfini mais cette

ideacutee dans sa passiviteacute se reacutevegravele ecirctre bien davantage qursquoune simple forme que lrsquoon pourrait abstraire de son contenu theacuteorique pour lrsquoappliquer agrave lrsquoeacutethique drsquoautrui Les Meacuteditations deacutecrivent la positiviteacute de la penseacutee de lrsquoinfini le Deacutesir que lrsquoinfini eacuteveille dans le fini La passiviteacute que lrsquoeacuteclatement de la viseacutee intentionnelle eacutenonccedilait neacutegativement trouve dans le Deacutesir sa description positive Quelles sont les implications de cette identification du Deacutesir agrave la positiviteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Le discours formel auquel Levinas a recours nrsquoest pas autonome et la traduction de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini dans le Deacutesir atteste cette deacutependance Lrsquointerpreacutetation levinassienne de Descartes preacutesuppose lrsquoidentification de lrsquoideacutee de lrsquoinfini avec la relation eacutethique Le Deacutesir eacutenonce cet entrelacement de la forme et du sens lrsquoassignation au discours formel drsquoun sens eacutethique qui le preacutecegravede et lrsquooriente Les excegraves hyperboliques faisant de lrsquoideacutee de lrsquoinfini un eacuteclatement un traumatisme ou une deacutevastation ne sont pas justifiables dans le seul champ du discours formel et demandent agrave ecirctre valideacutes par lrsquoeacutethique De fait en affirmant que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est Deacutesir Levinas montre bien que la restitution du sens authentique des Meacuteditations nrsquoest pas son but Ses premiers textes critiquant Descartes pour son ideacutealisme se montraient agrave cet eacutegard plus fidegraveles agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme repreacutesentation Dans

lrsquoeacutethique en revanche Levinas abstrait lrsquoideacutee de lrsquoinfini de toute theacuteorie repreacutesentative pour lrsquoidentifier au Deacutesir Parler de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en nous ne revient plus agrave deacutesigner une repreacutesentation mais agrave

deacutecrire le mouvement extra-theacuteoreacutetique ougrave le fini entre en relation avec lrsquoinfini En deacutepit du fait que Descartes a identifieacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave un savoir qursquoil en a fait le fondement de la science et le moyen

drsquoune preuve de lrsquoexistence de Dieu il a precircteacute agrave son ideacutee de lrsquoinfini le dessin drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense drsquoun Deacutesir Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest donc plus une laquo penseacutee raquo qursquoen un sens eacutequivoque La penseacutee pouvant deacutesigner 1 lrsquoexistence seacutepareacutee crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutequivociteacute carteacutesienne drsquoune chose qui pense deacutecouvrant une penseacutee en elle plus vaste qursquoelle-mecircme 2 un Deacutesir par-delagrave le besoin mouvement de transcendance affectiviteacute portant le fini vers lrsquoinfini 3 la responsabiliteacute pour le visage un penser-agrave-lrsquoautre meilleur que la theacuteorie une penseacutee de mauvaise conscience Crsquoest parce qursquoil affranchit lrsquoideacutee de lrsquoinfini de toute repreacutesentation que Levinas peut eacutecrire que laquo lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee de lrsquoinfini diffegraverent preacuteciseacutement par cela la premiegravere est purement theacuteoreacutetique lrsquoautre est

morale raquo (TI 82) Dans la lecture et lrsquousage levinassien de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini il faut distinguer entre une

premiegravere interpreacutetation preacute-eacutethique orienteacutee par la confrontation agrave la pheacutenomeacutenologie ougrave Levinas associe lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave une repreacutesentation theacuteorique et une seconde interpreacutetation eacutethique ougrave

lrsquoideacutee de lrsquoinfini est Deacutesir avant toute theacuteorie Or dans lrsquohistoire interne de la penseacutee de Levinas ce

saurait me laisser indiffeacuterent ndash lrsquoindeacutesirable deacutesireacute ndash nrsquoa pas reacuteveacuteleacute au deacutesir ses voies drsquoaccegraves comme le lait maternel a su inscrire les mouvements de succion dans les instincts du nouveau-neacute raquo (AE 140)

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passage de la repreacutesentation au Deacutesir suit un itineacuteraire ambivalent Ce nrsquoest pas pour le commentaire de Descartes que Levinas forge la notion de Deacutesir Les premiegraveres esquisses du Deacutesir de lrsquoinfini se retrouvent en effet dans lrsquoarticle de 1935 De lrsquoeacutevasion sous les traits drsquoun besoin drsquoeacutevasion ou

laquo besoin drsquoexcendance raquo (DE 98) Les premiegraveres descriptions pheacutenomeacutenologiques du Deacutesir quant agrave elles appartiennent agrave la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et de la volupteacute meneacutees en 1947 dans Le temps et

lrsquoautre en particulier ougrave le mot de Deacutesir nrsquoest pas employeacute mais dont Totaliteacute et infini reprendra la structure pour dire le Deacutesir eacuterotique et le Deacutesir de lrsquoenfant La notion de Deacutesir a donc une histoire avant son identification agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini lieacutee agrave la sortie de lrsquoecirctre et agrave lrsquoamour eacuterotique Gracircce agrave elle nous identifions un pan majeur de la genegravese de lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini la part non-carteacutesienne des descriptions pheacutenomeacutenologiques du Deacutesir avant lrsquoeacutethique deacutecrivant une relation non-repreacutesentative agrave autrui Certes le concept de Deacutesir nrsquoapparaicirct lui-mecircme qursquoapregraves 1947 mais son dessin est clairement lisible dans lrsquoeacutevasion lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute agrave quoi lrsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquoemprunte Qursquoest-ce qui permet ce passage au Deacutesir eacutethique Une donneacutee demeure constante agrave partir de 1947 crsquoest la relation agrave autrui qui accomplit la transcendance

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Ch 3 Autrui et la genegravese de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

I Le face-agrave-face et lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est Deacutesir et le Deacutesir de lrsquoinfini est laquo Deacutesir drsquoAutrui raquo (HAH 49) Levinas ne se

contente pas drsquoappliquer agrave autrui la forme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais il voit en autrui lrsquoinfini mecircme lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee dans le face-agrave-face entre moi et autrui Qui est donc autrui pour que sa rencontre soit la mise en moi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Trois questions peuvent ecirctre souleveacutees agrave ce sujet 1 Il nous faut drsquoabord interroger lrsquoattribution de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini agrave la relation agrave autrui et les preacutesupposeacutes qui guident ce geste La comparaison avec la theacuteorie sartrienne de lrsquointersubjectiviteacute nous permettra drsquoeacuteclairer par contraste lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche de Levinas 2 La relation agrave autrui prend chez Levinas le nom de face-agrave-face La penseacutee (eacuterotique) du face-agrave-face ayant preacuteceacutedeacute la penseacutee (eacutethique) de lrsquoideacutee de lrsquoinfini nous devons expliquer comment le face-agrave-face a pu devenir eacutethique et quel cadre il forme pour la penseacutee de lrsquoinfini 3 Enfin le face-agrave-face fait passer des grammaires formelles de lrsquoinfini de lrsquoalteacuteriteacute et de lrsquoabsolu agrave celle drsquoautrui En quel sens peut-on dire drsquoautrui qursquoil

est lrsquoabsolument autre ou lrsquoinfini Comment Levinas justifie-t-il cette thegravese

sect13 Autrui et lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini selon Sartre et Levinas Avant Levinas Jean-Paul Sartre avait deacutejagrave eacutelaboreacute une penseacutee de la relation agrave autrui srsquoappuyant

sur lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Levinas en a-t-il tireacute des enseignements Qursquoapprend-on de la confrontation de leurs approches

a) Deux lectures de lrsquohistoire de la philosophie drsquoautrui

La lecture que Sartre fait de Hegel et de Heidegger dans Lrsquoecirctre et le neacuteant (III ch I III) offre des points de comparaison deacuteterminants avec Levinas On remarquera peut-ecirctre que nous aurions pu

commencer par confronter nos deux auteurs dans leur lecture de Husserl mais outre que Sartre ne consacre qursquoun cours deacuteveloppement agrave Husserl dans cette partie sa lecture se concentre sur deux points ndash la sortie du solipsisme pour une philosophie du cogito et le refus de lrsquoego transcendantal et du primat de la connaissance ndash que Levinas traite diffeacuteremment70 Cependant Sartre se reacutevegravele tout agrave fait pertinent pour eacuteclairer le rapport de Levinas agrave Hegel Aux yeux de Sartre la position de Hegel est plus feacuteconde que celle de Husserl en tant que ce nrsquoest pas seulement le monde qursquoautrui constitue mais laquo lrsquoexistence mecircme de ma conscience comme conscience de soi raquo71 Pour expliquer la saisie du moi par lui-mecircme dans la tautologie laquo moi = moi raquo il faut la meacutediation drsquoautrui Tout solipsisme est donc disqualifieacute drsquoavance Hegel renversant le problegraveme celui-ci nrsquoest plus de deacutemontrer lrsquoexistence

70 Notre sujet nrsquoappelle pas une eacutetude de la philosophie levinassienne drsquoautrui en geacuteneacuteral et de la diversiteacute

de ses sources mais une analyse de la place et du sens que prend la notion drsquoautrui dans lrsquousage levinassien de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest pourquoi nous privileacutegions la reacutefeacuterence agrave Sartre dont la penseacutee drsquoautrui srsquoappuie sur une interpreacutetation des Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes Sur la confrontation des penseacutees de Levinas et de Sartre voir par exemple J-L Chreacutetien laquo La dette et lrsquoeacutelection raquo in Cahier de lrsquoHerne Emmanuel Levinas op cit pp 269-273 R Legros laquo La rencontre drsquoautrui Sartre et Levinas raquo in Emmanuel Levinas pheacutenomeacutenologie eacutethique estheacutetique et hermeacuteneutique sous la direction de P Fontaine et A Simhon Argenteuil Le Cercle Hermeacuteneutique Editeur 2010 pp 71-93 et R Moati Eveacuteneacutements nocturnes Essai sur Totaliteacute et infini Paris Hermann laquo Le Bel Aujourdrsquohui raquo 2012 ch VI IV pp 240-253

71 Jean-Paul Sartre Lrsquoecirctre et le neacuteant (1943) Paris Gallimard 2013 p 274

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drsquoautrui agrave partir de la mienne mais de montrer comment agrave partir de la pluraliteacute des consciences humaines je me fonde comme conscience de moi-mecircme Il srsquoagit du problegraveme de la reconnaissance je ne peux ecirctre que par la meacutediation de lrsquoautre Sartre lit dans la dialectique du Maicirctre et de lrsquoEsclave

laquo lrsquointuition geacuteniale raquo qui consiste agrave laquo me faire deacutependre de lrsquoautre en mon ecirctre raquo72 Toutefois Hegel precircte le flanc agrave deux objections dans son analyse drsquoautrui Drsquoabord si la dialectique du Maicirctre et de

lrsquoEsclave est bien une situation non-reacuteciproque Hegel reacuteintroduit une symeacutetrie en confondant lrsquoobjectiteacute et la vie de la conscience Sartre reacutesume son argumentation en ces termes laquo Lrsquoobjet que je saisis sous le nom drsquoautrui mrsquoapparaicirct sous une forme radicalement autre autrui nrsquoest pas pour-soi comme il mrsquoapparaicirct je ne mrsquoapparais pas comme je suis pour autrui je suis aussi incapable de me saisir pour moi comme je suis pour autrui que de saisir ce qursquoest autrui pour soi agrave partir de lrsquoobjet-autrui qui mrsquoapparaicirct Comment donc pourrait-on eacutetablir un concept universel subsumant sous le nom de conscience de soi ma conscience pour moi et (de) moi et ma connaissance drsquoautrui raquo73 Assimiler lrsquointersubjectiviteacute agrave une relation de connaissance entre des consciences crsquoest perdre lrsquoessence drsquoautrui Pour deacutecrire en pheacutenomeacutenologue la relation de moi agrave autrui il faut prendre en compte cette incommunicabiliteacute des consciences lrsquoinaccessibiliteacute du pour-soi drsquoautrui pour mon pour-soi et

reacuteciproquement Bref il faut maintenir une asymeacutetrie de relation entre moi et autrui ndash ce qui nrsquoest possible que si lrsquoon renonce agrave faire de lrsquointersubjectiviteacute une modaliteacute de la connaissance Ainsi Sartre

conclut sa premiegravere objection agrave Hegel en affirmant laquo Aucune connaissance universelle ne peut ecirctre tireacutee de la relation des consciences Crsquoest ce que nous appellerons leur seacuteparation ontologique raquo74 Quelques pages plus haut Sartre avait critiqueacute le concept de seacuteparation tel que reacutealistes et ideacutealistes srsquoaccordent selon lui pour lrsquoentendre Ceux-ci preacutesupposent en effet qursquoautrui est ce qui nrsquoest pas moi cette neacutegation indiquant laquo un neacuteant comme eacuteleacutement de seacuteparation donneacute entre autrui et moi-mecircme raquo75 de cette maniegravere reacutealistes et ideacutealistes font de la seacuteparation entre moi et autrui une donneacutee de lrsquoexpeacuterience qui pose sans lrsquoexaminer la thegravese qursquoautrui ne joue aucun rocircle dans la constitution de mon ecirctre ne laissant subsister qursquoune relation de connaissance entre lui et moi Degraves lors que lrsquoon pose la

question de lrsquoexistence drsquoautrui on srsquoenferme dans le solipsisme La seacuteparation ontologique que Sartre oppose agrave Hegel deacutenote donc une autre preacuteoccupation il ne srsquoagit plus de nier qursquoautrui soit

moi mais de comprendre comment autrui tout en nrsquoeacutetant pas moi me constitue dans mon ecirctre La difficulteacute est renverseacutee loin de partir de consciences esseuleacutees dont il faut montrer la possibiliteacute de

communiquer Sartre veut deacuteceler au cœur du pour-soi lrsquoecirctre-avec-autrui Notons sur ce point la proximiteacute de Sartre et Levinas lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui est penseacutee chez ces deux

auteurs en un sens qui excegravede la logique formelle et la penseacutee spatialisante dans lrsquoambiguiumlteacute drsquoune seacuteparation qui me constitue Cette proximiteacute se retrouve dans la deuxiegraveme objection que Sartre fait agrave Hegel Celui-ci en placcedilant le point de vue de la veacuteriteacute dans la totaliteacute en vient agrave soutenir que laquo la pluraliteacute peut et doit ecirctre deacutepasseacutee vers la totaliteacute raquo76 Or Sartre pointe du doigt la mecircme difficulteacute qui motivera la critique levinassienne de Hegel du point de vue de la totaliteacute le Mecircme et lrsquoAutre moi et

autrui sommes assimilables La reacuteciprociteacute des consciences permet agrave Hegel de srsquoeacutelever au-dessus du face-agrave-face avec autrui pour prendre le point de vue de la totaliteacute Mais une telle prise de recul manque lrsquoessence de lrsquointersubjectiviteacute puisqursquoelle nrsquoadopte plus le point de vue du moi Contre Hegel Sartre soutient que crsquoest pour moi que la relation agrave autrui a un sens et non pas du point de vue drsquoun tiers

72 Ibid p 276 73 Ibid p 281 74 Ibid p 282 75 Ibid p 269 76 Ibid p 282

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teacutemoin neutre et indiffeacuterent du conflit laquo Hegel srsquooublie raquo77 car il oublie drsquoecirctre lrsquohomme Hegel le moi Hegel qui fait face agrave autrui pour nrsquoecirctre qursquoun observateur externe syntheacutetisant la relation Notre tacircche consiste agrave ne pas oublier le moi Il faut partir du sujet dans son cogito et dans son existence pour

deacutecrire la maniegravere dont il se rapporte agrave autrui et dont autrui se rapporte agrave lui La seconde objection se reacutesume agrave cela ma relation agrave autrui ne peut pas faire lrsquoobjet drsquoune totalisation car crsquoest seulement pour

moi qursquoautrui prend sens en tant qursquoautrui Hegel fait abstraction de ce qursquoil srsquoagit de ne pas abstraire moi A cela Sartre oppose laquo le scandale de la pluraliteacute des consciences raquo78 lrsquoimpossible totalisation de moi et drsquoautrui lrsquoinvalidation de toute eacutequivalence entre nous ndash position eacuteminemment levinassienne

Sartre accorde agrave Heidegger le double meacuterite drsquoavoir penseacute lrsquointersubjectiviteacute comme une relation

drsquoecirctre agrave ecirctre anteacuterieure agrave la connaissance et drsquoavoir fait deacutependre dans leur ecirctre le moi et autrui Son analyse du Mitsein tel que Heidegger le theacutematise au chapitre IV drsquoEtre et temps insiste bien sur lrsquoinnovation cruciale de Heidegger qui fait de lrsquoecirctre du Dasein un ecirctre avec les autres Cet ecirctre-avec srsquoexprime sous la forme drsquolaquo une sorte de solidariteacute ontologique pour lrsquoexploitation de ce monde raquo79 qui tranche avec le primat de la connaissance chez Husserl ou chez Hegel Seulement Sartre interpregravete

cet ecirctre-avec drsquoune maniegravere extrecircmement critique (notamment en ce qui concerne les analyses du laquo on raquo) car il y voit la reacuteduction du rapport entre moi et autrui sous la forme du laquo nous raquo Le laquo on raquo

abolit les diffeacuterences entre les termes de la relation Cette structure du nous Sartre lrsquoexemplifie par lrsquoimage laquo de lrsquoeacutequipe raquo ougrave le nous est conccedilu comme laquo la sourde existence en commun du coeacutequipier avec son eacutequipe raquo et non pas dans la relation du moi au toi diagnostiquant chez Heidegger une laquo absolue solitude en commun raquo qui nrsquoest pas le veacuteritable sens de la socialiteacute80 En 1947 Levinas reacutefute Heidegger selon la mecircme argumentation Affirmant dans Le temps et lrsquoautre que laquo lrsquoautre chez Heidegger apparaicirct dans la situation essentielle du Miteinandersein ndash ecirctre reacuteciproquement lrsquoun avec lrsquoautrehellip raquo (TA 18-19) il deacutefinit dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant la socialiteacute heideggeacuterienne comme une laquo collectiviteacute autour de quelque chose de commun raquo qui laquo se retrouve tout entiegravere dans le sujet

seul raquo bref une laquo communauteacute de camarades raquo (DEE 162) Les lectures de Levinas et de Sartre portent donc rigoureusement les mecircmes critiques agrave lrsquoeacutegard drsquoEtre et temps interchangeabiliteacute des

termes qui se traduit par la primauteacute du nous anonyme et lrsquoeffacement de la diffeacuterence entre toi et moi reacuteunion autour drsquoun projet commun qui caracteacuterise lrsquoeacutequipe ou la camaraderie qui se traduisent par

une irreacutemeacutediable solitude La critique de la solitude se fait plus virulente encore lorsque Sartre en vient agrave la question de lrsquoexteacuterioriteacute laquo la transcendance heideggeacuterienne est un concept de mauvaise foi raquo assure-t-il car son ek-stase ne parvient pas agrave sortir le soi de lui-mecircme laquo ce que la reacutealiteacute-humaine retrouve en effet au terme inaccessible de cette fuite hors de soi crsquoest encore soi raquo81 En raison du caractegravere abstrait de lrsquoek-stase (son incapaciteacute agrave penser lrsquoecirctre-avec ontique crsquoest-agrave-dire concret pour Sartre) Heidegger enferme le Dasein dans une relation sans exteacuterioriteacute ougrave toute prise de distance par rapport agrave soi ne peut que constituer un retour agrave soi

Plus encore dans le cas de Heidegger que dans celui de Hegel Levinas partage la critique que Sartre adresse agrave ces auteurs Or cette comparaison srsquoenrichit encore de rapprochements significatifs lorsque lrsquoon prend en compte les enseignements positifs que Sartre tire de cet examen historique Drsquoabord lrsquoauteur de Lrsquoecirctre et le neacuteant fort drsquoune eacutetude qui a montreacute lrsquoimpossibiliteacute de reacuteduire le

77 Ibid 78 Ibid p 283 79 Ibid p 284 80 Ibid pp 285-286 81 Ibid p 288

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rapport agrave autrui agrave une connaissance et la vacuiteacute drsquoune conception neacutegative de la seacuteparation ougrave mon ecirctre reste indiffeacuterent agrave autrui invalide deacutefinitivement la question de lrsquoexistence drsquoautrui en tant que fondeacutee sur ces deux positions En formulant lrsquoexigence de deacutemontrer lrsquoexistence drsquoautrui le penseur

est neacutecessairement conduit agrave poser un cogito solipsiste et illusoire qui se veut indeacutependant drsquoautrui dans son ecirctre alors mecircme qursquoil le suppose pour ecirctre Plutocirct que de postuler une telle seacuteparation il faut

penser la seacuteparation ontologique mrsquointerroger moi-mecircme dans mon ecirctre en tant que celui-ci est constitueacute par autrui et en vertu du fait que jrsquoai toujours deacutejagrave une compreacutehension preacute-ontologique drsquoautrui Fidegravele agrave lrsquoideacutee que le sens drsquoautrui nrsquoest accessible que du point de vue du moi Sartre prend donc le parti drsquoanalyser lrsquointersubjectiviteacute agrave partir de cette laquo compreacutehension totale encore qursquoimplicite de son existence raquo si bien que laquo le cogito de lrsquoexistence drsquoautrui se confond avec mon propre cogito raquo82 Ma propre subjectiviteacute doit pour qursquoautrui ait un sens me jeter hors de moi-mecircme dans la relation concregravete drsquoeacutetant agrave eacutetant avec autrui Il nrsquoy a pas drsquoabord mon cogito solitaire qui ensuite integravegre lrsquoexistence drsquoautrui dont il fait lrsquoexpeacuterience mais deacutejagrave au sein de mon cogito le plus propre lrsquoecirctre drsquoautrui qui me constitue moi-mecircme Sartre demande agrave laquo lrsquoimmanence absolue raquo au Moi absolu de livrer autrui Contre les solipsistes il soutient que le sens drsquoautrui ne pourra ecirctre deacutegageacute qursquoau sein

du pour-soi toute tentative de prouver lrsquoexistence drsquoautrui agrave partir de lrsquoen-soi eacutetant voueacutee agrave lrsquoeacutechec Ce nrsquoest qursquoau sein de mes penseacutees qursquoautrui est autrui que pour un Mecircme absolu qursquoil y a lrsquoAutre

absolu Levinas et Sartre trouvent agrave nouveau un point drsquoaccord (drsquoautant que crsquoest dans le concret dans la relation drsquoeacutetant agrave eacutetant que Sartre se place) Cette deacutemarche carteacutesienne rapproche Levinas et Sartre Mais crsquoest le dernier pas qui pour nous est le plus deacutecisif Apregraves le Descartes du cogito et de la deuxiegraveme Meacuteditation meacutetaphysique crsquoest le Descartes de la troisiegraveme Meacuteditation penseur de lrsquoideacutee de Dieu que Sartre va invoquer

Il srsquoagit de tenter en quelque sorte pour autrui ce que Descartes a tenteacute pour Dieu avec cette

extraordinaire laquo preuve par lrsquoideacutee de parfait raquo qui est tout entiegravere animeacutee par lrsquointuition de la transcendance83

Qursquoest-ce que Descartes a tenteacute pour Dieu dans la troisiegraveme Meacuteditation Sartre nous indique ce

qursquoil a retenu de la deacutemarche carteacutesienne en exposant sa propre meacutethode drsquoanalyse drsquoautrui Drsquoabord Descartes a chercheacute Dieu au sein du cogito lui-mecircme dans lrsquoideacutee de Dieu mise en moi De mecircme que le sujet meacuteditant deacutecouvre la preacutesence en lui drsquoune ideacutee inseacuteparable et constitutive de son propre

cogito Sartre veut montrer la constitution de mon cogito par autrui Ensuite la preuve carteacutesienne de lrsquoexistence de Dieu repose sur la deacutemesure de la transcendance divine irreacuteductible agrave mon immanence

ndash tout comme mon ecirctre ne peut ecirctre entiegraverement expliqueacute sans autrui Enfin et surtout crsquoest le propre cheminement de Descartes que Sartre veut reprendre agrave savoir la deacutecouverte de la transcendance au sein de lrsquoimmanence la venue depuis une origine exteacuterieure de lrsquoideacutee de Dieu en moi La tentative que Sartre a en vue eacutepouse bien le mouvement de la meacuteditation carteacutesienne deacutecelant au sein de lrsquoimmanence un sens qui lrsquoexcegravede et lrsquoinvestit de lrsquoexteacuterieur Crsquoest eacutegalement le sens que prendra lrsquoanalyse levinassienne de lrsquointersubjectiviteacute Comme Levinas apregraves lui Sartre oppose donc agrave la totaliteacute heacutegeacutelienne et agrave lrsquoontologie heideggeacuterienne lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Mais ces tentatives revendiquant la mecircme paterniteacute la mecircme deacutecision philosophique de deacutecrire autrui drsquoapregraves lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini trouvent-elles une mecircme reacutealisation chez Sartre et chez Levinas Ces deux auteurs tirent-ils les mecircmes enseignements de leurs lectures tregraves proches de la pheacutenomeacutenologie Ont-ils une mecircme ideacutee de ce que signifie lrsquoinfini chez Descartes

82 Ibid p 290 83 Ibid p 291

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b) Deux voies carteacutesiennes pour une pheacutenomeacutenologie drsquoautrui

Comment Sartre dans Lrsquoecirctre et le neacuteant reacutealise-t-il son projet de penser autrui agrave partir de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Partant du constat qursquolaquo on rencontre autrui on ne le constitue pas raquo84 Sartre

cherche agrave deacutecrire le caractegravere concret de cette rencontre Cela suppose drsquoappreacutehender autrui autrement qursquoun objet qui entre dans le champ de mon expeacuterience ou qursquoun ideacuteal reacutegulateur qui syntheacutetise une seacuterie de pheacutenomegravenes qui renvoient agrave une expeacuterience autre que la mienne Il est impossible drsquointeacutegrer autrui dans le cours du monde puisqursquoil ne se manifeste pas sur le mode de la preacutesence laquo dans la mesure ougrave autrui est une absence il eacutechappe agrave la nature raquo et laquo se preacutesente en un certain sens comme la neacutegation radicale de mon expeacuterience raquo85 Comme Levinas le dira du visage autrui selon Sartre deacuterange le monde en niant mon intentionnaliteacute interrompant la constitution du sens Cette affirmation encore formelle repreacutesente le point drsquoaccord fondamental entre les deux penseurs Levinas le souligne dans lrsquoune de ses descriptions du visage laquo Sartre dira drsquoune faccedilon remarquable mais en arrecirctant lrsquoanalyse trop tocirct qursquoAutrui est un pur trou dans le monde Il procegravede de lrsquoabsolument Absent raquo

(HAH 63) Sartre en effet exprime la pure neacutegativiteacute drsquoautrui sous la forme drsquoune brisure de mon monde laquo lrsquoapparition parmi les objets de mon univers drsquoun eacuteleacutement de deacutesinteacutegration de cet univers

crsquoest ce que jrsquoappelle lrsquoapparition drsquoun homme dans mon univers Autrui crsquoest drsquoabord la fuite permanente des choses vers un termehellip raquo86 Fidegravele agrave la deacutecision de partir du cogito Sartre deacutecouvre que la venue drsquoautrui est lrsquointerruption de ce cogito et de son œuvre de constitution du monde Le point de deacutepart est le mecircme que Levinas autrui est celui qui interrompt lrsquoexercice de mon intentionnaliteacute en fissurant le monde Degraves ce moment autrui est penseacute conformeacutement agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de Dieu que le sujet meacuteditant deacutecouvre preacuteciseacutement en tant qursquoil ne peut en ecirctre lrsquoorigine Si la rencontre drsquoautrui nrsquoest pas une constitution crsquoest qursquoautrui interrompt et deacutetruit le cours solitaire de ma donation de sens au monde Crsquoest ce qursquoillustre la meacutetaphore du trou qursquoeacutevoque la citation de

Levinas mon monde laquo est perceacute drsquoun trou de vidange raquo et laquo srsquoeacutecoule perpeacutetuellement par ce trou raquo87 Cependant malgreacute sa proximiteacute avec la conception sartrienne drsquoautrui comme trou dans le monde

deacutesarccedilonnant lrsquointentionnaliteacute Levinas eacutemet tout de suite une reacuteserve Sartre nrsquoest pas alleacute assez loin dans les conseacutequences qursquoil y avait agrave tirer de ce point de deacutepart Ce jugement deacutesigne non plus la

deacutefinition formelle mais la description pheacutenomeacutenologique que Sartre fait drsquoautrui Pourquoi Levinas estime-t-il que Sartre arrecircte son analyse trop tocirct

Pour le deacuteterminer nous devons rappeler les grandes lignes de la pheacutenomeacutenologie sartrienne du

regard drsquoautrui Pour Sartre crsquoest en tant qursquoil me regarde qursquoautrui deacutechire le monde laquo Ce rapport que je nomme ecirctre-vu-par-autrui loin drsquoecirctre une des relations signifieacutees entre autres par le mot drsquohomme repreacutesente un fait irreacuteductible qursquoon ne saurait deacuteduire ni de lrsquoessence drsquoautrui-objet ni de mon ecirctre-sujet raquo 88 Autrui apparaicirct drsquoabord comme celui qui peut me regarder Ma conscience

rencontre un pheacutenomegravene qui inverse le cours ordinaire de la pheacutenomeacutenaliteacute alors que voir une chose signifie pour moi me poser en sujet face agrave un objet autrui me place sous le mode de lrsquoecirctre-vu qui inverse lrsquointentionnaliteacute du voir Sous son regard il est sujet et je suis objet ndash et crsquoest en cela qursquoautrui

84 Ibid p 289 85 Ibid p 267 86 Ibid p 294 87 Ibid p 295 88 Ibid p 296

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deacutesintegravegre mon monde qursquoil cause laquo un eacutecoulement interne de lrsquounivers une heacutemorragie interne raquo89 La pheacutenomeacutenologie sartrienne drsquoautrui se donne donc pour tacircche de deacutecrire le sens du regard drsquoautrui Lrsquoecirctre-vu par autrui est le pheacutenomegravene originaire de lrsquointersubjectiviteacute Une eacutetude preacutecise du long et

riche deacuteveloppement que Sartre consacre au regard drsquoautrui nous eacuteloignerait de notre sujet mais il est deacuteterminant de marquer ici les points sur lesquels Levinas rompt avec la pheacutenomeacutenologie de Sartre

1 Drsquoabord la relation agrave autrui chez Sartre reste dirigeacutee par la distinction entre le sujet et lrsquoobjet

Le caractegravere exceptionnel de lrsquointersubjectiviteacute vient du fait que le regard drsquoautrui fait de moi un objet lorsqursquoun autre me surprend en train de regarder par le trou drsquoune serrure je suis objectifieacute Il ne srsquoagit certes pas drsquoune action directe drsquoautrui sur moi car la preacutesence reacuteelle drsquoautrui nrsquoest pas requise pour qursquoil me regarde Le simple fait drsquoentendre des bruits dans le couloir que jrsquoidentifie agrave des pas suffit agrave me faire eacuteprouver la honte drsquoecirctre pencheacute sur une porte agrave espionner Il suffit de la possibiliteacute drsquoun regard pour que jrsquoaie honte Seulement je ne peux eacuteprouver de la honte dans la pure solitude la honte est honte de moi devant autrui Or cette relation consiste en une subtile dialectique du sujet et de lrsquoobjet Honteux je suis objet pour autrui ndash mais alors mon ecirctre mrsquoeacutechappe puisqursquoil

nrsquoest pas objet pour moi mais pour autrui Mon ecirctre honteux existe pour lrsquoautre de telle sorte que la subjectiviteacute drsquoautrui srsquoimpose agrave mon expeacuterience immeacutediate lrsquoautre qui me regarde est une liberteacute

Ainsi en affirmant qursquolaquo autrui mrsquoest preacutesent sans aucun intermeacutediaire comme une transcendance qui nrsquoest pas la mienne raquo90 Sartre conclut en un sens tregraves levinassien Cependant Levinas refuse la thegravese que pour mrsquoapparaicirctre comme autre sujet autrui fasse de moi un objet Le face-agrave-face deacutesigne une relation anteacuterieure agrave la distinction sujet-objet agrave la correacutelation noeacutetico-noeacutematique Sartre srsquoest donc arrecircteacute trop tocirct car il aurait ducirc voir dans le deacuterangement du monde par autrui lrsquoinvalidation de toute intentionnaliteacute et non pas seulement son inversion

2 En outre il appert de cette approche drsquoautrui comme regard que le veacuteritable sens drsquoautrui est la subjectiviteacute La symeacutetrie entre autrui et moi est patente Sartre deacutecrivant laquo le vrai domaine drsquoautrui la

subjectiviteacute qui est aussi mon domaine raquo91 Lrsquointersubjectiviteacute a ceci de paradoxal que tout en formant une relation entre deux sujets lrsquoexpeacuterience du regard drsquoautrui est ma deacutesubjectivation tandis que

lrsquoexpeacuterience de ma propre subjectiviteacute objectivise autrui ou plutocirct la rencontre drsquoautrui est le devenir-objet du sujet que je suis et mon ecirctre-sujet est la constitution drsquoun monde ougrave jrsquoai perdu autrui comme

sujet A nouveau le face-agrave-face levinassien reacutecusera cette dialectique En premier lieu parce que Levinas renverse le problegraveme autrui ne fait pas de moi un objet mais il me libegravere de lrsquoil y a deacutesindividuant en mrsquoouvrant le temps il mrsquooffre la possibiliteacute de la subjectiviteacute Surtout le face-agrave-face est asymeacutetrique et reacutecuse cateacutegoriquement toute communauteacute drsquoessence entre moi et autrui si bien qursquoil serait faux de dire qursquoautrui en tant qursquoautrui est sujet Au contraire sa manifestation preacutecegravede les signes par lesquels il me signifie sa subjectiviteacute Alors que Sartre identifie la subjectiviteacute comme constituant aussi bien mon domaine que celui drsquoautrui Levinas brise la symeacutetrie et rejette entiegraverement lrsquoaxiome sartrien selon lequel laquo tout ce qui vaut pour moi vaut pour autrui raquo92

3 Enfin dans ses analyses des relations concregravetes avec autrui Sartre preacutetend aboutir agrave ce qursquoil nomme laquo le cercle des rapports avec autrui raquo93 agrave savoir lrsquoalternance entre lrsquoactiviteacute et la passiviteacute du regard Soit je suis celui qui regarde (sujet) soit je suis regardeacute (objet) par autrui ndash et reacuteciproquement autrui est lui-mecircme soit objet soit sujet Cette dialectique caracteacuteristique de toute relation concregravete agrave

89 Ibid 90 Ibid p 309 91 Ibid p 325 92 Ibid p 404 93 Ibid p 448

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autrui dessine le sens de sa transcendance dans la pheacutenomeacutenologie sartrienne La comparaison avec Levinas est faciliteacutee par un emprunt similaire agrave la mecircme reacutefeacuterence Pour deacutecrire ce cercle de la transcendance drsquoautrui Sartre emprunte agrave Jean Wahl les termes suivants laquo pour user des expressions

de Jean Wahl nous sommes tantocirct par rapport agrave lrsquoautre en eacutetat de trans-descendance (lorsque nous lrsquoappreacutehendons comme objet et lrsquointeacutegrons au monde) tantocirct en eacutetat de trans-ascendance (lorsque

nous lrsquoeacuteprouvons comme une transcendance qui nous transcende) raquo94 Lrsquoemprunt sert agrave deacutenommer lrsquoobjectivation ou la subjectivation drsquoautrui Levinas lui ne retient qursquoun des deux termes celui de laquo transascendance raquo (TI 24) pour deacutesigner le Deacutesir meacutetaphysique comme deacutepart vers lrsquoAutre absolu En effet lrsquoalternance des deux mouvements contradictoires chez Sartre est lue par Levinas comme un obstacle agrave la relation agrave autrui Par conseacutequent Levinas rejette les deux interpreacutetations que Sartre donne des termes de Jean Wahl pour tenter de deacutecrire une relation concregravete dont la transascendance megravene au-delagrave ou en deccedilagrave de la dichotomie sujet-objet (cf TI 41)

Si Levinas estime que Sartre arrecircte son analyse de lrsquoabsence drsquoautrui trop tocirct crsquoest que la suite de

lrsquoanalyse atteacutenue lrsquooriginaliteacute du propos en deacutegageant une dialectique jouant sur deux figures autrui-

sujet et autrui-objet En tant qursquoobjet autrui est preacutesent au monde et y prend une place ndash il cesse de le trouer Mais en tant que sujet il est mon symeacutetrique et la diffeacuterence entre lui et moi peut ecirctre reacutesorbeacutee

par notre participation commune agrave la mecircme condition de reacutealiteacute-humaine Srsquoil est sujet srsquoil est homme autrui nrsquoest plus lrsquoeacutetranger Levinas estime donc que Sartre nrsquoa pas eacuteteacute assez prudent dans sa prise en compte du risque drsquoune totalisation du face-agrave-face Conscient du fait que Hegel prend le point de vue de la totaliteacute pour deacutecrire lrsquointersubjectiviteacute Sartre a voulu prendre reacutesolument le point de vue du moi en partant du cogito Mais il eacutechoue suggegravere Levinas parce qursquoil nrsquoest pas parvenu agrave voir que la troueacutee du monde par autrui ne pouvait pas ecirctre deacutecrite au sein de la correacutelation sujet-objet Lrsquoimmanence et la transcendance sartriennes pegravechent par deacutefaut drsquoabsoluiteacute elles peuvent ecirctre reacutecupeacutereacutees par la penseacutee de la totaliteacute subsumant sous le concept commun de subjectiviteacute les relations

entre moi et autrui Pour sortir de la correacutelation sujet-objet Levinas va lui aussi partir de Descartes mais en donnant une interpreacutetation neuve des Meacuteditations meacutetaphysiques Il semble en effet qursquoune

page de Totaliteacute et infini consacreacutee au cogito et agrave lrsquoideacutee du parfait vise preacuteciseacutement agrave contrecarrer la lecture que Sartre fait de Descartes Drsquoaccord sur la neacutecessiteacute drsquoun deacutepart carteacutesien Levinas oppose agrave

Sartre une interpreacutetation reacutesolument incompatible avec celle de Lrsquoecirctre et le neacuteant Reacutefutant lrsquoideacutee que le cogito soit en situation pris dans laquo un engagement anteacuterieur agrave son engagement preacutesent raquo (TI 84-85) Levinas rejette la position de Sartre qui lit chez Descartes laquo une saisie par le cogito de sa propre contingence raquo95 La leccedilon que Sartre tire de lrsquoideacutee du parfait met lrsquoalteacuteriteacute de Dieu de cocircteacute car elle ne precircte attention qursquoagrave lrsquoeacutecart entre mon ecirctre et la conception que jrsquoen ai Je suis un ecirctre qui nrsquoest pas son propre fondement contrairement agrave Dieu ma contingence jure une fois compareacutee agrave sa neacutecessiteacute Dans son commentaire Sartre oublie lrsquoorigine exteacuterieure de lrsquoideacutee de Dieu et ne tire argument que de la diffeacuterence logique entre le parfait et lrsquoimparfait Au contraire Levinas se montre attentif agrave lrsquoexteacuterioriteacute

de lrsquoideacutee de Dieu mise en moi sans que je puisse en ecirctre lrsquoauteur Lrsquoenseignement de la troisiegraveme Meacuteditation ne consiste pas en un rapport de moi agrave moi-mecircme mais dans ma relation avec une exteacuterioriteacute qui a commenceacute avant mecircme que jrsquoen aie pris conscience en vertu de lrsquoinneacuteiteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas interpregravete cette temporaliteacute paradoxale en affirmant que crsquoest autrui qui deacutepose lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi ndash autrement dit qursquoautrui mrsquoeacuteveille agrave mon propre cogito

94 Ibid pp 448-449 95 Ibid p 116

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On mesure ainsi toute la distance qui seacutepare Sartre de Levinas agrave savoir deux conceptions incompatibles de la transcendance Pour le premier lrsquoabsolu deacutesigne laquo lrsquoecirctre du connaissant raquo crsquoest un laquo absolu drsquoexistence raquo qui laquo eacutechappe agrave cette fameuse objection selon laquelle un absolu connu nrsquoest

plus un absolu parce qursquoil devient relatif agrave la connaissance qursquoon en prend raquo96 Lrsquoabsolu crsquoest le sujet le pour-soi Levinas lui estime que la relation agrave lrsquoabsolu qui ne relativise pas lrsquoabsolu est la relation agrave

autrui Lu dans une perspective levinassienne Sartre srsquoexpose agrave une critique seacutevegravere lrsquoauteur de Lrsquoecirctre et le neacuteant a secondariseacute la transcendance drsquoautrui ne concevant de veacuteritable transcendance que dans la neacuteantisation du pour-soi Si en effet autrui ne mrsquoapparaicirct en tant qursquoautrui que par son regard qui mrsquoobjectivise peut-on accorder agrave Sartre que lrsquoecirctre-vu repreacutesente une rencontre drsquoautrui Sous son regard nrsquoest-ce pas plutocirct moi-mecircme que je rencontre ndash ce moi que je suis par lui qui me regarde Lrsquoideacutee drsquoune relation immeacutediate avec autrui est incompatible avec lrsquoaffirmation selon laquelle laquo le conflit est le sens originel de lrsquoecirctre-pour-autrui raquo97 Or le conflit naicirct du fait que Sartre ne deacutecouvre autrui que par la meacutediation de son regard objectivant Autrui fait de moi un objet il me renvoie agrave une objectiviteacute qui est moi tout en ayant son fondement hors de moi en lui Sartre a bien reacutetabli lrsquointermeacutediaire qursquoil srsquoeacutetait jureacute drsquoeacutevincer de lrsquointersubjectiviteacute entre le moi-sujet et autrui-sujet il y a

le moi-objet Autrui et moi entrons en conflit pour lrsquoobjet que je suis Comme chez Heidegger autrui et moi nous rencontrons autour drsquoun projet ndash et ce projet crsquoest moi Je suis lrsquoabsolu (le sujet) et

pourtant autrui me relativise (mrsquoobjectivise) par son regard Toutefois la reacuteciproque agrave savoir que par mon activiteacute consciente je fais drsquoautrui un objet ne semble pas constituer un scandale aux yeux de Sartre Son ontologie ne prend le deacutetour de lrsquointersubjectiviteacute que pour confirmer la prioriteacute de mon ecirctre sur celui drsquoautrui

c) Deux pheacutenomeacutenologies carteacutesiennes

Cette eacutetude nrsquoa pas pour but de donner raison agrave Levinas plutocirct qursquoagrave Sartre elle preacutetend tirer

toutes les conseacutequences de deux lectures agrave la fois proches et incompatibles de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini La proximiteacute tient au choix de la voie carteacutesienne et au refus de lrsquoassimilation de lrsquoecirctre agrave la

totaliteacute Lrsquoincompatibiliteacute fondamentale reacuteside dans deux conceptions irreacuteconciliables de la transcendance Si lrsquoon devait donner une raison agrave la prioriteacute que Sartre donne agrave la transcendance du

pour-soi sur celle drsquoautrui il faudrait peut-ecirctre agrave nouveau reacutefeacuterer agrave Descartes Sartre est un penseur du cogito qui nrsquoa pas vu dans lrsquoideacutee de Dieu la venue de lrsquoAutre dans le Mecircme Lrsquoideacutee du parfait nrsquoest pour lui que lrsquoexpression de la deacutemesure du deacutesir humain dans le rapport de soi agrave soi et non une relation agrave lrsquoalteacuteriteacute radicale Dieu est lrsquoimage de lrsquohomme qui voudrait ecirctre tel qursquoil se conccediloit Sartre rabat son absolue diffeacuterence agrave moi sur lrsquoimpossibiliteacute ontologique de combler mon deacutesir Il emprunte agrave Descartes lrsquoideacutee de Dieu et la preuve ontologique pour penser Dieu drsquoune faccedilon non-carteacutesienne en assimilant lrsquoideacutee de Dieu agrave lrsquoideacuteal qursquoa le moi drsquolaquo ecirctre agrave soi-mecircme autrui raquo suivant laquo lrsquoindication drsquoun ecirctre-absolu qui serait soi en tant qursquoautre et autre en tant que soi et qui se donnant librement comme

autre son ecirctre-soi et comme soi son ecirctre-autre serait lrsquoecirctre mecircme de la preuve ontologique crsquoest-agrave-dire Dieu raquo98 Mais le concept de Dieu chez Descartes se reacuteduit-il agrave lrsquoens causa sui Peut-on conclure autrement qursquoen soutenant que laquo lrsquoideacutee de Dieu est contradictoire raquo et que laquo lrsquohomme est une passion inutile raquo99 Il faudrait pour cela penser la transcendance de Dieu autrement que comme lrsquoeacuteminence de lrsquoecirctre penser Dieu par-delagrave lrsquoonto-theacuteo-logie et autrui par-delagrave la correacutelation sujet-objet

96 Ibid pp 22-23 97 Ibid p 404 98 Ibid p 405 99 Ibid p 662

102

Levinas suivra donc un autre cheminement fondeacute sur une lecture diffeacuterente de Descartes Lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini doit srsquointerpreacuteter au-delagrave de lrsquoobjectiviteacute comme la transcendance drsquoun Deacutesir

Pourtant malgreacute cette diffeacuterence essentielle Sartre et Levinas ont en commun de ne pas remplacer Dieu par autrui et de reprendre de Descartes le mouvement geacuteneacuteral de sa meacuteditation Pour eux penser

autrui agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini revient agrave retrouver lrsquointrigue pheacutenomeacutenologique de la troisiegraveme Meacuteditation dans la relation agrave autrui Crsquoest ce que fait Levinas en voyant dans la positiviteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini un Deacutesir parcourant le face-agrave-face entre moi et autrui

sect14 Les ontologies du face-agrave-face Le concept de face-agrave-face et sa pheacutenomeacutenologie de la relation agrave autrui ont preacuteceacutedeacute lrsquoeacutethique de

lrsquoinfini dans lrsquoœuvre de Levinas Crsquoest en 1947 dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et Le temps et lrsquoautre que le face-agrave-face est pour la premiegravere fois theacutematiseacute et concreacutetiseacute par lrsquoeacuteros et la paterniteacute Il y eut un face-agrave-face avant lrsquoeacutethique et sans lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoattribution tardive de lrsquoideacutee de lrsquoinfini au face-

agrave-face eacuteveille ainsi plusieurs questions Quelle conception drsquoautrui et du face-agrave-face les œuvres de 1947 ont-elles eacutelaboreacute Le face-agrave-face est-il une forme geacuteneacuterale susceptible drsquoecirctre concreacutetiseacutee dans

plusieurs mises en scegravenes pheacutenomeacutenologiques (eacuteros paterniteacute eacutethique voire justice) ou est-il premiegraverement eacutethique de sorte que les autres mises en scegravenes deacuterivent du face-agrave-face eacutethique Comment le face-agrave-face se voit-il precircter la forme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

a) Lrsquoontologie du face-agrave-face de 1947

Les œuvres de 1947 eacutelaborent une penseacutee du face-agrave-face avec autrui que lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini

reprendra largement Cette penseacutee se deacuteploie selon une configuration formelle concregravete et ontologique

distincte de celle qui fera lrsquoeacutethique de Totaliteacute et infini nous lrsquoeacutetudierons donc pour elle-mecircme

Les analyses du face-agrave-face de 1947 appartiennent agrave une ontologie de lrsquoecirctre pluriel dont elles constituent le troisiegraveme temps Levinas avait commenceacute par deacutecrire la participation horrifiante agrave lrsquoil y

a puis avait montreacute que lrsquohypostase qui srsquoen deacutelivrait ne pouvait conqueacuterir sa seacuteparation qursquoau prix drsquoun enchaicircnement agrave soi drsquoune solitude ontologique aussi dans un dernier moment autrui vient-il interrompre cette solitude Or le face-agrave-face est lui-mecircme une structure ontologique et non pas une structure qui exceacutederait lrsquoecirctre il srsquoinscrit dans lrsquoecirctre et fonde une nouvelle ontologie qui deacutepasse laquo la notion eacuteleacuteatique de lrsquoecirctre raquo (TA 88) Les termes du face-agrave-face moi et autrui sont donc deacutetermineacutes ontologiquement Le moi se caracteacuterise avant tout par son pouvoir il dispose drsquoune laquo maicirctrise raquo sur son exister qui est le laquo pouvoir de commencer raquo (TA 51) Autrui au contraire nous fait entrer dans une relation ougrave laquo nous ne pouvons plus pouvoir raquo (TA 62) Le face-agrave-face est donc la relegraveve drsquoune

ontologie du pouvoir par une ontologie de lrsquoau-delagrave du pouvoir passant des cateacutegories du possible agrave celles de lrsquoau-delagrave du possible Par conseacutequent Levinas deacutelivre autrui de la logique eacuteleacuteatique de lrsquoecirctre mais le maintient dans une ontologie de lrsquoecirctre pluriel

En 1947 Levinas nrsquoavait pas encore recours agrave la notion drsquoinfini en revanche il mentionnait deacutejagrave

largement laquo lrsquoalteacuteriteacute raquo laquo lrsquoautre raquo ou laquo lrsquoabsolument autre raquo De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et Le temps et lrsquoautre ne proscrivent pas les cateacutegories du Mecircme et de lrsquoAutre100 ils en deacuterivent lrsquoemploi hors de la

100 Contrairement agrave ce que suggegravere Derrida dans laquo Violence et meacutetaphysique raquo (art cit p 161)

103

logique du genre dans une penseacutee du face-agrave-face entre moi et autrui Ces deux ouvrages reacutepegravetent ainsi qursquoils deacuteploient une penseacutee laquo ougrave le moi se substitue au mecircme et autrui agrave lrsquoautre raquo (DEE 164 TA 89) Cette substitution est drsquoabord ontologique comme nous lrsquoavons vu le mecircme est penseacute dans lrsquoidentiteacute

de lrsquoecirctre solitaire lrsquoautre est penseacute comme la pluraliteacute inscrite dans lrsquoecirctre Elle est ensuite concregravete faisant du moi un sujet deacutefini par ses pouvoirs ndash sa laquo viriliteacute raquo (TA 62) ndash et de lrsquoautre la mort le

feacuteminin ou le fils La cateacutegorie formelle de lrsquoautre est donc souveraine dans lrsquoontologie de 1947 La mort nrsquoest cependant pas en deacutepit de son alteacuteriteacute absolue un terme abordeacute face-agrave-face Elle soumet le moi agrave une deacutesindividuation radicale101 elle est laquo un eacuteveacutenement par rapport auquel le sujet nrsquoest plus sujet raquo (TA 57) Aussi ne reacutepond-elle pas au problegraveme de laquo la conservation du moi dans la transcendance raquo (TA 66) ougrave nous reconnaissons lrsquoexigence que formulera lrsquoeacutethique drsquoune relation agrave lrsquoAutre maintenant la seacuteparation du Mecircme La mort est bien une figure de lrsquoalteacuteriteacute absolue mais elle deacutetruit la subjectiviteacute et avec elle le face-agrave-face Le face-agrave-face avec lrsquoabsolument Autre passe donc par une autre figure de lrsquoalteacuteriteacute autrui sous les traits du feacuteminin qui satisfait les deux exigences formelles de la transcendance Drsquoune part le moi se conserve dans lrsquoamour eacuterotique drsquoautre part autrui reste autre malgreacute la relation car laquo la contrarieacuteteacute qui permet au terme de demeurer absolument

autre crsquoest le feacuteminin raquo (TA 77) On peut alors deacutefinir le face-agrave-face comme une relation avec le feacuteminin telle que le moi se conserve et qursquoautrui demeure autre une relation qui suspend les pouvoirs

du moi sans les deacutetruire Mais comment le feacuteminin peut-il deacutejouer mes pouvoirs et rester absolument autre La reacuteponse de

Levinas passe en 1947 par une conception ontologique de lrsquoalteacuteriteacute concregravete drsquoautrui Le feacuteminin est laquo lrsquoalteacuteriteacute que lrsquoautre porte comme essence raquo (TA 80) crsquoest-agrave-dire une alteacuteriteacute qui ne vient pas srsquoajouter agrave une essence deacutejagrave constitueacutee mais qui constitue lrsquoessence mecircme du feacuteminin Cette alteacuteriteacute est laquo la diffeacuterence de sexes102 raquo qui inscrit la pluraliteacute dans lrsquoecirctre et qui fait laquo la position exceptionnelle du feacuteminin dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoecirctre raquo (TA 78) Si le feacuteminin est lrsquoabsolument autre crsquoest que par lui

la diffeacuterence de sexes srsquoaccomplit dans lrsquoecirctre il scinde lrsquoecirctre en y introduisant des cateacutegories qui ne sont pas celles de la subjectiviteacute (pouvoir) mais celles de lrsquoalteacuteriteacute (au-delagrave du pouvoir) Dans la

preacuteface qursquoil eacutecrit en 1979 pour Le temps et lrsquoautre Levinas deacutefinit la deacutemarche de lrsquoouvrage en ces termes laquo la notion drsquoalteacuteriteacute transcendante ndash celle qui ouvre le temps ndash est drsquoabord rechercheacutee agrave partir

drsquoune alteacuteriteacute-contenu agrave partir de la feacuteminiteacute La feacuteminiteacute (hellip) nous est apparue comme une diffeacuterence tranchant sur les diffeacuterences non seulement comme une qualiteacute diffeacuterente de toutes les autres mais comme la qualiteacute mecircme de la diffeacuterence raquo (TA 14) Alteacuteriteacute-contenu le terme signifie que crsquoest le contenu (la feacuteminiteacute) qui fait lrsquoalteacuteriteacute du feacuteminin Le contenu la qualiteacute du feacuteminin est lrsquoecirctre-autre lrsquoalteacuteriteacute absolue est la proprieacuteteacute essentielle du feacuteminin Par conseacutequent le face-agrave-face se preacutesente (1) formellement comme une relation du Mecircme agrave lrsquoAutre (2) concregravetement comme une relation du moi agrave autrui sous les traits du feacuteminin et (3) ontologiquement comme lrsquoinscription dans lrsquoecirctre de lrsquoalteacuteriteacute dont lrsquoecirctre-autre srsquoaccomplit sous la modaliteacute de la pudeur feacuteminine

101 Comme lrsquoeacutecrit Rodolphe Calin laquo la souffrance expose le sujet agrave lrsquoalteacuteriteacute radicale de la mort qui

constitue une menace de deacutesindividuation raquo (Levinas et lrsquoexception du soi Paris PUF 2005 p 98) 102 Pourquoi parler de diffeacuterence de sexes Dire laquo diffeacuterence sexuelle raquo ou laquo diffeacuterence des sexes raquo ce

serait transformer en cateacutegorie formelle et abstraite cette diffeacuterence en faire la diffeacuterence en geacuteneacuteral des sexes en geacuteneacuteral Levinas cherche au contraire agrave deacutecrire la relation concregravete entre deux existants sexueacutes telle qursquoelle se vit dans lrsquoexpeacuterience ontologique drsquoun face-agrave-face qui est corps-agrave-corps Il ne srsquoagit pas drsquoappliquer la diffeacuterence des sexes agrave deux Dasein auparavant penseacutes comme asexueacutes mais de penser la relation de deux ecirctres sexueacutes telle qursquoelle est rendue possible par la diffeacuterence de (leurs) sexes Cette diffeacuterence implique-t-elle que le moi est toujours lrsquohomme et le feacuteminin la femme Ou la relation de la diffeacuterence de sexes peut-elle ne pas ecirctre une relation entre ecirctres de sexes diffeacuterents Les textes de 1947 ne le disent pas

104

b) Lrsquohistoriciteacute du face-agrave-face

Que devient cette penseacutee du face-agrave-face dans lrsquoeacutethique Lrsquoeacutethique va peu agrave peu faire eacuteclater le face-agrave-face eacuterotico-ontologique drsquoabord dans Totaliteacute et infini puis dans Autrement qursquoecirctre

(1) Elle procegravede ainsi agrave une autonomisation de la forme du face-agrave-face qursquoelle deacutetache de lrsquoontologie plurielle Alors qursquoen 1947 le face-agrave-face avait lieu en vertu de lrsquoalteacuteriteacute-essence qursquoeacutetait le feacuteminin la section I de Totaliteacute et infini eacutenonce la structure formelle du face-agrave-face indeacutependamment de lrsquoeacuteros reprenant le langage de la logique formelle autour des cateacutegories du Mecircme et de lrsquoAutre Cette opeacuteration ne fait que mettre en lumiegravere une forme qui eacutetait deacutejagrave agrave lrsquoœuvre en 1947 car elle se confond avec le face-agrave-face si celui-ci se distinguait du rapport agrave la mort crsquoest parce qursquoil permettait la conservation du moi (la seacuteparation) et le maintien de lrsquoalteacuteriteacute (relation agrave lrsquoabsolu ne relativisant pas lrsquoabsolu) Un discours sur les conditions formelles du rapport entre le Mecircme et lrsquoAutre devient neacutecessaire pour dire le Deacutesir (relation qui maintient la seacuteparation) preacutesent dans le face-agrave-face

(2) Toutefois la constitution de ce discours formel autonome sur le face-agrave-face ne signifie pas que

la relation agrave lrsquoAutre serait deacutefinissable a priori Les exigences formelles de relation dans la seacuteparation sont dicteacutees par le visage qui remplace de maniegravere deacutefinitive le feacuteminin au titre drsquoalteacuteriteacute drsquoautrui

Lrsquoabsolument Autre est deacutesormais visage et le face-agrave-face originellement discours La notion nouvelle de Deacutesir exprime le mouvement qui va de moi agrave autrui dans ce face-agrave-face et qui suit la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Mais si la concreacutetisation pure du Deacutesir pur est la relation au visage la section IV de lrsquoouvrage montre que le Deacutesir peut encore srsquoaccomplir au-delagrave du visage en se compromettant avec le besoin dans lrsquoeacuteros et en se renouvelant dans la feacuteconditeacute Bien que le face-agrave-face soit premiegraverement eacutethique il peut encore se faire eacuterotique Lrsquoouvrage deacutedouble donc sa concreacutetisation en fondant sur lrsquoeacutethique la relation eacuterotique

(3) Ce deacutedoublement est lrsquoeffet du cheminement de Levinas de 1947 agrave 1961 Lrsquoeacutethique de Totaliteacute

et infini vient srsquoinscrire dans lrsquoontologie plurielle de 1947 La section IV produit lrsquoecirctre pluriel dans lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute qui portent le face-agrave-face au-delagrave du visage Le face-agrave-face avec autrui est de

nouveau la production dans lrsquoecirctre de lrsquoalteacuteriteacute Lrsquoalteacuteriteacute-contenu ou alteacuteriteacute-essence du feacuteminin nrsquoa pas disparu dans Totaliteacute et infini et se confond encore avec lrsquoalteacuteriteacute transcendante laquo lrsquoautre sexe est

une alteacuteriteacute porteacutee par un ecirctre comme essence raquo et laquo Autrui comme maicirctre ndash peut nous servir aussi drsquoexemple drsquoune alteacuteriteacute (hellip) appartenant agrave lrsquoessence de lrsquoAutre raquo (TI 126) Crsquoest Autrement qursquoecirctre qui viendra deacutefinitivement congeacutedier lrsquoessentialisation de lrsquoAutre (que ce passage transpose agrave lrsquoeacutethique sous la figure du maicirctre) Le sens originel du face-agrave-face est lrsquoassignation eacutethique agrave la substitution et agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Aussi lrsquoouvrage de 1974 accomplit-il lrsquoultime transformation du face-agrave-face en le soustrayant agrave lrsquoontologie plurielle agrave laquelle Levinas lrsquoidentifiait depuis 1947 Seul Autrement qursquoecirctre accomplit le passage drsquoune alteacuteriteacute-contenu agrave une alteacuteriteacute par-delagrave lrsquoessence

1947 1961 1974

(1) Forme Forme implicite Forme explicite Forme explicite

(2) Concreacutetude Feacuteminin Visage et feacuteminin Visage

(3) Etre Etre pluriel Etre pluriel Autrement qursquoecirctre

Lrsquoeacutethique fait donc subir au premier face-agrave-face une transformation en deux temps en 1961 (1) sa formalisation dans les cateacutegories de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et (2) sa concreacutetisation par le visage en 1974 (3) sa rupture avec toute ontologie au profit drsquoune penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est ainsi un face-agrave-face ambivalent avec autrui De maniegravere invariable elle est un face-agrave-face doteacute drsquoune

105

certaine structure formelle et dont le sens premier est lrsquoeacutethique du visage Mais de Totaliteacute et infini agrave Autrement qursquoecirctre la relation avec autrui en tant qursquoautrui se restreint agrave lrsquoeacutethique et srsquoaffranchit de lrsquoontologie Aussi avons-nous trois eacutetudes agrave mener pour comprendre la deacutetermination de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini comme face-agrave-face (1) drsquoabord lrsquoeacutetude formelle de la structure de face-agrave-face et de son infiniteacute ndash qui est lrsquoobjet propre de ce chapitre (2) ensuite lrsquoeacutetude des concreacutetisations du face-agrave-face

eacuterotique et eacutethique et (3) celle du devenir du projet ontologique de Totaliteacute et infini et sa destruction dans Autrement qursquoecirctre ndash dans les autres chapitres Quelle est la forme du face-agrave-face et pourquoi est-ce lui qui me met en relation avec autrui en tant qursquoautrui

sect15 Analyse formelle du face-agrave-face

a) Autrui en tant qursquoautrui Le face-agrave-face structure ma relation avec autrui Mais que faut-il entendre par laquo autrui raquo On doit

en rappeler la grammaire mecircme si Levinas ne srsquoappuie pas sur elle Derrida montre bien que ce mot

est un substantif qui ne peut preacutetendre au statut de nom puisqursquoil nrsquoest ni nom commun (on ne peut lrsquoeacutecrire avec lrsquoarticle deacutefini) ni nom propre Il nrsquoa ni genre ni pluriel et ne doit pas ecirctre mis au sujet

drsquoune proposition Son trait le plus remarquable est cependant qursquoil est toujours selon le Littreacute au cas reacutegime crsquoest-agrave-dire drsquoembleacutee deacuteclineacute dans un cas (ce qui lrsquoapparente au pronom) laquo Autrui raquo ne peut occuper la position de sujet mais en raison de son reacutegime il deacutesigne celui agrave qui un sujet se reacutefegravere il nrsquoexprime ni la geacuteneacuteraliteacute incluse dans les termes laquo autre raquo ou laquo autre homme raquo ni la singulariteacute du nom propre Lrsquoeacutetymologie citeacutee par le Littreacute finit drsquoeacutepaissir son mystegravere grammatical laquo De alter-huic cet autre agrave un cas reacutegime voilagrave pourquoi autrui est toujours au reacutegime et pourquoi autrui est moins geacuteneacuteral que les autres raquo Qursquoautrui soit cet autre cela veut-il dire qursquoil est le singulier se geacuteneacuteralisant dans lrsquoecirctre-autre-pour-moi ou cette alteacuteriteacute geacuteneacuterale se singularisant en un autre La philosophie ne

deacutemecircle pas cette confusion Autrui est laquo le deacutesordre mecircme de la conceptualiteacute raquo103 Quelle en est la raison Pour le savoir avance Derrida il faudrait pouvoir remonter au sens de lrsquoautre par-delagrave la

langue et se demander laquo que signifie autre avant la deacutetermination grecque de lrsquoeacuteteacuteron et la deacutetermination judeacuteo-chreacutetienne drsquoautrui raquo104 laquo Autrui raquo serait un mot neacute de la rencontre de la

philosophie et de la Bible ougrave lrsquoautre en geacuteneacuteral serait rentreacute dans le prochain ndash agrave moins que ce ne soit le contraire La philosophie qui veut faire drsquoautrui un concept doit justifier cette nomination de lrsquounique (le prochain) dans le geacuteneacuteral (lrsquoautre) et du geacuteneacuteral dans lrsquounique cet autre autrui

Pour nous il srsquoagit de deacuteterminer la position propre de Levinas dans cette grammaire drsquoautrui

laquo Autrui raquo est tout drsquoabord le terme qui porte la critique que Levinas adresse agrave la philosophie et agrave son traitement de lrsquointersubjectiviteacute La logique du genre ne peut pas dire lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui car elle la secondarise laquo Autrui nrsquoest pas autre drsquoune alteacuteriteacute relative comme dans une comparaison les

espegraveces fussent-elles ultimes qui srsquoexcluent reacuteciproquement mais qui se placent encore dans la communauteacute drsquoun genre srsquoexcluant de par leur deacutefinition mais srsquoappelant reacuteciproquement de par cette exclusion agrave travers la communauteacute de leur genre raquo (TI 211) Ce refus de toute communauteacute entre moi et autrui paraicirct paradoxal Si autrui est lrsquoautre homme ndash et non lrsquoautre vivant lrsquoautre animal ndash ne faut-il pas que notre rapport se fonde sur une commune humaniteacute105 Mais Levinas veut dire que lrsquoalteacuteriteacute

103 J Derrida Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence op cit p 154 104 Ibid p 155 105 On a pu reprocher agrave Levinas drsquoignorer la question du visage animal (par exemple Matthew Calarco

laquo Nul ne sait ougrave commence ni ougrave finit le visage Lrsquohumanisme et la question de lrsquoanimal raquo in Philosophie

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de lrsquoautre ne repose pas sur des preacutedicats communs qursquoautrui et moi aurions en commun autrui est autre non par comparaison mais par la modaliteacute de notre rencontre Si la rencontre fait lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui elle doit primer sur la communauteacute de genre Or Husserl notamment dans la cinquiegraveme

Meacuteditation carteacutesienne part de cette rencontre mais il eacutelabore une theacuteorie de lrsquointersubjectiviteacute qui est laquo la compreacutehension de ce corps drsquoautrui comme drsquoun alter ego raquo (TI 63) et que Levinas rejette

pour la raison qursquoautrui nrsquoa rien de commun avec moi Autrui est autre que lrsquoego mais il nrsquoest pas un autre ego degraves lors qursquoune telle projection sur lui de mon eacutegoiumlteacute eacutelimine son alteacuteriteacute en la constituant106 Dans les termes de Blanchot laquo Je puis mrsquoapprocher drsquoautrui autrui ne srsquoapproche pas de moi Autrui crsquoest donc lrsquoAutre lorsqursquoil nrsquoest pas sujet raquo107 Autrui tant dans sa grammaire (son cas reacutegime) que dans sa conceptualiteacute ne se laisse pas saisir comme sujet Son sens preacutecegravede toute communauteacute et toute subjectiviteacute La philosophie lrsquoa penseacute comme individu drsquoun genre ou comme alter ego son erreur est de ne pas lrsquoavoir penseacute tel qursquoen lui-mecircme crsquoest-agrave-dire tel qursquoil est rencontreacute La question dont il faut partir est donc bien qui est laquo autrui en tant qursquoautrui raquo (DEE 162) Cette question nrsquoest pas la recherche drsquoun concept pur drsquoautrui mais le renvoi agrave une rencontre qui preacutecegravede la deacutetermination drsquoautrui comme ceci ou cela Elle vise la mise en scegravene pheacutenomeacutenologique ougrave pour ainsi dire le mot

laquo autrui raquo vient agrave la bouche du sujet Cette mise en scegravene srsquoappelle face-agrave-face

b) La structure du face-agrave-face Qursquoest-ce que le face-agrave-face 1 Le face-agrave-face est drsquoabord une relation sans meacutediation entre moi et autrui Autrui ne se

rencontre pas en tant qursquoautrui dans toutes les relations sociales que jrsquoai avec lui La formule vise agrave discriminer les relations avec autrui qui ne se rapportent pas agrave lui pour lui-mecircme et qui de ce fait en manquent lrsquouniciteacute De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant critique en ce sens la mondaniteacute de nos rapports agrave

autrui Dans le monde laquo nous avons affaire agrave des ecirctres habilleacutes raquo (DEE 60) par la deacutecence et la convenance Autrui ne peut ecirctre approcheacute en tant qursquoautrui dans les relations quotidiennes et

socialement institueacutees Celles-ci sont en effet une laquo communion raquo ougrave je me rapporte agrave autrui en participant agrave quelque chose de commun laquo les personnes ne sont pas lrsquoune devant lrsquoautre simplement

elles sont les unes avec les autres autour de quelque chose raquo (DEE 62) Or la preacutesence de ce troisiegraveme terme nrsquoest pas simplement un deacutelai ou une complication dans la relation agrave autrui elle deacutenature cette relation puisque le terme intermeacutediaire en devient lrsquoobjet premier Crsquoest pour manger que je partage

animale Paris Vrin 2010 pp 83-124) qui est celle de la possibiliteacute drsquoun laquo appel de lrsquoanimal raquo (Corine Pelluchon Tu ne tueras point Reacuteflexions sur lrsquoactualiteacute de lrsquointerdit du meurtre Paris Cerf 2013 p 60) Ne pouvant pas traiter ici ce problegraveme difficile nous indiquerons seulement deux approches possibles La premiegravere vise agrave interroger les eacutecrits de Levinas pour savoir srsquoil a effectivement laisseacute ouverte la possibiliteacute drsquoun visage animal Cette approche exeacutegeacutetique nrsquoest cependant pas la plus feacuteconde une autre critique consiste agrave srsquointerroger agrave partir de lrsquoeacutethique (et de la justice) levinassienne sur les conditions de lrsquoappel de lrsquoAutre et son lien agrave la vie agrave lrsquoanimaliteacute au logos (raison et parole) ndash comme lrsquoessai de C Pelluchon nous y invite

106 Derrida a vivement rejeteacute cette critique de Husserl drsquoabord parce que reconnaicirctre en autrui un ego lrsquoexcepte preacuteciseacutement du monde (la symeacutetrie entre moi et autrui qui fait de nous des ego est une laquo symeacutetrie qui nrsquoest pas du monde raquo et que suppose lrsquoasymeacutetrie du visage (ibid p 184)) ensuite parce que la constitution du corps drsquoautrui comme alter ego ne veut jamais dire chez Husserl que crsquoest moi qui fais autrui (ibid p 181n1) La critique de Levinas est sans doute excessive mais Derrida semble en meacuteconnaicirctre le motif ces excegraves renvoient agrave lrsquoideacutee drsquoune primauteacute de lrsquoappel eacutethique qursquoautrui mrsquoadresse Si Husserl ne pense pas autrui en tant qursquoautrui crsquoest parce que lrsquoalter ego ne permet pas de penser cet appel il emprunte donc agrave lrsquoeacutethique le veacuteritable motif de son alteacuteriteacute Il y va encore de la fameuse formule il srsquoagit drsquoune mise en question de la conscience et non drsquoune conscience de la mise en question qui capte la diffeacuterence entre le visage et lrsquoalter ego

107 M Blanchot Lrsquoentretien infini Paris Gallimard 1969 p 100

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un repas avec autrui pour mrsquoinstruire que je lui parle ou pour en obtenir quelque chose que je commerce La relation mondaine suit une double intentionnaliteacute je suis avec autrui autour de quelque chose mais lrsquoautour dehellip prend le pas sur lrsquoavechellip et lrsquoocculte Le premier ensemble des Notes

philosophiques sur eacuteros le montre en examinant plusieurs types de relations mondaines a Dans la vie courante (OC3 165-166) autrui est interchangeable car je lrsquoappreacutehende agrave travers la fonction qursquoil

occupe pour moi et les services qursquoil peut me rendre b Dans laquo le commerce intellectuel raquo (OC3 166-167) je me rapporte agrave la personne pour elle-mecircme mais autour drsquoun contenu commun Ce rapport est donc laquo communion raquo ougrave autrui est mon semblable en tant que convaincre quelqursquoun crsquoest communier aupregraves drsquoun esprit universel que nous partageons c La camaraderie (OC3 167-172) est la relation de coexistence pure et simple avec lrsquoautre la cohabitation ougrave nous est imposeacute un espace en commun Elle est aussi laquo socieacuteteacute de la communion raquo car je partage avec mes camarades mes contemporains lrsquoinstant Le camarade est agrave la fois lrsquoAutre et le Mecircme ndash lui et moi formons un laquo nous raquo agrave cause de quoi je ne me rapporte pas agrave lui en tant qursquoautrui d Mecircme lrsquoamitieacute (OC3 172-177) ne constitue pas un rapport respectueux agrave lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui car dans lrsquoattachement premier que jrsquoai pour lrsquoami et qui est sympathie lrsquoami est un alter ego que je possegravede par cet attachement Il y a veacuteritablement fusion

dans lrsquoamitieacute crsquoest pourquoi Levinas affirme que le mythe drsquoAristophane de lrsquoecirctre double dans le Banquet de Platon qualifie lrsquoamitieacute et non lrsquoamour108 e Il appartient alors seulement agrave la sexualiteacute

(OC3 177-187) drsquoecirctre laquo relation avec autrui en tant qursquoautrui raquo car la caresse ne cherche pas laquo la confusion avec autrui raquo et la femme est laquo un autrui absolument autrui raquo Ce parcours des diffeacuterentes figures de lrsquoautre montre en quoi la sexualiteacute srsquoest preacutesenteacutee agrave Levinas comme la seule situation ougrave autrui reste Autre sans ecirctre rameneacute au Mecircme pour la raison qursquoelle seule me met en relation avec autrui sans intermeacutediaire Pour rencontrer autrui en tant qursquoautrui il faut le deacutevecirctir des formes deacutecentes qui le cachent et rejeter lrsquoobjet de notre rassemblement laquo Crsquoest pourquoi la relation avec la nuditeacute est la veacuteritable expeacuterience ndash si ce terme nrsquoeacutetait pas impossible dans une relation qui va au-delagrave du monde ndash de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui raquo (DEE 61) Le renoncement agrave lrsquoapparition mondaine drsquoautrui est neacutecessaire

pour acceacuteder agrave son sens originaire Une fois ce sens deacutegageacute il sera alors possible de montrer laquo que la relation avec lrsquoautre prise au niveau de notre civilisation est une complication de notre relation

originelle raquo agrave autrui (TA 74) Cette situation originelle et pure porte degraves 1947 le nom de laquo face-agrave-face sans intermeacutediaire raquo (TA 89)

2 Le face-agrave-face est duel Sa dualiteacute signifie qursquoil est une relation excluant toute meacutediation mais

aussi et surtout tout tiers Autrui ne mrsquoapparaicirct en tant qursquoautrui que si je suis seul-agrave-seul avec lui Est-ce agrave dire que le face-agrave-face est un rapport entre deux termes qui se fait dans lrsquoignorance du tiers Ou le face-agrave-face neacuteglige-t-il un tiers qursquoil exclut Ces difficiles questions sont laisseacutees en suspens dans la description du face-agrave-face leur reacutesolution eacutetant retardeacutee jusqursquoagrave la prise en compte du tiers La dualiteacute est un acquis de la relation agrave autrui la pluraliteacute elle repreacutesente une difficulteacute qui ne peut ecirctre reacutesolue dans le face-agrave-face Levinas exige de son lecteur une certaine patience consistant agrave accepter le

fait que la relation agrave deux doit ecirctre analyseacutee avant la pluraliteacute humaine et que cette pluraliteacute est secondaire par rapport au duo initial ndash tout cela au nom de lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui qui ne peut avoir lieu que dans le face-agrave-face109 Or quelles raisons Levinas nous donne-t-il de souscrire agrave la prioriteacute du duo sur la pluraliteacute (reacutealiseacutee degraves lors qursquoil y a un tiers) Pourquoi accepter lrsquoideacutee qursquoautrui en tant

108 Cf OC3 173-174 Les Notes heacuteritent de lrsquoopposition clairement affirmeacutee en 1947 entre amour et

fusion En revenant sur cette opposition stricte en reconnaissant que malgreacute la pureteacute du Deacutesir qursquoil suppose lrsquoamour se complaicirct aussi dans le besoin Totaliteacute et infini pourra revenir sur cette interpreacutetation du mythe et voir dans la jouissance eacuterotique la justification de la fusion amoureuse deacutepeinte par Aristophane (cf TI 285)

109 Pour une analyse du sens et des apories de lrsquoexclusion du tiers dans le face-agrave-face voir ch 9

108

qursquoautrui me fait face seul-agrave-seul et non au cocircteacute des autres hommes De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant paraicirct restreindre la relation agrave une dualiteacute car le tiers introduirait entre autrui et moi un intermeacutediaire Plus tard Totaliteacute et infini exclura la possibiliteacute qursquoun tiers voie le face-agrave-face pour reacutesister agrave la totaliteacute

laquo le rapport allant de Moi agrave lrsquoAutre ne se laisse pas englober dans un reacuteseau de relations visible agrave un tiers raquo (TI 125-126) Le face-agrave-face doit donc ecirctre un seul-agrave-seul

3 Le face-agrave-face est asymeacutetrique Lrsquoasymeacutetrie de la relation eacutelimine la possibiliteacute de faire drsquoautrui

un alter ego laquo Autrui en tant qursquoautrui nrsquoest pas seulement un alter ego il est ce que moi je ne suis pas Il lrsquoest non pas en raison de son caractegravere ou de sa physionomie ou de sa psychologie mais en raison de son alteacuteriteacute mecircme Il est par exemple le faible le pauvre la veuve et lrsquoorphelin alors que moi je suis le riche ou le puissant On peut dire que lrsquoespace intersubjectif nrsquoest pas symeacutetrique raquo (TA 75) Lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui signifie avant toute communauteacute avec moi de sorte que crsquoest dans cette diffeacuterence premiegravere qursquoil surgit comme autre Or ce texte a beau justifier lrsquoideacutee drsquoasymeacutetrie il a recours agrave une dialectique eacutetrange qui semble justifier que lrsquoon puisse inverser la place du moi et drsquoautrui dans le face-agrave-face alors que Totaliteacute et infini preacutecisera bien que celui-ci est irreacuteversible Du

reste Le temps et lrsquoautre ne peut pas justifier ce propos degraves lors que sa seule eacutetude concregravete drsquoautrui est lrsquoamour eacuterotique Les figures ndash bibliques ndash drsquoautrui que Levinas eacutevoque ici supposent lrsquoeacutethique La

notion drsquoasymeacutetrie est pourtant bien une qualiteacute du face-agrave-face en geacuteneacuteral dans lrsquoeacuteros elle renvoie agrave la diffeacuterence de sexes (ougrave autrui est le feacuteminin que je ne suis pas destitution de mon pouvoir dans la pudeur) dans lrsquoeacutethique elle deacutesigne la hauteur du visage mrsquoordonnant agrave la responsabiliteacute

Lrsquoabsence de meacutediation la dualiteacute et lrsquoasymeacutetrie du face-agrave-face sont des proprieacuteteacutes qui satisfont agrave

lrsquoexigence de ne pas reacuteduire autrui agrave moi Mais qursquoen est-il des termes de cette relation

c) Les termes moi et autrui

Levinas eacutenonce formellement le sens concret du Mecircme et de lrsquoAutre en posant que (1) Le Mecircme

absolu crsquoest (le) moi (2) Lrsquoabsolument Autre crsquoest autrui Pourquoi et en quel sens ces deux eacutenonceacutes sont-ils vrais Le paragraphe I-A-2 de Totaliteacute et infini les justifie dans une argumentation en

deux temps drsquoabord il eacutenonce les proprieacuteteacutes formelles du Mecircme ou de lrsquoAutre puis il deacutesigne leur forme concregravete (le moi autrui) Le plan du paragraphe suit ces eacutetapes 1 il preacutecise drsquoabord la forme geacuteneacuterale de la relation de transcendance (al 1-2) 2 puis il analyse les proprieacuteteacutes formelles du Mecircme absolu lrsquoidentifie au moi et brosse un tableau de la vie concregravete du moi dans le chez soi (al 3-8) 3 il procegravede symeacutetriquement pour lrsquoAutre qursquoil deacutetermine formellement puis identifie agrave autrui approcheacute dans le langage (al 9-10) 4 enfin il deacutetermine la relation entre le Mecircme et lrsquoAutre (ou moi et autrui) comme un face-agrave-face srsquoaccomplissant dans le discours (al 11-14)

1 Levinas part de deux exigences formelles auxquelles le Deacutesir doit se conformer (A) le Deacutesir reacutesiste agrave la reacutecupeacuteration dans une totaliteacute (B) il est une relation qui ne rompt pas la seacuteparation entre le Mecircme et lrsquoAutre Chacune permet de deacuteterminer la structure de la relation Levinas commence par affirmer laquo lrsquoirreacuteversibiliteacute raquo (TI 24) de la relation si le Mecircme pouvait devenir lrsquoAutre et lrsquoAutre le Mecircme ils entreraient dans une dialectique ou une correacutelation que lrsquoon pourrait embrasser dans une

totaliteacute supeacuterieure lrsquoexigence (A) serait deacuteccedilue La notion drsquoirreacuteversibiliteacute permet aussi de reacutepondre agrave lrsquoexigence (B) drsquoun maintien de la seacuteparation Le Mecircme et lrsquoAutre ne sont pas relatifs en vertu de leur

irreacuteversibiliteacute ils occupent chacun absolument une position dans la relation qursquoils ne peuvent quitter

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laquo Absolu raquo signifie ainsi seacutepareacute insubstituable intotalisable Qui sont alors le Mecircme absolu et lrsquoAutre absolu

2 Levinas commence en preacutecisant que le Mecircme est le laquo point de deacutepart raquo ou le point laquo drsquoentreacutee raquo (TI 25) de la relation Crsquoest lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoAutre qui lrsquoexige puisqursquoelle suppose un terme vis-agrave-vis

duquel elle diffegravere La diffeacuterence exige qursquoun terme soit poseacute au deacutepart agrave qui la diffeacuterence se reacutevegravele comme telle Or laquo un terme ne peut demeurer absolument au point de deacutepart de la relation que comme Moi Etre moi crsquoest par-delagrave toute individuation qursquoon peut tenir drsquoun systegraveme de reacutefeacuterences avoir lrsquoidentiteacute comme contenu Le moi ce nrsquoest pas un ecirctre qui reste toujours le mecircme mais lrsquoecirctre dont lrsquoexister consiste agrave srsquoidentifier agrave retrouver son identiteacute agrave travers tout ce qui lui arrive Il est lrsquoidentiteacute par excellence lrsquoœuvre originelle de lrsquoidentification raquo (ibid) Le formalisme de cette deacutefinition est frappant Levinas deacutefinit le contenu du moi par sa forme son identiteacute consiste en son identification Etre moi ce nrsquoest pas posseacuteder un substrat invariable dont la constance serait gage drsquoidentiteacute mais me retrouver infailliblement moi-mecircme malgreacute les changements Cette conception a pour elle lrsquohistoire de la philosophie dont elle ne preacutetend pas ecirctre autre chose qursquoun commentaire de Descartes agrave lrsquoideacutealisme

allemand (Kant Fichte Hegel) cette autoteacutelie fait le moi Lrsquooriginaliteacute de la deacutemarche repose surtout sur sa concreacutetisation dans le pouvoir et lrsquohabitation Pour Levinas crsquoest lrsquoexistence concregravete du moi

qui justifie son identification au Mecircme absolu Srsquoil est le Mecircme absolu crsquoest qursquoil seacutejourne dans le monde selon laquo la maniegravere du Mecircme raquo qui est laquo la possibiliteacute de posseacuteder crsquoest-agrave-dire de suspendre lrsquoalteacuteriteacute mecircme de ce qui nrsquoest autre que de prime abord et autre par rapport agrave moi raquo (TI 27) en un mot le pouvoir La faccedilon drsquoecirctre du moi est lrsquoappropriation du monde elle consiste agrave se tenir dans lrsquohabitation et agrave exercer son pouvoir sur les choses pour les posseacuteder ou les consommer Mais en preacutecisant que le monde nrsquoest autre que de prime abord et par rapport agrave moi Levinas insiste sur la relativiteacute de lrsquoalteacuteriteacute du monde Le lieu lrsquoustensile la nourriture ne sont que relativement autres degraves lors qursquoils srsquooffrent agrave mes pouvoirs Par conseacutequent le moi ne connaicirct pas drsquoalteacuteriteacute absolue dans sa vie

concregravete et seacutepareacutee il identifie tout Autre Mais alors comment une relation entre moi et lrsquoabsolument Autre est-elle possible laquo Comment le Mecircme se produisant comme eacutegoiumlsme peut-il entrer en relation

avec un Autre sans le priver aussitocirct de son alteacuteriteacute raquo (ibid)

3 Il faut distinguer lrsquoalteacuteriteacute relative du monde et lrsquoalteacuteriteacute absolue du Deacutesir LrsquoAutre absolu est laquo autre drsquoune alteacuteriteacute constituant le contenu mecircme de lrsquoAutre raquo (TI 28) que Levinas avait exprimeacutee degraves le deacutebut du paragraphe la distance de la transcendance laquo entre dans la maniegravere drsquoexister de lrsquoecirctre exteacuterieur Sa caracteacuteristique formelle ndash ecirctre autre ndash fait son contenu raquo (TI 24) Cette deacutefinition est symeacutetrique agrave celle qui qualifiait le Mecircme absolu de nouveau la forme fait le contenu Levinas explicite en quoi la situation formelle de lrsquoAutre par rapport au Mecircme le produit comme Autre lrsquoAutre est absolu en tant que son alteacuteriteacute est sa seacuteparation dans la relation Srsquoil nrsquoeacutetait pas absolument autre il ne serait pas autre du tout et srsquoidentifierait au Mecircme Pour passer du Mecircme absolu au moi

Levinas cherchait lrsquoecirctre dont lrsquoidentification est lrsquoessence passant agrave lrsquoAutre absolu quel est lrsquoecirctre dont lrsquoalteacuteration est lrsquoessence Levinas reacutepond laquo lrsquoabsolument Autre crsquoest Autrui raquo (TI 28) Cette identification une fois poseacutee est justifieacutee par un argument neacutegatif le rejet de toute participation drsquoautrui agrave une mecircme nature ou une mecircme essence que moi Si autrui et moi nrsquoavons rien en commun si nous ne participons pas agrave un mecircme genre il est lrsquoAutre et je suis le Mecircme Ce nrsquoest pas parce

qursquoautrui fait comme moi partie du genre humain qursquoil est autrui Levinas reacutecuse la conception traditionnelle de lrsquo(autre) homme qui le saisit comme individu du genre humain Lrsquoanimal rationale

crsquoest lrsquohomme abstrait des systegravemes logiques autrui et le moi reacutesistent dans leur reacutealiteacute concregravete et dans leur face-agrave-face agrave ce reacuteductionnisme Appreacutehender autrui comme individu drsquoun genre crsquoest faire

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de lui mon semblable un alter ego ndash crsquoest conjuguer le laquo je raquo au pluriel deacutemultiplier le Mecircme et non accueillir lrsquoAutre Pour eacuteviter cet eacutecueil Levinas rejette toute conception drsquoautrui par la ressemblance agrave moi au point de parler agrave son propos drsquoune alteacuteriteacute absolue distincte de lrsquoalteacuteriteacute relative de ce que je

peux faire mien Autrui nrsquoest pas un autre moi mais un ecirctre que je rencontre dans son absolue alteacuteriteacute crsquoest-agrave-dire concregravetement dans sa parole

Cette double identification du Mecircme au moi et de lrsquoAutre agrave autrui est singuliegravere a Elle semble de

prime abord deacutefinir le moi et autrui drsquoune mecircme faccedilon pour chacun drsquoeux la forme ndash identification ou alteacuteration ndash fait le contenu Pourtant les conseacutequences de ces deacutefinitions sont bien diffeacuterentes Que le moi soit lrsquoidentification par excellence suppose qursquoil tire son identiteacute hors du face-agrave-face avec autrui et donc qursquoil ait une existence seacutepareacutee qui en un sens preacutecegravede la relation Le moi tire son identiteacute de soi comme srsquoil eacutetait lui-mecircme le principe de son existence indeacutependamment de lrsquoAutre Qursquoautrui soit lrsquoalteacuteration par excellence signifie au contraire qursquoil tire son ecirctre de la relation si bien que Levinas peut eacutecrire laquo lrsquoalteacuteriteacute nrsquoest possible qursquoagrave partir de moi raquo (TI 29) Le moi se deacutefinit hors de la relation et autrui se deacutefinit dans et par la relation b Le face-agrave-face entre le Mecircme et lrsquoAutre srsquoeffectue donc agrave

la premiegravere personne ndash point de vue que lrsquoon ne saurait quitter sans deacutetruire la relation Si lrsquoalteacuteriteacute doit partir du moi crsquoest parce qursquoelle est la distance qui seacutepare le Mecircme et lrsquoAutre distance que le Deacutesir

mesure mais ne comble pas La production de lrsquoinfini est le Deacutesir lui-mecircme de mecircme la production de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui est le face-agrave-face c Bien sucircr Levinas ne veut pas dire par lagrave que crsquoest moi qui constitue autrui mais qursquoautrui est indissociable du face-agrave-face ougrave il se produit agrave moi De lagrave un certain flottement dans lrsquousage du terme laquo transcendance raquo pouvant deacutesigner tantocirct le Mecircme tantocirct lrsquoAutre tantocirct leur relation la transcendance est Deacutesir mesurant la distance entre le Mecircme et lrsquoAutre de sorte qursquoelle peut aussi bien deacutenoter le moi qui effectue ce mouvement (le deacutesirant) autrui qui suscite le mouvement en moi (le deacutesireacute) ou le mouvement lui-mecircme (le Deacutesir)

Concluons que le face-agrave-face forme une structure deacutefinie pas son immeacutediation sa dualiteacute excluant tout tiers et son asymeacutetrie irreacuteversible Il forme un cadre dans lequel lrsquoideacutee concregravete de lrsquoinfini deacuteploie

sa transcendance Mais quelle relation concregravete le face-agrave-face vient-il formaliser Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini est drsquoabord eacutethique Levinas nrsquoa pas moins commenceacute par chercher la relation originaire agrave autrui dans

lrsquoeacuteros Lrsquoeacuteros peut-il donc accomplir le Deacutesir de lrsquoinfini

II Le Deacutesir eacuterotique

sect16 La genegravese du Deacutesir

a) Lrsquoamour sans fusion

En 1947 le face-agrave-face est eacuterotique mais Levinas nrsquoa pas encore forgeacute son concept de Deacutesir110 Les œuvres de 1947 deacutecrivent-elles deacutejagrave le Deacutesir malgreacute lrsquoabsence du terme Pour identifier mecircme en

110 Le terme de laquo deacutesir raquo apparaicirct rarement dans les œuvres de 1947 ougrave son sens est ambivalent De

lrsquoexistence agrave lrsquoexistant fait du deacutesir le type mecircme de notre rapport au monde par les nourritures Levinas eacutevoquant laquo la correspondance complegravete entre le deacutesir et sa satisfaction Le deacutesir sait parfaitement ce qursquoil deacutesire Et lrsquoaliment permet la reacutealisation totale de son intention raquo (DEE 65) Pourtant la volupteacute de lrsquoamour eacuterotique suggegravere lrsquoideacutee drsquoun laquo deacutesir permanent raquo laquo comme si on se trompait sur la nature du deacutesir confondu drsquoabord avec la faim qui recherche quelque chose et que lrsquoon deacutecouvrait alors comme une faim de rien raquo (DEE 66) Le sens

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lrsquoabsence du terme le Deacutesir agrave lrsquoœuvre dans les descriptions de Levinas nous en chercherons les quatre traits essentiels (1) le Deacutesir est une relation agrave lrsquoAutre en tant qursquoAutre qui ne le reacuteduit pas au Mecircme (2) il a la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini telle que le deacutesireacute ne le comble pas mais le creuse (3) il ne

peut ecirctre satisfait et se distingue radicalement du besoin et de la recherche du plaisir (4) il est absolument gratuit et sans finaliteacute

Retrouvons-nous ces quatre traits essentiels du Deacutesir dans les descriptions de la relation eacuterotique

en 1947 (1) Crsquoest lrsquoeacuteros qui laquo fournit le prototype raquo (TA 64) de la relation agrave lrsquoautre puisque laquo lrsquoalteacuteriteacute srsquoaccomplit dans le feacuteminin raquo (TA 81) Lrsquoamour eacuterotique est une relation agrave lrsquoabsolument autre qui en raison de lrsquolaquo absence de toute fusion dans lrsquoeacuterotique raquo (TA 82) nrsquoabolit pas la seacuteparation entre le Mecircme et lrsquoAutre (2) Comment se fait lrsquoapproche La pheacutenomeacutenologie de la volupteacute et de la caresse deacutecrit la faccedilon dont lrsquoamant se rapporte agrave elle La caresse en ce sens est le mode drsquoecirctre proprement eacuterotique laquo Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se deacuterobe et un jeu absolument sans projet ni plan non pas avec ce qui peut devenir nocirctre et nous mais avec quelque chose drsquoautre toujours autre toujours inaccessible toujours agrave venir La caresse est lrsquoattente de cet avenir pur sans

contenu Elle est faite de cet accroissement de faim de promesses toujours plus riches ouvrant des perspectives nouvelles sur lrsquoinsaisissable Elle srsquoalimente de faims innombrables raquo (TA 82-83) Ces

lignes deacutecrivent dans le mouvement eacuterotique de la caresse et de la volupteacute la structure du Deacutesir de lrsquoinfini Le jeu eacuterotique avec le feacuteminin est une recherche incapable de saisir lrsquoalteacuteriteacute dans chacun de ses gestes la main qui caresse ne fait qursquoaccroicirctre sa faim deacutesirant toujours davantage qursquoelle ne trouve car le corps feacuteminin se deacuterobe sous les caresses Il est insaisissable et ne fait qursquoaugmenter le deacutesir de lrsquoamant par cette insatisfaction Il ne comble pas lrsquoamant mais creuse son deacutesir eacuterotique (3) Toutefois dans cette structure ascendante du deacutesir eacuterotique il y a le plaisir essentiellement absent du Deacutesir de lrsquoinfini Or Levinas est conscient de la neacutecessiteacute de distinguer la volupteacute du plaisir obtenu par la jouissance des nourritures lorsqursquoil eacutecrit que laquo la volupteacute nrsquoest pas un plaisir comme un autre parce

qursquoelle nrsquoest pas un plaisir solitaire comme le manger et le boire raquo (TA 82) Dans la structure de la volupteacute se manifeste la dualiteacute du plaisir eacuteprouveacute fondeacute sur lrsquoalteacuteriteacute du feacuteminin Lrsquoeacuteros megravene agrave un

plaisir distinct de la satisfaction du besoin (4) Cette communauteacute du plaisir entre lrsquoamant et lrsquoaimeacutee est le signe de sa passiviteacute au fondement du Deacutesir laquo Lrsquoamour nrsquoest pas une possibiliteacute il nrsquoest pas ducirc

agrave notre initiative raquo (TA 82) La possibiliteacute de lrsquoamour serait la possibiliteacute de la solitude amoureuse lrsquoeacuteros ne peut donc pas ecirctre lrsquoactiviteacute drsquoun amant cherchant agrave posseacuteder ou agrave fusionner avec lrsquoaimeacutee Il permet de laquo donner une deacutefinition [du sujet] qui reacuteside en quelque maniegravere dans sa passiviteacute raquo (TA 73) Si la caresse est un mouvement laquo sans projet ni plan raquo (TA 82) elle ne peut avoir de terme

Concluons que la description de lrsquoeacuteros en 1947 remplit bien les critegraveres du Deacutesir de lrsquoinfini Or

cela nrsquoest possible qursquoen raison du fait que Levinas deacutefinit la sexualiteacute comme un pheacutenomegravene non fusionnel Crsquoest cette absence de fusion qui lui confegravere les caractegraveres de ce que lrsquoœuvre ulteacuterieure

appellera Deacutesir Lrsquoamour eacuterotique nrsquoest pas fusionnel parce qursquoil est une relation agrave lrsquoabsolument autre (sous les traits du feacuteminin) qui se creuse de son insatisfaction (dans la volupteacute) qui ne srsquoeacuteteint pas dans le plaisir et qui nrsquoa pas de finaliteacute (le fils est au-delagrave du possible) Cette structure eacuterotique peut donc ecirctre consideacutereacutee comme la genegravese de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Si Levinas peut voir dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini un Deacutesir crsquoest gracircce agrave ces descriptions de 1947 qui avaient deacutejagrave dessineacute la structure du Deacutesir sans

encore pouvoir la fixer en un concept Lrsquoeacutethique ne reprendra pas uniquement la forme geacuteneacuterale du

original du Deacutesir de lrsquoinfini perce donc deacutejagrave malgreacute lrsquoheacutesitation du vocabulaire Toutefois la description effective de lrsquoeacuteros se passera de la notion de deacutesir pour lui preacutefeacuterer celles drsquoamour de volupteacute et de caresse

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face-agrave-face duel immeacutediat et asymeacutetrique mais aussi le mouvement de transcendance dont lrsquoeacuteros a donneacute la premiegravere description concregravete Tout face-agrave-face est bien animeacute par le Deacutesir En revanche le passage de lrsquoeacuteros agrave lrsquoeacutethique suppose la remise en cause de plusieurs thegraveses deacutefendues en 1947

Lrsquoeacutethique revendique la primauteacute sur lrsquoeacuteros Autrui en tant qursquoautrui agrave partir des anneacutees 1950 nrsquoest plus le feacuteminin mais le visage Totaliteacute et infini livrera la raison de ce transfert en reacuteservant

lrsquoaccomplissant du Deacutesir pur au visage et en deacutecrivant le Deacutesir eacuterotique entrelaceacute de besoin La thegravese fondamentale de 1947 selon laquelle lrsquoeacuteros nrsquoest pas fusionnel srsquoen trouve modifieacutee pour ecirctre reprise il faudra srsquoassurer que le Deacutesir excegravede le besoin dans lrsquoamour Peut-on agrave lrsquoaide des textes ineacutedits des anneacutees 1950 retracer la genegravese du Deacutesir de lrsquoinfini agrave partir de la premiegravere penseacutee de lrsquoeacuteros

b) De lrsquoamour au Deacutesir de lrsquoinfini

Dans les Notes philosophiques sur eacuteros Levinas emploie de nombreux concepts absents des

œuvres de 1947 mais centraux dans Totaliteacute et infini inviolabiliteacute nuit intimiteacute cacheacute refus de lrsquoexpression virginiteacute111 La femme demeure laquo un autrui absolument autrui raquo (OC3 167) penseacute en

dehors de toute laquo confusion avec autrui raquo (OC3 180) Toutefois crsquoest sous le mode de lrsquoobscuriteacute que se reacutevegravele cette alteacuteriteacute laquo le cacheacute devient un eacuteveacutenement de lrsquoecirctre qui se cache ndash et non pas comme un

acte arbitraire mais comme le mode drsquoecirctre mecircme de cet ecirctre Lrsquoeacuteveacutenement de lrsquoexpression lui est eacutetranger Et srsquoil est vrai que le propre de lrsquoecirctre reacuteside dans la reacuteveacutelation le cacheacute pudique nrsquoest pas un ecirctre Nous lrsquoappelons Mystegravere raquo (OC3 185) Le feacuteminin comme mystegravere reacuteinterpreacuteteacute sous la modaliteacute du cacheacute de la pudeur et du refus de lrsquoexpression srsquooffre comme pheacutenomegravene laquo lrsquoeacuteros et la volupteacute tiennent dans la profanation de la pudeur Crsquoest en cela que lrsquoeacuteros est plus et autre chose qursquoune connaissance Il est la maniegravere dont le mystegravere peut ecirctre connu ndash et il ne peut ecirctre connu que dans la profanation raquo (OC3 186) La description aboutit agrave la conception duelle de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine qui sera celle de Totaliteacute et infini laquo la chair est lrsquoeacuteleacutement mecircme de la vie Crsquoest la brutaliteacute et la soliditeacute drsquoun

objet physique qui srsquoannonce cependant comme quelque chose de fragile de tremblant comme exposeacute agrave la blessure raquo (OC3 186) Les Notes en renouvelant le lexique de la description eacuterotique teacutemoignent

du changement des probleacutematiques levinassiennes sur au moins deux plans lrsquoeacuteros est compareacute agrave lrsquoexpression (concept absent de 1947) et lrsquoeacutequivociteacute (pudeur profanation brutaliteacutefragiliteacute) entre

dans le mode drsquoecirctre du feacuteminin lui-mecircme Toutefois Levinas estime encore neacutecessaire de penser lrsquoamour eacuterotique en dehors de toute fusion Or cette conception ne va pas sans contredire certaines descriptions eacuteloignant lrsquoamour du Deacutesir et le rapprochant du besoin Crsquoest le cas de la conception de la volupteacute qui fait lrsquoobjet drsquoune description preacutecise (OC3 181-182)

La volupteacute nrsquoest pas un plaisir comme un autre [Les autres plaisirs caracteacuteristique

luminositeacute ] Dans son instant la volupteacute est la promesse drsquoune volupteacute plus grande Cette deacutefinition de la volupteacute par la volupteacute nrsquoest pas une tautologie Elle deacutecouvre dans la volupteacute une intention La

111 Les Notes philosophiques sur eacuteros sont un ineacutedit publieacute dans le volume 3 des Œuvres complegravetes pour

lequel nous de disposons pas de datation Lrsquoeacutetude de son contenu livre cependant quelques indices La penseacutee de lrsquoamour eacuterotique qui srsquoy deacuteploie suggegravere que ces liasses sont posteacuterieures aux œuvres de 1947 dont elles forment une reprise le lexique nouveau dans la description de lrsquoeacuteros que lrsquoon retrouvera dans Totaliteacute et infini teacutemoigne aussi drsquoune certaine progression par rapport au texte de 1947 La confrontation nouvelle entre eacuteros et expression montre eacutegalement que les Notes supposent une analyse du langage (dont nous avons la premiegravere trace dans la confeacuterence laquo Parole et silence raquo de 1948) En revanche la mention encore flottante du deacutesir de lrsquoinfini (cf infra) semble montrer que Levinas ne posseacutedait pas agrave lrsquoeacutepoque ougrave il reacutedigeait ces Notes le concept eacutethique de Deacutesir Ces Notes nous paraissent donc correspondre agrave une peacuteriode drsquoentre-deux celle de la genegravese de la penseacutee eacutethique de Levinas entre les eacutecrits de 1947 et la confeacuterence de 1956 qui a donneacute lrsquoarticle laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo

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volupteacute se trouve devant un vide crsquoest une pamoison[] Toute la distance franchie par la caresse se creuse agrave nouveau plus infranchissable[] plus vertigineuse[] Dans la volupteacute le sujet srsquoallegravege de son ecirctre mecircme de toute possession Mais ce vide nrsquoest pas un pur neacuteant Il nrsquoest certes pas contact drsquoun autre ecirctre ndash il est la peacuteneacutetration dans un autre ecirctre mais une peacuteneacutetration qui est en mecircme temps le recul de cet autre ecirctre lrsquoaffirmation drsquoautrui dans son alteacuteriteacute dans son inviolabiliteacute Autrui crsquoest ce qui est inviolable Drsquoougrave dans la volupteacute la conscience de ce quelque chose de reacutesistant et de farouche de cette morsure sur la reacutealiteacute de ce goucirct de la reacutealiteacute qui autorise agrave parler de luttes de Veacutenus Lrsquoautrui ndash crsquoest la vraie exteacuterioriteacute et la condition de toute exteacuterioriteacute

Ces lignes deacutemontrent en confirmation de nos analyses des œuvres de 1947 la grande proximiteacute

qui existe entre Deacutesir et eacuteros Lrsquoeacuteros est distingueacute des autres types de plaisirs qui manifestent une luminositeacute ou une intentionnaliteacute (cf TA 46) La structure de sa volupteacute est alors deacutecrite dans les mecircmes termes que celle du Deacutesir dans Totaliteacute et infini la volupteacute srsquoaccroicirct de par son mouvement qui se nourrit de lui-mecircme franchir la distance ne fait que la creuser plus beacuteante encore et ne fait qursquoeacuteloigner lrsquoaimeacutee Crsquoest lrsquoexacte structure du Deacutesir de lrsquoinfini faite drsquoinsatisfactions qui nrsquoarrecirctent pas le mouvement mais le relancent La reacutesistance renouvelle la volupteacute contrairement aux autres plaisirs qui veulent la satisfaction drsquoune lumiegravere Si avant lrsquoeacutethique lrsquoeacuteros est la seule relation agrave autrui en tant qursquoautrui crsquoest en tant qursquoil est la seule relation qui maintient et accroicirct la distance entre les

deux termes au lieu de la reacuteduire Bien que le concept de Deacutesir soit absent de ces descriptions la volupteacute en possegravede les traits structurels si clairement qursquoon peut ici les identifier

Mais pourquoi avoir eacutelaboreacute un nouveau concept le Deacutesir pour dire un mouvement que la

volupteacute incarne exactement Pour le dire nous devrons montrer comment la naissance du problegraveme de la responsabiliteacute et de lrsquoeacutethique vient remettre en cause lrsquoideacutee que lrsquoamour nrsquoest pas fusionnel et ainsi entamer la pureteacute de la volupteacute Tant que ce problegraveme ne se pose pas lrsquoeacuteros suffit agrave fournir le modegravele drsquoune relation sans possession mieux la volupteacute possegravede deacutejagrave la structure emphatique du Deacutesir de lrsquoinfini Dissocier Deacutesir et volupteacute suppose donc une conception de lrsquoamour comme fusion et celle-ci malgreacute les affirmations de Levinas nrsquoest pas tout agrave fait absente des Notes (OC3 184)

La volupteacute ndash en relation avec autrui en tant qursquoautrui ndash est drsquoabord la mort du moi La volupteacute ne

comporte pas uniquement lrsquointensiteacute de lrsquoinstant ndash comme lrsquoavaient habituellement preacutesenteacutee les heacutedonistes Ou plutocirct ndash il faudra envisager de plus pregraves dans quel sens lrsquoinstant comporte lrsquointensiteacute ndash crsquoest comme instant drsquoautrui de reacutesurrection en autrui Lrsquoinstant preacutesent est mort La volupteacute est comme une rareacutefaction[] comme un allegravegement de tout notre ecirctre Chaque fraction de lrsquoecirctre se fractionne encore et se pacircme Mais cette pamoison vire en reacutesurrection ndash et crsquoest cet instant de reacutesurrection qui est preacuteciseacutement le moment drsquointensiteacute qui est autrui Mais autrui-moi meurt Tout lrsquointervalle qui me seacutepare drsquoautrui apparaicirct agrave nouveau La volupteacute est faite de promesses de volupteacute plus grande Promesses qui ne sont jamais tenues

Cet eacuteleacutement de promesse jamais tenue ndash montre que lrsquoeacuteros a besoin drsquoaccomplissement que lrsquointimiteacute doit srsquoexprimer Crsquoest dans la paterniteacute que lrsquoeacuteros srsquoaccomplit

Si la volupteacute fait mourir le moi et le fait renaicirctre en autrui formant un autrui-moi crsquoest ndash Levinas

ne le voit pas encore ndash que la fusion ne constitue pas seulement un fantasme secondaire des amants mais une caracteacuteristique essentielle de lrsquoamour eacuterotique Cette premiegravere partie de texte deacutecrit la pacircmoison de la volupteacute ougrave dans lrsquointensiteacute du plaisir les amants semblent ne faire plus qursquoun Alors je meurs agrave moi-mecircme pour renaicirctre sitocirct apregraves en lrsquoautre et ensemble moi et autrui formons cet ecirctre commun que Levinas appelle malgreacute toutes ses preacutecautions pour penser lrsquoamour hors de toute fusion

laquo autrui-moi raquo Trop gecircnante cette thegravese doit ecirctre relativiseacutee sa porteacutee atteacutenueacutee ce que fait Levinas en revenant par-delagrave la fusion agrave la structure emphatique de la volupteacute qui sera celle du Deacutesir Totaliteacute

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et infini assumera cette ambiguiumlteacute de lrsquoamour agrave la fois besoin et Deacutesir que les Notes taisent pour deacutemontrer que lrsquoamour est sans fusion

Mais lrsquointeacuterecirct principal que nous avons pour ces Notes concerne son usage de lrsquoexpression laquo deacutesir de lrsquoinfini raquo au sein drsquoun dialogue fictionnel (OC3 219-222) Il srsquoagit drsquoun prologue fictif au Faust de

Goethe ou peut-ecirctre mecircme de sa reacuteeacutecriture Levinas met en scegravene deux personnages Monsieur tout le monde (TLM) personnification de lrsquoecirctre-au-monde quotidien 112 et un eacutetudiant anonyme qui se nomme lui-mecircme le premier eacutetudiant (1er) TLM apprenant de lrsquoeacutetudiant que celui-ci sort de derriegravere le front de Goethe srsquooffusque et le traite de fantocircme lrsquoopposant agrave lui qui du haut de ses certitudes est le reacuteel par excellence laquo Je suis lrsquoEtre mecircme raquo Lrsquoeacutetudiant pense quant agrave lui que cette certitude dans lrsquoecirctre nrsquoest que neacuteant ndash et que laquo la maladie drsquoecirctre Homme raquo deacutecrite dans le Faust est ailleurs Ainsi

TLM Folle maladie (sentencieux) 1er Il y a une folie dans lrsquohomme Il porte en lui un mal invisible TLM Lequel 1er Le deacutesir TLM Le deacutesir de quoi 1er Le Deacutesir de lrsquoInfini (TLM se couvre la face) Tu as peur de ce mot Nrsquoas-tu TLM jamais eacuteteacute

jeune Ne te souvient-il pas de cette inquieacutetude bienheureuse et cruelle de la jeunesse de ce deacutesir drsquoeacutetreindre lrsquoUnivers de vivre quelque chose drsquounique qui nous placerait agrave part comme au Centre de Tout Dans la seacuterie des instants nous attendons un moment ougrave nous serons plus que nous-mecircmes Nous avons le pressentiment drsquoun moment extrecircme drsquoun sommet Nostalgie qui continue agrave nous torturer mecircme quand nous ne penserons plus qursquoagrave notre chocolat du matin et agrave nos pommes sauteacutees

TLM ignore lrsquointrigue du Faust et avec elle le deacutesir de lrsquoinfini dont lrsquoeacutetudiant se fait le porte-

parole Derriegravere la penseacutee de Goethe qui reacuteconcilie les passions et la raison il y a le deacutesir de lrsquoinfini

auquel secregravetement tout le Faust reacutepond Ce deacutesir drsquoecirctre plus que nous-mecircmes semblable au besoin drsquoeacutevasion de 1935 est une reacutevolte contre lrsquoecirctre ndash reacutevolte que TLM ignore puisqursquoil est lrsquoecirctre dans son

contentement inquestionneacute Cette reacutevolte qui est maladie folie et mal prend ici le nom de jeunesse113 Les termes employeacutes par lrsquoeacutetudiant pour la deacutecrire sont vagues ils font reacutefeacuterence agrave une hauteur un paroxysme qui nous placerait au centre de toutes choses et dont nous sommes nostalgiques Pour savoir ce qursquoest le deacutesir de lrsquoinfini ou la jeunesse il faut poursuivre lrsquoeacutetude du Faust Lrsquoeacutetudiant montre alors que le deacutesir est une attente que la science ne peut pas satisfaire Mais Faust devenu vieux ne peut se reacutesoudre au suicide car son cœur est encore plein de promesses il lui faut la jeunesse du corps et crsquoest le Diable qui vient la lui donner Faust accepte de lui donner son acircme en eacutechange laquo drsquoun instant qui justifiera la vie raquo drsquoune beauteacute si grande que le sens du monde sera assureacute Le deacutesir drsquoecirctre

plus que nous-mecircmes est lrsquoattente drsquoun moment qui justifiera la vie Quel sera cet instant Lrsquoamour de Marguerite Lrsquoamour eacuterotique est la reacuteponse au deacutesir de lrsquoinfini Arriveacute agrave ce point nous comprenons

que Levinas voit dans le Faust de Goethe une intrigue illustrant sa propre philosophie de lrsquoeacuteros Seul le face-agrave-face eacuterotique avec le feacuteminin deacutelivre lrsquoexistant du mal de sa solitude Lrsquoeacuteros anime le deacutesir

de lrsquoinfini Pourtant le face-agrave-face chez Goethe nrsquoen est pas un le Diable joue un rocircle crucial qui

112 Le nom de laquo Monsieur tout le monde raquo srsquoinspire avant tout du Dasein heideggeacuterien et de lrsquoanonymat du

laquo on raquo deacutecrit dans Etre et temps Dans laquo Lrsquoontologie dans le temporel raquo Levinas eacutecrivait en effet laquo Lrsquohomme tel qursquoil est le plus souvent lrsquohomme de la vie courante ndash est Monsieur tout le monde lrsquohomme en geacuteneacuteral le on qui se voit en quelque maniegravere du dehors raquo (EDE 82)

113 Le concept de jeunesse est discret mais reacutecurrent chez Levinas Humanisme de lrsquoautre homme en fait un usage singulier deacutesignant par jeunesse le sujet anteacuterieur agrave lrsquoecirctre ndash lrsquoouvrage voyant dans les eacuteveacutenements de mai 1968 une contestation (une mise en question) du monde par la jeunesse (cf HAH 106 et 112-113)

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introduit une meacutediation entre Faust et Marguerite Comment lrsquoexpliquer Au-delagrave de la magie diabolique neacutecessaire pour que Faust retrouve la jeunesse du corps et seacuteduise Marguerite le Diable existe au theacuteacirctre car laquo il faut plus que lrsquohomme pour expliquer lrsquohomme raquo Or cet eacuteleacutement surhumain

prend forme diabolique pour servir la laquo comeacutedie raquo par la moquerie le Diable laquo rabaisse ce qui peut sembler sacreacute raquo et laquo ridiculise ce qui semble seacuterieux raquo Il est dans un langage philosophique laquo la

neacutegation qui donne toute sa valeur agrave lrsquoaffirmation raquo laquo lrsquoEsprit de la neacutegation feacuteconde raquo qui aspire au Mal et fait le Bien Derriegravere ces formules aux accents heacutegeacuteliens Levinas pointe vers sa propre theacuteorie du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre Lrsquoeacuteros ne serait qursquoune aventure de lrsquoecirctre solitaire si lrsquoeacutelan amoureux ne portait le sujet que vers lrsquoextase Lrsquoeacuteros est une sortie hors de soi qui peut passer par le mal mais qui en tant que sortie est drsquoores et deacutejagrave cheminement vers le bien Le Diable du Faust est donc au service du bien que lrsquoeacuteros rend possible dans lrsquoecirctre

Cette subtile dialectique finit de deacutemontrer que lrsquoeacuteros accomplit le deacutesir de lrsquoinfini Pourtant une

question demeure laquo TLM mais la pauvre Marguerite Faust va-t-il creuser sa perte raquo En deacutepit de la theacuteorie de lrsquoamour deacuteveloppeacutee par lrsquoeacutetudiant crsquoest cette question qui srsquoavegravere la plus essentielle poseacutee

agrave la fin du prologue elle est la question encore ouverte que seule la piegravece pourra reacutesoudre Tout lrsquoobjet du prologue eacutetait drsquoy mener puis de srsquoy arrecircter et de laisser les personnages du Faust jouer leur drame

Le Faust semblait poser le problegraveme du deacutesir (eacuterotique) de lrsquoinfini au-delagrave de lrsquoecirctre il questionne en reacutealiteacute sur le salut de Marguerite Il faut remarquer que les rocircles srsquoinversent jusqursquoagrave preacutesent TLM eacutetait lrsquoincarnation naiumlve de lrsquoontologie aveugle au deacutesir que lrsquoeacutetudiant lui enseignait deacutesormais crsquoest au contraire TLM qui teacutemoigne drsquoun souci pour le salut de Marguerite alors que lrsquoeacutetudiant ne pense qursquoau deacutesir de Faust Alors que le discours de lrsquoeacutetudiant semblait traiter du grand drame de la quecircte de soi voilagrave que crsquoest TLM qui pose la question du salut drsquoautrui Faust trouve dans lrsquoamour de Marguerite la justification de la vie mais le problegraveme veacuteritable de la piegravece est le salut de Marguerite mise en danger par lrsquoamour de Faust TLM a donc peut-ecirctre mieux que lrsquoeacutetudiant compris le sens de

la piegravece dans le discours mecircme du jeune homme Aussi peut-on proposer une double interpreacutetation de ce prologue Soit la reacuteponse au deacutesir est lrsquoamour eacuterotique comme le pense lrsquoeacutetudiant Soit cette

reacuteponse est la responsabiliteacute pour la femme mise en danger par lrsquoamour ndash ce que voit TLM dans la sinceacuteriteacute de sa derniegravere reacuteplique Cette dualiteacute de lrsquointerpreacutetation du prologue trahit la perceacutee de

lrsquoeacutethique derriegravere lrsquoeacuteros dans la question de la responsabiliteacute pour le salut drsquoautrui Concluons que ce prologue apregraves avoir montreacute qursquoautrui eacutetait la seule reacuteponse possible au deacutesir de lrsquoinfini semble heacutesiter entre deux interpreacutetations du deacutesir drsquoautrui Deacutesirer lrsquoinfini est-ce rechercher la volupteacute promise par la beauteacute de Marguerite ou est-ce ajourner le plaisir au profit de son salut Lrsquoinstant qui justifiera la vie est-il un instant de plaisir enthousiaste ou la neacutegation de ce plaisir au nom de la responsabiliteacute Le Diable ce neacutegateur feacutecond nrsquoa-t-il pas pour rocircle premier de susciter la question cruciale celle du salut drsquoautrui sans laquelle il nrsquoy a pas le Bien

sect17 La place de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute dans la pheacutenomeacutenologie du Deacutesir Les œuvres de 1947 et les Notes approchent la relation agrave autrui selon un scheacutema binaire il y a

drsquoun cocircteacute le face-agrave-face eacuterotique qui approche autrui en tant qursquoabsolument Autre et de lrsquoautre les relations mondaines qui le visent agrave travers un caractegravere commun Totaliteacute et infini introduit une dualiteacute

conceptuelle qui complexifie cette opposition la diffeacuterence entre besoin et Deacutesir En 1961 bien que lrsquoamour excegravede encore la logique de la totaliteacute il cegravede la primauteacute agrave la relation eacutethique au visage qui

devient le nom drsquoautrui absolument Autre Le Deacutesir eacutethique est pur (sans besoin) et premier le Deacutesir eacuterotique est impur car compromis avec le besoin et suppose le visage Un Deacutesir emprunt de besoin

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est-il encore Deacutesir En toute rigueur le Deacutesir se deacutetruit en perdant sa pureteacute et ne devrait pas se lier au besoin Or la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute de Totaliteacute et infini est ambigueuml agrave ce sujet car elle deacutecrit bien un Deacutesir eacuterotique Quel est-il et est-il conforme au Deacutesir de lrsquoinfini

a) Le Deacutesir eacuterotique

En 1961 il nrsquoest plus question de nier le caractegravere fusionnel de lrsquoamour Levinas revendique une

position plus conforme aux descriptions de sa pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros le plaisir contenu dans la volupteacute lrsquoassimile au besoin tandis que lrsquoinsatisfaction qui megravene de caresse en caresse la rapproche du Deacutesir laquo Crsquoest pourquoi lrsquoamour eacuterotique oscille comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit entre lrsquoau-delagrave du deacutesir et lrsquoen deccedilagrave du besoin et que sa jouissance prend place parmi tous les autres plaisirs et joies de la vie raquo (TI 304) Un en deccedilagrave coiumlncide deacutesormais avec lrsquoau-delagrave revendiqueacute dans lrsquoamour eacuterotique degraves 1947 la dimension de la vie et de la jouissance conformeacutement aux descriptions de la section II de Totaliteacute et infini Aimer crsquoest aussi vivre drsquoamour et de plaisir combler un besoin sexuel Mais lrsquointroduction drsquoune logique du besoin dans lrsquoeacuteros srsquoaccompagne drsquoun second changement majeur lrsquoeacuteros ne doit

plus seulement ecirctre situeacute par rapport aux relations mondaines mais drsquoabord agrave lrsquoeacutethique du visage La section III a montreacute que la relation eacutethique au visage eacutetait premiegravere et constituait le rapport

fondamental agrave autrui comme absolument Autre Comment la section IV portant sur lrsquoau-delagrave du visage ndash amour et feacuteconditeacute ndash se positionne-t-elle par rapport agrave cette eacutethique Si lrsquoeacuteros relegraveve agrave la fois du besoin et du Deacutesir crsquoest qursquoil oscille entre la jouissance de lrsquoaimeacutee comme satisfaction drsquoune faim et le respect absolu de son alteacuteriteacute de visage Ces deux tendances contraires voire incompatibles coexistent pourtant dans le pheacutenomegravene de lrsquoamour Lorsque Totaliteacute et infini aborde la question de lrsquoeacuteros la probleacutematique nrsquoest plus du tout celle des œuvres de 1947 ou des Notes ougrave il srsquoagissait de montrer en quoi lrsquoamour eacutetait la seule relation possible agrave lrsquoalteacuteriteacute absolue En 1961 cette relation est lrsquoeacutepiphanie du visage qui constitue une exception remarquable dans la vie drsquoun Moi absolu qui est

assimilation de nourritures Lrsquoenjeu des descriptions de lrsquoamour consiste alors agrave deacuteterminer le sens drsquoune relation qui allie ces contraires Crsquoest lrsquoobjet de la partie IV-A intituleacutee laquo Lrsquoambiguiumlteacute de

lrsquoamour raquo ougrave lrsquoamour est drsquoembleacutee situeacute par rapport au visage Levinas deacutefinit lrsquoambiguiumlteacute en ces termes (TI 285)

Jouissance du transcendant presque contradictoire dans ses termes lrsquoamour ne se dit avec veacuteriteacute ni

dans le parler eacuterotique ougrave il srsquointerpregravete comme sensation ni dans le langage spirituel qui lrsquoeacutelegraveve au deacutesir du transcendant La possibiliteacute pour Autrui drsquoapparaicirctre comme objet drsquoun besoin tout en conservant son alteacuteriteacute ou encore la possibiliteacute de jouir drsquoAutrui de se placer agrave la fois en deccedilagrave et au-delagrave du discours cette position agrave lrsquoeacutegard de lrsquointerlocuteur qui agrave la fois lrsquoatteint et le deacutepasse cette simultaneacuteiteacute du besoin et du deacutesir de la concupiscence et de la transcendance tangence de lrsquoavouable et de lrsquoinavouable constitue lrsquooriginaliteacute de lrsquoeacuterotique qui dans ce sens est lrsquoeacutequivoque par excellence

Lrsquoeacutequivociteacute de lrsquoamour se lit dans sa deacutefinition jouissance du transcendant La jouissance

ramenant tout Autre au Mecircme par assimilation il est contradictoire de jouir drsquoune alteacuteriteacute qui resterait transcendante Crsquoest pourtant ce qui est en question dans lrsquoeacuteros autrui est agrave la fois nourriture ou objet

de besoin et Autre interlocuteur visage Aussi lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoamour tient-elle dans sa positiviteacute contradictoire malgreacute le fait qursquoautrui soit assimileacute agrave un objet de besoin et de jouissance il nrsquoy est pas reacuteduit et dans cette jouissance se dessine un mouvement qui la deacutepasse et marche agrave lrsquoalteacuteriteacute Prise entre besoin et Deacutesir lrsquoaimeacutee nrsquoest pas un visage rabaisseacute par la jouissance elle est une alteacuteriteacute drsquoun autre ordre que le visage qui joue drsquoune autre modaliteacute ndash la pudeur le mystegravere le cacheacute La deacutecouverte de lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoamour ne vient pas contredire ce que Levinas a pu eacutecrire agrave ce sujet

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depuis 1947 elle reacutevegravele au contraire la complexiteacute du pheacutenomegravene eacuterotique qui avait deacutejagrave eacuteteacute entrevue mais inadeacutequatement reacuteduite agrave son versant non-fusionnel La pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros de la partie IV-B reprend et reacuteinterpregravete agrave la lumiegravere de la distinction entre besoin et Deacutesir les acquis des analyses

de 1947 et des Notes On peut la diviser en trois parties a le feacuteminin b la caresse et la volupteacute c lrsquoau-delagrave du visage et la socieacuteteacute amoureuse

a La feacuteminiteacute y est-elle encore preacutesenteacutee comme lrsquoabsolument Autre Oui mais en un autre sens

que le visage Lrsquoeacutequivoque de lrsquoamour agrave la fois besoin et Deacutesir se retrouve dans lrsquoaimeacutee Celle-ci preacutesente deux faces opposeacutees dont la description inaugure la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros Drsquoabord laquo lrsquoamour vise Autrui il le vise dans sa faiblesse raquo (TI 286) Cette faiblesse est la proprieacuteteacute de lrsquoalteacuteriteacute elle-mecircme en tant que feacuteminine Elle qualifie tout amour drsquoautrui dans la fragiliteacute lrsquoeacutevanescence ou la tendresse du feacuteminin se manifestant en une eacutepiphanie de lrsquoaimeacutee qui est laquo fuite en soi au sein mecircme de sa manifestation raquo crsquoest-agrave-dire effacement devant la mise en lumiegravere venant de la parole du visage obscuriteacute de la nuit eacuterotique A cette faiblesse essentielle fait eacutecho une autre face du feacuteminin une laquo ultramateacuterialiteacute exorbitante raquo Par cette expression doublement emphatique Levinas

deacutenote ce qui srsquooppose agrave lrsquoeffacement du feacuteminin dans sa faiblesse En deacutepit de sa fragiliteacute lrsquoaimeacutee est eacutegalement approcheacutee dans sa lourdeur exhibition de la nuditeacute que lrsquoamour investit drsquoun poids plus

lourd que le reacuteel mecircme Lrsquoeacuteros crsquoest aussi le contact avec un corps dont la nuditeacute entiegraverement deacutevoileacutee paraicirct sans deacutetours et srsquooffre agrave la caresse Au contraire de ce qui vient drsquoecirctre dit de la faiblesse lrsquoamour dans son versant mateacuteriel srsquoexhibe en pleine lumiegravere Il est neacutecessaire de maintenir ensemble ces deux aspects de la feacuteminiteacute comme le montre sa deacutefinition laquo la simultaneacuteiteacute ou lrsquoeacutequivoque de cette fragiliteacute et de ce poids de non-signifiance plus lourd que le poids du reacuteel informe nous lrsquoappelons feacuteminiteacute raquo (TI 287) La feacuteminiteacute est donc bien une alteacuteriteacute absolue du fait mecircme de sa dualiteacute alteacuteriteacute en tant que faiblesse eacutechappant agrave la lumiegravere alteacuteriteacute en tant que mateacuterialiteacute dont lrsquoeacutepaisseur reacutesiste agrave la lumiegravere Le premier trait du Deacutesir (1) est preacutesent dans lrsquoeacuteros Drsquoautant qursquoici la feacuteminiteacute nrsquoest pas une

alteacuteriteacute-contenu elle est la dualiteacute pheacutenomeacutenale drsquoune certaine alteacuteriteacute Mais comment sans contradiction penser en un seul et mecircme pheacutenomegravene lrsquoalliance de ces opposeacutes effacement et

exhibition leacutegegravereteacute et lourdeur

b Lrsquoanalyse pheacutenomeacutenologique de la caresse permet de reacutepondre La caresse est un mouvement amoureux devant la feacuteminiteacute fait de compassion allieacutee de complaisance Elle compatit pour la fragiliteacute du feacuteminin mais profane sa nuditeacute recherchant la jouissance dans son mouvement mecircme de compassion ndash et ainsi se rapporte bien aux deux versants de la feacuteminiteacute et non pas seulement agrave la faiblesse La caresse nrsquoest pas la prise en charge de la faiblesse du visage ndash autrement elle serait la compassion pure du visage non pas amour eacuterotique mais pure responsabiliteacute pour cette faiblesse ndash mais la complaisance au cœur mecircme de la compassion drsquoougrave son ambivalence Elle ne deacutevoile et ne saisit rien elle cherche et fouille veacuteritable laquo marche agrave lrsquoinvisible raquo (TI 288) qui ne se donne pas de

terme par avance et nrsquoanticipe pas sur ce qursquoelle va trouver Et elle ne trouve rien (TI 288)

Dans un certain sens elle exprime lrsquoamour mais souffre drsquoune incapaciteacute de le dire Elle a faim de cette expression mecircme dans un incessant accroissement de faim Elle va donc plus loin qursquoagrave son terme elle vise au-delagrave drsquoun eacutetant mecircme futur qui comme eacutetant preacuteciseacutement frappe deacutejagrave agrave la porte de lrsquoecirctre Dans sa satisfaction le deacutesir qui lrsquoanime renaicirct alimenteacute en quelque faccedilon par ce qui nrsquoest pas encore nous ramenant agrave la virginiteacute agrave jamais invioleacutee du feacuteminin

De nouveau la relation eacuterotique revecirct la forme du Deacutesir de lrsquoinfini La caresse ne jouit pas du

corps feacuteminin au mecircme sens que dans le besoin je jouis des nourritures car elle est faite de

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souffrance autant que de plaisir souffrance qui est preacuteciseacutement une deacuteviation du besoin et la part du Deacutesir dans lrsquoamour En caressant lrsquoaimeacutee lrsquoamant exprime qursquoil lrsquoaime mais la caresse est muette et eacutechoue agrave signifier Dans son eacutequivociteacute agrave la fois compassion pure du laquo je trsquoaime raquo et complaisance du

laquo je jouis de trsquoaimer raquo la caresse nrsquoexprime rien Lrsquoexpression serait reacuteponse au visage un laquo me voici raquo la caresse se cache derriegravere elle-mecircme et ne dit rien ce qui est cause de sa souffrance Du

fond de sa non-expression la caresse cherche agrave exprimer un deacutecalage entre ces deux modaliteacutes contraires srsquoinstaure alors qui est le mouvement propre de la caresse En voulant aller plus loin que sa complaisance muette la faim qui anime la caresse se renouvelle et srsquoaccroicirct De maniegravere incessante toujours plus vive la caresse creuse la faim qui lrsquoanime car elle est doublement deacutepasseacutee par la feacuteminiteacute qursquoelle deacutesire drsquoune part elle ne peut exprimer sa tendresse pour la fragiliteacute du feacuteminin et drsquoautre part elle ne peut eacutetreindre toute lrsquoeacutepaisseur de sa mateacuterialiteacute La pheacutenomeacutenologie de la caresse megravene donc Levinas agrave ne pas concevoir le corps feacuteminin comme un eacutetant comme un objet agrave la mesure de mon intentionnaliteacute Le mouvement ascendant propre agrave la caresse change la satisfaction en insatisfaction car sa recherche nrsquoaboutit agrave aucun terme agrave rien drsquoeacutetant agrave ce qui nrsquoest pas encore De mecircme que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est lrsquoinfinition mecircme de lrsquoinfini de mecircme ici le mouvement de la caresse

est si lrsquoon peut dire la feacuteminisation mecircme du feacuteminin La caresse est le pheacutenomegravene agrave partir duquel Levinas peut deacutecrire toute la relation eacuterotique sans avoir recours agrave la notion de substance De mecircme

qursquoil nrsquoy a pas de substance infinie qui serait terme du Deacutesir il nrsquoy a pas de substance feacuteminine reacutepondant agrave lrsquoeacuteros La feacuteminiteacute ndash et la masculiniteacute ndash signifie agrave mecircme la relation eacuterotique et non hors drsquoelle Drsquoune maniegravere encore plus saisissante que dans les Notes Levinas analyse ici la structure de lrsquoamour eacuterotique dans les mecircmes termes et selon la mecircme modaliteacute que le Deacutesir Lrsquoeacuteros possegravede donc le deuxiegraveme trait essentiel du Deacutesir (2) qui est sa structure et le troisiegraveme (3) qui est son impossible satisfaction

Quelles sont les conseacutequences drsquoune telle analyse sur la question du rapport entre Deacutesir et eacuteros

Il est apparu que Levinas loin de deacutecrire une deacutegeacuteneacuterescence de lrsquoalteacuteriteacute du visage en alteacuteriteacute sexueacutee deacutefend au contraire la thegravese drsquoune alteacuteriteacute absolue de la feacuteminiteacute Lrsquointroduction dans Totaliteacute et infini

drsquoun versant fusionnel dans lrsquoamour ne vient pas relativiser lrsquoalteacuteriteacute du feacuteminin par comparaison avec le visage Au contraire la feacuteminiteacute apparaicirct comme une alteacuteriteacute distincte de celle du visage mais tout

aussi absolue Cette alteacuteriteacute est constitueacutee par une structure deacutesirante agrave laquelle le pheacutenomegravene de la caresse ouvre dont le fonctionnement est identique agrave la forme du Deacutesir Deux questions se posent alors en quel sens la feacuteminiteacute est-elle une alteacuteriteacute absolue sans ecirctre eacutethique Quel rapport cette alteacuteriteacute entretient-elle avec celle du visage Pour reacutepondre agrave la premiegravere question il faut poursuivre les descriptions de la caresse et de la volupteacute Lrsquoaimeacutee feacuteminiseacutee pour ainsi dire dans la relation eacuterotique apparaicirct sous les caresses de lrsquoamant dans une eacutequivociteacute que la caresse rend possible Le jeu drsquoalternance de la satisfaction et de lrsquoinsatisfaction dans la caresse se traduit par un jeu de mort et de renaissance de la virginiteacute du feacuteminin En effet dans sa faiblesse autant que dans sa mateacuterialiteacute lrsquoaimeacutee

est le cacheacute puisque la caresse fouille et ne deacutevoile pas elle ne ramegravene pas le corps feacuteminin agrave la lumiegravere eacutechoue agrave srsquoexprimer Ce rapport agrave lrsquoexpression est la faccedilon drsquoecirctre de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine drsquoun cocircteacute la feacuteminiteacute est cette leacutegegravereteacute qui fuit devant la caresse incapable de la saisir de lrsquoautre cocircteacute elle est cette pesante mateacuterialiteacute qui srsquoexhibe en conservant son mystegravere Lrsquoexhibition est la profanation et la mort du vierge la fuite leacutegegravere est sa renaissance et dans ce cercle propre agrave lrsquoamour eacuterotique se

dessine une alteacuteriteacute diffeacuterente de celle du visage dont lrsquoeacutepiphanie est la droiture du commandement Lrsquoalteacuteriteacute du feacuteminin est lrsquoexpression du refus de lrsquoexpression la volupteacute est laquo reacuteveacutelation du cacheacute en

tant que cacheacute raquo (TI 291) Le cacheacute est lrsquoalteacuteriteacute du feacuteminin son mystegravere indeacutevoileacute Levinas le nomme aussi le tendre laquo maniegravere qui ne se signale mecircme pas comme une signification qui en aucune faccedilon

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ne luit qui srsquoeacuteteint et se pacircme faiblesse essentielle de lrsquoaimeacutee se produisant comme vulneacuterabiliteacute et comme mortelle raquo (TI 290) La mortaliteacute drsquoautrui peut donc signifier de deux faccedilons diffeacuterentes chez le visage elle prend la forme de lrsquointerdit du meurtre reacuteveacutelant la nuditeacute drsquoautrui devant la mort dans

le feacuteminin la reacuteveacutelation de cette nuditeacute se fait dans lrsquoeacutequivoque de lrsquoabsence qui est absence drsquoecirctre de langage et de signification le feacuteminin appartient agrave lrsquoavenir que la caresse jamais nrsquoeacutetreint un moins

que rien ou un pas encore Il nrsquoy a donc pas drsquoautre approche possible du cacheacute que la caresse et la volupteacute qui ne savent rien exprimer et ne preacutetendent remplir aucune intention

c Du fait de ces distinctions Levinas dit de lrsquoamour eacuterotique qursquoil appartient agrave lrsquoau-delagrave du

visage Quel sens donner agrave cette expression Pour le dire Levinas interrompt ses descriptions de lrsquoeacuteros et rappelle les acquis des sections I agrave III sur la signifiance du visage Le visage feacuteminin crsquoest-agrave-dire non plus en tant que visage mais en tant qursquoaimeacutee reacuteunit la clarteacute propre au visage qursquoelle suppose et lrsquoobscuriteacute de lrsquoeacuterotisme Cette obscuriteacute crsquoest lrsquoinversion de la signification du visage laquo une signification agrave rebours raquo (TI 295) qui est renoncement au langage Elle ne nie pas la signifiance du visage mais la deacutevie fait naicirctre le rire derriegravere le seacuterieux de la morale et lrsquointimiteacute irrespectueuse au

meacutepris du respect Lrsquoamour introduit le rire et la pure jouissance du vivre au cœur mecircme de lrsquoalteacuteriteacute il est une invitation agrave perdre son seacuterieux Loin drsquoecirctre une perte drsquoalteacuteriteacute lrsquoeacuteros en est une deacuteviation

que Levinas nrsquointerpregravete jamais dans ces pages comme une perversion moralement condamnable Lrsquoamour eacuterotique comme la guerre rend la morale deacuterisoire ndash en un sens diffeacuterent cependant non par la soumission de lrsquoAutre au Mecircme mais par la naissance drsquoune intimiteacute et drsquoune compliciteacute entre le Mecircme et lrsquoAutre ougrave lrsquoAutre ne se deacutevoile pas malgreacute la compliciteacute Lrsquoau-delagrave du visage crsquoest donc cette alteacuteriteacute qui suppose le visage pour srsquoen moquer pour lrsquoaimer et pour en jouir Crsquoest pourquoi la mort intervient dans lrsquoamour ougrave la mortaliteacute drsquoautrui est faiblesse que lrsquoon respecte en la profanant En outre lrsquointimiteacute des amants introduit malgreacute lrsquoasymeacutetrie radicale de lrsquoeacuteros ougrave la feacuteminiteacute est absolument Autre une relation qui ne va plus agrave sens unique Le visage me commande agrave ecirctre bon les

rocircles en morale sont clairement eacutetablis Au contraire lrsquoamour nrsquoimplique pas une telle rigiditeacute laquo aimer crsquoest aimer lrsquoamour que lrsquoAimeacutee me porte raquo (TI 298) La passiviteacute et la compliciteacute

constituent la caresse comme telle La caresse se complaicirct dans la complaisance du corps caresseacute Les amants partagent une volupteacute qui creacutee leur intimiteacute veacuteritable laquo communauteacute du sentant et du senti raquo

(TI 297) agrave comprendre dans le double sens drsquoun plaisir commun et drsquoune socieacuteteacute agrave deux Lrsquoamour instaure donc une asymeacutetrie qui admet des points de rencontre et de communauteacute ce que lrsquoeacutethique exclut Par lagrave les derniers traits du Deacutesir sont preacutesents dans lrsquoeacuteros (4) dans sa passiviteacute lrsquoamour est impossibiliteacute de cheminer activement vers une fin deacutetermineacutee et le deacutesir eacuterotique se creuse agrave mesure qursquoil va sans savoir ougrave ni comment il est emmeneacute sans fin

Ainsi que deacutesigne le mot de deacutesir dans la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros laquo La volupteacute commence

deacutejagrave dans le deacutesir eacuterotique et reste agrave tout instant deacutesir La volupteacute ne vient pas combler le deacutesir elle est

ce deacutesir mecircme Crsquoest pourquoi la volupteacute nrsquoest pas seulement impatiente mais est lrsquoimpatience mecircme respire lrsquoimpatience et en eacutetouffe surprise par sa fin car elle va sans aller agrave une fin raquo (TI 290) En un mot il faut voir dans le deacutesir eacuterotique une modaliteacute du Deacutesir de lrsquoinfini De mecircme que le visage feacuteminin nrsquoest pas le visage mais le suppose et en constitue lrsquoau-delagrave de mecircme le deacutesir eacuterotique constitue pour ainsi dire lrsquoau-delagrave du Deacutesir de lrsquoinfini Par au-delagrave il ne faut pas comprendre un infini

plus infini que celui de lrsquoeacutethique mais une autre maniegravere pour lrsquoinfini de se concreacutetiser dans lrsquoeacutequivoque de la non-signifiance du cacheacute et qui suppose le Deacutesir de lrsquoinfini Lrsquoimpatience du Deacutesir

eacuterotique est une deacuteviation du Deacutesir de lrsquoinfini et de sa gratuiteacute vers lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoaimeacutee Certes contrairement au Deacutesir de lrsquoinfini le Deacutesir eacuterotique est plaisir Cependant le plaisir nrsquoest pas la fin de

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ce Deacutesir qui se creuse au lieu de srsquoeacuteteindre dans sa satisfaction Le plaisir dans lrsquoamour nrsquoest pas une faccedilon de reacuteduire lrsquoAutre au Mecircme mais la modaliteacute drsquoune approche de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine Le plaisir qui tient agrave la part du besoin dans lrsquoeacuteros deacutevie le Deacutesir allant au visage sur lrsquoaimeacutee il altegravere lrsquoalteacuteriteacute

du visage sans la relativiser il lrsquoobscurcit en fait un visage feacuteminin Lrsquointroduction par lrsquoamour du besoin dans le Deacutesir ne diminue pas le Deacutesir mais le deacutetourne vers lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine qui ne comble

pas un manque puisqursquoelle nrsquoest rien drsquoeacutetant un moins que rien Rompant avec sa position de 1947 Levinas considegravere le besoin et ainsi la fusion dans lrsquoamour non pas aux deacutepens de sa dimension non fusionnelle mais bien en renfort de cette dimension Totaliteacute et infini rompt avec lrsquounilateacuteraliteacute de la thegravese de 1947 pour mieux la deacutefendre lrsquoamour srsquooppose au visage en srsquoappuyant sur lui le tourne en deacuterision et constitue une alteacuteriteacute obscure en un sens bien plus coheacuterent qursquoen 1947

b) Le Deacutesir du Deacutesir

Le plaisir de la volupteacute par lequel se manifeste la dimension de besoin ou de fusion dans lrsquoamour

est deacutesormais assumeacute comme constituant pleinement lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoaimeacutee dans son mystegravere mecircme

Loin de rabaisser lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine au statut de nourriture le plaisir la constitue dans son uniciteacute Toutefois Totaliteacute et infini gagne dans la description de cette alteacuteriteacute une preacutecision nouvelle en

situant lrsquoamour eacuterotique par rapport agrave lrsquoeacutethique Levinas peut deacuteterminer le propre de la socieacuteteacute que forment les amants distincte du rapport social Lrsquoamour est laquo plaisir et eacutegoiumlsme agrave deux raquo (TI 298) dans lrsquointimiteacute de la volupteacute les amants forment ensemble une non-socieacuteteacute un couple fermeacute sur les autres Dans sa passiviteacute lrsquoamour est amour de lrsquoamour les amants vivent un plaisir identique car il est plaisir du plaisir de lrsquoautre Levinas ne va pas ici jusqursquoagrave theacutematiser une union en un moi-autrui comme dans les Notes mais il montre la fermeture du couple sur lui-mecircme dans lrsquoeacuteros Or cette fermeture est paradoxale puisqursquoelle est agrave la fois maintien et neacutegation de lrsquoalteacuteriteacute la socieacuteteacute amoureuse est fondeacutee sur lrsquoamour de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine en tant que telle mais ce fondement cause

lrsquoignorance du reste de lrsquohumaniteacute lrsquoenfermement du couple dans lrsquoignorance des autres visages Cependant lrsquoenferment du couple sur lui-mecircme nrsquoa pas la steacuteriliteacute de la jouissance solitaire ou du

meacutepris de lrsquoAutre Car lrsquoamour engendre lrsquoenfant Lrsquoamour est bien un Deacutesir de lrsquoenfant comme le disent les derniegraveres lignes de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros (TI 298-299)

La relation avec lrsquoenfant ndash la convoitise de lrsquoenfant ndash agrave la fois autre et moi-mecircme ndash se dessine

dans la volupteacute pour srsquoaccomplir dans lrsquoenfant lui-mecircme (comme peut srsquoaccomplir un Deacutesir qui ne srsquoeacuteteint pas dans sa fin ni ne srsquoapaise dans sa satisfaction) Nous voici devant une cateacutegorie nouvelle devant ce qui est derriegravere les portes de lrsquoecirctre devant le moins que rien que lrsquoeacuteros arrache agrave sa neacutegativiteacute et qursquoil profane Il srsquoagit drsquoun neacuteant distinct du neacuteant de lrsquoangoisse du neacuteant de lrsquoavenir enseveli dans le secret du moins que rien

Qursquoest-ce qui dans la volupteacute dessine cette convoitise de lrsquoenfant La pheacutenomeacutenologie de la volupteacute a deacutecrit lrsquoamour selon la structure du Deacutesir de lrsquoinfini ougrave autrui creuse le deacutesir eacuterotique au lieu

de le combler Lrsquoimpossibiliteacute du remplissement est due au fait qursquoautrui nrsquoest pas approcheacute par la caresse comme un eacutetant en cherchant la caresse ne se saisit de rien (le feacuteminin nrsquoest pas objet de connaissance) ce qursquoelle se met sous la main nrsquoest mecircme pas ce qursquoelle cherche Le plaisir de la volupteacute se nourrit de cette insatisfaction ougrave le mystegravere en se donnant se retire Insaisissable le corps feacuteminin se retire sans cesse dans lrsquoavenir ougrave la volupteacute promet de le saisir ndash mais sans jamais y

parvenir Le thegraveme du moins que rien ou du pas encore reacutecurrent et deacutecisif dans ces analyses nous eacutetait apparu comme lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine elle-mecircme qui la distingue du besoin autant que de lrsquoeacutethique

Or voici que ces consideacuterations sur lrsquoenfant viennent renverser cette interpreacutetation en renvoyant la

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temporaliteacute de lrsquoamour tourneacute vers lrsquoavenir agrave lrsquoenfant Lrsquoenfant est ce moins que rien qui constitue la fin de la volupteacute Par parenthegravese Levinas souligne alors un fait crucial pour notre problegraveme agrave savoir que lrsquoenfant est lrsquoaccomplissement du Deacutesir (sous-entendu du Deacutesir eacuterotique et du Deacutesir de lrsquoinfini)

non pas au sens drsquoun terme mais au sens drsquoun renouvellement de ce Deacutesir dans lrsquoenfant Le Deacutesir aboutit agrave lrsquoenfant sans srsquoy eacuteteindre il ouvre par lagrave une nouvelle cateacutegorie au-delagrave du possible lrsquoavenir

de la naissance du fils Le projet conscient de faire un enfant nrsquoeacutepuise en rien ce qui se joue dans la venue de lrsquoenfant Avoir un fils est bien drsquoavantage qursquoun avoir crsquoest ecirctre au-delagrave de ce que je peux ecirctre le fils qui est autre que moi tout en eacutetant moi On doit donc interpreacuteter doublement le moins que rien et le pas encore qui scandent toute la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et dessinent la temporaliteacute propre de lrsquoamour Dans la volupteacute crsquoest drsquoune part la promesse du feacuteminin qui nrsquoest jamais tenue drsquoautre part la naissance du fils

Totaliteacute et infini identifie lrsquoenfant agrave lrsquoaccomplissement du Deacutesir qui nrsquoeacuteteint pas le Deacutesir mais le

ravive Lrsquoenfant suppose lrsquoamour eacuterotique car il est la possibiliteacute de deux ecirctres ndash la mienne et celle de lrsquoaimeacutee il est une impossibiliteacute du moi seul que lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine rend possible Ainsi la relation au

fils laquo ressemble agrave celle qui fut deacutecrite pour lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (TI 300) dans lrsquoimpossibiliteacute drsquoen rendre compte seul sans le rapport agrave une alteacuteriteacute La feacuteconditeacute crsquoest lrsquoecirctre infini recommenccedilant

toujours dans la succession des geacuteneacuterations par lrsquoamour eacuterotique Crsquoest en ce sens que le fils nrsquoest pas le terme du Deacutesir mais son renouvellement (TI 302)

Autrui nrsquoest pas le terme il nrsquoarrecircte par le mouvement du Deacutesir Lrsquoautre que le Deacutesir deacutesire est

encore Deacutesir la transcendance transcende vers celui qui transcende ndash voilagrave la vraie aventure de la paterniteacute de la trans-substantiation qui permet de deacutepasser le simple renouvellement du possible dans lrsquoineacutevitable seacutenescence du sujet La transcendance ndash le pour autrui ndash la bonteacute correacutelative du visage fonde une relation plus profonde la bonteacute de la bonteacute La feacuteconditeacute engendrant la feacuteconditeacute accomplit la bonteacute par-delagrave le sacrifice qui impose un don le don du pouvoir du don la conception de lrsquoenfant Ici le Deacutesir que dans les premiegraveres pages de cet ouvrage nous avons opposeacute au besoin Deacutesir qui nrsquoest pas un manque Deacutesir qui est lrsquoindeacutependance de lrsquoecirctre seacutepareacute et sa transcendance srsquoaccomplit non pas en se satisfaisant et en srsquoavouant ainsi besoin mais en se transcendant en engendrant le Deacutesir

Par lrsquousage qursquoil fait de la notion du Deacutesir ce texte fait converger les deux conceptions de

lrsquoalteacuteriteacute absolue de Totaliteacute et infini la feacuteminiteacute et le visage Lrsquoamour eacuterotique engendre lrsquoenfant lui-mecircme sujet et donc lui-mecircme porteur du Deacutesir de lrsquoinfini Le Deacutesir ici est synonyme de subjectiviteacute

En faisant naicirctre lrsquoenfant le mouvement de mon propre Deacutesir se perpeacutetue dans le sien Le sujet srsquoexcegravede et se deacutepasse en se renouvelant dans le fils le Deacutesir du fils nrsquoa donc pas de terme puisqursquoil

est Deacutesir du Deacutesir Ce redoublement rendu possible par lrsquoamour eacuterotique est la pleine reacutealisation du Deacutesir de lrsquoinfini Drsquoautant que Levinas interpregravete le Deacutesir du Deacutesir sous la forme drsquoune autre reacutepeacutetition la bonteacute de la bonteacute Si lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine suppose lrsquoalteacuteriteacute du visage alors crsquoest le visage qui fonde la relation au fils comme Deacutesir du Deacutesir Jusqursquoagrave preacutesent opposeacutes lrsquoeacutethique et lrsquoeacuterotique se rejoignent dans la figure du fils bonteacute engendreacutee par la bonteacute Le plus grand accomplissement de la bonteacute est drsquoengendrer un ecirctre capable de bonteacute Le fils est la solution qursquoadopte Totaliteacute et infini au problegraveme de la gratuiteacute du Deacutesir ainsi qursquoagrave son absence de terme Il est la finaliteacute de lrsquoamour mais eacutechappe en mecircme temps agrave tout projet Au-delagrave du possible puisqursquoau-delagrave de mes pouvoirs solitaires crsquoest seulement la rencontre de lrsquoalteacuteriteacute absolue de la feacuteminiteacute qui lrsquoengendre Par le visage feacuteminin le visage fait naicirctre le Deacutesir du Deacutesir

A lrsquoissue de cette lecture de Totaliteacute et infini la conclusion srsquoimpose la pheacutenomeacutenologie de

lrsquoeacuteros est une pheacutenomeacutenologie du Deacutesir de lrsquoinfini Non seulement elle possegravede tous les traits

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essentiels du Deacutesir mais Levinas en fait explicitement lrsquoaccomplissement du Deacutesir Cependant cette identification du Deacutesir eacuterotique au Deacutesir de lrsquoinfini nrsquoa lieu que sur fond drsquoun rapport complexe entre lrsquoeacutethique et lrsquoeacuterotique Si lrsquoaimeacutee et le visage sont deux alteacuteriteacutes absolues ils srsquoopposent dans leur

mode drsquoexpression de cette alteacuteriteacute Lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine est celle de son visage cacheacutee dans la nuit eacuterotique riant de la mort que le visage exprime seacutevegraverement Tant que lrsquoon ne prend pas en compte la

feacuteconditeacute lrsquoeacuterotique ne peut apparaicirctre que dans son incompatibiliteacute avec lrsquoeacutethique A ce niveau le Deacutesir du visage et le Deacutesir eacuterotique doueacutes drsquoune mecircme structure signifient deux sens contradictoires ndash et cependant ils accomplissent tous deux le Deacutesir de lrsquoinfini Bien loin de deacutegrader lrsquoalteacuteriteacute du visage lrsquoamour alliant besoin et Deacutesir fusion et seacuteparation est un pheacutenomegravene relevant agrave part entiegravere du Deacutesir Aussi la feacuteconditeacute apparaicirct-elle comme une sorte de reacuteconciliation des rapports eacuterotique et eacutethique Seul lrsquoamour eacuterotique engendre lrsquoenfant mais dans un mouvement que le visage lui-mecircme a appeleacute le visage appelle son propre oubli dans la volupteacute afin que cette volupteacute engendre un ecirctre capable de bonteacute capable de porter secours au visage La feacuteconditeacute la paterniteacute et la filialiteacute reacuteconcilient dans une sorte de synthegravese constituant le point culminant de Totaliteacute et infini ces deux figures irreacuteconciliables mais œuvrant en vue du mecircme accomplissement que sont lrsquoeacuterotique et

lrsquoeacutethique Cette reacuteconciliation a pour lieu lrsquoenfant crsquoest-agrave-dire qursquoelle est reacuteconciliation ontologique laquo ecirctre infini raquo (TI 300) ou laquo pluralisme de lrsquoecirctre raquo (TI 342) feacuteconditeacute La feacuteconditeacute est la figure

concregravete du Deacutesir de lrsquoinfini qui reacuteconcilie ses deux aspects irreacuteductibles lrsquoun agrave lrsquoautre de Deacutesir moral et Deacutesir eacuterotique La pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros apparaicirct donc comme la deuxiegraveme et derniegravere pheacutenomeacutenologie du Deacutesir de lrsquoinfini prolongement et aboutissement de la premiegravere qui est pheacutenomeacutenologie du visage

La pluraliteacute de lrsquoecirctre signifie que le pegravere est autre dans son fils La feacuteconditeacute ouvre la possibiliteacute

que je ne sois pas simplement moi mais que par le fils je sois plus que moi-mecircme un Autre qui ne revient pas au Mecircme ce fils qui est moi et autre que moi Avec ce fils issu de moi le Deacutesir eacuterotique

me conduit au-delagrave de mon identification agrave moi-mecircme Lrsquoamour est un voyage ougrave je chemine sans espoir de retour chez moi car il fait de moi un pegravere possibiliteacute qui excegravede le simple concept de moi

En ce sens la feacuteconditeacute reacutepond agrave ce laquo deacutesir de lrsquoinfini raquo dont parlait le prologue de Faust des Notes philosophiques sur eacuteros elle apporte une seconde jeunesse qui permet drsquoeacutechapper au vieillissement

du soi dans la solitude Le Deacutesir de lrsquoinfini comme concept reacutepondant agrave ce deacutesir de la jeunesse anime et renouvelle lrsquoecirctre Il est le concept permettant de sortir du primat de la totaliteacute dans lrsquoecirctre par le fils qui ne forme pas un tout avec le pegravere Dans la feacuteconditeacute Deacutesir eacutethique et Deacutesir eacuterotique convergent pour permettre une conception pluraliste de lrsquoecirctre ougrave lrsquoAutre nrsquoest pas reacuteduit au Mecircme Cette reacuteconciliation et cette convergence au regard des exigences formelles poseacutees au concept de Deacutesir sont-elles satisfaisantes Lrsquoœuvre posteacuterieure agrave 1961 a reacutepondu par la neacutegative

sect18 Un amour sans eacuteros

a) Lrsquoabsence de lrsquoeacuteros apregraves Totaliteacute et infini Lrsquoabsence de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros dans lrsquoœuvre posteacuterieure agrave 1961 est patente Lrsquoeacutethique

est deacutesormais le seul champ privileacutegieacute ougrave a lieu la relation avec lrsquoabsolument Autre Comment

expliquer lrsquoabsence de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine et de lrsquoamour eacuterotique apregraves Totaliteacute et infini Pour le deacuteterminer il faut eacutetudier les rares textes que Levinas a consacreacutes agrave lrsquoeacuteros et agrave la feacuteminiteacute dans cette

peacuteriode Dans sa preacuteface de 1979 eacutecrite agrave lrsquooccasion de la reacuteeacutedition du Temps et lrsquoautre Levinas revient en ces termes sur la conception du feacuteminin et de lrsquoeacuteros qursquoil y deacuteployait (TA 12-13)

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Crsquoest dans lrsquoesprit de ces anneacutees drsquoouverture qursquoil convient de lire dans Le temps et lrsquoautre les

divers thegravemes agrave travers lesquels chemine ndash avec deacutetours ndash notre thegravese principale (hellip) ce qui est dit enfin du rapport agrave autrui au feacuteminin agrave lrsquoenfant de la feacuteconditeacute du Moi modaliteacute concregravete de la diachronie articulations ou digressions ineacutevitables de la transcendance du temps ni extase ougrave le Mecircme srsquoabsorbe dans lrsquoAutre ni savoir ougrave lrsquoAutre appartient au Mecircme ndash relation sans relation deacutesir inassouvissable ou proximiteacute de lrsquoInfini Thegraveses qui nrsquoont pas eacuteteacute toutes reprises plus tard sous leur forme premiegravere qui ont pu depuis lors se reacuteveacuteler comme inseacuteparables de problegravemes plus complexes et plus anciens comme exigeant une expression moins improviseacutee et surtout une penseacutee diffeacuterente

Revenant sur son parcours philosophique Levinas associe la thegravese de la transcendance du temps

et ses modaliteacutes concregravetes ndash eacuteros et feacuteconditeacute ndash au Deacutesir de lrsquoinfini Notre lecture retrouvant la pheacutenomeacutenologie du Deacutesir dans celle de la volupteacute en 1947 y trouve sa confirmation Mais dans lrsquoœuvre posteacuterieure agrave 1947 lrsquoorientation philosophique se deacutetourne de ces thegraveses et ne les conserve pas toutes Les problegravemes plus anciens dont il est question sont ceux que posent lrsquoeacutethique et le face-agrave-face avec le visage Du point de vue le plus geacuteneacuteral sur lrsquoeacutevolution de lrsquoœuvre agrave partir de 1947 crsquoest le problegraveme du rapport au visage qui a eacuteteacute le plus deacuteterminant pour lrsquoeacuteros En dehors drsquoune confrontation avec lrsquoeacutethique lrsquoeacuterotique apparaicirct comme la solution improviseacutee et incomplegravete agrave la question de

lrsquoalteacuteriteacute Dans ce retour sur son propre cheminement Levinas indique clairement que lrsquoeacuterotique a ducirc ceacuteder la place au problegraveme plus fondamental de lrsquoeacutethique Pourtant quelques pages plus loin il nuance

ce seacutevegravere jugement agrave lrsquoeacutegard de ses deacutebuts pour montrer en quel sens lrsquoeacuterotique a pu contribuer agrave sa conception de lrsquoeacutethique (TA 14-15)

La notion drsquoalteacuteriteacute transcendante ndash celle qui ouvre le temps ndash est drsquoabord rechercheacutee agrave partir

drsquoune alteacuteriteacute-contenu agrave partir de la feacuteminiteacute La feacuteminiteacute (hellip) nous est apparue comme une diffeacuterence tranchant sur les diffeacuterences non seulement comme une qualiteacute diffeacuterente de toutes les autres mais comme la qualiteacute mecircme de la diffeacuterence Ideacutee qui devrait rendre possible la notion du couple comme distincte de toute dualiteacute purement numeacuterique la notion de socialiteacute agrave deux qui est probablement neacutecessaire agrave lrsquoexceptionnelle eacutepiphanie du visage ndash nuditeacute abstraite et chaste ndash se deacutegageant des diffeacuterences sexuelles mais qui est essentielle agrave lrsquoeacuterotisme et ougrave lrsquoalteacuteriteacute ndash comme qualiteacute lagrave encore et non pas comme distinction simplement logique ndash est porteacutee par le laquo tu ne tueras pas raquo que dit le silence mecircme du visage Significatif rayonnement eacutethique dans lrsquoeacuterotisme et la libido par lesquels lrsquohumaniteacute entre dans la socieacuteteacute agrave deux et qursquoelle soutient autorisant peut-ecirctre agrave mettre au moins en question le simplisme du pan-eacuterotisme contemporain

Le temps et lrsquoautre trouve dans la figure de la feacuteminiteacute un ecirctre dont lrsquoalteacuteriteacute est le contenu la

qualiteacute lrsquoessence Levinas montre que sur la base de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine il a ainsi pu constituer une

notion de couple ou de socialiteacute agrave deux qui se deacutegagera dans la suite de son œuvre du seul domaine de lrsquoeacuterotique Le face-agrave-face des amants ougrave des ecirctres sont en relation sans que cette dualiteacute se ramegravene agrave

une totaliteacute a eacuteteacute probablement neacutecessaire agrave la conception du face-agrave-face avec le visage Certes les conceptualiteacutes eacutethique et eacuterotique srsquoopposent mais crsquoest la socialiteacute exceptionnelle que forment les amants qui a donneacute agrave Levinas son concept de la dualiteacute asymeacutetrique de lrsquoaccueil du visage Aussi la genegravese historique va-t-elle de lrsquoeacuterotique agrave lrsquoeacutethique alors que le rapport philosophique eacutetablit une anteacuterioriteacute de lrsquoeacutethique sur lrsquoeacuterotique Lrsquoamour eacuterotique a servi de modegravele pour penser lrsquouniciteacute du face-agrave-face avec le visage que suppose ce mecircme amour Or ce que lrsquoeacutethique conserve dans le modegravele conceptuel de lrsquoeacuterotique crsquoest la structure du Deacutesir Les deux seuls types de relation agrave lrsquoAutre absolument Autre dans lrsquoœuvre de Levinas eacutethique et eacuterotique possegravedent tous deux comme

mouvement essentiel de la relation la structure du Deacutesir de lrsquoinfini Aller agrave lrsquoinfini ndash feacuteminin ou visage ndash crsquoest deacutesirer Doit-on entre Deacutesir eacuterotique et Deacutesir eacutethique eacutetablir une hieacuterarchie et une primauteacute de

lrsquoun sur lrsquoautre A partir de Totaliteacute et infini la primauteacute ne peut revenir qursquoau visage que lrsquoeacuteros

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suppose crsquoest le visage qui fait surgir lrsquoeacuteros par-delagrave lrsquoeacutethique Mais il nrsquoest pas sucircr que cette primauteacute soit en 1961 absolue En effet lrsquoexpression laquo au-delagrave du visage raquo qui qualifie lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute paraicirct ambivalente sur ce point Drsquoune part elle montre que lrsquoeacuteros suppose le visage dont

elle deacutevie le sens mais drsquoautre part elle ouvre agrave lrsquoeacuterotique qui eacutechappe agrave lrsquoeacutethique introduit la complaisance au cœur de la compassion et deacutetourne de la compassion Enfin sous les traits de lrsquoexister

pluraliste eacuteros et feacuteconditeacute accomplissent lrsquoappel du visage en renouvelant le Deacutesir dans lrsquoenfant Degraves lors Totaliteacute et infini demeure dans lrsquoindeacutecision quant agrave lrsquoexistence drsquoune hieacuterarchie entre eacutethique et eacuterotique Levinas heacutesitant entre deacuteduire lrsquoeacuteros de la prioriteacute du visage et affirmer lrsquoindeacutependance de la nuit eacuterotique vis-agrave-vis de la clarteacute du visage114 Apregraves 1961 il adopte une position plus trancheacutee consistant agrave assurer la primauteacute de lrsquoeacutethique sur lrsquoeacuterotique (EN 123)

Je ne suis pas du tout freudien par conseacutequent je ne pense pas qursquoAgapeacute sorte de lrsquoEros Mais je

ne nie pas que la sexualiteacute soit aussi un important problegraveme philosophique le sens de la division de lrsquohumain en homme et femme ne se reacuteduit pas agrave un problegraveme biologique Autrefois je pensais que lrsquoalteacuteriteacute commence dans le feacuteminin Crsquoest en effet une alteacuteriteacute tregraves eacutetrange la femme nrsquoest ni le contradictoire ni le contraire de lrsquohomme ni comme les autres diffeacuterences Ce nrsquoest pas comme lrsquoopposition de la lumiegravere et des teacutenegravebres Distinction qui nrsquoest pas contingente et il faut chercher la place de cela par rapport agrave lrsquoamour Je ne peux pas vous en dire plus maintenant je pense en tout cas que lrsquoEros nrsquoest pas du tout lrsquoAgapeacute que lrsquoAgapeacute nrsquoest pas un deacuteriveacute ni lrsquoextinction de lrsquoamour-Eros Avant lrsquoEros il y eut Visage lrsquoEros lui-mecircme nrsquoest possible qursquoentre Visages Le problegraveme de lrsquoEros est philosophique et concerne lrsquoalteacuteriteacute Jrsquoai eacutecrit il y a trente ans un livre qui srsquoappelle Le Temps et lrsquoAutre ndash ougrave je pensais que le feacuteminin eacutetait lrsquoalteacuteriteacute mecircme je ne le renie pas mais je nrsquoai jamais eacuteteacute freudien Dans Totaliteacute et Infini il y a un chapitre sur lrsquoEros qui le deacutecrit comme amour qui devient jouissance alors que de lrsquoAgapeacute jrsquoai une vision grave agrave partir de la responsabiliteacute drsquoautrui

Dans ces lignes Levinas ramegravene le problegraveme philosophique de lrsquoeacuteros au problegraveme du visage

Lrsquoideacutee que lrsquoalteacuteriteacute commence dans lrsquoamour nrsquoa plus cours il faut plutocirct insister sur la primauteacute drsquoagapegrave (la responsabiliteacute drsquoautrui) sur eacuteros Apregraves 1961 le propos nrsquoest pas de renier lrsquouniciteacute de lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine ou le fait que la feacuteminiteacute apparaisse comme lrsquoalteacuteriteacute mecircme mais cette question est devenue secondaire par rapport agrave lrsquoalteacuteriteacute plus fondamentale que suppose lrsquoeacuteros lrsquoalteacuteriteacute du visage dont la signifiance est eacutethique Il faut deacuteduire de cette interpreacutetation que le Deacutesir de lrsquoinfini sera dissocieacute du Deacutesir eacuterotique Levinas lrsquoindique dans ce texte par le terme drsquoamour dont il fera un usage nouveau apregraves Totaliteacute et infini en srsquointerrogeant sur la place de lrsquoamour eacuterotique par rapport agrave lrsquoamour eacutethique Levinas deacuteplace le concept drsquoamour vers lrsquoeacutethique et introduit la possibiliteacute de parler agrave propos du Deacutesir de lrsquoinfini drsquoun amour sans eacuteros

b) Eros et autrement qursquoecirctre

Alors que dans Totaliteacute et infini lrsquoeacuteros eacutetait bien plus proche du Deacutesir que de la jouissance en tant

que celle-ci ne faisait que deacutevier lrsquoapproche du visage vers le feacuteminin apregraves 1961 lrsquoeacuteros secondariseacute par rapport agrave la responsabiliteacute se preacutesente deacutesormais comme une jouissance drsquoautrui rabaissant lrsquoeacutelan du Deacutesir Le concept drsquoamour prend une signification plus large pour deacutesigner en son sens le plus pur un Deacutesir qui se distingue de lrsquoeacuteros Crsquoest pourquoi Levinas peut eacutecrire en 1975 que laquo lrsquoamour nrsquoest possible que par lrsquoideacutee de lrsquoInfini raquo (DQVI 112) et quelques lignes plus bas lrsquoopposer agrave lrsquoeacuteros

Veacutenus ceacuteleste et Veacutenus vulgaire sont sœurs Lrsquoamour se complaicirct dans lrsquoattente mecircme de

lrsquoAimable crsquoest-agrave-dire il en jouit agrave travers la repreacutesentation qui emplit lrsquoattente La pornographie crsquoest peut-ecirctre cela qui pointe dans tout eacuterotisme comme lrsquoeacuterotisme dans tout amour Perdant dans

114 Sur ce problegraveme qui rejoint celui du fondement de lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini voir ch 7

125

cette jouissance la deacutemesure du Deacutesir lrsquoamour est concupiscence au sens pascalien du terme assomption et investissement par le je Le je pense reconstitue dans lrsquoamour la preacutesence et lrsquoecirctre lrsquointeacuteressement et lrsquoimmanence

La transcendance du Deacutesirable au-delagrave de lrsquointeacuteressement et de lrsquoeacuterotisme ougrave se tient lrsquoAimeacute est-elle possible

Levinas fait eacutetat drsquoun abaissement du deacutesir amoureux dans lrsquoeacuterotisme Lorsque le Deacutesir de lrsquoinfini

cegravede le pas agrave la seule jouissance de lrsquoAutre la pornographie triomphe de lrsquoeacuterotisme Contrairement agrave Totaliteacute et infini Levinas envisage donc le cas ougrave dans lrsquoeacuteros ce ne serait plus le Deacutesir qui dominerait le besoin mais le besoin qui deacutegraderait le Deacutesir Trois types de rapport agrave autrui sont nommeacutes dans ces lignes Drsquoabord le terme drsquoamour deacutesigne dans son sens le plus haut la responsabiliteacute envers le prochain qui est une compassion pure pour sa mortaliteacute ensuite lrsquoeacuterotisme se situe dans ce lieu

ambigu ougrave la jouissance srsquointroduit dans lrsquoamour sans prendre le pas sur le Deacutesir qui lrsquoanime enfin la pornographie accomplit la concupiscence crsquoest-agrave-dire la victoire de la jouissance sur le

deacutesinteacuteressement Lrsquoeacuteros fait lrsquointermeacutediaire entre les deux autres rapports puisqursquoil peut surgir de la responsabiliteacute et peut engendrer la concupiscence Or Levinas recherche dans ce texte une pure relation agrave autrui que lrsquointeacuteressement du moi nrsquoaurait pas encore pervertie seul lrsquoamour eacutethique reacutepond agrave ce critegravere La possibiliteacute de la jouissance pour la jouissance dans lrsquoeacuterotisme est un oubli de la responsabiliteacute pour autrui Il faut en conclure que ce texte contre Totaliteacute et infini refuse de faire du Deacutesir eacuterotique une figure du Deacutesir de lrsquoinfini La transcendance du Deacutesir nrsquoest synonyme drsquoamour qursquoau sens de la responsabiliteacute pour mon prochain elle est laquo au-delagrave de lrsquoeacuterotisme raquo Le renversement des positions de 1961 se dit tout entier dans cette formule Il ne consiste pas agrave renier le contenu des

thegraveses de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros lrsquoeacuteros suppose le visage lorsqursquoil constitue une relation avec la feacuteminiteacute en tant qursquoelle est le cacheacute Crsquoest lrsquointerpreacutetation de ces thegraveses qui est retourneacutee lrsquoaccent

nrsquoest plus mis sur la part de Deacutesir qui demeure dans lrsquoeacuteros du point de vue eacuterotique mecircme Mais du point de vue eacutethique lrsquoaccent porte deacutesormais sur lrsquointroduction de la jouissance dans le Deacutesir qui deacutevie la signification eacutethique et la rend deacuterisoire Dans cette perspective eacutethique lrsquoeacuteros est un oubli de lrsquoappel du visage et en tant que tel ne contient pas la pure gratuiteacute du Deacutesir de lrsquoinfini

Tant que lrsquoon demeure dans lrsquoeacutethique lrsquoeacuterotique nrsquoapparaicirct que comme une deacutegradation de la

responsabiliteacute dont Levinas eacutecrit qursquoelle laquo est sans doute le secret de la socialiteacute et dans ses ultimes gratuiteacute et vaniteacute115 lrsquoamour du prochain amour sans concupiscence raquo (EN 140) Il faut que lrsquoamour pris en ce sens nouveau soit purement gratuit et qursquoil exclue lrsquoeacuteros Le Deacutesir de lrsquoinfini compris comme responsabiliteacute est un laquo amour sans Eros raquo (DQVI 113) Lrsquoeacuteros dessinait un amour drsquoautrui

dans la volupteacute la responsabiliteacute elle est laquo assignation agrave une proximiteacute non-eacuterotique agrave un Deacutesir du non-deacutesirable agrave un deacutesir de lrsquoeacutetranger dans le prochain raquo (AE 195) Apregraves le Deacutesir eacuterotique de

Totaliteacute et infini Levinas consacre la rupture entre eacuteros et Deacutesir de lrsquoinfini en forgeant la notion drsquoindeacutesirable dont le sens premier est sans doute le refus de toute jouissance de lrsquoinfini Lrsquoamour que jrsquoai pour le visage nrsquoa rien agrave voir avec une jouissance puisqursquoil ne contient aucun plaisir et ne satisfait aucune attente lrsquoappel du visage est une obligation que le sujet subit sans aucune satisfaction bien qursquoil la deacutesire Dans le champ de lrsquoeacutethique qui est le seul par lequel jrsquoaccegravede agrave autrui en tant qursquoautrui lrsquoautre nrsquoest pas le feacuteminin mais le prochain ou lrsquoeacutetranger laquo autrui est indeacutesirable y compris au sens qursquoemploient certains pour parler des eacutetrangers Il nrsquoy a pas de libido dans la relation avec autrui elle est relation anti-eacuterotique par excellence raquo (DMT 204) Dans sa lecture talmudique intituleacutee laquo Et Dieu

115 Ici le mot vaniteacute a le sens de ce qui nrsquoa pas de terme le Deacutesir est vain inutile ou sans effet car il ne

parvient agrave aucune fin mais chemine en vue de ce cheminement mecircme

126

creacutea la femme raquo (1973) Levinas montre non seulement que la diffeacuterence sexuelle est secondaire par rapport agrave la responsabiliteacute envers lrsquoecirctre humain mais surtout que celle-ci lrsquoannonce et la commande La primauteacute de lrsquoeacutethique se traduit par une deacuteduction de lrsquoeacuteros agrave partir de la responsabiliteacute laquo il

importait ici de souligner la possibiliteacute de la libido dans la signification plus eacuteleacutementaire et plus riche de la proximiteacute possibiliteacute incluse dans lrsquouniteacute du visage et de la peau ne serait-ce que dans

les extrecircmes retournements du visage sous lrsquoalteacuteriteacute eacuterotique lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoun-pour-lrsquoautre la responsabiliteacute avant lrsquoeacuteros raquo (AE 143n1) Lrsquoeacutethique est souveraine et plus riche que lrsquoeacuterotique Si lrsquoopposition est nette deacutesormais entre lrsquoeacutethique et lrsquoeacuterotique crsquoest aussi parce qursquoelle devient peacutejorative Lrsquoeacuteros signifie alors une deacutegradation de lrsquoalteacuteriteacute du visage

Cette opposition modifie la dialectique de lrsquoecirctre et de lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre preacutesente dans Totaliteacute et

infini Humanisme de lrsquoautre homme fait de lrsquoeacuteros la laquo tentation raquo ou la laquo seacuteduction raquo (HAH 88-89) de lrsquoirresponsabiliteacute en drsquoautres termes la responsabiliteacute qui remet en cause mon droit drsquoecirctre peut se retourner en amour eacuterotique ougrave jrsquoexerce ce droit dans la jouissance Lrsquoeacuterotique nrsquoa plus le sens restreint du rapport au visage feacuteminin mais le sens large de lrsquointeacuteressement de la preacutesence agrave lrsquoecirctre

laquo drsquoougrave au sein de la soumission au Bien la seacuteduction de lrsquoirresponsabiliteacute la probabiliteacute de lrsquoeacutegoiumlsme dans le sujet responsable de sa responsabiliteacute crsquoest-agrave-dire la naissance mecircme du Moi dans la volonteacute

obeacuteissante Cette tentation de se seacuteparer du Bien est lrsquoincarnation mecircme du sujet ou sa preacutesence dans lrsquoecirctre raquo Le peu de descriptions que Levinas a consacreacute agrave lrsquoeacuteros apregraves Totaliteacute et infini fait donc eacutetat drsquoun double bouleversement Drsquoune part la signification de la feacuteminiteacute nrsquoappartient plus seulement agrave lrsquoeacuterotique mais prend racine dans lrsquoeacutethique qui deacutetermine la signification de toute relation agrave lrsquoautre homme Drsquoautre part et par voie de conseacutequence lrsquoeacuteros est reacuteinterpreacuteteacute du point de vue de sa jouissance et non plus dans sa participation au Deacutesir de lrsquoinfini Il quitte lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre sur lequel il ouvrait en 1961 agrave travers la feacuteconditeacute et investit tout lrsquoecirctre en tant qursquointeacuteressement Lrsquoattrait eacuterotique qualifie la tentation drsquoecirctre de se complaire dans lrsquoecirctre ndash et drsquooublier le visage Le Deacutesir de lrsquoinfini au-

delagrave de lrsquoecirctre nrsquoa plus rien drsquoeacuterotique autrui par excellence nrsquoest plus le feacuteminin mais visage

III Visage et ideacutee de lrsquoinfini

sect19 Le visage ou la faccedilon de lrsquoinfini

a) La maniegravere qursquoa lrsquoinfini de deacutepasser son ideacutee

Qursquoest-ce que Levinas nomme laquo visage raquo Ce terme forme avec lrsquoideacutee et le Deacutesir de lrsquoinfini un triptyque constant dans lrsquoeacutethique de Levinas Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la relation au visage Cependant ces

deux notions ne relegravevent pas du mecircme ordre de discours si lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutenonce le versant formel de la relation le visage exprime sa concreacutetude En raison de cette heacuteteacuterogeacuteneacuteiteacute des discours la

deacutefinition formelle du visage est impossible Levinas nrsquoa tenteacute qursquoune seule deacutefinition de ce type au paragraphe I-A-5 de Totaliteacute et infini fondamentalement ambigueuml laquo la maniegravere dont se preacutesente lrsquoAutre deacutepassant lrsquoideacutee de lrsquoAutre en moi nous lrsquoappelons en effet visage raquo (TI 43) Cette

deacutefinition frappe drsquoembleacutee par sa symeacutetrie avec le concept drsquoideacutee de lrsquoinfini qursquoelle emploie sous la forme du synonyme ideacutee de lrsquoAutre en moi Formellement le visage est la maniegravere qursquoa lrsquoinfini de

venir agrave lrsquoideacutee en la deacutebordant Le formalisme de cette deacutefinition cache mal son ambivalence que peut bien vouloir dire cette maniegravere qursquoa lrsquoAutre de deacutepasser son ideacutee en moi Nrsquoy en a-t-il qursquoune ndash et notamment dans Totaliteacute et infini ougrave le feacuteminin aussi deacutepasse lrsquoideacutee que jrsquoen ai La maniegravere concregravete

127

du visage sa faccedilon de se preacutesenter agrave moi ne peut pas ecirctre analytiquement deacuteduite de cette deacutefinition Mais alors cette deacutefinition du visage trahit drsquoembleacutee son insuffisance voire mecircme sa nulliteacute en tant que deacutefinition Si le visage drsquoautrui ne se reacutevegravele que sous son eacutepiphanie concregravete deacutepassant son ideacutee

en moi toute tentative de le deacutefinir nrsquoest-elle pas voueacutee agrave lrsquoeacutechec De lrsquoideacutee de lrsquoinfini on peut tenir un discours formel en tant preacuteciseacutement qursquoelle est ideacutee du visage cependant on ne peut rien dire

formellement Aussi ne peut-on obtenir aucun reacutesultat positif de cette deacutefinition qui srsquoexprime dans un langage impropre agrave son objet Tout au plus peut-on voir dans lrsquousage original du mot de laquo maniegravere raquo une indication de ce qursquoil faudra preacuteciser par le recours agrave la pheacutenomeacutenologie Rien du visage ne transparaicirct dans sa propre deacutefinition qui appelle son deacutepassement immeacutediat dans une analyse concregravete Il est donc impropre de seacuteparer comme nous venons de le faire la structure du visage de son eacutepanouissement concret Le seul reacutesultat formel acquis ici tient au fait que le visage reacutepond agrave lrsquoexigence drsquoune relation avec lrsquoabsolu qui ne le rend pas relatif Aussi le visage est-il la maniegravere propre agrave autrui de se preacutesenter comme ideacutee de lrsquoinfini

Loin de srsquoen tenir agrave une approche formelle Levinas deacutefinit le visage dans le rocircle concret qursquoil

assume en reprenant la theacutematique de la maniegravere laquo dans la proximiteacute srsquoentend un commandement venu comme drsquoun passeacute immeacutemorial qui ne fut jamais preacutesent qui nrsquoa commenceacute dans aucune

liberteacute Cette faccedilon du prochain est visage raquo (AE 141) Cette deacutefinition nrsquoexprime plus une relation formelle entre lrsquoinfini et lrsquoideacutee Elle exprime la maniegravere dont la proximiteacute avec autrui doit srsquointerpreacuteter comme une responsabiliteacute pour lui prise avant tout engagement libre avant toute preacutesence agrave soi Le visage deacutesigne cette faccedilon qursquoa autrui de me commander Si le visage nrsquoest qursquoune faccedilon ou qursquoune maniegravere termes qui disent positivement lrsquoimpossibiliteacute de substantifier son infini qursquoest-il De la mecircme maniegravere que lrsquoinfini nrsquoest pas un ecirctre parfait mais lrsquoinfinition de la relation eacutethique le visage nrsquoest pas la proprieacuteteacute identifiable drsquoun eacutetant lrsquoautre homme mais la maniegravere qursquoa cet eacutetant de se manifester sans que sa manifestation puisse srsquointeacutegrer au monde Degraves lors agrave quoi renvoie le concept de

visage srsquoil ne deacutesigne pas une substance Que vise Levinas lorsqursquoil emploie ce concept Rien qui puisse ecirctre deacutefini sans reacutefeacuterence agrave lrsquointrigue de lrsquoinfini au face-agrave-face asymeacutetrique ou agrave la

responsabiliteacute eacutethique qui produisent son apparaicirctre ndash ce qui explique le fait qursquoAutrement qursquoecirctre se passe de la deacutefinition abstraite que proposait Totaliteacute et infini pour deacutecrire drsquoembleacutee le visage par la

responsabiliteacute Le visage est la faccedilon de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash voici la seule caracteacuterisation formelle agrave laquelle on puisse aboutir et qui nrsquoest pas une deacutefinition La deacutefinition du visage est impossible116

Le visage est la maniegravere de lrsquoideacutee de lrsquoinfini que signifie cette maniegravere Conformeacutement agrave la

structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini la relation au visage fait eacuteclater lrsquointention qui anticipe sur la donation drsquoautrui laquo le visage deacutesarccedilonne lrsquointentionnaliteacute qui le vise raquo (HAH 53) Or ce deacutesarccedilonnement ndash celui-lagrave mecircme qui qualifie lrsquoeacuteclatement de lrsquoideacutee par lrsquoinfini ndash peut srsquoentendre en deux sens drsquoune part le visage se reacutevegravele avant que la conscience ait eu le temps drsquoanticiper sa

reacuteveacutelation par une intention preacutesomptive drsquoautre part le visage ne se donne pas agrave proprement parler

116 Qursquoest-ce qui justifie alors le choix du terme de laquo visage raquo Le langage commun autorise par certaines

expressions idiomatiques lrsquoabstraction du terme de visage pour deacutesigner lrsquoouverture absolue de son expression Le vrai visage de quelqursquoun deacutesigne la manifestation de lrsquoessence de lrsquohomme qui ne dissimule plus ses penseacutees par la maicirctrise de soi se preacutesenter agrave visage deacutecouvert implique eacutegalement la nuditeacute du visage lrsquoabsence de masque et la franchise Drsquoautres expressions aujourdrsquohui vieillies font eacutetat de la mecircme droiture Ainsi la formule laquo agrave plein visage raquo signifie une parole dite en face ouvertement Et lrsquoon pouvait dire autrefois laquo faire visage raquo au mecircme sens que lrsquoon dit laquo faire face raquo agrave quelqursquoun Cependant le langage commun nrsquooppose pas toujours le visage au masque et agrave la dissimulation comme le montre la possibiliteacute de laquo composer un visage raquo crsquoest-agrave-dire de donner agrave son visage un caractegravere ne correspondant pas aux sentiments eacuteprouveacutes

128

son eacutepiphanie nrsquoayant pas lieu sous le mode de la donation ou de lrsquointuition Le concept de passiviteacute permet de dire ce retournement de lrsquoactiviteacute intentionnelle Lrsquoeacutepiphanie du visage est la passiviteacute la plus passive puisqursquoelle se fait hors de tout pouvoir et remet en cause mon pouvoir mecircme Or si cette

passiviteacute originaire explique lrsquoabsence drsquointention dans la relation agrave autrui il nrsquoen va pas de mecircme pour lrsquoabsence drsquointuition dans lrsquointuition crsquoest lrsquoobjet qui se donne en reacuteponse agrave la viseacutee

intentionnelle placcedilant le sujet en situation de reacuteceptiviteacute Ainsi ne pourrait-on pas supposer que la relation au visage au lieu de deacutejouer la donation elle-mecircme soit le pheacutenomegravene drsquoun excegraves de lrsquointuition donatrice sur lrsquointention crsquoest-agrave-dire drsquoune reacuteceptiviteacute telle qursquoelle deacuteborde lrsquoactiviteacute qui voulait la maicirctriser Cette position qui est celle de Jean-Luc Marion nrsquoest pas celle de Levinas Il faut eacutetudier la diffeacuterence entre ces deux approches pheacutenomeacutenologiques pour comprendre lrsquoeacutetendue de la rupture que Levinas accomplit avec lrsquointentionnaliteacute husserlienne

b) Autrement que pheacutenomegravene

J-L Marion deacutecrit le visage agrave partir de la probleacutematique plus large du pheacutenomegravene satureacute qui

diffegravere des autres pheacutenomegravenes en cela que laquo lrsquointuition [se] donne en exceacutedant ce que le concept (signification intentionnaliteacute viseacutee etc) peut en preacutevoir et montrer raquo117 Aussi appeleacutes paradoxes ces

pheacutenomegravenes se caracteacuterisent donc essentiellement par un excegraves de lrsquointuition sur la viseacutee J-L Marion distingue quatre types de pheacutenomegravenes satureacutes agrave partir drsquoune division guideacutee par les cateacutegories kantiennes le visage est le pheacutenomegravene satureacute selon la modaliteacute Il est ainsi drsquoembleacutee situeacute dans le cadre drsquoune theacuteorie du visible et de lrsquointuition laquo Il ne faut pas seulement opposer la faccedilade (visible mais inexpressive) agrave la face (visible et expressive) il faut reconnaicirctre agrave et sur la face la proprieacuteteacute unique de regarder sans devoir lrsquoecirctre Mais cette proprieacuteteacute unique qui suffit agrave deacutefinir le visage comme ce qui [me] regarde impose en propre que je ne puisse le voir ni le regarder agrave son tour Un regard vide aveugle ne se voit pas moins ni plus qursquoun regard avide de voir Le regard drsquoautrui reste

irregardable raquo118 J-L Marion pense le visage comme regard non pas ce qui est regardeacute (ce qui serait la proprieacuteteacute de nrsquoimporte quel eacutetant) mais ce qui [me] regarde la mise entre crochets de la reacutefeacuterence

faite au moi signifiant que je suis moi le destinataire privileacutegieacute de ce regard Mais je ne peux voir ce qui regarde tout ce que je vois crsquoest qursquoil me regarde lrsquoasymeacutetrie de la relation est constitutive du

pheacutenomegravene J-L Marion peut alors deacutefinir le visage comme le regard irregardable Comment le pheacutenomeacutenologue peut-il deacutecrire la manifestation de ce visage irregardable Pour reacutepondre J-L Marion souligne que regarder le visage revient agrave le deacute-visager et eacutevite cet eacutecueil en revenant agrave la deacutefinition levinassienne le visage parle dont il donne une interpreacutetation originale119

Le centre du visage se fixe dans les yeux le vide des pupilles ici surgit un contre-regard il

eacutechappe agrave mon regard et mrsquoenvisage en retour ndash en fait il me voit le premier car il prend lrsquoinitiative Le regard drsquoautrui justement parce qursquoirregardable fait irruption dans le visible sa parole rend manifeste ce que lrsquoon pourrait nommer un pheacutenomegravene eacutethique (suivant la magnifique locution franccedilaise Ecouter voirhellip) lrsquoinjonction Tu ne tueras pas Le visage irregardable du regard drsquoautrui nrsquoapparaicirct que lorsque jrsquoadmets ndash me soumettant agrave lui ndash que je ne dois pas le tuer (hellip) Si intentionnaliteacute il doit y avoir ici ndash ce qui peut se discuter puisqursquoil nrsquoy a pas de constitution ndash il ne srsquoagira pas en tous cas de la mienne sur lui mais de la sienne sur moi Si intuition il doit y avoir ndash ce qursquoil faut sans doute maintenir puisqursquoun pheacutenomegravene apparaicirct ndash elle ne remplira aucune viseacutee surgie de moi mais contredira plutocirct toutes les viseacutees drsquoobjet que je pourrais nourrir la noegravese ne preacutepare

117 Jean-Luc Marion De surcroicirct Etudes sur les pheacutenomegravenes satureacutes (2001) Paris PUF laquo Quadrige raquo

2010 p 141 118 Ibid p 143 119 Ibid pp 145-146

129

aucune noegraveme mais plutocirct deacuteclenche une surabondance noeacutematique incontrocirclable et inespeacutereacutee puisqursquoil srsquoagit de [hellip] lrsquoinfini ou visage le noegraveme apparaicirct comme infini et submerge toute noegravese lrsquointuition toute intention Le pheacutenomegravene satureacute apparaicirct donc non visible mais par excegraves

A nouveau cette description insiste sur le regard alors que Levinas en deacutefinissant le visage par

sa parole contestait le privilegravege de la vision J-L Marion choisit plutocirct de le renverser Le visage drsquoautrui nrsquoest pas ce que je vois de mes yeux mais je suis moi-mecircme celui qui est regardeacute par autrui Je ne suis plus lrsquoorigine mais le terme du regard Ce retournement se nomme laquo contre-regard raquo et signifie que crsquoest autrui qui prend lrsquoinitiative de la relation La langue franccedilaise donne la possibiliteacute de

deacutesigner la nature de ce contre-regard eacutecouter voir deacutesignerait cette expressiviteacute du regard qui le deacutefinit comme regard et qui donne agrave voir une parole injonctive laquo Tu ne tueras pas raquo Cette

interpreacutetation ne reacuteintroduit pas par hasard la theacutematique de la vision que Levinas avait eacutecarteacutee J-L Marion en eacuteprouvant la compatibiliteacute du pheacutenomegravene du visage avec la theacuteorie husserlienne de lrsquointentionnaliteacute refuse avec Levinas de maintenir la viseacutee mais reacuteintegravegre contre lui lrsquointuition laquo Puisqursquoun pheacutenomegravene apparaicirct raquo il doit y avoir une donation intuitive de ce qui apparaicirct Le visage est un pheacutenomegravene satureacute il apparaicirct dans un excegraves de lrsquointuition donatrice sur lrsquointention preacutesomptive Cet excegraves ou laquo surabondance noeacutematique raquo est la pheacutenomeacutenaliteacute du contre-regard deacutefinissant le visage que J-L Marion identifie agrave un contre-regard A ce point il faut noter des diffeacuterences significatives entre les pheacutenomeacutenologies de J-L Marion et de Levinas 1 J-L Marion part de la figure plastique du visage alors que Levinas entend par ce terme lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui indeacutependamment de toute assise localiseacutee dans le corps120 2 un tel point de deacutepart justifie le fait qursquoaux yeux de J-L Marion le

visage apparaisse et que son inadeacutequation agrave lrsquointentionnaliteacute ne soit pas comme chez Levinas la sortie du reacutegime de lrsquointuition mais son excegraves 3 enfin J-L Marion reacuteinterpregravete la parole du visage en

termes de contre-regard et de contre-intentionnaliteacute ougrave autrui mrsquoimpose son point de vue en une anamorphose Chez J-L Marion le visage renverse le regard qursquoil mrsquoimpose en me faisant le sujet passif et non le sujet actif de son intentionnaliteacute Or peut-on consideacuterer que cette reprise du visage levinassien restitue la radicaliteacute de sa parole eacutethique dont la signification premiegravere est un commandement Quelle place ce dispositif de J-L Marion laisse-t-il agrave lrsquoeacutethique

J-L Marion ne rattache pas le laquo Tu ne tueras pas raquo que dit le visage agrave la responsabiliteacute eacutethique ou

plutocirct il refuse drsquoen limiter le sens agrave la seule eacutethique Cette injonction renvoie agrave une structure encore

anteacuterieure agrave lrsquoeacutethique celle de lrsquoappel laquo Le visage pheacutenomegravene satureacute selon la modaliteacute accomplit plus peut-ecirctre que tout autre pheacutenomegravene (satureacute ou non) lrsquoopeacuteration pheacutenomeacutenologique de lrsquoappel il

survient (eacuteveacutenement) sans cause ni raison (incident) quand il le deacutecide (arrivage) et impose le point de vue drsquoougrave le voir (anamorphose) comme un fait accompli raquo121 Cette structure de lrsquoappel est la description la plus pure de la contre-intentionnaliteacute Autrui dans son visage apparaicirct en mrsquoimposant son intentionnaliteacute (son point de vue) sans que je lrsquoaie voulu deacutecideacute ou anticipeacute et donc sans raison ni cause Jrsquoai lrsquointuition de cette intentionnaliteacute qui me vient drsquoailleurs avant toute intentionnaliteacute venant de moi lrsquointuition excegravede mon intention Lrsquoappel se caracteacuterise par les traits suivants 1 eacuteveacutenement son origine le point drsquoougrave je lrsquoeacutecoute voir est impreacutevisible 2 incident sa manifestation ne peut ecirctre justifieacutee par aucune explication le ramenant agrave mon intentionnaliteacute (le situant selon mon point de vue)

120 Lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui est dans la nuditeacute pure de son exposition laquo visage qui ainsi nrsquoest pas exclusivement la

face de lrsquohomme raquo (AT 144) Cependant la face plastique a peut-ecirctre joueacute un plus grand rocircle que Levinas ne le reconnaicirct dans sa penseacutee plus tardive En 1954 dans laquo Le Moi et la Totaliteacute raquo ne parle-t-il pas de laquo la preacutesence sensible de ce chaste bout de peau avec front nez yeux bouche raquo dont le paradoxe est qursquoelle laquo se deacutesensibilise raquo dans lrsquoexpression (EN 43)

121 Ibid p 149

130

3 arrivage il surgit dans une temporaliteacute qui interrompt la mienne et srsquoavegravere insituable par rapport agrave elle 4 anamorphose il mrsquoimpose un point de vue exteacuterieur deacuteformant le mien deacuterangeant mon intentionnaliteacute Lrsquoenjeu de cette description consiste agrave nommer la structure la plus fondamentale de la

manifestation drsquoautrui en tant que visage Si le visage drsquoautrui est un contre-regard celui-ci ne peut consister qursquoen un appel agrave moi adresseacute insituable en un lieu et en un temps qui mrsquoimpose son propre

point de vue dans une injonction Mais que dire positivement de cette injonction A-t-elle un contenu en plus de sa structure formelle J-L Marion distingue la forme et le contenu de lrsquoinjonction en accordant lrsquoanteacuterioriteacute agrave la premiegravere laquo lrsquoinjonction Tu ne tueras pas srsquoexerce drsquoabord comme une injonction indeacutependamment de son contenu on pourrait le remplacer par drsquoautres aussi fortes soit existentielle ndash Deviens qui tu es ndash existentiale ndash Deacutecide-toi comme lrsquoeacutetant pour lequel il y va de son ecirctre ndash religieuse ndash Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur de toute ton acircme et de tout ton esprit ndash morale ndash Ne fais pas agrave autrui ce que tu ne voudrais pas qursquoil te ficirct ndash voire eacuterotique ndash Aime-moi Ces injonctions srsquoimposeraient aussi fortement sans doute Elles ne le pourraient point si justement lrsquoinjonction nrsquoadressait un appel agrave une instance qui peut les entendre raquo122 Sur fond de la structure fondamentale de lrsquoappel lrsquoinjonction du visage peut prendre divers contenus qui nrsquoeacutequivalent pas

strictement au contenu eacutethique Lrsquoinjonction eacutethique lrsquointerdit du meurtre nrsquoest qursquoune des modaliteacutes possibles de lrsquoappel

La tacircche que nous nous sommes donneacutee agrave savoir expliciter la lecture que J-L Marion fait de la

pheacutenomeacutenologie levinassienne du visage implique de distinguer le moment interpreacutetatif du reste de la description Pour cela il faut reprendre les eacutetapes fondamentales de la description de J-L Marion

1 La premiegravere tient agrave ce qursquoil faut entendre par le terme autrui Alors que pour Levinas autrui est

lrsquoabsolument autre J-L Marion reste proche de Husserl en lrsquoappreacutehendant comme ce que Levinas nommerait un alter ego laquo si drsquoune part je mrsquoimpose au monde en exerccedilant sur lui mon

intentionnaliteacute (hellip) si drsquoautre part autrui doit pour prendre rang drsquoun autre moi que moi recevoir mon privilegravege ultime afin de ne plus se soumettre agrave moi comme un vu parmi drsquoautres il faut pour

mrsquoapparaicirctre comme tel qursquoil me manifeste en exerccedilant sur moi une intentionnaliteacute aussi originaire que la mienne raquo123 J-L Marion semble dire que le processus se passe en deux temps drsquoabord

jrsquoeacutecoute voir dans le visage drsquoautrui une injonction telle qursquoelle exerce une force sur moi qui ne peut provenir de moi puis je reconnais qursquoune telle injonction ne peut ecirctre qursquoune contre-intentionnaliteacute renverseacutee par rapport agrave la mienne drsquoautrui sur moi par laquelle je reconnais qursquoautrui est lui-mecircme un ego Le premier moment ougrave autrui mrsquoimpose son pheacutenomegravene est celui de laquo lrsquoicocircne qui impose son appel raquo124 en une imposition qui est une contre-intentionnaliteacute Si le but de cette deacutemarche est donc de reconnaicirctre agrave autrui le statut drsquoego doueacute drsquointentionnaliteacute J-L Marion se situe encore dans le cadre husserlien que Levinas veut faire eacuteclater Chez Levinas le visage drsquoautrui ne peut pas ecirctre un autre moi et il est impossible drsquointerpreacuteter la responsabiliteacute agrave laquelle il mrsquooblige comme une contre-

intentionnaliteacute En effet le face-agrave-face asymeacutetrique interdit de precircter agrave autrui un quelconque trait commun avec moi fucirct-il lrsquointentionnaliteacute elle-mecircme125 ce nrsquoest pas en tant qursquoecirctre sensible animal rationale ou ego transcendantal qursquoautrui est autrui mais en tant que voix drsquoun commandement dont je ne suis pas capable Le pheacutenomegravene drsquoautrui pour Levinas nrsquoest pas celui drsquoun contre-pouvoir agrave

122 Ibid pp 148-149 123 Ibid pp 97-98 124 Ibid p 149 125 Levinas ne dit pas que dans le face-agrave-face autrui est laquo un visage dont lrsquointention invisible

[m]rsquoenvisage raquo (J-L Marion Dieu sans lrsquoecirctre (1982) Paris PUF laquo Quadrige raquo 2013 p 31)

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mon pouvoir mais drsquoune mise en question de mon pouvoir ndash mise en question qui eacutechappe agrave son tour agrave la qualification de pouvoir ou de contre-pouvoir

2 Outre le statut drsquoautrui il faut donc noter une autre diffeacuterence majeure seacuteparant J-L Marion de Levinas si pour le premier lrsquoappel a la structure drsquoune contre-intentionnaliteacute (excegraves de lrsquointuition sur

lrsquointention) pour le second lrsquoappel est une mise en question de toute intentionnaliteacute Chez le premier la dialectique du regard et du contre-regard fait drsquoautrui un ecirctre qursquoil est impossible de regarder et que lrsquoon ne peut que respecter sans que ce respect deacutejoue lrsquointuition Au contraire le regard est lrsquoindice de laquo pheacutenomegravenes pauvres et communs raquo ougrave lrsquointention excegravede lrsquointuition alors que les pheacutenomegravenes satureacutes riches et hors du commun se deacutefinissent par le fait que laquo lrsquointuition [se] donne en exceacutedant ce que le concept (signification intentionnaliteacute viseacutee etc) peut en preacutevoir et montrer raquo126 Lrsquointuition ne srsquoaccomplit veacuteritablement que dans ces pheacutenomegravenes qui deacutefient le regard car au lieu de venir confirmer une intention qui eacutemane de nous et impose sa mesure au pheacutenomegravene lrsquointuition excessive des pheacutenomegravenes satureacutes se donne selon sa propre mesure Elle ne reacutepond pas agrave une constitution drsquoobjets car elle reacutesulte seulement de laquo lrsquoeffet qursquoils produisent sur nous raquo127 Alors que pour Levinas

le visage est une contestation de la vision chez J-L Marion la theacuteorie des pheacutenomegravenes satureacutes est une restitution de son veacuteritable sens agrave la vision agrave lrsquointuition agrave la donation Comment Levinas peut-il

deacutefendre la thegravese que le visage ne se donne pas intuitivement si comme le souligne J-L Marion un pheacutenomegravene apparaicirct Pour J-L Marion il y a bien pheacutenomegravene du visage dans la mesure ougrave celui-ci est abordeacute agrave partir de sa figure plastique dont les yeux expriment une parole un contre-regard Toutefois en refusant de situer le visage en un lieu quelconque du corps Levinas lrsquoabstrait et lui fait deacutesigner autrui en tant qursquoil parle Srsquoil est juste de souligner que cette parole est silencieuse il est incorrect de voir dans ce silence une donation128 J-L Marion interpregravete en termes drsquointuition une parole que Levinas a fait rompre avec toute donation en eacutelaborant le concept de trace ndash singuliegraverement absent de la pheacutenomeacutenologie de J-L Marion en raison de la contradiction qursquoil y aurait agrave parler de

lrsquointuition drsquoune trace de la donation de ce qui srsquoefface en se refusant de se donner Le visage levinassien se passe du concept drsquointuition laquo preacutesence de lrsquoexteacuterioriteacute le visage ne devient jamais

image ou intuition Toute intuition deacutepend drsquoune signification irreacuteductible agrave lrsquointuition129 raquo (TI 331) celle du visage preacuteciseacutement

126 J-L Marion De surcroicirct op cit p 141 127 Ibid p 142 128 Il faut donc soutenir que Levinas refuse toute donation du visage J-L Marion commet une erreur en

interpreacutetant en ces termes une citation de Totaliteacute et infini laquo La difficulteacute ne tient pas ici agrave ce que la preacutesence de donne pas mais plutocirct agrave ce qursquoelle donne bel et bien La transcendance nrsquoest pas une vision drsquoAutrui ndash mais une donation originelle Nous comprenons ainsi la donation se donne donc conformeacutement agrave la transcendance donc ne donne pas agrave voir Autrui raquo (Figures de pheacutenomeacutenologie Husserl Heidegger Levinas Henry Derrida Paris Vrin 2012 p 82) Selon J-L Marion cette citation de Levinas signifie que la transcendance reacutealise un mode de donation du transcendant supeacuterieur agrave la vision Or crsquoest lagrave manifestement tirer la citation hors de son contexte celle-ci ne renvoie pas agrave la Gegebenheit mais agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoarriver les mains vides devant le visage agrave la neacutecessiteacute de disposer drsquoun monde agrave lui donner Les lignes preacuteceacutedentes eacutenonccedilaient laquo le hic et nunc remonte lui-mecircme agrave la possession ougrave la chose est saisie et le langage qui la deacutesigne agrave lrsquoautre est une deacutepossession originelle une premiegravere donation raquo ainsi dans le langage il y a une donation agrave interpreacuteter eacuteconomiquement comme laquo lrsquooffre du monde agrave autrui raquo (TI 189) La relation agrave la transcendance nrsquoest pas le renvoi agrave une donation se donnant conformeacutement agrave la transcendance La citation de Levinas vise plutocirct la dimension eacuteconomique irreacuteductible au rapport agrave autrui lrsquoacte de lui donner le monde La donation originelle dont il est question ici consiste agrave donner au prochain le pain de ma bouche

129 Levinas justifie cette thegravese par un refus de la donation laquo le signifieacute est drsquoun autre ordre que le donneacute fucirct-il la proie drsquoune intuition divine Recevoir du donneacute ne serait pas la faccedilon originelle de se rapporter agrave lrsquoecirctre raquo (HAH 29)

132

3 Cette diffeacuterence entre le maintien de lrsquointuition (J-L Marion) et son rejet (Levinas) ne peut srsquoexpliquer que dans une mise en perspective de la maniegravere dont Levinas et J-L Marion interpregravetent chacun lrsquoinjonction eacutethique du visage J-L Marion cite la parole du visage et le contenu de son

injonction laquo Tu ne tueras pas raquo qursquoil assimile agrave une contre-intentionnaliteacute donneacutee sous la modaliteacute de lrsquoeacutethique En dissociant lrsquoappel de lrsquoeacutethique proprement dite J-L Marion se seacutepare de Levinas Les

injonctions existentielle existentiale religieuse morale eacuterotique eacutetant laquo aussi fortes raquo que lrsquoinjonction eacutethique J-L Marion estime que la rencontre du visage est un appel acceptant diverses modaliteacutes possibles Or si lrsquoon applique les cateacutegories levinassiennes de lrsquoecirctre et de lrsquoautrement qursquoecirctre on est ineacutevitablement ameneacute agrave reacuteintroduire une dissociation que J-L Marion efface seule lrsquoinjonction eacutethique relegraveve de lrsquoautrement qursquoecirctre drsquoun Deacutesir drsquoautrui pur deacutes-inter-esseacute Les injonctions de type existentiel et existential sont lrsquoexpression mecircme du conatus lrsquoinjonction religieuse invite agrave un amour du cœur que le concept de seacuteparation rend douteux hors de la signifiance eacutethique lrsquoinjonction morale est sans force rendue deacuterisoire par la guerre comme le souligne la preacuteface de Totaliteacute et infini enfin lrsquoinjonction eacuterotique est marqueacutee par lrsquoambiguiumlteacute du besoin Ces figures de lrsquoinjonction teacutemoignent drsquoune reacuteceptiviteacute qui nrsquoabolit pas toute activiteacute ndash elles ne peuvent preacutetendre agrave la passiviteacute absolue La

seule injonction qui soit infinie est eacutethique pour Levinas drsquoougrave lrsquoimpossibiliteacute chez lui de consideacuterer lrsquoappel comme une pure forme Les paradoxes formels de lrsquoideacutee de lrsquoinfini que nous avons deacutegageacutes se

reacutefegraverent deacutejagrave agrave lrsquoeacutethique sans laquelle ils sont vides J-L Marion semble donc ignorer la mise en garde de Levinas dans la relation agrave autrui laquo il srsquoagit de la mise en question de la conscience et non pas drsquoune conscience de la mise en question raquo (HAH 53) La contre-intentionnaliteacute lrsquoeffet que produit la rencontre drsquoautrui sur moi est en tant qursquoeffet une conscience de la mise en question de mon ecirctre par autrui Or le face-agrave-face avec le visage se situe selon Levinas avant cette prise de conscience dans la mise en question de la conscience elle-mecircme de son pouvoir de retour de soi Seule ma responsabiliteacute constitue une relation directe et deacutes-inter-esseacutee avec autrui ndash lrsquoappel est indissociable de lrsquoeacutethique Scinder lrsquoappel et lrsquoeacutethique crsquoest quitter la philosophie de Levinas

Cette confrontation entre Levinas et J-L Marion vise agrave diffeacuterencier deux pheacutenomeacutenologies du

visage que nous jugeons inassimilables Chez J-L Marion lrsquoanalyse du visage intervient dans le cadre drsquoune theacuteorie des pheacutenomegravenes satureacutes ougrave le maintien de lrsquointuition et de la donation secondarise

lrsquoeacutethique Chez Levinas la primauteacute de la relation eacutethique impose une rupture avec toute forme drsquointentionnaliteacute de contre-intentionnaliteacute drsquointuition ou de donation Dans ce cadre il devient impossible de deacutecrire le visage agrave partir des cateacutegories directrices de la pheacutenomeacutenologie mecircme en pensant leur excegraves et neacutecessaire de rechercher hors du registre de la pheacutenomeacutenaliteacute les concepts nouveaux qui diront sa rupture Le projet de J-L Marion consistant agrave penser le visage agrave partir des concepts fondamentaux de la pheacutenomeacutenologie perd la radicaliteacute et lrsquoemphase de lrsquoeacutethique levinassienne De cette eacutetude compareacutee de deux pheacutenomeacutenologies du visage concluons donc que Levinas ne considegravere pas la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee comme une structure formelle vide de contenu

(celle de lrsquoappel) mais bien comme un eacuteveacutenement eacutethique deacutejouant toute intentionnaliteacute toute intention aussi bien que toute intuition et toute donation Mais comment interpreacuteter ce refus cateacutegorique de lrsquointentionnaliteacute chez Levinas Que signifie la meacutetaphore de lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute preacutesente depuis notre eacutetude de lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini et qui preacutetend indiquer un autre ordre de signifiance anteacuterieur agrave lrsquointentionnaliteacute En interpreacutetant lrsquoappel du visage en termes de

contre-intentionnaliteacute J-L Marion justifie le caractegravere pheacutenomeacutenologique de son discours fondeacute sur les notions de reacuteduction drsquointuition de donation Il doit toutefois affronter une question redoutable

celle de savoir ce qui demeure de la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute lorsque celle-ci est renverseacutee dans le cas des pheacutenomegravenes satureacutes Peut-on comme J-L Marion inverser lrsquointentionnaliteacute sans en perdre le

133

sens Peut-on parler de contre-intentionnaliteacute autrement que par meacutetaphore Loin de constituer une solution lrsquoinversion du mouvement intentionnel repreacutesente plutocirct un problegraveme auquel Levinas et J-L Marion ont chacun donneacute une solution diffeacuterente ndash celle de Levinas cherchant sa coheacuterence dans une

penseacutee de la mise en question celle de J-L Marion dans une penseacutee de la donation Chez Levinas le problegraveme ne serait pas celui drsquoune contre-intentionnaliteacute mais bien lrsquoimpossibiliteacute de precircter une

intentionnaliteacute au visage lrsquoideacutee qursquoautrui exerce sur moi un commandement irreacuteductible agrave lrsquointentionnaliteacute mecircme renverseacutee et que tente de dire la trace qui met ma preacutesence en question

sect20 La genegravese de lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini Le face-agrave-face avec autrui fut cependant eacuterotique avant drsquoecirctre eacutethique Qursquoest-ce qui a conduit

Levinas agrave penser autrui non plus agrave partir de lrsquoeacuteros mais agrave partir de lrsquoeacutethique Quand autrui srsquoest-il fait visage Le visage a-t-il toujours eacuteteacute la deacuteformalisation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou les confeacuterences des anneacutees 1950 ont-elles tardeacute agrave associer lrsquoinfini au visage

a) La genegravese du visage

La parution des ineacutedits de Levinas depuis 2009 fournit une documentation preacutecieuse pour lrsquoeacutetude de la naissance de lrsquoeacutethique entre 1947 et 1961 Les confeacuterences que Levinas a donneacutees au Collegravege Philosophique de Jean Wahl dont Le temps et lrsquoautre eacutetait deacutejagrave issu permettent de retracer la progression de sa penseacutee drsquoanneacutee en anneacutee130 La premiegravere de ces confeacuterences laquo Parole et Silence raquo prononceacutee les 4 et 5 feacutevrier 1948 un an apregraves Le temps et lrsquoautre teacutemoigne deacutejagrave drsquoune grande attention envers lrsquoeacutethique Rappelant les acquis de lrsquoanalyse de lrsquoeacuteros elle preacutecise en effet laquo notre tentative consistera deacutesormais agrave deacutecrire la place que le langage joue dans les relations sociales raquo (OC2 85) Le langage eacutetait absent en 1947 de la description drsquoautrui et tout en maintenant la primauteacute de

lrsquoeacuteros Levinas estime deacutesormais que la parole entendue ou profeacutereacutee suppose une analyse nouvelle qui ne relegraveve plus drsquoune pheacutenomeacutenologie de la volupteacute mais drsquoune pheacutenomeacutenologie du son elle-

mecircme au service drsquoune penseacutee de lrsquoenseignement laquo Parole et Silence raquo srsquoessaie donc agrave une description ineacutedite ougrave autrui nrsquoest plus approcheacute comme le feacuteminin ou le fils mais comme le maicirctre Or agrave deux

titres au moins cette confeacuterence repreacutesente une premiegravere eacutetape deacutecisive dans la naissance du concept de visage Drsquoabord parce que la pheacutenomeacutenologie du son expose une penseacutee de la pheacutenomeacutenaliteacute et du symbole que reprendra la pheacutenomeacutenologie du visage dans Totaliteacute et infini ensuite parce que le visage est mentionneacute quatre fois

Commenccedilons par lrsquoeacutetude de la pheacutenomeacutenologie du son Comme le remarque C Chalier dans sa

preacuteface Levinas eacutelabore dans ce texte une nouvelle conception de la signification qui megravenera aux analyses de Totaliteacute et infini sur le visage drsquoautrui131 Pour le montrer il faut reprendre les descriptions

du son preacutesentes dans cette confeacuterence et les autres textes qui mentionnent la sonoriteacute jusqursquoen 1961 Crsquoest ce que fait Dan Arbib dans son article laquo De la pheacutenomeacutenologie du son agrave la pheacutenomeacutenologie du

130 Au chapitre 1 nous avions ajourneacute lrsquoeacutetude preacutecise des ineacutedits en raison de leur difficile datation Levinas

a retravailleacute les textes que nous pouvons lire au tome 2 des Œuvres complegravetes a ratureacute repris reacuteeacutecrit certains passages de sorte qursquoil nous est impossible de dater avec certitude les eacuteleacutements qursquoils contiennent La plus grande prudence est donc de mise pour toute lecture geacuteneacutetique convoquant ces confeacuterences pour y retrouver les concepts in statu nascendi Toutefois malgreacute leurs diffeacuterentes couches drsquoeacutecriture ces confeacuterences conservent indeacuteniablement la trace drsquoune penseacutee naissante creacuteant patiemment ses concepts La lecture geacuteneacutetique peut se tourner vers elles pour y retrouver les tendances geacuteneacuterales conduisant vers les concepts de visage et drsquoinfini

131 Cf OC2 Preacuteface II p 46

134

visage raquo il relegraveve quatre traits dans laquo Parole et Silence raquo qui justifient lrsquoideacutee que la pheacutenomeacutenologie du son laquo serait un premier coup drsquoessai drsquoune pheacutenomeacutenologie de lrsquoexteacuterioriteacute que le visage fera deacutefinitivement aboutir raquo 132 1 Le son est un pheacutenomegravene mondain en tant qursquoil se reacutefegravere agrave un sujet

mais dont la sonoriteacute advient hors du monde pheacutenomeacutenal 2 Le son fait eacuteveacutenement il est scandale qui rompt et deacuteborde le monde 3 Le son permet de penser le symbole distinct du signe ougrave lrsquoalteacuteriteacute

retentit et srsquoexprime 4 Tout langage entendu comme systegraveme de mots suppose cette pheacutenomeacutenaliteacute du son dont la fonction est bien transcendantale reacuteveacutelant que le langage entendu cette fois comme relation agrave autrui fonde la penseacutee Ces quatre proprieacuteteacutes du son en 1948 seront celles du visage en 1961 la pheacutenomeacutenaliteacute paradoxale qui deacutechire la totaliteacute du monde lrsquoeacuteveacutenement drsquoune rencontre diachronique la signification dans lrsquoexpression et la parole premiegravere du visage Or D Arbib remarque que dans laquo Parole et Silence raquo le fait que ces traits ne soient pas encore ceux du visage mais ceux de la sonoriteacute impose une meacutediation dans la description du visage Reacutesumant par la formule aux accents marioniens laquo drsquoautant plus au son drsquoautant moins au visage raquo lrsquoeffet de cette meacutediation D Arbib estime alors que laquo le visage eacutevoqueacute dans le texte de 1948 nrsquoest pas encore ndash et ne peut pas ecirctre ndash le visage de 1961 raquo133 puisque certains de ses traits fondamentaux sont precircteacutes au son Ainsi crsquoest la

penseacutee de la sensibiliteacute et de la jouissance qui permettra dans Totaliteacute et infini de precircter ces traits au visage au-delagrave de la jouissance et de les retirer du son

Or la confeacuterence de 1948 fait quatre fois usage du terme de visage et ces occurrences relativisent

la conclusion pertinente mais seacutevegravere de D Arbib Voici la premiegravere laquo si la sensation sonore qui en tant que sensation est lumiegravere crsquoest-agrave-dire se retourne en inteacuterioriteacute nrsquoest pas sensation seulement nrsquoest pas lumiegravere crsquoest qursquoelle suppose autrui le visage de lrsquoautre inconvertible en inteacuterioriteacute raquo (OC2 83) Levinas eacutevoque bien la structure duale du son agrave la fois sensation et au-delagrave de la sensation mais ce qui est donneacute au son lrsquoexteacuterioriteacute irreacuteductible agrave lrsquointeacuterioriteacute est preacuteciseacutement donneacute par le visage Le son deacutepasse la sensibiliteacute en tant qursquoil est parole drsquoun visage D Arbib exagegravere donc la dissociation

entre son et visage La confeacuterence laquo Parole et Silence raquo pense une sonoriteacute du visage qui se reflegravete dans les autres occurrences Par exemple laquo le langage crsquoest la possibiliteacute pour un ecirctre drsquoapparaicirctre du

dehors pour une raison drsquoecirctre toi de se preacutesenter comme visage tentation et impossibiliteacute du meurtre raquo (OC2 93) Son drsquoun visage le langage signifie originairement le meurtre On ne peut

ignorer dans ces lignes la mention du meurtre elle nrsquoa ici que le statut drsquoune eacutevocation allusive et sans justification mais elle anticipe les descriptions essentielles de Totaliteacute et infini ougrave la rencontre concregravete du visage me communique un laquo Tu ne tueras point raquo Cette preacutecision est la marque indeacuteniable drsquoune compreacutehension eacutethique de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui distincte de la compreacutehension eacuterotique Ainsi laquo cette neacutecessiteacute drsquoun visage humain derriegravere la diffeacuterence mecircme du sexe nous pouvons la montrer en nous posant la question de la temporaliteacute qursquoimplique la relation eacuterotique raquo (OC2 98) Le thegraveme du visage plus fondamental que celui de lrsquoamour eacuterotique vise lrsquohumain avant lrsquointroduction de la diffeacuterence sexuelle Mais le visage reste un terme vague dont lrsquoemploi est flottant car en eacutevoquant

laquo helliple primat deacutefinitif drsquoun ordre de lrsquointelligence ndash non pas impersonnel ndash mais drsquoun face-agrave-face de visages raquo (OC2 100) la confeacuterence precircte bien le visage au moi par ce pluriel Les acquis de la confeacuterence de 1948 sont donc les suivants le visage est la condition drsquoun langage qursquoune pheacutenomeacutenologie du son peut deacutecrire en tant que le son rompt avec la lumiegravere (dont pourtant il participe) le visage est caracteacuteriseacute de faccedilon suffisamment preacutecise pour que lrsquoon affirme qursquoil deacutesigne

132 D Arbib laquo De la pheacutenomeacutenologie du son agrave la pheacutenomeacutenologie du visage raquo in LAV 102 133 Ibid p 119

135

degraves 1948 la mortaliteacute drsquoautrui dans la tentation et lrsquointerdit du meurtre et par lagrave une exteacuterioriteacute irreacuteductible agrave lrsquointeacuterioriteacute du moi diffeacuterant de lrsquoalteacuteriteacute eacuterotique134

Ces acquis qui paraissent essentiels dans la perspective de Totaliteacute et infini sont toutefois laisseacutes de cocircteacute dans les confeacuterences que Levinas a donneacutees les deux anneacutees suivantes au Collegravege laquo Pouvoirs

et Origine raquo (1949) laquo Les nourritures raquo et laquo Les enseignements raquo (1950) ndash puisque le visage nrsquoy est pas mentionneacute135 Toutefois divers articles publieacutes dans les anneacutees 1950 et 1951 teacutemoignent de lrsquoeacutelaboration patiente de la question eacutethique et du concept de visage laquo Le lieu et lrsquoutopie raquo 136 eacutevoquant lrsquolaquo impossibiliteacute drsquoassassiner raquo et son laquo drame eacutethique raquo (DL 157) estime que laquo lrsquoordre eacutethique nrsquoest pas une preacuteparation mais lrsquoaccession mecircme agrave la Diviniteacute raquo (DL 158) laquo Lrsquoontologie est-elle fondamentale raquo137 situe la signification du mot religion dans le fait que la relation eacutethique avec autrui laquo dans les visages humains rejoint lrsquoInfini raquo (EN 19) Lrsquoarticle pense autrui comme interlocuteur et propose une premiegravere deacutefinition du visage laquo la tentation de la neacutegation totale mesurant lrsquoinfini de cette tentative et son impossibiliteacute ndash crsquoest la preacutesence du visage raquo (EN 21) Pour la premiegravere fois le visage nrsquoest pas simplement eacutevoqueacute eacuteleveacute au rang de concept il fait lrsquoobjet drsquoune

courte description sur laquelle lrsquoarticle srsquoachegraveve138 Crsquoest dans la confeacuterence laquo LrsquoEcrit et lrsquoOral raquo prononceacutee au Collegravege le 6 feacutevrier 1952 que le visage beacuteneacuteficie pour la premiegravere fois drsquoune description

aboutie Levinas y pense le visage comme maicirctre en analysant autrui agrave partir de la parole Tout langage laquo suppose une faccedilon pour la parole de se manifester ndash et crsquoest cette faccedilon que nous appelons visage raquo (OC2 217) La suite du texte preacutecise que le visage nrsquoest pas la forme plastique composeacutee des yeux et de la bouche mais le mode selon lequel autrui se preacutesente en tant que substance ndash Totaliteacute et infini dira qursquoautrui est chose en soi car il srsquoexprime Degraves lors le visage entendu comme substance parlante est la seule veacuteritable substance puisque crsquoest lui qui confegravere lrsquoecirctre aux objets par la parole Cette manifestation exceptionnelle nrsquoest plus eacuterotique mais eacutethique139 laquo autrui ndash notons-le en passant ndash dans lrsquoabsolu de lrsquoinvocation est ainsi lrsquoecirctre inviolable du rapport moral raquo (OC2 218) Dans ces

pages la parole du visage est celle du maicirctre figure de la raison et seul interlocuteur possible en vue de la veacuteriteacute laquo cette union de la penseacutee et du verbe ndash cette preacutesence de la penseacutee dans un maicirctre nous

lrsquoappelons visage raquo (OC2 224)

b) La genegravese de lrsquoinfini eacutethique Nous ne pouvons que dessiner agrave grands traits la genegravese du concept de visage qui engage non

seulement son passage au statut de concept jusqursquoen 1961 mais aussi les infleacutechissements que Levinas lui a fait subir jusqursquoen 1974 Ce qursquoil nous fallait dire est toutefois acquis le lien entre le visage la

134 Cette penseacutee eacutethique du visage qui naicirct dans ces lignes se confirme par lrsquousage drsquoune autre expression

faisant eacutecho jusqursquoagrave Autrement qursquoecirctre laquo contre cette notion du social nous avons chercheacute agrave deacutecrire un rapport social qui se fait entre sujets qui ne sont pas cocircte agrave cocircte autour drsquoun contenu commun mais lrsquoun pour lrsquoautre ndash lrsquoun en face de lrsquoautre sans lrsquointermeacutediaire drsquoun contenu commun raquo (OC2 94) lrsquoun-pour-lrsquoautre eacutetant bien le nom que le face-agrave-face eacutethique prendra en 1974

135 En revanche dans cette derniegravere confeacuterence Levinas pense lrsquoenseignement en reacuteponse agrave des preacuteoccupations de morale et de justice (cf OC2 183)

136 laquo Le lieu et lrsquoutopie raquo premiegravere publication en 1950 repris in Difficile liberteacute 137 laquo Lrsquoontologie est-elle fondamentale raquo premiegravere publication en 1951 repris in Entre nous 138 Notons qursquoun autre article de 1951 laquo Une voix sur Israeumll raquo mentionne eacutegalement les laquo visages

humains raquo en rapport agrave la loi (DL 194-195) 139 laquo Autrui en tant qursquoautrui crsquoest le maicirctre raquo (OC2 224) deacuteclare deacutesormais Levinas ou encore laquo on ne

peut avoir en face qursquoun visage raquo (OC2 226) Le visage en tant que maicirctre remplace le feacuteminin dans la structure du face-agrave-face

136

parole et la mort est poseacute degraves la confeacuterence de 1948 mais il faut attendre la confeacuterence de 1952 pour trouver un teacutemoignage eacutetoffeacute ougrave Levinas se montre en possession drsquoune penseacutee du visage avanceacutee et coheacuterente quoiqursquoincomplegravete Cette bregraveve esquisse de la genegravese du concept de visage nous permet

alors de nous poser la question la plus essentielle agrave notre travail agrave quand peut-on dater la premiegravere association du visage et de lrsquoideacutee de lrsquoinfini A quand remontent les premiegraveres descriptions du visage

usant du concept drsquoinfini en geacuteneacuteral et de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini en particulier Dans laquo Pouvoirs et Origine raquo de1949 lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est au mecircme titre que les

formes chez Platon et Aristote ou que les conditions transcendantales chez Kant laquo un terrain agrave partir duquel [lrsquointuition] peut seulement exercer sa fonction assimilatrice raquo (OC2 148) Cette association de lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave un pouvoir et agrave un savoir qui se retrouve dans laquo Les nourritures raquo (cf OC2 163) ne fait pourtant pas drsquoelle une pure assimilation drsquoautrui puisque celui-ci est penseacute sous la figure du maicirctre qui est lui-mecircme lrsquoinitiative de mon savoir Ce que je sais me vient du maicirctre et en ce sens Levinas affirme deacutejagrave que lrsquoideacutee de lrsquoinfini me vient drsquoautrui Platon Aristote Descartes et Kant ont penseacute le terrain sur lequel toute expeacuterience repose Levinas ajoute pour sa part que ce terrain est

transmis dans lrsquoenseignement par le maicirctre Cette penseacutee drsquoautrui comme maicirctre deacuteveloppeacutee dans les confeacuterences de 1949 et 1950 est ambivalente dans son rapport agrave lrsquoinfini drsquoune part lrsquoideacutee de lrsquoinfini

me vient du maicirctre qui me lrsquoenseigne et ainsi fonde mon savoir et mon pouvoir mais drsquoautre part sa provenance eacutetrangegravere ne suffit pas agrave faire de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une contestation du pouvoir du Mecircme sur lrsquoAutre qursquoelle valide au contraire Srsquoil est permis de parler de laquo lrsquoinfini de lrsquoenseignement raquo (OC2 165) dans la prioriteacute drsquoautrui sur ma conscience et de la passiviteacute sur lrsquoactiviteacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas encore la rupture de lrsquoideacutee de totaliteacute qursquoelle sera dans Totaliteacute et infini elle reste theacuteorique Il faut attendre 1955 et la confeacuterence intituleacutee laquo Le Vouloir raquo pour retrouver lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini sous la plume de Levinas Ce texte commence par un long commentaire de Descartes dont la penseacutee de lrsquoinfini est preacutesenteacutee en ces termes (OC2 236-237)

Au fond pour Descartes lrsquoecirctre ne peut pas ecirctre totaliseacute Dans cette physique sans vide il y a une

meacutetaphysique de la discontinuiteacute crsquoest-agrave-dire de la personne Cette preacutesence de lrsquoInfini dans le fini par lrsquoIdeacutee est une intimiteacute sans contactagrave une infinie intimiteacute agrave infinie distance Et ce nrsquoest peut-ecirctre pas une clause de style lorsque agrave la fin de la troisiegraveme meacuteditation la preuve de lrsquoexistence de Dieu srsquoachegraveve sur lrsquoeacutevocation de la gloire divine ndash apparaissant de par son infiniteacute mecircme comme majesteacute crsquoest-agrave-dire comme Personne suspendant le discours qui le disait comme lrsquoavait simplement pour thegraveme Et sur ce point nous nous sentons tregraves pregraves de Descartes comme cela apparaicirctra dans la suite de notre exposeacute la volonteacute et la personne crsquoest la discontinuiteacute mecircme de lrsquoecirctre lt gt elle vit drsquoalteacuteriteacute mais drsquoune alteacuteriteacute qui lui est preacutesente comme transcendante

Ce texte deacutefend des thegraveses encore absentes en 1950 Drsquoabord lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini y est

preacutesenteacutee comme une impossibiliteacute de totaliser lrsquoecirctre Cette rupture de la continuiteacute introduction drsquoune deacutemesure dans la mesure donne agrave lrsquoinfini un statut drsquoexception par rapport aux choses finies que Levinas avait jusqursquoagrave preacutesent dissimuleacute en deacutenonccedilant la reacuteification de Dieu chez Descartes Autre fait nouveau crsquoest en tant que personne que Dieu ou lrsquoInfini est preacutesent au fini Bien que le concept de personne en raison de sa signification juridique et de sa reacutefeacuterence implicite agrave lrsquoautonomie ne puisse pas ecirctre consideacutereacute comme un synonyme du visage ou du prochain140 il vise lrsquoalteacuteriteacute de Dieu Encore

140 Levinas le dit en ces termes laquo si je nrsquouse pas du terme de personne crsquoest que la personne a un contenu

culturel ndash est deacutejagrave personnage La personne drsquoautre part est le stade ougrave le Moi et lrsquoAutre sont dans lrsquoeacutegaliteacute et non pas asymeacutetrique raquo (LAV 39) Le concept de personne a pour deacutefaut essentiel de srsquoappliquer aussi bien agrave moi qursquoagrave autrui et de niveler la diffeacuterence entre lui et moi Nous rapprochons cette critique de la notion de personne du rejet de lrsquouniversalisme de la morale kantienne tel que lrsquoexpose D Arbib (D Arbib La luciditeacute de lrsquoeacutethique

137

impreacutecis lrsquousage de ce mot renvoie ici agrave la gloire et agrave la majesteacute de Dieu que Descartes contemple agrave la fin de la troisiegraveme Meacuteditation La personne est donc infinie au sens ougrave elle est preacutesente comme transcendante Levinas preacutecise la modaliteacute de cette preacutesence il srsquoagit drsquoune intimiteacute agrave infinie distance

(crsquoest lagrave une preacutefiguration de la proximiteacute de lrsquoinfini dans Autrement qursquoecirctre) intimiteacute sans contact crsquoest-agrave-dire sans prise et sans theacutematisation La discontinuiteacute de lrsquoecirctre lrsquoalteacuteriteacute de la personne ou la

paradoxale proximiteacute de lrsquoinfini sont autant de thegraveses qui justifient le fait que Levinas se sente tregraves pregraves de Descartes La revendication de cette proximiteacute contraste avec les commentaires passeacutes drsquoun Descartes ideacutealiste ce texte pense pour la premiegravere fois la relation agrave lrsquoinfini comme une relation intersubjective entre personnes (moi et Dieu ou moi et autrui) Dieu la Personne au sens absolu mrsquoest preacutesent dans lrsquoideacutee que jrsquoai de lui sans que cette preacutesence deacutetruise sa transcendance puisque la distance entre nous reste infinie Toutefois il manque agrave ces thegraveses nouvelles au moins deux deacuteterminations propres agrave lrsquoideacutee levinassienne de lrsquoinfini agrave savoir la structure drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense et la dimension eacutethique de la relation agrave autrui Dans le reste de la confeacuterence lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus eacutevoqueacutee et sa structure nrsquoapparaicirct pas Cependant apregraves avoir consacreacute lrsquoessentiel de son propos agrave la contestation de la thegravese de la primauteacute de la liberteacute du moi Levinas

conclut en indiquant que la morale est la veacuteritable vocation de la philosophie Le thegraveme laquo de la preacutesence intime drsquoautrui agrave travers lrsquoobligation qursquoil nous impose raquo (OC2 255) celui de la rencontre du

visage (le mot est citeacute deux fois dans la page laquo visage drsquoautrui raquo laquo visage de lrsquoecirctre raquo) associe cette penseacutee de lrsquoinfini comme personne agrave lrsquoeacutethique Ce rapprochement malgreacute sa pertinence nrsquoest pas appuyeacute dans la confeacuterence par une association textuelle explicite entre le visage (ou lrsquoeacutethique) et lrsquoideacutee de lrsquoinfini Seul le lecteur lrsquoeffectue en faisant correspondre le deacutebut de la confeacuterence sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini aux derniegraveres lignes sur lrsquoeacutethique le visage et le propheacutetisme Certes lrsquoœuvre ulteacuterieure de Levinas autorise un tel rapprochement mais ce texte seul ne suffit pas agrave eacutetablir qursquoen 1955 lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini eacutetait deacutejagrave une penseacutee eacutethique Il faudra attendre la confeacuterence de 1956 qui donnera lrsquoarticle laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo pour que les deux deacuteterminations manquantes

apparaissent celle de la structure formelle et celle de lrsquoeacutethique

A deacutefaut drsquoune identification de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini avec la penseacutee eacutethique du visage quel usage les descriptions du visage font-elles du concept drsquoinfini avant 1957 Degraves 1951 lrsquoarticle

laquo Lrsquoontologie est-elle fondamentale raquo pensait le visage agrave partir de lrsquoinfini Nous avons deacutejagrave citeacute ces deux passages ougrave Levinas affirme que la relation eacutethique avec autrui laquo dans les visages humains rejoint lrsquoInfini raquo (EN 19) car laquo la tentation de la neacutegation totale mesurant lrsquoinfini de cette tentative et son impossibiliteacute ndash crsquoest la preacutesence du visage raquo (EN 21) Mecircme srsquoil ne nomme pas Deacutesir cette mesure de lrsquoinfini et mecircme srsquoil ignore la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini cet article fait de la rencontre du visage un face-agrave-face avec lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui qui est une laquo infinie reacutesistance raquo (ibid) aux pouvoirs du moi Par conseacutequent Levinas soutient la thegravese que laquo la relation avec autrui ou la collectiviteacute est notre rapport irreacuteductible agrave la compreacutehension avec lrsquoinfini raquo (EN 22) Or lrsquoabsence de

reacutefeacuterence agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini nous oblige agrave laisser ouverte la question de son interpreacutetation certes lrsquoinfini est clairement un concept majeur dans la description du visage et de lrsquoeacutethique degraves 1951

Etudes sur Levinas Paris Hermann coll laquo Le Bel Aujourdrsquohui raquo 2014 pp 91-92) laquo la rationaliteacute kantienne propose un commandement venu drsquoun universel (la raison pratique) pour un universel (la personne) agrave destination drsquoun universel (moi comme ecirctre moral) a contrario le visage propose un commandement venu drsquoun singulier non-universalisable (le visage) pour un singulier non-universalisable (autrui) agrave destination drsquo un singulier non-universalisable (moi) raquo Notons cependant que Levinas a pu utiliser le terme de laquo personne raquo avant de forger son concept de visage (comme dans la confeacuterence laquo Parole et silence raquo de 1948)

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mais il nrsquoest pas possible de savoir si Levinas rapprochait deacutejagrave cette penseacutee eacutethique de lrsquoinfini aux Meacuteditations de Descartes

Il faut donc conclure agrave lrsquoabsence drsquoun texte identifiant clairement ideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini et visage avant 1957 La confrontation de trois chronologies est pour cela neacutecessaire (1) la premiegravere

description aboutie du visage remonte agrave 1952 (laquo LrsquoEcrit et lrsquoOral raquo) et lrsquoon peut retracer agrave partir de 1948 (laquo Parole et Silence raquo) la premiegravere reacutefeacuterence explicite agrave une penseacutee eacutethique du visage (2) lrsquousage du concept drsquoinfini dans la description du visage srsquoatteste pour la premiegravere fois en 1951 (laquo Lrsquoontologie est-elle fondamentale raquo) (3) mais ce nrsquoest qursquoen 1957 dans laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo) que lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini structure pour la premiegravere fois la relation au visage Les articles et les confeacuterences prononceacutees avant 1957 contribuent de maniegravere deacutecisive agrave la compreacutehension de la faccedilon dont Levinas en vient agrave privileacutegier lrsquoeacutethique notamment par la figure du maicirctre Mais ces textes tout en formant une riche contribution agrave la compreacutehension de la genegravese du concept de visage sont bien plus reacuteserveacutes quant agrave la question de la genegravese de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas a eacutecrit agrave de multiples reprises sur le visage de telle sorte que nous pouvons en suivre la genegravese de faccedilon quasi-

continue jusqursquoagrave Totaliteacute et infini mais concernant lrsquoideacutee de lrsquoinfini force est de constater une discontinuiteacute telle qursquoun seul intermeacutediaire peut ecirctre deacuteceleacute entre la premiegravere critique drsquoinspiration

pheacutenomeacutenologique de lrsquoideacutealisme carteacutesien et la premiegravere formulation de lrsquoideacutee proprement levinassienne de lrsquoinfini en 1957 Mais cet intermeacutediaire la confeacuterence laquo Le Vouloir raquo de 1955 reste fondamentalement ambigu puisque malgreacute une penseacutee de lrsquoinfini comme rupture de la totaliteacute et comme personne la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne transparaicirct pas et sa concreacutetude morale doit ecirctre devineacutee entre les mots de la conclusion par le lecteur

139

Ch 4 Parler ou apparaicirctre

Nous avons pris pour objet le discours que Levinas consacre agrave lrsquoeacutetude de la forme de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Or les paradoxes formels dont lrsquoideacutee de lrsquoinfini est porteuse ne srsquoexpliquent pas logiquement Ils tiennent agrave la positiviteacute du Deacutesir au sens concret de lrsquoinfini Levinas a entrelaceacute dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini une forme et un sens si bien que lrsquoideacutee de lrsquoinfini avant mecircme de pouvoir ecirctre dite

comme une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense doit ecirctre dite comme une ideacutee eacutethique Lrsquoinfini est relation face-agrave-face avec le visage Aussi les analyses formelles que nous avons meneacutees jusqursquoagrave

preacutesent sont-elles tributaires drsquoun sens eacutethique qui seul peut les justifier Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini connaicirct la mecircme substitution que Levinas fait subir aux termes du face-agrave-face de mecircme que le moi se substitue au mecircme et autrui agrave lrsquoautre lrsquoeacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini se substitue agrave sa forme La penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense est responsabiliteacute ou mise en question laquo La conscience premiegravere de mon immoraliteacute nrsquoest pas ma subordination au fait mais agrave Autrui agrave lrsquoInfini Lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee de lrsquoinfini diffegraverent preacuteciseacutement par cela la premiegravere est purement theacuteoreacutetique lrsquoautre est morale raquo (TI 82) Qursquoest-ce donc que lrsquoideacutee concregravete ou eacutethique de lrsquoinfini

I Infini et signification

sect21 Lrsquointroduction de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini en pheacutenomeacutenologie

a) Lrsquointrigue de lrsquoinfini Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini est Deacutesir crsquoest qursquoelle est une expeacuterience de lrsquoinfini Qursquoest-ce agrave dire

1 Levinas heacutesite agrave parler drsquoexpeacuterience agrave propos du Deacutesir laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo distingue deux sens de lrsquoexpeacuterience drsquoune part lrsquoexpeacuterience ne meacuterite son nom que si elle nous

transporte au-delagrave de ce qui reste notre nature raquo (EDE 165) et correspond ainsi au Deacutesir de lrsquoinfini drsquoautre part lrsquoexpeacuterience suppose la liberteacute du moi qui la fait et reacuteduit lrsquoAutre au Mecircme Lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne peut alors ecirctre qualifieacutee drsquoexpeacuterience qursquoau premier sens laquo le rapport avec lrsquoinfini ne peut certes pas se dire en termes drsquoexpeacuterience car lrsquoinfini deacuteborde la penseacutee qui le pense Dans ce deacutebordement se produit preacuteciseacutement son infinition mecircme de sorte qursquoil faudra dire la relation avec lrsquoinfini en drsquoautres termes qursquoen termes drsquoexpeacuterience objective Mais si expeacuterience signifie preacuteciseacutement relation avec lrsquoabsolument autre crsquoest-agrave-dire avec ce qui toujours deacuteborde la penseacutee ndash la relation avec lrsquoinfini accomplit lrsquoexpeacuterience par excellence raquo (TI 10) Lrsquoideacutee de lrsquoinfini contredit agrave la fois lrsquoexpeacuterience au sens objectif et accomplit le sens le plus fort de lrsquoexpeacuterience Cette ambivalence prend au fil de lrsquoœuvre la forme drsquoune heacutesitation tantocirct Levinas rejette le lexique de lrsquoexpeacuterience

tantocirct il le reprend pour le subvertir Cette heacutesitation donne lieu agrave des formulations paradoxales le Deacutesir est une laquo expeacuterience sans concept raquo (EDE 177) ou encore une laquo expeacuterience heacuteteacuteronome raquo qui est dite laquo expeacuterience car mouvement vers le Transcendant mais aussi expeacuterience parce que dans ce mouvement le Mecircme ne se perd pas extatiquement en lrsquoAutre et reacutesiste au chant des siregravenes ni ne se dissout dans le bruissement drsquoun eacuteveacutenement anonyme Expeacuterience qui reste encore mouvement du

Mecircme mouvement drsquoun Moi raquo (EDE 190) Lrsquoexpeacuterience de lrsquoinfini srsquooppose agrave lrsquoobjectiviteacute mais elle maintient la seacuteparation entre le Mecircme et lrsquoAutre Contrairement agrave lrsquoil y a deacutepersonnalisant qui deacutetruit

140

la subjectiviteacute la relation agrave lrsquoinfini conserve la seacuteparation du moi Appliqueacute agrave lrsquoinfini le terme drsquoexpeacuterience est donc synonyme de Deacutesir relation avec lrsquoAutre sans rupture de la seacuteparation Levinas use du terme drsquoexpeacuterience comme de tout autre concept formel il lrsquoemploie agrave contre-usage dans des

paradoxes (expeacuterience heacuteteacuteronome non-objective non-conceptuelle) qui renvoient au Deacutesir

2 Cette heacutesitation entre le refus du lexique de lrsquoexpeacuterience et son passage agrave la limite est trancheacutee au fil de lrsquoœuvre par lrsquoadoption drsquoun autre vocabulaire plus signifiant celui de lrsquointrigue Le motif de lrsquoabandon progressif du terme drsquoexpeacuterience pour deacutesigner la relation agrave lrsquoinfini et de son cantonnement agrave la logique de lrsquoecirctre srsquoexplique par le fait que Levinas a progressivement contesteacute la possibiliteacute drsquoentendre dans ce terme un deacutepart de soi vers lrsquoAutre Multipliant les chefs drsquoaccusation contre lrsquoexpeacuterience (objective) il voit deacutesormais en celle-ci un obstacle dans la relation agrave lrsquoinfini Drsquoabord lrsquoexpeacuterience renvoie ineacutevitablement agrave la notion de veacutecu intentionnel Or la signification que Levinas donne au renversement de lrsquoexpeacuterience objective ne peut pas ecirctre deacutecrite en termes de veacutecu car tout veacutecu est une activiteacute ougrave le sujet entre dans un rapport de maicirctrise avec le monde Lrsquoexpeacuterience est le lieu ougrave le sujet eacuteprouve ses pouvoirs mais aucun pouvoir nrsquoa prise sur la relation agrave lrsquoinfini qui

consiste en une signification que je reccedilois passivement Le terme drsquoexpeacuterience jure avec cette passiviteacute Ensuite lrsquoexpeacuterience renvoie agrave un langage theacuteorique qui est celui de la prise de distance du

sujet par rapport agrave lrsquoobjet et du temps donneacute pour la reacuteflexion La rencontre de lrsquoAutre quant agrave elle se fait sans anticipation et sans reacuteflexion sans prise de distance possible Lrsquoexpeacuterience accorde ineacutevitablement un privilegravege agrave la theacuteorie et agrave la preacutesence laquo la notion de lrsquoexpeacuterience est inseacuteparable de lrsquouniteacute de la preacutesence de la simultaneacuteiteacute et par conseacutequent renvoie agrave lrsquouniteacute de lrsquoaperception qui ne vient pas du dehors prendre conscience de la simultaneacuteiteacute raquo (DQVI 101n3) Cette invaliditeacute du mot drsquoexpeacuterience est particuliegraverement sensible dans deux usages

a Levinas se meacutefie de lrsquousage de ce terme en eacutethique laquo le terme expeacuterience morale jrsquoessaie de lrsquoeacuteviter expeacuterience morale cela suppose un sujet qui est lagrave qui avant tout est et qui agrave un certain

moment fait une expeacuterience morale alors que crsquoest dans la maniegravere dont il est lagrave dont il vit qursquoil y a cette eacutethique raquo (DQVI 144) La critique porte ainsi sur le fait que parler drsquoexpeacuterience morale crsquoest

preacutesupposer un sujet autonome anteacuterieur agrave ce dont il fait lrsquoexpeacuterience moralement Lrsquoadjectif laquo moral raquo qualifie alors lrsquoexpeacuterience comme un preacutedicat accidentel la substance qui le supporte La preacuteceacutedence et

la maicirctrise du sujet moral sur son expeacuterience contredit lrsquoheacuteteacuteronomie eacutethique b Une critique semblable peut ecirctre adresseacutee agrave lrsquoexpeacuterience religieuse laquo Tout le veacutecu humain se

dit jusqursquoagrave nos jours ndash et surtout de nos jours ndash en termes drsquoexpeacuterience crsquoest-agrave-dire se convertit en leccedilons reccedilues en enseignements en savoirs Les rapports avec le prochain avec le groupe social avec Dieu signifient deacutesormais aussi des expeacuteriences collectives et religieuses raquo (EPP 72) Puisque la religion srsquointerpregravete comme une expeacuterience religieuse deacutecryptable agrave travers le prisme de la psychologie ou de la sociologie on reacuteduit le rapport agrave Dieu agrave lrsquoexpeacuterience preacutesente des fidegraveles laquo Drsquoembleacutee donc lrsquoecirctre religieux interpregravete son veacutecu comme expeacuterience A son corps deacutefendant il

interpregravete deacutejagrave Dieu dont il preacutetend faire expeacuterience en termes drsquoecirctre de preacutesence et drsquoimmanence raquo (DQVI 103) Lrsquoexpeacuterience religieuse contredit lrsquoideacutee de lrsquoinfini en la rendant adeacutequate agrave lrsquoecirctre

3 Levinas laisse de cocircteacute la notion drsquoexpeacuterience au profit de celle drsquointrigue Il recherche une

laquo intrigue de lrsquoInfini ndash intrigue et non pas expeacuterience intrigue qui nrsquoest pas expeacuterience Le mot

deacutesigne ce agrave quoi lrsquoon appartient sans avoir la position privileacutegieacutee du sujet contemplant Lrsquointrigue rattache agrave ce qui se deacutetache elle attache agrave lrsquoab-solu ndash sans le relativiser raquo (DMT 231) Elle paraicirct ecirctre

le terme approprieacute pour dire ce qui se trame concregravetement dans la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans cette relation agrave lrsquoabsolu qui ne le relativise pas Quelles sont les raisons qui ont preacutesideacute au

141

choix du terme drsquointrigue En franccedilais ce mot deacutesigne une affaire qui lie entre eux des personnages une situation embarrassante et compliqueacutee une entreprise secregravete et obscure que des amants ou des conspirateurs cachent au monde exteacuterieur ou agrave propos drsquoun reacutecit le nœud de lrsquoaction Il eacutevoque donc

au moins trois traits de lrsquoinfini a Lrsquointrigue est avant tout un laquo drame agrave plusieurs personnages raquo (EDE 204) le nœud drsquoune action ougrave ces personnages jouent le rocircle central elle est faite par ceux qui

srsquoy livrent et ne saurait ecirctre reacuteduite agrave un drame impersonnel ougrave les hommes srsquoeffacent devant le tout de lrsquohistoire Ces personnages sont pris dans des relations qui ne sont pas lrsquoexpeacuterience drsquoun seul mais le drame de plusieurs b En raison de cette pluraliteacute lrsquointrigue se caracteacuterise par sa passiviteacute Le moi peut preacutetendre ecirctre le libre maicirctre de son expeacuterience mais dans lrsquointrigue il se trouve pris par un drame qursquoil nrsquoa pas voulu par des relations qursquoil nrsquoa pas choisies pour un deacutenouement qursquoil ignore Lrsquointrigue est heacuteteacuteronome degraves lors que Levinas refuse au moi la possibiliteacute drsquointriguer lui-mecircme lrsquoinfini est lui-mecircme agrave lrsquoorigine de lrsquointrigue immeacutemoriale ougrave il mrsquoemporte Le sujet de lrsquoexpeacuterience la voit comme srsquoil eacutetait exteacuterieur au spectacle le sujet de lrsquointrigue est inteacuterieur au drame c Enfin lrsquointrigue est porteuse drsquoun sens eacutethique Certes on peut parler drsquointrigue amoureuse mais Levinas ne commence agrave employer ce terme qursquoapregraves Totaliteacute et infini dans un contexte exclusivement eacutethique

Contrairement agrave lrsquoexpeacuterience dont le sens est gnoseacuteologique lrsquointrigue eacutevoque lrsquoaction et le drame lrsquourgence de lrsquoassignation eacutethique preacuteceacutedant tout savoir La deacutemarche de Levinas consiste agrave

laquo rechercher lrsquointrigue humaine ou interhumaine comme le tissu de lrsquointelligibiliteacute ultime raquo (TrIn 28) Si lrsquointrigue levinassienne produit un reacutegime drsquointelligibiliteacute original requeacuterant des personnages comme eacuteleacutements constitutifs et indeacutepassables du sens crsquoest que cette intelligibiliteacute est eacutethique avant drsquoecirctre theacuteoreacutetique Mais lrsquointrigue de lrsquoinfini peut-elle sans se contredire faire lrsquoobjet drsquoune description pheacutenomeacutenologique

b) Lrsquoideacutee de Dieu dans la pheacutenomeacutenologie

Levinas voit dans les Meacuteditations une description pheacutenomeacutenologique du Deacutesir Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini ne vient pas seulement rompre lrsquointentionnaliteacute du cogito elle produit une relation positive

avec lrsquoinfini A lrsquoeacuteclatement de la penseacutee finie par lrsquoideacutee mise en elle correspond dans lrsquoexpeacuterience lrsquoeacuteclatement du pheacutenomegravene par le Deacutesir Apregraves avoir deacutecrit cet eacuteclatement au point de vue formel

nous devons maintenant nous tourner vers le deuxiegraveme pan ndash le plus primordial ndash de lrsquointerpreacutetation que Levinas donne de Descartes la concreacutetude du rapport entre lrsquoego cogito et lrsquoideacutee de lrsquoinfini Au chapitre 1 nous avons montreacute que dans sa jeunesse Levinas avait lu Descartes dans le sillon de ses maicirctres en pheacutenomeacutenologie dans une comparaison qui mettait en valeur les potentialiteacutes nouvelles offertes par Husserl et Heidegger Avec lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini la perspective se retourne Descartes avait dans ses Meacuteditations dessineacute une intrigue du sens qui exceacutedait drsquoavance les limites que la pheacutenomeacutenologie allait rencontrer Crsquoest agrave partir de ce que Levinas identifie comme eacutetant les questions les plus actuelles de la pheacutenomeacutenologie qursquoil vient reprendre Descartes Il faut en conclure que crsquoest

depuis le terrain mecircme de la pheacutenomeacutenologie que Levinas recourt agrave lrsquoinfini carteacutesien Aussi devons-nous nous interroger qursquoest-ce que la pheacutenomeacutenologie aux yeux de Levinas pour qursquoelle autorise contre Husserl et Heidegger le retour en son sein de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Comment peut-il y avoir pheacutenomeacutenologie de lrsquoinfini exceacutedant les pheacutenomegravenes Quel est le sens de cet excegraves Y a-t-il un pheacutenomegravene de lrsquoinfini Le face-agrave-face avec autrui est-il de lrsquoordre de la pheacutenomeacutenaliteacute

Husserl a largement critiqueacute le rocircle que joue chez Descartes lrsquoideacutee de lrsquoinfini Dans les

Meacuteditations meacutetaphysiques la preuve de lrsquoexistence de Dieu par lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi vise agrave reacutesoudre le problegraveme de la transcendance agrave assurer la capaciteacute de la res cogitans de sortir de soi pour

142

rencontrer les choses exteacuterieures et le monde Or Husserl rejette cette solution au motif qursquoelle excegravede le cadre de lrsquoimmanence Didier Franck141 montre que Husserl considegravere comme un laquo expeacutedient de fortune raquo 142 le recours agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui ne permet pas agrave Descartes de reacutesoudre le problegraveme de

lrsquoobjectiviteacute La difficulteacute provient du statut mecircme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Celle-ci eacutetant une penseacutee dont je ne suis pas lrsquoauteur la theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute ne suffit plus agrave expliquer sa preacutesence au sein de la

conscience En ce sens lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini signe la destruction de la pheacutenomeacutenologie Crsquoest pourquoi Husserl tentera de reacutesoudre le problegraveme de lrsquoobjectiviteacute sans recourir agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire sans sortir de lrsquoimmanence de lrsquoego en constituant lrsquointersubjectiviteacute dans lrsquointeacuterioriteacute de lrsquoego Husserl reproche donc agrave Descartes drsquoavoir franchi les limites de la stricte eacutegologie avec son ideacutee de lrsquoinfini Du fait de cette critique le geste de Levinas consistant agrave reacutehabiliter lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini paraicirct bien anti-husserlien

Toutefois lrsquoeacutetude qursquoEmmanuel Housset a consacreacutee agrave Husserl et lrsquoideacutee de Dieu143 permet de

nuancer lrsquoopposition de Levinas agrave Husserl ou du moins de montrer en quoi Husserl lui-mecircme a rendu possible la description du renversement de lrsquointentionnaliteacute Car laquo sa pheacutenomeacutenologie met fin agrave la

compreacutehension traditionnelle de Dieu comme fondement pour le reconnaicirctre veacuteritablement comme pheacutenomegravene raquo144 Il nrsquoest pas question de dire qursquoHusserl a penseacute un Dieu au-delagrave de lrsquoecirctre mais qursquoil a

toujours traiteacute de Dieu au sein mecircme de la pheacutenomeacutenologie Il ne saurait ecirctre question de promouvoir une conception positive de Dieu ndash la mise entre parenthegraveses de la thegravese du monde par lrsquoeacutepochegrave emporte lrsquoideacutee religieuse que le moi empirique se fait de Dieu Lrsquoego transcendantal retrouve Dieu en un autre sens proprement teacuteleacuteologique La conception que le pheacutenomeacutenologue se fait de Dieu ne doit par sortir des limites de la pheacutenomeacutenologie mais appartenir agrave lrsquoexpeacuterience propre de lrsquoego Lrsquoideacutee de Dieu doit donc ecirctre deacuteriveacutee de la subjectiviteacute sans pour autant en ecirctre lrsquoartefact laquo Husserl montre bien que le paradoxe de lrsquoIdeacutee de Dieu est drsquoecirctre une ideacutee qui accompagne toujours la subjectiviteacute Dieu comme sens constitueacute par les actes intentionnels de la conscience nrsquoest pas pour autant inventeacute

et de ce point de vue il est indissociable de la conscience de soi il est une modaliteacute de la donneacutee du moi agrave lui-mecircme raquo145 Husserl a eu lrsquoaudace de le penser en refusant drsquoassimiler lrsquoabsoluiteacute de Dieu agrave

celle de la conscience ou agrave celle du monde146 Crsquoest en ce sens qursquoE Housset peut affirmer que laquo Dieu nrsquoest pas perdu avec la reacuteduction mais rendu agrave son apparaicirctre propre raquo147 qursquoil srsquoagit de preacuteciser

Avant tout lrsquoinfini husserlien est gnoseacuteologique logique et mecircme matheacutematique Il vient agrave lrsquoideacutee

par un processus drsquoideacutealisation que preacutesuppose toute connaissance Dieu crsquoest la connaissance absolue ou parfaite agrave lrsquoaune de laquelle se mesure la connaissance partielle du sujet Il deacutenomme la compleacutetude de lrsquoeacutevidence tout en restant soumis aux lois de la donation eacutevidente Levinas exprime en ces termes le fait que mecircme Dieu chez Husserl ne connaicirct lrsquoobjet qursquoau moyen de sa donation eacutevidente laquo Mecircme pour Dieu la formule est remarquable Nous nrsquoavons pas besoin de lrsquoideacutee de Dieu ndash de lrsquoinfini et du parfait ndash pour prendre conscience du fini des pheacutenomegravenes lrsquoessence du pheacutenomegravene telle qursquoelle se

manifeste au niveau du fini est son essence en soi Mecircme pour Dieu ndash tout lrsquoecirctre de lrsquoobjet est dans sa

141 Didier Franck Dramatique des pheacutenomegravenes Paris PUF 2001 pp 125-127 142 Geacuterard Granel traduit laquo moyen de deacutetresse raquo (in E Husserl La crise des sciences europeacuteennes et la

pheacutenomeacutenologie transcendantale trad G Granel Paris Gallimard 1976 p 466) 143 Emmanuel Housset Husserl et lrsquoIdeacutee de Dieu Paris Cerf coll laquo Philosophie amp Theacuteologie raquo 2010 144 Ibid p 11 145 Ibid p 72 146 Cf E Husserl Ideacutees directrices pour une pheacutenomeacutenologie et une philosophie pheacutenomeacutenologique pures

t I Introduction geacuteneacuterale agrave la pheacutenomeacutenologie pure (1913) trad P Ricœur Paris Gallimard 1950 sect58 147 E Housset Husserl et lrsquoideacutee de Dieu op cit p 84

143

veacuteriteacute dirions-nous aujourdrsquohui raquo (EDE 113-114) Le Dieu husserlien contrairement au Dieu carteacutesien peut ecirctre conccedilu par neacutegation du fini et par ideacutealisation de la connaissance inacheveacutee et Levinas souligne agrave raison que chez Husserl la comparaison de ma connaissance agrave celle de Dieu nous

rassemble bien plus qursquoelle nous seacutepare148 Ainsi Husserl deacutefinit-il Dieu en ces termes laquo Dieu est lrsquohomme infiniment eacuteloigneacute raquo 149 (unendlich ferne Mensch) Il srsquoagit drsquoune affirmation aussi bien

theacuteorique (Dieu est lrsquoideacuteal drsquoune connaissance absolument justifieacutee) que pratique (Dieu est la personne absolument justifieacutee) Aussi lrsquoideacutee de Dieu a-t-elle selon E Housset la fonction drsquoun principe reacutegulateur pour le savoir comme pour lrsquoaction il existe chez Husserl laquo une univociteacute gnoseacuteologique et eacutethique entre lrsquoego et Dieu raquo150 Degraves lors la pheacutenomeacutenologie ne semble trouver Dieu que dans et par lrsquoego ndash et ainsi ne pas reacutesister agrave la critique levinassienne de la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme

Pourtant une telle critique passe agrave cocircteacute de la speacutecificiteacute de la deacutemarche husserlienne qui malgreacute

la continuiteacute allant de lrsquoego agrave Dieu pense la pheacutenomeacutenaliteacute de Dieu dans une eacutethique Celle-ci a pour sujet la personne rationnelle prenant conscience de son devoir de personne ndash ce qui suppose un rapport de lrsquohomme agrave Dieu comme valeur absolue Lrsquoeacutethique ne srsquoappuie pas sur des valeurs empiriques ou

des faits elle deacutegage lrsquoessence de lrsquoagir eacutethique Dieu se donnant comme valeur absolue En ce sens le Dieu husserlien nrsquoest pas une invention mais un pheacutenomegravene proprement eacutethique rendu possible par

le fait que laquo la valeur elle-mecircme est accessible agrave lrsquointuition raquo151 Lrsquoeacutethique appartient donc de plein droit au projet pheacutenomeacutenologique du fait de sa donation intuitive son enjeu nrsquoest pas formel mais mateacuteriel il reacuteside dans la donation de Dieu comme valeur Or ce nrsquoest bien sucircr pas Dieu lui-mecircme qui se donne intuitivement mais son ideacutee qui se traduit eacutethiquement comme laquo Ideacutee drsquoune personnaliteacute absolument parfaite raquo152 la plus haute des valeurs Lrsquoideacutee de Dieu accompagne toute subjectiviteacute eacutethique en tant que toute action eacutethique suppose implicitement son accomplissement acheveacute et parfait laquo Dieu demeure la maniegravere dont le je se trouve donneacute agrave lui-mecircme comme ideacutee dans un telos de sagesse inatteignable par principe raquo ce pour quoi on peut parler chez Husserl drsquoune laquo deacutesubstantialisation de

Dieu raquo153 Et lrsquoeacutethique nrsquoayant pas la seule forme drsquoun ideacuteal de lrsquoagir individuel elle se manifeste eacutegalement sous la forme prescriptive de lrsquoimpeacuteratif ou de lrsquoamour du prochain Le pheacutenomegravene eacutethique

de Dieu sa venue agrave lrsquoideacutee est donc lrsquoamour se voulant parfait Neacuteanmoins si lrsquoabsolu de Dieu ne se manifeste au pheacutenomeacutenologue qursquoagrave lrsquoinfini dans le rapport de la subjectiviteacute connaissante ou eacutethique

agrave elle-mecircme alors il nrsquoy a jamais de pheacutenomeacutenaliteacute de Dieu E Housset eacutevoque laquo cette fiction meacutethodologique qui consiste agrave acceacuteder agrave Dieu sans Dieu raquo154 et sans autrui Cette conception est la source drsquoune tension si Dieu est davantage qursquoune ideacutee au sens kantien de par sa donation cette donation ne deacuteborde pas le cadre de lrsquointentionnaliteacute Le sens de Dieu est lrsquoobjet drsquoune constitution qui ne se distingue des autres types drsquoobjets que du fait que sa donation est infinie Lrsquoideacutee husserlienne de Dieu demeure selon les critegraveres de Levinas agrave la mesure de lrsquointentionnaliteacute laquo A vouloir atteindre Dieu sans Dieu le Dieu eacutethique de Husserl est un Dieu qui doit tout agrave lrsquohomme raquo155

148 Cf E Husserl Ideacutees directrices pour une pheacutenomeacutenologie I sectsect44 79 et 150 149 E Husserl La crise des sciences europeacuteennes et la pheacutenomeacutenologie transcendantale op cit p 77 150 E Housset Husserl et lrsquoideacutee de Dieu op cit p 91 151 Ibid p 113 152 Husserl Leccedilons sur lrsquoeacutethique et la theacuteorie des valeurs trad Ph Ducat P Lang et C Lobo Paris PUF

2009 p 260 (citeacute in E Housset Husserl et lrsquoideacutee de Dieu op cit p 121) 153 E Housset Husserl et lrsquoideacutee de Dieu op cit p 123 154 Ibid p 135 155 Ibid p 145

144

Levinas ne reprend pas lrsquoideacutee husserlienne de Dieu celle-ci est drsquoabord theacuteoreacutetique et se deacuteploie dans une teacuteleacuteologie de lrsquohumain incompatible avec lrsquoexigence de seacuteparation entre le fini et lrsquoinfini Il retient neacuteanmoins de la pheacutenomeacutenologie une neacutecessiteacute de meacutethode qui srsquoapplique encore agrave la question

de Dieu Quelle que soit la connaissance que Levinas ait pu avoir des eacutecrits de Husserl sur Dieu ou sur lrsquoeacutethique156 il a bien vu que la pheacutenomeacutenologie ouvrait la description agrave des possibiliteacutes nouvelles qui

enrichissent lrsquoapproche de Dieu En effet lrsquoideacutee husserlienne de Dieu est remarquable en ceci qursquoelle est un pheacutenomegravene et que son eacutelucidation doit comme pour tout autre objet en passer par lrsquointuition donatrice Cette approche signifie la plus grande fideacuteliteacute de Husserl agrave sa propre meacutethode mecircme dans lrsquoinvestigation de la transcendance absolue Levinas de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros agrave celle du visage prendra le mecircme parti tout en faisant eacuteclater lrsquointentionnaliteacute Il projette ainsi sur lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini une proprieacuteteacute de lrsquoideacutee husserlienne sa pheacutenomeacutenaliteacute Crsquoest en srsquoinsinuant dans le cadre husserlien de la pheacutenomeacutenaliteacute que lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini pourra se montrer Deacutesir Chez Levinas lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute valide le caractegravere pheacutenomeacutenologique de lrsquoideacutee mise en nous alors que chez Husserl il invalide le carteacutesianisme en matiegravere drsquoinfini A la question de savoir si lrsquoideacutee de lrsquoinfini au sens de Descartes a sa place en pheacutenomeacutenologie Husserl reacutepond non pour la mecircme

raison que Levinas reacutepond oui ndash cette opposition nrsquoeacutetant possible qursquoen vertu drsquoun accord plus fondamental sur le sens de la transcendance absolue Degraves lors peu importe que lrsquoideacutee husserlienne de

Dieu soit celle drsquoun sujet isoleacute Levinas retient de son maicirctre son approche nouvelle des pheacutenomegravenes et crsquoest pourquoi la pheacutenomeacutenologie est agrave ses yeux avant tout une meacutethode Du fait de cette meacutethode Husserl ouvre lui-mecircme le champ au deacutepassement des limites qursquoil a donneacutees agrave la pheacutenomeacutenologie

c) Horizon et infini

Levinas introduit autant lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans la pheacutenomeacutenologie que la pheacutenomeacutenologie dans

lrsquoideacutee de lrsquoinfini Ce double geste ne consiste pas agrave forcer deux penseacutees heacuteteacuterogegravenes agrave se rassembler

mais agrave deacuteceler en chacune drsquoelles le point agrave partir duquel elle peut entrer en dialogue avec lrsquoautre Le renouvellement de la pheacutenomeacutenologie par lrsquoinfini carteacutesien a deux conditions que lrsquoinfini carteacutesien

soit un pheacutenomegravene et que la pheacutenomeacutenologie soit ouverte sur une transcendance absolue Tournons-nous donc vers la seconde condition pour deacuteterminer ce qui dans la pheacutenomeacutenologie de Husserl peut

mener agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Nous avons montreacute que Levinas identifiait deux mouvements dans lrsquointentionnaliteacute le premier est une transcendance une sortie de soi vers lrsquoAutre le second est une donation de sens qui reacuteduit lrsquoAutre au Mecircme La transcendance propre agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini accomplit le premier eacutelan et fait eacuteclater le second Cela veut dire que lrsquointentionnaliteacute contient en elle la sortie de soi que le Deacutesir de lrsquoinfini eacutenonce sans compromettre lrsquoAutre dans le Mecircme Qursquoest-ce qui dans la transcendance intentionnelle reacutesiste agrave la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme

Crsquoest lrsquohorizon qui permet de laquo deacutepasser lrsquointention dans lrsquointention mecircme penser plus qursquoon ne

pense raquo (EDE 131) Levinas trouve dans une interpreacutetation aussi originale que seacutelective de lrsquohorizon husserlien le motif par lequel lrsquointentionnaliteacute excegravede lrsquoobjectiviteacute Chez Husserl lrsquointentionnaliteacute deacutesigne la proprieacuteteacute fondamentale de toute conscience drsquoecirctre conscience de quelque chose ainsi avoir

156 Dans lrsquoentretien Ethique et infini Levinas reacutepond agrave P Nemo laquo Vous oubliez lrsquoimportance chez Husserl

de lrsquointentionnaliteacute axiologique dont je viens de parler le caractegravere de valeur ne srsquoattache pas agrave des ecirctres agrave la suite de la modification drsquoun savoir mais vient drsquoune attitude speacutecifique de la conscience drsquoune intentionnaliteacute non theacuteoreacutetique drsquoembleacutee irreacuteductible agrave la connaissance Il y a lagrave une possibiliteacute husserlienne qui peut ecirctre deacuteveloppeacutee au-delagrave de ce que Husserl lui-mecircme a dit sur le problegraveme eacutethique et sur la relation avec autrui qui chez lui reste repreacutesentative raquo (EI 22-23)

145

conscience drsquoun objet crsquoest drsquoabord le viser intentionnellement lui precircter un sens par une Meinung (un vouloir-dire) qui anticipe sur la donation intuitive de lrsquoobjet celle-ci en retour confirme ou biffe la viseacutee Crsquoest ce scheacutema que Levinas estime reacuteducteur de lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoobjet puisqursquoaucun rapport

avec celui-ci nrsquoest possible sans que le sujet ait au preacutealable deacutefini le cadre ougrave srsquoeffectue la donation Mais lrsquointentionnaliteacute srsquoaccompagne aussi drsquoune structure de sens implicite laquo tout cogito en tant que

conscience est en un sens tregraves large signification de la chose qursquoil vise mais cette signification deacutepasse agrave tout instant ce qui agrave lrsquoinstant mecircme est donneacute comme explicitement viseacute raquo157 Cette Mehr-Meinung srsquoappuie sur une conception de lrsquoobjet comme Ideacutee au sens kantien pocircle infiniment eacuteloigneacute formant la synthegravese de tous les profils possibles de lrsquoobjet En outre srsquoajoute agrave cet horizon interne de la donation de lrsquoobjet selon une seacuterie continue de profils un horizon externe relatif agrave lrsquoenvironnement de la perception actuelle et qui reste implicite en arriegravere-plan de ma perception de lrsquoobjet Lrsquohorizon comme exceacutedent de la viseacutee signifie donc que le sujet ne peut jamais englober totalement lrsquoobjet sans que subsiste un reste de viseacutees potentielles non actualiseacutees

Toutefois comme le montre Smadar Bustan158 Levinas ne retient pas de Husserl les diffeacuterents

sens de la notion drsquohorizon il cherche agrave en faire une penseacutee capable drsquoatteindre une signification concregravete sans la reacuteduire agrave la viseacutee preacutesomptive Il srsquoagit de libeacuterer la notion husserlienne drsquohorizon du

primat de la totaliteacute tout en montrant que deacutejagrave chez Husserl se dessine un concept drsquohorizon eacutechappant agrave ce primat La reacutealisation de ce programme impose cependant de faire violence aux descriptions de la pheacutenomeacutenologie en reacuteduisant la polyseacutemie de lrsquohorizon pour ne retenir qursquoune laquo application supra-temporelle raquo de cette notion celle de laquo lrsquoarriegravere-plan des potentialiteacutes de sens qui accompagne chaque intuition raquo159 Levinas eacutevacue la continuiteacute de lrsquoexpeacuterience intentionnelle ouverte sur le passeacute et lrsquoavenir en pensant lrsquohorizon comme sens qui ne peut pas agrave son tour faire lrsquoobjet drsquoune nouvelle intentionnaliteacute Alors que pour Husserl lrsquohorizon correspond agrave ce qui nrsquoest pas actuellement perccedilu mais qui a pu ou pourra faire lrsquoobjet drsquoune viseacutee intentionnelle et drsquoune donation intuitive Levinas

affranchit lrsquohorizon du primat de lrsquointentionnaliteacute en empecircchant sa reacutecupeacuteration consciente Autrement dit laquo Husserl expose la possibiliteacute drsquoecirctre eacuteveilleacute dans lrsquoexpeacuterience par des eacuteleacutements qui sont co-donneacutes

accessoirement avec lrsquoobjet viseacute mais sans en prendre conscience directement Et crsquoest preacuteciseacutement cette possibiliteacute que retient Levinas comme base pour sa theacuteorie du sens quelque chose peut

srsquoexprimer en tant que co-donneacute insinueacute ou impliqueacute sans se reacuteveacuteler lui-mecircme raquo160 Au prix de la temporaliteacute de lrsquohorizon Levinas deacutecouvre dans ce concept husserlien la possibiliteacute de penser une expeacuterience concregravete qui ne soit pas intentionnelle Il retient le fait que lrsquohorizon accompagne lrsquointentionnaliteacute sans se reacuteveacuteler lui-mecircme agrave la conscience ndash jugeant qursquoune conscience qui se reacuteorienterait sur cet horizon le manquerait ineacutevitablement

Or il faut affirmer drsquoaccord avec S Bustan que le geste levinassien nrsquoest pas tant une rupture ou

une invalidation de la pheacutenomeacutenologie qursquolaquo un prolongement drsquoun nouveau genre raquo de la

pheacutenomeacutenologie par lrsquoeacutethique ougrave le reacuteflexif est subordonneacute au preacute-reacuteflexif 161 Instrument de ce prolongement lrsquohorizon permet de penser la continuiteacute entre les philosophies de Husserl et de Levinas

157 E Husserl Meacuteditations carteacutesiennes Introduction agrave la pheacutenomeacutenologie trad E Levinas et G Peiffer

Paris Vrin 1947 sect20 p 40 158 Smadar Bustan De lrsquointellectualisme agrave lrsquoeacutethique Bruxelles Ousia 2014 sect64 pp 255-260 159 Ibid p 257 160 Ibid p 258 161 Ibid p 300 Lrsquoemploi de cet adjectif srsquoautorise de Levinas lui-mecircme et de sa notion de laquo conscience

preacute-reacuteflexive raquo (cf EN 137 ou DQVI 162)

146

ndash continuiteacute signifiant que Levinas deacutecegravele dans la conceptualiteacute mecircme de Husserl le moyen de deacutepasser ses limites Lrsquohorizon assure lrsquointentionnaliteacute drsquoune transcendance veacuteritable et sa libeacuteration du theacuteoreacutetisme husserlien permet de penser la transcendance de lrsquoinfini De ce fait toute penseacutee

pheacutenomeacutenologique de la transcendance est une penseacutee de lrsquohorizon La lecture que Levinas fait de Husserl doit donc ecirctre valable pour Heidegger Etant donneacute que lrsquohorizon heideggeacuterien est indexeacute agrave la

compreacutehension de lrsquoecirctre son interpreacutetation est jumelle de celle de lrsquohorizon husserlien La contribution de Heidegger aux yeux de Levinas nrsquoest pas dans la remise en cause de la pheacutenomeacutenologie mais dans sa mise en œuvre hors du domaine gnoseacuteologique laquo Lrsquohorizon impliqueacute dans lrsquointentionnaliteacute nrsquoest pas donc le contexte encore vaguement penseacute de lrsquoobjet mais la situation du sujet Un sujet en situation ou comme le dira Heidegger au monde est annonceacute par cette potentialiteacute essentielle de lrsquointention La preacutesence aupregraves des choses qursquoexprime lrsquointentionnaliteacute est une transcendance ayant deacutejagrave comme une histoire dans le monde ougrave seulement elle entre raquo (EDE 132) Certes Husserl eacutelabore deacutejagrave une penseacutee de lrsquohorizon du monde mais lrsquoœuvre de Heidegger se singularise par les situations qursquoelle deacutecrit sous la figure drsquoun ecirctre-au-monde premier sur le savoir

Lrsquohorizon leacutevinassien ndash univoque en tant qursquoil ne retient de Husserl que lrsquohorizon implicite de sens qui accompagne tout pheacutenomegravene ndash permet de penser une concreacutetude qui ne soit pas indexeacutee agrave la

penseacutee de la totaliteacute LrsquoAvant-propos de Dieu qui vient agrave lrsquoideacutee deacutefinit ce nouveau sens du concret tant dans sa reprise que dans sa transgression de la pheacutenomeacutenologie (DQVI 10-11)

Nous pensons que lrsquoon peut et que lrsquoon doit rechercher par delagrave cette apparente neacutegativiteacute de

lrsquoideacutee de lrsquoInfini les horizons oublieacutes de sa signification abstraite qursquoil faut ramener le retournement de la teacuteleacuteologie de lrsquoacte de conscience en penseacutee deacutes-inter-esseacutee aux conditions et aux circonstances non-fortuites de son signifier dans lrsquohomme dont lrsquohumaniteacute est peut-ecirctre la remise en question de la bonne conscience de lrsquoecirctre qui perseacutevegravere dans lrsquoecirctre qursquoil convient de reconstituer les deacutecors indispensables de la laquo mise en scegravene raquo de ce retournement Pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoInfini Elle nrsquointeacuteresserait pas Descartes agrave qui suffisaient la clarteacute et la distinction matheacutematiques des ideacutees mais dont lrsquoenseignement sur lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoideacutee de lrsquoInfini par rapport agrave lrsquoideacutee du fini est une indication preacutecieuse pour toute pheacutenomeacutenologie de la conscience

La description qursquoil srsquoagit de mettre ici en œuvre a pour objet lrsquoeacutelucidation du sens concret de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire de sa positiviteacute Lrsquohorizon oublieacute par la penseacutee theacutematisante en est le contenu Deacutecor mise en scegravene circonstance condition sont autant de synonymes de lrsquohorizon conccedilu

comme arriegravere-plan concret de la penseacutee Lrsquoinspiration husserlienne de cette meacutethode162 consiste en une attention porteacutee sur la dimension concregravete de lrsquointrigue de lrsquoinfini que porte lrsquohorizon Bien que

lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne puisse pas faire lrsquoobjet drsquoune expeacuterience elle signifie dans lrsquoexcegraves de lrsquohorizon sur lrsquoexpeacuterience qui le porte La notion drsquohorizon permet de penser lrsquoexcegraves du signifiant sur le signifieacute et rend possible une pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

sect22 Pheacutenomegravene et signification Prenons un nouveau deacutepart au lieu drsquoapprocher lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme forme approchons-la

comme sens Totaliteacute et infini fait de lrsquoinfini la signifiance mecircme du sens laquo la signification ndash crsquoest lrsquoInfini raquo (TI 227) et de la parole du visage la modaliteacute concregravete qui me signifie ce sens Pourquoi lrsquoideacutee de lrsquoinfini est-elle lrsquoorigine du sens et le sens lui-mecircme Quel est ce sens

162 Sur la meacutethode de Levinas et son rapport agrave la pheacutenomeacutenologie voir sect35 et sect41

147

a) Les modaliteacutes du sens Comme nous lrsquoavons veacuterifieacute drsquoun point de vue formel Levinas reprend lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour

lrsquoinscrire dans un champ de problegravemes heacuteriteacutes de la pheacutenomeacutenologie Lrsquoideacutee concregravete de lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire sa concreacutetisation dans le langage lrsquoenseignement lrsquoeacutethique vient renouveler les questions du

sens et de la signification du pheacutenomegravene et de lrsquoecirctre Nous identifions deux transformations agrave lrsquoœuvre drsquoabord le passage de lrsquoideacutealisme agrave la pheacutenomeacutenologie (par Husserl et Heidegger) puis le passage de la pheacutenomeacutenologie agrave lrsquoeacutethique (par Levinas) Levinas voit dans la pheacutenomeacutenologie un renouvellement de la philosophie que lrsquoeacutethique doit agrave son tour renouveler Ce mouvement nous est deacutejagrave apparu dans lrsquoeacutetude de la transcendance lrsquoideacutealisme concevait la transcendance au seul point de vue theacuteorique et la pheacutenomeacutenologie en a fait le mode drsquoecirctre concret du sujet mais elle nrsquoest pas alleacute jusqursquoau bout de sa deacutemarche a soumis la transcendance agrave un primat du pouvoir dont lrsquoeacutethique est lrsquoabolition Or ce double renouvellement de la question de la transcendance au point de vue formel est la conseacutequence drsquoun mouvement plus fondamental le renouveau de la question du sens dont lrsquoideacutee de lrsquoinfini se voudra encore une fois lrsquoaccomplissement La question du sens telle que Levinas la pose

lui-mecircme appartient agrave une maniegravere proprement pheacutenomeacutenologique de poser les problegravemes qui se manifeste neacutegativement par laquo la primauteacute accordeacutee agrave la notion du sens par rapport agrave la notion drsquoobjet raquo

(EDE 24) Crsquoest dans la deacutecouverte de cette primauteacute que la pheacutenomeacutenologie rompt avec lrsquoideacutealisme Celui-ci se deacutefinit par la recherche drsquoune essence ideacuteale drsquoune objectiviteacute pure distincte de lrsquoexpeacuterience qui source drsquoerreurs est un obstacle agrave la connaissance absolue Lrsquoaccegraves agrave lrsquoobjet masque lrsquoessence de lrsquoobjet qui ne peut ecirctre connue que du point de vue de lrsquointellect divin de lrsquoabsolu pour qui sens objectiviteacute et essence ne font qursquoun En un mot il faut dire que lrsquoideacutealisme ne pose pas la question du sens qui ne peut naicirctre ndash crsquoest-agrave-dire se dissocier de la question de lrsquoobjectiviteacute ndash que pour une penseacutee qui reconnaicirct le caractegravere irreacuteductible de lrsquoaccegraves du sujet (fini) agrave lrsquoobjet une pheacutenomeacutenologie qui pose laquo la conscience en tant que penseacutee en tant que doueacutee de sens raquo (EDE 14)

Crsquoest Husserl qui deacutecouvre que lrsquoobjet preacutesente un sens pour moi La notion pheacutenomeacutenologique

de sens implique un sujet pour lequel le sens fait sens dont le point de vue est constitutif du sens comme tel un contexte mondain agrave partir duquel le sens prend sens et la structure intentionnelle

comme acte de signification structure double car signifier veut dire drsquoune part viser lrsquoobjet par le moyen drsquoune intention signitive drsquoautre part se donner en remplissant intuitivement cette intention Cette approche nouvelle deacutelivre la penseacutee du primat du theacuteoreacutetique Levinas soulignant que laquo la multipliciteacute de structures que le sens peut preacutesenter son irreacuteductibiliteacute agrave la penseacutee de lrsquoobjet raquo a frayeacute la voie agrave des philosophies divergeant de Husserl (EDE 51) En 1959 laquo La ruine de la repreacutesentation raquo ira mecircme jusqursquoagrave faire de lrsquointentionnaliteacute en raison du sens implicite qui lrsquoaccompagne une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense exceacutedant la repreacutesentation Or Totaliteacute et infini neacuteglige ces analyses et deacutelaisse le point de vue subtil et nuanceacute de ces articles renversant la perspective lrsquoouvrage soumet

Husserl agrave la critique de la repreacutesentation dont sa propre theacuteorie du sens est lrsquoinspiration Comme nous lrsquoavons eacutecrit au chapitre 2 ce renversement nous semble ecirctre ducirc agrave un changement drsquoenjeu et agrave la neacutecessiteacute drsquoun nouvel usage strateacutegique de Husserl jugeacutee du point de vue de lrsquoontologie la penseacutee de Husserl est novatrice jugeacutee du point de vue de lrsquoeacutethique elle reconduit le privilegravege que la philosophie a toujours accordeacute au pouvoir De ce fait la position que Levinas prend agrave lrsquoeacutegard de Husserl dans

Totaliteacute et infini ne reflegravete pas fidegravelement tout ce qursquoil lui emprunte elle reacuteduit la dette et accentue la critique Nous partirons donc de la critique pour tacirccher de voir en quoi celle-ci srsquoenracine dans des

motifs proprement heacuteriteacutes de la pheacutenomeacutenologie

148

Levinas accuse au premier chef la pheacutenomeacutenologie drsquoecirctre une philosophie du pouvoir Mecircme si la structure intentionnelle est double ndash agrave la fois anticipation drsquoun sens et ouverture sur un sens exteacuterieur se donnant ndash elle eacuterige la subjectiviteacute en instance premiegravere du sens Lrsquoobjet a beau dans lrsquointuition se

donner en chair et en os la preacutesentation de son sens est toujours maicirctriseacutee par la viseacutee intentionnelle qui lrsquoa preacuteceacutedeacutee Le paragraphe II-B-1 assimile lrsquointentionnaliteacute agrave la repreacutesentation pour ce motif la

reacuteduisant agrave sa seule qualiteacute de Sinngebung La donation de sens obeacuteit en effet agrave un ideacuteal de clarteacute voulant que la conscience constitue elle-mecircme le sens de lrsquoobjet laquo dans la clarteacute un objet de prime abord exteacuterieur se donne crsquoest-agrave-dire se livre agrave celui qui le rencontre comme srsquoil avait eacuteteacute entiegraverement deacutetermineacute par lui Dans la clarteacute lrsquoecirctre exteacuterieur se preacutesente comme lrsquoœuvre de la penseacutee qui le reccediloit raquo (TI 129) La donation de sens est une parfaite maicirctrise du sujet sur lrsquoobjet et en tant que telle elle ne se distingue pas de la repreacutesentation Elle est une reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme et ultimement un non-sens Pourquoi Car laquo si le mouvement de la signification ramenait agrave un terme qui ne renvoie qursquoagrave lui-mecircme ndash on ne comprendrait plus le pheacutenomegravene mecircme de la signification et de la relation Pourquoi faut-il multipliciteacute raquo (OC1 396) Le retour de soi agrave soi est un enfermement dans lrsquouniteacute qui deacutenie toute signification agrave la multipliciteacute assimilant le multiple agrave une meacutediation par laquelle lrsquoun se

retrouve lui-mecircme Cette conception du sens se contredit alors drsquoune part signifier crsquoest rechercher dans lrsquoAutre le sens dont le Mecircme est deacutepourvu mais drsquoautre part crsquoest reacuteduire lrsquoAutre agrave une

meacutediation qui nrsquoest que preacutetexte au retour agrave soi Signifier au contraire doit vouloir dire se deacutefaire de soi et se faire enseigner par lrsquoAutre Crsquoest pourquoi Totaliteacute et infini refuse drsquoidentifier signification et totalisation Drsquoapregraves la logique de la totaliteacute la signification consiste pour un objet agrave ecirctre situeacute au sein drsquoun contexte qui lrsquoenglobe et lui assigne une place Tout ecirctre ne tiendrait son sens que du reacuteseau de relations qui le constitue au sein drsquoune totaliteacute (lrsquohistoire lrsquoEtat) Or il nrsquoy a lagrave selon Levinas qursquoun jeu de renvois de prises de positions entre la partie et le tout signifier crsquoest se reacutefeacuterer agrave la totaliteacute Mais qursquoest-ce qui confegravere agrave la totaliteacute son sens Il faut diffeacuterencier la signification relative qui est produite par deacutetermination au sein du tout du sens qui absolu signifie par-delagrave le renvoi ndash sans quoi

la chaicircne des renvois serait reacutegression agrave lrsquoinfini163 La logique de la totaliteacute est contradictoire car elle deacutefinit la signification par le renvoi mais doit postuler le sens de la totaliteacute qui ne renvoie plus agrave rien

Mais alors que veut dire laquo signifier raquo La theacuteorie husserlienne du sens fait jouer des significations

qui tirent drsquoune autre source le sens qursquoelles se renvoient Pourtant Levinas ne rompt pas unilateacuteralement avec cette theacuteorie Il en reprend le problegraveme ndash lrsquoeacutelucidation de lrsquoorigine du sens comme tacircche propre de la pheacutenomeacutenologie ndash la seacutemantique ndash fondeacutee sur la possibiliteacute de parler drsquoun sens de lrsquoexpeacuterience et des pheacutenomegravenes ndash et la structure geacuteneacuterale ndash la relation concregravete entre le sujet et le monde telle qursquoelle srsquoaccomplit dans lrsquoexistence mecircme du sujet preacutesent au monde Crsquoest sur fond drsquoun tel accord avec la pheacutenomeacutenologie que Levinas critique la Sinngebung husserlienne Cet accord se retrouve dans la conception positive fondeacutee sur le langage et lrsquoeacutethique que Totaliteacute et infini se fait du sens Lrsquoeacuteveacutenement du sens est sa preacutesentation dans et par le signifiant lui-mecircme agrave savoir le visage

dont la parole porte secours agrave sa signification laquo le premier intelligible la premiegravere signification est lrsquoinfini de lrsquointelligence qui se preacutesente (crsquoest-agrave-dire qui me parle) dans le visage raquo (TI 229) Avant de

163 Un seul eacutecrit de Levinas reprend de faccedilon coheacuterente la distinction husserlienne entre Sinn (sens) et

Bedeutung (signification) lrsquoarticle laquo La signification et le sens raquo S Bustan montre que ce texte eacutelabore une distinction entre le sens ou lrsquoorientation venant du visage et les significations culturelles (cf S Bustan De lrsquointellectualisme agrave lrsquoeacutethique op cit sect68) srsquoappuyant sur ce passage laquo Ne faut-il pas degraves lors distinguer drsquoune part les significations dans leur pluralisme culturel et drsquoautre part le sens orientation et uniteacute de lrsquoecirctre eacuteveacutenement primordial ougrave viennent se placer toutes les autres deacutemarches de la penseacutee et toute la vie historique de lrsquoecirctre raquo (HAH 39) Si les autres ouvrages de Levinas srsquoinspirent de la mecircme distinction ils nrsquoen reprennent pas la terminologie

149

comprendre pourquoi la parole est lrsquoorigine du sens insistons encore sur le statut pheacutenomeacutenologique de cette conception Elle repose bien sur un rapport ambivalent de Levinas avec la pheacutenomeacutenologie comme lrsquoeacutecrit Dominique Pradelle laquo lrsquoambiguiumlteacute de Levinas agrave lrsquoeacutegard de la pheacutenomeacutenologie

oscillant entre fideacuteliteacute et subversion tient en deacutefinitive agrave celle qui affecte le concept mecircme de sens fideacuteliteacute drsquoune part parce qursquoil nrsquoest pas de sens en soi dissociable de ses conditions drsquoaccegraves sans

quelqursquoun pour qui il fasse sens et sans situation concregravete ougrave il prenne sens mais subversion drsquoautre part parce que le sens eacutethique ni issu drsquoune donation de sens ni offert agrave lrsquoacte hermeacuteneutique preacutesente un mode de signifiance insigne arracheacute agrave la double contextualiteacute du monde et du systegraveme de la langue et donc on doit pouvoir deacuteriver les instances qui en eacutetaient auparavant penseacutees comme lrsquoorigine raquo164 Toutefois dans Totaliteacute et infini cette signifiance eacutethique exceptionnelle du visage reprend un autre trait du sens husserlien (qursquoAutrement qursquoecirctre reacutefutera) lrsquoideacutee drsquoune auto-preacutesentation du sens165 laquo Crsquoest Husserl qui transforme les relations en correacutelatifs drsquoun regard qui les fixe et les prend pour contenus Il apporte lrsquoideacutee drsquoune signification et drsquoune intelligibiliteacute intrinsegraveque du contenu comme tel de la luminositeacute drsquoun contenu (dans la clarteacute plus encore que dans la distinction qui est relativiteacute puisqursquoelle deacutetache lrsquoobjet drsquoautre chose que lui) Mais il nrsquoest pas certain que cette

autopreacutesentation dans la lumiegravere puisse avoir un sens par elle-mecircme raquo (TI 96) Or Levinas ne rejette pas toute forme drsquoauto-preacutesentation il la reprend lrsquoextirpe de la pheacutenomeacutenaliteacute et lrsquoapplique au

langage par-delagrave les pheacutenomegravenes Le sens advient bien par la preacutesentation drsquoun ecirctre en et pour soi mais cette preacutesentation est la parole du visage enseignant lrsquoinfini ndash du visage qui nrsquoapparaicirct pas mais srsquoexprime Pourquoi le sens excegravede-t-il la pheacutenomeacutenaliteacute

b) Pheacutenomegravene et expression

Levinas reconnaicirct dans la notion husserlienne drsquohorizon un sens qui excegravede le pheacutenomegravene laquo La

notion prise sous le regard indirect de la penseacutee qui la deacutefinit se reacutevegravele cependant implanteacutee agrave lrsquoinsu

de cette penseacutee naiumlve dans des horizons insoupccedilonneacutes par cette penseacutee ces horizons lui precirctent sens ndash voilagrave lrsquoenseignement essentiel de Husserl (hellip) Ce qui compte crsquoest lrsquoideacutee du deacutebordement de la

penseacutee objectivante par une expeacuterience oublieacutee dont elle vit raquo (TI 14) Faire de la pheacutenomeacutenologie crsquoest donc remonter du pheacutenomegravene agrave lrsquohorizon qui le deacuteborde et dont le sens implicite est la veacuteritable

signification du pheacutenomegravene Le jeu de lumiegraveres du pheacutenomegravene nrsquoest pas signifiant en lui-mecircme il se montre tributaire drsquoun sens laquo nocturne raquo dont il est deacuteriveacute Si la pheacutenomeacutenologie a pour tacircche non pas de deacutecrire simplement les pheacutenomegravenes mais de revenir aux conditions de leur apparaicirctre et agrave leur sens alors elle doit exceacuteder les pheacutenomegravenes et produire leurs horizons de sens Levinas dissocie le sens et la pheacutenomeacutenaliteacute en precirctant agrave lrsquohorizon toute la signifiance du pheacutenomegravene Pourquoi les pheacutenomegravenes seraient-ils en eux-mecircmes deacutenueacutes de sens Crsquoest qursquoils ne satisfont pas au critegravere de preacutesentation du sens Pour tout objet apparaicirctre dans la lumiegravere ndash fucirct-elle la plus lumineuse qui soit ndash est toujours un eacuteveacutenement relatif agrave un regard crsquoest pour moi que la lumiegravere luit crsquoest moi qui suis lrsquoinstance ultime

du sens que lrsquoapparaicirctre me communique Pour me signifier un sens qui eacutechapperait agrave mes pouvoirs il faudrait que le pheacutenomegravene soit porteur drsquoun sens qui nrsquoapparaisse pas ce dont se charge lrsquohorizon Crsquoest lrsquohorizon qui preacutesente le sens mais il nrsquoapparaicirct pas

Degraves lors Totaliteacute et infini procegravede agrave une classification drsquoeacuteveacutenements sur la base de leur rapport au

pheacutenomegravene eacuteveacutenements diurnes drsquoune part constitueacutes par le sujet transcendantal et qui dessinent le 164 D Pradelle laquo Y a-t-il une pheacutenomeacutenologie de la signifiance eacutethique raquo art cit pp 97-98 165 Cf Alexander Schnell En face de lrsquoexteacuterioriteacute Levinas et la question de la subjectiviteacute Paris Vrin

2010 pp 82-87

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champ de la pheacutenomeacutenaliteacute eacuteveacutenements nocturnes drsquoautre part ougrave le deacutebordement du pheacutenomegravene par ses horizons produit un sens eacutechappant aux pouvoirs du sujet166 Parmi les eacuteveacutenements de ce type il faut deacutenombrer la vie de jouissance la demeure la relation au visage lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute ndash mais

ceux-ci agrave leur tour obeacuteissent agrave une certaine logique de deacuterivation aboutissant agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou agrave lrsquoeacutepiphanie du visage comme origine du sens Cette seacuteparation entre le pheacutenomegravene et son sens que

Levinas deacuteduit de son interpreacutetation singuliegravere de lrsquohorizon husserlien autorise un retour agrave lrsquoideacutealisme et sa dichotomie classique entre pheacutenomegravene et ecirctre De Platon Levinas reprend lrsquoopposition entre des pheacutenomegravenes-simulacres et une reacutealiteacute ideacuteale transcendante au monde de Descartes il reprend lrsquoideacutee drsquoun pur spectacle des pheacutenomegravenes soumis au doute dans la confusion du recircve et de la veille de Kant il reprend lrsquoopposition entre pheacutenomegravene et noumegravene Ce retour agrave une conception preacute-pheacutenomeacutenologique du pheacutenomegravene srsquoexplique par la dissociation entre sens et apparaicirctre degraves lors que le sens du pheacutenomegravene ne se manifeste plus dans et par le pheacutenomegravene mais en deccedilagrave de son apparaicirctre dans lrsquohorizon implicite qui le porte le pheacutenomegravene est de nouveau dissocieacute de lrsquoecirctre Le sens de lrsquoecirctre ne se preacutesente pas dans son apparaicirctre

Il y a lagrave une opposition radicale agrave lrsquoanalytique existentiale Au paragraphe 7 drsquoEtre et temps Heidegger propose une analyse en trois temps du terme de pheacutenomeacutenologie ougrave il srsquoexplique sur le fait

que la meacutethode de la recherche du sens de lrsquoecirctre soit pheacutenomeacutenologique Il soutient drsquoabord (sect7 A) que le pheacutenomegravene (en allemand Phaumlnomen) signifie originellement en grec laquo ce-qui-se-montre-en-lui-mecircme le manifeste raquo167 et distingue alors le pheacutenomegravene de lrsquoapparition (Erscheinung) terme que Kant emploie pour lrsquoopposer agrave la chose en soi au noumegravene Lrsquoapparition deacutesigne ce qui visible manifeste un invisible laquo le fait pour quelque chose qui ne se montre pas de srsquoannoncer par quelque chose qui se montre raquo Le pheacutenomegravene est pour Heidegger premier dans lrsquoordre de fondation puisque toute apparition doit pour apparaicirctre se montrer Revenir au sens premier du pheacutenomegravene comme se-montrer crsquoest srsquoaffranchir du langage courant qui preacutesente le pheacutenomegravene comme la face eacuteclaireacutee de la

chose en soi cacheacutee Le proceacutedeacute qui megravene alors au sens de logos est le mecircme (sect7 B) si dans le langage commun logos peut signifier laquo discours raquo crsquoest qursquoil renvoie premiegraverement au laquo pur et simple

faire-voir de quelque chose raquo laquo le faire-accueillir de lrsquoeacutetant raquo168 La reacuteunion de ces concepts aboutit ainsi agrave une conception de la pheacutenomeacutenologie comme laquo faire voir agrave partir de lui-mecircme ce qui se montre

tel qursquoil se montre agrave partir de lui-mecircme raquo169 Ainsi se trouve justifieacute le recours agrave la pheacutenomeacutenologie par lrsquoontologie

Levinas neacuteglige ces clarifications deacutecisives de Heidegger Il trace une ligne de deacutemarcation qui

reprend la distinction kantienne entre noumegravene et pheacutenomegravene le noumegravene la chose en soi lrsquoecirctre καθrsquoαύτό crsquoest le visage en tant qursquoil srsquoexprime qursquoil porte secours agrave sa propre parole le laquo pheacutenomegravene ndash reacutealiteacute sans reacutealiteacute raquo (TI 60) est ce qui ne contient pas en lui-mecircme sa propre signifiance mais qui requiert la reacutefeacuterence agrave un systegraveme hors de lui et qui lrsquoenglobe pour signifier

Ainsi le concept de pheacutenomegravene tombe-t-il sous la critique de la penseacutee de la totaliteacute et de son jeu de lumiegraveres laquo ce moment ougrave lrsquoecirctre seacutepareacute se deacutecouvre sans srsquoexprimer[] ougrave il apparaicirct mais srsquoabsente de son apparition correspond assez exactement au sens du pheacutenomegravene Le pheacutenomegravene crsquoest lrsquoecirctre qui apparaicirct mais demeure absent Pas apparence mais reacutealiteacute qui manque de reacutealiteacute encore infiniment eacuteloigneacutee de son ecirctre raquo (TI 197) Ces eacutenonceacutes sont ceux drsquoune attitude ambigueuml agrave lrsquoeacutegard drsquoEtre et

166 Cf Raoul Moati Eveacutenements nocturnes op cit p 44 Sur les eacuteveacutenements nocturnes voir sect35 167 Martin Heidegger Etre et temps (1927) trad E Martineau Paris Authentica 1985 sect7 A p 28 168 Ibid sect7 B p 34 169 Ibid sect7 C p 34

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temps Levinas pense bien le pheacutenomegravene comme ce-qui-se-montre-en-lui-mecircme le distinguant de lrsquoapparence qui pose un ecirctre cacheacute derriegravere le pheacutenomegravene Toutefois le pheacutenomegravene diurne tirant des eacuteveacutenements nocturnes son sens drsquoecirctre il reste dissocieacute de lrsquoecirctre et incapable de le manifester Ces

lignes teacutemoignent ainsi de lrsquoembarras de Levinas tirailleacute entre la pheacutenomeacutenologie pour laquelle le pheacutenomegravene manifeste lrsquoecirctre et la critique de lrsquoapparaicirctre comme manque drsquoecirctre Elles distinguent le

pheacutenomegravene ougrave lrsquoecirctre apparaicirct tout en demeurant absent de lrsquoapparence ougrave lrsquoecirctre nrsquoapparaicirct mecircme pas Mais quelle diffeacuterence Si le pheacutenomegravene est une reacutealiteacute infiniment eacuteloigneacutee de son ecirctre est-il autre chose qursquoune apparence Si seule une situation ougrave lrsquoecirctre se preacutesente peut le manifester qursquoimporte le pheacutenomegravene En fait la solution levinassienne au problegraveme du sens et de son accessibiliteacute consiste agrave eacutecarter purement et simplement la pheacutenomeacutenaliteacute Le pheacutenomegravene nrsquoa pas de sens car il luit en lrsquoabsence de lrsquoecirctre alors que le sens se manifeste dans une preacutesence qui luit drsquoelle-mecircme170

Neacutegligeant le concept pheacutenomeacutenologique de pheacutenomegravene drsquoEtre et temps Levinas pense la

laquo manifestation originelle drsquoAutrui raquo agrave partir de lrsquoexpression laquo la parole est en effet une manifestation hors pair elle nrsquoaccomplit pas le mouvement partant du signe pour aller au signifiant et

au signifieacute Elle deacuteverrouille ce que tout signe ferme au moment mecircme ougrave il ouvre le passage qui megravene au signifieacute en faisant assister le signifiant agrave cette manifestation du signifieacute raquo (TI 198-199) La critique

du pheacutenomegravene repose sur lrsquoincapaciteacute de lrsquoeacutetant agrave ecirctre preacutesent agrave sa propre manifestation le remegravede consiste en une preacutesence reacuteelle laquo le visage est une preacutesence vivante raquo (TI 61) Cette vie de la parole vivante contrairement agrave lrsquoeacutecrit ougrave le signifieacute et le signe demeurent en une fixiteacute morte du fait de lrsquoabsence du signifiant est la preacutesence de lrsquoecirctre qui parle agrave sa propre parole Lrsquoecirctre nrsquoest pas cacheacute derriegravere le pheacutenomegravene sa veacuteriteacute nrsquoest ni intuition ni deacutevoilement laquo La chose en soi srsquoexprime raquo (TI 198) Lrsquoexpression est la manifestation mecircme drsquoune chose en soi la monstration drsquoun ecirctre qui est absolument La chose en soi est substance radicalement distincte des attributs ou accidents comme le montre la confeacuterence de 1952 laquo LrsquoEcrit et lrsquoOral raquo laquo la substance sans attributs crsquoest la parole Le

visage crsquoest la possibiliteacute pour une substance drsquoecirctre sans attributs171 raquo (OC2 218) Le visage nrsquoest pas penseacute par abstraction des attributs car une telle opeacuteration deacutepend des attributs dont elle srsquoabstrait Il

est drsquoembleacutee approcheacute hors attributs sans qualiteacutes indeacutependamment de toute forme plastique Il brise le jeu de lumiegravere du pheacutenomegravene en ne se montrant agrave aucune lumiegravere seule sa parole ougrave il srsquoexprime

le manifeste Ce que Levinas eacutenonce dans une formule remarquable laquo le visage se signifie172 raquo (TI 149) Il est agrave lui-mecircme son propre signe car son expression est signifiance origine du sens premiegravere

170 Comme lrsquoeacutecrit Jocelyn Benoist laquo il ne srsquoagit pas tant de saturer le pheacutenomegravene (pas plus bien sucircr que

de lrsquoexteacutenuer) que de sortir purement et simplement du registre de la pheacutenomeacutenaliteacute raquo (laquo Apologie de la meacutetaphysique raquo in Relire Totaliteacute et infini drsquoEmmanuel Levinas sous la direction de D Cohen-Levinas et A Schnell Paris Vrin 2015 p 53) Ou pour le dire avec Levinas de revenir agrave laquo la condition mecircme de lrsquoapparition dans quelque chose qui nrsquoest pas une apparition raquo (OC2 216)

171 Et plus loin laquo ce qui srsquooppose au connu ce nrsquoest pas lrsquoinconnu ndash ce qui srsquooppose au reacuteveacuteleacute ce nrsquoest pas le cacheacute ndash ce qui srsquooppose au connu et agrave lrsquoinconnu ndash crsquoest autrui dont on ne peut rien dire mais agrave qui on peut parler Crsquoest lagrave la veacuteritable signification de lrsquoen soi raquo (OC2 219)

172 Henri Focillon propose une distinction semblable dans le domaine de lrsquoestheacutetique laquo le signe signifie alors que la forme se signifie raquo (Vie des formes Paris PUF laquo Quadrige raquo 2004 p 4 citeacute in Henri Maldiney Œuvres philosophiques t I Regard parole espace Paris Cerf 2012 p 156) Pour Levinas cependant lrsquoœuvre drsquoart ne srsquooffre pas dans un face-agrave-face ougrave elle se signifierait laquo lrsquoœuvre drsquoart est voie ndash elle nrsquoa pas de visage Non seulement elle ne reacutepond pas ndash elle ne suscite pas de questions Elle se donne dans un ravissement muet raquo qui est laquo ensorcellement raquo (OC2 210) Crsquoest en ce sens que Totaliteacute et infini eacutevoque laquo lrsquoart ougrave lrsquoaccession intellectuelle agrave lrsquoecirctre se mue en jouissance ougrave lrsquoInfini de lrsquoideacutee est idolacirctreacute dans lrsquoimage finie mais suffisante raquo (TI 149) En deacutepit de ce souci de distinguer la signifiance du visage de lrsquoart Levinas se montre parfois sensible au surplus de sens porteacute par les œuvres drsquoart sur ce point voir Danielle Cohen-Levinas laquo Leccedilons de teacutenegravebres Ne pas dire raquo in Emmanuel Levinas et les territoires de la penseacutee op cit pp 409-424 (notamment p 420)

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parole Le visage nrsquoa pas besoin de faire reacutefeacuterence agrave un contexte ou un systegraveme comme les choses du monde parce que son statut drsquointerlocuteur le situe hors monde agrave lrsquoouverture mecircme du sens de la totaliteacute La parole du visage se suffit agrave elle-mecircme Levinas pense donc lrsquoexpression comme la seule

modaliteacute concregravete par laquelle un ecirctre peut se reacuteveacuteler hors de tout deacutevoilement

c) Signe et signifiance Totaliteacute et infini entretient un rapport ambivalent avec la pheacutenomeacutenologie Levinas y reprend la

thegravese que la signifiance a lieu dans la preacutesentation du sens mais il deacutefinit le pheacutenomegravene par lrsquoabsence de lrsquoecirctre et attribue agrave lrsquoexpression seule la capaciteacute de preacutesenter lrsquoecirctre dans sa manifestation En deacutepit des limites manifestes de cette approche (que nous eacutetudions dans la suite de ce chapitre dissociation entre pheacutenomegravene et ecirctre qualification du visage comme preacutesence et chose en soi) le mouvement geacuteneacuteral de penseacutee auquel celle-ci obeacuteit est drsquoune grande originaliteacute Il relegraveve un conflit entre le sens et le pheacutenomegravene une ambiguiumlteacute dans la notion pheacutenomeacutenologique de sens dont Husserl a peut-ecirctre abusivement eacutelargi lrsquoextension au-delagrave du champ des propositions Levinas propose ainsi une solution

au problegraveme souleveacute par Vincent Descombes Husserl ne doit-il pas justifier son utilisation inhabituelle de la notion de sens laquo Si les concepts pheacutenomeacutenologiques devaient encore ecirctre introduits

et preacutesenteacutes il faudrait leur retirer le titre de pheacutenomeacutenologiques pour le donner aux concepts par lesquels on les preacutesenterait Mais agrave supposer que le concept extraordinaire de sens soit neacutecessaire agrave la pheacutenomeacutenologie telle que Husserl la pratique il y aurait une reacutegression agrave lrsquoinfini ineacutevitable Le preacutesentateur devrait en effet ecirctre preacutesenteacute dans sa qualiteacute de preacutesentateur par celui-lagrave mecircme qui attendait de lui sa preacutesentation raquo 173 Levinas formule une aporie similaire en soulignant que les pheacutenomegravenes ne reccediloivent qursquoun sens emprunteacute agrave des eacuteveacutenements qursquoils supposent et il la reacutesout en montrant que le visage est lrsquoeacuteveacutenement mecircme de la preacutesentation du sens La reacutegression agrave lrsquoinfini que V Descombes deacutenonce se reacutesout chez Levinas en sortant de la pheacutenomeacutenaliteacute en situant lrsquoorigine du

sens dans le langage ougrave le sens mrsquoest preacutesenteacute ou exprimeacute par autrui Autrui est laquo celui qui a un sens avant qursquoon le lui donne raquo (EDE 229) parler crsquoest ecirctre en relation laquo avec ce qui de soi signifie ndash

avec autrui raquo (HAH 39) Lrsquoexpression est lrsquoeacuteveacutenement premier de la signification laquo Lrsquoessence originelle du langage raquo doit donc ecirctre rechercheacutee laquo dans la preacutesentation du sens raquo (TI 226)

Autrui comme visage est la preacutesentation du sens On peut donner deux interpreacutetations large ou

eacutetroite de cette thegravese Du point de vue le plus geacuteneacuteral elle eacutenonce que le visage est la signifiance de la signification lrsquoexpression ou le Dire signifiant avant tout signe ou tout Dit Plus speacutecifiquement elle indique neacuteanmoins qursquoautrui est la preacutesence du sens et nous montrerons plus loin que cette preacutesence drsquoautrui est source drsquoapories que la notion de trace viendra lever Pour lrsquoheure interrogeons la penseacutee de la signifiance et son statut dans la theacuteorie levinassienne du sens Totaliteacute et infini parle deacutejagrave mais peu de la laquo signifiance du visage raquo (TI 292) Pour la deacutefinir il faut revenir aux analyses du sens et de

la parole du visage Le mode propre qursquoa le visage de signifier excegravede la pheacutenomeacutenaliteacute et lrsquoouvrage de 1961 lrsquoeacutenonce dans une dialectique de la forme laquo Le visage parle La manifestation du visage est deacutejagrave discours Celui qui se manifeste porte selon le mot de Platon secours agrave lui-mecircme Il deacutefait agrave tout instant la forme qursquoil offre raquo (TI 61) Le visage me preacutesente une forme ses traits son regard ses gestes ndash tout son corps en tant qursquoil figure quelque chose pour moi Pourtant tout ce qui se donne sous

cette forme plastique appartient encore agrave la pheacutenomeacutenaliteacute ndash au jeu de lumiegravere dont je suis lrsquoultime instance ndash et ne deacutesigne pas le visage Un regard aussi expressif soit-il se livre encore agrave mon

173 Vincent Descombes Grammaire drsquoobjets en tous genres Paris Editions de Minuit 1983 p 58

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interpreacutetation mrsquoappelle agrave le deacutechiffrer Au contraire le visage se signifie il a deacutejagrave lui-mecircme livreacute son sens avant que je puisse lui en precircter un il srsquoest manifesteacute avant drsquoapparaicirctre Crsquoest pourquoi laquo le pheacutenomegravene qursquoest lrsquoapparition drsquoAutrui est aussi visage raquo (HAH 51) aussi voulant dire que le visage

perce derriegravere le pheacutenomegravene et non qursquoil y appartient Le pheacutenomegravene sous lequel se rassemble la forme drsquoautrui mrsquoapparaissant suppose le visage qui le brise en se manifestant par un autre biais celui

de la parole Or cette parole du visage est signifiante car elle se porte secours agrave elle-mecircme De mecircme que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme le visage est une parole ne se figeant pas dans lrsquoeacutenonceacute de propositions perccedilant toujours les mots qui la figent en renouvelant par sa vie de parole son sens Aussi est-ce dans une dialectique du signe que la dialectique de la forme se reacutesout Le visage laquo se preacutesente en deacutefaisant sans cesse lrsquoeacutequivoque de sa propre image de ses signes verbaux raquo (TI 224) Il signifie par-delagrave la donation de signes

Que veut donc dire laquo signifier raquo selon Totaliteacute et infini Levinas reacutepond en deux temps Drsquoabord

la preacutesentation du sens srsquoaccomplit comme parole discours langage La premiegravere reacuteponse consiste agrave dire signifier crsquoest produire le sens donner sens agrave sa preacutesence (TI 61) ndash ce qui ne peut avoir lieu

que dans une parole qui porte secours agrave son propre discours De lagrave les nombreuses pages qui dans lrsquoouvrage de 1961 deacutecrivent la merveille de lrsquoeacutechange de paroles avec autrui Elles srsquoattachent agrave la

qualiteacute formelle du langage relation plurielle sans intermeacutediaire accomplissant le Deacutesir de lrsquoinfini dans la vie du dialogue eacutechange de paroles alternance des questions et des reacuteponses impreacutevisibiliteacute du discours de lrsquoautre enseignement du monde etc Levinas retrouve dans la forme de tout langage la configuration de la preacutesentation du sens A ce niveau de description la signifiance du visage nrsquoest pas rechercheacutee avant le systegraveme de signes mais dans lrsquousage vivant de ce systegraveme tel que cet usage excegravede la relativiteacute du systegraveme Crsquoest dans la signification des signes agrave autrui dans lrsquoalternance des questions et des reacuteponses qui teacutemoigne de la hauteur de lrsquointerlocuteur que se trouve la signifiance formelle du langage laquo La proposition se tient dans le champ tendu des questions et des reacuteponses La

proposition est un signe qui deacutejagrave srsquointerpregravete qui apporte sa propre cleacute raquo (TI 98) Ces analyses du langage ont pour but de montrer qursquoil y a dans la structure de lrsquointerlocution une signifiance insigne

A quoi tient cette signifiance formellement contenue dans tout langage A la laquo structure formelle de lrsquointerpellation raquo (TI 65) au fait que toute parole srsquoadresse agrave (ou provient de) quelqursquoun que les

signes employeacutes pour signifier quelque chose sont offerts agrave un ecirctre qui nrsquoentre pas dans la relativiteacute du message car il est celui agrave qui ces signes sont adresseacutes Nous nommons signifiance formelle du langage cette preacutesupposition drsquoun interlocuteur absolument exteacuterieur agrave qui srsquoadresse le discours Autrui est la signifiance du sens car laquo on ne srsquointerroge pas sur lui on lrsquointerroge Il fait toujours face raquo (TI 39) Pour pouvoir prendre cette forme le discours doit donc rencontrer autrui comme absolu laquo autrui dont on ne peut rien dire mais agrave qui on peut parler raquo (OC2 219) Il est laquo une expeacuterience absolue dans le face agrave face ougrave lrsquointerlocuteur se preacutesente comme lrsquoecirctre absolu (crsquoest-agrave-dire comme lrsquoecirctre soustrait aux cateacutegories) raquo (TI 67)

Pourquoi le langage preacutesente-t-il autrui comme un absolu pourquoi autrui se soustrait-il aux

cateacutegories du langage Nous savons en effet qursquoautrui se signifie Mais de quoi tient-il cette proprieacuteteacute insigne de porter lui-mecircme secours agrave son propre sens Pourquoi le sens qursquoil me signifie est-il absolu hors drsquoatteinte de lrsquointerpreacutetation que jrsquoen donne laquo Comment lrsquoenseignant est-il hors de la conscience

qursquoil enseigne raquo (TI 102) Qursquoautrui soit absolu cela implique qursquoil reste absolu malgreacute mon pouvoir de donner un sens agrave sa parole Or dans lrsquoexpeacuterience du langage il faut bien reconnaicirctre que je

mrsquoapproprie sans cesse les paroles drsquoautrui ndash que je les interpregravete les meacutesinterpregravete les deacuteforme ndash que le discours se faisant rheacutetorique peut renforcer mon pouvoir sur autrui voire mecircme que lrsquoon peut

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parler de langage informatique pour deacutesigner des systegravemes de signes qui srsquoadressent agrave une machine et non agrave des hommes Il existe donc des faccedilons de signifier qui nient lrsquoabsoluiteacute drsquoautrui et soumettent le langage aux pouvoirs du sujet en lrsquoassimilant au monologue laquo Lrsquoexteacuterioriteacute du contenu penseacute par

rapport agrave la penseacutee qui le pense est assumeacutee par la penseacutee et dans ce sens ne deacuteborde par la conscience Rien de ce qui touche la penseacutee ne peut la deacuteborder tout srsquoassume librement raquo (ibid)

Rien est-ce agrave dire que la signifiance formelle du langage nrsquoest qursquoune illusion et que lrsquointerlocution doit ecirctre deacuteduite du systegraveme de signe Mais Levinas poursuit laquo Rien sinon le juge jugeant la liberteacute mecircme de la penseacutee raquo (ibid) Le statut absolu drsquoautrui dans le discours se justifie donc dans lrsquoeacutethique De la signifiance formelle de lrsquointerlocution nous sommes reconduits agrave sa signifiance eacutethique autrui est interlocuteur autrui est absolu parce qursquoil met ma liberteacute en question par sa parole laquo Signifier raquo veut donc dire ultimement mettre en question laquo lrsquoecirctre de la signification consiste agrave mettre en question dans une relation eacutethique la liberteacute constituante elle-mecircme raquo (TI 227) Autrui peut formellement nous apparaicirctre comme interlocuteur absolu du discours parce qursquoil met eacutethiquement en question le sujet agrave qui il srsquoadresse

Concluons agrave la neacutecessiteacute drsquoexpliquer de deux faccedilons lrsquoeacutequivalence fondamentale que Totaliteacute et infini met en avant laquo la signification crsquoest lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire Autrui raquo (TI 227) Autrui se signifie

crsquoest pourquoi il est la signifiance de la signification Or il se signifie drsquoune part en vertu de lrsquoœuvre formelle du langage qui est la preacutesentation drsquoun interlocuteur restant exteacuterieur aux signes et portant secours au sens qursquoil deacutelivre et drsquoautre part en mettant en question ma liberteacute de sujet Ces deux conceptions de la signification sont inextricablement lieacutees crsquoest parce que lrsquoessence du langage est eacutethique que le visage est lrsquointerlocuteur et le maicirctre Il nrsquoen reste pas moins que ces deux niveaux formel et eacutethique du sens font lrsquoobjet de descriptions assez indeacutependantes Tantocirct Levinas deacutecrit le langage en examinant seulement le caractegravere formel ordinaire et geacuteneacuteral de lrsquoalternance des questions et des reacuteponses (cf TI 98) tantocirct il remonte au sens premier de lrsquoenseignement dans lrsquoappel eacutethique agrave

la responsabiliteacute On comprend alors que Totaliteacute et infini pose une eacutequivalence fondamentale laquo sens ndash infini ndash autrui raquo La rencontre drsquoautrui qui est la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee est la mise en question de

mon ecirctre par lrsquoinfini ndash qui se produit concregravetement dans lrsquoenseignement de ma responsabiliteacute par le visage drsquoautrui En raison de la double concreacutetisation que lrsquoouvrage de 1961 donne du sens de lrsquoideacutee

de lrsquoinfini nous procegravederons en deux temps Nous eacutetudierons drsquoabord dans la suite de ce chapitre lrsquoœuvre formelle du langage ndash la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee dans lrsquointerlocution et lrsquoenseignement ce qui nous conduira naturellement en raison de la fondation de lrsquoenseignement dans lrsquoeacutethique agrave lrsquoeacutetude de la signifiance eacutethique au chapitre suivant

II La preacutesence et la trace

sect23 La preacutesence du maicirctre

a) Le langage du maicirctre

Lrsquoinfini la signification est la preacutesentation du sens dans la parole du visage Dans Totaliteacute et infini lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini structure le langage En effet Levinas deacutefinit formellement laquo le

langage relation ougrave les termes srsquoabsolvent de la relation ndash demeurent absolus dans la relation raquo (TI 59) Langage face-agrave-face entre moi et autrui relation entre le Mecircme et lrsquoAutre qui maintient et produit leur seacuteparation De fait le discours est une relation agrave lrsquoautre telle que lrsquoautre reste exteacuterieur au

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discours puisqursquoil est le terme agrave qui ce discours est donneacute Il srsquoagit donc de penser le langage non pas agrave partir de la logique propositionnelle ndash la logique tout court ndash mais agrave partir de la proposition de la logique crsquoest-agrave-dire de lrsquooffre du monde par autrui dans la parole Comment penser le langage agrave partir

de lrsquoexpression et non agrave partir de la proposition Ou plutocirct comment entendre la proposition autrement que comme un systegraveme de mots comme lrsquooffre du sens Totaliteacute et infini nrsquoeacutevoque pas la

faculteacute du langage ni les dispositions biologiques qursquoelle neacutecessite lrsquoouvrage cherche lrsquoessence du langage en deccedilagrave de tout systegraveme de signes et peut aussi faire lrsquoeacuteconomie du rapport entre le langage et la ou les langue(s) La confeacuterence laquo La signification raquo (1961) le justifie en identifiant laquo la fonction originelle du langage que nous deacutefinirons par conseacutequent a) par son anteacuterioriteacute aux signes et agrave ma Sinngebung et b) par son origine dans lrsquoAutre venant drsquoun espace intersubjectif qui par conseacutequentltgt est asymeacutetrique raquo (OC2 366) Levinas part donc du fait que le langage exige la socialiteacute laquo le langage suppose des interlocuteurs une pluraliteacute raquo (TI 70) Crsquoest seulement dans un second temps agrave partir de ce face-agrave-face initial que le langage peut renvoyer agrave un laquo systegraveme de signes raquo (ibid) Mais pourquoi le systegraveme des significations est-il releacutegueacute au second plan et deacuteriveacute de la relation entre interlocuteurs Pourquoi la pluraliteacute des interlocuteurs doit-elle preacuteceacuteder lrsquouniteacute du

systegraveme de signes Levinas refuse toute approche du langage par le monologue le langage nrsquoest pas un soliloque que je communiquerais agrave autrui une penseacutee qui srsquoeacuteveillerait agrave lrsquointeacuterieur du psychisme

puis serait transmise agrave autrui dans le besoin de se faire comprendre de lui Cette deacutemarche ne peut qursquoecirctre seconde car elle suppose ce qursquoil srsquoagit de deacuteduire la possibiliteacute de reconnaicirctre en autrui un interlocuteur un ecirctre agrave qui je peux parler Tout systegraveme de signe repose sur la certitude qursquoil pourra ecirctre partageacute par une pluraliteacute drsquohommes Cette critique revient drsquoune part agrave dire que la pluraliteacute des hommes est le fait premier du langage et drsquoautre part agrave penser le langage agrave partir du Deacutesir Tout comme le Deacutesir de lrsquoinfini ne peut advenir qursquoagrave un ecirctre seacutepareacute heureux et agrave qui lrsquoinfini ne manque pas le langage interpelle lrsquoecirctre avant tout besoin de communiquer (cf TI 56) Crsquoest le besoin de communiquer ses ideacutees agrave autrui qui suppose le langage et non lrsquoinverse

Il srsquoagit donc de penser le langage dans sa fonction de preacutesentation du sens qui est toujours une

preacutesentation du sens par le signifiant Lrsquoeacuteveacutenement originaire du sens suppose et la signification et le signifiant exigence que Levinas juge remplie par laquo le maicirctre ndash coiumlncidence de lrsquoenseignement et de

lrsquoenseignant raquo (TI 66) Crsquoest en vertu de sa theacuteorie de la preacutesentation du sens que Totaliteacute et infini fait de lrsquoenseignement lrsquoessence du langage Quel est le statut du maicirctre agrave partir de qui il faut penser le langage 1 Le visage comme maicirctre174 reprend drsquoabord toutes les caracteacuteristiques du face-agrave-face le maicirctre est dans une relation de hauteur par rapport agrave lrsquoeacutelegraveve il srsquoadresse agrave lui sans intermeacutediaire par sa parole Mieux encore autrui est le maicirctre et je suis moi lrsquoeacutelegraveve la relation est irreacuteversible Une telle thegravese est empiriquement indeacutefendable mais le statut de maicirctrise que Levinas reconnaicirct au visage ne deacutepend pas drsquoun savoir supeacuterieur dont autrui serait le deacutetenteur il deacutepend du fait que pour moi crsquoest seulement autrui qui rend possible le langage laquo la Maicirctrise du Maicirctre coiumlncidant avec sa position

drsquoAutre et drsquoexteacuterieur raquo (TI 104) Le visage est le maicirctre car il est le signifiant 2 Aussi la figure du maicirctre est-elle indissociable de lrsquooraliteacute175 Le maicirctre me preacutesente le sens en portant secours sa parole preacutesente A lrsquooral se reacutealise la coiumlncidence de lrsquoenseignement et de lrsquoenseignant donc de lrsquoideacutee et du

174 Dans Autrement qursquoecirctre le visage nrsquoest plus le maicirctre mais le prochain (le premier venu) terme que

Levinas avait eacutecarteacute dans ses premiegraveres œuvres eacutethiques agrave cause de laquo la communauteacute du voisinage raquo qursquoil suggegravere (EDE 207n2) Nous expliquerons plus bas lrsquoabandon de la figure du maicirctre par les apories de la theacuteorie de la preacutesence du visage dans lrsquoenseignement

175 Non que les eacutecrits ne puissent garder la trace de lrsquoenseignement du maicirctre (cf sect56) mais lrsquoeacuteveacutenement originaire de lrsquoenseignement suppose la preacutesence du maicirctre agrave lrsquoeacutelegraveve

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visage Levinas eacutevoquant laquo lrsquoideacutee elle-mecircme comme preacutesente comme elle-mecircme comme visage comme enseignante comme commencement absolu raquo (OC2 222) la reacuteunion dans le maicirctre du signe et du signifiant 3 Concregravetement cette vie orale du sens se traduit dans lrsquoalternance des questions et

des reacuteponses176 La question est une parole qursquoon adresse agrave un ecirctre qui est lui-mecircme lrsquoorigine du sens qursquoil communique et qursquoil peut preacuteciser rectifier ou corriger par ses reacuteponses laquo La parole consiste agrave

srsquoexpliquer sur la parole raquo (TI 99) et crsquoest pourquoi laquo la parole mieux qursquoun simple signe est essentiellement magistrale raquo (TI 65) 4 Enfin autrui est le maicirctre au sens ougrave il est lrsquoorigine de lrsquoobjectiviteacute du monde Sa parole theacutematise le monde et me lrsquooffre comme monde puisqursquoil nrsquoy a pas de monde sans discours laquo Parler crsquoest rendre le monde commun raquo (TI 74) le maicirctre mrsquoouvre le monde pluriel par le discours ndash La bonne intelligence de cette theacuteorie du visage comme maicirctre exige bien que nous deacutepassions la situation empirique de lrsquoenseignement Autrui est le maicirctre avant tout systegraveme de signes et drsquoideacutees il nrsquoest pas le professeur qui transmet un savoir mais lrsquointerlocuteur qui constitue mon point drsquoentreacutee dans le discours

Lrsquointerlocuteur est un ecirctre qui me parle ou agrave qui je parle mais le mot renvoie aussi au verbe

laquo interloquer raquo (deacuteconcerter laisser interdit) dont lrsquoeacutetymologie latine montre lrsquoentrelacs de la parole et de lrsquointerruption laquo Lat interloqui interrompre de inter entre et loqui parler raquo (Littreacute)

Lrsquointerlocuteur interrompt lrsquoactiviteacute de celui agrave qui il srsquoadresse lrsquointerruption pouvant aussi bien renvoyer agrave lrsquoentreacutee dans le discours qursquoagrave lrsquoeacutechange de paroles lui-mecircme Or contrairement agrave la diffeacuterence entre moi et autrui qui interdit lrsquointerversion des rocircles la notion drsquointerlocuteur peut srsquointervertir Elle deacutesigne soit le moi qui interpelle autrui soit autrui qui mrsquoinvoque Levinas reprend cet usage reacuteciproque en parlant au pluriel des interlocuteurs Cette reacuteciprociteacute ne contredit-elle pas lrsquoasymeacutetrie du face-agrave-face Assureacutement non car autrui et moi ne sommes pas interlocuteurs dans le mecircme sens Toutes les descriptions que Levinas fait du langage visent en effet agrave montrer que la communauteacute de la parole est fondeacutee sur une originelle et irreacuteductible diffeacuterence ougrave autrui est premier

sur moi Autrui est le premier interlocuteur (il mrsquoappelle agrave la parole) et je suis le second (je reacuteponds agrave son adresse) Cette primauteacute drsquoautrui dans la parole est due agrave la pluraliteacute que tout langage suppose Si

le langage ne deacutesigne pas simplement lrsquoemploi des mots qui nomment les choses mais lrsquoadresse de la parole agrave un ecirctre absolument exteacuterieur alors crsquoest la pluraliteacute humaine qui conditionne mon accegraves au

langage Le langage est un au-delagrave du possible car il excegravede mes seuls pouvoirs et neacutecessite la rencontre drsquoautrui Lrsquointerlocuteur nrsquoest pas un ecirctre sur qui jrsquoexerce mon pouvoir car il est lui-mecircme la condition de possibiliteacute de mon discours celui qui maicirctrise le discours et me le donne le maicirctre

En effet laquo lrsquoenseignement est un discours ougrave le maicirctre peut apporter agrave lrsquoeacutelegraveve ce que lrsquoeacutelegraveve nrsquoa

pas encore Il nrsquoopegravere pas comme la maiumleutique mais continue la mise en moi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoideacutee de lrsquoinfini implique une acircme capable de contenir plus qursquoelle ne peut tirer de soi Elle dessine un ecirctre inteacuterieur capable de relation avec lrsquoexteacuterieur et qui ne prend pas son inteacuterioriteacute pour la totaliteacute

de lrsquoecirctre Tout ce travail ne cherche qursquoagrave preacutesenter le spirituel selon cet ordre carteacutesien anteacuterieur agrave lrsquoordre socratique raquo (TI 196) Au chapitre 1 nous avons montreacute que Levinas identifiait lrsquoordre carteacutesien aux trois premiegraveres Meacuteditations meacutetaphysiques lrsquoeacutepreuve du doute et du malin geacutenie le moment de la seacuteparation du cogito et celui de la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Concregravetement ces moments correspondent respectivement agrave la vision sans langage agrave la vie de jouissance en deccedilagrave du

langage et agrave lrsquoentreacutee en langage avec autrui Lrsquoordre carteacutesien consiste agrave partir de la seacuteparation du

176 R Moati a tregraves bien mis en avant cette dimension de la signifiance du visage des ineacutedits agrave Totaliteacute et

infini Voir Eveacutenements nocturnes op cit ch VI I pp 205-231

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cogito pour aboutir agrave la deacutecouverte de lrsquoinfini mis en nous drsquoune veacuteriteacute enseigneacutee par lrsquoexteacuterioriteacute telle que je ne saurais la tirer de moi-mecircme Chez Levinas crsquoest le langage qui reprend cette structure degraves lors que parler agrave autrui preacutesuppose que la totaliteacute de lrsquoecirctre ne puisse pas ecirctre tireacutee de moi Comment

lrsquoordre carteacutesien commande-t-il les analyses du langage de Totaliteacute et infini Pourquoi la parole deacutepose-t-elle lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi

b) Lrsquoordre carteacutesien du langage

Lrsquoordre carteacutesien suit la dialectique du pheacutenomegravene et de la signification Il consiste agrave retrouver

derriegravere lrsquoanarchie de lrsquoapparence le langage comme principe du pheacutenomegravene Le problegraveme theacuteorique de lrsquoeacutedification de la science srsquoinscrit dans lrsquoattitude du sujet se posant devant le spectacle du monde exteacuterieur agrave ce spectacle et deacutetacheacute de son tumulte Mais cette prise de distance a un prix lrsquoeffacement de la parole qui est neacutecessaire puisque je ne peux me faire spectateur du monde qursquoen faisant violence agrave lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui que je reacuteduis agrave ce spectacle Le monde reacuteduit agrave une vision sans parole est donc une apparition priveacutee de son principe un spectacle anarchique ougrave les signes sont produits en lrsquoabsence du

signifiant De lagrave la menace drsquoun malin geacutenie la reacutefeacuterence agrave une parole absente qui commanderait le spectacle depuis les coulisses Le malin geacutenie crsquoest lrsquointerlocuteur absent trompeur en vertu de cette

absence auquel renvoient les signes du monde priveacutes de leur principe Il est lrsquoenvers du langage donc lrsquoenvers de la preacutesentation du sens son absentement ducirc agrave lrsquoimpossibiliteacute de retrouver le signifiant du signe Par conseacutequent la distance theacuteorique agrave lrsquoeacutegard du monde tient sa veacuteriteacute du langage dont elle est lrsquoenvers Si le spectacle est anarchique priveacute de son principe crsquoest qursquoil est un chaos de signes sans signifiant Or laquo Autrui est principe du pheacutenomegravene raquo (TI 92) Non que la relation agrave lrsquointerlocuteur soit deacuteduite du signe mais elle est neacutecessaire pour qursquoune donneacutee apparaisse comme signe Si apparaicirctre crsquoest signifier le pheacutenomegravene suppose le signifiant qui institue le signe en tant que signe laquo Celui qui se signale par un signe comme signifiant ce signe nrsquoest pas un signifieacute du signe mais deacutelivre le signe et

le donne La donneacutee renvoie au donneur mais ce renvoi nrsquoest pas la causaliteacute comme il nrsquoest pas le rapport du signe agrave sa signification raquo (TI 93) Lrsquoordre carteacutesien est une remonteacutee au principe telle que

le principe nrsquoest pas fourni par le spectateur mais anteacuterieure au spectacle dont elle est la condition

Crsquoest le cogito qui permet de passer de lrsquoanarchie du doute au principe de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Il faut en effet distinguer deux attitudes agrave lrsquoeacutegard de lrsquoapparence anarchique la participation et la seacuteparation Le spectateur en proie au doute du malin geacutenie est avant le cogito pris dans la participation en proie aux signes sans signifiant mystifieacute par leur symbolisme Le cogito temps de la seacuteparation met fin (temporairement) agrave lrsquoemprise du malin geacutenie par la possibiliteacute de reconstituer le spectacle agrave partir de soi Il est une laquo œuvre de neacutegation infinie raquo (TI 94) le sujet peut nier le doute mais il ne peut pas poser lrsquoaffirmation qui lui fournira son sol On peut alors dire mecircme si Levinas ne le fait pas ici que le cogito est le moment du monologue parole solitaire que le sujet seacutepareacute croit pouvoir tirer de lui-

mecircme mais qui est deacutejagrave une reacuteponse agrave lrsquoappel drsquoautrui Les trois temps des premiegraveres Meacuteditations de Descartes forment donc les eacutetapes de la deacutecouverte de la primauteacute du langage deacuteposant lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi Drsquoabord la parole sans signifiance du malin geacutenie puis le monologue du cogito et enfin la preacutesence signifiante du visage On retrouve ces moments de lrsquoordre carteacutesien du langage dans les sections II et III de lrsquoouvrage agrave travers les descriptions de la participation agrave lrsquoeacuteleacutement de la

possession du monde et de son offre agrave autrui dans le langage De fait laquo seacuteparation et inteacuterioriteacute veacuteriteacute et langage ndash constituent les cateacutegories de lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (TI 56-57) La section II en deacutecrivant la

vie seacutepareacutee de lrsquoecirctre jouissant du monde et rompant la participation avec lrsquoeacuteleacutement reprend lrsquoitineacuteraire carteacutesien allant de la confusion du doute agrave la conquecircte du cogito Or pourquoi Levinas qui veut

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deacutemontrer lrsquoordre carteacutesien du langage commence-t-il par deacutecrire une vie de jouissance ignorant la parole Crsquoest que la parole eacutetant lrsquooffre du monde agrave autrui elle suppose un ecirctre ayant un monde agrave offrir Le cogito deacutecrit preacuteciseacutement cette prise de possession du monde dans la jouissance la demeure

et le travail Seulement il faut atteindre la description du langage pour retrouver le veacuteritable motif de lrsquoordre carteacutesien la primauteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Si laquo penser crsquoest avoir lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou ecirctre

enseigneacute raquo (TI 223) alors nous devons retrouver dans lrsquoenseignement la cause de la seacuteparation Cependant lrsquoexigence nrsquoest-elle pas paradoxale Drsquoune part Levinas affirme que la relation au

visage (lrsquoideacutee de lrsquoinfini) rend possible la vie seacutepareacutee du moi drsquoautre part il deacutecrit la parole du visage comme une mise en question de ma possession du monde comme si cette possession eacutetait anteacuterieure au langage Deux ordres temporels se contredisent lrsquoanteacuterioriteacute du langage sur la seacuteparation ou de la seacuteparation sur le langage La confusion est neacutecessaire puisqursquoelle est propre agrave lrsquoordre carteacutesien lui-mecircme Nous lrsquoavons montreacute au chapitre 2 chez Descartes lrsquoordre chronologique de la meacuteditation (temps du cogito puis temps de la deacutecouverte de lrsquoinfini mis en moi) nrsquoest pas annuleacute par lrsquoordre logique veacuteritable entre les termes (lrsquoinfini est preacutesent en moi depuis un temps immeacutemorial anteacuterieur agrave

tout cogito) La temporaliteacute du langage et de la jouissance suit ce paradoxal enchaicircnement de deux ordres contradictoires je jouis drsquoabord du monde que le visage vient ensuite deacuteranger mais cette

jouissance supposait deacutejagrave le visage laquo Le langage nrsquoexteacuteriorise pas une repreacutesentation preacuteexistant en moi ndash il met en commun un monde jusqursquoalors mien raquo (TI 189) Dans la seacuteparation je jouis drsquoun monde peupleacute de choses anonymes crsquoest le langage ndash preacutesent degraves lors que je suis accueilli dans la demeure venant drsquoautrui ndash qui me donne la possibiliteacute de nommer les choses et de les penser par concept La parole drsquoautrui est une laquo offre du monde raquo (ibid) car elle mrsquooffre le sens du monde dans les mots et les concepts qursquoelle mrsquoenseigne Crsquoest dans cette donation du langage que se reconnaicirct lrsquoœuvre formelle de la relation agrave autrui laquo La theacutematisation manifeste Autrui parce que la proposition qui pose et offre le monde ne flotte pas en lrsquoair mais promet une reacuteponse agrave celui qui reccediloit cette

proposition et qui se dirige vers Autrui puisqursquoil reccediloit dans sa proposition la possibiliteacute de questionner raquo (TI 98) Le visage nrsquoest pas seulement la donation drsquoune signification circonscrite mais

la preacutesentation du sens par le signifiant Aussi offre-t-il davantage qursquoun simple contenu de penseacutee communicable il srsquooffre lui-mecircme preacutesent et disponible au questionnement agrave lrsquoeacutecoute de mes

questions et de mes reacuteponses Lrsquoœuvre essentielle de la theacutematisation consiste agrave fournir un sens aux pheacutenomegravenes agrave les orienter agrave partir du principe du sens qursquoest le visage

Remarquons neacuteanmoins lrsquoambivalence de ces analyses Lrsquoideacutee drsquoune offre du monde est double

soit crsquoest autrui qui mrsquooffre le langage pour dire le monde soit crsquoest moi qui offre mon monde agrave autrui pour porter secours agrave son indigence Formellement autrui mrsquooffre le langage pour objectiver le monde eacutethiquement jrsquooffre le pain de ma bouche pour reacutepondre agrave son appel laquo Un ordre commun aux interlocuteurs srsquoeacutetablit par lrsquoacte positif qui consiste pour lrsquoun agrave donner le monde sa possession agrave

lrsquoautre ou par lrsquoacte positif qui consiste pour lrsquoun agrave se justifier de sa liberteacute devant lrsquoautre crsquoest-agrave-dire par lrsquoapologie raquo (TI 282) Autrui vient deacutetourner la finaliteacute de ma seacuteparation me convoque et mrsquointime lrsquoordre de le servir de me justifier devant sa mortaliteacute Il mrsquoappelle agrave parler en profeacuterant lui-mecircme la premiegravere parole En effet sa preacutesence agrave la signification qursquoil me dit sa vie de parole est lrsquoeacuteveacutenement preacutesent incessant du sens venant de lui agrave moi ndash la deacuteposition en moi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Elle se preacutesente agrave moi et mrsquointerpelle me faisant entrer malgreacute moi dans le langage Cet appel qursquoautrui mrsquoadresse est ainsi porteur drsquoune alternative je peux demeurer dans le langage ougrave autrui me

jette en me parlant parler avec lui lui reacutepondre ndash et ainsi accepter sa maicirctrise sur le langage son statut de maicirctre auquel je reacuteponds ou bien je peux lui contester cette maicirctrise chercher agrave exercer mon

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pouvoir sur sa parole ndash et lrsquoeacutethique nous reacutevegravelera que cette seconde possibiliteacute signifie le meurtre Elle justifiera la thegravese que le premier enseignement du visage est lrsquointerdit du meurtre laquo Tu ne tueras point raquo Lrsquoordre carteacutesien du langage consiste donc pour le sujet seacutepareacute agrave se poser en premier dans

lrsquoordre chronologique pour deacutecouvrir ensuite lrsquoordre logique qui sous-tend sa seacuteparation sa propre parole comme reacuteponse agrave un appel plus ancien dont lrsquoinfini a laisseacute lrsquoideacutee en moi

c) Les apories de la preacutesence

La penseacutee du langage la pheacutenomeacutenologie du visage de Totaliteacute et infini repose sur une theacuteorie de

la signifiance comme preacutesentation du sens Le visage est le maicirctre enseignant car il est la preacutesence mecircme du sens Comment comprendre cette preacutesentation du sens dans la preacutesence du visage Quel concept de laquo preacutesence raquo est-il agrave lrsquoœuvre dans cette theacuteorie de lrsquoexpression Levinas eacutecrit (TI 62)

Donner un sens agrave sa preacutesence est un eacuteveacutenement irreacuteductible agrave lrsquoeacutevidence Il nrsquoentre pas dans une

intuition Il est agrave la fois une preacutesence plus directe que la manifestation visible et une preacutesence lointaine ndash celle de lrsquoautre Preacutesence dominant celui qui lrsquoaccueille venant des hauteurs impreacutevue et par conseacutequent enseignant sa nouveauteacute mecircme Elle est la franche preacutesence drsquoun eacutetant qui peut mentir crsquoest-agrave-dire dispose du thegraveme qursquoil offre sans pouvoir y dissimuler sa preacutesence drsquointerlocuteur luttant toujours agrave visage deacutecouvert

Pour une chose avoir un sens crsquoest se donner intuitivement en reacuteponse agrave une intention Aussi la

donation intuitive nrsquoest-elle pas la plus directe elle passe par la meacutediation drsquoune intention et se fait en lrsquoabsence du signifiant Au contraire autrui donne sens directement (il fait lui-mecircme don des mots qui theacutematisent le monde) si bien que lrsquoon peut dire de lui qursquoil est la preacutesence par excellence ndash la preacutesence du signifiant au signe qursquoil me signifie Pourtant notre texte nuance cette emphase en soulignant la preacutesence lointaine drsquoautrui eacuteloignement qui se justifie non par lrsquohorizontaliteacute des distances mais par la verticaliteacute de la hauteur Le maicirctre eacutechappe agrave mes pouvoirs qursquoil met en question

se situe au-delagrave de mes possibles son eacuteloignement tient agrave son statut drsquoinsaisissable Levinas fait drsquoautrui une preacutesence plus preacutesente que toute preacutesence insaisissable en vertu de son mode propre de

preacutesentation Cette preacutesence est dominante et droite srsquooffrant nue et sans mensonge (car bien qursquoautrui puisse mentir dissimuler le thegraveme de son discours il ne peut dissimuler le fait qursquoil est lui-mecircme celui qui parle) La conception du langage comme preacutesentation du sens fait alors de la parole drsquoautrui la clef drsquoune penseacutee du temps fondeacutee sur lrsquoideacutee drsquoune reprise incessante de la preacutesence De mecircme que lrsquoessence de la parole consiste agrave se porter secours agrave elle-mecircme en renouvelant son sens dans la reprise de la parole lrsquoessence du preacutesent consiste agrave se renouveler incessamment La vie de la parole produit ainsi la vie du preacutesent (TI 65)

Lrsquointerpelleacute est appeleacute agrave la parole sa parole consiste agrave laquo porter secours raquo agrave sa parole ndash agrave ecirctre

preacutesent Ce preacutesent nrsquoest pas fait drsquoinstants mysteacuterieusement immobiliseacutes dans la dureacutee mais drsquoune reprise incessante des instants qui srsquoeacutecoulent par une preacutesence qui leur porte secours qui en reacutepond Cette incessance produit le preacutesent est la preacutesentation ndash la vie ndash du preacutesent Comme si la preacutesence de celui qui parle inversait le mouvement ineacutevitable qui conduit le mot profeacutereacute vers le passeacute du mot eacutecrit Lrsquoexpression est cette actualisation de lrsquoactuel Le preacutesent se produit dans cette lutte (si on peut dire) contre le passeacute dans cette actualisation Lrsquoactualiteacute unique de la parole lrsquoarrache agrave la situation ougrave elle paraicirct et qursquoelle semble prolonger Elle apporte ce dont la parole eacutecrite est deacutejagrave priveacutee la maicirctrise

Un tel texte montre combien il faut se meacutefier de la lecture anachronique et eacuteviter de projeter sur

Totaliteacute et infini la critique vigoureuse du privilegravege de la preacutesence drsquoAutrement qursquoecirctre En 1961 il ne srsquoagit pas de contester le privilegravege de la preacutesence mais de lui donner un sens nouveau fondeacute sur la vie

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de la parole Husserl pense le preacutesent agrave partir du sujet intentionnel situe le problegraveme du temps dans lrsquointimiteacute du sujet Dans Etre et temps Heidegger maintient ce privilegravege du Mecircme puisque approchant le temps agrave partir de ma relation agrave la mort il comprend la mort comme ma possibiliteacute la plus propre177

Levinas arrache le temps des pouvoirs du sujet en faisant du visage la vie la production ou la preacutesentation du preacutesent Drsquoaccord avec les pheacutenomeacutenologues et Bergson pour penser le preacutesent agrave

partir de la dureacutee Levinas identifie la vie de la dureacutee agrave son incessance178 Le preacutesent nrsquoest pas lrsquoinstant figeacute image de lrsquoeacuteterniteacute mais la dureacutee qui passe tout en se renouvelant Ce renouvellement du temps suppose que lrsquoinstant renaisse malgreacute sa fuite vers le passeacute qursquoil ne passe pas en deacutepit du passage qui fait son essence Comment le renouvellement de lrsquoinstant se produit-il Lrsquooriginaliteacute de la reacuteponse de Levinas consiste agrave dire que le passage du temps ne relegraveve pas de la pheacutenomeacutenaliteacute Le pheacutenomegravene est une preacutesence que jrsquoanticipe par lrsquointention il se soumet agrave ma repreacutesentation signe sans vie spectacle sans signifiance il est ndash abstrait de la parole de lrsquoautre ndash intemporel laquo La position drsquoun pur preacutesent sans attache mecircme tangentiel avec le temps est la merveille de la repreacutesentation Vide du temps qui srsquointerpregravete comme eacuteterniteacute Et certes le moi qui conduit ses penseacutees devient (ou plus exactement vieillit) dans le temps ougrave srsquoeacutetalent ses penseacutees successives agrave travers lesquelles il pense dans le preacutesent

Mais ce devenir dans le temps nrsquoapparaicirct pas sur le plan de la repreacutesentation la repreacutesentation ne comporte aucune passiviteacute raquo (TI 131) La repreacutesentation ne connaicirct que lrsquoeacuteterniteacute du spectacle qui est

la reacutepeacutetition du Mecircme Crsquoest la parole qui donne le temps autrui est le principe de la temporaliteacute du pheacutenomegravene Notre texte deacutefinit la preacutesence du preacutesent comme la reprise incessante des instants ou la lutte contre le passeacute ou un arrachement de lrsquoapparaicirctre Le pheacutenomegravene fige en spectacle eacuteternel en instant deacutenueacute de temporaliteacute Le temps se renouvelle en preacutevenant sa fixation sa passeacuteification sa mise agrave mort dans lrsquoeacuteterniteacute de lrsquoinstant reacutevolu Il nrsquoy a de temps que vivant renouvelant incessant Lutter avec le passeacute crsquoest faire renaicirctre le sens signifier de nouveau porter secours au sens parler Si pour Levinas le visage est preacutesentation du sens crsquoest selon deux acceptions il mrsquooffre le sens en le theacutematisant mais il temporalise aussi le sens en le renouvelant Il nrsquoy a de sens que par la

signifiance crsquoest-agrave-dire par lrsquoinfini secours que le signifiant accorde aux signes qursquoil deacutelivre Srsquoexprimer crsquoest renouveler sa preacutesence drsquoune signifiance nouvelle qui serait perdue si la parole se

taisait srsquoeacutevanouissant derriegravere le signe et son eacuteterniteacute

Il serait faux de conclure que Levinas par lrsquousage qursquoil fait du lexique de la preacutesence reste prisonnier dans Totaliteacute et infini du privilegravege de la preacutesence qursquoAutrement qursquoecirctre critiquera Certes comme nous allons le montrer cette critique nrsquoeacutepargnera pas lrsquoœuvre de 1961 Pourtant celle-ci deacutecrit deacutejagrave une vie du sens et de sa preacutesentation qui deacutefait les pouvoirs du sujet eacutelaborant une penseacutee du temps fondeacutee sur lrsquoideacutee drsquoun preacutesent signifiant drsquoune signifiance dont la vie serait preacutesentation La difficulteacute ne surgit pas de la motivation fondamentale de ce projet (penser la signifiance du temps dans la relation au visage) mais de sa mise en œuvre le preacutesent nrsquoest pas une notion agrave mecircme de porter la charge signifiante du visage Trois sortes de problegravemes le deacutemontrent

177 Sur la critique levinassienne des penseacutees husserlienne et heideggeacuterienne du temps voir sect28 178 Blanchot deacutefinit lrsquoincessant en ces termes laquo dans lrsquoimpossibiliteacute le temps change de sens ne se donne

plus agrave partir de lrsquoavenir comme ce qui rassemble en deacutepassant mais est la dispersion du preacutesent qui ne passe pas tout en nrsquoeacutetant que passage ne se fixe jamais dans un preacutesent ne se remet agrave aucun passeacute ne va vers nul avenir lrsquoincessant raquo (Lrsquoentretien infini op cit pp 64-65) Cette description convient bien agrave la preacutesence du visage en tant qursquoelle eacutenonce le paradoxe drsquoun temps qui dure comme preacutesent qui passe et agrave la fois ne passe pas ndash du fait selon Levinas de la reprise ininterrompue de la parole Mais elle a beau eacuteclairer ce paradoxe elle tend vers lrsquoimpersonnel et lrsquoanonyme portant lrsquoaccent sur lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoarrecirct Blanchot pense une laquo preacutesence neutre ou vide ou infinie raquo (ibid p 66n2) alors que Levinas ramegravene toujours le rassemblement de la preacutesence agrave son principe la parole du visage

161

1 Le premier concerne lrsquoimpossibiliteacute de seacuteparer lrsquoideacutee de preacutesence de celle de pouvoir En effet la preacutesence est toujours preacutesence agrave un sujet Cette neacutecessiteacute grammaticale contraint Levinas agrave dire en quoi le visage peut mrsquoecirctre preacutesent tout en eacutetant lrsquoinstance ultime le maicirctre de sa preacutesentation Il faut

que le visage entre dans ma preacutesence et mrsquoen enlegraveve la maicirctrise comme si dans la parole je faisais lrsquoexpeacuterience drsquoune relation preacutesente de la perte de mes pouvoirs Mais peut-on concevoir une preacutesence

agravehellip quelque chose deacutenueacutee de tout pouvoir Toute preacutesence agravehellip nrsquoest-elle pas neacutecessairement une conscience dehellip Crsquoest ce que concegravede implicitement la theacuteorie de la preacutesentation du sens De fait si la signification se caracteacuterise par la donation preacutesente drsquoun signe qui tout de suite srsquoengloutit dans le passeacute figeacute si pour preacutevenir cet engloutissement il faut que le visage porte secours agrave sa parole et renouvelle le sens du signe srsquoengloutissant la preacutesentation du visage loin de mrsquoecirctre effectivement preacutesente est bien plutocirct une lutte contre ma propre œuvre de donation preacutesente de sens de Sinngebung La preacutesence reste le privilegravege de lrsquointentionnaliteacute et le visage ne peut preacutetendre que la deacuteranger Il ne peut pas y avoir de preacutesence passive du moi agrave la parole du visage activiteacute et preacutesence sont identiques La signifiance doit alors ecirctre conccedilue comme une preacutesentation sans preacutesence la reprise incessante du sens derriegravere ma saisie preacutesente des significations

2 La seconde difficulteacute est similaire elle tient agrave lrsquoimpossibiliteacute de dissocier lrsquoideacutee de preacutesence de celle drsquoapparaicirctre La parole du visage consiste pour lui agrave ecirctre preacutesent mais preacutesent sous quel mode

Le visage selon Levinas nrsquoapparaicirct pas mais il perce sa forme plastique Par ailleurs le visage me signifie des signes il mrsquooffre le monde en le theacutematisant Sa preacutesence consiste agrave me faire don des signes et agrave leur porter secours en les renouvelant et en suscitant ma propre parole qui elle-mecircme passe par le signe Nrsquoest-ce pas la forme ou le signe qui est effectivement preacutesent dans ma relation au visage Et nrsquoest-ce pas de derriegravere la preacutesence du signe que le visage signifie deacutechirant la preacutesence au lieu de lrsquoincarner Lrsquoexpression pure du visage nrsquoest-elle pas voueacutee par son orientation mecircme agrave disparaicirctre derriegravere le thegraveme qursquoelle expose Ce qui est preacutesenteacute (le thegraveme) prend les devants et fait oublier lrsquoexpression du preacutesentateur ndash dans le vocabulaire drsquoAutrement qursquoecirctre le Dire se fige en Dit

qui occulte le Dire La parole vivante srsquoefface mais le thegraveme reste preacutesent agrave la meacutemoire La preacutesence du visage srsquoeacutevanouit ineacutevitablement derriegravere les mots et les signes que je perccedilois drsquoautrui ndash la

signifiance cegravede devant les significations 3 De lagrave un dernier problegraveme lrsquoimpossibiliteacute de deacuteduire le temps de la seule preacutesence a

Opposant la dureacutee agrave lrsquoinstant Levinas deacutefinit la preacutesence du visage comme incessance Or le visage vient agrave mon ideacutee par une rupture de mon activiteacute intentionnelle qursquoest-ce qursquoune rupture incessante de la conscience et de lrsquointentionnaliteacute Lrsquoideacutee mecircme de rupture implique la division entre deux temps distincts la rupture appartient agrave la logique de lrsquoinstant deacuteterminant qui fait eacuteveacutenement et non de la dureacutee Pour penser la temporaliteacute du visage comme dureacutee il faut que lrsquoincessance propre agrave lrsquoeacutethique excegravede le preacutesent synchronique en une diachronie Le visage nrsquoest pas lrsquoutopie drsquoune reacutevolution permanente sa venue excegravede mecircme sa propre preacutesence b Malgreacute la nouveauteacute de sa conception de la vie du sens ou du mode de preacutesentation de la signifiance lrsquoouvrage ne pose pas la

question de la temporaliteacute du visage Il suspend le visage hors du temps et reacutesout les problegravemes de la temporaliteacute dans lrsquoau-delagrave du visage gracircce au temps infini des geacuteneacuterations Comme dans les œuvres de 1947 crsquoest la feacuteconditeacute qui donne le temps laquo Il faut remonter vers la paterniteacute sans laquelle le temps nrsquoest que lrsquoimage de lrsquoeacuteterniteacute Sans elle serait impossible le temps neacutecessaire agrave la manifestation de la veacuteriteacute derriegravere lrsquohistoire visible (mais qui reste temps ndash crsquoest-agrave-dire se temporalise

par rapport agrave un preacutesent situeacute en lui-mecircme et identifiable) raquo (TI 277) Totaliteacute et infini dissocie donc la production du temps par le visage et le deacuteploiement du temps par la paterniteacute Les descriptions du

visage se situent comme hors du temps dans un pur preacutesent dont seule la paterniteacute permet de sortir au contraire Autrement qursquoecirctre dira que lrsquoeacutethique est lrsquoeacutecart drsquoun preacutesent en retard sur le passeacute de

162

lrsquoautre produisant la diachronie du temps En attribuant la production de cet eacutecart agrave la paterniteacute Totaliteacute et infini sort la relation au visage du temps dans la suspension drsquoun pur preacutesent qui attend sa relegraveve au-delagrave du visage179

Degraves Totaliteacute et infini Levinas deacutecrit un mode de signifiance du visage ndash une preacutesentation du sens

ndash irreacuteductible aux pouvoirs du sujet et exceacutedant la preacutesence des signes Cette preacutesentation a une vie propre qui deacutechire lrsquoapparaicirctre et la forme une incessance ougrave Levinas identifie la preacutesentation mecircme du preacutesent Contre toute bonne pheacutenomeacutenologie le visage est preacutesent sans ecirctre au monde il reste exteacuterieur agrave la totaliteacute du monde en sa qualiteacute drsquointerlocuteur Sa preacutesence est donc une laquo absolution raquo (TI 243) dont le sens est aussi celui drsquoun absentement du monde autrui est une preacutesence lointaine ndash oxymore embarrasseacute qui tente de dire une preacutesence qui ne serait pas au monde et qui pourtant serait plus preacutesente que le monde mecircme On aboutit alors agrave lrsquoideacutee contradictoire drsquoune preacutesence emphatique qui srsquoabsente Cette tentative de dissocier la notion de preacutesence de celles de monde et de sujet nrsquoest pas tenable Crsquoest pourquoi lrsquoœuvre ulteacuterieure reconnaicirctra dans la parole une intrigue qui ne peut plus se dire comme preacutesence mais comme deacuterangement de la preacutesence ou trace Lrsquoideacutee de preacutesence se

montrant indissociable de celles de pouvoir drsquoapparaicirctre et de synchronie Levinas reacuteinterpregravetera lrsquoincessance de la signifiance dans la diachronie Faut-il en conclure que Totaliteacute et infini deacutecrivant le

visage a confondu preacutesence et temporaliteacute que lrsquoincessance ne peut pas ecirctre deacutecrite au sein de la seule preacutesence Cet ouvrage apparaicirct comme la tentative contradictoire de penser la diachronie du temps dans la seule preacutesence Lrsquoapport majeur de lrsquoœuvre ulteacuterieure consistera alors agrave seacuteparer diachronie et preacutesence ouvrant ainsi le champ agrave deux problegravemes neacutegligeacutes en 1961 la description de la sensibiliteacute du visage en deccedilagrave de lrsquoapparaicirctre et celle de sa temporaliteacute deacutechirant le preacutesent

sect24 Les noms de lrsquoinfini (I) illeacuteiteacute

La signifiance du visage ndash production du sens qui nrsquoest pas deacutevoilement ndash est la conquecircte deacutefinitive de Totaliteacute et infini En revanche son interpreacutetation comme preacutesentation est aporeacutetique

Lrsquoaporie ne tient pas agrave la fausseteacute des thegraveses que lrsquoouvrage avance mais agrave leur silence sur trois ordres de problegraveme le pouvoir lrsquoapparaicirctre et la temporaliteacute de la preacutesence Si lrsquoon peut bien parler drsquoune

laquo preacutesence raquo du visage ce nrsquoest plus au sens drsquoun laquo preacutesent commun raquo (AE 142) entre moi et autrui mais au sens ougrave le visage appartient toujours drsquoores et deacutejagrave au laquo passeacute de ce preacutesent raquo (AE 141) La penseacutee de la trace a donc pour tacircche de creuser ces trois ordres de problegravemes que Totaliteacute et infini avait neacutegligeacutes en approfondissant la question de la signifiance du visage180

179 Objectera-t-on que la section III-C intituleacutee laquo La relation eacutethique et le temps raquo est preacuteciseacutement deacutedieacutee agrave

cette question et qursquoelle pense le temps comme ajournement de la mort Mais cette pheacutenomeacutenologie de la relation violente agrave autrui gouverneacutee par la peur de lrsquoimpreacutevisibiliteacute menaccedilante de lrsquoautre nrsquoest deacutejagrave plus eacutethique Elle suppose la relation asymeacutetrique au visage mais comme la guerre et le commerce elle prend laquo lrsquoallure drsquoune relation symeacutetrique raquo (TI 249) Les analyses de cette section srsquoenracinent dans la signifiance eacutethique mais la deacuteploient sur le plan eacutegalitaire de la lutte des volonteacutes le face-agrave-face maicirctre-eacutelegraveve se faisant laquo corps agrave corps raquo (ibid) entre laquo adversaires raquo (TI 246) Leur temporaliteacute est donc exteacuterieure agrave lrsquoeacutethique

180 Lrsquoabandon de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute apregraves Totaliteacute et infini est un fait majeur qui marque la fin drsquoun thegraveme reacutecurrent dans lrsquoœuvre de Levinas depuis 1947 Il a peut-ecirctre contribueacute agrave masquer aux lecteurs un autre abandon drsquoimportance interne lui agrave lrsquoeacutethique celui de la figure du maicirctre La disparition du thegraveme de lrsquoenseignement dans lrsquoeacutethique ulteacuterieure srsquoexplique par le renouvellement des problegravemes dans le cadre de la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre la franche et magistrale preacutesence du maicirctre est abandonneacutee pour lrsquoeacutenigme de la trace la clarteacute signifiante et sans violence de lrsquoeacutethique pour le non-sens de la perseacutecution le fondement de lrsquoecirctre et de lrsquoobjectiviteacute sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour lrsquoanarchie du Bien Le visage ne parle plus droit sa trace se confond avec lrsquoil y a et lrsquoenseignement se fait teacutemoignage ou propheacutetisme Lrsquoabandon du thegraveme de lrsquoenseignement va de pair avec lrsquointroduction de lrsquoambiguiumlteacute dans lrsquoeacutethique qui srsquoopegravere avec la penseacutee de la

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a) La preacutesence et la trace

La laquo trace raquo se substituant agrave la laquo preacutesentation raquo est le nom que prend la signifiance du visage La penseacutee de la trace a beau abandonner la tentative de donner un sens nouveau agrave la laquo preacutesence raquo gracircce agrave

lrsquoenseignement elle reste tributaire du travail conceptuel de Totaliteacute et infini sur le sens Elle reprend le problegraveme de la signifiance extra-pheacutenomeacutenale du visage qursquoelle renouvelle en prenant acte de lrsquoimpossibiliteacute de penser toute la signifiance du visage dans la preacutesence Les premiegraveres publications sur la trace181 prennent le mecircme point de deacutepart qursquoen 1961 le visage fait son entreacutee en srsquoexprimant Il me fait face et en ce sens on peut bien parler du laquo pheacutenomegravene qursquoest lrsquoapparition drsquoAutrui raquo ou de sa laquo preacutesence raquo neacuteanmoins cette preacutesence nrsquoest pas laquo le deacutevoilement drsquoun monde raquo car elle srsquoarrache agrave la signification du laquo contexte raquo et de la laquo meacutediation raquo (HAH 51) Comment le visage peut-il signifier sans se deacutevoiler dans lrsquohorizon du monde Comment peut-il signifier par lui-mecircme Pour deacutecrire la faccedilon dont il effectue son entreacutee ou sa visitation Levinas deacutecrit le visage en insistant sur son absence du monde ndash on pourrait dire son absence au monde Le visage est preacutesent au monde sur le mode de

lrsquoabsentement et du deacuterangement la laquo signification mondaine se trouve deacuterangeacutee et bousculeacutee par une autre preacutesence abstraite (ou plus exactement absolue) non inteacutegreacutee au monde raquo (ibid) Notons

que contrairement agrave Totaliteacute et infini qui deacutecrivait la preacutesentation de cette preacutesence Levinas eacutevoque ici son abstraction ou son absolution autrui se seacutepare de lrsquohorizon du monde en tant qursquoil est porteur de sa propre signifiance Suivant la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini il srsquoabsout de la relation mecircme ougrave il se preacutesente Si la signifiance doit deacutesormais se penser comme absence crsquoest que Levinas pose un problegraveme nouveau Le visage fait son entreacutee avant toute signification culturelle laquo avant lrsquohistoire raquo il est laquo au-delagrave du monde raquo (HAH 62) Or demande Levinas que devient cette signifiance insigne dans mon preacutesent et mon monde Ne se fait-elle pas signe agrave son tour et ne srsquointegravegre-t-elle pas dans le monde laquo Lrsquoau-delagrave dont vient le visage et qui fixe la conscience dans sa droiture nrsquoest-il pas agrave son

tour une ideacutee comprise et deacutevoileacutee raquo (ibid) Voici la difficulteacute essentielle resteacutee inconnue en 1961 bien qursquoil signifie par-delagrave les signes de sa venue le visage peut ecirctre repris dans le systegraveme des signes

auquel il est exteacuterieur Il faut alors comprendre comment il peut se preacutesenter sans ecirctre reacuteductible aux signes de sa preacutesentation crsquoest la tacircche de la penseacutee de la trace182

Quel est le mode propre de signifiance de la trace La trace se distingue du signe bien qursquoelle

puisse aussi fonctionner comme tel Le signe renvoie agrave la totaliteacute du monde dont il deacutepend pour signifier il en est une partie et en reproduit lrsquoordre Il tombe sous la critique formuleacutee dans Totaliteacute et infini contre toute signification mondaine en raison de son incapaciteacute agrave signifier par lui-mecircme En distinguant le signe et la trace Levinas ne preacutetend pas toutefois diviser lrsquoecirctre en deux cateacutegories

trace La franche preacutesence du maicirctre ne peut pas srsquoaccorder avec le deacuterangement eacutenigmatique de lrsquoilleacuteiteacute On ne retrouvera donc plus dans la suite de lrsquoœuvre lrsquoeacutequivalent des descriptions de lrsquoenseignement ougrave lrsquoeacutelegraveve cocirctoyant le maicirctre qui reacutepondait agrave ses questions apprenait la hauteur dans la vie du dialogue

181 Les articles laquo La trace de lrsquoautre raquo (1963) et laquo La signification et le sens raquo (1964) 182 Pour une eacutetude de la genegravese du concept de trace fondeacutee sur lrsquoeacutetude de la confeacuterence laquo La signification raquo

(1961) voir R Calin laquo La meacutetaphore absolue Un faux deacutepart vers lrsquoautrement qursquoecirctre raquo in LAV 138-141 R Calin soutient la thegravese feacuteconde que la trace vient deacutepasser les limites de la notion de meacutetaphore absolue Il montre notamment que dans cette premiegravere version la trace se veut trace du visage et non trace de lrsquoilleacuteiteacute Remarquons toutefois qursquoAutrement qursquoecirctre dira aussi que le visage peau agrave rides est laquo trace de soi-mecircme raquo (AE 141) ce qui montre que Levinas nrsquoabandonne pas lrsquoideacutee drsquoune trace du visage Il y a bien dans lrsquoouvrage de 1974 une ambiguiumlteacute de la trace le visage peut ecirctre 1 trace de soi-mecircme (dans son vieillissement) ou 2 trace de lrsquoilleacuteiteacute Ces dimensions sont solidaires lrsquoilleacuteiteacute ne laissant sa trace que par le visage le visage nrsquoeacutetant visage que dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute

164

drsquoobjet Une chose est appreacutehendeacutee comme signe lorsqursquoon tire sa signification de lrsquoordre au sein duquel elle se place le signe est renvoi agrave une totaliteacute183 La trace ne deacutesigne pas par opposition au signe un autre type drsquoobjet ou drsquoecirctre-au-monde mais le deacuterangement de la totaliteacute que le renvoi agrave la

totaliteacute neacuteglige Lrsquoattention precircteacutee aux signes nrsquoefface pas lrsquoeacuteveacutenement qursquoa constitueacute lrsquoentreacutee du visage dans lrsquoordre du monde La trace est le nom de ce deacuterangement de la totaliteacute par la parole En

quoi est-elle irreacuteductible au signe laquo Prise pour un signe la trace a encore ceci drsquoexceptionnel par rapport aux autres signes elle signifie en dehors de toute intention de faire signe et en dehors de tout projet dont elle serait la viseacutee raquo (HAH 66) Le marteau en tant qursquoil renvoie agrave la manipulation agrave lrsquoutiliteacute au monde humain ougrave il srsquoinsegravere est signe lrsquoatelier lui assigne sa place Mais neacutegligemment jeteacute sur le sol il est aussi la trace de celui qui lrsquoa saisi manieacute puis abandonneacute la trace drsquoun passage qui nrsquoentre pas dans lrsquoordre mondain de lrsquoatelier La trace est ce qui deacuterangeant lrsquoordre des signes laquo vient en surimpression raquo (ibid) La diffeacuterence entre le signe et la trace tient au fait que cette surimpression ne relegraveve pas de la mecircme logique de sens La trace ne signifie pas en renvoyant agrave une autre totaliteacute qui se situerait derriegravere ou au-delagrave du monde des signes elle signifie agrave lrsquointeacuterieur de la totaliteacute mondaine en y passant et en la deacuterangeant On passe de la logique du renvoi agrave celle du

deacuterangement laquo laisser une trace crsquoest passer partir srsquoabsoudre raquo (ibid) Ce passage drsquoune logique agrave lrsquoautre suit le transfert de sens que Totaliteacute et infini avait deacutejagrave opeacutereacute Le monde constitue le reacutefeacuterent

ultime du sens dans la logique du signe alors que crsquoest le visage dans la logique de la trace Si la trace peut passer sans srsquoabsorber dans le systegraveme des signes crsquoest qursquoelle est toujours le passage du visage du signifiant dont la parole est la production de son propre sens La trace est passage drsquoun sens irreacuteductible au systegraveme des signes

Comment la trace effectue-t-elle son passage Elle passe part srsquoabstrait srsquoabsout srsquoabsente Elle

fuit le monde qursquoelle deacuterange dans sa fuite Il y a donc une vie de la trace qui sur les trois points ougrave la vie de la preacutesence tombait dans lrsquoaporie doit srsquoentendre non plus comme pure preacutesence mais comme

deacuterangement de la preacutesence 1 La notion de trace legraveve drsquoabord lrsquoambiguiumlteacute du rapport entre preacutesence et pouvoir Toute les

choses sont preacutesentes au sens ougrave laquo leur preacutesence appartient encore au preacutesent de ma vie raquo (HAH 69) je les rassemble dans mon preacutesent et les rapporte au principe de mon uniteacute laquo Mais crsquoest dans la trace

de lrsquoAutre que luit le visage ce qui srsquoy preacutesente est en train de srsquoabsoudre de ma vie et me visite comme deacutejagrave ab-solu raquo (ibid) Le visage se preacutesente ndash fait son entreacutee ndash sans srsquointeacutegrer dans ma vie preacutesente qui rassemble toutes choses il srsquoen absout demeure seacutepareacute eacutechappe agrave mes pouvoirs Si toute preacutesence est pouvoir autrui nrsquoest pas agrave proprement parler preacutesent

2 Sa manifestation excegravede aussi lrsquoapparaicirctre puisque le visage luit dans la trace de lrsquoAutre La diffeacuterence entre la trace et le signe permet de distinguer deux reacutegimes drsquoapparaicirctre le signe se preacutesente comme forme renvoyant agrave drsquoautres formes la trace comme passage de lrsquoAutre ininteacutegrable dans le monde Levinas affirme en effet que lrsquoon peut retracer cette rupture de lrsquoapparaicirctre agrave partir de

lrsquoapparaicirctre qursquoelle rompt laquo Si la signifiance de la trace consiste agrave signifier sans faire apparaicirctre si elle eacutetablit une relation avec lrsquoilleacuteiteacute ndash relation qui personnelle et eacutethique qui obligation ne deacutevoile pas ndash si par conseacutequent la trace nrsquoappartient pas agrave la pheacutenomeacutenologie agrave la compreacutehension de lrsquoapparaicirctre et du se dissimuler on pourrait du moins en approcher par une autre voie en situant cette signifiance agrave partir de la pheacutenomeacutenologie qursquoelle interrompt raquo (HAH 65) La possibiliteacute drsquoune pheacutenomeacutenologie se

183 Le chasseur suivant les traces drsquoun gibier ou le deacutetective recherchant les traces du criminel sont donc

bien en quecircte de signes qui srsquoinscrivent dans le systegraveme de renvois que lrsquoanalytique existentiale a deacutecrit avec la Zuhandenheit D Franck montre bien que Levinas se deacutemarque drsquoEtre et temps en eacutelaborant la notion de trace (cf Lrsquoun-pour-lrsquoautre Levinas et la signification Paris PUF 2008 p 111)

165

fait neacutegative eacutetant donneacute que la trace srsquoaffranchit de la pheacutenomeacutenaliteacute la pheacutenomeacutenologie de la trace srsquoaccomplit dans la description de la preacutesence au monde que la trace deacuterange

3 Si la trace ne se laisse pas rassembler dans ma preacutesence crsquoest qursquoelle appartient agrave un temps

diachronique rompant la synchronie du preacutesent Levinas reconnaicirct dans la diachronie de la trace la veacuteriteacute temporelle de ce que Totaliteacute et infini nommait lrsquoincessance184 ndash qui est deacutesormais lrsquoincessance

drsquoun passeacute immeacutemorial qui trouble le preacutesent De fait la trace signifie comme passage drsquoun ecirctre qui srsquoest retireacute Autrui parle en me communiquant des signes disponibles et preacutesents mais sa signifiance ne se laisse pas capter par le signe elle grave le signe de son passage La trace est donc une notion eacuteminemment temporelle elle ne deacutesigne ni le pur preacutesent de la preacutesentation ni le pur passeacute du vestige elle est le passeacute deacuterangeant le preacutesent ougrave il laisse sa trace laquo La trace est lrsquoinsertion de lrsquoespace dans le temps le point ougrave le monde srsquoincline vers un passeacute et un temps Ce temps est retraite de lrsquoAutre (hellip) La trace est la preacutesence de ce qui agrave proprement parler nrsquoa jamais eacuteteacute lagrave de ce qui est toujours passeacute raquo (EDE 201) La signifiance se comprend donc deacutesormais sur le mode de la retraite autrui me preacutesente un sens et se retire de cette preacutesentation mecircme car son passage est inconvertible en signe Il deacuterange le preacutesent en y laissant la trace de son passeacute absolu Lrsquoespace des signes srsquoinsegravere par

la parole du visage dans le temps de la trace Mais pourquoi Levinas eacutecrit-il que ce temps est un passeacute qui nrsquoa jamais eacuteteacute preacutesent Crsquoest que toute preacutesence est convertible en signe Si la trace est bien

irreacuteductible au signe crsquoest qursquoelle contient un surplus de signifiance ndash un sens qui ne mrsquoa jamais eacuteteacute preacutesenteacute mais qui est la preacutesentation ou lrsquooffre du signe se retirant dans lrsquooffre mecircme Le temps de la trace nrsquoest pas le mien puisqursquoil demeure eacutetranger agrave mon preacutesent il srsquoimpose comme un temps preacuteceacutedant absolument le mien preacuteceacutedant toute histoire Cette temporaliteacute exceptionnelle effectivement en rupture avec la pheacutenomeacutenologie nrsquoest pas abstraite puisqursquoelle appartient au fonctionnement mecircme de la trace penseacutee comme passage du temps

Approchant la notion de trace depuis la question de la preacutesence du visage il apparaicirct clairement

que les apories de la preacutesence trouvent leur solution non pas dans la destruction pure et simple de lrsquoideacutee de preacutesence mais dans une penseacutee de la rupture de la preacutesence Ainsi parler drsquoune laquo non-

preacutesence de lrsquoInfini raquo (AE 26) ne revient pas agrave nier que lrsquoinfini entre dans la preacutesence il y laisse sa trace en la deacuterangeant Lrsquoeacutethique deacutecrira ce deacuterangement comme la reacutesonance drsquoun ordre traumatique

mrsquoobligeant envers autrui laquo comme si lrsquoinvisible qui se passe de preacutesent laissait une trace par le fait mecircme de se passer de preacutesent Trace qui luit comme visage du prochain dans lrsquoambiguiumlteacute de celui devant qui (ou agrave qui sans paternalisme aucun) et de celui de qui je reacuteponds eacutenigme ou ex-ception du visage juge et parti raquo (ibid) Lrsquoeacutethique est bien sucircr le sens premier de cette description mais on peut y lire une reacuteponse aux analyses de Totaliteacute et infini sur lrsquointerlocution La parole ne fait pas entrer autrui dans ma preacutesence elle deacuterange ma preacutesence en lui offrant un sens qui excegravede le signe qui laisse la trace de son passage dans lrsquoabsolution de celui qui a parleacute En preacutecisant le rapport de la signifiance du visage au pouvoir agrave lrsquoapparaicirctre et agrave la temporaliteacute de la preacutesence la penseacutee de la trace permet de

mieux justifier que ne lrsquoavait fait Totaliteacute et infini la rupture de la pheacutenomeacutenaliteacute par le langage Selon Autrement qursquoecirctre le visage est ainsi laquo la deacutefection mecircme de la pheacutenomeacutenaliteacute raquo laquo non-pheacutenomegravene parce que moins que le pheacutenomegravene raquo (AE 141) Sa faccedilon de venir agrave moi doit prendre le nom drsquoeacutenigme (EDE 208-209)

184 Peut-on dire que la trace est la reprise de la penseacutee de lrsquoincessance Elle est bien une laquo lutte contre le

passeacute raquo mais penseacutee autrement que dans lrsquoopposition pure et simple entre un passeacute mort et un preacutesent vivant elle est le deacuterangement du preacutesent dans la rupture du preacutesent par le passeacute ndash ou le passage ndash de la trace

166

Cette faccedilon pour lrsquoAutre de queacuterir ma reconnaissance tout en conservant son incognito en deacutedaignant le recours au clin drsquoœil drsquoentente ou de compliciteacute cette faccedilon de se manifester sans se manifester nous lrsquoappelons ndash en remontant agrave lrsquoeacutetymologie de ce terme grec et par opposition agrave lrsquoapparoir indiscret et victorieux du pheacutenomegravene ndash eacutenigme

(hellip) Lrsquoessentiel ici est dans la faccedilon dont un sens qui est au-delagrave du sens srsquoinsegravere dans le sens qui reste dans lrsquoordre la faccedilon dont lrsquoun luit comme deacutejagrave eacuteteint dans lrsquoautre la faccedilon dont il avance tout en battant en retraite

La trace est ce qui permet de distinguer le pheacutenomegravene de la faccedilon de lrsquoinfini ici deacutesigneacutee par le terme drsquoeacutenigme Outre lrsquoobscuriteacute et lrsquoeacutequivoque lrsquoeacutenigme deacutesigne eacutetymologiquement la parole Elle

est une parole qui ne se laisse pas reacutecupeacuterer en une science et qui signifie dans la trace de celui qui la prononce Lrsquoeacutenigme a un auteur ou au moins un narrateur elle est parole humaine et non anonyme Elle ne deacutevoile pas lrsquoecirctre de celui qui la dit puisqursquoelle consiste plutocirct agrave invoquer ma reacuteponse qursquoelle suscite obscureacutement Elle ne deacutevoile rien et demeure en retrait se faisant lrsquoeacutecho drsquoune sagesse antique qui me preacutecegravede et reste en surplus de sens par rapport agrave tout ce que je pourrais comprendre drsquoelle La trace en donnant agrave penser une diachronie irreacuteductible venant drsquoun passeacute immeacutemorial relegraveve donc drsquoune autre maniegravere de se manifester qui tranche avec toute pheacutenomeacutenaliteacute Elle est la faccedilon qursquoa lrsquoinfini de venir agrave lrsquoideacutee sans rentrer dans la preacutesence la signifiance de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoeacutequivalence

autrui ndash sens ndash infini trouve une nouvelle justification dans la penseacutee de la trace mais lrsquoinfini luit deacutesormais drsquoun sens eacutenigmatique (et non plus magistral clair et droit) Descartes ne deacutecrit plus

lrsquoenseignement droit de lrsquoinfini mais lrsquoirrectitude drsquoun sens srsquoabsentant de sa preacutesence La penseacutee de la trace reacuteoriente donc lrsquointerpreacutetation de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Lrsquoordre carteacutesien du langage nrsquoest

plus lrsquoenseignement mais le passage de la trace Quelle description Levinas donne-t-il de lrsquointrigue de lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave partir de la notion de trace

b) Deacutesir et illeacuteiteacute

Il faut reprendre la description de la trace et comprendre en quel sens le visage luit dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute Totaliteacute et infini pour se distinguer de Buber avait reacuteserveacute le je-tu aux relations non-eacutethiques avec autrui (crsquoest-agrave-dire les relations au feacuteminin) soulignant que laquo lrsquointerlocuteur nrsquoest pas un Toi il est un Vous raquo (TI 104) le vouvoiement du visage nrsquoest pas celui des conventions sociales mais une asymeacutetrie indiquant la hauteur ougrave se situe le maicirctre La penseacutee de la trace ne rompt pas avec cette asymeacutetrie mais elle en change la deacutesignation scindant pour ainsi dire le laquo vous raquo de 1961 en un laquo tu raquo et un laquo il raquo185 Cette division eacutetait neacutecessaire en raison de la confusion dans ce laquo vous raquo drsquoautrui et de Dieu Totaliteacute et infini avait deacutejagrave compris le face-agrave-face comme relation agrave laquo un Dieu accessible

dans la justice raquo (TI 76) sans preacuteciser toutefois en quel sens un troisiegraveme protagoniste fucirct-il Dieu se preacutesentait dans le duo eacutethique Certes lrsquoouvrage nous mettait en garde autrui laquo ne joue point le rocircle

de meacutediateur Autrui nrsquoest pas lrsquoincarnation de Dieu mais preacuteciseacutement par son visage ougrave il est deacutesincarneacute la manifestation de la hauteur ougrave Dieu se reacutevegravele raquo (TI 77) Or comment cette hauteur se

manifeste-t-elle et comment le pheacutenomeacutenologue deacutecrit-il cette manifestation La division du laquo vous raquo en laquo tu raquo et laquo il raquo permet drsquoy reacutepondre en disant comment le visage signifie dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute De tous les noms concrets que Levinas a donneacutes agrave lrsquoinfini (Dieu le Bien) lrsquoilleacuteiteacute est le plus tardif parce qursquoelle suppose la trace Son apparition apregraves Totaliteacute et infini est la marque drsquoun questionnement nouveau sur le rapport de la trace agrave la preacutesence de lrsquoeacutenigme au pheacutenomegravene

185 On pourrait dire en ce sens que le laquo vous raquo du visage contractait dans Totaliteacute et infini la proximiteacute du

visage (qursquoexprime le laquo tu raquo) et le deacuterangement de lrsquoilleacuteiteacute (le laquo il raquo)

167

Quel est ce laquo il raquo qui passe dans la trace Levinas en fait la reacuteponse au problegraveme du rapport entre la trace et la preacutesence si la trace ne signifie pas seulement un deacutefaut de preacutesence crsquoest parce qursquoelle contient un surplus de signifiance dont le passage nrsquoest pas une preacutesentation Lrsquoilleacuteiteacute deacutesigne la

signifiance en tant qursquoelle excegravede toute preacutesence Or on peut distinguer deux formes de preacutesence celle des choses du monde (lrsquoobjectiviteacute) et celle du visage (sa visitation dans la parole) Lrsquoilleacuteiteacute a ceci de

singulier qursquoelle se distingue encore de la preacutesence du visage ougrave elle montre sa trace elle relegraveve drsquoun troisiegraveme reacutegime qui nrsquoest plus la preacutesence du laquo tu raquo mais lrsquoabsence du laquo il raquo laquo Crsquoest ce deacutetour agrave partir du visage et ce deacutetour agrave lrsquoeacutegard de ce deacutetour dans lrsquoeacutenigme mecircme de la trace que nous avons appeleacute illeacuteiteacute raquo (AE 26) Ce redoublement du deacutetour fait lrsquoeacutenigme de lrsquoilleacuteiteacute celle-ci prend drsquoabord le deacutetour du visage pour me signifier sa transcendance mais elle se deacutetourne encore de ce deacutetour et ne peut pas ecirctre dite laquo preacutesente raquo dans le visage laquo Exclusive du tu et de la theacutematisation de lrsquoobjet lrsquoilleacuteiteacute ndash neacuteologisme formeacute sur il ou ille ndash indique une faccedilon de me concerner sans entrer en conjonction avec moi (hellip) Lrsquoilleacuteiteacute de lrsquoau-delagrave-de-lrsquoecirctre crsquoest le fait que sa venue vers moi est un deacutepart qui me laisse accomplir un mouvement vers le prochain raquo (AE 26-27) Derriegravere le jeu grammatical des pronoms Levinas deacutecrit la maniegravere de lrsquoeacutenigme Le visage passant du laquo vous raquo au

laquo tu raquo se charge drsquoune ambiguiumlteacute Parler avec autrui crsquoest en effet aussi srsquoadresser agrave mon eacutegal ou agrave mon semblable eacutedifier un monde commun ougrave nous jouons des rocircles symeacutetriques interchangeables

Autrui fait eacutegalement partie du monde que sa parole me preacutesente Or lrsquoilleacuteiteacute deacutesigne la dimension de sens qui dans cette preacutesentation drsquoautrui nrsquoappartient pas agrave la preacutesence mondaine La familiariteacute du laquo tu raquo nrsquoeacutepuise pas la signifiance de la rencontre du visage ougrave lrsquoilleacuteiteacute laisse sa trace Pourquoi La thegravese de Levinas ndash au fondement de la penseacutee de la trace ndash est que la signifiance du visage procegravede drsquoune intrigue plus vieille que ma relation au visage et ce temps immeacutemorial signifie en montrant sa trace dans la relation Le passage du temps le deacuterangement diachronique qui œuvre dans le face-agrave-face entre laquo je raquo et laquo tu raquo est la trace de lrsquoilleacuteiteacute

La notion drsquoilleacuteiteacute est donc rendue neacutecessaire en raison de lrsquoapparaicirctre et de la temporaliteacute propre de la parole Si la parole doit signifier par-delagrave la preacutesence la relation agrave une transcendance absolue si

le visage excegravede ma preacutesence crsquoest que sa parole mrsquoengouffre dans une intrigue exceacutedant le preacutesent La laquo reacutegion raquo ndash qui nrsquoest ni un lieu ni un preacutesent passeacute ndash drsquoougrave vient cette intrigue et qui emporte le

laquo je raquo et le laquo tu raquo dans leur face-agrave-face est lrsquoilleacuteiteacute Comment la qualifier par-delagrave la meacutetaphore eacutegarante de lrsquoespace laquo Au-delagrave de lrsquoecirctre est une Troisiegraveme Personne qui ne se deacutefinit pas par le Soi-Mecircme par lrsquoipseacuteiteacute Elle est possibiliteacute de cette troisiegraveme direction drsquoirrectitude radicale qui eacutechappe au jeu bi-polaire de lrsquoimmanence et de la transcendance propre agrave lrsquoecirctre ougrave lrsquoimmanence gagne agrave tout coup contre la transcendance Le profil que par la trace prend le passeacute irreacuteversible crsquoest le profil du Il Lrsquoau-delagrave dont vient le visage est agrave la troisiegraveme personne Le pronom Il en exprime lrsquoinexprimable irreacuteversibiliteacute crsquoest-agrave-dire deacutejagrave eacutechappeacutee agrave toute reacuteveacutelation comme agrave toute dissimulation ndash et dans ce sens ndash absolument inenglobable ou absolue transcendance dans un passeacute

ab-solu raquo (HAH 65) Lrsquoilleacuteiteacute vient vers moi avant que je ne sois venu agrave elle crsquoest de son initiative que jrsquoapproche le visage son irrectitude ndash son deacutetour par le visage ndash est la condition de ma relation droite agrave autrui Ces lignes en preacutecisent le nom troisiegraveme personne186 profil du passeacute irreacuteversible Lrsquoinfini chez Levinas prend plusieurs noms concrets ndash Dieu le Bien lrsquoilleacuteiteacute ndash indissociables Lrsquoilleacuteiteacute est le dernier agrave apparaicirctre dans lrsquoœuvre il vient nommer la faccedilon dont lrsquoinfini laisse sa trace

dans le face-agrave-face avec le visage Est-ce agrave dire que la trace de lrsquoilleacuteiteacute congeacutedie lrsquoideacutee de lrsquoinfini 186 Pourquoi lrsquoilleacuteiteacute deacutesigne-t-elle une personne Dieu A ce moment de la description ndash ougrave nous avons

peut-ecirctre maladroitement ajourneacute lrsquoeacutetude de lrsquoeacutethique ndash il nous est encore impossible de le dire Sur la question de la justification (eacutethique) de Dieu comme nom de lrsquoinfini voir sect32

168

transfeacuterant la description eacutethique de lrsquointellectualisme enseignant (ideacutee) agrave lrsquoeacutenigme temporelle (trace) Non car Levinas nrsquoabandonne pas lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais en donne au moyen de la trace une description renouveleacutee (AE 196)

Que dans sa bonteacute le Bien deacutecline le deacutesir qursquoil suscite en lrsquoinclinant vers la responsabiliteacute pour

le prochain cela preacuteserve la diffeacuterence dans la non-indiffeacuterence du Bien qui mrsquoeacutelit avant que je ne lrsquoaccueille cela preacuteserve son illeacuteiteacute au point de la laisser exclure de lrsquoanalyse sauf la trace qursquoelle laisse dans les mots ou la laquo reacutealiteacute objective raquo dans les penseacutees selon le teacutemoignage irreacutecusable de la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes

Lrsquoeacutethique de la trace autorise une relecture de Descartes qui laissant de cocircteacute lrsquoenseignement voit

dans la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi la reconnaissance par le sujet meacuteditant de la trace de

lrsquoilleacuteiteacute en lui Quel est donc le sens eacutethique de lrsquoinfini carteacutesien qui de la signifiance de lrsquoenseignant agrave celle de la trace demeure Pourquoi lrsquoinfini au-delagrave de lrsquoecirctre est-il le Bien Pourquoi la parole du

visage la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee est-elle une interdiction de tuer un commandement agrave la responsabiliteacute pour le prochain

169

Ch 5 Parler ou tuer

I Lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini Le visage est lrsquoecirctre absolu du langage car il est la preacutesentation ou lrsquoexpression du sens Pourquoi

cette thegravese par-delagrave la description formelle de lrsquointerlocution renvoie-t-elle agrave une signifiance eacutethique Pourquoi la premiegravere parole du visage ndash le sens originaire de sa parole ndash est-il lrsquointerdit du meurtre

sect25 Lrsquoalternative originaire

a) Lrsquointerdit du meurtre Le visage parle La parole du visage deacutechire sa forme sensible en me preacutesentant le sens Elle

srsquointroduit dans mon monde en mrsquoexprimant un sens que je nrsquoai pas viseacute intentionnellement donc en deacutejouant mes pouvoirs La pheacutenomeacutenologie de lrsquointerlocuteur repose sur la suspension du pouvoir du

sujet qursquoautrui fait entrer dans le langage Si autrui est absolu dans le discours crsquoest qursquoil met hors jeu le pouvoir par lequel je suis tenteacute de le relativiser Dans le paragraphe III-B-2 de Totaliteacute et infini

Levinas tire les conseacutequences de cette mise en question du pouvoir Le visage se reacutevegravele agrave moi en me parlant et sa parole suspend mon pouvoir (sans quoi elle ne serait pas parole mais pheacutenomegravene) Face agrave cette suspension deux attitudes sont possibles lrsquoentreacutee dans une relation avec autrui qui ne relegraveve pas du pouvoir car elle est installation dans le discours ou bien le refus de cette mise en question de mes pouvoirs sa neacutegation Comment puis-je nier la parole du visage Je ne peux la nier qursquoabsolument crsquoest-agrave-dire la reacuteduire au silence La parole du visage est infinie aussi au sens ougrave Descartes parle de lrsquoinfiniteacute de la volonteacute on ne peut rien lui ocircter sans la deacutetruire Parler avec le visage tout en exerccedilant sur lui mon pouvoir est impossible car lrsquoabsoluiteacute de lrsquointerlocuteur est condition du discours Seules

deux formes de relation restent possibles la neacutegation totale ou absolue (le meurtre) et le renoncement agrave la neacutegation (le discours) Il faut ainsi distinguer le meurtre de la simple saisie Le meurtre nrsquoest laquo ni

la destruction des choses ni la chasse ni lrsquoextermination des vivants raquo (TI 216) ndash autant de modaliteacutes de la violence que lrsquoon peut voir comme des projets de domination et donc en un sens comme des modaliteacutes du travail de lrsquohomme Deacutetruire une chose crsquoest la reacuteduire agrave neacuteant la faire passer de lrsquoexistence agrave lrsquoinexistence Une chose est deacutetruite lorsque lrsquoaction violente qursquoelle subit la fait cesser drsquoecirctre ce qursquoelle eacutetait Or le meurtre implique davantage que le passage au neacuteant car il vise au-delagrave de lrsquoexistence de sa victime Le meurtre va agrave lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoautre homme Alors que la destruction nrsquoopegravere que sur le plan ontique ou ontologique le meurtre se charge drsquoune signification suppleacutementaire qui est eacutethique La tentation de tuer autrui vise par-delagrave la destruction de lrsquoeacutetant qursquoil est lrsquoassimilation de son alteacuteriteacute dans la mise au silence de sa parole Le meurtre ne deacutesigne plus seulement la destruction drsquoun eacutetant ou drsquoun vivant mais lrsquoextinction de lrsquoexpression lrsquoobliteacuteration de la parole Il ne vise pas que la

vie mais la parole vivante et crsquoest pourquoi laquo autrui est le seul ecirctre que je peux vouloir tuer raquo (ibid) Autrui est agrave la fois le seul ecirctre agrave qui je peux parler et que je peux vouloir tuer laquo Il faudrait donc

dire que lrsquohomme ainsi en face de lrsquohomme nrsquoa pas drsquoautre choix que de parler ou de tuer raquo laquo la brutaliteacute sommaire de cette alternative raquo poseacutee par la laquo rencontre (non pas fortuite mais

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originaire) raquo187 drsquoautrui est la signifiance eacutethique du visage Blanchot a raison de dire que nous sommes ici face agrave une alternative originaire entre parler et tuer la pheacutenomeacutenologie du visage de Levinas a pour but de deacutecrire le sens de cette alternative Une relation absolue entre deux absolus ne

peut se reacutesoudre que dans la parole (relation entre absolus qui maintient leur seacuteparation) ou le meurtre (ma neacutegation du caractegravere absolu de lrsquoautre) Nous avons deacutecrit le contenu de lrsquoalternative il nous

reste agrave dire sous quelle forme autrui me le preacutesente Lrsquoalternative parole-meurtre nrsquoest pas un savoir theacuteorique qursquoautrui me donnerait agrave contempler elle est drsquoembleacutee veacutecue comme le sens de la rencontre Le visage fait son entreacutee en me parlant deacuterangeant mon monde en me preacutesentant un sens que je nrsquoai pas viseacute Ce deacuterangement est une intrusion que je nrsquoai pas voulue une mise en question de ma liberteacute une mise hors jeu de mes pouvoirs Par conseacutequent la parole drsquoautrui mrsquoatteint selon deux modes entrelaceacutes en me mettant face agrave lrsquoalternative parole-meurtre drsquoune part elle mrsquointerdit le meurtre drsquoautre part elle fait naicirctre en moi la tentation du meurtre Ces deux dimensions ne peuvent pas ecirctre seacutepareacutees car elles sont les deux versants de la contestation de mon pouvoir ma liberteacute nrsquoest pas deacutetruite mais mise face agrave lrsquointerdit qursquoelle peut transgresser tenteacutee Les exigences formelles du langage lrsquoexpliquent le langage maintient la seacuteparation des deux interlocuteurs Il faut donc en mecircme

temps que la parole ne deacutetruise pas ma liberteacute et qursquoelle preacutesente autrui sans lrsquoy soumettre Le langage conteste ma liberteacute sans lui ocircter la possibiliteacute de srsquoexercer il lrsquointerdit et la tente agrave la fois Le statut de

lrsquointerlocuteur est ainsi lieacute au sens eacutethique de son expression laquo Cet infini plus fort que le meurtre nous reacutesiste deacutejagrave dans son visage est son visage est lrsquoexpression originelle est le premier mot tu ne commettras pas de meurtre raquo (TI 217) Cet interdit est la vie de la parole en tant que parole et ne saurait en ecirctre seacutepareacute Il faut donc le distinguer de lrsquoimpeacuteratif cateacutegorique kantien188 Le visage ne me prescrit pas une regravegle universelle deacutefinissant la forme de toute moraliteacute mais un ordre singulier inseacuteparable de la concreacutetude de sa mort Il ne mrsquointerdit pas le meurtre en geacuteneacuteral en tant qursquoil serait incompatible en raison avec les principes moraux il mrsquoassigne agrave le secourir dans lrsquoeacutepreuve de sa mortaliteacute Dans le face-agrave-face eacutethique avec le visage je ne dispose drsquoaucune regravegle de geacuteneacuteralisation

drsquoaucune possibiliteacute drsquoeacutelever mon action au rang de maxime qui me fournirait une prescription morale valable universellement189

Le meurtre une fois compris comme la neacutegation absolue du visage par la mise au silence de sa

parole devient une notion probleacutematique Le meurtre est-il possible Puis-je en faisant usage de mon pouvoir atteindre autrui dans son absoluiteacute Il y a bien un paradoxe laquo tuer nrsquoest pas dominer mais aneacuteantir renoncer absolument agrave la compreacutehension Le meurtre exerce un pouvoir sur ce qui eacutechappe au pouvoir Encore pouvoir car le visage srsquoexprime dans le sensible mais deacutejagrave impuissance parce que le visage deacutechire le sensible raquo (TI 215) La saisie domine comprend et exerce son pouvoir sur ce qui srsquoy soumet Mais le meurtre ne domine pas le visage (il aneacuteantit ce qursquoil vise sans pouvoir se lrsquoapproprier) ne le comprend pas (le visage excegravede sa manifestation) et ne le soumet pas (la morte

187 M Blanchot Lrsquoentretien infini op cit p 86 Notons que Blanchot propose une reacutefeacuterence originale pour

illustrer cette alternative laquo Rappelons-nous une fois encore Orpheacutee et Eurydice Eurydice crsquoest lrsquoeacutetrangeteacute de lrsquoextrecircme lointain qursquoest autrui au moment du face agrave face et lorsque Orpheacutee se retourne cessant de parler pour voir son regard se reacutevegravele ecirctre la violence qui porte la mort lrsquoatteinte effroyable raquo (ibid) Sagesse juive drsquoun mythe grec Mais Blanchot srsquoarrecircte agrave cette alternative parole-meurtre srsquoenferme dans sa neacutegativiteacute rejetant lrsquolaquo ordre eacutethique raquo de la parole (ibid p 89) son sens positif comme responsabiliteacute

188 Cf C Chalier Pour une morale au-delagrave du savoir op cit ch II pp 33-51 189 Lrsquouniversalisation de lrsquointerdit du meurtre ne relegraveve plus dans la terminologie drsquoAutrement qursquoecirctre de

lrsquoeacutethique mais de la justice Elle doit prendre en compte le prochain mais aussi le tiers et toute lrsquohumaniteacute Qui passe en premier Le meurtre drsquoun homme ne peut-il pas se justifier au nom des autres Un tribunal doit-il jamais prononcer la peine de mort Voici des questions de justice

171

preacutesence du cadavre est sans visage) A la fois sensible et au-delagrave du sensible parole qui deacutechire sa forme plastique le visage est agrave porteacutee de mon pouvoir et hors drsquoatteinte Le face-agrave-face avec autrui se caracteacuterise donc par une apparente contradiction autrui rend le meurtre agrave la fois possible et

impossible Pour expliquer le paradoxe Levinas deacutecrit en quoi consiste la reacutesistance du visage Toute chose est destructible car il suffit pour la supprimer drsquoopposer une force plus grande agrave sa reacutesistance

physique Or si le visage eacutechappe au meurtre crsquoest qursquoil ne reacutesiste pas physiquement mais par la parole Autrui mrsquooppose un non laquo lrsquoimpreacutevisibiliteacute mecircme de sa reacuteaction raquo (TI 217) de son expression Ce nrsquoest donc pas ontologiquement mais eacutethiquement qursquoautrui reacutesiste au meurtre en opposant laquo la reacutesistance de ce qui nrsquoa pas de reacutesistance ndash la reacutesistance eacutethique raquo (ibid) agrave ma volonteacute meurtriegravere Le corps biologique drsquoautrui srsquooffre au coup assassin mais pas son visage Nous pouvons alors avancer en solution du paradoxe le meurtre est possible du point de vue de lrsquoecirctre impossible du point de vue de la parole Pourtant une difficulteacute demeure si le geste meurtrier manque le visage qursquoil cherche agrave tuer est-ce vraiment le visage que le meurtre vise Nrsquoa-t-on pas distingueacute en vain le meurtre de la saisie

Discours et meurtre ont en commun la possibiliteacute du contact avec lrsquoalteacuteriteacute du visage contrairement agrave la saisie pour qui la relation est impossible Levinas parle en ce sens de la tentation du

meurtre qui suppose un visage tentateur le visage drsquoautrui mrsquoouvre une nouvelle dimension du sens eacutethique dans le meurtre Mais discours et meurtre se distinguent agrave leur tour du fait que le meurtre manque le visage qursquoil tente ultimement de dominer lagrave ougrave le discours est accueil pacifique de la parole drsquoautrui Nous syntheacutetisons ces reacutesultats en un tableau

Parole du visage Relation effective avec le visage

Discours Oui Oui

Meurtre Oui Non

Saisie Non Non

Le discours naicirct du face-agrave-face ougrave jrsquoentends la parole du visage et ougrave srsquoaccomplit dans la

responsabiliteacute eacutethique la relation agrave lrsquoalteacuteriteacute La saisie ignore le visage de telle sorte que toute relation avec lrsquoAutre lui est barreacutee Le meurtrier quant agrave lui fait face au visage il a donc la possibiliteacute drsquoentrer

en relation avec lui par la parole mais il cegravede agrave la tentation du meurtre en une tentative de le saisir En un sens la tentation est aussi bien celle du meurtre que du discours ndash mais le discours ne fait suivre

aucune tentative et reste passif alors que le meurtre retombe dans la volonteacute de dominer Dans le discours je suis toujours tenteacute par le meurtre sans ceacuteder agrave la tentation Nous sommes donc en mesure de comprendre le paradoxe de la possibiliteacute et de lrsquoimpossibiliteacute du meurtre il srsquoinscrit dans le renoncement agrave la passiviteacute ou dans le reflux de lrsquoactiviteacute qui constitue le meurtre Tuer crsquoest avoir discouru car je ne peux tuer qursquoun visage mais crsquoest aussi renoncer agrave discourir plus avant et de ce fait manquer le visage dans le geste meurtrier Il faut avoir renonceacute agrave la parole que lrsquoon a entendue pour pouvoir tuer ainsi le meurtre manque sa cible du fait de ce renoncement Levinas eacuteclaire ce paradoxe en opposant lrsquoimpossibiliteacute eacutethique agrave la possibiliteacute ontologique de tuer Je peux ocircter la vie agrave

autrui mais pas aneacuteantir le sens de sa parole ni lrsquouniciteacute de son visage mon geste assassin ne parvient pas agrave le saisir Dans le langage de lrsquoeacutethique cela signifie que le meurtre nrsquoeacuteteint pas ma responsabiliteacute

car le visage mrsquoa eacuteveilleacute agrave une obligation qursquoaucun acte ndash mecircme celui qui cherche agrave nier cette charge mecircme ndash ne peut plus taire Dans cette perspective eacutethique le possible et lrsquoimpossible ne srsquoopposent plus comme des contraires Le meurtre est possible comme tentation impossible comme tentative Ce qursquoil importe de voir est que cette signification eacutethique fait toute la teneur du face-agrave-face Le discours

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est marqueacute neacutegativement par le meurtre sous la forme de son interdit Si le visage me dit laquo Tu ne tueras point raquo crsquoest dans le sens ougrave la parole est la tentation de mettre fin agrave la parole la tentation du meurtre qui reacuteussit agrave tuer autrui mais ne parvient pas agrave eacuteteindre la responsabiliteacute qursquoil mrsquoa commandeacutee

Par conseacutequent la signification du meurtre eacutechappe agrave lrsquoontologie ouvre le champ de lrsquoeacutethique

b) La mortaliteacute originaire A quoi lrsquoon pourrait objecter qursquoil semble neacutecessaire pour que le meurtre soit meurtre que le

criminel ait conscience de viser un visage Cette objection soulegraveve plusieurs difficulteacutes Elle eacutenonce drsquoabord que le meurtre suppose la repreacutesentation du meurtre Levinas se meacuteprendrait en pensant que le meurtre a une signification preacute-intentionnelle (eacutethique) En outre la thegravese de Levinas semble exclure les cas ougrave autrui est tueacute sans avoir eacuteteacute viseacute en tant que visage Ainsi par exemple les accidents homicides ne seraient pas des meurtres (mecircme involontaires) en tant que je ne peux pas avoir chercheacute agrave atteindre un visage par accident En un mot la conception que Levinas se fait du meurtre semble supposer une volonteacute meurtriegravere originelle qui invalide lrsquoanteacuterioriteacute absolue de lrsquoeacutethique Pourtant

lrsquoobjection manque son coup car elle confond la temporaliteacute empirique de lrsquoacte avec la temporaliteacute diachronique du meurtre au sens eacutethique Ce nrsquoest pas par rapport agrave une volonteacute meurtriegravere preacutealable

que le crime prend sens laquo expression qui tente et guide la violence du premier crime sa rectitude meurtriegravere est deacutejagrave singuliegraverement ajusteacutee dans sa viseacutee agrave lrsquoexposition ou agrave lrsquoexpression du visage Le premier meurtrier ignore peut-ecirctre le reacutesultat du coup qursquoil va porter mais sa viseacutee de violence lui fait trouver la ligne selon laquelle la mort affecte de droiture imparable le visage du prochain traceacutee comme trajectoire du coup asseneacute et de la flegraveche qui tue raquo (EN 156) Nous interpreacutetons ce passage difficile par la notion de diachronie drsquoun eacutecart entre deux temps irreacuteductibles Le meurtrier a beau avoir tueacute en ignorant la finaliteacute de son geste celui-ci le hante et lrsquoaccuse Or cette culpabiliteacute agrave laquelle le tueur ne peut eacutechapper ne deacutepend ni du sentiment de remords ni drsquoune rationalisation

morale ndash autrement dit elle ne deacutepend pas plus drsquoune conscience du meurtre qursquoelle ne suppose de volonteacute meurtriegravere pour ecirctre opeacuterante La signification eacutethique du meurtre reacuteside en ceci que malgreacute le

fait que je sois lrsquoauteur de lrsquoacte criminel crsquoest encore autrui qui donne sens agrave mon geste De lagrave la proximiteacute entre le meurtre et le discours dans les deux cas crsquoest autrui qui est la source du sens de

mon rapport agrave lui Contrairement au discours qui entend la parole du visage le meurtre cherche agrave la nier et agrave la saisir en lui confeacuterant un sens qui ne vient pas drsquoelle Et crsquoest lagrave son impossibiliteacute eacutethique conseacutequence de la diachronie du meurtre la signification de mon propre geste assassin est derriegravere moi imposeacutee par le visage que jrsquoai tueacute Autrui mrsquoa eacutechappeacute et continue de donner agrave mon geste un sens que je nrsquoai pas voulu Le temps du crime est irreacutecupeacuterable dans la synchronie de ma preacutesence Crsquoest donc que lrsquoeacutethique donne son sens au meurtre avant toute ontologie Mais alors le commandement de ne pas tuer nrsquoest-il pas un vain cri qursquoautrui dans sa nuditeacute nrsquoa pas la force de faire respecter Levinas le deacutement laquo lrsquoimpossibiliteacute de tuer nrsquoa pas une signification simplement neacutegative et formelle la

relation avec lrsquoinfini ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini en nous la conditionne positivement raquo (TI 218) Quel est donc le sens positif de la parole drsquoautrui que suppose lrsquointerdiction du meurtre

Le visage me preacutesente lrsquoalternative parole-meurtre La pheacutenomeacutenologie de sa parole deacutecrit cette

preacutesentation comme un appel dont le contenu est le sens de la mortaliteacute drsquoautrui et la forme lrsquoambigu

entrelacs de lrsquointerdit et de la tentation Cet appel mrsquoapprend le sens de la mortaliteacute du visage et me situe par rapport agrave elle Quel est donc ce sens qursquoautrui me reacutevegravele et comment autrui me situe-t-il par

rapport agrave sa mortaliteacute laquo Le rapport au Visage est agrave la fois le rapport agrave lrsquoabsolument faible ndash agrave ce qui est absolument exposeacute ce qui est nu et ce qui est deacutenueacute crsquoest le rapport avec le deacutenuement et par

173

conseacutequent avec ce qui est seul et peut subir le suprecircme esseulement qursquoon appelle la mort raquo (EN 114) Lrsquoanalyse formelle de la parole se fait eacutethique parler crsquoest srsquoexposer se mettre agrave nu se preacutesenter dans lrsquoabsolue uniciteacute drsquoune parole qui srsquoexprime la parole manifeste le visage comme

lrsquounique lrsquoinsubstituable mais aussi le seul lrsquoisoleacute qui ne rentre dans aucune totaliteacute cet isolement est faiblesse de celui qui srsquoexpose dans sa parole qui se preacutesente sans voiles donc sans deacutefenses

vulneacuterable face agrave la mort La mort est la possibiliteacute ultime drsquoautrui ouverte par la solitude et la nuditeacute de son expression Mais ajoute Levinas en me signifiant sa mort qursquoil mrsquointerdit et incite agrave la fois le visage me signifie laquo le fait que je ne peux laisser autrui mourir seul il y a comme un appel agrave moi raquo (ibid) Voici la modaliteacute positive de lrsquointerdit je suis appeleacute agrave ne pas laisser autrui mourir seul Comment Levinas passe-t-il de lrsquointerdit du meurtre agrave lrsquoappel agrave ma responsabiliteacute Pourquoi la mort drsquoautrui est-elle mon affaire laquo Dans le discours je mrsquoexpose agrave lrsquointerrogation drsquoAutrui et cette urgence de la reacuteponse ndash pointe aigueuml du preacutesent ndash mrsquoengendre pour la responsabiliteacute comme responsable je me trouve rameneacute agrave ma reacutealiteacute derniegravere raquo (TI 194) La parole drsquoautrui me fait entrer dans le discours ougrave srsquoalternent les questions et les reacuteponses elle mrsquoenjoint de parler agrave mon tour Cette invitation agrave la parole se fonde sur lrsquoappel eacutethique ma parole ma reacuteponse agrave lrsquoappel drsquoautrui est deacutejagrave le

premier secours agrave son isolement de mortel Parler ecirctre deux en face-agrave-face crsquoest rompre lrsquoisolement face agrave la mort

Le premier enseignement du visage est ma responsabiliteacute devant sa mortaliteacute Que deacutesigne alors la

laquo mortaliteacute raquo du visage Il srsquoagit de penser la mort autrement que ne lrsquoont fait les philosophes jusqursquoagrave preacutesent non plus agrave partir du sujet confronteacute agrave sa mort ineacuteluctable dans la deacutefection de ses pouvoirs mais agrave partir du visage qui me signifie la prioriteacute de sa mort sur la mienne190 La mortaliteacute du visage nrsquoest pas seulement un fait reacuteveacuteleacute par sa parole mais une qualiteacute constitutive de sa parole mecircme Si le meurtre diffegravere de la destruction du fait qursquoil vise un ecirctre qui parle la mort qursquoil cherche agrave donner doit signifier la mise au silence de la parole Tuer le visage crsquoest deacutetruire le secours qursquoil porte agrave son

discours et interrompre sa signifiance Les œuvres ulteacuterieures agrave Totaliteacute et infini insisteront sur la temporaliteacute de la parole drsquoautrui qui laquo abandon de soi vieillissement mourir raquo (AE 141) est la faccedilon

dont le visage tranche sur le pheacutenomegravene Le parler drsquoautrui est son mourir mecircme Il y a donc une eacutequivalence originaire entre le fait de parler et le fait drsquoecirctre mortel Si autrui nrsquoeacutetait pas mortel il ne

parlerait pas La penseacutee levinassienne du langage nrsquoautorise pas lrsquoextension de lrsquoideacutee de langage agrave des ecirctres qui ne seraient pas mortels ndash ou du moins elle reacutevegravele la mortaliteacute inheacuterente agrave tout ecirctre doueacute de parole fucirct-il dieu immortel Crsquoest pourquoi la parole de Dieu passe par la bouche drsquoautrui laquo dans son Visage jrsquoentends la Parole de Dieu raquo (EN 120) Or lrsquoentente de cette parole srsquoeffectue selon un mode positif lrsquoappel qursquoautrui mrsquoadresse agrave la responsabiliteacute Qursquoest-ce que la responsabiliteacute

190 Il faut remarquer une certaine ambivalence de Totaliteacute et infini agrave lrsquoeacutegard de la question de la mort qui est

bien plus deacutecrite agrave partir du problegraveme deacuteriveacute de ma peur de la violence que du problegraveme originaire de ma responsabiliteacute pour le visage La partie III-C de lrsquoouvrage deacutefinit la violence (qui suppose un ecirctre agrave la fois saisissable et insaisissable cf TI 246) et la mortaliteacute (qui est le fait drsquoune laquo liberteacute finie raquo finie car offerte agrave la violence et agrave la mort mais encore libre dans lrsquoajournement de la mort cf TI 247) Ces descriptions ne qualifient pourtant que le moi dans sa peur de la violence mortelle sont-elles valables pour le visage Cela est douteux puisqursquoelles ne traitent pas de la mortaliteacute du visage qursquoelles preacutesentent au contraire comme possible meurtrier De lrsquoeacutethique agrave la liberteacute finie crsquoest lrsquoimpreacutevisibiliteacute du visage qui demeure le seul trait constant R Calin montre en effet que laquo lrsquoautre qui reacutesiste au meurtre et lrsquoautre comme meurtrier potentiel ce nrsquoest certes pas la mecircme chose mais crsquoest en vertu du mecircme trait pheacutenomeacutenologique lrsquoimpreacutevisibiliteacute que le visage peut ecirctre agrave la fois lrsquoun et lrsquoautre raquo (R Calin Levinas et lrsquoexception du soi op cit p 203n)

174

c) La responsabiliteacute infinie Lrsquoeacutethique levinassienne repose sur la responsabiliteacute qui est le maicirctre mot de la pheacutenomeacutenologie

du visage Le visage parle et la parole qursquoil mrsquoadresse est un commandement eacutethique laquo le visage du prochain me signifie une responsabiliteacute irreacutecusable raquo (AE 141) un ordre imposant son autoriteacute

absolument Que le visage soit agrave la fois celui dont je suis responsable (le faible auquel je dois porter secours) et celui qui me commande cette responsabiliteacute (lrsquoautoriteacute qui me parle de la hauteur drsquoune transcendance) est un fait constitutif de lrsquoeacutethique Le caractegravere exceptionnel de cette obligation est patent dans ses multiples ruptures avec lrsquointentionnaliteacute En vertu de lrsquoasymeacutetrie du face-agrave-face la responsabiliteacute est agrave sens unique autrui mrsquooblige depuis la hauteur que la relation eacutethique lui confegravere sans que je puisse faire valoir une quelconque responsabiliteacute qursquoil aurait en retour vis-agrave-vis de moi191 Aussi cette impossibiliteacute de la reacuteciprociteacute est-elle instauratrice drsquoune diffeacuterence irreacuteductible entre autrui et moi la reacutepartition des rocircles dans lrsquointrigue eacutethique est irreacuteversible Cette asymeacutetrie deacutetruit par conseacutequent toute possibiliteacute de limitation de ma responsabiliteacute Si je ne dispose drsquoaucun droit mon devoir est sans limite ma responsabiliteacute infinie Je suis toujours plus responsable drsquoautrui et rien ne

peut mrsquoaffranchir de cette dette Si je pouvais donner une limite agrave ma responsabiliteacute un point au-delagrave duquel je ne serais plus responsable (par exemple tout ce qui est au-delagrave de mes pouvoirs) alors

jrsquoabolirais lrsquoasymeacutetrie de la relation avec autrui en opposant un refus agrave son appel en reacutesistant au visage de cette maniegravere je le perdrais comme visage et la relation serait deacutetruite Au sein de cette relation la limitation de ma responsabiliteacute est donc impossible En quel sens la responsabiliteacute pour autrui est-elle infinie Comment structure-t-elle le face-agrave-face avec autrui La responsabiliteacute reprend la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (TI 274)

Lrsquoinfini de la responsabiliteacute ne traduit pas son immensiteacute actuelle mais un accroissement de la

responsabiliteacute au fur et agrave mesure qursquoelle srsquoassume les devoirs srsquoeacutelargissent au fur et agrave mesure qursquoils srsquoaccomplissent Mieux jrsquoaccomplis mon devoir moins jrsquoai de droits plus je suis juste et plus je suis coupable

Il nrsquoy a pas de satisfaction possible de la responsabiliteacute Plus je reacuteponds agrave mon obligation plus je

me trouve obligeacute Loin de pouvoir acquitter ma dette je ne peux que la deacutemultiplier malgreacute moi La responsabiliteacute est donc infinie au sens ougrave elle renvoie agrave une infiniteacute drsquoautres responsabiliteacutes qui font

enfler la premiegravere Elle est bien un Deacutesir de lrsquoindeacutesirable autrui est indeacutesirable parce que sa reacuteponse agrave mon Deacutesir ndash ou ma reacuteponse agrave son appel ndash ne fait que creuser le deacuterangement du Deacutesir augmenter la

faim Etre responsable crsquoest ne pas pouvoir assumer la responsabiliteacute et ne pas pouvoir se reposer fier du devoir accompli apregraves une bonne action Aussi est-il impossible de comptabiliser ma responsabiliteacute de la deacutenombrer sous la forme drsquoun cahier des charges eacutenumeacuterant les actions agrave suivre Le sujet responsable est eacutecraseacute sous le poids drsquoune charge qui excegravede sa maicirctrise Cette structure unique drsquoaccroissement incessant de lrsquoobligation est donc bien celle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Elle remplit les critegraveres auxquels nous avons confronteacute le Deacutesir eacuterotique (cf ch 3) (1) la responsabiliteacute est une relation agrave lrsquoAutre en tant qursquoautre (2) qui possegravede la dynamique (deacute-)structurante du Deacutesir (3) elle nrsquoadmet aucune satisfaction et deacutejoue le plaisir en reacutepondant agrave mon Deacutesir par une charge indeacutesireacutee

(4) elle nrsquoa pas de terme mais srsquoaccroicirct infiniment ouvrant sans fin agrave drsquoautres responsabiliteacutes De fait

191J-L Chreacutetien a montreacute qursquoil eacutetait eacutethiquement contradictoire drsquoexiger drsquoautrui la responsabiliteacute car cela

reviendrait agrave lui dire laquo tu as envers moi par le seul fait que tu existes une dette que jamais quand bien mecircme tu ferais tout ce que tu dois tu ne pourras acquitter et tout ce que tu accompliras ne pourra que trsquoendetter davantage tu me devras toujours plus agrave jamais raquo (laquo La dette et lrsquoeacutelection raquo art cit p 267) Levinas rejette cette possibiliteacute laquo dire qursquoAutrui doit se sacrifier aux autres ce serait precirccher le sacrifice humain raquo (AE 201)

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la responsabiliteacute est agrave lrsquoeacutethique ce que la volupteacute est agrave lrsquoeacuteros la maniegravere qursquoa autrui drsquoentrer en relation avec moi sans que la relation deacutetruise son alteacuteriteacute

A chaque fois qursquoil est question en eacutethique du rapport agrave autrui cette structure drsquoaccroissement sans fin de la responsabiliteacute conduit la description Or les nombreuses occurrences de la responsabiliteacute

disseacutemineacutees dans lrsquoœuvre de Levinas offrent une grande variation de descriptions de cette structure qui mettent en avant des paradoxes propres agrave lrsquoeacutethique

1 Le premier paradoxe reacuteside dans lrsquoaugmentation infinie de la responsabiliteacute agrave mesure que jrsquoy reacuteponds Levinas srsquoexprime avec ambiguiumlteacute lorsqursquoil deacutecrit cet accroissement soit il eacutevoque un gonflement de la responsabiliteacute mecircme agrave laquelle je reacuteponds (comme dans la citation que nous venons de commenter) soit il parle du surgissement de nouvelles responsabiliteacutes qui viennent srsquoajouter agrave la premiegravere (laquo au fur et agrave mesure que les responsabiliteacutes sont prises elles se multiplient raquo AE 26) Lrsquoeacutequivoque de lrsquoexpression srsquoillustre par le fait qursquoil nrsquoy a pas de diffeacuterence entre lrsquoeacutelargissement drsquoune premiegravere responsabiliteacute et lrsquoeacutemergence de nouvelles responsabiliteacutes La responsabiliteacute est un indeacutenombrable dont lrsquoinfinition consiste agrave accroicirctre ma charge malgreacute ma tentative de la diminuer en

y reacutepondant Il nrsquoest pas possible de distinguer entre plusieurs types drsquoobligations car aucun critegravere de discrimination typologique ne srsquoapplique lrsquoeacutethique a un seul contenu ou objet (lrsquoexposition drsquoautrui

face agrave la mort) une seule modaliteacute (mon sacrifice exigeacute sans reacuteserve) un seul sens (elle est ma responsabiliteacute pour autrui sans reacuteciproque) La multiplication de responsabiliteacutes nouvelles deacutesigne donc la mecircme chose que lrsquoaccroissement de la premiegravere responsabiliteacute le statut drsquoinfinition de lrsquoobligation lrsquoimpossibiliteacute de lui assigner une limite Qualiteacute et quantiteacute sont des cateacutegories qui nrsquoont plus cours en eacutethique

2 Cette structure peut se dire en un deuxiegraveme paradoxe opposant la justice de ma reacuteponse agrave la deacutemesure de ma dette laquo mieux jrsquoaccomplis mon devoir moins jrsquoai de droits plus je suis juste et plus je suis coupable raquo (TI 274) Si laquo la dette srsquoaccroicirct dans la mesure ougrave elle srsquoacquitte raquo (AE 27) crsquoest

que cette dette ne srsquoinscrit pas dans un systegraveme moral de valeurs qui reacutecompense lrsquohomme juste et punit lrsquoinjuste Lrsquoeacutethique preacutecegravede la valorisation sociale des conduites morales (eacutevaluation de la

personne en fonction de critegraveres admis par la socieacuteteacute) le contrat social (respect des regravegles en vertu drsquoun accord implicite entre ecirctres rationnels) ou lrsquoengagement (choix libre et souverain de faire le bien)

Par conseacutequent lrsquoeacutethique abolit la diffeacuterence entre la contraction de la dette et son acquittement crsquoest en mrsquoacquittant que je mrsquoendette Etre responsable crsquoest faire face agrave cette responsabiliteacute et admettre mon incapaciteacute agrave y reacutepondre (puisque je ne peux deacutelivrer autrui de sa mortaliteacute) ndash crsquoest mrsquoaccuser de cette incapaciteacute et de lrsquoinsuffisance de ma reacuteponse Lrsquoeacutethique ne connaicirct pas drsquohomme juste elle ne distribue pas les meacuterites mais elle deacutemultiplie le blacircme Il faut donc la distinguer de la justice agrave partir de ce paradoxe contrairement agrave la justice qui vante le meacuterite de celui qui fait le bien lrsquoeacutethique consacre la figure du saint qui ne se satisfait pas de ses bonnes actions en vertu de laquo lrsquoaugmentation de la culpabiliteacute avec lrsquoaugmentation de la sainteteacute raquo (DQVI 120) Le saint ne se sait pas juste ndash il est

lrsquohomme qui se sait injuste et voit lrsquoinjustice dans tous ses gestes mecircme les plus justes Justice et injustice sont des cateacutegories qui nrsquoont plus cours en eacutethique

3 Ces paradoxes se prolongent en une meacutetaphore spatiale laquo plus jrsquoapproche du prochain dont jrsquoai la charge et plus je suis loin raquo (AE 149) Cette image est paradoxale en tant qursquoelle allie deux directions contradictoires en un seul mouvement En un sens ma responsabiliteacute me rapproche drsquoautrui

puisqursquoelle est la seule relation sans meacutediation avec lui ndash un face-agrave-face de pure droiture ougrave srsquoexprime la nuditeacute drsquoautrui Crsquoest pourquoi le face-agrave-face doit se dire en termes de proximiteacute et autrui est mon

prochain Mais en mecircme temps il est impossible de se rapprocher du prochain car un tel rapprochement signifierait lrsquoamoindrissement de la dette En ne faisant qursquoaccroicirctre ma culpabiliteacute

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lrsquoeacutethique mrsquoeacuteloigne du prochain actant lrsquolaquo eacuteloignement du but au fur et agrave mesure que lrsquoon srsquoen approche raquo (TI 103) ou lrsquolaquo accroissement de la distance au fur et agrave mesure de mon approche raquo (DQVI 120) La responsabiliteacute fait qursquoautrui est pour moi de plus en plus eacutetranger srsquoeacuteloignant de toute forme

de familiariteacute Degraves lors la meacutetaphore spatiale est double la distance la plus courte entre deux points (moi autrui) agrave savoir la ligne droite est aussi la plus longue une distance infranchissable

4 La structure formelle de la responsabiliteacute se dit eacutegalement en un autre paradoxe relatif au moi laquo le moi que dans la jouissance nous avons vu surgir comme ecirctre seacutepareacute ayant agrave part en soi le centre autour duquel son existence gravite se confirme dans sa singulariteacute en se vidant de cette gravitation qui nrsquoen finit pas de se vider et qui se confirme preacuteciseacutement dans cet incessant effort de se vider raquo (TI 274) Le sujet responsable se vide de soi-mecircme agrave mesure qursquoil reacutepond agrave lrsquoappel du visage laquo Moi responsable je ne finis pas de me vider de moi-mecircme raquo (DQVI 120) puisque la multiplication infinie des responsabiliteacutes envers autrui ne fait que mrsquoaccuser davantage et mrsquointerdit le repos Autrui passe avant moi et plus il me sollicite plus il me fait otage de mon obligation laquo Plus je reviens agrave Moi plus je me deacutepouille ndash sous lrsquoeffet du traumatisme de la perseacutecution ndash de ma liberteacute de sujet constitueacute volontaire impeacuterialiste ndash plus je me deacutecouvre responsable raquo (AE 177-178) Le moi se deacutefait de son

identiteacute souveraine et autonome dans la responsabiliteacute qui va jusqursquoagrave la perseacutecution Cette troisiegraveme formulation de la mecircme structure porte donc lrsquoaccent sur celui qui subit passivement la responsabiliteacute

anteacuterieurement agrave tout choix et qui se voit videacute de sa liberteacute Plus je suis juste plus je me vide de moi-mecircme La meacutetaphore de la gravitation montre que je ne suis plus au centre du jeu de forces qui organise le sens le visage me deacutepouille de cette situation privileacutegieacutee et mrsquoimpose une responsabiliteacute qui ne laisse plus de place pour ma liberteacute

Lrsquoaccomplissement eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une responsabiliteacute toujours plus responsable

de ce dont elle est responsable Suivant cette logique hyperbolique il est impossible de marquer le moindre arrecirct et de faire retour sur soi Le sujet responsable est pris dans le cercle drsquoune passiviteacute

absolue La responsabiliteacute est un laquo passif qui srsquoaccroicirct raquo (AE 149) malgreacute le sujet qui est pris dans ce mouvement A une structure si emphatique ne peut correspondre qursquoune intrigue elle-mecircme

emphatique lrsquoeacutethique que la responsabiliteacute signifie ne peut ecirctre deacutecrite par les cateacutegories communes de la qualiteacute et de la quantiteacute de la justice ou de la liberteacute Elle exige un passage agrave la limite qui excegravede

la morale commune Une citation de Dostoiumlevski que Levinas cite souvent exprime cette excession laquo nous sommes tous responsables de tout et de tous devant tous et moi plus que tous les autres192 raquo (EI 98) Certes la responsabiliteacute est une regravegle universelle qui vaut pour tout homme mais elle est drsquoabord lrsquoobligation drsquoun moi singulier qui lrsquoassume pour lui seul comme srsquoil eacutetait seul responsable de lrsquohumaniteacute entiegravere Or en allant jusqursquoagrave laquo ne plus trouver de limite ni de mesure agrave une telle responsabiliteacute raquo (AE 80) Levinas deacutetruit a priori toute possibiliteacute de reacutepondre adeacutequatement agrave lrsquoordre donneacute et drsquoecirctre deacutelivreacute de la charge eacutethique jetant le sujet dans une intrigue perseacutecutrice Car si la responsabiliteacute pour autrui est infinie au point drsquoeacutetendre son exigence au-delagrave de ce dont le sujet est

capable elle prend la forme de lrsquoarbitraire et de lrsquoinjustice Il semble alors que les conseacutequences radicales de lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute retournent lrsquoinjustice dont le moi est coupable du seul fait drsquoavoir une place au soleil en une injustice subie par lui en raison de ce mecircme fait De victime le visage se fait perseacutecuteur Ainsi nrsquoest-il pas aporeacutetique de penser une responsabiliteacute infinie La coheacuterence de la penseacutee de la responsabiliteacute la conduit-elle neacutecessairement agrave la substitution

192 Cf Fiodor Dostoiumlevski Les fregraveres Karamazov Paris Gallimard coll laquo Pleacuteiade raquo 1952 p 310

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sect26 Infini et substitution Lrsquoinfiniteacute signifieacutee par le visage est la deacutemesure du commandement eacutethique qursquoil mrsquoadresse Si

lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini a pour Levinas un sens originairement eacutethique crsquoest qursquoelle exprime cette responsabiliteacute qui investit lrsquoecirctre seacutepareacute avant tout choix et le voue agrave un sens immeacutemorial La

thegravese de lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute doit cependant ecirctre preacuteciseacutee est-elle univoque comment faut-il penser la responsabiliteacute pour qursquoelle soit infinie

a) Lrsquoaccueil

La parole drsquoautrui exige de moi une infinie responsabiliteacute Si ma responsabiliteacute eacutetait finie sa

limitation laisserait place agrave une relation de pouvoir qui nierait lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui Or dire de lrsquoeacutethique qursquoelle mrsquooblige infiniment ne revient pas agrave appliquer agrave un domaine restreint lrsquoeacutethique ou la morale une ideacutee drsquoinfini construite par la logique Crsquoest au contraire la responsabiliteacute qui donne agrave la logique lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui fait eacuteclater la totaliteacute Le paragraphe I-C-1 de Totaliteacute et infini avance ainsi que

laquo lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee de lrsquoinfini diffegraverent preacuteciseacutement par cela la premiegravere est purement theacuteoreacutetique lrsquoautre est morale raquo (TI 82) Qursquoest-ce agrave dire La parole suspend mes pouvoirs en les

mettant en question faire face au visage crsquoest donc se mesurer agrave une exteacuterioriteacute qui me reacutevegravele mon imperfection ou ma finitude laquo se mesurer agrave lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire le deacutesirer Il faut avoir lrsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquoideacutee du parfait comme dirait Descartes pour connaicirctre sa propre imperfection Lrsquoideacutee du parfait nrsquoest pas ideacutee mais deacutesir Crsquoest lrsquoaccueil drsquoAutrui le commencement de la conscience morale qui met en question ma liberteacute Cette faccedilon de se mesurer agrave la perfection de lrsquoinfini nrsquoest donc pas une consideacuteration theacuteoreacutetique Elle srsquoaccomplit comme honte ougrave la liberteacute se deacutecouvre meurtriegravere dans son exercice mecircme raquo (ibid) Le sens eacutethique de la notion drsquoinfini est cette mise en question par un ecirctre qui mrsquoest exteacuterieur de ma liberteacute en tant qursquoelle est responsable de la mort de cet ecirctre193 Lrsquoinfini me vient

agrave lrsquoideacutee sous la figure de lrsquoaccueil drsquoautrui de son appel agrave une responsabiliteacute infinie Devant la responsabiliteacute infinie ma propre finitude mrsquoest reacuteveacuteleacutee le visage mrsquooblige agrave me mesurer devant

lrsquoideacuteal moral que sa parole me preacutesente Mais la relation agrave lrsquoinfini ne devait-elle pas maintenir la seacuteparation Comment puis-je demeurer seacutepareacute si autrui mrsquoaccable drsquoune dette indeacuteleacutebile

Cette difficulteacute concerne le statut de lrsquoaccueil lrsquoinfini me soumet-il passivement agrave lui ou me

permet-il de conserver un quant-agrave-soi Suis-je absolument passif en accueillant le visage laquo Accueil drsquoautrui ndash le terme exprime une simultaneacuteiteacute drsquoactiviteacute et de passiviteacute ndash qui place la relation avec lrsquoautre en dehors des dichotomies valables pour les choses de lrsquoa priori et de lrsquoa posteriori de lrsquoactiviteacute et de la passiviteacute raquo (TI 89) La proposition est embarrasseacutee lrsquoeacutethique relegraveve-t-elle simultaneacutement de lrsquoactiviteacute et de la passiviteacute ou est-elle en dehors de cette dichotomie La citation peut vouloir dire soit que la distinction activiteacutepassiviteacute ne srsquoapplique plus en eacutethique et qursquoelle doit

ecirctre abandonneacutee soit qursquoen eacutethique ces deux cateacutegories srsquoappliquent agrave la fois (ce qui signifierait que pour chaque description eacutethique il faudrait retrouver et la passiviteacute et lrsquoactiviteacute du sujet) Pour lever lrsquoambiguiumlteacute nous devons nous tourner vers les descriptions eacutethiques de lrsquoouvrage Pourtant lrsquoeacutetude du langage ne nous permet pas de trancher Autrui comme maicirctre fait retentir la premiegravere parole qui me fait entrer dans le langage (dimension de passiviteacute) mais en mecircme temps je peux le questionner et

dans lrsquoalternance des questions et des reacuteponses le visage porte secours au sens qursquoil me preacutesente lrsquoalternance est bien une simultaneacuteiteacute drsquoactiviteacute et de passiviteacute Neacuteanmoins on ne saurait conclure trop

193 Sur le statut eacutethique et ontologique de la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini voir ch 8

178

vite en faveur de la thegravese de la simultaneacuteiteacute la parole drsquoautrui met en question mon pouvoir et mon pouvoir de pouvoir mecircme si je questionne le maicirctre dans lrsquoenseignement mon questionnement nrsquoest plus de lrsquoordre du pouvoir Or qursquoest-ce qursquoune activiteacute sans pouvoir et sans liberteacute On retrouve

lrsquoembarras de notre citation je suis appeleacute agrave ecirctre actif dans lrsquointerlocution mais cette activiteacute est au-delagrave de tout pouvoir Tout se passe comme si la distinction activiteacutepassiviteacute eacutetait agrave la fois requise et

inutilisable pour deacutecrire lrsquoenseignement Une heacutesitation similaire resurgit au paragraphe III-C-4 dans le cadre drsquoune description de la

patience et de la crainte de la mort Levinas y deacutecrit dans la continuiteacute de ses analyses de 1947 la souffrance comme passiviteacute absolue Souffrir crsquoest ecirctre irreacutemeacutediablement acculeacute agrave lrsquoecirctre sans possibiliteacute de recul Le moi qui souffre est passif sans maicirctrise possible sur sa propre souffrance au point que Levinas deacutecrit celle-ci comme laquo virement de moi en chose raquo (TI 266) Nous retrouvons la souffrance deacutesindividuante qui en 1947 devait ecirctre deacutepasseacutee par la relation agrave autrui qui eacutetait maintenu eacutetranger agrave cette souffrance Crsquoest lagrave qursquoapparaicirct une discontinuiteacute en 1961 Levinas fait surgir une dimension nouvelle de la souffrance en la deacutecrivant agrave partir de la patience et de la temporaliteacute

qursquoouvre la relation eacutethique La nouveauteacute consiste agrave dire qursquoautrui peut ecirctre celui par qui je souffre dans la patience qui naicirct de lrsquoimpreacutevisibiliteacute drsquoautrui par qui ma mort peut survenir jrsquoendure le temps

agrave la fois au preacutesent (je souffre de lrsquoattente de la mort violente) et agrave lrsquoavenir (cette mort nrsquoest pas encore survenue je la redoute) La patience est prise dans cette temporaliteacute paradoxale laquo cette passiviteacute ultime qui se mue deacutesespeacutereacutement en acte et en espoir ndash est la patience ndash la passiviteacute du subir et cependant la maicirctrise mecircme raquo (ibid) En effet si lrsquoexposition agrave la souffrance constitue le premier moment de la souffrance celle-ci laquo demeure ambigueuml raquo (ibid) car le moi qui souffre garde une distance avec sa propre souffrance La patience est donc le pheacutenomegravene paradoxal ougrave le libre signifie le non-libre et le non-libre le libre Autrui qui me violente en tant que impreacutevisible il me fait craindre ma propre mort ne mrsquoa pas encore frappeacute riveacute agrave ma crainte je ne suis pas libre mais ayant lrsquoespoir

drsquoeacutechapper agrave cette violence je puis agir La patience est tendue entre la souffrance preacutesente et la souffrance agrave venir Ainsi dans ce retournement de la passiviteacute en maicirctrise la passiviteacute nrsquoest-elle pas

absolue ndash ou plutocirct la passiviteacute absolue a pour correacutelat lrsquoactiviteacute absolue la liberteacute dont la souffrance est comme pour la volonteacute lrsquoeacutepreuve suprecircme E Housset a donc raison de dire que la patience

laquo preacuteserve une capaciteacute drsquoeacutechappement dans la conscience raquo194 Du fait de cette capaciteacute de reacuteserve la patience reacuteintroduit lrsquoactiviteacute dans la passiviteacute de la souffrance Si Totaliteacute et infini pense la dimension sociale de la souffrance crsquoest sous la figure de la patience qui nrsquoest pas une passiviteacute absolue Drsquoautant que Levinas exclut la souffrance et la violence de la responsabiliteacute pour le visage laquo la reacutesistance de lrsquoAutre ne me fait pas violence raquo (TI 215) en tant qursquoautrui ne mrsquointerdit pas le meurtre par une reacutesistance reacuteelle mais eacutethique

Par conseacutequent lrsquoaccueil de lrsquoinfini est lui aussi marqueacute par la confusion de lrsquoactiviteacute et de la

passiviteacute195 Dans lrsquoeacutethique de 1961 lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est une relation avec lrsquoexteacuterioriteacute qui

194 E Housset laquo Patience et eacutenigme selon Emmanuel Levinas raquo in Emmanuel Levinas fenomenologia

etica socialitagrave sous la direction de S Galanti Grollo Discipline Filosofiche (XXIV I) Macerata Quodlibet 2014 p 61

195 La confusion de la passiviteacute et de lrsquoactiviteacute renvoie agrave une autre formule selon laquelle laquo lrsquoessentiel de lrsquoeacutethique est dans son intention transcendante raquo (TI 15) Cette expression est difficile drsquointerpreacutetation soit elle met lrsquoaccent sur lrsquointention auquel cas la transcendance agrave laquelle elle megravene est une fausse exteacuterioriteacute soit lrsquoaccent porte sur la transcendance auquel cas ce nrsquoest plus agrave proprement parler une intention qui la vise Deux interpreacutetations sont alors possibles On peut lever la difficulteacute en consideacuterant que lrsquointention nrsquointervient ici qursquoen un sens meacutetaphorique reacutesidu drsquoun langage ontologique que lrsquoeacutethique doit deacutepasser Pourtant une autre

179

est laquo reacuteceptiviteacute sans passiviteacute raquo car elle ne violente pas lrsquointeacuterioriteacute (TI 233) La responsabiliteacute nrsquoest donc pas une passiviteacute absolue dans Totaliteacute et infini car Levinas veut la distinguer de la souffrance Concluons que Totaliteacute et infini pense une eacutethique de lrsquoaccueil ou de la reacuteceptiviteacute drsquoautrui qui heacutesite

entre le deacutepassement et la confusion volontaire de lrsquoactiviteacute et de la passiviteacute aboutissant agrave lrsquoideacutee drsquoune reacuteceptiviteacute sans passiviteacute qui semble attester un deacutefaut de pheacutenomeacutenologie Levinas est en effet

confronteacute agrave deux problegravemes deacutecrire une relation agrave lrsquoexteacuterioriteacute qui ne commence pas dans lrsquointeacuterioriteacute et dissocier cette relation de la passiviteacute de la souffrance Il a donc recours agrave lrsquoideacutee de reacuteceptiviteacute qui tente drsquoallier la prioriteacute de lrsquoinfini sur le fini avec la non-violence du langage Pourtant autrui met en question ma tranquille jouissance du monde mrsquoassigne agrave une responsabiliteacute entre dans mon monde et me force agrave lrsquoaccueillir sans que je lrsquoaie voulu cela peut-il se faire sans violence Nrsquoy a-t-il pas dans lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute une passiviteacute une souffrance que lrsquoon ne saurait eacutecarter Autrement qursquoecirctre tranchera le problegraveme en rompant avec le parti-pris de Totaliteacute et infini lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute signifiant en 1974 son identification agrave la souffrance dans leur passiviteacute absolue

b) La substitution

Lrsquointroduction de la substitution dans lrsquoeacutethique complexifie consideacuterablement la responsabiliteacute

La substitution deacutesignant la responsabiliteacute pour la responsabiliteacute de lrsquoautre cette eacutethique nouvelle pense deacutesormais lrsquoobligation sous trois modes je suis responsable (1) drsquoautrui (2) de sa mort et (3) de sa responsabiliteacute Cette tripliciteacute ne scinde pas le concept de responsabiliteacute elle eacutenonce de trois maniegraveres solidaires une mecircme intrigue (1) La responsabiliteacute pour autrui est la forme geacuteneacuterale de lrsquoinjonction eacutethique contrairement aux deux autres formules elle ne preacutecise pas en quoi consiste lrsquoobligation mais agrave qui elle est obligeacutee Cela fait drsquoelle lrsquoeacutenonceacute premier qui deacutetermine le sens des deux suivants Je suis responsable drsquoautrui en tant qursquoautrui et non pas seulement en tant que sa mort me paraicirct proche (dans la misegravere ou la maladie) ou que je prends sur moi les conseacutequences de son

action responsable pour rien pour nulle autre raison que pour autrui et sans que cela soit une raison Lrsquoeacutethique a la pure gratuiteacute du Deacutesir qui va agrave lrsquoAutre sans savoir ni comment ni pourquoi (2) Je suis

cependant responsable en un sens qui nrsquoest pas purement formel et la concreacutetude de mon devoir crsquoest la mort drsquoautrui (3) Or fait nouveau Autrement qursquoecirctre eacutetend ma responsabiliteacute agrave la responsabiliteacute de

lrsquoautre Quelle est la nature de cette extension Il ne peut srsquoagir simplement de rendre explicite ce qui en 1961 eacutetait resteacute implicite ni drsquoapporter des preacutecisions secondaires agrave une structure inchangeacutee La continuiteacute des eacutethiques de 1961 agrave 1974 vaut quant agrave la structure de la responsabiliteacute mais la

formule tombe sous la mecircme ambiguiumlteacute lrsquoeacutethique est une optique Elle signifie lrsquoabolition de la distinction entre theacuteorie et pratique au niveau de lrsquoeacutethique lrsquoeacutethique nrsquoeacutetablit pas une theacuteorie morale attendant son application dans des circonstances concregravetes Elle est une optique car avec elle theacuteorie et pratique sont des laquo modes de la transcendance meacutetaphysique raquo (ibid) la viseacutee eacutethique de lrsquoinfini est par elle-mecircme deacutejagrave lrsquoaccomplissement de cette viseacutee Il nrsquoest pas possible de dissocier deux moments dans lrsquoeacutethique ndash lrsquointention eacutethique ne faisant qursquoun avec la relation eacutethique Invalidant la dichotomie entre theacuteorie et pratique la meacutetaphore optique eacutenonce la droiture absolue de la relation agrave autrui Lrsquoexpeacuterience morale consomme la vision eschatologique (cf TI 8) au sens ougrave elle est la relation la plus droite avec lrsquoalteacuteriteacute Pourtant une question demeure agrave qui faut-il attribuer cette intention transcendante de lrsquooptique eacutethique Les reacuteponses de Levinas sont confuses Drsquoun cocircteacute lrsquooptique eacutethique renvoie au regard du sujet faisant face au visage laquo le regard moral mesure dans le visage lrsquoinfini infranchissable ougrave srsquoaventure et sombre lrsquointention meurtriegravere Crsquoest pourquoi preacuteciseacutement il nous conduit ailleurs que toute expeacuterience et que tout regard Lrsquoinfini nrsquoest donneacute qursquoau regard moral il nrsquoest pas connu il est en socieacuteteacute avec nous raquo (DL 26) Ainsi laquo lrsquoeacutethique est lrsquooptique spirituelle raquo car crsquoest dans la responsabiliteacute pour autrui que devient possible une laquo vision raquo de Dieu (TI 76-77) Drsquoun autre cocircteacute le regard que je tourne vers Dieu gracircce au visage est un Deacutesir dont je ne suis pas lrsquoauteur mais qui me vient de Dieu Lrsquooptique spirituelle commence dans le visage dont le laquo regard mrsquoappelle agrave la responsabiliteacute raquo (TI 229) Lrsquointention ou lrsquooptique eacutethique confondent elles aussi passiviteacute et activiteacute

180

substitution introduit une radicalisation opegravere un passage agrave la limite qui excegravede la porteacutee de lrsquoeacutethique de Totaliteacute et infini

Autrement qursquoecirctre a germeacute de son chapitre IV sur la substitution (cf AE 156n1) Dans cet ouvrage lrsquoeacutethique est comprise agrave partir de cette notion centrale et hyperbolique En quel sens la

responsabiliteacute du prochain va-t-elle jusqursquoagrave la substitution pour lui La substitution deacutesigne ma responsabiliteacute pour la responsabiliteacute du prochain laquo ecirctre-soi autrement qursquoecirctre se deacutes-inteacuteresser crsquoest porter la misegravere et la faillite de lrsquoautre et mecircme la responsabiliteacute que lrsquoautre peut avoir de moi ecirctre soi ndash condition drsquootage ndash crsquoest toujours avoir un degreacute de responsabiliteacute de plus la responsabiliteacute pour la responsabiliteacute de lrsquoautre raquo (AE 185-186) La substitution procegravede de lrsquoemphase de la responsabiliteacute elle-mecircme196 au-delagrave de ma simple obligation agrave lrsquoeacutegard drsquoautrui je suis toujours plus responsable que lui La substitution consiste agrave substituer ma responsabiliteacute agrave celle drsquoautrui en prenant la sienne sur moi Les paradoxes de la structure formelle de la responsabiliteacute sont porteacutes agrave leur comble la logique qui veut que je sois responsable drsquoun degreacute de plus que lrsquoautre progresse bien agrave lrsquoinfini Elle atteint son point culminant lrsquoultime degreacute de lrsquoescalade des obligations en me faisant responsable de la

responsabiliteacute drsquoautrui ndash en mrsquoaccablant de tous les devoirs mecircme les siens Lrsquoaccroissement de mes obligations agrave lrsquoinfini acquiert avec son ultime forme la substitution une parfaite compleacutetude Ma

responsabiliteacute nrsquoa plus de limites tout est exigeacute de moi Plus rien dans le face-agrave-face ne srsquoexcepte de ma responsabiliteacute de sorte que je suis lrsquounique responsable de tout et de tous Fait remarquable lrsquoordre qui me vient du visage ne tient absolument pas compte de mes pouvoirs La responsabiliteacute ne respecte pas la mesure de ce que je peux faire pour autrui car elle exige de moi que je reacuteponde de cela mecircme sur quoi je ne peux rien la responsabiliteacute drsquoautrui Mon obligation srsquoeacutetend au-delagrave de mes propres pouvoirs aux pouvoirs mecircmes drsquoautrui ndash lrsquoeacutethique est pour moi une injustice La substitution a la structure de laquo lrsquoun-agrave-la-place-de-lrsquoautre raquo (AE 30) dans le sens ougrave prendre la place drsquoautrui crsquoest se voir imposeacute la charge de sa propre responsabiliteacute (et non pas rompre lrsquoasymeacutetrie du face-agrave-face en

posant qursquoautrui et moi sommes interchangeables) La subjectiviteacute eacutethique agrave laquelle aboutit cette emphase est donc le point unique ougrave se rassemblent toutes les responsabiliteacutes dans le face-agrave-face

On objectera peut-ecirctre que je peux ecirctre responsable de la responsabiliteacute drsquoautrui sans ecirctre tenu

responsable de ses pouvoirs car en autrui comme en moi il faut distinguer ma responsabiliteacute de ma capaciteacute agrave y reacutepondre Lrsquoobjection est drsquoautant plus leacutegitime que Levinas lui-mecircme dissocie ma responsabiliteacute de mes pouvoirs Degraves lors ma substitution porterait non pas sur les pouvoirs drsquoautrui mais sur la teneur morale de ses actions je ne serais pas responsable de ce que fait autrui simplement de le convaincre de choisir le bien plutocirct que le mal Mais cela ne tient pas Drsquoabord parce que si je nrsquoeacutetais pas responsable des actions drsquoautrui il y aurait une limite agrave mon devoir et lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute serait contredite Ensuite parce que lrsquoeacutethique nrsquoest pas une proprieacuteteacute de lrsquoaction parmi drsquoautres que lrsquoon pourrait abstraire de certains actes toute relation agrave autrui est drsquoembleacutee eacutethique si

bien que la distinction entre des pouvoirs eacutethiquement neutres et la responsabiliteacute est impossible On ne doit donc pas srsquoeacutetonner que ma substitution srsquoeacutetende aux pouvoirs mecircmes drsquoautrui en tant que je suis responsable de la responsabiliteacute drsquoautrui je suis eacutegalement responsable de sa liberteacute La substitution se trouve dans laquo ma responsabiliteacute pour les fautes ou le malheur des autres dans ma responsabiliteacute reacutepondant de la liberteacute drsquoautrui raquo (AE 24) Lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute fait que celle-

196 J-L Marion la qualifie de laquo responsabiliteacute au carreacute (R2) raquo (laquo La substitution et la sollicitude Comment

Levinas reprit Heidegger raquo in Emmanuel Levinas et les territoires de la penseacutee op cit p 66)

181

ci laquo se trouve agrave la merci de la liberteacute et du destin ndash pour moi incontrocirclables ndash de lrsquoautre homme raquo (AE 80-81) Ma responsabiliteacute srsquoeacutetend au-delagrave de toute maicirctrise jusqursquoagrave une liberteacute qui nrsquoest pas la mienne

Levinas exagegravere-t-il en adoptant cette solution radicale La neacutecessiteacute pour penser la responsabiliteacute comme passiviteacute absolue de la porter agrave la substitution ne trahit-elle pas les

contradictions de la thegravese de lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute On peut reprocher agrave la substitution de contredire la finaliteacute de lrsquoeacutethique telle que nous lrsquoavions comprise dans Totaliteacute et infini ougrave eacutethique signifiait paix La substitution ne semble pas creacuteer les conditions drsquoun accueil pacifique drsquoautrui elle fait du sujet eacutethique le foyer souffrant et perseacutecuteacute drsquoun devoir eacutecrasant Le cadre pacifique de la parole enseignante du visage est deacutetruit Ainsi la penseacutee de la responsabiliteacute comme substitution allant jusqursquoagrave la perseacutecution de moi par lrsquoautre ne se contredit-elle pas en faisant des victimes des crimes les plus atroces de lrsquohistoire ndash et en premier lieu les victimes de la Shoah agrave qui Autrement qursquoecirctre est deacutedieacute ndash des sujets responsables des perseacutecutions qui leur ont eacuteteacute infligeacutees Si lrsquoobjection souligne les difficulteacutes de la penseacutee de la substitution elle ne lrsquoinvalide pas En effet la responsabiliteacute de la victime pour la perseacutecution mecircme qursquoelle subit ne signifie pas que le crime est causeacute par la

victime mais que celle-ci supporte en plus de sa souffrance de victime la souffrance pour la responsabiliteacute du perseacutecuteur Crsquoest le propre de la sainteteacute de ne pas seulement endurer la souffrance

infligeacutee par le meacutechant mais drsquoinvertir cette souffrance par lui en souffrance pour lui laquo toute accusation et perseacutecution comme toute louange reacutecompense punition inter-personnelles supposent la subjectiviteacute du Moi la substitution ndash la possibiliteacute de se mettre agrave la place de lrsquoautre qui renvoie au transfert du par lrsquoautre au pour lrsquoautre et dans la perseacutecution de lrsquooutrage infligeacute par lrsquoautre agrave lrsquoexpiation de sa faute par moi raquo (AE 186-187) Dans ma souffrance jrsquoexpie la faute mecircme drsquoautrui qui me perseacutecute La substitution nrsquoannule pas la responsabiliteacute du perseacutecuteur mais elle la prend sur soi ndash faisant du non-sens de la souffrance subie par lrsquoautre le sens drsquoune souffrance qui est lrsquoun-pour-lrsquoautre Il est donc neacutecessaire de penser la responsabiliteacute jusqursquoagrave la substitution pour que lrsquoeacutethique soit

deacutes-inteacuteresseacutee La responsabiliteacute ne serait pas infinie si elle nrsquoallait pas jusqursquoagrave la substitution Si je nrsquoeacutetais pas responsable de la responsabiliteacute de lrsquoautre une part du mal qui est commis dans le monde

se soustrairait agrave mon obligation preacuteciseacutement le mal dont autrui est lrsquoauteur Je ne serais plus responsable de tout ni de tous Il faut alors admettre qursquoune responsabiliteacute srsquoarrecirctant lagrave ougrave commence

la responsabiliteacute drsquoautrui nrsquoest pas infinie elle est un devoir qui une fois atteinte la limite de ma subjectiviteacute srsquoeacutevanouit Pour que la responsabiliteacute soit infinie ndash pour qursquoelle soit parfaitement deacutes-inteacuteresseacutee ndash il faut qursquoelle fasse eacuteclater les limites de lrsquointeacuterioriteacute et de lrsquoexteacuterioriteacute qursquoelle excegravede mes pouvoirs qursquoelle se charge de la responsabiliteacute de tout le mal mecircme celui qui est commis par autrui Tant qursquoil y a le mal je suis responsable quitte agrave porter sur moi la culpabiliteacute de celui qui commet ce mal Lrsquoun-pour-lrsquoautre eacutetend mon obligation agrave toute la relation drsquoautrui au mal le mal que lrsquoautre subit par ma faute comme le mal qursquoil cause Je suis accuseacute par le prochain du mal dont il est lui-mecircme responsable comme si ma condition de sujet revenait agrave supporter toute la souffrance du

monde mecircme et surtout celle qui me perseacutecute La substitution est donc la coheacuterence et le sens veacuteritables de la penseacutee de la responsabiliteacute

Une derniegravere difficulteacute survient lorsque lrsquoon remarque que la substitution en donnant une

responsabiliteacute agrave autrui contredit lrsquoasymeacutetrie Levinas nrsquoest-il pas ameneacute agrave abolir la diffeacuterence entre

autrui et moi en parlant de la responsabiliteacute du prochain197 Si par la substitution je suis responsable

197 Mecircme si lrsquoeacutethique ne mentionne la responsabiliteacute drsquoautrui que pour souligner que crsquoest moi qui lrsquoassume

dans la substitution lrsquointroduction de ce thegraveme semble relever de lrsquointrusion de la justice du trio dans le face-agrave-

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de la responsabiliteacute de lrsquoautre crsquoest bien que celui-ci est lui aussi responsable Le prochain a une responsabiliteacute qui ne me donne rien la responsabiliteacute est pour moi agrave sens unique ignorante de mon droit Etre sujet crsquoest ignorer la responsabiliteacute propre drsquoautrui laquo nœud dont la subjectiviteacute consiste agrave

aller agrave lrsquoautre sans se soucier de son mouvement vers moi ou plus exactement agrave approcher de maniegravere telle que par-delagrave toutes les relations reacuteciproques qui ne manquent pas de srsquoeacutetablir entre moi

et le prochain jrsquoaie toujours accompli un pas de plus vers lui (ce qui nrsquoest possible que si ce pas est responsabiliteacute) que dans la responsabiliteacute que nous avons lrsquoun de lrsquoautre moi jrsquoaie toujours une reacuteponse de plus agrave tenir agrave reacutepondre de sa responsabiliteacute mecircme raquo (AE 134) Lrsquoemphase de la substitution ne consiste pas agrave nier que dans lrsquoeacutethique autrui soit responsable mais agrave reporter sur le sujet tout le poids de cette responsabiliteacute en plus de la sienne Lrsquoeacutethique nrsquoest pas une situation abstraite ougrave autrui mrsquoapparaicirct seulement dans son exposition agrave la mort elle est la concreacutetude du fait drsquoassumer ma responsabiliteacute au-delagrave de mes pouvoirs et au-delagrave de ce qursquoil est raisonnable drsquoassumer Otage de lrsquoautre jrsquoassume sa responsabiliteacute que je fais mienne Lrsquoasymeacutetrie du face-agrave-face nrsquoest pas rompue par la responsabiliteacute drsquoautrui puisqursquoelle ne mrsquoapparaicirct pas comme responsabiliteacute de lrsquoautre mais se surajoute agrave mes responsabiliteacutes devient ma responsabiliteacute que je subis comme mienne En tant

qursquoelle est mon affaire la responsabiliteacute drsquoautrui est le cœur de lrsquoeacutethique En parlant de la responsabiliteacute du sujet Levinas ne deacutesigne pas sujet moral doueacute drsquoune capaciteacute drsquoaction et assumant

les conseacutequences de son agir mais la condition exceptionnelle du fait de supporter toutes les fautes mecircme celles drsquoautrui comme eacutetant les miennes Au point que lrsquoon pourrait dire que ma substitution annule et amplifie agrave la fois la responsabiliteacute drsquoautrui elle lrsquoannule parce qursquoelle deacutecharge autrui de son obligation pour me lrsquoassigner elle lrsquoamplifie parce qursquoen prenant cette charge sur moi je la subis absolument sans consolation possible La responsabiliteacute drsquoautrui nrsquointervient que pour deacutemultiplier ma propre responsabiliteacute ndash rendant autrui drsquoautant plus eacutetranger agrave la responsabiliteacute que je me substitue agrave lui La substitution est ma substitution et ma subjectiviteacute Le sujet eacutethique est la responsabiliteacute infinie En quoi le sujet eacutethique de la substitution diffegravere-t-il de celui que pensait Levinas en 1961

c) La subjectiviteacute

Dans Totaliteacute et infini la subjectiviteacute est fondeacutee sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini (cf TI 11) Alors que

lrsquoanalyse de la jouissance deacutecrit un sujet seacutepareacute illusoirement enfermeacute dans sa finitude lrsquoeacutethique reacutevegravele le sens profond de toute subjectiviteacute son ouverture agrave autrui par la parole La seacuteparation deacutenomme la dialectique subtile entre ces deux conditions de la subjectiviteacute ndash lrsquoignorance de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans la jouissance et sa mise en nous dans la responsabiliteacute Cette dialectique paraicirct paradoxale si la responsabiliteacute pour autrui est anteacuterieure agrave mon eacutegoiumlsme cet eacutegoiumlsme nrsquoest pas moins neacutecessaire agrave la responsabiliteacute Levinas tente de reacutesoudre la difficulteacute agrave partir de sa temporaliteacute (cf infra) Mais il faut

face Crsquoest dans la justice que gracircce agrave Dieu je reconnais qursquoautrui a aussi des responsabiliteacutes envers moi Cette intrusion du tiers dans lrsquoeacutethique semble constituer une aporie similaire agrave celle que D Franck a souleveacutee (cf Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit ch XX) alors que Levinas affirme que la justice (et avec elle lrsquoontologie) deacuterive de lrsquoeacutethique qui est la signifiance premiegravere il semble ici au contraire que lrsquoeacutethique ne puisse signifier qursquoune fois abstraction faite de la responsabiliteacute qursquoautrui a envers moi crsquoest-agrave-dire une fois que jrsquoai accompli lrsquoemphase de lrsquoeacutethique qui consiste agrave assumer pour moi cette responsabiliteacute mecircme oubliant qursquoelle est celle drsquoautrui Nrsquoest-ce pas contrairement agrave ce qursquoaffirme Levinas la substitution eacutethique qui suppose la justice pour deacutevier toute la responsabiliteacute drsquoautrui et la porter sur moi Mais alors la justice (et lrsquoontologie) ne preacutecegravede-t-elle pas lrsquoeacutethique Ces questions se font drsquoautant plus pressantes qursquoune autre objection les aggrave alors que lrsquoeacutethique deacutecrit un duo le face-agrave-face qui est un seul-agrave-seul avec autrui Levinas emploie le pluriel pour deacutesigner ceux dont je suis responsable Levinas parle ainsi drsquoun moi qui laquo se substitue aux autres raquo (AE 184) D Franck le remarque et souligne que laquo passant ainsi sans explication du pluriel au singulier raquo (ibid p 159) Levinas remet en cause la prioriteacute du face-agrave-face eacutethique sur la justice (cf sect51)

183

dire le point drsquoougrave elle surgit la deacutefinition formelle de la seacuteparation Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une relation telle qursquoelle nrsquoabolit pas la seacuteparation il faut que le moi soit le Mecircme absolu et qursquoautrui soit lrsquoAutre absolu pour que leur relation nrsquoabolisse pas leur diffeacuterence En 1961 Levinas satisfait cette exigence

en affirmant que le Mecircme absolu est le moi de jouissance qui se pose dans une existence complegravete indeacutependante drsquoautrui dans lrsquooubli de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La primauteacute chronologique de la jouissance

sur lrsquoeacutethique est exigeacutee par lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont la primauteacute est logique Il faut que lrsquoEffet (le moi seacutepareacute) se pose comme eacutetant anteacuterieur agrave sa Cause (la responsabiliteacute) pour que le moi soit le Mecircme absolu exigence transcendantale qui gouverne le passage des structures formelles au concret La subjectiviteacute au sens veacuteritable crsquoest le sujet responsable mais pour qursquoil y ait responsabiliteacute le sujet doit drsquoabord vivre une existence qui soit agrave elle-mecircme sa propre fin Lrsquoeacutethique qui mrsquoordonne de porter secours agrave autrui et de lui donner mon bien exige que jrsquoaie quelque chose agrave donner Par conseacutequent le Mecircme absolu se deacutefinit avant tout par le fait qursquoil oublie lrsquoAutre absolu en raison du caractegravere complet de sa vie Le moi nrsquoeacuteprouve pas le besoin drsquoautrui car il oublie qui est autrui en tant que visage Le moi sous la figure du Mecircme absolu crsquoest la mise entre parenthegraveses de lrsquoeacutethique exigeacutee par lrsquoeacutethique elle-mecircme Ainsi en reprenant lrsquoideacutee que le moi doit ecirctre laquo absolument terme raquo (AE 162) de la

relation Autrement qursquoecirctre se veut fidegravele au partage formel entre le Mecircme et lrsquoAutre de Totaliteacute et infini Pourtant ce partage est reacuteinterpreacuteteacute drsquoune maniegravere nouvelle remettant en cause la mise entre

parenthegraveses de lrsquoeacutethique par la jouissance Crsquoest la responsabiliteacute qui fait dans lrsquoouvrage de 1974 que le moi est le Mecircme absolu et non plus

lrsquooubli de lrsquoeacutethique dans la vie de jouissance Deacutesormais le sujet est soi ou absolument seacutepareacute pour une autre raison il est lrsquounique lrsquoeacutelu chargeacute de toute la responsabiliteacute du monde Pour le moi ecirctre absolu ne signifie plus comme dans Totaliteacute et infini se suffire agrave lui-mecircme mais se contracter dans lrsquouniciteacute dans laquo lrsquouniteacute preacute-syntheacutetique preacute-logique et en un certain sens atomique ndash crsquoest-agrave-dire in-dividuelle ndash du soi qui lrsquoempecircche de se scinder de se seacuteparer de soi pour se contempler ou pour

srsquoexprimer et par conseacutequent pour se montrer si ce nrsquoest sous un masque de comeacutedie pour se nommer autrement que par un pro-nom Cet empecircchement est la positiviteacute de lrsquoUn En un certain sens

atomique car sans repos en soi car de plus en plus un jusqursquoagrave lrsquoeacuteclatement agrave la fission agrave lrsquoouverture raquo (AE 169) Le Mecircme absolu sous les traits de lrsquoUn est le sujet responsable que son

obligation eacutelit agrave une responsabiliteacute infinie qui est sienne jusqursquoagrave la substitution Lrsquouniciteacute du sujet nrsquoest pas une proprieacuteteacute logique ni existentielle mais la condition eacutethique du sujet qui est face agrave autrui un-pour-lrsquoautre Lrsquoemphase ontologique de la subjectiviteacute ndash atteinte par lrsquoemphase de lrsquoun de plus en plus un ndash aboutit agrave lrsquouniciteacute absolue de lrsquoeacutelu dont le repos en soi est impossible Au cœur de lrsquouniciteacute la plus une il y a mon assignation agrave lrsquouniciteacute par autrui qui mrsquoappelle agrave la responsabiliteacute Bien que dans Totaliteacute et infini Levinas pose que lrsquouniciteacute du moi renvoie agrave sa jouissance solitaire des nourritures il montre dans Autrement qursquoecirctre que cette vie de jouissance nrsquoest pas assez une pas assez absolue Au sens le plus fort le Mecircme absolu est celui qui est responsable de tout et de tous qui acquiert son

uniciteacute non drsquoune ignorance de la Cause qui le deacutetermine mais de lrsquoexposition agrave cette Cause lrsquoeacuteveillant agrave son uniciteacute Le Soi est donc lrsquoultime sens du Mecircme absolu unique au point de ne pouvoir eacutechapper agrave sa propre uniciteacute appeleacute agrave ecirctre lrsquounique responsable sans eacutechappatoire possible Aussi les lignes que nous avons citeacutees ne se contredisent-elles pas en faisant de lrsquouniciteacute du soi une fission qui empecircche le soi de se scinder elles deacutesignent le fait que lrsquouniciteacute du sujet lui vient par le commandement eacutethique

drsquoautrui En tant qursquoil est lrsquoun-pour-lrsquoautre on peut encore parler en 1974 drsquoun Mecircme absolu ndash mais celui-ci nrsquoignore plus autrui car il tire son absolution de lrsquoeacutethique Le sens du moi est lrsquoeacutethique laquo ma

substitution Crsquoest en tant que mienne que la substitution au prochain se produit raquo (AE 200)

184

Comment interpreacuteter cette figure nouvelle de la mienneteacute Elle nrsquoest ni la substance ni le Dasein heideggeacuterien srsquoidentifiant dans la Jemeinigkeit (cf AE 201) Le Mecircme absolu moi crsquoest moi et pas un autre cette uniciteacute vient de la responsabiliteacute ce qui est mien est mon eacutelection de responsable

Quelle est lrsquoorigine de la mienneteacute du moi Dans Totaliteacute et infini Levinas aurait donneacute une double reacuteponse pour ecirctre moi je dois avoir deacutejagrave rencontreacute le visage qui mrsquoaccueille dans la demeure et me

donne le monde mais ma vie seacutepareacutee est jouissance eacutegoiumlste et solitaire Autrement qursquoecirctre renonce agrave cette dupliciteacute en faisant de la substitution lrsquoorigine de la mienneteacute Crsquoest dans lrsquoeacutethique que jrsquoacquiers ma mienneteacute qui est ma substitution ma responsabiliteacute infinie pour le prochain laquo Crsquoest moi ndash moi et pas un autre ndash qui suis otage des autres en substitution se deacutefait mon ecirctre agrave moi et pas agrave un autre et crsquoest par cette substitution que je ne suis pas un autre mais moi Le soi dans lrsquoecirctre crsquoest exactement le ne pas pouvoir se deacuterober agrave une assignation qui ne vise aucune geacuteneacuteraliteacute raquo (AE 201) Aussi la subjectiviteacute ne preacuteexiste-t-elle pas agrave lrsquoeacutethique Crsquoest dans la responsabiliteacute que surgit passif le sujet dont lrsquoecirctre est sujeacutetion Lrsquoemphase de lrsquoontologie qui part du conatus essendi remonte agrave une intrigue plus vieille que le conatus et que celui-ci suppose car hors drsquoelle lrsquoavegravenement de la subjectiviteacute est impossible Pour qursquoil y ait un sujet seacutepareacute qui prononce le mot laquo je raquo il faut lrsquouniciteacute absolue du moi

ougrave je suis moi sans qursquoaucun autre ne puisse me remplacer Lrsquousage nominatif du moi cegravede la prioriteacute agrave lrsquousage accusatif non plus je suis mais me voici Le sujet naicirct de lrsquoappel agrave la responsabiliteacute Hors

sujet parle en ce sens du laquo moi pur raquo (HS 211) de la pheacutenomeacutenologie que lrsquoeacutethique par emphase deacutecrit sous la figure drsquoun laquo hors sujet raquo (HS 215) sujet hors de soi exposeacute agrave autrui

II La signifiance eacutethique

sect27 Lrsquoexposition du sens Pousseacutee jusqursquoagrave la substitution la responsabiliteacute prive le sujet de toute liberteacute et lrsquoinvestit dans un

mouvement de pure passiviteacute donc de souffrance En quel sens la responsabiliteacute est-elle souffrance

a) Sens et non-sens Crsquoest en identifiant responsabiliteacute et souffrance qursquoAutrement qursquoecirctre a pu penser lrsquoabsolue

passiviteacute du sujet eacutethique Cette identification repose sur une pheacutenomeacutenologie de la souffrance que la premiegravere partie de lrsquoarticle laquo La souffrance inutile raquo de 1982 expose et qui permet de deacutegager trois traits principaux de la souffrance (1) Celle-ci a un caractegravere irreacutemeacutediablement priveacute et solitaire Elle

constitue mecircme lrsquoexpeacuterience la plus radicale de la solitude de mon exister laquo passiviteacute extrecircme impuissance abandon et solitude raquo (EN 102) Cet isolement qui me rive agrave moi-mecircme se manifeste

comme lrsquoinassumable et lrsquoinassumabiliteacute mecircme de lrsquoinassumable Levinas nrsquointerpregravete pas lrsquoexcegraves de la souffrance drsquoapregraves une quantiteacute de douleur mesurable lrsquoexcegraves de la souffrance rompt avec toute

mesure et consiste en cette rupture laquo La souffrance en tant que souffrance nrsquoest qursquoune manifestation concregravete et quasi sensible du non-inteacutegrable du non-justifiable raquo (DQVI 197) Souffrir crsquoest ecirctre riveacute agrave soi-mecircme sans possibiliteacute drsquoeacutechapper agrave la douleur dans une solitude insupportable (2) En outre la

souffrance est la passiviteacute absolue ndash cet adjectif deacutesignant le fait que la passiviteacute de la souffrance est anteacuterieure agrave la distinction entre activiteacute et passiviteacute laquo La passiviteacute de la souffrance est plus

profondeacutement passive que la reacuteceptiviteacute de nos sens qui est deacutejagrave activiteacute de lrsquoaccueil qui drsquoembleacutee se fait perception raquo (EN 101) On peut se demander si ces lignes ne critiquent pas implicitement les notions drsquoaccueil et drsquohospitaliteacute que Totaliteacute et infini avait theacutematiseacutees Lrsquoeacutepreuve de la souffrance

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nrsquoest pas descriptible dans les cateacutegories de lrsquoexpeacuterience naturelle car elle abolit toute activiteacute du moi Lrsquoemphase du souffrir ne consiste pas qursquoagrave subir mais mecircme agrave laquo subir le subir raquo (ibid) redoublement qui dit lrsquoenfermement de la souffrance et sa solitude (3) Enfin la souffrance est injustifiable Elle

mrsquoapparaicirct comme un non-sens en me rivant dans mon ecirctre en me faisant subir une passiviteacute absolue qui est lrsquoeacutepreuve de ma deacutesindividuation198 elle est lrsquoeacutepreuve du non-sens de lrsquoexistence Lrsquoexpression

de souffrance inutile deacutenote ce contraste entre ma douleur et lrsquoimpossibiliteacute de lui donner un sens qui la rachegraveterait Ma souffrance me fait subir la vaniteacute de toute entreprise de consolation souffrir crsquoest ne pas trouver de salut agrave sa souffrance si bien que je souffre laquo pour rien raquo (EN 102) Inutilement la douleur mrsquoaccable Mais agrave quoi renvoie ce pour rien Il signifie que je ne trouve en moi-mecircme aucune raison ni aucune finaliteacute agrave ma souffrance le martyr qui vit son eacutepreuve au nom de Dieu ne cesse pas de souffrir mais sa foi donne sens agrave sa souffrance comme apregraves coup par reacuteflexion Sa souffrance reste eacutetrangegravere agrave cette justification Mais faut-il aller jusqursquoagrave dire que le souffrir pour rien est eacutegalement un souffrir pour personne pour aucun autre

Pour le savoir il faut se demander en quel sens ma souffrance est injustifiable Le thegraveme de la

justification intervient pour eacutenoncer un paradoxe entre une exigence et son insatisfaction neacutecessaire En effet le caractegravere inexorable de la douleur qui me rive agrave moi-mecircme dans la pure gratuiteacute drsquoune

souffrance qui ne dit pas sa raison et agrave laquelle je ne peux dans ma pure passiviteacute donner de raison fait pour moi scandale Pourquoi faut-il que je souffre si ma peine ne produit rien drsquoautre que mon malheur Ainsi le caractegravere injustifiable de la souffrance suppose et lrsquoeacutepreuve de son inutiliteacute et la reacutevolte face agrave cette inutiliteacute la contradiction entre lrsquoeacutepreuve de lrsquoinjustifiable et lrsquoexigence drsquoune justification Lrsquoexcegraves de la souffrance est lrsquoexcegraves du mal son eacutepreuve appelle une theacuteodiceacutee Le mal naicirct de la tension entre mon attente drsquoune justification de ma souffrance et lrsquoeacutepreuve quasi sensible dans la douleur elle-mecircme de lrsquoeacutechec de cette attente Lrsquoexcegraves mecircme de la souffrance se nourrit de cette insatisfaction Or une difficulteacute surgit si lrsquoeacutepreuve de la souffrance implique une attente de

justification la souffrance ne peut pas ecirctre pure passiviteacute car elle suppose la viseacutee preacutesomptive drsquoune finaliteacute agrave ma souffrance Le cri de douleur signifiant laquo pourquoi moi raquo teacutemoigne de la frustration

drsquoune intentionnaliteacute qui vise le bien et se trouve perseacutecuteacutee par le mal La difficulteacute srsquoaggrave agrave nouveau du fait que Levinas identifie la responsabiliteacute agrave la souffrance Car cette question laquo pourquoi

moi raquo nrsquoa pas sa place dans lrsquoeacutethique elle ne peut surgir qursquoavec le tiers qui mrsquoeacuteveille agrave la conscience de mon droit Dans le caractegravere injustifiable de la souffrance nrsquoy a-t-il pas une reacutefeacuterence directe agrave la justice qui suppose le tiers et lrsquoontologie Lrsquoidentification de la souffrance agrave la responsabiliteacute ne contredit-elle pas lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoeacutethique sur lrsquoontologie Si ma souffrance vient de ce que ma douleur est pour rien alors elle suppose que jrsquoaie deacutejagrave poseacute la question de la finaliteacute de mon existence ndash question que je me pose gracircce au tiers Pourtant cette objection meacuteconnaicirct la nouveauteacute du propos de Levinas Drsquoabord la souffrance est lrsquoeacutepreuve de lrsquoecirctre lui-mecircme dans son ineacuteluctabiliteacute et non pas simplement lrsquoimpossibiliteacute de donner sens agrave ma douleur par ma conscience intentionnelle Elle

ne suppose donc pas la conscience qui naicirct avec le tiers mais elle lui est anteacuterieure Surtout ce nrsquoest pas ma souffrance qui la premiegravere appelle justification mais celle drsquoautrui Dans lrsquoeacutepreuve de la solitude la souffrance me deacutesindividualise si bien que la question de la justice ne peut mecircme pas se

198 R Calin lrsquoa montreacute dans Levinas et lrsquoexception du soi laquo la souffrance nrsquoest donc pas pour Levinas un

principe drsquoindividuation sa vocation est bien toujours au contraire de deacutetruire le moi raquo (op cit p 102) Mais il ne faut pas en rester agrave cette dimension neacutegative car le moi srsquoindividue en tentant drsquoeacutechapper agrave lrsquoeacutepreuve de la souffrance dans la fatigue et lrsquoeffort dans une laquo affectiviteacute intermittente raquo (p 108) R Calin peut alors parler de laquo souffrance (deacutes)individualisante raquo (titre du chapitre III)

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poser Celle-ci ne peut surgir qursquoagrave partir drsquoune autre eacutepreuve de la souffrance qui elle mrsquoeacuteveille agrave la subjectiviteacute ma souffrance pour la souffrance drsquoautrui

Commentant le livre de Philippe Nemo auquel il a consacreacute lrsquoarticle laquo Transcendance et mal raquo Levinas exprime un regret laquo on est eacutetonneacute en lisant ce commentaire du livre de Job (hellip) que jamais

nrsquoy apparaisse au premier plan le problegraveme du rapport entre la souffrance du moi et la souffrance qursquoun moi peut eacuteprouver de la souffrance de lrsquoautre homme raquo (DQVI 205) Or crsquoest bien lagrave le problegraveme crucial A premiegravere vue celui-ci semble contredire le caractegravere essentiellement priveacute isoleacute seacutepareacute de la souffrance Si ma douleur est incommunicable en tant que douleur comment pourrais-je eacuteprouver une souffrance pour la souffrance drsquoautrui Or cette substitution de ma souffrance pour celle drsquoautrui nrsquoest autre que ma substitution agrave sa responsabiliteacute Il y a identification entre responsabiliteacute et souffrance ma responsabiliteacute infinie exceacutedant mes pouvoirs et mrsquoobligeant malgreacute moi est pour moi une souffrance Pour le montrer il suffit de confronter la responsabiliteacute aux trois traits de la pheacutenomeacutenologie de la souffrance (1) Ma responsabiliteacute pour le visage est mienne incommunicable Elle est mon affaire mrsquoeacutelisant agrave une obligation dont nul autre ne peut me deacutecharger et pour laquelle je

suis irremplaccedilable Et le poids de lrsquoobligation est tel qursquoelle est pour moi indeacutesirable source de souffrance (2) Lrsquoordre venant du visage mrsquointerpelle dans une passiviteacute absolue ougrave je suis riveacute agrave moi-

mecircme accuseacute de tarder agrave reacutepondre agrave lrsquoassignation Dans cette pure passiviteacute je souffre donc drsquoecirctre moi je souffre par et pour autrui (3) Certes le dernier critegravere semble ne pas convenir agrave lrsquoeacutethique loin de deacutejouer la justification celle-ci est lrsquoorigine de toute signification La responsabiliteacute qui est la source des questions de justice peut-elle ecirctre dite injustifiable Crsquoest preacuteciseacutement le paradoxe que revendique lrsquoeacutethique levinassienne celui drsquoun appel injuste (pour moi) agrave la justice Car en mrsquoaccablant drsquoune responsabiliteacute que je nrsquoai pas choisie qui nrsquoest mesureacutee en rien et dont je ne peux pas me libeacuterer le visage commet agrave mon eacutegard ce que jrsquoappellerais une injustice si je devais le reacuteclamer drsquoun tiers Le sujet eacutethique appeleacute agrave la substitution souffre bel et bien de son assignation comme drsquoun

mal dont autrui lrsquoaccable drsquoune douleur injustifiable

laquo Je nrsquoai rien fait et jrsquoai toujours eacuteteacute en cause perseacutecuteacute raquo (AE 180) je souffre en tant que je suis responsable Crsquoest sous la figure de la perseacutecution que Levinas fait se rejoindre responsabiliteacute et

souffrance Alors que Totaliteacute et infini dissociait lrsquoenseignement pacifique du visage de toute violence Autrement qursquoecirctre introduit la perseacutecution dans lrsquoeacutethique eacutevoquant laquo le visage du prochain dans sa haine perseacutecutrice raquo figure de la laquo meacutechanceteacute raquo (AE 175) en raison de la responsabiliteacute qursquoil fait peser sur moi comme un fardeau Lrsquoobligation eacutethique est une souffrance qursquoautrui mrsquoinflige ndash et dont jrsquoattribue le mal agrave lrsquointention meacutechante drsquoautrui Seulement le mal en tant qursquoil me vient drsquoautrui nrsquoest pas un non-sens laquo subir par autrui nrsquoest patience absolue que si ce par autrui est deacutejagrave pour autrui raquo crsquoest donc laquo passer de lrsquooutrage subi agrave la responsabiliteacute pour le perseacutecuteur et dans ce sens de la souffrance agrave lrsquoexpiation pour autrui raquo (AE 175-176) Le problegraveme fondamental de ma souffrance

pour la souffrance drsquoautrui est donc le problegraveme du passage de ma souffrance par lui agrave ma souffrance pour lui Le sujet eacutethique est ce par devenant pour autrui Lrsquoideacutee que le moi doit ecirctre le Mecircme absolu trouve en 1974 sa concreacutetisation dans la souffrance qui tout en eacutetant mienne est pour autrui agrave son service et par lagrave nrsquoest pas pour rien Aussi laquo la subjectiviteacute comme lrsquoautre dans le mecircme ndash comme inspiration raquo (AE 176) est-elle paradoxalement aussi bien enfermeacutee dans sa souffrance qui coiumlncide

avec sa responsabiliteacute qursquoinspireacutee par le visage pour lequel elle est toute deacutevotion et exposition La souffrance eacutethique enfermement du moi en soi par et pour lrsquoautre est le Mecircme absolu sous la forme

de lrsquoAutre-dans-le-Mecircme du Mecircme absolument soi pour lrsquoAutre

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Toutefois si le moi nrsquoest moi que par la responsabiliteacute si sa subjectiviteacute est substitution la seacuteparation nrsquoest-elle pas briseacutee La souffrance pour la souffrance de lrsquoautre nrsquoest-elle pas une abolition de la seacuteparation Lrsquoinspiration Autre-dans-le-Mecircme ne contredit-elle pas la seacuteparation

entre le Mecircme et lrsquoAutre Levinas soutient le contraire la substitution nrsquoest pas la transsubstantiation de la feacuteconditeacute telle que la pense Totaliteacute et infini ougrave la substance du pegravere se renouvelle dans celle du

fils qui est le pegravere tout en ne lrsquoeacutetant pas (cf AE 29) La substitution nrsquoest pas la reacuteunion miraculeuse de deux substances distinctes conformeacutement agrave la structure de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle est relation agrave lrsquoautre qui nrsquoabolit par la seacuteparation laquo substitution dans la seacuteparation crsquoest-agrave-dire responsabiliteacute raquo (AE 92) Par conseacutequent si dans Autrement qursquoecirctre Levinas reprend de Totaliteacute et infini lrsquoexigence drsquoune seacuteparation absolue entre le Mecircme et lrsquoAutre il renonce agrave faire drsquoune jouissance eacutegoiumlste la concreacutetude de la seacuteparation du moi La mise entre parenthegraveses de lrsquoeacutethique par le vivre dehellip nrsquoa plus cours ndash ou plutocirct le deacutetour drsquoune vie solitaire et eacutegoiumlste nrsquoest plus neacutecessaire pour deacutemontrer la possibiliteacute concregravete de la seacuteparation Deacutesormais lrsquoeacutethique peut rendre compte par elle-mecircme de lrsquouniciteacute du sujet gracircce agrave la substitution ougrave le soi absolument passif est accableacute drsquoune responsabiliteacute qui fait de lui lrsquounique lrsquoinsubstituable Si Totaliteacute et infini nrsquoallait pas jusqursquoagrave penser la passiviteacute

absolue du moi crsquoest peut-ecirctre en raison de la difficulteacute agrave maintenir la seacuteparation pour une subjectiviteacute otage de lrsquoautre Pour leacutegitimer la preacutetention de Levinas agrave satisfaire lrsquoexigence de la seacuteparation agrave partir

drsquoune penseacutee de la passiviteacute absolue il faut comprendre en quoi la substitution nrsquoabolit pas la seacuteparation et au contraire la rend possible R Calin a bien montreacute que lrsquoinspiration est la figure concregravete de la seacuteparation dans Autrement qursquoecirctre et non plus la jouissance laquo lrsquoinspiration qui deacutecrit mon individuation agrave partir de ma relation avec lrsquoInfini apparaicirct bien comme une version nouvelle de la notion de seacuteparation theacutematiseacutee par Totaliteacute et infini qui signifiait pourtant au contraire la possibiliteacute drsquoecirctre soi sans lrsquoInfini raquo 199 R Calin deacutemontre que le sujet eacutethique de lrsquoinspiration peut aussi bien ecirctre dit autonome qursquoheacuteteacuteronome Drsquoun cocircteacute en tant que ma subjectiviteacute est sujeacutetion au visage je suis inspireacute par lrsquoinfini dans ce qui apparaicirct comme une neacutegation de la seacuteparation Drsquoun autre cocircteacute je me

pose en tant que mes responsabiliteacutes sont miennes au commencement de lrsquointrigue eacutethique qui pourtant mrsquoeacuteveille agrave la subjectiviteacute LrsquoEffet (ici le sujet eacutethique) se fait anteacuterieur agrave la Cause (lrsquoappel du

visage) comme srsquoil eacutetait lui-mecircme la cause de la relation lrsquoorigine de lrsquoeacutethique Lrsquoaccusatif qui fait la subjectiviteacute eacutethique sombre alors dans la confusion au point que laquo srsquoefface la distinction entre ecirctre

accuseacute et srsquoaccuser raquo (AE 199) Ainsi lrsquoidentification de la responsabiliteacute agrave la souffrance complexifie la question du sens comme

dans Totaliteacute et infini Levinas distingue lrsquoexpression du visage du sens contextuel mais il doit eacutegalement rendre compte du passage du non-sens de la souffrance au sens de la responsabiliteacute Si lrsquoobligation envers autrui est une souffrance elle prend le risque (dans lrsquooubli que le souffrir par autrui est un souffrir pour lui) de retomber dans le non-sens Cette ambiguiumlteacute absente de Totaliteacute et infini en raison de sa seacuteparation de la souffrance et de la responsabiliteacute est constitutive du sens dans Autrement

qursquoecirctre laquo ce moment du pour rien dans la souffrance est le surplus de non-sens sur le sens par lequel le sens de la souffrance est possible raquo (AE 186n1) Si la douleur nrsquoeacutetait pas pour lrsquoeacutethique le risque de son non-sens alors le sujet eacutethique se ferait martyr qui assume sa souffrance car il sait qursquoelle le rachegravete la responsabiliteacute serait inteacuteresseacutee Pour que lrsquoeacutethique soit deacutesinteacuteresseacutee il faut que je ne puisse pas assumer ma souffrance crsquoest seulement en souffrant pour rien que je souffre pour

autrui Le sens de lrsquoeacutethique passe par le non-sens de la souffrance injustifiable Comment distinguer le

199 R Calin Levinas et lrsquoexception du soi op cit p 326

188

non-sens de la souffrance du sens de lrsquoeacutethique Quelle conception du sens est-elle agrave lrsquoœuvre dans la penseacutee de la substitution

b) Le Dire et le Dit

Lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute passe de lrsquoaccueil agrave la substitution Avec lrsquoabandon du thegraveme de lrsquoenseignement au profit de la substitution la signification ne peut plus deacutesigner lrsquoaccueil du sens enseigneacute par le maicirctre La clarteacute du thegraveme que mrsquooffre le maicirctre dans sa preacutesence signifiante la bonteacute qui constitue le noyau de son enseignement se perd dans la substitution En effet lrsquoidentification de la responsabiliteacute agrave la souffrance aboutit agrave une alternance de sens et de non-sens une eacutenigme de lrsquoinfini que Totaliteacute et infini ignorait En 1961 la signifiance eacutethique du sens est sa preacutesentation dans le visage qui porte secours agrave sa propre parole et mrsquoassigne agrave la responsabiliteacute Cette signifiance mrsquoest alors assureacutee par la preacutesence concregravete et vivante drsquoautrui preacutesence qui garantit un partage entre le sens de la paix et le non-sens de la guerre deacutepartageacutes sans confusion La preacutesence du visage garantit la diffeacuterence entre sens et non-sens Au contraire lrsquoeacutethique drsquoAutrement qursquoecirctre fait surgir la responsabiliteacute drsquoune

exposition sans reacuteserve agrave la souffrance et soutient que seul ce surplus du non-sens sur le sens permet le deacutesinteacuteressement eacutethique Ainsi lrsquoeacutequivalence laquo autrui ndash signification ndash infini raquo est-elle toujours

valable pour la penseacutee de la substitution Comment concevoir le sens en dehors du modegravele de la preacutesentation Totaliteacute et infini conccediloit la signifiance comme la preacutesence de lrsquoecirctre au sens qursquoil me signifie et la mise en question de mon pouvoir devant la mortaliteacute drsquoautrui Autrement qursquoecirctre fait eacuteclater cette eacutequivalence le sens ne peut pas se produire dans une preacutesence Reprenant et renouvelant les analyses de 1961 qui avaient dissocieacute le langage du pheacutenomegravene Levinas eacutelabore une distinction entre le Dire et le Dit gracircce agrave laquelle il formule sa conception deacutefinitive du sens Si la preacutesence est inseacuteparable de la logique du pouvoir de lrsquoapparaicirctre et de la synchronie ndash si donc elle est le regravegne de la totaliteacute ndash la signifiance du visage en se preacutesentant agrave moi perd dans cette preacutesentation mecircme la vie

qui dans Totaliteacute et infini lrsquoexceptait encore de la totaliteacute La mise en question de ma preacutesence dans la responsabiliteacute du visage ne saurait mrsquoecirctre preacutesenteacutee Il srsquoagit donc de reconduire la distinction de 1961

entre signifiance du visage et signification totalisante des signes tout en renonccedilant agrave lrsquoideacutee drsquoune auto-preacutesentation du sens dans la parole

Le Dire et le Dit opposent ces deux maniegraveres de signifier200 Le Dit deacutesigne la totalisation du

sens il est keacuterygmatique puisqursquoil preacutesente une proposition dont la signification consiste agrave reacutefeacuterer ce dont elle parle agrave la totaliteacute Le Dire deacutesigne la signifiance du sens il est lrsquooffre lrsquoexposition du sens En quoi cette approche se deacutemarque-t-elle de Totaliteacute et infini Drsquoabord bien que le Dire soit pour moi la production du sens il nrsquoest plus sa venue agrave la preacutesence La modaliteacute concregravete du Dire est la trace laquo trace du Dire (hellip) qui nrsquoappartient pas au rassemblement de lrsquoessence raquo (AE 261) et me deacuterange en mrsquoassignant agrave la responsabiliteacute Le Dire nrsquoest donc pas un enseignement magistral mais le

surplus du non-sens sur le sens dans la souffrance de ma substitution Dire crsquoest laquo se dire raquo srsquoexposer dans la donation de soi sans reacuteserve agrave autrui De lagrave une diffeacuterence majeure avec Totaliteacute et infini alors que Totaliteacute et infini cherchait la preacutesentation du sens du cocircteacute de lrsquoAutre dans lrsquoenseignement du visage Autrement qursquoecirctre la cherche dans le Dire du sujet Lrsquoinfini se glorifie dans laquo mon dire raquo (AE 230) dans la passiviteacute de ma responsabiliteacute crsquoest le moi ou le soi qui laquo signifie en se signifiant raquo (AE

132) Il y a un renversement lrsquoecirctre qui se signifie nrsquoest plus le visage mais le soi Signifier crsquoest toujours se signifier mais ici le laquo soi raquo deacuteclineacute agrave lrsquoaccusatif ne renvoie plus agrave la preacutesence du maicirctre il

200 Cf D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit ch II et III

189

deacutesigne la subjectiviteacute de lrsquoun-pour-lrsquoautre Pourquoi ce renversement Il faut lrsquoimputer au passage de la preacutesence agrave la trace La preacutesence du visage en 1961 srsquoimposait drsquoelle-mecircme dans la preacutesentation absolue de la parole au contraire Autrement qursquoecirctre frappe la parole drsquoambiguiumlteacute en affirmant que

seul le Dit peut ecirctre preacutesent Le Dire la signifiance du sens se retire dans la trace et la trace que lrsquoinfini laisse de son passage est le deacuterangement de ma preacutesence ma passiviteacute de responsable

Remarquons cependant que cette approche nouvelle nrsquoest pas un reniement de Totaliteacute et infini mais plutocirct un approfondissement La signifiance de ma substitution provient de lrsquointrigue de lrsquoilleacuteiteacute ougrave le visage me jette Le visage est toujours lrsquoorigine du sens ce qui change est le fait que lrsquointrigue ne se preacutesente plus elle se deacuterobe et ne peut se lire que dans la trace de sa deacuterobade

Lrsquoeacutequivalence de Totaliteacute et infini entre autrui la signification et lrsquoinfini reste donc valable bien

que sa configuration ait changeacute Seulement de 1961 agrave 1974 ce changement nrsquoaffecte-t-il pas lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Si drsquoun ouvrage agrave lrsquoautre Levinas passe du modegravele de lrsquoenseignement qui suit lrsquoordre carteacutesien du sens agrave celui de la trace ne substitue-t-il pas agrave cet ordre carteacutesien un autre ordre Pour deacutemontrer que lrsquoordre carteacutesien survit agrave lrsquoabandon de lrsquoenseignement auquel Totaliteacute et

infini lrsquoidentifiait nous devons creuser plus avant la description de lrsquoeacutethique et interroger son ordre nouveau ou plutocirct son an-archie sa diachronie

sect28 La diachronie carteacutesienne de lrsquoeacutethique

a) La deacuteformalisation du temps Il srsquoagit bien comme chez Husserl de penser le temps agrave partir de la subjectiviteacute ndash mais en

deacutelivrant le temps de lrsquoexpeacuterience de lrsquointentionnaliteacute et de la conscience donc de la synchronie Est dit synchronique tout pheacutenomegravene qui se laisse rassembler en preacutesent dont le sens peut-ecirctre livreacute dans

lrsquounification syntheacutetique drsquoune conscience preacutesente (cf EN 134) Le preacutesent synchronique est la temporaliteacute propre de lrsquoessence il est marqueacute par le pouvoir dont le sujet dispose sur le temps En

effet le sujet se rapporte au passeacute par la meacutemoire et celle-ci nrsquoest pas simplement un moyen drsquoaccegraves au passeacute agrave partir du preacutesent la meacutemoire confegravere au passeacute son caractegravere de passeacute en le convoquant

comme passeacute qursquoelle a retenu et qursquoelle situe dans une continuiteacute de passeacutes qui renvoient ultimement agrave sa conscience preacutesente de ce passeacute Il en va de mecircme pour lrsquoavenir puisque dans lrsquoattente je constitue le futur comme ce que jrsquoanticipe en projetant mon preacutesent en avant de lui-mecircme selon une continuiteacute de temps repreacutesentables Dans la meacutemoire ou dans lrsquoattente crsquoest toujours la conscience qui confegravere au temps sa temporaliteacute Cette emprise du preacutesent sur le temps qursquoil reacuteduit agrave la reacutecupeacuteration qursquoil en fait prend le nom de privilegravege du preacutesent Mais ce privilegravege ne srsquoexerce que sur une maniegravere de se rapporter au temps la reacutecupeacuteration et le temps ne se reacuteduit pas agrave ce qursquoil y a en lui de reacutecupeacuterable A la synchronie Levinas oppose une autre maniegravere qursquoa le temps de passer la diachronie

lrsquoimpossibiliteacute de rassembler lrsquoeacutecoulement du temps en preacutesent Si le visage deacutesarccedilonne lrsquointentionnaliteacute qui le vise srsquoil fait perdre agrave la conscience sa premiegravere place crsquoest que du point de vue du temps il interrompt la synchronie de la preacutesence pour introduire diachroniquement dans le sujet un sens nouveau La temporaliteacute du visage est une rupture du preacutesent une interruption de la mainmise du preacutesent sur le passeacute et lrsquoavenir Le temps de lrsquoeacutethique ne peut donc consister qursquoen un passeacute et un

avenir que le preacutesent ne constitue pas ndash et qui ne sont pas mecircme veacutecus Lrsquointentionnaliteacute conserve le privilegravege de tout veacutecu du passeacute (dans la meacutemoire) et de lrsquoavenir (dans lrsquoattente) Levinas doit donc

penser un temps qui eacutechappe agrave la conscience srsquoil veut lrsquoaffranchir du preacutesent Comment sa description

190

peut-elle alors demeurer pheacutenomeacutenologique si en son principe elle reacutecuse toute possibiliteacute drsquoun veacutecu de conscience du temps toute conscience intime du temps

Pourtant Levinas ne renonce pas agrave lrsquoideacutee drsquointimiteacute lors mecircme qursquoil affranchit le temps du veacutecu intentionnel Crsquoest dans lrsquointerruption du preacutesent que surgit la diachronie plus intime que lrsquointimiteacute de

la meacutemoire Loin drsquoabandonner lrsquoambition de la pheacutenomeacutenologie de penser la subjectiviteacute agrave partir du temps Levinas preacutetend lrsquoaccomplir en deacutecrivant la maniegravere dont le privilegravege de la preacutesence reacuteduit la diachronie du temps qui est le sens de la subjectiviteacute Il objecte agrave Husserl de ne pas avoir penseacute la veacuteritable temporaliteacute du temps ou du moins de ne pas avoir atteint lrsquointrigue ougrave cette temporaliteacute signifie Il renverse ainsi la description la preacutesence synchronique est deacuteriveacutee du temps veacuteritable La meacutemoire ne nous donne pas le passeacute elle en fait un passeacute re-preacutesenteacute eacutecrasant le temps sur la preacutesence car elle deacutetruit le passeacute comme passeacute en le reacuteduisant agrave ce qursquoelle a retenu de lui Pour Levinas le passeacute nrsquoest pas le temps que nous retenons mais celui que nous avons irreacutemeacutediablement perdu ndash et lrsquoavenir nrsquoest pas le temps que nous attendons mais celui qui impreacutevisible survient en deacutejouant nos projets La meacutemoire et lrsquoattente cachent le veacuteritable pheacutenomegravene du temps en le reacutecupeacuterant Le temps deacutejoue la

maicirctrise il est lrsquoeacutechec de mon emprise sur lrsquoecirctre la perte du passeacute et lrsquoincertitude de lrsquoavenir Il est lrsquoimpossibiliteacute de la meacutemoire et de lrsquoanticipation la passiviteacute absolue drsquoun sujet pris dans le cours du

temps pour qui le temps a un sens dont il nrsquoest pas maicirctre Le temps crsquoest le temps perdu ndash irreacutemeacutediablement perdu et qui ne se retrouve jamais agrave lrsquoidentique Or pour perdre le temps il faut qursquoil y ait un temps qui eacutechappe agrave lrsquoemprise de la meacutemoire non pas seulement un trou de meacutemoire mais un temps inaccessible agrave la meacutemoire ndash immeacutemorial Neacutegativement il srsquoagit de penser un temps irreacutecupeacuterable inaccessible agrave lrsquointentionnaliteacute non pas en raison drsquoune faiblesse de lrsquoesprit mais de la structure mecircme du temps laquo lrsquoimmeacutemorial nrsquoest pas lrsquoeffet drsquoune faiblesse de meacutemoire drsquoune incapaciteacute de franchir les grands intervalles du temps de ressusciter de trop profonds passeacutes Crsquoest lrsquoimpossibiliteacute pour la dispersion du temps de se rassembler en preacutesent ndash la diachronie insurmontable

du temps un au-delagrave du Dit Crsquoest la diachronie qui deacutetermine lrsquoimmeacutemorial ce nrsquoest pas une faiblesse de la meacutemoire qui constitue la diachronie raquo (AE 66)

Levinas deacutecrit concregravetement la diachronie comme laps Synchronie et diachronie expriment en

effet deux maniegraveres contradictoires de se rapporter au laps agrave lrsquoespace de temps La premiegravere assimile le temps du laps agrave lrsquoespace en le pensant comme un flux dont elle se fait une repreacutesentation spatiale ndash lrsquoeacutecoulement Elle reacutecupegravere lrsquoespace du laps qursquoelle assimile agrave un seul point le preacutesent Le passeacute est pour elle souvenir preacutesent du passeacute et le futur anticipation preacutesente du futur Contre Husserl qui pense le temps comme flux Levinas admire Heidegger qui a deacuteformaliseacute le temps qui lrsquoa restitueacute agrave la concreacutetude de son rapport agrave la mort (cf DMT 124-125) Mais mecircme lrsquoauteur drsquoEtre et temps nrsquoa pas penseacute le temps dans toute sa diachronie puisqursquoil a penseacute lrsquoecirctre-pour-la-mort comme ultime possibiliteacute pouvoir du Dasein (cf DMT 61) La synchronie rassemble et reacutecupegravere le temps en une repreacutesentation

immobile de sa mobiliteacute Elle aplatit le temps dans lrsquoideacutee spatiale du flux faisant de la continuiteacute du temps une continuiteacute spatiale Au contraire la diachronie atteste lrsquoimpossibiliteacute de reacutecupeacuterer le temps qui passe Nul preacutesent ne peut contenir le passeacute qui en vertu du fait qursquoil est passeacute eacutechappe agrave mon pouvoir La diachronie rompt avec la preacutesence en ce sens qursquoelle interdit la synthegravese du laps de temps dans la preacutesence Le laps crsquoest lrsquoirreacutecupeacuterable La diachronie est laquo la temporalisation comme laps ndash la

perte du temps raquo (AE 87) le caractegravere ineacuteluctablement perdu du passeacute pour le preacutesent Mais quel temps se perd irreacutemeacutediablement Pour que la notion de diachronie ait un sens il faut une intrigue qui

eacutechappe agrave lrsquoactiviteacute consciente qui ne se fasse pas pheacutenomegravene une passiviteacute absolue Crsquoest pourquoi lrsquoeacutethique seule en raison de la passiviteacute de la responsabiliteacute deacutetient le sens de la diachronie Seule

191

lrsquoeacutethique justifie lrsquoideacutee que le temps puisse ecirctre perdu ndash et que la synthegravese puisse eacutechouer Car si le temps est cet laquo eacutetonnant eacutecart de lrsquoidentique par rapport agrave lui-mecircme raquo (AE 51) il faut que cet eacutecart importe qursquoil ne soit pas indiffeacuterent au preacutesent mais le deacuterange il faut que la diachronie soit le temps

de lrsquoeacutethique Le caractegravere originellement eacutethique du pheacutenomegravene du temps srsquoatteste dans la volonteacute de ne pas seacuteparer la pheacutenomeacutenologie du temps de lrsquointrigue concregravete qui lui donne sens la mort drsquoautrui

Cette concreacutetisation que Levinas nomme laquo la deacuteformalisation du temps raquo consiste agrave revenir agrave laquo un concret plus ancien que la pure forme du temps raquo la venue de Dieu agrave lrsquoideacutee dans le visage drsquoautrui (EN 182) Cette recherche de la concreacutetude est lrsquoenseignement que Levinas a retenu des analyses de lrsquoecirctre-pour-la-mort drsquoEtre et temps Levinas est lui-mecircme convaincu que la question de la mort livre le sens du temps la confrontation agrave Heidegger est donc une neacutecessiteacute pour la pheacutenomeacutenologie du temps comme en teacutemoigne le cours laquo La mort et le temps raquo de 1975-1976 dont toute la progression est deacutetermineacutee par la lecture drsquoEtre et temps Mais tandis que Heidegger fait de la mort lrsquoultime possibiliteacute du Dasein centrant lrsquoanalyse sur mon rapport agrave ma mort Levinas estime que laquo la mort de lrsquoautre mrsquoaffecte plus que la mienne raquo puisque laquo nous rencontrons la mort dans le visage drsquoautrui raquo (DMT 121) La critique de la solitude du Dasein face agrave la mort rejoint la rupture du privilegravege husserlien du

preacutesent pour manifester la primauteacute du sens eacutethique du temps Contre lrsquoideacutee que la mort assigne lrsquohomme agrave une finitude sans infini Levinas avance que le temps est la concreacutetude mecircme de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini Pourquoi est-ce dans la relation eacutethique agrave autrui que me vient pour la premiegravere fois agrave lrsquoideacutee le sens

de la mort et du temps Lrsquoeacutethique deacutecrit la mort en deux sens au moins Drsquoabord la mort mrsquoapparaicirct dans la possibiliteacute du meurtre la parole du prochain constitue agrave la fois la tentation du meurtre et son interdiction Le meurtre est le correacutelatif de la parole du visage en tant qursquoil reacutepond agrave cette parole par une tentative drsquoassimiler par la violence lrsquoalteacuteriteacute du visage ndash tentative qui ne peut qursquoeacutechouer puisque le corps qursquoelle atteint nrsquoest pas le visage Or si autrui srsquooffre agrave la violence du meurtre crsquoest que sa

parole me signifie sa solitude face agrave la mort La nuditeacute drsquoautrui est son laquo exposition agrave la mort raquo si bien qursquoil faut penser le laquo visage comme la mortaliteacute mecircme de lrsquoautre homme raquo (EN 173) Crsquoest donc agrave

partir drsquoun second concept celui de mortaliteacute qursquoil faut penser la circonstance ougrave la mort vient pour la premiegravere fois agrave lrsquoideacutee La mortaliteacute du visage est son appel agrave ma responsabiliteacute Srsquoil faut penser

comme Autrement qursquoecirctre le soutient la responsabiliteacute jusqursquoagrave la substitution alors ma responsabiliteacute va jusqursquoagrave comprendre la relation mecircme drsquoautrui agrave sa propre mort La mortaliteacute allie ainsi deux caractegraveres contradictoires 1 la mortaliteacute drsquoautrui est son isolement absolu face agrave la mort et signifie lrsquoincapaciteacute totale dans laquelle je suis de le deacutelivrer de la mort 2 mais elle me concerne infiniment sans que je puisse me deacuterober agrave la responsabiliteacute au point ougrave la mort drsquoautrui est mon affaire avant drsquoecirctre la sienne La mortaliteacute drsquoautrui mrsquoappelle agrave prendre en charge une mort sur laquelle je nrsquoai aucun pouvoir Cette responsabiliteacute paradoxale est lrsquoenseignement du sens de la mort ndash de celle drsquoautrui puis de la mienne Car en mrsquoaccablant par-delagrave mes pouvoirs le visage mrsquooblige par-delagrave ma

propre mort Sous le thegraveme du sacrifice dans une penseacutee du laquo mourir pour raquo (cf EN 204) Levinas deacutegage le sens veacuteritable de la mort qui est eacutethique Ma relation solitaire au terme de mon existence ne soupccedilonne mecircme pas ce sens deacutemesureacute dont seule lrsquoeacutethique est deacutepositaire Le sens de la mort le sacrifice pour la mortaliteacute drsquoautrui eacutechappe agrave lrsquoontologie

Restituant comme Heidegger la penseacutee du temps aux circonstances concregravetes qui lui donnent sens Levinas en conclut cependant agrave la primauteacute du sens eacutethique de la mort sur son sens ontologique Selon

quelles modaliteacutes concregravetes la responsabiliteacute pour la mort du visage vient-elle interrompre le privilegravege du preacutesent et eacutetablir un rapport agrave un temps diachronique Les notions de retard et drsquourgence

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concreacutetisent la rupture de la preacutesence par la diachronie en montrant lrsquoorigine eacutethique de la temporaliteacute En effet lrsquoobligation qui me vient du visage est aussi une accusation drsquoavoir tardeacute Mon retard est ma reacuteponse agrave lrsquourgence de lrsquoappel laquo Lrsquourgence extrecircme de lrsquoassignation bouscule la preacutesence drsquoesprit

neacutecessaire agrave la reacuteception drsquoune donneacutee et agrave lrsquoidentification du divers ougrave noegraveme drsquoune noegravese le pheacutenomegravene apparaicirct Urgence extrecircme ndash modaliteacute de lrsquoobsession (qui est sue mais nrsquoest pas un

savoir) je nrsquoai pas le temps de faire face raquo (AE 140) Le temps disponible de la conscience unifiant le divers de lrsquoexpeacuterience nrsquoa plus cours dans lrsquoeacutethique Face au visage le sujet eacutethique nrsquoa plus le temps le temps ne signifie plus ce dont je dispose en maicirctre pour syntheacutetiser lrsquoexpeacuterience mais ce qui me manque Face agrave autrui je nrsquoai plus le temps ndash ce que Levinas nrsquointerpregravete pas seulement en disant que le laps de temps est reacuteduit agrave rien mais en inversant lrsquoordre drsquoeacutecoulement du laps Lrsquourgence de lrsquoeacutethique se traduit par le fait drsquoavoir donneacute le pain de ma bouche avant mecircme drsquoavoir entendu la demande de reacutepondre avant drsquoavoir pris conscience drsquoecirctre appeleacute Aussi les notions drsquourgence et de retard doivent-elles ecirctre entendues en un sens proprement diachronique Lrsquourgence signifie la perte du temps le passage malgreacute moi du temps dont je perds la maicirctrise Le retard deacutesigne quant agrave lui le rapport paradoxal drsquoune reacuteponse preacutesente agrave un passeacute qui ne fut jamais preacutesent et donc jamais assumeacute

par le sujet Lrsquourgence de lrsquoappel et le retard de la reacuteponse deacutenotent la rupture de la preacutesence par lrsquoeacutethique laquo le prochain me frappe avant de me frapper comme si je lrsquoavais entendu avant qursquoil ne

parle Anachronisme qui atteste une temporaliteacute diffeacuterente de celle qui scande la conscience Elle deacutemonte le temps reacutecupeacuterable de lrsquohistoire et de la meacutemoire ougrave la repreacutesentation se continue raquo (AE 141) Lrsquoeacutethique nous impose de penser un temps drsquoavant la conscience irreacuteductible au preacutesent dont la synthegravese est impossible et qui eacutechappe au pouvoir ndash un temps qui contredit explicitement le temps des horloges un temps anachronique La diachronie est anachronique puisqursquoen eacutechappant agrave la meacutemoire le passeacute drsquoougrave parle le visage deacutejoue la temporaliteacute de la meacutemoire je reacuteponds au visage avant mecircme de me souvenir de ce agrave quoi je dois reacutepondre Mais le paradoxe inheacuterent agrave la notion de temps anachronique nrsquoest qursquoapparent il est la conseacutequence logique de la deacutecision de penser le temps en

lrsquoaffranchissant de lrsquoemprise de la meacutemoire

Le temps srsquoeacuteprouve passivement comme vieillissement ou seacutenescence (cf AE 88) A lrsquoimage de lrsquourgence et du retard le vieillissement reccediloit sa signification premiegravere de lrsquoeacutethique mais la

description qursquoen propose Levinas est ambigueuml Le vieillissement peut drsquoabord qualifier le visage laquo Le deacutevoilement du visage est nuditeacute ndash non-forme ndash abandon de soi vieillissement mourir plus nu que la nuditeacute pauvreteacute peau agrave rides peau agrave rides trace de soi-mecircme raquo (AE 141) Le vieillissement du visage signifie son repli hors de lrsquoidentiteacute lrsquoimpossibiliteacute dans laquelle je me trouve drsquoassigner agrave autrui une essence en raison du fait que le passage du temps aggrave ma responsabiliteacute envers lui La modaliteacute selon laquelle le visage est trace de soi-mecircme est deacutefection de la pheacutenomeacutenaliteacute temporellement elle est vieillissement rapprochement ineacuteluctable vers la mort Le visage est une peau qui se ride ndash qui srsquoaltegravere en se ridant et qui srsquoefface derriegravere ses rides Pourtant la notion de

vieillissement apparaicirct aussi et drsquoabord comme un synonyme de la responsabiliteacute du moi elle nomme la maniegravere dont le temps se passe pour le sujet eacutethique Alors que lrsquoideacutee drsquoun vieillissement du visage constitue un hapax dans Autrement qursquoecirctre la description du vieillissement du sujet eacutethique y est reacutecurrente Levinas parle ainsi drsquolaquo une subjectiviteacute du vieillissement que lrsquoidentification du Moi avec lui-mecircme ne saurait escompter un sans identiteacute mais unique dans la reacutequisition irreacutecusable de la

responsabiliteacute raquo (AE 90) Synonyme de la responsabiliteacute le vieillissement est la subjectiviteacute elle-mecircme Il deacutesigne en plusieurs sens la temporaliteacute propre du sujet eacutethique accableacute drsquoobligations qursquoil

nrsquoa pas voulues 1 Plus je reacuteponds plus je suis responsable temporellement cette structure deacutenote la passiviteacute du temps qui passe malgreacute moi des devoirs srsquoaccumulant contre mon greacute Vieillir crsquoest bien

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subir le passage du temps sans pouvoir reacutecupeacuterer les heures perdues 2 Mais crsquoest aussi perdre toute maicirctrise sur le temps Le vieillissement nrsquoentre pas dans mes projets et ne srsquooffre pas comme une des mes possibiliteacutes Il ne fait pas lrsquoobjet drsquoun choix mrsquoaffectant au contraire drsquoune reacutesignation

inconfortable voire mecircme violente Crsquoest pourquoi Levinas fait de la patience du vieillissement une laquo lassitude raquo (AE 91) je nrsquoai pas voulu la responsabiliteacute dont le visage mrsquoaccable et crsquoest agrave regret

que je le vois prendre le pain de ma bouche La fatigue la peine lrsquoeffort sont des composantes neacutecessaires de lrsquoeacutethique en raison de sa passiviteacute absolue201 3 Aussi le temps revecirct-il une signification eacutethique dans le fait de vieillir Mes forces mes nourritures mon temps sont pour lrsquoautre Vieillir crsquoest donner mon temps pour lrsquoautre crsquoest voir mon temps ecirctre pris par autrui Cette prise srsquoaggrave eacutethiquement plus je vieillis et plus ma responsabiliteacute devient lourde Lrsquoeacutethique interdit que je sois indiffeacuterent au passage du temps Les temps ne srsquoeacutequivalent pas chaque heure qui passe augmente ma responsabiliteacute Le temps se charge drsquoun sens son indisponibiliteacute signifie qursquoautrui en est le maicirctre et non plus moi

Lrsquoeacutethique dessine donc une temporaliteacute absolument passive le vieillissement que Levinas a pu

deacutefinir comme la laquo permanence drsquoune perte de soi raquo (AE 169) Alors que dans la synchronie le temps preacutesent est lrsquooccasion pour le sujet de rassembler le divers de son expeacuterience dans lrsquouniteacute syntheacutetique

opeacutereacutee par lrsquointentionnaliteacute la diachronie atteste une perte irreacutecupeacuterable du temps aucun acte nrsquoa de prise sur le vieillissement Lrsquouniteacute du sujet nrsquoest plus le fruit drsquoun acte souverain mais le reacutesultat passif drsquoune responsabiliteacute subie Le sujet vieillissant ne peut donc plus ecirctre deacutecrit agrave partir du privilegravege du preacutesent Sa temporaliteacute se distingue du preacutesent de plusieurs maniegraveres irreacuteductibiliteacute de la dureacutee agrave lrsquoinstant mise hors circuit de tout pouvoir du moi sur le temps passiviteacute absolue de lrsquoeacutecoulement du temps mise en moi drsquoun sens eacutethique dont je ne suis pas lrsquoauteur Nous reacutesumons ces traits en disant que le temps nrsquoest plus pour moi mais pour lrsquoautre Ce temps pour lrsquoautre hors maicirctrise hors preacutesence eacutethique est la diachronie

b) La structure de la diachronie

Crsquoest agrave partir de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini ndash et du mouvement geacuteneacuteral des Meacuteditations ndash que

Levinas pense la diachronie Chez Descartes la diachronie du temps se manifeste agrave travers deux ordres temporels (1) lrsquoordre chronologique des Meacuteditations deacutecrit agrave partir du preacutesent de lrsquoecirctre seacutepareacute effectuant le cogito la deacutecouverte de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mise en lui et plus vieille que lui (2) et lrsquoordre logique mis en avant dans cette deacutemarche de la primauteacute de lrsquoinfini sur le fini Or la notion eacutethique de diachronie reprend cette division en deux ordres

(1) Lrsquoordre de lrsquoeacutethique est lrsquoordre logique de Descartes Il y a prioriteacute de lrsquoinfini sur le fini car

autrui mrsquoappelle comme si jrsquoavais reacutepondu avant qursquoil nrsquoappelle laquo Le prochain me frappe avant de me

frapper comme si je lrsquoavais entendu avant qursquoil ne parle raquo (AE 141) Le paradoxe tient au fait que la reacuteponse preacutecegravede lrsquoappel au sens ougrave lrsquoappel nrsquoest entendu que dans la reacuteponse Selon cet ordre qui inverse le rapport au temps lrsquoappel du visage appartient agrave un passeacute immeacutemorial un passeacute qui se refuse agrave lrsquoemprise de la meacutemoire et qui contredit lrsquoordre de succession des temps tel que la meacutemoire se

201 Ces descriptions drsquoAutrement qursquoecirctre retrouvent donc certaines intuitions de la pheacutenomeacutenologie de la

paresse de la fatigue et de lrsquoeffort de 1947 Dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Levinas deacutecrivait en effet deacutejagrave la dureacutee irreacuteductible agrave lrsquoinstant du temps eacuteprouveacute dans la fatigue par le sujet acculeacute agrave lrsquoecirctre Trente ans plus tard ces leccedilons reccediloivent leur deacutetermination premiegravere eacutethique lrsquoorigine de toute dureacutee la peacutenibiliteacute du vieillissement crsquoest la passiviteacute drsquoun temps dont je ne suis plus le libre organisateur

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le repreacutesente Je me trouve en retard face au visage alors mecircme que je reacuteponds agrave lrsquoappel je vieillis malgreacute moi agrave mesure que je reacuteponds agrave ma responsabiliteacute On peut appeler passiviteacute du temps cet ordre de lrsquoeacutethique le seul rapport que jrsquoai avec ce passeacute immeacutemorial est ma responsabiliteacute qui mrsquoinvestit

malgreacute moi La diachronie est cette passiviteacute du passage du temps qui signifie drsquoabord que le temps qui passe diachroniquement excegravede ma conscience preacutesente et est irreacutemeacutediablement perdu pour ma

meacutemoire La responsabiliteacute me met en rapport avec un temps qui nrsquoest pas le mien avec le temps drsquoautrui qui me vieillit malgreacute moi en mettant ma propre preacutesence en question En outre cette passiviteacute se charge drsquoune signification eacutethique le temps drsquoautrui ne mrsquoest pas indiffeacuterent il me concerne avant mon propre temps ndash la mort drsquoautrui me concerne avant la mienne propre Lrsquoordre de lrsquoeacutethique est le paradoxe drsquoune temporaliteacute autre que la mienne qui mrsquoinvestit malgreacute moi et agrave laquelle je reacuteponds avant mecircme drsquoavoir pu lrsquoinseacuterer dans mon propre temps Il se structure donc en deux temps (a) le passeacute immeacutemorial signifieacute par autrui me concerne et investit ma propre temporaliteacute en inversant lrsquoordre des prioriteacutes la mort de lrsquoautre passe avant la mienne et mrsquoordonne agrave lui (b) mon obligation pour autrui est pour moi le fait premier qui preacutecegravede lrsquoappel lui-mecircme

(2) Lrsquoordre de la deacutecouverte Lrsquoordre de la deacutecouverte sort de lrsquoeacutethique et fait intervenir lrsquoideacutee de conscience synchrone On peut en effet reformuler la structure diachronique en ces termes autrui me

frappe avant que je prenne conscience drsquoecirctre frappeacute comme si je lrsquoavais entendu avant drsquoavoir pris conscience qursquoil ne parlait En introduisant le concept de conscience dans la structure que deacutecrit Levinas nous quittons lrsquoeacutethique proprement dite pour interroger le rapport de la conscience preacutesente agrave la responsabiliteacute qui lrsquoinvestit Comment ai-je conscience du passeacute immeacutemorial alors que ma vie de conscience est marqueacutee par le privilegravege de la preacutesence Le concept de diachronie nous permet de reacutepondre agrave ce problegraveme en articulant le rapport temporel du passeacute au preacutesent Dans lrsquoordre carteacutesien Dieu a mis en moi lrsquoideacutee de lrsquoinfini et je ne la deacutecouvre qursquoapregraves coup en deacutemontrant lrsquoimpossibiliteacute que jrsquoen sois lrsquoauteur Le sujet meacuteditant avait cru le temps drsquoun cogito que la penseacutee eacutetait agrave elle-

mecircme son propre fondement et voilagrave qursquoil deacutecouvre en lui une penseacutee plus vieille que lui-mecircme Levinas retrouve dans son eacutethique la mecircme structure temporelle le pheacutenomeacutenologue parti agrave la

recherche de lrsquoautre de lrsquoecirctre renonce agrave assimiler lrsquoinfini agrave sa repreacutesentation en le pensant agrave partir de la trace qursquoil a laisseacutee en nous La responsabiliteacute absolument passive agrave laquelle le visage mrsquoordonne est

donc cette ideacutee de lrsquoinfini mise en nous que deacutecouvre Descartes Cet ordre de la deacutecouverte deacutecrit la mecircme temporaliteacute que lrsquoordre de lrsquoeacutethique je suis responsable drsquoautrui avant mecircme drsquoavoir conscience et drsquoavoir fait le choix de mon devoir La structure temporelle de lrsquoideacutee formelle de lrsquoinfini trouve bien sa concreacutetisation dans la diachronie Si toute tentative de penser lrsquoinfini se heurtait agrave lrsquoinaccessibiliteacute du passeacute immeacutemorial nous ne pourrions pas penser lrsquoinfini Mais le pheacutenomeacutenologue peut srsquoappuyer sur la trace de lrsquoinfini et sur la maniegravere dont celle-ci deacuterange la preacutesence pour deacutecrire la diachronie Et la diachronie de la penseacutee se manifeste par la rupture de lrsquointentionnaliteacute je nrsquoai pas constitueacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash celle-ci ne mrsquoest pas contemporaine Au contraire sa mise en moi signifie

qursquoelle est plus ancienne que moi au sens ougrave toute penseacutee preacutesente ne peut que reconnaicirctre lrsquoanteacuterioriteacute absolue de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La penseacutee de lrsquoinfini se conjugue au temps du passeacute immeacutemorial jrsquoai deacutejagrave en moi lrsquoideacutee de lrsquoinfini avant mecircme de la penser et toute tentative de la penser actuellement eacutechoue pour srsquoincliner devant le fait que lrsquoinfini a toujours deacutejagrave eacuteteacute deacuteposeacute en moi

Levinas reacutesume en un problegraveme toute lrsquoambiguiumlteacute de la diachronie laquo que peut vouloir dire lrsquoantiquiteacute drsquoune signification raquo (DQVI 108) Cette question est une aporie pheacutenomeacutenologique la

theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute faisant de la conscience preacutesente lrsquoinstitution ultime du sens Si je suis deacutepositaire drsquoun sens dont je ne suis pas lrsquoauteur le psychisme ne peut pas se reacuteduire agrave la conscience

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preacutesente La diachronie deacutesigne cette autre signification du psychisme en faisant de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une penseacutee mise en moi plus vieille que mon activiteacute de penser Il nrsquoy a que lrsquoeacutethique qui puisse justifier un tel paradoxe en vertu de son intrigue qui se passe laquo comme si lrsquoideacutee de lrsquoInfini en nous

eacutetait exigence et signification au sens ougrave dans lrsquoexigence un ordre est signifieacute raquo (ibid) La temporaliteacute paradoxale de la diachronie tire sa justification de cette ambivalence du mot signification agrave la fois

ordre donneacute et sens adresseacute Lrsquoeacutethique est donc lrsquointrigue originaire du temps laquo ni conjoncture dans lrsquoecirctre ni reflet de cette conjoncture dans lrsquouniteacute de lrsquoaperception transcendantale ndash la proximiteacute de Moi agrave lrsquoAutre est en deux temps en cela transcendance Elle se temporalise mais de temporaliteacute diachronique en dehors ndash au-delagrave ou au-dessus ndash du temps reacutecupeacuterable par la reacuteminiscence ougrave se tient et srsquoentretient la conscience et ougrave se montrent dans lrsquoexpeacuterience ecirctre et eacutetants raquo (AE 135) La proximiteacute avec le prochain interrompant la preacutesence dans lrsquoappel drsquoun passeacute immeacutemorial est le sens concret de la transcendance qui elle-mecircme se produit diachroniquement en deux temps Ou plutocirct le temps lui-mecircme est la production de la transcendance Comment comprendre cette thegravese En quel sens la diachronie est-elle la production mecircme de lrsquoinfini

c) Le temps de infini

La division du temps dans la diachronie seacutepare tout drsquoabord mon temps et le temps drsquoautrui Alors que la synchronie reacuteunit ces deux temps la diachronie les maintient seacutepareacutes laquo la proximiteacute nrsquoentre pas dans ce temps commun des horloges qui rend possible les rendez-vous Elle est deacuterangement raquo (AE 142) Le temps des horloges introduit une mesure commune qui permet la reacutecupeacuteration du temps le temps devenu commun perd sa diachronie Au contraire la proximiteacute seacutepare mon temps et le temps drsquoautrui sans que lrsquoheure commune puisse les faire eacutequivaloir Levinas supprime donc dans sa conception du temps eacutethique la distance du temps mesureacute pour lui substituer une distance non mesurable celle de la diachronie sans preacutesent commun entre moi et autrui Il nrsquoy a plus rien de

reacutecupeacuterable de son temps dans le mien je suis en retard sur le temps drsquoautrui qui me file entre les doigts Et ce passage du temps file preacuteciseacutement parce que je ne suis pas maicirctre de sa signifiance

eacutethique qui mrsquoaccuse et mrsquoordonne responsable Par conseacutequent la maniegravere propre qursquoa la diachronie de passer consiste en la perte du temps de lrsquoautre perte qui ne me laisse pas indiffeacuterent mais au

contraire mrsquoordonne agrave lrsquoobeacuteissance laquo Passeacute non point dans le preacutesent mais comme une phase retenue passeacute de ce preacutesent laps deacutejagrave perdu du vieillissement eacutechappant agrave toute reacutetention alteacuterant ma contemporaneacuteiteacute avec lrsquoautre raquo (AE 141) Le preacutesent perd le privilegravege de pouvoir se situer par rapport au passeacute et donc de preacutesentifier ce passeacute Il ne peut que se reconnaicirctre en retard devant lrsquoappel que le visage lui a adresseacute et attester la distance du temps qui srsquoest deacutejagrave eacutecouleacute entre lrsquoappel et sa reacuteponse Et la distance srsquoaggrave avec le temps le temps est la responsabiliteacute srsquoaggravant La structure emphatique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini celle drsquoune responsabiliteacute srsquoaccroissant infiniment est la temporalisation du temps lui-mecircme Levinas deacutecrit en effet laquo la temporaliteacute du temps comme obeacuteissance raquo (AE 89) le passage

du temps nrsquoayant de sens que si ce passage possegravede un sens que ma preacutesence ne peut reacutecupeacuterer celui de lrsquoeacutethique Drsquoougrave lrsquoideacutee drsquoun passeacute qui nrsquoappartient plus agrave la re-preacutesentation le passeacute du preacutesent que le preacutesent a irreacutemeacutediablement perdu La temporalisation diachronique est la responsabiliteacute elle-mecircme dans son mouvement drsquoinfinition glorieuse En un mot le passage diachronique du temps est le sens concret de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (EDE 214)

Ce mouvement extra-vagant de deacutepassement de lrsquoecirctre ou de transcendance vers une immeacutemoriale

ancienneteacute nous lrsquoappelons ideacutee de lrsquoInfini Lrsquoinfini est alteacuteriteacute inassimilable diffeacuterence et passeacute absolu par rapport agrave tout ce qui se montre se signale se symbolise srsquoannonce se remeacutemore et par lagrave se laquo contemporise raquo avec celui qui comprend

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Ces lignes deacutefinissent lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini comme un mouvement transcendant allant du

preacutesent au passeacute immeacutemorial Une autre deacutefinition lui fait eacutecho celle qui fait de lrsquoideacutee de lrsquoinfini laquo la

disproportion de la gloire et du preacutesent raquo (AE 229) dans Autrement qursquoecirctre Levinas souligne ainsi la signification temporelle de lrsquoinfini dans les Meacuteditations de Descartes inneacutee cette ideacutee appartient agrave un

passeacute plus vieux que le cogito pourtant au fondement de toutes ses penseacutees Le cogito srsquoest rompu en pensant lrsquoinfini deacutecouvrant dans la sphegravere de lrsquoimmanence la trace drsquoun passeacute qui en excegravede le pouvoir Le mouvement propre de la meacuteditation de Descartes consiste ainsi agrave partir drsquoun preacutesent synchronique se transcendant vers un passeacute immeacutemorial celui de lrsquoideacutee inneacutee de lrsquoinfini Dans la progression temporelle des Meacuteditations il y a lagrave comme un retour en arriegravere (ana-chronisme) alors que le sujet meacuteditant avait cru deacutecouvrir son fondement dans la certitude de sa propre existence de substance pensante voici qursquoil deacutecouvre en un second temps que cette penseacutee contient une ideacutee plus vieille qursquoelle En suivant lrsquoordre de la deacutecouverte Descartes deacutecouvre lrsquoordre immeacutemorial de lrsquoeacutethique ndash selon un entrelacement de ces deux ordres diachroniques logique et chronologique La meacuteditation renvoie agrave un passeacute absolu fondant sa veacuteriteacute dans une inversion du temps Ce temps agrave

rebours est celui de lrsquoeacutethique la reacuteponse retrouve dans son Dire mecircme lrsquoappel qui lrsquoavait susciteacute comme si le temps faisait machine arriegravere D Franck donne une interpreacutetation originale de cette

temporalisation agrave rebours laquo lrsquoanachronisme de la conscience est la marque ou la trace drsquoun temps (χρόνος) qui se temporalise en arriegravere (ανα) de la conscience un temps qui nrsquoest plus celui de ses veacutecus ou actes raquo202 La diachronie est en effet anachronique au sens eacutetymologique du terme le temps passe agrave rebours il se temporalise en arriegravere Certes ce paradoxe ne doit pas ecirctre compris en un sens litteacuteral il nrsquoest pas question ici de dire que lrsquoappel du visage fait reculer les aiguilles des horloges sur leur cadran Le passage en arriegravere du temps a un sens eacutethique Le preacutesent perd son privilegravege et son sens Il est deacutesormais signifiant agrave partir du passeacute immeacutemorial qui lrsquointerrompt deacutefini par lrsquoappel qursquoil a manqueacute et par le retard qursquoil a pris sur cet appel La temporalisation srsquoeffectue bien en arriegravere si

lrsquoendroit qualifie le temps synchronique qui reacuteduit le passeacute au passeacute dans le preacutesent lrsquoenvers deacutesigne la diachronie ougrave le sens du preacutesent appartient au passeacute Le preacutesent crsquoest mon retard sur la

responsabiliteacute eacutethique Lrsquoimmeacutemorial est dans lrsquoeacutethique la seule source de signifiance du temps Ce mouvement de retour en arriegravere au sein de lrsquoeacutethique est la structure mecircme du teacutemoignage la reacuteponse

preacutecegravede lrsquoappel et le rapport de la reacuteponse agrave lrsquoappel est un anachronisme Cette structure reprend donc la description de la reacutesonance de lrsquoappel dans la reacuteponse en un sens particulier Car cet entrelacs signifie la possibiliteacute drsquoentendre reacutesonner le passeacute dans le preacutesent drsquoobeacuteir avant drsquoavoir entendu lrsquoordre (AE 235)

Obeacuteissance preacuteceacutedant lrsquoeacutecoute de lrsquoordre lrsquoanachronisme de lrsquoinspiration ou du propheacutetisme est

selon le temps reacutecupeacuterable de la reacuteminiscence plus paradoxal que la preacutediction de lrsquoavenir par un oracle laquo Avant qursquoils appellent moi je reacutepondrai raquo [Isaiumle 65 24] ndash formule agrave entendre agrave la lettre En mrsquoapprochant drsquoAutrui je suis toujours en retard sur lrsquoheure du laquo rendez-vous raquo Mais cette singuliegravere obeacuteissance anteacuterieure agrave la repreacutesentation cette alleacutegeance drsquoavant tout serment cette responsabiliteacute preacutealable agrave lrsquoengagement est preacuteciseacutement lrsquoautre-dans-le-mecircme inspiration et propheacutetisme le se passer de lrsquoInfini

Lrsquoinversion paradoxale du temps ndash la possibiliteacute de reacutepondre avant drsquoentendre lrsquoappel ndash nrsquoest pas

un raffinement dans la description mais le cœur mecircme de lrsquoeacutethique Crsquoest cette temporaliteacute inouiumle qui atteste de la passiviteacute absolue du face-agrave-face Srsquoil me fallait drsquoabord prendre conscience de lrsquoordre pour y reacutepondre mon obeacuteissance serait affaire de choix Pour que mon alleacutegeance agrave autrui soit

202 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 94

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absolument passive il faut qursquoelle mrsquoinvestisse avant le choix ou lrsquoeacutecoute de lrsquoordre (cf EDE 211) Le sujet autonome se deacutecouvre une origine heacuteteacuteronome Lrsquoideacutee de diachronie semble articuler deux mouvements contradictoires 1 le passeacute immeacutemorial mrsquoappelle drsquoun passeacute plus ancien que tout passeacute

meacutemorable inaccessible au preacutesent 2 mais ce nrsquoest qursquoagrave partir du preacutesent dans la faccedilon dont le passeacute immeacutemorial le deacuterange que ce passeacute mrsquoappelle Le concept de trace reacutesout ce conflit apparent

Levinas ne pense pas la trace agrave partir de sa deacutetermination spatiale la trace crsquoest lrsquoeffet de la diachronie sur le monde qursquoelle deacuterange La trace est pure dureacutee si bien qursquoon pourrait la deacutefinir comme le passage du passeacute immeacutemorial dans le preacutesent dureacutee irreacuteductible agrave lrsquoinstant pur passage du temps La conscience qui pense la trace se sait en retard lrsquoecirctre qui a passeacute a deacutejagrave disparu Le propheacutetisme est la parole susciteacutee par cette trace par ce passage de lrsquoinfini Aussi Levinas fait-il reacutefeacuterence agrave la Bible pour deacutefinir la temporaliteacute diachronique Ici il cite un verset drsquoIsaiumle soulignant la neacutecessiteacute de lrsquointerpreacuteter litteacuteralement pour eacutenoncer cette temporaliteacute diachronique La Bible en donne drsquoautres formules Par exemple laquo jrsquoai ouverthellip il avait disparu raquo203 celui qui a appeleacute nrsquoest plus preacutesent et il ne reste que la trace de son passage dans le deacuterangement de ma preacutesence Dans A lrsquoheure des nations crsquoest encore la diachronie que Levinas deacutecrit en rapprochant un verset biblique de lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini laquo disproportion entre lrsquoideacutee et son ideatum nous le savons depuis Descartes Mais ainsi autoriteacute premiegravere Origine dans la Parole de Dieu du mode impeacuteratif des verbes

Lrsquoentendement de cet impeacuteratif serait deacutejagrave obeacuteissance Le verset Exode 24 7 ne srsquoachegraveve-t-il pas sur un Nous ferons et nous entendrons ougrave les docteurs du Talmud font grand cas de ce faire qui preacutecegravede cet entendre raquo (HN 129) En effet cette inversion diachronique du temps est eacutegalement la maniegravere qursquoa la Torah de se donner aux hommes Pourquoi cette communauteacute de structure entre les temps de la responsabiliteacute et de la reacuteveacutelation Crsquoest que cette inversion est le temps mecircme de la subjectiviteacute dont elle reacutevegravele la structure tant dans lrsquoanalyse philosophique de lrsquoeacutethique que dans lrsquoexeacutegegravese religieuse (cf QLT 93) Dans la deuxiegraveme leccedilon des Quatre lectures talmudiques intituleacutee laquo La tentation de la tentation raquo Levinas montre ainsi que laquo la connaissance inteacutegrale ou Reacuteveacutelation (reacuteception de la Tora)

est comportement eacutethique raquo (QLT 104) face-agrave-face avec un visage si bien que sa reacuteveacutelation vient dans la passiviteacute de la responsabiliteacute Le verset laquo nous ferons et nous entendrons raquo qui fait passer

lrsquoobeacuteissance avant lrsquoeacutecoute de lrsquoordre traduit cette inspiration eacutethique de lrsquohomme et la naissance de la Torah dans lrsquoeacutethique

sect29 Les noms de lrsquoinfini (II) le Bien

a) Lrsquoanarchie du Bien Le visage mrsquoassigne agrave une responsabiliteacute infinie qui preacutecegravede mon preacutesent et ma liberteacute

mrsquoinvestissant avant tout choix comme si jrsquoavais reacutepondu avant drsquoentendre son appel Drsquoougrave me vient cette accusation diachronique Qursquoest-ce qui mrsquoinvestit dans la proximiteacute du prochain laquo Cette

anteacuterioriteacute de la responsabiliteacute par rapport agrave la liberteacute signifierait la Bonteacute du Bien la neacutecessiteacute pour le Bien de mrsquoeacutelire le premier avant que je sois agrave mecircme de lrsquoeacutelire crsquoest-agrave-dire drsquoaccueillir son choix raquo (AE 195) La substitution est eacutelection par le Bien Le Bien apparaicirct ainsi comme un autre nom de lrsquoinfini ou de lrsquoilleacuteiteacute Le visage mrsquoinvestit dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute il me deacuterange dans lrsquoanarchie du Bien Le Bien nrsquoest pas un principe ontologique ni une norme teacuteleacuteologique de lrsquoagir humain mais le

laquo Il raquo qui me choisit et mrsquoeacutelit agrave travers le prochain agrave en ecirctre lrsquounique responsable Levinas parle en un sens positif drsquoanarchie du Bien pour deacutesigner la diachronie de son appel laquo le Bien investit la

203 Cantique des Cantiques 4 6 (citeacute in AE 141)

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liberteacute ndash il mrsquoaime avant que je ne lrsquoaie aimeacute raquo (AE 25n1) Comment peut-on retrouver la trace de cette eacutelection purement passive Levinas la deacutecrit comme Deacutesir de lrsquoindeacutesirable (DQVI 113-114)

Et cette faccedilon pour lrsquoInfini ou pour Dieu de renvoyer du sein de sa deacutesirabiliteacute mecircme agrave la

proximiteacute non deacutesirable des autres ndash nous lrsquoavons deacutesigneacutee par le terme drsquolaquo illeacuteiteacute raquo retournement extra-ordinaire de la deacutesirabiliteacute du Deacutesirable ndash de la suprecircme deacutesirabiliteacute appelant agrave elle la rectitude rectiligne du Deacutesir Retournement par lequel le Deacutesirable eacutechappe au Deacutesir La bonteacute du Bien ndash du Bien qui ne dort ni ne somnole ndash incline le mouvement qursquoelle appelle pour lrsquoeacutecarter du Bien et lrsquoorienter vers autrui et ainsi seulement vers le Bien Irrectitude allant plus haut que la rectitude Intangible le Deacutesirable se seacutepare de la relation du Deacutesir qursquoil appelle et de par cette seacuteparation ou sainteteacute reste troisiegraveme personne Il au fond du Tu Il est Bien en un sens eacuteminent tregraves preacutecis que voici Il ne me comble pas de biens mais mrsquoastreint agrave la bonteacute meilleure que les biens agrave recevoir

Lrsquoinfini eacuteveille en moi un Deacutesir qui ne va pas droit agrave lui Il emploie la voie tortueuse de lrsquoeacutethique pour accomplir ce Deacutesir ndash non pas en le satisfaisant mais en le creusant Ce texte structure en trois moments ce mouvement du Deacutesir mucirc par lrsquoinfini 1 Le Bien appelle le Deacutesir Ma responsabiliteacute est mon eacutelection par le Bien dans le visage drsquoautrui Cet eacutepanchement du Bien vers moi est sa laquo bonteacute raquo parce que le Bien mrsquointerpelle comme lrsquounique le responsable insubstituable eacutelu dans le visage drsquoautrui mais aussi parce que cette eacutelection mrsquoeacuteveille agrave la subjectiviteacute Mon identiteacute de sujet est cette eacutelection par le Bien elle est dans sa passiviteacute la reacuteponse ougrave srsquoentend son appel Pourtant cette eacutelection ne satisfait pas le Deacutesir qursquoelle eacuteveille 2 En effet le Bien eacutecarte le Deacutesir pour lui faire prendre un

deacutetour lrsquooriente vers lrsquoindeacutesirable qursquoest le prochain Dans sa bonteacute le Bien mrsquoeacutelit mais lrsquoeacutelection nrsquoa rien drsquoabstrait elle ne se passe que dans la proximiteacute avec le prochain qui est responsabiliteacute jusqursquoagrave la

substitution Autrui est indeacutesirable car son Deacutesir est perseacutecution Crsquoest en prenant cette voie tortueuse que le Bien reste seacutepareacute du Deacutesir qui le vise En allant au deacutesirable (le Bien) le Deacutesir susciteacute et guideacute par le deacutesirable manque son but en eacutetant porteacute par le deacutesirable mecircme vers lrsquoindeacutesirable (le visage) Indeacutesirable le visage lrsquoest en deux sens en tant qursquoil nrsquoa jamais eacuteteacute deacutesireacute par le sujet deacutesirant et en tant qursquoil ne reacutepond pas adeacutequatement agrave ce Deacutesir Au lieu drsquoatteindre le Bien qui le satisferait le Deacutesir srsquoarrecircte sur le visage qui frustre son intention en la retournant ce retournement est le commandement eacutethique lrsquointerdit du meurtre que signifie le visage Le Deacutesir nrsquoa pas de fin car il manque le Bien qursquoil vise et ne trouve qursquoautrui qui ne satisfait pas le Deacutesir mais le ravive de son insatisfaction 3 Crsquoest pourquoi orienteacute vers autrui le Deacutesir est ainsi (in)directement orienteacute vers le Bien Dans lrsquoinsatisfaction drsquoecirctre commandeacute par le visage qui est retournement de son Deacutesir le sujet deacutesirant est

face au sens du Bien qursquoil deacutesire car le Bien est ce agrave quoi le visage lui commande drsquoobeacuteir Il nrsquoy a pas de cheminement possible vers le Bien qui ne passe par le visage Le paradoxe du Deacutesir est que deacutevieacute

dans sa transascendance il srsquoaccomplit du fait de cette deacuteviation La trace de lrsquoilleacuteiteacute est donc lrsquoanarchie du Bien qui me commande agrave la substitution La synonymie

entre lrsquoinfini et le Bien est rendue neacutecessaire par le sens eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini morale avant drsquoecirctre theacuteoreacutetique Il en reacutesulte que le Bien a un sens avant la distinction ontologique ou axiologique entre le bien et le mal laquo avant la bipolariteacute du bien et du mal preacutesenteacutes au choix le sujet se trouve commis avec le Bien dans la passiviteacute mecircme du supporter raquo (AE 194) Le Bien anarchique nrsquoest pas anteacuterieur aux cateacutegories bienmal au sens ougrave il en serait le fondement Lrsquoeacutethique nrsquoest pas la reacuteveacutelation drsquoun principe de division du bien et du mal mais la circonstance concregravete ougrave mrsquoest signifieacute le sens la signifiance du sens comme Bien Ce qui a un sens crsquoest lrsquoorientation de mon ecirctre pour un autre ecirctre dont la faiblesse ne mrsquoest pas indiffeacuterente Ainsi par exemple dans lrsquoarticle laquo Transcendance et mal raquo Levinas justifie cette anteacuterioriteacute du Bien par la prioriteacute accordeacutee agrave la souffrance de lrsquoautre homme sur la mienne et le surgissement du sens dans cette prioriteacute (cf DQVI 205) Cette signifiance du Bien est

199

le sens eacutethique de lrsquoinfini auquel la pheacutenomeacutenologie du visage nous reconduit Lrsquoeacutethique retrouve au moins formellement la position de Platon qui fait du Bien lrsquoorigine de toute intelligibiliteacute Un problegraveme se pose alors qursquoest-ce qui autorise le pheacutenomeacutenologue agrave nommer laquo sens raquo cette

responsabiliteacute absolue de lrsquoun-pour-lrsquoautre qui est Deacutesir du Bien Levinas reacutepond le laquo sens est originellement dans lrsquohumain dans le fait initial que lrsquohomme est concerneacute par lrsquoautre homme (hellip) Je

ne peux pas expliquer davantage ce moment ougrave dans le poids de lrsquoecirctre commence la rationaliteacute Notion premiegravere de la signifiance agrave laquelle remonte la raison et qursquoon ne peut pas reacuteduire agrave autre chose Crsquoest pheacutenomeacutenologiquement irreacuteductible le sens signifie raquo (AT 174) Lrsquoeacutethique remonterait ainsi par-delagrave les pheacutenomegravenes agrave une signifiance qui resterait ineffable lrsquoun-pour-lrsquoautre qui est le Dire et non un Dit Mais pourquoi ce Dire excegravede-t-il le Dit Pourquoi le Bien est-il au-delagrave de lrsquoecirctre

b) Lrsquousage de lrsquoideacutee platonicienne du Bien

La reprise de lrsquoideacutee platonicienne du Bien preacutecegravede chez Levinas celle de lrsquoideacutee carteacutesienne de

lrsquoinfini Quelle interpreacutetation Levinas donne-t-il de lrsquoideacutee du Bien chez Platon Quel usage en fait-il

pour sa propre philosophie Crsquoest en 1947 dans sa preacuteface agrave De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant que pour la premiegravere fois Levinas reprend agrave son compte lrsquoideacutee du Bien dans ses analyses de la relation agrave autrui et

du temps laquo la formule platonicienne placcedilant le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre est lrsquoindication la plus geacuteneacuterale et la plus vide qui les guide Elle signifie que le mouvement qui conduit un existant vers le Bien nrsquoest pas une transcendance par laquelle lrsquoexistant srsquoeacutelegraveve agrave une existence supeacuterieure mais une sortie de lrsquoecirctre et des cateacutegories qui le deacutecrivent une ex-cendance raquo (DEE 9) Lrsquoinvocation de lrsquoideacutee du Bien ne srsquoappuie pas sur une analyse preacutecise des textes de Platon mais sur la formule situant le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre Geacuteneacuterale et vide cette formule est deacutetacheacutee de son sens platonicien comme si Levinas nrsquoen retenait que les mots Elle renvoie agrave la thegravese drsquoune sortie de lrsquoecirctre dans lrsquoexcendance ougrave lrsquoon peut deacutejagrave reconnaicirctre la future transascendance du Deacutesir de lrsquoinfini et srsquoaccomplit dans le temps de la

relation agrave autrui Lrsquoidentification entre lrsquoideacutee de lrsquoinfini et lrsquoideacutee du Bien est donc deacutejagrave en germe comment lrsquoeacutethique lrsquoaccomplit-elle

laquo De la description agrave lrsquoexistence raquo distingue la pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutealisme rassembleacute sous les

figures de Descartes et Platon laquo lrsquoideacutealisme est fonciegraverement platonicien et carteacutesien raquo (EDE 96) Pourtant Levinas se contente de justifier cette proposition en renvoyant agrave lrsquoideacutee du parfait nrsquoeacutevoque que laquo la magistrature suprecircme de lrsquoIdeacutee raquo et ne deacuteveloppe qursquoun aspect de la penseacutee de Platon agrave savoir la penseacutee de la mort du Pheacutedon (EDE 104) En 1957 laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo oppose de nouveau Heidegger agrave Platon et Descartes mais ces deux philosophes ne font plus front commun lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est singulariseacutee en raison de sa structure formelle et non du fait de sa place dans lrsquoideacutealisme Bien que cette ideacutee soit identifieacutee agrave la conscience morale et au visage lrsquoeacutethique ne convoque pas lrsquoideacutee platonicienne du Bien et nrsquoeacutevoque Platon qursquoagrave propos du Deacutesir Crsquoest Totaliteacute

et infini qui identifie alors lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini et lrsquoideacutee platonicienne du Bien Le dossier de soutenance de Levinas reacutesume en effet le projet de lrsquoouvrage en ces termes laquo tout mon effort consiste agrave montrer que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est lrsquoideacutee du Bien raquo (LAV 39) Cette identification prend appui sur le Deacutesir platonicien ougrave Levinas reconnaicirct le mouvement de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Le Philegravebe fournit la matrice du couple conceptuel que forment chez Levinas le besoin et le Deacutesir Crsquoest de ce dialogue que

Levinas tire lrsquoimage du laquo besoin de se gratter dans la gale raquo (TI 120 Philegravebe 46a) agrave quoi on peut reacuteduire tout besoin Et le Deacutesir sans deacutefaut renvoie aux pages (50e-52c) ougrave Socrate megravene lrsquoeacutetude des

plaisirs purs crsquoest-agrave-dire sans meacutelange avec la douleur laquo plaisirs qursquoon ne peut aucunement rapporter agrave ceux de la deacutemangeaison raquo (51d) plaisirs drsquoun genre divin (51e) Levinas reprend cette structure

200

formelle drsquoun plaisir sans manque bien qursquoil ne suive pas Platon dans son association du plaisir pur agrave la beauteacute lrsquointellect et la mesure et mecircme retourne sa position en ne situant pas comme Socrate la deacutemesure du cocircteacute des plaisirs excessifs (65d) mais du cocircteacute de lrsquoalteacuteriteacute veacuteritable En outre Levinas

cite plusieurs fois Platon pour dire le mouvement du Deacutesir lrsquoeacuteleacutevation de lrsquoacircme vers lrsquoinvisible (TI 23 Reacutepublique 529b) le deacutelire venant de Dieu dans un deacutebordement semblable agrave celui de lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini (TI 41 Phegravedre 249a) Surtout dans une interpreacutetation drsquoensemble de Platon crsquoest toute la penseacutee du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre qui atteste le Deacutesir laquo crsquoest Platon qui agrave cocircteacute des besoins dont la satisfaction revient agrave combler un vide entrevoit aussi des aspirations qui ne sont pas preacuteceacutedeacutees de souffrance et de manque et ougrave nous reconnaissons le dessin du Deacutesir (hellip) La Place du Bien au-dessus de toute essence est lrsquoenseignement le plus profond ndash lrsquoenseignement deacutefinitif ndash non pas de la theacuteologie mais de la philosophie raquo (TI 106) De 1947 agrave 1961 la place du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre est toujours interpreacuteteacutee agrave partir du mouvement de transcendance du Deacutesir Pourtant un eacuteleacutement nouveau srsquointroduit dans lrsquoeacutethique de 1961 lrsquoideacutee du Bien nrsquoest plus une indication geacuteneacuterale et vide mais la bonteacute de la responsabiliteacute pour le visage laquo La bonteacute consiste agrave se poser dans lrsquoecirctre de telle faccedilon que Autrui y compte plus que moi-mecircme raquo (TI 277) agrave ecirctre infiniment responsable drsquoautrui

Crsquoest en ce sens que laquo la bonteacute est la transcendance mecircme raquo (TI 341) Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est donc ideacutee du Bien en tant qursquoelle est drsquoabord morale et non theacuteoreacutetique

On peut ainsi reacutesumer lrsquousage de lrsquoideacutee platonicienne du Bien par Levinas en deux traits portant

preacuteciseacutement sur la formule du laquo Bien au-delagrave de lrsquoecirctre raquo drsquoune part cette formule sert de guide agrave la philosophie et drsquoautre part elle deacutenomme le sens concret eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Sur quelle lecture de Platon cet usage srsquoappuie-t-il Lrsquousage constant et chargeacute drsquoenjeux que Levinas fait de lrsquoideacutee platonicienne du Bien contraste avec la discreacutetion de son exeacutegegravese204 Levinas est plus disert au sujet du besoin et du deacutesir de la maiumleutique ou de lrsquoamour platoniciens Contrairement agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour laquelle il donne et un usage et une exeacutegegravese lrsquoideacutee du Bien connaicirct un usage sans

exeacutegegravese Nous expliquons ce contraste par le fait que Levinas ne fait qursquoemprunter agrave Platon la formule de lrsquoideacutee du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre et redeacutefinit lui-mecircme le sens des termes au-delagrave ecirctre Bien

Socrate affirme dans la Reacutepublique (509b) que laquo le bien nrsquoest pas lrsquoessence mais quelque chose

qui est au-delagrave de lrsquoessence raquo (έπέκεινα τῆς οὐσίας) Cette formule est eacutenigmatique faut-il entendre que le Bien nrsquoest pas un ecirctre ou qursquoil est un ecirctre supeacuterieur agrave tous les autres ecirctres faut-il identifier le Bien agrave lrsquoUn dont on ne peut mecircme pas dire qursquoil est selon le Parmeacutenide Levinas tranche sans examen ces questions qui du point de vue de lrsquoexeacutegegravese exigeraient une patiente eacutetude205 laquo lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre ou lrsquoautre de lrsquoecirctre ou lrsquoautrement qursquoecirctre ndash ici situeacute dans la diachronie ici eacutenonceacute comme infini ndash a eacuteteacute reconnu comme Bien par Platon Que Platon en ait fait une ideacutee et une source de lumiegravere ndash qursquoimporte206 raquo (AE 36) Ce geste peut se deacutecrire comme suit reprenant la formule platonicienne

204 Platon (comme Descartes dans le titre De Dieu qui vient agrave lrsquoideacutee) est implicitement preacutesent dans le titre

Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence Lrsquoautrement qursquoecirctre se preacutesente alors comme la reacuteappropriation par Levinas du Bien au-delagrave de lrsquoessence de Platon

205 Sur lrsquoeacutequivociteacute de lrsquoideacutee platonicienne du Bien et la difficulteacute de son interpreacutetation voir Yvon Lafrance laquo Deux lectures de lrsquoIdeacutee du Bien chez Platon Reacutepublique 502c-509c raquo Laval theacuteologique et philosophique vol 62 ndeg2 2006 pp 245-266

206 Ce laquo qursquoimporte raquo fait eacutecho agrave un autre laquo qursquoimporte si dans la pheacutenomeacutenologie husserlienne prise agrave la lettre ces horizons insoupccedilonneacutes srsquointerpregravetent agrave leur tour comme penseacutees visant des objets raquo (TI 14) Pour reprendre lrsquoideacutee drsquoun horizon exceacutedant la Sinngebung Levinas srsquoautorise de frapper drsquoinaniteacute ce qui dans la doctrine de Husserl contredit son propos Le geste est typique de lrsquousage levinassien des philosophes il srsquoagit de remonter au deacutetriment de la lettre agrave lrsquoesprit (eacutethique) qursquoelle traduit et pourtant trahit

201

Levinas en eacutevacue le contenu propre nrsquoen retient que la forme vide et identifie lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Tout comme lrsquointerpreacutetation de Descartes prend appui sur celle de Husserl lrsquointerpreacutetation de Platon prend appui sur celle de Heidegger Crsquoest en comprenant lrsquoecirctre au sens de

lrsquoessance distincte de lrsquoeacutetant au sens du conatus essendi que Levinas peut deacuteclarer que le Bien est au-delagrave de lrsquoecirctre ou autrement que lrsquoessance207 Degraves lors Levinas peut se contenter de reprendre une

lecture neacuteo-platonicienne de Platon sans examiner la question de sa pertinence philologique en situant le Bien au-dessus de lrsquoecirctre et en lrsquoidentifiant agrave lrsquoUn208 De lrsquoideacutee platonicienne du Bien Levinas ne retient que lrsquoexpression vide de lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre

Pourquoi alors convoque-t-il si souvent lrsquoideacutee platonicienne du Bien srsquoil la vide de tout contenu

Crsquoest que la formule de la Reacutepublique constitue avant tout un argument drsquoautoriteacute qui leacutegitime le geste philosophique propre de Levinas La situation du Bien au-delagrave de lrsquoessence autorise Levinas agrave philosopher par-delagrave lrsquoontologie laquo cette notion de lrsquoecirctre au-dessus de lrsquoecirctre ne vient pas de la theacuteologie Si elle nrsquoa pas joueacute de rocircle dans la philosophie occidentale issue drsquoAristote lrsquoideacutee platonicienne du Bien lui assure la digniteacute drsquoune penseacutee philosophique qursquoil ne faut par conseacutequent

pas ramener agrave une sagesse orientale quelconque raquo (TI 241) DrsquoAristote agrave Heidegger (Descartes compris) lrsquohistoire de la philosophie est marqueacutee par la preacutevalence de lrsquoontologie sur lrsquoeacutethique

Contester cette preacutevalence nrsquoest-ce pas quitter la philosophie pour la theacuteologie Levinas srsquoen deacutefend invoquant lrsquoautoriteacute de lrsquoέπέκεινα τῆς οὐσίας de Platon Lrsquoeacutethique perce deacutejagrave dans lrsquoideacutee du Bien et cette perceacutee leacutegitime une nouvelle interpreacutetation de la laquo philosophie comme amour de lrsquoamour Sagesse qursquoenseigne le visage de lrsquoautre homme Nrsquoa-t-elle pas eacuteteacute annonceacutee par le Bien drsquoau-delagrave de lrsquoessence et lrsquoau-dessus des Ideacutees du livre VI de La Reacutepublique de Platon Bien par rapport auquel apparaicirct lrsquoecirctre lui-mecircme Bien dont lrsquoecirctre tient lrsquoeacuteclairage de sa manifestation et sa force ontologique Bien en vue duquel toute acircme fait ce qursquoelle fait (Reacutep 505 e) raquo (TI IV) Platon garantit la leacutegitimiteacute philosophique drsquoun fondement de toute la philosophie sur lrsquoideacutee du Bien Il y a lagrave de la part de

Levinas un usage essentiellement rheacutetorique de lrsquoideacutee platonicienne du Bien toute penseacutee qui place le Bien au-delagrave de lrsquoessence peut-elle se reacuteclamer de Platon Peut-elle sans plus drsquoexamen se dire

philosophique Certes non et Levinas ne le pense pas Sa propre philosophie est porteuse drsquoexigences autrement plus rigoureuses qui justifient sa fideacuteliteacute agrave Platon la compreacutehension du Bien comme source

(anarchique) de toute intelligibiliteacute la justice et la philosophie comme reacuteponses agrave cette intelligibiliteacute la politique jugeacutee agrave partir de cette intelligibiliteacute etc On peut alors regretter que Levinas nrsquoait pas consacreacute agrave lrsquoideacutee platonicienne du Bien une explication aussi attentive que celle qursquoil a proposeacutee de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Cela aurait peut-ecirctre eacuteclaireacute les problegravemes qui ne manquent pas de surgir de lrsquoidentification entre ces deux ideacutees Levinas peut-il encore se reacuteclamer de Platon lorsqursquoil deacuteclare que laquo lrsquoinvisible de la Bible est lrsquoideacutee du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre raquo (HAH 86) Comment lrsquoeacutethique qui deacutemontre que lrsquoinfini signifie le Bien est-elle ameneacutee agrave faire entrer le mot laquo Dieu raquo en philosophie

207 Jean-Marc Narbonne a tregraves bien deacutecrit ce geste dans laquo De lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre agrave lrsquoautrement qursquoecirctre le

tournant leacutevinassien raquo Citeacutes 12006 (ndeg 25) pp 69-75 208 laquo On peut contester lrsquoecirctre comme signifiant derriegravere lrsquoun-pour-lrsquoautre et faire valoir le mot platonicien du

Bien au-delagrave de lrsquoecirctre qui exclut du Bien lrsquoecirctre car comment comprendre le conatus de lrsquoecirctre dans la bonteacute du Bien Car comment chez Plotin lrsquoUn deacuteborderait-il de pleacutenitude et serait-il source drsquoeacutemanation si lrsquoUn perseacuteveacuterait dans lrsquoecirctre srsquoil ne signifiait pas drsquoen deccedilagrave ou drsquoau-delagrave de lrsquoecirctre agrave partir de la proximiteacute crsquoest-agrave-dire agrave partir du deacutesinteacuteressement agrave partir de la signification agrave partir de lrsquoun-pour-lrsquoautre raquo (AE 151-152)

202

Ch 6 Le teacutemoignage de lrsquoinfini

Comment Dieu passe-t-il dans lrsquoeacutethique La question est double elle demande comment lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee et pourquoi lrsquoinfini a nom Dieu Ces deux problegravemes sont inseacuteparables Si tout un lexique theacuteologique (eacutepiphanie propheacutetisme priegravere Dieu etc) srsquoinsegravere dans lrsquoeacutethique ce nrsquoest pas en raison drsquoune deacutecision originaire et arbitraire de deacutefinir Dieu comme la substance infinie permettant de

le deacuteduire de lrsquoinfiniteacute eacutethique (cf AE 149) Lrsquoeacutethique ne preacutesuppose pas Dieu ndash elle est anteacuterieure agrave toute position de Dieu (de son essence ou de son existence) ndash elle deacuteploie une intrigue qui fait venir le

mot laquo Dieu raquo aux legravevres du sujet Crsquoest pourquoi nos deux problegravemes nrsquoen font qursquoun le mot laquo Dieu raquo nrsquoa sa place en eacutethique qursquoen vertu du fait qursquoil vient agrave lrsquoideacutee selon une modaliteacute concregravete qursquoil nous faut deacutesormais eacutetudier Le commencement est une question drsquoordre pheacutenomeacutenologique ndash celle que pose la laquo pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (DQVI 11) selon quelle modaliteacute ou dans quelles circonstances concregravetes lrsquoinfini passe-t-il dans le psychisme Quelle description concregravete le pheacutenomeacutenologue peut-il donner de ce passage Il importe de remarquer que seule la penseacutee de la trace peut poser cette question En se focalisant sur le thegraveme de lrsquoenseignement Totaliteacute et infini deacutecrit la preacutesence absolue du maicirctre lrsquoinfini me vient agrave lrsquoideacutee dans une parole magistrale qui mrsquooffre le monde

et mrsquointerdit le meurtre Mais cette preacutesence de lrsquoAutre eacutecrase la temporaliteacute eacutethique et se livre pour ainsi dire tout drsquoun coup Lrsquoouvrage de 1961 ne donne aucune description de la faccedilon dont le sujet

mis en question par le visage srsquoeacuteveille agrave lrsquoinfini Scheacutematiquement on peut dire qursquoen portant tout son effort descriptif sur la preacutesence du visage (lrsquoeacutethique du point de vue de lrsquoAutre) il en oublie de deacutecrire lrsquoaffection du sujet par lrsquoinfini (lrsquoeacutethique du point de vue du Mecircme) Or crsquoest seulement en portant lrsquoattention sur la passiviteacute du sujet devant lrsquoinfini qui le met en question que le pheacutenomeacutenologue peut deacutecrire la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee La notion de trace conditionne ainsi la possibiliteacute de cette question la trace est le deacuterangement de ma preacutesence par lrsquoinfini qui y passe Bien que Totaliteacute et infini affiche lrsquoambition de montrer que lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee dans lrsquoeacutethique sa conceptualiteacute se reacutevegravele insuffisante pour montrer comment a lieu cette venue Cet eacutechec signifie que la pheacutenomeacutenologie de 1961 nrsquoeacutetait pas assez pheacutenomeacutenologique il ne suffit pas de dire que la responsabiliteacute possegravede la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais il faut deacutecrire la maniegravere dont lrsquoinfini laisse sa trace dans

la responsabiliteacute Crsquoest la tacircche que se donne le chapitre V drsquoAutrement qursquoecirctre

I La venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee

sect30 La voix du teacutemoin

a) Le Dire ougrave srsquoeffectue la venue

La signifiance eacutethique est lrsquoeacuteveil de la subjectiviteacute penseacutee comme substitution sujeacutetion otage Le sujet eacutethique est une passiviteacute absolue qui ne preacuteexiste pas agrave lrsquointrigue eacutethique mais en provient ndash il est lui-mecircme la reacuteponse agrave lrsquoappel du visage Or laquo dans lrsquoassignation absolue du sujet srsquoentend eacutenigmatiquement lrsquoInfini lrsquoen deccedilagrave et lrsquoau-delagrave Il faudra preacuteciser la porteacutee et lrsquoaccent de la voix ougrave lrsquoInfini ainsi srsquoentend raquo (AE 219) Crsquoest la tacircche de la partie 2 du chapitre V intituleacutee laquo La gloire de

lrsquoInfini raquo Diviseacutee en cinq paragraphes cette partie est drsquoune progression argumentative ardue Levinas commence par rappeler le sens de la subjectiviteacute eacutethique (V-2-a) puis il en deacutegage le mode de

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signification crsquoest par ma voix de sujet otage drsquoautrui que srsquoexprime lrsquoinfini qui la commande Ma subjectiviteacute est un Dire une sinceacuteriteacute un teacutemoignage (V-2-b) elle teacutemoigne de lrsquoaccroissement glorieux de ma responsabiliteacute agrave mesure que je reacuteponds (V-2-c) ndash teacutemoignage qui est lrsquointrigue ougrave

lrsquoinfini se passe et passe le sujet (V-2-d) et dont Levinas deacutecrit le surgissement dans la preacutesence comme propheacutetisme (V-2-e) Cette pheacutenomeacutenologie de la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee recherche donc

dans la subjectiviteacute eacutethique elle-mecircme la signification concregravete de lrsquoinfini Toutefois le plan que nous en avons donneacute ignore les deacutetours et les reacutepeacutetitions qui scandent cette partie V-2

Avant mecircme drsquoentrer dans la pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas prend un premier

deacutetour en dissociant lrsquoinfini eacutethique de lrsquoinfini neacutegatif Le paragraphe V-2-b reprend cette distinction que les chapitres I (paragraphe 6 laquo Essence et signification raquo) et III (paragraphe 6 e laquo Proximiteacute et infini raquo) avaient deacutejagrave effectueacutee Ces trois paragraphes montrent que la responsabiliteacute nrsquoest pas infinie en un sens simplement neacutegatif celui du mauvais infini du Sollen (cf AE 149n1) Le devoir moral est une fin que le sujet moral se donne pour terme de son action Lrsquoaction effectueacutee le devoir srsquoeacuteteint (crsquoest lagrave la finitude du devoir) mais mon existence de sujet moral mrsquoimpose drsquoautres devoirs que je

remplis agrave leur tour qui srsquoeacuteteignent puis renaissent et ce agrave lrsquoinfini Or cette succession cette renaissance perpeacutetuelle des devoirs nrsquoest que le mauvais infini du Sollen caracteacuteriseacute par ce cycle ougrave la

fin de mon action disparaicirct puis renaicirct agrave lrsquoinfini Le Sollen crsquoest lrsquoinfiniteacute de lrsquoideacuteal celle drsquoun but inatteignable vers lequel mes actions doivent pourtant toujours tendre pour ecirctre morales Si la responsabiliteacute eacutetait infinie en ce sens elle serait assimilable agrave un besoin moral que lrsquoaccomplissement du devoir apaise Mais la substitution ne me permet pas drsquoecirctre quitte envers autrui comme nous lrsquoavons montreacute au chapitre preacuteceacutedent la structure de la responsabiliteacute (plus je reacuteponds plus je suis responsable) doit srsquoentendre au sens drsquoun accroissement infini de lrsquoobligation elle-mecircme et non pas au sens drsquoune multiplication indeacutefinie drsquoobligations finies Lrsquoeacutethique de la substitution eacuteveille donc un autre sens de lrsquoinfini qui ne se conccediloit pas par neacutegation du fini mais dans la structure de la

responsabiliteacute Si lrsquoinfini positif a un sens concret ce ne peut ecirctre que dans la passiviteacute absolue

Pour deacutecrire la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee il faut donc partir du soi eacutethique que le visage appelle agrave une responsabiliteacute infinie allant jusqursquoagrave la substitution En quel sens le sujet eacutethique est-il plus passif

que toute passiviteacute Au paragraphe V-2-b la passiviteacute eacutethique une fois distingueacutee du devoir-ecirctre est ensuite deacutecrite dans son emphase Le soi exposeacute agrave autrui srsquoexpose dans son exposition mecircme il ne lui reste aucun quant-agrave-soi sa subjectiviteacute est de pure exposition Sa passiviteacute est donc redoubleacutee elle est une laquo passiviteacute de la passiviteacute raquo un Dire le Dire209 (AE 223) Lrsquoexposition agrave autrui et lrsquoexposition de cette exposition ne font qursquoun Le redoublement de la passiviteacute indique la maniegravere dont la passiviteacute signifie non pas en se faisant signe (ou Dit) mais en passant dans la trace du Dire Lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee dans un Dire pur qui nrsquoest pas correacutelatif drsquoun Dit mais signifie dans la passiviteacute du sujet qui reacutepond drsquoautrui Ma substitution est mon Dire ma responsabiliteacute mon exposition je suis dans

lrsquoaccusation eacutethique ougrave je ne peux ni agir ni prendre conscience un pur signe fait agrave autrui Lrsquoinfini vient dans ce que Levinas nomme la sinceacuteriteacute du Dire qui est laquo signe fait agrave Autrui et deacutejagrave signe de cette donation de signe signification pure raquo (AE 224) Il vient dans mon propre signe celui-lagrave mecircme que malgreacute moi dans la souffrance drsquoune responsabiliteacute infinie jrsquoadresse agrave autrui Ma passiviteacute srsquoexpose dans son accroissement plus je reacuteponds plus je suis responsable Lrsquoinfini de ma

responsabiliteacute est donc un laquo infini vivant raquo laquo vie sans mort vie de lrsquoInfini ou sa gloire raquo (AE 223) Il

209 Jacques Rolland parle drsquoune laquo iteacuteration du Dire qui est iteacuteration preacutereacuteflexive et deacutesigne le Dire comme

un Dire le Dire raquo (Parcours de lrsquoautrement Lecture drsquoEmmanuel Levinas Paris PUF 2000 p 187)

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nrsquoest pas la reacuteveacutelation drsquoun ecirctre supeacuterieur qui me laisserait lrsquoentrevoir mais la modaliteacute ou la vie de lrsquoeacutethique aggravant sa charge Le terme de laquo vie raquo est un eacutecho de cette vie du visage qui dans Totaliteacute et infini eacutetait lrsquoenseignement du maicirctre Mais ici elle srsquoentend dans la pure passiviteacute de lrsquoeacutethique et

prend le nom nouveau de gloire qui deacutesigne lrsquoincessant accroissement de ma responsabiliteacute pour autrui Comment et en quel sens ma responsabiliteacute pour le prochain rend-elle gloire agrave lrsquoinfini

b) La gloire

Lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee dans la sinceacuteriteacute drsquoun Dire absolument responsable laquo Lrsquoinfiniteacute de lrsquoinfini

vit agrave rebours La dette srsquoaccroicirct dans la mesure ougrave elle srsquoacquitte Ecart qui meacuterite peut-ecirctre le nom de gloire La positiviteacute de lrsquoInfini crsquoest la conversion en responsabiliteacute en approche drsquoautrui de la reacuteponse agrave lrsquoInfini non-theacutematisable deacutepassant glorieusement toute capaciteacute manifestant comme agrave contre-sens sa deacutemesure dans lrsquoapproche du prochain qui obeacuteit agrave sa mesure raquo (AE 27) En tournant son regard vers la substitution le pheacutenomeacutenologue deacutegage la structure drsquoaccroissement infini de la responsabiliteacute (plus je reacuteponds plus je suis responsable) agrave laquelle il precircte le nom de gloire La gloire

deacutesigne cette vie de responsabiliteacute qui dans son infinition se trouve toujours plus responsable et dont la reacuteponse ne fait qursquoattiser la responsabiliteacute Lrsquoinfini nrsquoapparaicirct pas en se donnant il se glorifie en

exacerbant la charge qursquoil fait peser sur moi Mais ce mouvement agrave rebours srsquoexprime sous la forme drsquoun paradoxe drsquoun cocircteacute la gloire est la conversion en responsabiliteacute de la reacuteponse du sujet agrave autrui mais drsquoun autre cocircteacute pour qursquoil y ait reacuteponse du sujet il faut que celui-ci soit deacutejagrave responsable Levinas formule donc un cercle la gloire de lrsquoinfini crsquoest la responsabiliteacute suscitant une reacuteponse qui agrave son tour se convertit en responsabiliteacute accroissant lrsquoobligation au lieu de lrsquoatteacutenuer Crsquoest pour nommer cette structure drsquoaccroissement que Levinas reprend le terme drsquoinfinition A deux reprises il deacutefinit la gloire en empruntant agrave Totaliteacute et infini ce concept Une premiegravere fois le paragraphe III-6-e eacutevoque un laquo passif qui srsquoaccroicirct lrsquoinfini comme infinition de lrsquoinfini comme gloire raquo (AE 149) expression qui

revient une page plus loin laquo lrsquoinfinition ou la gloire de lrsquoInfini raquo (AE 150) Cette identification est confirmeacutee par une deuxiegraveme occurrence au paragraphe V-2-c (cf AE 225-226) Emprunteacute agrave Totaliteacute

et infini le concept drsquoinfinition subit un deacuteplacement de 1961 agrave 1974 autrefois attribueacute agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini il en deacutefinit deacutesormais la gloire

Le terme de gloire210 emprunteacute au vocabulaire theacuteologique pour deacutesigner lrsquoinfinition de lrsquoinfini

deacutesigne au sens biblique laquo lrsquoecirctre mecircme de Dieu en tant qursquoil se manifeste et se communique sans cesser drsquoecirctre transcendant et de la glorification de Dieu qui est la confession et la louange par la creacuteature de la gloire essentielle de Dieu raquo211 La gloire de Dieu deacutenote en premier lieu une relation

210 La publication des Œuvres complegravetes en particulier celle des confeacuterences laquo Parole et silence raquo et

laquo Pouvoirs et origine raquo au deuxiegraveme tome reacutevegravele que Levinas avait drsquoabord penseacute la gloire comme gloire de lrsquoecirctre R Calin montre dans sa preacuteface (OC2 29-33) que le concept de gloire de lrsquoecirctre vise agrave deacutepasser les limites des penseacutees de la facticiteacute de Sartre et surtout de Heidegger Contre la Geworfenheit la gloire de lrsquoecirctre signifie laquo le surplus que comporte le sujet par rapport aux pheacutenomegravenes raquo (OC2 87) le poids qui est aussi le mystegravere de lrsquoecirctre ndash ce qui laisse deacutejagrave preacutesager la deacutefinition de la gloire de lrsquoinfini agrave partir du surplus de lrsquoinfinition Si Levinas ajoute que laquo la gloire crsquoest lrsquoexistence drsquoAutrui raquo (OC2 96) ce nrsquoest donc pas encore pour en faire la gloire de lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre de lrsquoautrement qursquoecirctre Or R Calin preacutecise que cette penseacutee de la gloire constitue deacutejagrave une certaine ideacutee de la majesteacute de lrsquoinfini qui se manifeste par autrui et fait le rapprochement avec lrsquoideacutee de lrsquoinfini en affirmant qursquolaquo il ne manquera plus agrave Levinas qursquoagrave voir dans cette gloire de lrsquoecirctre qui se montre en autrui la majesteacute de lrsquoInfini de voir en autrui la concreacutetisation et donc la signification mecircme de la notion carteacutesienne drsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (OC2 32) pour que cette penseacutee de la gloire de lrsquoecirctre trouve un sol ferme On peut ainsi voir dans la gloire de lrsquoecirctre une tentative en direction de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

211 Dictionnaire de spiritualiteacute Paris Beauchesne 1995 art laquo Gloire de Dieu raquo

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avec lrsquoabsolu qui ne relativise pas lrsquoabsolu la faccedilon qursquoa Dieu de se manifester sans que cette manifestation ne compromette sa transcendance dans lrsquoessence Plus que suggestive cette signification a un rapport direct avec lrsquoinfini levinassien dont elle reproduit la structure de sens au niveau

theacuteologique Prise en un sens large elle indique une eacutegaliteacute conceptuelle entre la gloire biblique de Dieu et lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Prise en un sens plus technique elle renvoie agrave la faccedilon

incomparable qursquoa la transcendance de se manifester sans inteacutegrer le monde en le deacuterangeant chez Levinas cette faccedilon se fait infinition de la responsabiliteacute pour le visage212 Or si drsquoun cocircteacute la gloire deacutesigne la splendeur de Dieu qui environne sa manifestation ndash et si en ce sens elle peut ecirctre consideacutereacutee comme un attribut de lrsquoinfini lui-mecircme en tant qursquoil apparaicirct pour nous ndash drsquoun autre cocircteacute la gloire renvoie agrave lrsquohommage que lrsquohomme rend agrave Dieu dans lrsquoaction de rendre gloire Aussi le terme peut-il deacutesigner tant la gloire propre de lrsquoinfini (gloire de Dieu) que celle que lrsquohomme rend agrave lrsquoinfini (glorification de Dieu) selon que lrsquoon insiste sur le versant noeacutematique ou noeacutetique de lrsquoexpeacuterience Chez Levinas lrsquoinfinition de la responsabiliteacute peut deacutesigner lrsquoun comme lrsquoautre soit la vie de lrsquoinfinie responsabiliteacute que ma reacuteponse ne peut atteacutenuer soit la gloire rendue par ma reacuteponse mecircme agrave lrsquoordre eacutethique auquel elle reacutepond Drsquoougrave lrsquoambiguiumlteacute de la notion de gloire qui semble supposer Dieu

aussi bien que lrsquohomme pour que la gloire de Dieu se manifeste il faut des hommes qui soient toucheacutes par elle et qui en teacutemoignent mais il faut aussi pour que les hommes soient toucheacutes par sa

gloire que Dieu se manifeste infiniment agrave eux Lrsquoapparition (divine) en gloire et lrsquoacte (humain) de rendre gloire srsquoappellent lrsquoun lrsquoautre et sont indissociables

Cette ambiguiumlteacute est au cœur de ce que D Franck appelle laquo la pheacutenomeacutenologie de la gloire raquo213 La

gloire deacutesignant lrsquoemphase incessante de la responsabiliteacute est dans Autrement qursquoecirctre une notion eacutethique et non theacuteologique Crsquoest dans la responsabiliteacute que lrsquoeacutethique aboutit agrave ce laquo surplus de signifiance qursquoon pourrait deacutesigner comme gloire raquo (DQVI 264) La gloire se glorifie de lrsquoemphase de la responsabiliteacute Loin de renvoyer agrave une theacuteologie qui deacuteduirait de lrsquoexception eacutethique lrsquoexistence de

Dieu (deacuteduction hacirctive et fautive selon AE 149) ou qui eacutenumegravererait les attributs ontiques de son eacuteminence Levinas ne parle de gloire que pour dire cette infinition qui srsquoatteste dans le pheacutenomegravene (ou

plutocirct dans lrsquointerruption de la pheacutenomeacutenaliteacute descriptible agrave partir de la pheacutenomeacutenaliteacute interrompue) La signification concregravete de lrsquoinfini lrsquoinfinition de sa gloire nrsquoest accessible qursquoagrave partir de lrsquoeacutethique

Crsquoest pourquoi le paragraphe V-2 se donne pour tacircche non pas drsquoeacutedifier une theacuteologie positive agrave partir de la responsabiliteacute pour autrui mais de deacutecrire comment dans mon assignation agrave la responsabiliteacute lrsquoinfini se manifeste dans sa gloire La gloire nrsquoest pas un artifice que Levinas plaquerait sur lrsquointersubjectiviteacute elle est redeacutefinie avant toute theacuteologie agrave partir de lrsquointerruption eacutethique de la pheacutenomeacutenaliteacute Crsquoest en vertu de cette interruption que lrsquoemprunt du terme de gloire agrave la theacuteologie se justifie la gloire signifie dans lrsquoimpossibiliteacute de seacuteparer la transcendance divine de lrsquoacte de lui rendre gloire De mecircme lrsquoinfini au sens positif ne peut ecirctre penseacute indeacutependamment de lrsquoinfinition eacutethique de la responsabiliteacute Mais lrsquoambiguiumlteacute de la gloire nrsquoest-elle pas une confusion Si la gloire de Dieu est

dans sa glorification nrsquoest-ce pas lrsquohomme qui en est lrsquoorigine et le creacuteateur

212 laquo Si la sainteteacute deacutefinit Dieu en lui-mecircme la gloire est son rayonnement (Es 6 3) Elle est Dieu se

communiquant dans ce qursquoil est par ce qursquoil fait raquo (Dictionnaire critique de theacuteologie sous la direction de J-Y Lacoste Paris PUF laquo Quadrige raquo 2007 art laquo Gloire de Dieu raquo a p 596) De mecircme chez Levinas lrsquoinfini glorifieacute rayonne agrave travers le visage drsquoautrui et son commandement eacutethique sans que cette manifestation compromette sa transcendance Le rapprochement avec la gloire biblique peut ecirctre prolongeacute laquo la gloire divine deacuteborde son lieu de manifestation La mecircme gloire qui apparaicirct sous forme personnelle au prophegravete (Ez 1 28 8 2 4) est preacutesente dans le Temple mais sans srsquoy limiter (10 18s) raquo (ibid) On retrouve en un sens ce que Levinas nomme lrsquoinfinition de lrsquoinfini Dieu exceacutedant la capaciteacute du lieu (ou de lrsquoideacutee) qui voudrait le contenir

213 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 197

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Les cateacutegories de lrsquoappel et de la reacuteponse clarifient cette ambiguiumlteacute de la gloire Autrui mrsquoappelle

agrave la responsabiliteacute ma subjectiviteacute passive et eacutethique est la reacuteponse agrave cet appel La gloire de lrsquoinfini

crsquoest lrsquoaccroissement infini de lrsquoobligation glorifieacute de deux faccedilons Il y a drsquoune part une glorification dans lrsquoappel celle du commandement me signifiant la hauteur irreacuteductible drsquoougrave autrui me parle Mais

drsquoautre part il y a aussi une glorification dans la reacuteponse celle de ma subjectiviteacute qui reacutepondant agrave cette responsabiliteacute ne fait qursquoaccroicirctre lrsquoobligation La gloire de lrsquoappel preacutecegravede neacutecessairement la gloire de la reacuteponse car je ne puis reacutepondre qursquoagrave ce qui mrsquoa deacutejagrave appeleacute je ne puis obeacuteir qursquoagrave ce qui mrsquoa commandeacute Pourtant la glorification de lrsquoappel nrsquoest ni visible ni audible comme telle elle nrsquoapparaicirct que dans la glorification de la reacuteponse Pourquoi cela Preacuteciseacutement parce que la gloire est le jeu drsquoalternances de lrsquoappel et de la reacuteponse ce que J-L Chreacutetien nomme laquo lrsquoentrelacs de lrsquoappel et de la reacuteponse selon lequel lrsquoappel reacutepond et la reacuteponse appelle raquo214 La reacuteponse nrsquoest pas glorieuse en elle-mecircme mais seulement en tant qursquoelle-mecircme appelle accroissant ainsi la gloire de lrsquoinfini Les deux maniegraveres de glorification que sont la parole du visage et la responsabiliteacute du sujet srsquoentendent toutes deux dans la mecircme parole Lrsquoinfini est glorieux parce qursquoil parle depuis la hauteur du visage

mais ce nrsquoest que dans ma reacuteponse que srsquoentend cette parole Dans ma subjectiviteacute qui est reacuteponse agrave cette parole srsquoentend le rendre gloire lrsquohommage agrave la hauteur de lrsquoinfini Cette ambiguiumlteacute explique la

contradiction apparente de la pheacutenomeacutenologie de la gloire au paragraphe V-2-c Lrsquoobjet geacuteneacuteral de ce paragraphe est de montrer que la gloire de lrsquoinfini laquo en appelle agrave la sinceacuteriteacute

comme agrave un Dire raquo (AE 225) La responsabiliteacute eacutethique mrsquoeacuteveille agrave la subjectiviteacute qui est sinceacuteriteacute absolue Dire reacuteponse adresseacutee agrave autrui allant jusqursquoagrave la substitution La gloire qui est lrsquoinfinition de cette responsabiliteacute eacuteveille donc le Dire mecircme par lequel je lui rends gloire Elle est lrsquoextradition du sujet frappeacute de traumatisme sensible agrave la provocation de lrsquoautre Accuseacute drsquoavoir tardeacute et assigneacute agrave la responsabiliteacute je ne fais que reacutepondre agrave lrsquoappel drsquoautrui agrave sa provocation traumatique Je ne preacuteexiste

pas agrave lrsquoappel comme si jrsquoeacutetais maicirctre de la communication qui srsquoinstaure entre le prochain et moi mon identiteacute de sujet est la reacuteponse mecircme agrave lrsquoappel Aussi la gloire est-elle mon eacuteveil agrave la subjectiviteacute dans

lrsquoappel dont ma subjectiviteacute est la reacuteponse Or une telle condition nrsquoest pensable que si ma subjectiviteacute est passiviteacute absolue Levinas ajoute alors en une formule eacutenigmatique que laquo la gloire

nrsquoest que lrsquoautre face de la passiviteacute du sujet raquo (AE 226) Qursquoest-ce agrave dire La substitution mrsquoeacutelisant comme seul et unique responsable de mon prochain ne me laisse pas de place pour me retourner et assumer ma propre subjectiviteacute Appeleacutee dans une passiviteacute absolue ma reacuteponse agrave lrsquoappel est eacutegalement une passiviteacute absolue En parlant drsquoune autre face de la passiviteacute Levinas deacutesigne la dichotomie de lrsquoappel (la premiegravere face qursquoest le commandement du visage) et de la reacuteponse (lrsquoautre face qursquoest ma subjectiviteacute eacuteveilleacutee par autrui) Degraves lors la gloire de lrsquoinfini deacutesigne la passiviteacute absolue de ma reacuteponse agrave lrsquoappel du visage215 Lrsquoambiguiumlteacute de la gloire constitue ainsi sa vie propre

214 J-L Chreacutetien Lrsquoappel et la reacuteponse op cit pp 15-16 Cette citation ne constitue pas un commentaire

de Levinas mais bien une description geacuteneacuterale de lrsquoeacutenigme que doit penser toute penseacutee de lrsquoappel En reprenant cette formule nous retenons avant tout lrsquoideacutee que chez Levinas lrsquoappel et la reacuteponse ne peuvent ecirctre compris seacutepareacutement car seul leur entrelacement fait la gloire de lrsquoinfini Mais agrave proprement parler il faudrait nuancer lrsquoapplication agrave Levinas de lrsquoideacutee que la reacuteponse appelle (puisque le commandement du visage me vient drsquoune exteacuterioriteacute absolue et non de moi) et que lrsquoappel reacutepond (puisque la reacuteponse du visage ne consiste qursquoagrave accroicirctre sa propre eacutenigme et non agrave la reacutesoudre) Ces deux paradoxes appellent moins une lecture litteacuterale que le respect de lrsquoeacutetrangeteacute qui veut qursquoune mecircme parole appelle et reacuteponde

215 Cette passiviteacute de la gloire est son poids comme le rappelle M Faessler laquo En heacutebreu le mot kacircvocircd gloire honneur vient de la racine kacircveacuted qui signifie ecirctre pesant avoir du poids Levinas joue sur cette eacutetymologie raquo (M Faessler En deacutecouvrant la transcendance avec Emmanuel Levinas op cit p 99 note 4)

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lrsquoinfini apparaicirct comme appel dans la reacuteponse reacuteponse qui augmente le poids de lrsquoappel appelant une reacuteponse plus urgente encore etc Mais comment un mecircme Dire peut-il agrave la fois ecirctre lrsquoappel et la reacuteponse et preacuteserver lrsquoexteacuterioriteacute absolue de lrsquoorigine de lrsquoappel Comment le pheacutenomeacutenologue peut-

il distinguer cet appel de lrsquoeacutedification des idoles Par une penseacutee du teacutemoignage

c) Le teacutemoignage Levinas choisit en effet le terme de teacutemoignage pour nommer le Dire glorifiant lrsquoinfini Ce choix

peut surprendre comme le montre C Chalier dans lrsquoarticle laquo Teacutemoignage et theacuteologie raquo 216 le teacutemoignage deacutesigne une opinion un point de vue partiel sur le reacuteel qui ne constitue jamais une preuve et dont lrsquoeffet est avant tout rheacutetorique Il nrsquoest que probable et insatisfaisant pour la connaissance Or ce nrsquoest ni pour sa force de persuasion ni en vue drsquoeacutedifier la science que Levinas eacutevoque le teacutemoignage Il se tourne vers le sens biblique du teacutemoignage celui drsquoun appel qui preacutecegravede le teacutemoin et que le teacutemoin cherche agrave mieux entendre dans sa reacuteponse C Chalier en deacutegage trois traits principaux Drsquoabord le nom mecircme de Dieu fait reacutefeacuterence agrave ses teacutemoins il laquo lie son nom agrave des noms humains raquo

laquo le Dieu drsquoAbraham le Dieu drsquoIsaac et le Dieu de Jacob raquo217 est aussi le Dieu de tous ceux qui ont teacutemoigneacute de sa gloire Loin de nrsquoecirctre qursquoune opinion sur Dieu le teacutemoignage nomme Dieu Par

conseacutequent le teacutemoin atteste par son statut mecircme de teacutemoin du fait qursquoun appel le preacutecegravede Teacutemoigner crsquoest venir apregraves une premiegravere parole qui a appeleacute le teacutemoin alors que celui-ci ne srsquoattendait pas agrave ecirctre appeleacute Enfin en raison de cette preacuteceacutedence de lrsquoappel le teacutemoignage est la circonstance ougrave Dieu vient agrave lrsquoesprit quand aux legravevres du teacutemoin devant la misegravere drsquoautrui vient le mot laquo me voici raquo218 Crsquoest donc indiscutablement au sens biblique que renvoie lrsquoideacutee levinassienne de teacutemoignage ndash et plus preacuteciseacutement encore agrave un verset deux mots laquo me voici raquo (AE 225)

La gloire de lrsquoInfini crsquoest lrsquoidentiteacute anarchique du sujet deacutebusqueacute sans deacuterobade possible moi

ameneacute agrave la sinceacuteriteacute faisant signe agrave autrui ndash dont je suis responsable et devant qui je suis responsable ndash de cette donation mecircme du signe crsquoest-agrave-dire de cette responsabiliteacute me voici Dire drsquoavant tout dit qui teacutemoigne de la gloire Teacutemoignage qui est vrai mais de veacuteriteacute irreacuteductible agrave la veacuteriteacute du deacutevoilement et qui ne narre rien qui se montre Dire sans correacutelation noeacutematique dans la pure obeacuteissance agrave la gloire qui ordonne sans dialogue dans la passiviteacute drsquoembleacutee subordonneacutee au me voici

Lrsquoambiguiumlteacute de la gloire de lrsquoinfini la confusion de la glorification de lrsquoappel et de la glorification

de la reacuteponse se retrouve dans ce texte ougrave Levinas identifie tour agrave tour la gloire agrave lrsquoobeacuteissance du sujet et au commandement du visage (la gloire qui ordonne) Le teacutemoignage reacuteunit ces deux types de

glorification puisqursquoil se deacutefinit comme cette parole ougrave lrsquoappel srsquoentend dans la reacuteponse Teacutemoigner crsquoest glorifier aussi bien lrsquoordre que lrsquoobeacuteissance Mais quelle parole peut signifier de la sorte Elle ne

passe ni par les mots ni par les gestes qui se laissent toujours inteacutegrer dans un systegraveme ougrave ils font sens Le Dire par lequel le teacutemoin srsquoexpose agrave lrsquoappel crsquoest lrsquoidentiteacute mecircme du sujet eacutethique Dans la

responsabiliteacute subie mon eacuteveil agrave la subjectiviteacute par et pour autrui ne laisse plus aucune place agrave lrsquointeacuteressement Toute ma condition de sujet ou drsquootage tient agrave lrsquoalleacutegeance rendue agrave autrui obeacuteissance qui est ma subjectiviteacute mecircme La gloire de lrsquoinfini est lrsquoexposition de cette exposition ma subjectiviteacute comme reacuteponse agrave lrsquoappel drsquoautrui qursquoelle glorifie Et notre texte deacutecrit la maniegravere dont la gloire

216 Catherine Chalier laquo Teacutemoignage et theacuteologie raquo in Emmanuel Levinas et les theacuteologies Pardegraves 2007I

(Ndeg42) eacuted In Press pp 24-26 217 Exode 3 6 218 Ce laquo me voici raquo Levinas en admirait deacutejagrave la profondeur ndash et la beauteacute dans le passage ougrave Samuel entend

lrsquoappel de Dieu sans savoir que crsquoest Dieu qui lrsquoappelle ndash dans les laquo Carnets de Captiviteacute raquo (cf OC1 78 et 83)

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transparaicirct dans le teacutemoignage rendu agrave cette gloire Rendre gloire et teacutemoigner sont deux modaliteacutes drsquoune mecircme signification la reacuteponse absolument passive du sujet agrave lrsquoappel son laquo me voici raquo Lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee dans le teacutemoignage rendu par le sujet absolument passif de sa condition drsquootage

Toutefois pour que le teacutemoignage ne trahisse pas la passiviteacute eacutethique il faut pouvoir le distinguer de la theacutematisation Celle-ci se caracteacuterise par le fait qursquoelle eacutenonce un Dit ou un signe dans lequel

srsquoeacutepuise lrsquoacte de signification en tant que tout le sens du Dit lui est donneacute par le contexte au sein duquel il est placeacute Au contraire le teacutemoignage est un Dire qui deacutechire tout contexte et signifie par lui-mecircme car sa signification ne se situe pas dans le signe donneacute mais dans la donation du signe La signifiance du teacutemoignage est bien absolument passive puisqursquoelle est le signe que malgreacute moi je donne de ma condition drsquootage Je ne teacutemoigne pas de lrsquoinfini en faisant de Dieu lrsquoobjet de mon discours Mon teacutemoignage a lieu en moi malgreacute moi alors que je nrsquoai pas choisi de teacutemoigner il expose la destitution de mon intentionnaliteacute et mon obeacuteissance agrave autrui219

Le sujet absolument passif teacutemoigne drsquoun ordre qui lrsquoexcegravede et qui lrsquoeacuteveille La gloire de lrsquoinfini

peut indiffeacuteremment deacutesigner lrsquoordre donneacute (lrsquoappel) ou ma sujeacutetion agrave cet ordre (la reacuteponse) puisque

crsquoest un mecircme teacutemoignage qui teacutemoigne de lrsquoappel et de la reacuteponse En vertu de cette passiviteacute absolue du Dire le sujet eacutethique est le porte-voix de lrsquoinfini celui par qui lrsquoinfini se glorifie En

pensant une assignation laquo parlant dans le Dire de lrsquoassigneacute raquo (AE 227) Levinas parvient agrave faire surgir le sens de lrsquoinfini du sujet lui-mecircme et non drsquoune transcendance poseacutee comme existante et reacuteveacuteleacutee par miracle La venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee est une laquo exposition sans retenue agrave lrsquoendroit mecircme ougrave se produit le traumatisme joue tendue au coup qui frappe deacutejagrave sinceacuteriteacute comme dire teacutemoignant de la gloire de lrsquoInfini raquo (ibid) La notion de teacutemoignage que le pheacutenomegravene emploie pour deacutecrire la venue de lrsquoinfini dans lrsquoeacutethique ne srsquoapplique qursquoagrave une passiviteacute absolue Aussi Levinas peut-il affirmer (AE 229)

Il nrsquoy a de teacutemoignage ndash structure unique exception agrave la regravegle de lrsquoecirctre irreacuteductible agrave la

repreacutesentation ndash que de lrsquoInfini LrsquoInfini nrsquoapparaicirct pas agrave celui qui en teacutemoigne Crsquoest au contraire le teacutemoignage qui appartient agrave la gloire de lrsquoInfini Crsquoest par la voix du teacutemoin que la gloire de lrsquoInfini se glorifie

Les concepts de gloire et de teacutemoignage srsquoentremecirclent de telle sorte que lrsquoun ne signifie que par

lrsquoautre Drsquoabord il nrsquoy a de gloire que de lrsquoinfini puisque seul lrsquoinfini irreacuteductible agrave lrsquoecirctre eacuteveille en

moi un sens dont je ne suis pas lrsquoauteur ensuite il nrsquoy a de teacutemoignage que de lrsquoinfini puisque seul lrsquoinfini mrsquoinvestit drsquoune passiviteacute absolue et me met agrave la bouche un Dire sincegravere La notion de

teacutemoignage pourrait si elle nous appelait agrave croire en la veacuteriteacute objective du deacuterangement ecirctre soupccedilonneacutee drsquoeacutelever des idoles au meacutepris des pheacutenomegravenes Crsquoest pourquoi en dehors de la passiviteacute absolue de lrsquoeacutethique elle perd toute validiteacute Les concepts de repreacutesentation ou drsquoapparition employeacutes pour deacutefinir objectivement le teacutemoignage manquent la speacutecificiteacute du teacutemoignage et de la gloire que lrsquoon pourrait deacutecrire comme la laquo faccedilon pour le commandement de retentir dans la bouche de celui-lagrave mecircme qui obeacuteit de se reacuteveacuteler avant tout apparaicirctre avant toute preacutesentation devant le sujet raquo (AE 230) Lrsquoappel srsquoentend dans la reacuteponse elle-mecircme ndash et crsquoest pourquoi de lrsquoinfini il peut y avoir gloire aussi bien que teacutemoignage220

219 Ou dans les termes de Paul Ricœur laquo le teacutemoignage nrsquoappartient pas au teacutemoin Il procegravede drsquoune

initiative absolue quant agrave son origine et quant agrave son contenu raquo (Paul Ricœur Lectures 3 Aux frontiegraveres de la philosophie Paris Seuil 1994 p 117)

220 Mais ces descriptions du teacutemoignage srsquoen tiennent au seul cocircteacute de celui qui teacutemoigne et ne semblent pas srsquointerroger sur celui agrave qui le teacutemoignage srsquoadresse La sinceacuteriteacute de mon Dire srsquooffrant sans deacutetour agrave autrui nrsquoest-ce pas autrui qui lrsquoentend laquo Un teacutemoignage ne srsquoadresse-t-il pas agrave autrui raquo demande C Chalier (Pour

209

sect31 Lrsquoeacutenigme de la voix

a) Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

Le paragraphe V-2-d montre en deacutefinissant le teacutemoignage de la sorte que le concept drsquoinfini nrsquoa rien drsquoune construction theacuteologique artificielle trahissant la neutraliteacute de la pheacutenomeacutenologie agrave lrsquoeacutegard de toute positiviteacute En deacutecelant le sens concret de lrsquoinfini dans la voix mecircme du sujet eacutethique Levinas a montreacute la possibiliteacute drsquoune description pheacutenomeacutenologique de la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee agrave partir du concept de teacutemoignage Aucune position de la transcendance nrsquoest requise la signifiance eacutethique ndash lrsquoautrement qursquoecirctre ndash suffit pour entendre cette voix Or approcheacute comme laquo la modaliteacute sous laquelle lrsquoInfini an-archique passe son commencement raquo (AE 230) le teacutemoignage est entendu agrave partir de la signifiance de la trace Entre les trois concepts de gloire de teacutemoignage et de trace il y a drsquoabord un net rapport drsquoidentiteacute en tant que tous trois disent la faccedilon qursquoa lrsquoinfini de venir en moi La distinction ne vient que dans la description pour nommer les diffeacuterentes maniegraveres qursquoa lrsquoinfini de signifier La

gloire de lrsquoinfini deacutesigne son infinition dans la responsabiliteacute le teacutemoignage sa venue dans la voix mecircme de celui qui srsquoexpose agrave la responsabiliteacute et la trace sa maniegravere de passer en deacuterangeant la

preacutesence Faire la pheacutenomeacutenologie du teacutemoignage crsquoest donc le deacutecrire comme trace crsquoest-agrave-dire comme laquo la faccedilon mecircme dont lrsquoInfini dans sa gloire passe le fini ou la faccedilon dont il se passe nrsquoentrant pas par la signification de lrsquoun-pour-lrsquoautre dans lrsquoecirctre du thegraveme mais signifiant et ainsi srsquoexcluant du neacuteant raquo (ibid) Cette proposition illustre bien la maniegravere dont le teacutemoignage la gloire et la trace srsquoentre-deacutefinissent et se confondent en un mecircme avegravenement du sens Lrsquoinfini nrsquoenseigne pas une ideacutee que je pourrais ensuite faire reacutesonner en eacutecho avec le systegraveme de mon savoir Le teacutemoin qui reacutepond agrave lrsquoappel de lrsquoinfini est en retard sur cet appel qui pourtant reacutesonne dans sa reacuteponse lrsquoinfini a deacutejagrave passeacute dans la voix mecircme qui lrsquoatteste Crsquoest lagrave le sens de cette laquo intrigue qui rattache agrave ce qui

absolument se deacutetache agrave lrsquoAbsolu raquo laquo intrigue religieuse qui ne se dit pas en termes de certitude ou drsquoincertitude et ne repose sur aucune theacuteologie positive raquo (ibid) La religion est conccedilue comme dans

Totaliteacute et infini comme le lien entre le Mecircme et lrsquoAutre qui nrsquoabolit pas la seacuteparation (cf TI 30) Dieu est lrsquoAbsolu lrsquoinfini teacutemoigneacute qui ne se fait jamais preacutesent

Le refus de penser le face-agrave-face drsquoapregraves les concepts de lrsquoexpeacuterience objective a donc abouti avec

cette intrigue eacutethique agrave une description concregravete proposant une conceptualiteacute qui deacutepasse la logique de la totaliteacute Celle-ci manquait la transcendance en recherchant laquo je ne sais quelle expeacuterience de lrsquoInfini ou de sa gloire comme srsquoil pouvait y avoir de lrsquoInfini expeacuterience et autre chose que glorification crsquoest-agrave-dire responsabiliteacute pour le prochain raquo (AE 231) Or cette critique qui vaut pour lrsquoontologie vaut pour Totaliteacute et infini Dans cet ouvrage lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetait aussi bien conccedilue comme lrsquoexpeacuterience par excellence que comme la structure ultime de lrsquoecirctre Lrsquoinfini rompant avec lrsquoecirctre et

une morale au-delagrave du savoir op cit pp 189-190) A qui srsquoadresse le teacutemoignage et qui lrsquoentend Deux reacuteponses nous semblent possibles 1 Dire crsquoest srsquoexposer agrave autrui laquo Autrui entendra donc ndash peut-ecirctre ndash lui aussi la gloire de Dieu dans la reacuteponse du sujet moral agrave son eacutegard raquo (ibid) Cependant cette possibiliteacute est un retournement de lrsquoeacutethique elle consiste en se placcedilant au point de vue drsquoautrui agrave entendre dans la responsabiliteacute de son autre (le moi) un Dire teacutemoignant de lrsquoinfini Une telle perspective si elle peut ecirctre adopteacutee doit alors appartenir agrave la justice 2 Dire crsquoest srsquoexposer srsquoaccuser se Dire En un sens crsquoest aussi se teacutemoigner agrave soi-mecircme la gloire de lrsquoinfini tout homme pris dans lrsquointrigue eacutethique serait pour lui-mecircme le teacutemoin de lrsquoinfini Seulement prendre conscience de cette passiviteacute ndash ou mauvaise conscience ndash qui mrsquoaccable nrsquoest de nouveau possible que dans la justice Aussi le teacutemoignage adresseacute agrave moi ou agrave autrui nrsquoest-il audible que dans la justice ougrave son Dire est deacutejagrave trahi dans le Dit

210

avec lrsquoexpeacuterience ne peut plus se dire en 1974 dans le langage encore ontologique de lrsquoœuvre de 1961 En effet la batterie des termes qui deacutecrivent lrsquoinfini dans Autrement qursquoecirctre eacutetait absente de Totaliteacute et infini la trace la gloire le teacutemoignage sont des concepts majeurs et nouveaux introduits

pour deacutecrire une intrigue qui en 1961 eacutetait assimileacutee agrave lrsquoenseignement La substitution des concepts de gloire et de teacutemoignage agrave celui drsquoenseignement nrsquoimplique-t-elle pas aussi lrsquoabandon de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini Quelle place reste-t-il pour lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dans une penseacutee du teacutemoignage Levinas la mentionne une fois dans ce chapitre V drsquoAutrement qursquoecirctre (AE 229-230)

Lrsquoideacutee de lrsquoInfini qui chez Descartes se loge dans une penseacutee qui ne peut la contenir exprime la

disproportion de la gloire et du preacutesent laquelle est lrsquoinspiration elle-mecircme Sous le poids deacutepassant ma capaciteacute une passiviteacute plus passive que toute passiviteacute correacutelative drsquoactes ma passiviteacute eacuteclate en Dire Lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoInfini se fait en quelque faccedilon inteacuterioriteacute dans la sinceacuteriteacute du teacutemoignage La gloire qui ne vient pas mrsquoaffecter comme repreacutesentation ni comme interlocuteur devant quoi ou devant qui je me place se glorifie dans mon dire me commandant par ma bouche

Il nrsquoest pas fortuit que lrsquoideacutee de lrsquoinfini apparaisse pour la premiegravere fois si tard dans Autrement qursquoecirctre au paragraphe V-2-d apregraves la description de la gloire et du teacutemoignage Elle ne deacutesigne plus

en effet comme dans la preacuteface de Totaliteacute et infini lrsquoinfinition de lrsquoinfini (cf TI 12) que Levinas nomme laquo gloire raquo deacutesormais Ces lignes deacutecrivent autrement lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini comme inspiration ou disproportion de la gloire et du preacutesent Quelle diffeacuterence y a-t-il entre la gloire et sa disproportion drsquoavec le preacutesent Une ambiguiumlteacute 1 En un premier sens la gloire est elle-mecircme en excegraves sur le preacutesent de sorte que lrsquoexpression paraicirct tautologique La gloire deacutesigne une structure drsquoaccroissement qui correspond dans la concreacutetude eacutethique de la responsabiliteacute agrave la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Elle exprime la deacutemesure drsquoun commandement que le preacutesent ne saurait mesurer 2 Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini deacutesigne agrave son tour tout cela elle qualifie aussi la preacutesence de lrsquoinfini en nous et la penseacutee que nous avons de lui penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense elle est le renversement de lrsquoactualiteacute du cogito en responsabiliteacute de la preacutesence en gloire Si je possegravede en moi une ideacutee dont je

ne puis ecirctre lrsquoorigine crsquoest que celle-ci mrsquoest venue de lrsquoexteacuterieur sans mecircme que je lrsquoaie choisie Degraves lors cette preacutesence en moi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacuteclate en Dire formulation significative qui associe

lrsquoeacuteclatement de la viseacutee intentionnelle dans la penseacutee de Dieu agrave la sinceacuteriteacute du teacutemoignage Lrsquoinneacuteiteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est son teacutemoignage la meacutetaphysique carteacutesienne rejoint lrsquoeacutethique levinassienne La gloire deacutesigne la laquo majesteacute raquo de lrsquoideacutee mise en nous (cf TI 233) et le teacutemoignage la modaliteacute de sa deacutecouverte ndash non pas au moyen drsquoune preuve mais dans mon Dire de sujet eacutethique responsable ougrave le commandement srsquoentend dans ma propre voix

Cette maniegravere de deacutecrire lrsquoideacutee de lrsquoinfini de Descartes diffegravere sur plusieurs points de celle que

Totaliteacute et infini avait adopteacutee Drsquoun point de vue lexical on note la creacuteation drsquoune conceptualiteacute

nouvelle (gloire teacutemoignage trace) qui vient remplacer ou preacuteciser le sens de ce que Levinas nommait ideacutee de lrsquoinfini en 1961 La reacutefeacuterence agrave Descartes laisse place agrave ces notions proprement eacutethiques

pourquoi cette substitution Dans la perspective de 1974 on pourrait drsquoabord reprocher agrave Totaliteacute et infini drsquoavoir reacuteduit agrave un seul concept celui drsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquointrigue complexe de lrsquoinfini que seule une conceptualiteacute multiple peut deacutecrire La thegravese drsquoun enseignement de lrsquoideacutee de lrsquoinfini masquait lrsquointrigue ougrave le sujet eacutethique dans sa passiviteacute absolue rend gloire et teacutemoignage agrave lrsquoinfini La trace quant agrave elle donne le moyen de deacutepasser les apories de la preacutesence de lrsquoinfini en deacutecrivant la maniegravere

qursquoa lrsquoinfini de se manifester et de passer le preacutesent Cet appareil de notions eacutethiques remplace les notions drsquoideacutee de preacutesence et drsquoenseignement dont lrsquoorigine ontologique fait obstacle agrave la description

de la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee La deacutemarche drsquoAutrement qursquoecirctre inverse donc celle de Totaliteacute et

211

infini Alors qursquoen 1961 la reacutefeacuterence agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini servait agrave deacutecrire le face-agrave-face eacutethique avec le visage la relation explicative srsquoinverse en 1974 de sorte que ce sont les concepts eacutethiques qui donnent sens agrave cette ideacutee Ces lignes de maniegravere frappante nrsquoaccordent plus de vertu

explicative agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Une ideacutee ambigueuml ne peut plus expliquer elle est elle-mecircme le problegraveme qursquoil srsquoagit de reacutesoudre Alors que lrsquoideacutee de lrsquoinfini se contente drsquoeacutenoncer le paradoxe drsquoun

infini mis en moi sans que jrsquoen sois lrsquoorigine le concept de teacutemoignage permet de deacutecrire comment srsquoopegravere cette venue dans la passiviteacute absolue du sujet responsable Or cette remonteacutee en deccedilagrave de lrsquoideacutee de lrsquoinfini jusqursquoau teacutemoignage qui srsquoentend dans la sinceacuteriteacute de mon Dire constitue une rupture avec Totaliteacute et infini Levinas preacutecise en effet dans ce texte que la transcendance ne mrsquoaffecte ni comme repreacutesentation ni comme interlocuteur La parole du visage nrsquoest pas nieacutee pour autant mais elle est abstraite des conditions empiriques du dialogue ndash abstraite du monde Le visage nrsquoest plus ce maicirctre qui dans le Dit qursquoil me communique deacutepose en moi lrsquoideacutee de lrsquoinfini Sa parole ne peut reacutesonner que dans ma propre reacuteponse elle nrsquoest plus magistrale mais eacutenigmatique En quoi consiste cette ambiguiumlteacute de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini agrave laquelle la pheacutenomeacutenologie de la gloire et du teacutemoignage aboutit Levinas la deacutecrit dans la suite du texte (AE 230)

Lrsquointeacuterioriteacute nrsquoest pas un lieu secret quelque part en moi elle est ce retournement ougrave

lrsquoeacuteminemment exteacuterieur ndash preacuteciseacutement en vertu de cette exteacuterioriteacute eacuteminente de cette impossibiliteacute drsquoecirctre contenu et par conseacutequent drsquoentrer dans un thegraveme ndash fait infini exception agrave lrsquoessence me concerne et me cerne et mrsquoordonne par ma voix mecircme Commandement srsquoeacutenonccedilant dans la bouche de celui qursquoil commande Lrsquoinfiniment exteacuterieur se fait voix inteacuterieure mais voix teacutemoignant de la fission du secret inteacuterieur faisant signe agrave Autrui ndash signe de cette donation mecircme du signe

Descartes eacutenonce le paradoxe suivant lrsquoabsolument exteacuterieur (lrsquoAutre) est preacutesent dans

lrsquoabsolument inteacuterieur (le Mecircme) Mais Levinas deacutecrit de deux maniegraveres diffeacuterentes ce mecircme paradoxe La premiegravere maniegravere est carteacutesienne la penseacutee contient plus qursquoelle ne peut contenir pense plus qursquoelle ne pense Dans son eacutethique Levinas interpregravete cette deacutemesure par la passiviteacute de la

responsabiliteacute je pourrais me donner tout objet agrave la mesure de ma penseacutee mais je ne saurais produire lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui ne peut venir que drsquoune exteacuterioriteacute absolue je peux assumer tous les devoirs

sauf la responsabiliteacute infinie pour autrui Or pour deacutecrire la maniegravere dont lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee Levinas a recours agrave une seconde maniegravere qui nrsquoest pas carteacutesienne mais passe par le teacutemoignage Crsquoest la passiviteacute absolue de ma responsabiliteacute qui donne voix agrave lrsquoinfini Alors que Levinas reprend le thegraveme carteacutesien de lrsquoAutre preacutesent dans le Mecircme drsquoune penseacutee contenant plus qursquoelle ne peut contenir il introduit un thegraveme absent des Meacuteditations celui de la voix du teacutemoin La reacutefeacuterence agrave Descartes semble ainsi confondre volontairement deux registres pourtant distincts celui de la penseacutee et celui de la parole En comptant le texte que nous venons de citer Autrement qursquoecirctre ne fait que deux fois reacutefeacuterence agrave la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes Or la seconde occurrence confirme lrsquoentrelacement

des registres agrave propos de lrsquoilleacuteiteacute Levinas eacutevoque laquo la trace qursquoelle laisse dans les mots ou la reacutealiteacute objective dans les penseacutees selon le teacutemoignage irreacutecusable de la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes raquo

(AE 196) La trace de lrsquoinfini signifie aussi bien dans les mots que dans les penseacutees dans la voix que dans les ideacutees Le paradoxe drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense se double de celui drsquoune voix disant plus qursquoelle ne dit221 Si nous avons pu eacutetudier le premier paradoxe de maniegravere strictement formelle au chapitre 2 le second est le fruit de la pheacutenomeacutenologie du visage prenant la forme drsquoune penseacutee de lrsquoenseignement (1961) ou du teacutemoignage (1974) Le teacutemoignage est une voix disant plus

qursquoelle ne dit un Dit portant un Dire qui excegravede son sens Il peut se comprendre lui-mecircme agrave partir de

221 Levinas parle aussi de laquo la venue mecircme de Dieu agrave lrsquoideacutee et son insertion au vocabulaire raquo (EN 180)

212

la structure carteacutesienne de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais excegravede la simple probleacutematique de lrsquointellection de lrsquoinfini la compliquant de celle de la venue du mot laquo Dieu raquo agrave la bouche Or qursquoest-ce qursquoune voix disant plus qursquoelle ne dit Crsquoest la voix du prophegravete Le propheacutetisme que Levinas theacutematise agrave partir du

teacutemoignage au paragraphe V-2-e est la solution non-carteacutesienne que Levinas apporte au paradoxe carteacutesien de lrsquoinfini mis dans le fini

b) La voix propheacutetique

Crsquoest agrave la parole et non agrave la vision que le concept levinassien de propheacutetisme fait reacutefeacuterence Le

prophegravete est celui qui parle (le teacutemoin) avant drsquoecirctre celui qui voit (le voyant) ou qui preacutedit (lrsquooracle) Srsquoil peut donner sens agrave lrsquoavenir ce nrsquoest pas en vertu drsquoune connaissance drsquoun ordre supeacuterieur que Dieu lui aurait communiqueacutee ndash la parole nrsquoest pas le simple vecteur de transmission drsquoun oracle Levinas procegravede donc agrave une hieacuterarchisation de ces deux figures la vue associeacutee agrave la connaissance et agrave la divination perd sa primauteacute au profit de lrsquoouiumle associeacutee agrave la parole et au teacutemoignage La notion de propheacutetisme srsquoancre directement dans la pheacutenomeacutenologie du teacutemoignage Degraves lors en un premier

sens le prophegravete est un teacutemoin laquo Crsquoest le sens du verset drsquoAmos Dieu a parleacute qui ne propheacutetisera pas (Amos III 8) ndash comme si la propheacutetie eacutetait seulement le fait drsquoavoir une oreille raquo (DMT 165)

Deacutefinir ainsi le prophegravete par son eacutecoute crsquoest le caracteacuteriser par lrsquoappel qursquoil reccediloit plus encore que par les paroles qursquoil prononce ces paroles sont la reacuteponse agrave lrsquoappel de Dieu Commentant ce mecircme verset drsquoAmos dans De Dieu qui vient agrave lrsquoideacutee Levinas ajoute laquo propheacutetisme comme teacutemoignage pur pur car anteacuterieur agrave tout deacutevoilement un assujettissement agrave lrsquoordre anteacuterieur agrave lrsquoentente de lrsquoordre raquo (DQVI 124) Obeacuteir avant drsquoavoir entendu lrsquoordre car lrsquoordre ne srsquoentend que dans lrsquoobeacuteissance mecircme voilagrave le sens du propheacutetisme levinassien Par conseacutequent le recours au terme biblique de laquo prophegravete raquo renvoie davantage agrave lrsquointerpreacutetation du verset laquo me voici raquo qursquoagrave une deacutefinition geacuteneacuterale voyant dans le propheacutetisme le fait de laquo communiquer la parole drsquoune autre personne et

surtout drsquoun Dieu raquo222 Le prophegravete nrsquoest pas seulement messager ou medium drsquoune communication sa fonction nrsquoest pas de communiquer les deacutecrets de lrsquoau-delagrave Le message qursquoil transmet naicirct de et par sa

propre parole qui lui commande de parler Il est le teacutemoin par excellence

Nous avons montreacute que le prophegravete eacutetait un teacutemoin il faut eacutegalement montrer que tout teacutemoin est un prophegravete Deacutejagrave au cœur de la pheacutenomeacutenologie de la gloire et du teacutemoignage deacutecrivant la sinceacuteriteacute du Dire du sujet responsable ce Dire srsquoexprimait par reacutefeacuterence agrave la reacuteponse propheacutetique laquo me voici raquo que Levinas reprend au livre drsquoIsaiumle 6 8 Le verset complet dit laquo Me voici envoie-moi raquo ce que Levinas interpregravete ainsi laquo Me voici signifie envoie-moi raquo (AE 228n1) Levinas lrsquoextrait de la vocation du prophegravete Isaiumle pour dire le caractegravere exceptionnel de la reacuteponse eacutethique agrave autrui ougrave lrsquoappel srsquoentend et srsquoaccroicirct Le laquo me voici raquo deacutesigne la condition eacutethique du sujet teacutemoignant de lrsquoinfini De la mecircme maniegravere la pheacutenomeacutenologie du visage avait emprunteacute au Deacutecalogue lrsquointerdit du meurtre

laquo Tu ne tueras point raquo et en avait fait le sens de la parole drsquoautrui Ici Levinas exprime la reacuteponse agrave cet appel agrave la responsabiliteacute par une autre reacutefeacuterence biblique propheacutetique Autrui parle lrsquointerdit du meurtre moi le sujet je parle le langage de la vocation propheacutetique Dans les deux cas crsquoest certes un verset biblique qui dicte le sens que le pheacutenomeacutenologue cherche agrave deacutecrire mais agrave leur tour les versets sont rendus intelligibles par la pheacutenomeacutenologie qui en a restitueacute lrsquointrigue eacutethique Lrsquoexeacutegegravese

biblique est sans doute preacutecieuse pour comprendre la faccedilon dont procegravede Levinas mais la description du sens eacutethique srsquoen passe La citation du verset biblique nrsquointerrompt pas le discours philosophique

222 Dictionnaire critique de theacuteologie op cit art laquo Prophegravete propheacutetie raquo 1 a p 1135

213

elle en catalyse le sens en une formule dont Levinas fait un concept Il est cependant significatif que Levinas ait choisi deux versets bibliques pour dire le sens de lrsquoappel et de la reacuteponse eacutethiques ndash peut-ecirctre parce que pour satisfaire agrave lrsquoexigence de deacutedire le Dit de ne pas figer le Dire en un Dit il fallait

recourir agrave un Dit dont lrsquointerpreacutetation eacutetait proprement infinie en tant qursquoelle requiert toute la Bible et tout lrsquohumain La sinceacuteriteacute du Dire signifie laquo me voici raquo teacutemoignage rendu par le sujet eacutethique de

lrsquoinfini tout comme le commandement du visage signifie laquo Tu ne tueras point raquo responsabiliteacute infinie pour autrui Le laquo me voici raquo est la reacuteponse propheacutetique agrave lrsquoappel de lrsquointerdit du meurtre mais aussi paradoxalement la parole mecircme ougrave srsquoentend cet interdit Crsquoest dans ma parole exposeacutee srsquoaccusant elle-mecircme dans lrsquoexposition que retentit lrsquointerdit En ce sens les deux versets renvoient lrsquoun agrave lrsquoautre comme agrave une mecircme signifiance au mecircme entrelacs de la reacuteponse et de lrsquoappel

Mais alors quelle diffeacuterence entre la propheacutetie et le teacutemoignage Qursquoapporte la reacutefeacuterence

religieuse au prophegravete que ne disait deacutejagrave le teacutemoignage laquo On peut appeler propheacutetisme ce retournement ougrave la perception de lrsquoordre coiumlncide avec la signification de cet ordre faite par celui qui y obeacuteit Et ainsi le propheacutetisme serait le psychisme mecircme de lrsquoacircme lrsquoautre dans le mecircme et toute la

spiritualiteacute de lrsquohomme ndash propheacutetique raquo (AE 233) Formellement le propheacutetisme ne se distingue pas du teacutemoignage puisqursquoil consiste dans le fait de percevoir lrsquoappel dans ma reacuteponse qui le signifie Les

deux notions sont synonymes leur sens commun eacutetant eacutenonceacute dans lrsquoexclamation laquo me voici raquo Il serait vain de vouloir les distinguer en disant que le prophegravete est celui qui prononce le mot laquo Dieu raquo car ce nrsquoest pas dans ce mot dans ce Dit que la signifiance se loge Le prophegravete dit laquo Me voici tout court De la phrase ougrave Dieu vient pour la premiegravere fois se mecircler aux mots le mot Dieu est encore absent raquo (ibid) De mecircme que le passage de la responsabiliteacute au teacutemoignage reste dans lrsquoeacutethique le passage du teacutemoignage au propheacutetisme ne nous fait pas quitter lrsquoeacutethique pour la theacuteologie Crsquoest ma responsabiliteacute mon Dire de sujet eacutethique qui est propheacutetique En un mot propheacutetiser crsquoest teacutemoigner Mais il faut souligner que le propheacutetisme introduit dans le teacutemoignage la mecircme nuance la mecircme

ambiguiumlteacute que celle que lrsquoideacutee de lrsquoinfini inseacuterait dans la gloire Si le teacutemoignage deacutesigne dans le sens restreint que nous lui avons donneacute jusqursquoici le Dire signifiant au-delagrave du Dit le propheacutetisme deacutecrit

plus largement toute la spiritualiteacute de lrsquoacircme comme voix disant plus qursquoelle ne dit Il eacutenonce dans lrsquoordre du langage ce que lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini eacutenonce dans lrsquoordre de lrsquointellection Cela

signifie que nous retrouvons dans le propheacutetisme cette mecircme ambiguiumlteacute qui caracteacuterise lrsquoideacutee de lrsquoinfini rendant plus eacutenigmatique la pheacutenomeacutenologie de la gloire et du teacutemoignage Nos descriptions srsquoen eacutetaient tenues agrave une dimension purement eacutethique au Dire pur agrave un pur mouvement drsquoexception de lrsquoessence Au contraire lrsquoideacutee de lrsquoinfini et le propheacutetisme qualifient davantage la relation de lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre agrave lrsquoecirctre que cet au-delagrave seul Lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest la gloire se faisant preacutesence ou penseacutee preacutesente le propheacutetisme le Dire se faisant Dit le teacutemoignage se faisant thegraveme Cette ambiguiumlteacute de lrsquoeacutethique et de lrsquoontologie que Levinas a seacutepareacutees dans tout lrsquoouvrage compromet-elle lrsquoanarchie du Dire dans la preacutesence

c) Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini

laquo Lrsquoeacutethique est le champ que dessine le paradoxe drsquoun Infini en rapport avec le fini sans se

deacutementir dans ce rapport Lrsquoeacutethique crsquoest lrsquoeacuteclatement de lrsquouniteacute originaire de lrsquoaperception

transcendantale ndash crsquoest-agrave-dire lrsquoau-delagrave de lrsquoexpeacuterience raquo (AE 232) Il y a un paradoxe en effet dans lrsquoideacutee que la gloire puisse se faire preacutesence et le teacutemoignage srsquoenfermer dans un thegraveme Un bref survol

du chemin parcouru jusqursquoici nous le montre Partis agrave la recherche de lrsquointrigue ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee nous avons entendu dans la responsabiliteacute pour autrui ndash dans lrsquoexposition du sujet pliant sous le

214

poids de cette responsabiliteacute ndash lrsquoexpression drsquoune passiviteacute glorifiant lrsquoinfini en un teacutemoignage Or cette pheacutenomeacutenologie de la signifiance passive de lrsquoinfini srsquoest reacuteveacuteleacutee inadeacutequate agrave chaque moment de son deacuteploiement avec lrsquointentionnaliteacute la preacutesence et lrsquoessence qui abolissent la distinction entre

lrsquoinfini et le fini Toutes les audaces speacuteculatives drsquoAutrement qursquoecirctre et singuliegraverement celles de sa partie V-2 reposent sur cette rupture de la gloire avec la preacutesence du teacutemoignage avec le thegraveme et du

Dire avec le Dit Et voici que comme pour rassembler ce qursquoil avait mis tant de soin agrave seacuteparer Levinas srsquoemploie agrave faire de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini la deacutemesure de la gloire agrave mecircme la preacutesence et du propheacutetisme lrsquoexcession du sens agrave mecircme la perception de lrsquoordre Ces concepts ambigus reacuteunissent les contraires brouillent les frontiegraveres pourtant traceacutees avec tant drsquoinsistance entre lrsquoontologie et lrsquoeacutethique La pheacutenomeacutenologie de la gloire et du teacutemoignage srsquoinfleacutechit de la rupture meacutethodique entre le Dire et le Dit on passe agrave leur confusion eacutenigmatique Insistons cependant sur le fait que ce passage nrsquoest pas un accident par lequel lrsquoinfini se destituerait ou une chute de la transcendance dans lrsquoimmanence Lrsquoinfini nrsquoest pas drsquoabord glorieux pour ensuite se faire preacutesent cette division en deux temps lrsquoun de pure transcendance et lrsquoautre de compromission de la transcendance dans la preacutesence nrsquoexiste pas dans lrsquointrigue eacutethique ndash elle est seulement une

commoditeacute descriptive Lrsquoambiguiumlteacute est la faccedilon de lrsquoinfini lui-mecircme le Dire signifie dans et malgreacute le Dit Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini et le propheacutetisme sont les concepts clefs de ce second temps de la

description gracircce auxquels Levinas deacutecrit lrsquointrigue eacutethique dans toute sa complexiteacute en soulevant un problegraveme que la description de la gloire et du teacutemoignage avait passeacute sous silence En effet rendre gloire teacutemoigner crsquoest prononcer des paroles accomplir des gestes visibles et livreacutes agrave lrsquointerpreacutetation La pure sinceacuteriteacute du Dire doit srsquoappuyer sur ce Dit et le deacutepasser

Deux exigences contraires semblent deacutesormais mener la description drsquoune part il faut montrer

que le sens de lrsquoinfini signifieacute par le teacutemoignage est absolument irreacuteductible au thegraveme (Dire pur) drsquoautre part il faut deacutecrire la maniegravere propre qursquoa ce teacutemoignage de signifier dans le thegraveme qursquoil

excegravede (Dire dans le Dit) Qursquoest-ce que Dire Dire crsquoest srsquoexposer et exposer lrsquoexposition mecircme dans la passiviteacute drsquoune responsabiliteacute absolue le Dire est reacuteponse agrave lrsquoappel ougrave srsquoexpose lrsquoappel

Comment le Dire srsquoexpose-t-il Il srsquoexpose en laissant sa trace dans la preacutesence en srsquoeffaccedilant derriegravere le Dit qursquoil avance dans ce Dit mecircme Le Dire pur et sincegravere qui teacutemoigne de lrsquoinfini passe dans et par

le Dit la preacutesence qursquoil deacuterange Aussi y a-t-il deux eacutenigmes du Dire lrsquoune ayant trait au teacutemoignage et lrsquoautre agrave la preacutesence 1 La premiegravere eacutenigme du Dire est eacutenigme de lrsquoappel et de la reacuteponse elle est lrsquoambiguiumlteacute du Dire en tant que reacuteponse teacutemoignant de lrsquoappel 2 La seconde eacutenigme du Dire est eacutenigme du Dire qui passe dans le Dit lrsquoambiguiumlteacute du Dire qui signifie dans le Dit qui lrsquoefface qui est lrsquoeacutequivociteacute drsquoune traductiontrahison du Dire dans le Dit On peut alors approcher lrsquoeacutenigme soit du point de vue de lrsquoentrelacs de la reacuteponse et de lrsquoappel (comme nous le faisons ici) soit du point de vue de lrsquoinspiration de la preacutesence (cf sect49) Toute la difficulteacute de la penseacutee de lrsquoeacutenigme (dans les parties V-2 et V-3 drsquoAutrement qursquoecirctre) tient au fait que cette eacutenigme qualifie ces deux relations Or lrsquoeacutenigme

ne vient pas se surajouter agrave la penseacutee de lrsquoinfini elle en est le cœur La gloire et le teacutemoignage sont en eux-mecircmes eacutenigmatiques car ils expriment le passage de la responsabiliteacute eacutethique agrave la liberteacute du sujet souverain (AE 232)

Possibiliteacute de trouver anachroniquement lrsquoordre dans lrsquoobeacuteissance mecircme et de recevoir lrsquoordre agrave

partir de soi-mecircme ndash ce retournement de lrsquoheacuteteacuteronomie en autonomie est la faccedilon mecircme dont lrsquoinfini se passe ndash et que la meacutetaphore de lrsquoinscription de la loi dans la conscience exprime drsquoune maniegravere remarquable conciliant (en une ambivalence dont la diachronie est la signification mecircme et qui dans le preacutesent est ambiguiumlteacute) lrsquoautonomie et lrsquoheacuteteacuteronomie

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Le paradoxe de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini celui drsquoune exteacuterioriteacute absolue se faisant inteacuterioriteacute absolue se traduit ici sous la forme du passage de lrsquoheacuteteacuteronomie agrave lrsquoautonomie Nous avons vu en effet que lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetait interpreacuteteacutee dans Autrement qursquoecirctre comme inspiration or le chapitre

preacuteceacutedent a montreacute que lrsquoinspiration eacutetait le lieu drsquoun retournement ougrave le sujet absolument passif se posait lui-mecircme comme lrsquoorigine de lrsquoordre qursquoil a reccedilu si bien que la seacuteparation est rendue possible

par lrsquoinspiration Levinas est donc parfaitement coheacuterent lorsqursquoil deacutecrit agrave son tour lrsquoinspiration ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme passage de lrsquoheacuteteacuteronomie (une loi dont je ne suis pas lrsquoorigine et qui srsquoimpose agrave moi de lrsquoexteacuterieur) agrave lrsquoautonomie (une loi que jrsquoai librement choisie pour reacutegler mon agir) Toutefois apregraves avoir dissocieacute lrsquoeacutethique et lrsquoontologie Levinas ne risque-t-il pas de les rassembler et de les confondre en pensant lrsquoinspiration propheacutetique comme passage de lrsquoun agrave lrsquoautre Lrsquoappel srsquoadresse agrave moi pour que je reacuteponde et reacutepondre crsquoest ecirctre pour lrsquoappel Lrsquoappel mrsquoappelle agrave ecirctre alors mecircme qursquoil mrsquoordonne otage drsquoautrui qursquoil mrsquooblige agrave lrsquoautrement qursquoecirctre nrsquoest-ce pas contradictoire Le lecteur srsquoattend dans la suite des descriptions de la gloire et du teacutemoignage agrave ce que lrsquoinfinition de lrsquoinfini soit absolument seacutepareacutee de lrsquoecirctre pourtant Levinas fait du passage de la responsabiliteacute agrave la liberteacute la faccedilon mecircme dont lrsquoinfini se passe ndash son eacutenigme La tension est drsquoautant plus grande que nous

pensions avoir deacutemontreacute le contraire la gloire de lrsquoinfini crsquoest lrsquoaggravation de ma responsabiliteacute agrave mesure que je reacuteponds drsquoun poids que je subis absolument et qui preacutecegravede ma propre liberteacute Degraves lors

comment le passage de lrsquoinfini peut-il deacutesigner le moment inverse celui ougrave cette responsabiliteacute devient liberteacute

Il faut reformuler le problegraveme agrave partir des cateacutegories de lrsquoappel et de la reacuteponse La structure

teacutemoignant de la transcendance est la suivante dans ma reacuteponse agrave lrsquoappel srsquoentend cet appel mecircme Gracircce agrave cette structure Levinas a deacutecrit la faccedilon dont lrsquoinfini appelait Mais il lui reste agrave srsquointerroger sur ce que signifie reacutepondre Lrsquoinspiration dans lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoappel et de la reacuteponse exprime la faccedilon dont la reacuteponse va de la passiviteacute agrave lrsquoactiviteacute Il y a en effet une ambivalence de la reacuteponse telle

que Levinas lrsquoentend en tant que lrsquoappel srsquoentend agrave travers elle elle est absolument passive mais en tant qursquoelle prend sur elle drsquoobeacuteir effectivement elle se fait activiteacute action initiative autonomie

liberteacute ndash au service du visage La responsabiliteacute eacuteveille une nouvelle maniegravere drsquoecirctre en reacutepondant agrave lrsquoappel drsquoautrui qui elle aussi teacutemoigne du passage de lrsquoinfini La dialectique de lrsquoappel et de la

reacuteponse joue par conseacutequent dans deux directions dans ma passiviteacute absolue elle fait entendre lrsquoappel dans mon action juste elle montre lrsquoorigine heacuteteacuteronome de ma liberteacute La meacutetaphore de lrsquoinscription de la loi dans la conscience lrsquoindique bien que je puisse librement me poser comme lrsquoauteur de la loi agrave laquelle je conforme toutes mes actions la preacutesence de cette loi en moi teacutemoigne drsquoun ordre qui me transcende et dont la transcendance srsquoaggrave agrave mesure que jrsquoy reacuteponds Plus jrsquoobeacuteis agrave la loi plus cette loi mrsquooblige crsquoest lagrave la gloire de lrsquoinfini Ici le sens eacutethique et juridique de la loi rejoint le sens religieux Cette loi en moi dont je ne suis pas lrsquoauteur est trace en moi de Dieu223

Levinas nomme inspiration cette confusion de lrsquoautonomie et de lrsquoheacuteteacuteronomie laquo crsquoest moi qui dis seulement ndash et apregraves coup ndash cette inouiumle obligation Ambivalence qui est lrsquoexception et la subjectiviteacute du sujet son psychisme mecircme possibiliteacute de lrsquoinspiration ecirctre auteur de ce qui mrsquoavait eacuteteacute agrave mon insu insuffleacute ndash avoir reccedilu on ne sait drsquoougrave ce dont je suis lrsquoauteur Dans la responsabiliteacute pour lrsquoautre nous voici au cœur de cette ambiguiumlteacute de lrsquoinspiration raquo (AE 232) Dans ces lignes

Levinas justifie le fait qursquoil ait deacutefini lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini agrave partir de lrsquoinspiration puisque 223 Est-ce agrave dire que lrsquoilleacuteiteacute passerait dans la justice et non pas seulement dans lrsquoeacutethique Que dans la

justice signifierait une laquo gracircce de Dieu raquo inscrite dans lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini Nous tacirccherons drsquoexpliquer au chapitre 9 en quoi la justice qui relegraveve de lrsquoontologie peut encore signifier lrsquoilleacuteiteacute

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celle-ci en reprend la structure Lrsquoinspiration est lrsquoambivalence de mon rapport agrave la loi qui me vient du commandement du visage et que jrsquoassume comme mienne Ma responsabiliteacute drsquootage prenant sur moi la responsabiliteacute mecircme drsquoautrui est aussi la possibiliteacute que je me pose comme lrsquoauteur de cette

obligation Dans cette mienneteacute de la responsabiliteacute se lisent aussi bien lrsquoautonomie drsquoun sujet qui suit la loi qursquoil srsquoest donneacute que lrsquoheacuteteacuteronomie de celui qui a eacuteteacute assigneacute agrave la subjectiviteacute par autrui Le

propheacutetisme ne dit pas autre chose il signifie de la mecircme faccedilon que lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini laquo Il srsquoagit lagrave drsquoune singuliegravere mise en nous la mise du deacutemesureacute dans le mesureacute et le fini par laquelle le Mecircme subit sans jamais pouvoir investir lrsquoAutre Il y a lagrave comme une heacuteteacuteronomie que lrsquoon peut appeler inspiration ndash et lrsquoon ira mecircme jusqursquoagrave parler de propheacutetie laquelle nrsquoest pas une quelconque geacutenialiteacute mais la spiritualiteacute mecircme de lrsquoesprit raquo (DMT 164-165) Ideacutee de lrsquoinfini inspiration propheacutetie sont trois maniegraveres de nommer lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoinfini en rapport avec le fini La diversiteacute des noms que Levinas donne agrave cette spiritualiteacute de lrsquoacircme renvoie agrave la multipliciteacute des problegravemes qursquoengendre ce rapport Lrsquoinspiration deacutesigne celui de la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoesprit que Levinas a deacutecrit dans la partie V-2 Lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutenonce la question drsquoune penseacutee contenant plus qursquoelle ne pense Quant au propheacutetisme il signifie le paradoxe drsquoune voix qui dit plus qursquoelle ne dit Le

paragraphe V-2-e noue ces trois problegravemes deacutecrivant celui de la venue agrave partir du teacutemoignage celui de lrsquointellection en parlant drsquoune laquo arriegravere-penseacutee raquo de lrsquoinfini (AE 233) et celui du laquo sens du langage

avant que le langage ne srsquoeacuteparpille en mots raquo (AE 236) Mais comment lrsquoambiguiumlteacute strictement propheacutetique signifie-t-elle Mon Dire signifie laquo sans avoir rien agrave quoi mrsquoidentifier sinon au son de ma voix ou agrave la figure de mon geste raquo (AE 233) Il est la spiritualiteacute mecircme de lrsquoacircme en lieu et place de lrsquointentionnaliteacute husserlienne La subjectiviteacute du sujet ne revient plus agrave srsquoidentifier dans la conscience de soi mais agrave ecirctre exposeacute malgreacute soi au commandement qui appelle exposition qui nrsquoest pas perccedilue dans une quelconque conscience car elle nrsquoest pas contenue dans les mots que je prononce Lrsquoexposition crsquoest le son de ma voix et non les mots que porte cette voix ndash son qui est plus signifiant que les mots que la voix articule Aussi la spiritualiteacute de lrsquoacircme est-elle le propheacutetisme entendu au sens

de cette signifiance ambigueuml ambigueuml en tant qursquoelle ne se dit qursquoagrave travers des sons et des gestes qui masquent et soutiennent agrave la fois lrsquoexcession du sens sur le signe La signification de lrsquoinfini laquo ne srsquoest

laisseacutee trahir dans le logos que pour se traduire devant nous raquo (AE 237) Lrsquoambiguiumlteacute du Dire propheacutetique est bien dans le rapport entre le Dire et le Dit cette parole qui parle par des mots (un Dit)

signifie un sens qui excegravede ces mots (le Dire) et que ces mots dissimulent autant qursquoils le portent

II La theacuteo-logie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

sect32 Les noms de lrsquoinfini (III) Dieu

a) Le mot laquo Dieu raquo

Lrsquoinfini lrsquoilleacuteiteacute le Bien sont des mots qui viennent agrave la plume du pheacutenomeacutenologue pour deacutecrire lrsquointrigue eacutethique La passiviteacute plus passive que toute passiviteacute du sujet eacutethique est le Dire sincegravere de lrsquoexposition ougrave srsquoeacutepanche un sens exceacutedant le Dit Levinas pheacutenomeacutenologue deacutecrit ce Dire comme un

teacutemoignage de lrsquoinfini ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee ndash la gloire entrant de faccedilon disproportionneacutee dans la preacutesence ndash du sujet eacutethique qui teacutemoigne du passage de lrsquoilleacuteiteacute dans sa trace ndash ou du Bien dans son

anarchie Lrsquoaccroissement incessant de la responsabiliteacute la deacutemesure de la substitution teacutemoigne de ce laquo Il raquo qui dans le visage du prochain me signifie un sens plus vieux que mon ecirctre La description de lrsquointrigue eacutethique nrsquoest-elle pas complegravete Mais ce laquo Il raquo dont la trace anarchique est la signifiance du

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sens lrsquoeacutethique le nomme laquo Dieu raquo Qursquoest-ce qui justifie eacutethiquement que lrsquoinfini ait nom Dieu Si la philosophie et non la theacuteologie prononce le mot laquo Dieu raquo crsquoest qursquoelle retrouve par ses seuls moyens lrsquointrigue ougrave ce mot vient agrave la bouche intrigue qui est le teacutemoignage ougrave laquo la voix de Dieu est voix

humaine inspiration et propheacutetie dans le parler des hommes raquo (NLT 38) Or lrsquoanarchie immeacutemoriale signifiant dans la voix du teacutemoin avait deacutejagrave reccedilu les noms drsquoinfini drsquoilleacuteiteacute ou de Bien ndash noms dont la

preacutesence au sein drsquoun discours pheacutenomeacutenologique se justifie par la description de la substitution Mais lrsquointroduction du mot laquo Dieu raquo en eacutethique nrsquoexcegravede-t-elle pas la description pour virer en theacuteologie Levinas srsquoen deacutefend laquo je prononce le mot Dieu sans supprimer les intermeacutediaires qui mrsquoamegravenent agrave ce mot et si je peux dire lrsquoanarchie de son entreacutee dans le discours ndash tout comme la pheacutenomeacutenologie eacutenonce des concepts sans jamais deacutetruire les eacutechafaudages qui permirent de monter jusqursquoagrave eux raquo (AE 204) Qui dit laquo je raquo ici Est-ce encore le Levinas pheacutenomeacutenologue ou est-ce un Levinas qui contre toute bonne pheacutenomeacutenologie aurait glisseacute vers la theacuteologie Le mot laquo Dieu raquo peut-il venir agrave la description sans reacuteveacutelation Pour le savoir deux voies sont possibles (1) on peut partir du mot laquo Dieu raquo et dans sa seacutemantique retrouver lrsquointrigue de lrsquoinfini (2) ou bien lrsquoon peut reprendre la pheacutenomeacutenologie du teacutemoignage et tacirccher de voir en quoi celle-ci contient les intermeacutediaires qui

amegravenent le mot laquo Dieu raquo dans le discours du mot agrave lrsquointrigue (1) ou de lrsquointrigue au mot (2)

(1) Partons donc du mot lui-mecircme et de son poids dans le langage224 (AE 236-237)

Je peux certes eacutenoncer le sens teacutemoigneacute comme Dit Mais mot extra-ordinaire le seul qui nrsquoeacuteteigne ni nrsquoabsorbe son Dire mais qui ne peut rester simple mot Bouleversant eacuteveacutenement seacutemantique du mot Dieu domptant la subversion de lrsquoIlleacuteiteacute la gloire de lrsquoInfini srsquoenfermant dans un mot srsquoy faisant ecirctre mais deacutejagrave deacutefaisant sa demeure et se deacutedisant sans srsquoeacutevanouir dans le neacuteant investissant lrsquoecirctre dans la copule mecircme par laquelle il recevait (et reccediloit en ce moment mecircme ougrave cette aventure seacutemantique est theacutematiseacutee ici) des attributs (hellip) Les limites du preacutesent ougrave srsquoest trahi lrsquoinfini ndash deacutemesureacute pour lrsquoenvergure de lrsquouniteacute de lrsquoaperception transcendantale et non assemblable en preacutesent et qui se refuse au recueillement ndash ces limites eacuteclatent

La signifiance de lrsquoinfini est un Dire par-delagrave le Dit un laquo Dire qui ne dit mot raquo (AE 236) et dont lrsquoexception consiste preacuteciseacutement dans son incommensurabiliteacute avec le Dit Or ce texte fait du mot

laquo Dieu raquo un Dit qui nrsquoeacuteteint ni nrsquoabsorbe son Dire Voici donc le plus paradoxal des mots qui accomplit ce qursquoaucun mot ne peut reacutealiser agrave savoir eacutenoncer le Dire Prise agrave la lettre cette thegravese est insoutenable car elle revient agrave affirmer que le seul fait de prononcer le mot laquo Dieu raquo libegravere Dieu de lrsquoessence et deacutelivre la signifiance absolue de la passiviteacute eacutethique Or Levinas veut dire autre chose la suite de ce texte ne fait pas du mot laquo Dieu raquo un Dire pur imposant absolument sa signifiance mais un Dit irreacuteductible agrave sa seule condition de Dit insignifiant sans le Dire qui le porte A la rigueur tout autre mot que laquo Dieu raquo pourrait signifier comme un pur Dit dans lrsquooubli du Dire ndash tout autre mot pourrait nrsquoavoir de sens que rapporteacute agrave la totaliteacute de lrsquoecirctre (mecircme le mot drsquoinfini auquel lrsquoontologie sait donner une signification purement neacutegative) Mais le mot laquo Dieu raquo reacutesiste agrave sa fixation en eacuteon De maniegravere paradigmatique il concentre toutes les ambiguiumlteacutes de la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee il est le mot

qui nrsquoa aucun sens hors de cette venue agrave lrsquoideacutee Il nrsquoest donc pas la reacuteunion des proprieacuteteacutes contradictoires du Dire et du Dit mais plutocirct un Dit tel qursquoil ne se suffit pas en tant que Dit un Dit qui

224 Et dans tout langage Levinas eacutecrit en franccedilais mais le mot laquo Dieu raquo eacutecrit dans toutes les langues

europeacuteennes (Deus Theos Dio God Gott Boghellip) mais aussi en heacutebreu (El Elohim Yahveacute le Saint beacuteni-soit-Il cf ADV 147) repreacutesente pour toutes ces langues le mecircme hapax que nous deacutecrivons ici pour le franccedilais Mais cette exceptionnaliteacute du mot laquo Dieu raquo est-elle universelle Est-elle une proprieacuteteacute de toute langue en tant que langue ou est-elle le fruit drsquoune culture donneacutee lrsquoenseignement drsquoIsraeumll et qui nrsquoappartient qursquoaux langues qui se sont formeacutees sous lrsquoinfluence de la Bible A notre connaissance Levinas ne pose pas la question

218

fait signe vers le Dire comme lrsquoorigine irreacuteductible de son sens Bref le mot laquo Dieu raquo est tel qursquoil renvoie neacutecessairement agrave lrsquoau-delagrave de lrsquoessence Il est un Dit qui se nie lui-mecircme comme Dit (comme essence) pour renvoyer dans cette neacutegation mecircme agrave lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre (lrsquoeacutethique) drsquoougrave lui vient son

sens Notre texte deacutefinit ainsi le mot laquo Dieu raquo agrave partir de la structure formelle de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini il est un Dit disant plus qursquoil ne Dit eacuteclatant en Dire Ou pour reprendre la belle formule de

D Franck laquo Dieu raquo est laquo le mot pour le dire raquo225 car non seulement le mot laquo Dieu raquo est le Dit qui a la tacircche de dire Dieu dans toute son exceptionnaliteacute mais il est eacutegalement le Dit le plus proche du Dire le mot pour le Dire le mot pour dire le Dire226 Le mot laquo Dieu raquo rassemble par excellence toutes les ambiguiumlteacutes de lrsquoinfini Notre texte le montre drsquoabord en une concession Levinas soulignant que son propre discours philosophique constitue agrave son tour une preacutedication sur Dieu Il y a une contradiction apparente agrave vouloir deacutelivrer Dieu des attributs de lrsquoecirctre tout en persistant agrave parler de Dieu le silence de la theacuteologie neacutegative nrsquoest-il pas le seul remegravede pour que le mot laquo Dieu raquo soit laisseacute agrave son pur bouleversement seacutemantique Mais le texte de Levinas eacutepouse cet eacuteveacutenement et tente drsquoaller dans le mecircme sens en deacutedisant son propre Dit Le mot laquo Dieu raquo est le premier mot de la philosophie car il est le premier Dit se reacuteduisant au Dire le premier (et le seul) Dit se deacutedisant lui-mecircme

Lrsquoeacuteveacutenement bouleversant que constitue la venue de Dieu agrave la voix humaine et la capaciteacute

exceptionnelle qursquoa ce mot de se deacutedire en signifiant vers le Dire attestent la possibiliteacute et la neacutecessiteacute de parler de Dieu Mais comment parler de Dieu si aucun attribut ne lui convient Le mot laquo Dieu raquo est en effet un laquo Dit unique en son genre nrsquoeacutepousant pas eacutetroitement les cateacutegories grammaticales comme mot (ni nom propre ni nom commun) ne se pliant pas avec exactitude aux regravegles logiques comme sens (tiers exclu de lrsquoecirctre et du neacuteant) raquo (AE 236) Le nom commun ne lui convient pas puisque Dieu nrsquoest pas lrsquoindividu drsquoun genre la diviniteacute227 Son uniciteacute absolue interdit que son Nom soit commun Mais le refus de faire du mot laquo Dieu raquo un nom propre est plus eacutetonnant la proprieacuteteacute du nom nrsquoest-ce pas lrsquoattestation de lrsquoimpossibiliteacute de deacutefinir lrsquoecirctre que ce nom qualifie Toutefois la critique de

Levinas porte ici sur le nom propre en tant que cateacutegorie grammaticale Et en effet ceux qui font du mot laquo Dieu raquo le nom de Dieu accompagnent cette nomination drsquoune repreacutesentation ontologique de

Dieu faisant de lui un eacutetant individuel une existence supeacuterieure qui partage avec toutes les autres creacuteatures beacuteneacuteficiant drsquoun nom propre la proprieacuteteacute drsquoecirctre nommeacute Le refus du nom propre renvoie

donc agrave une extrecircme attention du langage qui cherche agrave ne pas faire chuter Dieu dans lrsquoecirctre Crsquoest pourquoi Dieu ne saurait ecirctre deacutecrit en fonction des notions drsquoecirctre et de neacuteant il est au-delagrave de ces deacuteterminations Cependant malgreacute la critique qui en est faite ici le nom propre peut avoir un autre destin que celui de cateacutegorie ontologique En un sens nouveau en effet Dieu est un laquo nom propre et unique nrsquoentrant dans aucune cateacutegorie grammaticale raquo (AE 252) Mais comment un nom propre peut-il ecirctre si extraordinaire qursquoil nrsquoentre plus dans la cateacutegorie grammaticale des noms propres

La reacuteponse tient encore agrave la distinction entre le Dire et le Dit que les noms propres indiquent agrave

notre attention preacuteciseacutement parce qursquoils sont propres laquo les noms de personnes dont le dire signifie un visage ndash les noms propres au milieu de tous ces noms et lieux communs ndash ne reacutesistent-ils pas agrave la

225 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 208 226 Lrsquohistoire de la meacutetaphysique comme onto-theacuteo-logie comme reacuteduction de Dieu agrave lrsquoeacutetant suprecircme ne

contredit-elle pas de maniegravere flagrante cette capaciteacute du mot laquo Dieu raquo agrave deacutefaire son inscription dans lrsquoessence Au contraire elle la confirme par son eacutechec mecircme lrsquohistoire des preuves de lrsquoexistence de Dieu est celle de leur reacutefutation Lrsquoonto-theacuteo-logie est marqueacutee par le retour incessant du scepticisme

227 laquo Il preacutecegravede toute diviniteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoessence divine que revendiquent comme les individus srsquoabritant dans leur concept ndash les faux dieux raquo (AE 89n1)

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dissolution du sens et ne nous aident-ils pas agrave parler raquo (NP 11) Noms propres et communs en tant que cateacutegories grammaticales servent agrave nommer des ecirctres et fonctionnent comme des Dits Mais si lrsquoon fait jouer la diffeacuterence entre ces deux sortes de noms on remarque que les noms communs suivent

la logique de la totaliteacute puisqursquoils rapportent un individu agrave un tout dont il fait partie alors que les noms propres consistent preacuteciseacutement agrave renoncer agrave ce langage apophantique pour signifier des visages ndash

pour Dire Le nom propre en tant que nom propre et non plus en tant que cateacutegorie grammaticale (en tant que rupture de la grammaire ontologique par la grammaire eacutethique) consacre le privilegravege du Dire sur le Dit Nommer une personne de son nom crsquoest dire laquo me voici raquo ou laquo apregraves vous raquo Mais les noms de personnes qui visent des visages228 inscrivent le visage dans lrsquoecirctre Ils ne peuvent comme le mot laquo Dieu raquo deacutedire leur propre Dit Crsquoest ce qui fait leur capaciteacute agrave signifier dans le monde ils marquent un visage drsquoun signe attestent la preacutesence drsquoune personne dans le monde et ainsi le perdent comme visage alors mecircme qursquoils tentent drsquoexprimer sa singulariteacute Or si le mot laquo Dieu raquo se deacutedit lui-mecircme srsquoil ne deacutesigne pas un ecirctre mais lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre ne renonce-t-il pas agrave nommer crsquoest-agrave-dire agrave deacutesigner un visage comme personne agrave identifier le non-identifiable Il faudrait plutocirct dire que le mot laquo Dieu raquo en se faisant nom accomplit le sens de la nomination car le statut exceptionnel du nom

propre se double drsquoune autre exception dans le cas de Dieu Il ne srsquoagit plus avec lui simplement drsquoidentifier le non-identifiable mais de deacutesagreacuteger le procegraves mecircme de lrsquoidentification Le nom crsquoest la

mise hors jeu du principe drsquoidentiteacute laquo Le Nom hors lrsquoessence ou au-delagrave de lrsquoessence lrsquoindividu anteacuterieur agrave lrsquoIndividualiteacute se nomme Dieu raquo (AE 89n1) Il srsquoagit de deacutelivrer lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et du privilegravege de la totaliteacute Dieu est lrsquoUn au-delagrave de lrsquoecirctre Levinas retrouve dans sa conception du nom la distinction neacuteoplatonicienne entre lrsquoUn et lrsquoEtre et lrsquoimpossibiliteacute de parler de lrsquoUn agrave partir des cateacutegories ou des genres de lrsquoEtre (cf ADV 155) De mecircme que le mot laquo Dieu raquo a un statut unique parmi les mots il a en tant que Nom un statut unique parmi les noms propres

b) Dieu et lrsquoinfini

(2) Cependant Levinas suit aussi une deuxiegraveme voie partant de lrsquointrigue eacutethique ougrave le sujet dans

sa passiviteacute teacutemoigne de la gloire de lrsquoinfini Or le teacutemoignage ne prononce pas le mot laquo Dieu raquo laquo Teacutemoigner de Dieu ce nrsquoest preacuteciseacutement pas eacutenoncer ce mot extra-ordinaire comme si la gloire

pouvait se loger dans un thegraveme et se poser comme thegravese ou se faire essence de lrsquoecirctre Signe donneacute agrave lrsquoautre de cette signification mecircme le me voici me signifie au nom de Dieu au service des hommes qui me regardent sans avoir rien agrave quoi mrsquoidentifier sinon au son de ma voix ou agrave la figure de mon geste ndash au dire mecircme raquo (AE 233) Ces lignes semblent contredire la premiegravere deacutemarche le mot laquo Dieu raquo aussi extraordinaire soit-il nrsquoest pas prononceacute dans la premiegravere parole qui teacutemoigne de Dieu car aucun Dit nrsquoest agrave la mesure du Dire Comment le teacutemoignage est-il alors ameneacute au mot laquo Dieu raquo La responsabiliteacute mrsquooblige dans lrsquoanarchie du Bien Dieu est donc retrouveacute dans le teacutemoignage comme synonyme du Bien Mais la conclusion agrave laquelle cette seconde deacutemarche aboutit diffegravere de la

premiegravere On ne retrouve plus dans la pheacutenomeacutenologie du teacutemoignage de critegravere distinguant Dieu du Bien de lrsquoinfini ou de lrsquoilleacuteiteacute Ces termes sont synonymes et interchangeables dans lrsquoeacutethique ils se deacutedisent lrsquoun lrsquoautre pour eacuteviter la fixation de lrsquoeacutethique en essence alors que lrsquoeacutetude du mot laquo Dieu raquo reacutevegravele au contraire son statut extraordinaire la puissance unique qui est la sienne de deacutedire son propre Dit A quoi est due cette diffeacuterence Peut-ecirctre au fait que les deux deacutemarches ne sont pas de mecircme

nature La seconde pheacutenomeacutenologique srsquointerdit le recours agrave la reacuteveacutelation biblique tandis que la premiegravere hermeacuteneutique fait jouer agrave plein reacutegime le sens drsquoun mot directement influenceacute par la Bible

228 Totaliteacute et infini montre que laquo la question qui vise un visage raquo (cf TI 193)

220

La question devient alors pheacutenomeacutenologie et hermeacuteneutique parlent-elles de Dieu au mecircme sens Le pheacutenomeacutenologue peut deacutecrire le Dire teacutemoignant de lrsquoinfini mais pour lui Dieu est aussi lrsquoilleacuteiteacute ou le Bien et ne se distingue pas de ces deux autres noms eacutethiques de lrsquoinfini Si Dieu est de lrsquoaveu mecircme

de Levinas un mot plus extraordinaire encore que celui de Bien ou drsquoilleacuteiteacute nrsquoest-ce pas en raison drsquoun sens extra-pheacutenomeacutenologique culturel que seule lrsquoexeacutegegravese biblique peut retrouver Certes il

faut voir laquo dans la parole adresseacutee agrave lrsquoautre homme dans lrsquoeacutethique de lrsquoaccueil le premier service religieux la premiegravere oraison la premiegravere liturgie religion agrave partir de laquelle Dieu pourrait ecirctre venu agrave lrsquoesprit et le mot Dieu avoir fait son entreacutee dans le langage et dans la bonne philosophie raquo (DQVI 230) Mais la signifiance de ce mot se reacuteduit-elle agrave son entreacutee dans le langage Ne charrie-t-elle pas toute une reacuteveacutelation religieuse biblique que la pheacutenomeacutenologie ne saurait reconstituer

Depuis Totaliteacute et infini Levinas insiste pourtant sur le caractegravere primordial de lrsquoatheacuteisme Celui-

ci constitue drsquoabord un point de deacutepart pour la pheacutenomeacutenologie Synonyme de seacuteparation il permet de distinguer entre deux sens du religieux le numineux ougrave lrsquohomme entretient avec la diviniteacute (les dieux sans visage de lrsquoeacuteleacutemental) une relation de participation et la religion comme relation du Mecircme agrave

lrsquoAutre qui nrsquoabolit pas la seacuteparation Le sujet tel qursquoil est deacutecrit dans lrsquoœuvre de 1961 est atheacutee en tant que seacutepareacute en tant qursquoil megravene lrsquoexistence concregravete drsquoun ecirctre qui vit des nourritures Son atheacuteisme

pourrait sembler agrave un lecteur inattentif limiteacute agrave la section II mais il nrsquoen est rien puisque la rencontre deacutecrite dans la section III avec le visage est preacuteciseacutement deacutefinie par le maintien de la seacuteparation Le face-agrave-face ne se caracteacuterise pas du tout par la croyance en lrsquoexistence drsquoune exteacuterioriteacute mais par la parole et la responsabiliteacute Loin de deacutepasser lrsquoatheacuteisme la rencontre du visage lrsquoaccomplit et en montre le caractegravere indeacutepassable eacutetant donneacute que seul un ecirctre atheacutee seacutepareacute peut rencontrer un visage Lrsquoatheacuteisme est donc bien plus qursquoune eacutetape de la description il est un principe de meacutethode ndash et crsquoest en ce sens que D Arbib parle drsquoun laquo atheacuteisme pheacutenomeacutenologique raquo229 Il est la position ontologique drsquoun ecirctre seacutepareacute de Dieu non pas seulement un moment deacutetermineacute de sa spiritualiteacute mais

la positiviteacute mecircme de son existence Le sujet levinassien est et demeure atheacutee mecircme dans la relation eacutethique La croyance nrsquoa pas sa place dans lrsquoeacutethique crsquoest dans la justice avec la relation au tiers

qursquoeacutemerge la possibiliteacute de croyances drsquoinstitutions et de communauteacutes religieuses Crsquoest pourquoi la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee est eacutetrangegravere agrave la foi laquo de la phrase ougrave Dieu vient pour la premiegravere fois se

mecircler aux mots le mot Dieu est encore absent Elle ne srsquoeacutenonce en aucune faccedilon je crois en Dieu raquo (AE 233) Le mot laquo Dieu raquo crsquoest lrsquohomme qui a rencontreacute le tiers qui le prononcera La profession de sa foi reacutepond agrave la question de lrsquoexistence de Dieu eacutetrangegravere agrave lrsquoeacutethique Le mot laquo Dieu raquo peut-il donc entrer en eacutethique sans contredire cet atheacuteisme de meacutethode Dans une de ses lectures talmudiques Levinas deacutecrit la meacutethode qui lui permet de parler de Dieu (QLT 33-34)

Estimant que le nom mecircme de Dieu ndash le plus familier aux hommes ndash reste aussi le plus obscur

exposeacute agrave tous les abus jrsquoessaie de projeter sur lui une lumiegravere qui vient de la place mecircme qursquoil occupe dans les textes de son contexte qui nous est compreacutehensible dans la mesure ougrave il parle de lrsquoexpeacuterience morale des hommes Dieu ndash quelle qursquoen soit la signification ultime et en quelque sorte nue ndash apparaicirct agrave la conscience humaine (et dans lrsquoexpeacuterience juive surtout) laquo habilleacute raquo de valeurs et cet habillement nrsquoest pas eacutetranger agrave sa nature ou agrave sa sur-nature Lrsquoideacuteal le raisonnable lrsquouniversel lrsquoeacuteternel le tregraves-haut le trans-subjectif etc ndash notions permeacuteables agrave lrsquointelligence ndash sont ses vecirctements moraux Je pense donc que quelles que soient lrsquoultime expeacuterience du Divin et son ultime signification religieuse ou philosophique elles ne peuvent se seacuteparer de ces expeacuteriences et significations peacutenultiegravemes elles ne peuvent ne pas englober les valeurs dans lesquelles resplendit le Divin Lrsquoexpeacuterience religieuse ne peut pas ndash du moins pour le Talmud ndash ne pas ecirctre au preacutealable une expeacuterience morale

229 D Arbib La luciditeacute de lrsquoeacutethique op cit p 113

221

Ces lignes drsquoabord eacutecrites pour justifier la meacutethode exeacutegeacutetique que Levinas suit dans ses lectures talmudiques se prononcent aussi sur lrsquoexpeacuterience de Dieu Pheacutenomeacutenologie et lecture talmudique se rencontrent donc dans leur meacutethode de mecircme que la pheacutenomeacutenologie est un retour agrave la mise en scegravene

eacutethique ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee (cf DQVI 11) lrsquoexeacutegegravese doit recourir pour retrouver le sens du mot laquo Dieu raquo aux circonstances morales de lrsquoagir humain que le texte religieux ne seacutepare jamais du nom

de Dieu Or par-delagrave lrsquoanalogie de meacutethode ce texte insiste sur lrsquointerdeacutependance des deux deacutemarches agrave travers la meacutetaphore de la nuditeacute et de lrsquohabillement Lrsquoideacutee de Dieu a peut-ecirctre une signification ultime et nue ndash celle-lagrave mecircme que Levinas veut retrouver dans sa pheacutenomeacutenologie du teacutemoignage ndash mais jamais Dieu nrsquoapparaicirct agrave la conscience humaine (juive car il y a la Bible mais bien humaine car lrsquoeacutethique est le sens de lrsquohumain) dans cette nuditeacute il lui apparaicirct toujours habilleacute de valeurs Qursquoest-ce agrave dire Lrsquoideacutee de Dieu ne se livre jamais seulement dans la nuditeacute ou la pure mise en scegravene de sa signifiance eacutethique mais toujours vecirctue de valeurs Par lagrave il faut certes comprendre que nul discours sur Dieu faisant lrsquoeacuteconomie de lrsquohumain nrsquoest possible mais il faut surtout reconnaicirctre que lrsquoexpeacuterience humaine ougrave Dieu tombe sous le sens est celle de la morale et des valeurs ndash et qursquoelle a ainsi partie lieacutee agrave lrsquoontologie En plus de lrsquoanarchie du Bien Dieu suppose lrsquoordre des valeurs

Contrairement agrave lrsquoilleacuteiteacute et au Bien qui signifient lrsquoinfini dans la seule intrigue eacutethique Dieu nomme lrsquoinfini dans lrsquoeacutenigme entrelaccedilant eacutethique et ontologie Lrsquoobscuriteacute philosophique du nom de Dieu est

due agrave lrsquoambiguiumlteacute ineffaccedilable du nom de Dieu entre le Dit et le Dire lrsquoecirctre et lrsquoinfini Il faut en conclure que Levinas ne pense pas Dieu sans lrsquoecirctre Dieu au-delagrave de lrsquoecirctre sans doute

mais Dieu eacutenigmatiquement inseacuteparable des valeurs dont lrsquoecirctre lrsquohabille Dieu dont lrsquoeacutethique nrsquoeacutepuise pas le sens et qui laissera aussi sa trace dans la justice Le statut extraordinaire que Levinas accorde au mot laquo Dieu raquo atteste agrave la fois lrsquoorigine eacutethique de sa signifiance et son deacutebordement dans lrsquoontologie Or srsquoil nrsquoest pas possible de parler de Dieu indeacutependamment des valeurs qui lrsquohabillent nrsquoest-ce pas que la philosophie doit emprunter agrave la reacuteveacutelation (qui est reacuteveacutelation de Dieu dans ces valeurs) le nom

de Dieu Bien que lrsquoeacutethique puisse tirer de son intrigue toute la signifiance du Bien ou de lrsquoilleacuteiteacute et ainsi ne pas exceacuteder les limites de la pheacutenomeacutenologie elle ne peut sans aide de la theacuteologie produire

lrsquoideacutee de Dieu Si laquo de la phrase ougrave Dieu vient pour la premiegravere fois se mecircler aux mots le mot Dieu est encore absent raquo (AE 233) alors Levinas fait une distinction entre la signifiance de Dieu et la preacutesence

effective du mot laquo Dieu raquo dans le discours Ne reproduit-il pas ainsi malgreacute lui la distinction entre le Dieu des philosophes et le Dieu biblique La pheacutenomeacutenologie du teacutemoignage incapable de prononcer le mot laquo Dieu raquo du fait des valeurs ontologiques qui nrsquoont pas leur place dans lrsquoeacutethique ne parle-t-elle pas drsquoun Dieu qursquoon ne saurait distinguer du Bien de lrsquoilleacuteiteacute de lrsquoinfini230

230 La lecture talmudique laquo Le nom de Dieu drsquoapregraves quelques textes talmudiques raquo (1969) analyse le

traitement des noms de Dieu dans le Talmud (paragraphes 1 agrave 4) Elle srsquoachegraveve au paragraphe 5 intituleacute laquo La philosophie raquo en montrant laquo que la possibiliteacute drsquoune transcendance demeurant absolue malgreacute la relation ougrave elle entre par la reacuteveacutelation ndash possibiliteacute qui nous est suggeacutereacutee par les textes relatifs au Nom de Dieu que nous venons drsquoanalyser ndash peut ecirctre penseacutee philosophiquement crsquoest-agrave-dire indeacutependamment de lrsquoautoriteacute de lrsquoEcriture et de son exeacutegegravese raquo (ADV 155) Or cette deacutemonstration ndash la preuve que la philosophie peut revenir agrave la responsabiliteacute eacutethique par ses propres moyens ndash aboutit agrave la trace de lrsquoilleacuteiteacute passant dans la responsabiliteacute et heacutesite agrave prononcer le mot laquo Dieu raquo Elle eacutevoque cette laquo troisiegraveme personne que nous avons appeleacute illeacuteiteacute et que dit peut-ecirctre aussi le mot Dieu raquo (ADV 157) Lrsquoheacutesitation est significative tout se passe comme si la philosophie capable de dire la trace de lrsquoilleacuteiteacute ne pouvait sans la reacuteveacutelation religieuse lui donner le nom de Dieu

222

sect33 Le sens de la pheacutenomeacutenologie Lrsquointroduction du mot laquo Dieu raquo dans la description du teacutemoignage de lrsquoinfini pose le problegraveme du

statut pheacutenomeacutenologique de lrsquoinfini levinassien En quel sens ces descriptions peuvent-elles encore se reacuteclamer de la pheacutenomeacutenologie alors qursquoelles y reacuteintroduisent lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini qui mecircme

si elle cesse drsquoecirctre lrsquoideacutee drsquoune substance infinie demeure ideacutee de Dieu

a) Lrsquoaplomb de lrsquoAutre Nous rejoignons la question que pose Dominique Janicaud dans Le tournant theacuteologique de la

pheacutenomeacutenologie franccedilaise231 Cet ouvrage de 1990 fait de Totaliteacute et infini le tournant ougrave srsquoinaugure une forme nouvelle de pheacutenomeacutenologie en France explicitement theacuteologique Il fait de Levinas le premier philosophe franccedilais agrave avoir eacutelargi la pheacutenomeacutenologie agrave lrsquoideacutee de Dieu et agrave lrsquoau-delagrave de la manifestation initiant toute une tradition franccedilaise (J-L Marion M Henry ou J-L Chreacutetien) qui aurait repris ce mouvement de franchissement des limites de la pheacutenomeacutenologie vers ce qui appartient

au domaine de la theacuteologie Totaliteacute et infini est un tournant dans lrsquohistoire de la pheacutenomeacutenologie car il opegravere le passage drsquoune pheacutenomeacutenologie clairement deacutemarqueacutee de toute theacuteologie (Husserl et le

premier Heidegger) agrave une pheacutenomeacutenologie theacuteologique Levinas se trouve pris entre deux perspectives historiques lrsquohistoire de la pheacutenomeacutenologie allemande dont il se reacuteclame et le deacuteveloppement theacuteologique de la philosophie franccedilaise dont il est la cause Janicaud joue donc sur quatre plans sur fond drsquoune interpreacutetation du sens de la pheacutenomeacutenologie et de la meacutetaphysique il pratique une lecture interne de Levinas dirigeacutee par une double teacuteleacuteologie agrave savoir la reprise de la pheacutenomeacutenologie allemande et lrsquoinauguration de la pheacutenomeacutenologie theacuteologique franccedilaise Or cette teacuteleacuteologie eacutecrase la philosophie de Levinas sous un montage historique dont Janicaud ne parvient pas agrave deacutemontrer toute la leacutegitimiteacute Reprenons sa deacutemarche avant drsquoen tracer les limites

Son point de deacutepart est grammatical lrsquointroduction par Levinas drsquoun vocabulaire emprunteacute agrave la

theacuteologie et agrave la meacutetaphysique en pheacutenomeacutenologie eacuteveille un soupccedilon leacutegitime celui de la rupture de la neutraliteacute du pheacutenomeacutenologue vis-agrave-vis de la position de toute transcendance Selon Janicaud ce

soupccedilon se confirme agrave la lecture de Totaliteacute et infini de sorte que lrsquoon peut dire que les descriptions soi-disant pheacutenomeacutenologiques de ce livre ne le sont pas elles supposent laquo un montage meacutetaphysico-theacuteologique preacutealable agrave lrsquoeacutecriture philosophique raquo au point que laquo les deacutes sont pipeacutes les choix sont faits la foi se dresse majestueuse agrave lrsquoarriegravere-plan raquo232 Il reste agrave le deacutemontrer Ce montage Janicaud lrsquoappelle laquo lrsquoaplomb de lrsquoAutre raquo233 contre lrsquohorizon husserlien ou lrsquoentrelacs merleau-pontien qui srsquoen tiennent au plan drsquoimmanence de la pheacutenomeacutenologie cet aplomb deacutesigne la verticaliteacute du principe meacutetaphysique qui rompt lrsquohorizontaliteacute descriptive Or laquo lrsquoaplomb au sens philosophique crsquoest de la part de Leacutevinas lrsquoaffirmation cateacutegorique du primat de lrsquoideacutee drsquoinfini deacuteposseacutedant

drsquoembleacutee la mecircmeteacute du moi ou de lrsquoecirctre raquo234 Si Levinas srsquoautorise agrave poser ce primat crsquoest qursquoil reacuteduit lrsquointentionnaliteacute husserlienne agrave la repreacutesentation Cette laquo intentionnaliteacute de parade raquo nrsquoexplique plus la richesse de la vie du sujet lrsquoinadeacutequation du sujet agrave lui-mecircme elle srsquoexclut du laquo Jeu entre le fini et

231 Dominique Janicaud Le tournant theacuteologique de la pheacutenomeacutenologie franccedilaise Editions de lrsquoEclat

Combas 1991 (repris in D Janicaud La pheacutenomeacutenologie dans tous ses eacutetats Paris Gallimard coll laquo Folio essais raquo 2009 eacutedition citeacutee)

232 D Janicaud La pheacutenomeacutenologie dans tous ses eacutetats op cit p 54 233 Ibid p 52 234 Ibid

223

lrsquoinfini raquo235 Sur fond drsquoune meacutesinterpreacutetation de Husserl Levinas reacuteintroduit donc lrsquoideacutee drsquoinfini qui preacutecegravede toute expeacuterience possible de la conscience Sa lecture erroneacutee de la pheacutenomeacutenologie justifie son postulat meacutetaphysique une fois assimileacutee agrave un jeu de lumiegraveres la pheacutenomeacutenologie peut ecirctre

deacutepasseacutee par une theacuteologie dont lrsquoœuvre de Levinas deacutecrit lrsquoirreacuteductibiliteacute agrave lrsquoapparaicirctre Pourtant Levinas ne congeacutedie pas totalement la pheacutenomeacutenologie puisqursquoil y a recours Et laquo comme il ne fait pas

lui-mecircme la theacuteorie de ce double jeu mais preacutefegravere la remplacer par une sorte de constant fait accompli par lequel lrsquoanteacuterioriteacute absolue de lrsquoAutre est affirmeacutee hautement il ne reste plus au lecteur perplexe srsquoil ne veut ni se soumettre ni se deacutemettre qursquoagrave faire le compte des passages agrave la limite ndash ou des contradictions ndash que ce discours se permet raquo236 Totaliteacute et infini joue un double jeu puisque tout en deacutelaissant la rigueur pheacutenomeacutenologique et en placcedilant la description sous la chape de plomb de la foi il se dit pheacutenomeacutenologue et justifie son propos en deacutecrivant le Deacutesir de lrsquoAutre que la foi reacutevegravele Ce double jeu srsquoidentifie ultimement agrave une captatio benevolentiae qui est la laquo prise en otage raquo de la pheacutenomeacutenologie laquo par une theacuteologie qui ne veut pas dire son nom raquo237 Pour deacutemontrer la veacuteraciteacute de son interpreacutetation Janicaud doit ainsi montrer en quoi ces descriptions contredisent la meacutethode pheacutenomeacutenologique et supposent lrsquoaplomb de lrsquoAutre un principe vertical auquel elles obeacuteissent le

primat de lrsquoideacutee drsquoinfini

Y a-t-il agrave lrsquoarriegravere-plan de la pheacutenomeacutenologie levinassienne la position du Deacutesir de lrsquoAutre le primat inconditionneacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Peut-ecirctre Mais lrsquoargumentation de Janicaud ne suffit pas agrave le deacutemontrer Drsquoabord il est faux de dire que Levinas ne fait nulle part la theacuteorie de sa meacutethode et qursquoil reacutecuse la meacutethode pheacutenomeacutenologique il la reacuteforme et en fait une investigation tourneacutee vers des eacuteveacutenements nocturnes (cf sect35) Janicaud agrave son tour assimile la posture que Levinas adopte agrave lrsquoeacutegard de la pheacutenomeacutenologie agrave une critique de la lumiegravere srsquointerdisant de voir en quoi les meacutethodes de Husserl et Heidegger restent neacutecessaires agrave la description du Deacutesir Il ne suffit pas de dire que Levinas a priveacute lrsquointentionnaliteacute de sa transcendance pour la donner agrave lrsquoideacutee drsquoinfini et il faut au moins eacuteprouver

la preacutetention de Levinas agrave lire cette transcendance dans la rupture de lrsquointentionnaliteacute En un mot seule lrsquoeacutetude preacutecise des descriptions eacutethiques permettra de trancher Or Janicaud oublie les trois-

quarts de lrsquoouvrage de 1961 dans sa recension estimant que Levinas a laquo reacutecuseacute la meacutethode pheacutenomeacutenologique raquo jusqursquoagrave la section IV qui consacre son laquo retour raquo238 Le fait que Levinas ne parle

ni de laquo pheacutenomeacutenologie de la jouissance raquo ni de laquo pheacutenomeacutenologie du visage raquo dispenserait-il le critique drsquoexaminer les sections II et III Cet oubli est drsquoautant plus probleacutematique que le tournant theacuteologique et meacutetaphysique aurait davantage son lieu dans la section III sur le visage que dans la section IV sur lrsquoeacuteros De deux choses lrsquoune soit Levinas a abandonneacute la pheacutenomeacutenologie dans ses descriptions du visage auquel cas il nrsquoa pas fait faire un tournant agrave la pheacutenomeacutenologie mais lrsquoa bel et bien quitteacutee soit il a deacutecrit le visage dans une pheacutenomeacutenologie ce qui implique que lrsquoon prenne au seacuterieux sa deacutemarche en eacutevaluant sa pertinence meacutethodologique En passant sous silence les sections II et III et en ne prenant pas au seacuterieux la section IV D Janicaud ne saurait convaincre Ses remarques

sur lrsquoeacuteros neacutegligent le fait que crsquoest la caresse et la volupteacute attesteacutees pheacutenomeacutenologiquement qui

235 Ibid p 70 236 Ibid 237 Ibid p 74 D Banon commente laquo Signalons qursquoen rheacutetorique captatio benevolentiae signifie un

discours par lequel on cherche agrave se concilier la bienveillance des juges des auditeurs etou des lecteurs Levinas serait donc un theacuteologien doubleacute drsquoun rheacutetoricien et qui plus est avancerait agrave visage masqueacute raquo (D Banon laquo La tentation de la theacuteologie raquo in Emmanuel Levinas et les theacuteologies op cit p 32)

238 Ibid p 70

224

fondent les descriptions ndash sans un examen de cette inscription dans le pheacutenomegravene peut-on leacutegitimement reconduire ce propos agrave une laquo eacutevanescence geacuteneacuteraliseacutee raquo239

Ce ne sont pas les thegraveses deacutefendues par Janicaud qui posent problegraveme mais leur deacutemonstration Il aurait fallu eacutetudier soigneusement la meacutethode de Levinas sa mise en œuvre degraves la section I et surtout

dans lrsquoeacutethique Janicaud formule une critique rigoureuse qursquoil admet sans rigueur Tout se passe comme si le seul usage drsquoun lexique meacutetaphysique et theacuteologique avait leacutegitimeacute la disqualification du projet levinassien agrave ses yeux Il nous semble au contraire que seule une lecture prenant au seacuterieux ce projet sa nature pheacutenomeacutenologique sa meacutethode et son effectuation peut preacutetendre justifier la thegravese drsquoun tournant theacuteologique agrave lrsquoœuvre chez Levinas Reprenons donc cette thegravese en tacircchant de lui donner un fondement plus solide La question est de savoir si les descriptions de Levinas respectent bien la neutraliteacute du regard exigible de tout travail pheacutenomeacutenologique ou si elles posent a priori le primat meacutetaphysique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Actons lrsquoomnipreacutesence drsquoun vocabulaire heacuteriteacute de la meacutetaphysique et de la theacuteologie dans lrsquoœuvre de Levinas actons la justification que Levinas donne de cet emprunt agrave savoir le retour agrave un sens eacutethique anteacuterieur agrave toute theacuteologie ou meacutetaphysique positive La signifiance

eacutethique est-elle bien anteacuterieure agrave toute posture meacutetaphysique Lrsquoinfini vient-il agrave lrsquoideacutee ndash non pas du soi eacutethique mais du pheacutenomeacutenologue le deacutecrivant ndash sans lrsquoaplomb de lrsquoAutre Le mot laquo Dieu raquo vient

agrave la bouche du sujet dit le pheacutenomeacutenologue en teacutemoignage de la gloire de lrsquoinfini Lrsquoinfini se glorifie dans ma passiviteacute absolue plus passive que toute passiviteacute ougrave ma responsabiliteacute srsquoeacutetend agrave mesure que jrsquoy reacuteponds signifiant par lagrave lrsquoexteacuterioriteacute de son commandement Ma subjectiviteacute est la reacuteponse ougrave srsquoentend lrsquoappel qui dans la voix du prochain me voue au Bien voilagrave lrsquointrigue eacutethique qui donne son sens au vocabulaire meacutetaphysique et theacuteologique que la pheacutenomeacutenologie de Levinas emploie240 Crsquoest bien sur elle que doivent porter les critiques Tout drsquoabord fallait-il emprunter agrave la theacuteologie son vocabulaire pour la dire Il le fallait car la pheacutenomeacutenologie srsquoen tient agrave lrsquoapparoir du pheacutenomegravene et agrave la vie preacutesente de la conscience alors que lrsquoeacutethique est la signifiance de la parole qui deacutechire les

pheacutenomegravenes et met la conscience en question Le visage laquo la deacutefection mecircme de la pheacutenomeacutenaliteacute raquo (AE 141) ne peut ecirctre deacutecrit dans le lexique de lrsquoapparaicirctre Peut-ecirctre y aurait-il ici un laquo montage

meacutetaphysique raquo si Levinas faisait de lrsquointrigue une preuve de Dieu mais lrsquoinfini signifie eacutenigmatiquement dans la confusion possible du Dit et du Dire de lrsquoautonomie et de lrsquoheacuteteacuteronomie la

distinction du Dire et du Dit srsquoannulerait si elle eacutetait la position drsquoun montage quel qursquoil fucirct Donc la pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoaboutit agrave aucun montage et aucune position Or la question nrsquoest pas de savoir si elle aboutit agrave un montage theacuteologique mais si elle en deacuterive Nrsquoest-elle pas tributaire drsquoun preacutesupposeacute meacutetaphysique et theacuteologique Y a-t-il un aplomb de lrsquoAutre

239 Ibid p 72 240 Totaliteacute et infini reprend pour son compte lrsquoideacutee de meacutetaphysique mais pas au sens ougrave Janicaud lrsquoentend

Dans cet ouvrage la meacutetaphysique nrsquoest pas lrsquoonto-theacuteo-logie mais la rupture de lrsquoontologie telle qursquoelle se produit dans la mise en question de la liberteacute par le visage drsquoautrui Les theacuteologies positives sont rejeteacutees au mecircme motif mais sans trouver de sens proprement eacutethique laquo La theacuteologie traite imprudemment en termes drsquoontologie lrsquoideacutee du rapport entre Dieu et la creacuteature Elle suppose le privilegravege logique de la totaliteacute adeacutequate agrave lrsquoecirctre Aussi se heurte-t-elle agrave la difficulteacute de comprendre qursquoun ecirctre infini cocirctoie ou tolegravere quelque chose en dehors de lui ou qursquoun ecirctre libre plonge ses racines dans lrsquoinfini drsquoun Dieu raquo (TI 325-326) Crsquoest lrsquoœuvre ulteacuterieure qui parlera de theacuteologie en un sens nouveau celui drsquoune laquo theacuteo-logie de lrsquoideacutee de lrsquoInfini raquo (TrIn 62) La theacuteo-logie est un logos sur Dieu lrsquoexception de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en nous ndash laquo exception indiquant la penseacutee humaine pensant preacuteciseacutement comme theacuteologie raquo (TrIn 25) ndash fait de lrsquohomme un theacuteologien un ecirctre agrave qui le mot Dieu vient agrave la bouche et qui srsquoinquiegravete du sens de ce mot

225

b) Le cercle levinassien Lrsquoeacutethique repose-t-elle sur un geste preacutealable agrave la description La signifiance eacutethique est absolue

responsabiliteacute de lrsquoun-pour-lrsquoautre signifieacutee comme on signifie un ordre par le prochain rencontreacute face-agrave-face dont la parole me ramegravene agrave lrsquoalternative originaire parole-meurtre Ainsi lrsquoeacutethique surgit

dans le face-agrave-face qui est un seul-agrave-seul avec autrui excluant le tiers ougrave autrui est lrsquoabsolument autre La description pheacutenomeacutenologique de lrsquointrigue eacutethique ne preacutesuppose-t-elle pas la position du face-agrave-face et donc du Deacutesir de lrsquoAutre qui le parcourt comme relation veacuteritable agrave autrui en tant qursquoautrui Ne faut-il pas que le pheacutenomeacutenologue ait preacutealablement admis qursquoautrui eacutetait lrsquoabsolument autre du face-agrave-face avant qursquoil puisse faire la pheacutenomeacutenologie du visage

Ainsi le face-agrave-face nrsquoest-il pas un cadre formel admis avant toute description concregravete Nous

rencontrons une difficulteacute immeacutediate due agrave lrsquohistoriciteacute propre de la notion de face-agrave-face 1 Levinas preacutetend partir de la situation concregravete ougrave autrui se montre absolument autre et non drsquoune preacuteconception de cet absolu la responsabiliteacute eacutethique pour le visage Pourtant historiquement Levinas avait drsquoabord

vu lrsquoabsoluiteacute drsquoautrui dans la volupteacute eacuterotique pour le feacuteminin Deux concreacutetudes se font concurrence pour justifier le mecircme eacutenonceacute que lrsquoeacutenonceacute formel (autrui est lrsquoabsolument autre approcheacute face-agrave-

face) ne varie pas et que seuls varient ses appuis concrets (autrui est feacuteminin approcheacute dans lrsquoeacuteros autrui est visage approcheacute dans la responsabiliteacute) nrsquoest-ce pas le signe que lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui est un programme auquel Levinas soumet sa pheacutenomeacutenologie 2 La seconde historiciteacute ontologique du face-agrave-face eacuteveille le mecircme soupccedilon Avant Autrement qursquoecirctre le face-agrave-face est une structure ontologique introduisant la pluraliteacute dans lrsquoecirctre en 1974 il relegraveve drsquoune anarchie anteacuterieure agrave lrsquoecirctre Contrairement agrave Totaliteacute et infini qui pouvait tenir ensemble deux face-agrave-face au sein drsquoune mecircme ontologie plurielle Autrement qursquoecirctre est contraint de nrsquoadmettre comme face-agrave-face que lrsquoeacutethique au-delagrave de lrsquoecirctre et de faire du besoin eacuterotique une deacutecheacuteance dans lrsquoessence Lrsquoeacutelection de lrsquoeacutethique

comme seul accomplissement du face-agrave-face obeacuteit agrave un motif anti-ontologique absent de la version eacuterotique et de la premiegravere version eacutethique du face-agrave-face ndash Nous trouvons ainsi deux raisons de mettre

en doute lrsquoideacutee que lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui soit une veacuteriteacute concregravete et non theacuteoreacutetique le transfert de cette concreacutetude de lrsquoeacuteros agrave lrsquoeacutethique et de lrsquoontologie agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Mais on pourrait

encore objecter agrave la difficulteacute que nous soulevons de neacutegliger la coheacuterence de lrsquohistoriciteacute de la penseacutee de Levinas En tirant argument des heacutesitations qui lui sont propres nous oublions que lrsquoeacutethique de lrsquoautrement qursquoecirctre nrsquoannule pas tant les descriptions passeacutees du face-agrave-face qursquoelle en restitue la veacuteritable justification Au fond de lrsquoalteacuteriteacute absolue du feacuteminin ou de la preacutesence du maicirctre il y a deacutejagrave lrsquoanarchie du Bien Aussi lrsquohistoire interne de la penseacutee de Levinas joue-t-elle en faveur de sa coheacuterence le double passage de lrsquoeacuteros agrave lrsquoeacutethique et de lrsquoontologie agrave lrsquoautrement qursquoecirctre permettant enfin de reconnaicirctre en lrsquoanarchie du Bien la justification de lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui

Du reste lrsquoargument de fait importe peu ce qui importe est la faccedilon dont de droit la deacutemarche de lrsquoeacutethique levinassienne se justifie Syntheacutetisons cette deacutemarche depuis son commencement Levinas est pheacutenomeacutenologue car sa question directrice est celle que met en lumiegravere la pheacutenomeacutenologie quelle est lrsquoorigine du sens quelles sont les circonstances ougrave le sens vient agrave signifier La signifiance du sens drsquoapregraves sa pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le sens eacutethique de lrsquoun-pour-lrsquoautre Il nrsquoy a pas de

sens en dehors de lrsquoeacutethique et lrsquoon peut rejeter lrsquoobjection de Janicaud en disant le Deacutesir de lrsquoinfini srsquoimpose agrave la pheacutenomeacutenologie comme lrsquoorigine du senseacute dont toute autre signification est deacuteriveacutee Il

nrsquoy a pas drsquoaplomb de lrsquoAutre mais une descente depuis lrsquoapparaicirctre vers sa deacutefection lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme source de tout sens Or est-ce sans aucun preacutesupposeacute que lrsquoun-pour-lrsquoautre se montre

226

comme la signifiance du sens Pour que lrsquoun-pour-lrsquoautre me soit signifieacute il faut que je sois face-agrave-face avec le prochain Et le face-agrave-face possegravede une structure contraignante crsquoest une relation immeacutediate duelle (excluant le tiers) et asymeacutetrique (sans reacuteciprociteacute) Ainsi pour que le face-agrave-face

eacutethique apparaisse aux yeux de Levinas pheacutenomeacutenologue comme lrsquoorigine de tout sens ne faut-il pas avoir deacutejagrave admis que le duo preacuteceacutedait le trio que lrsquoeacutethique preacuteceacutedait la justice En effet crsquoest bien en

reconnaissant dans le face-agrave-face la relation agrave autrui en tant qursquoautrui que Levinas se tourne vers lui pour le deacutecrire Une autre deacutemarche conduirait agrave une autre figure drsquoautrui chez Sartre laquo le conflit est le sens originel de lrsquoecirctre-pour-autrui raquo 241 et non le face-agrave-face Voir en autrui lrsquoabsolument autre suppose une opeacuteration contraignante de reacuteduction de toute intersubjectiviteacute au face-agrave-face ougrave autrui nrsquoest pas mon eacutegal ougrave autrui est seul et exclut le tiers La description drsquoautrui repose chez Levinas sur lrsquoopeacuteration originaire eacutelisant le face-agrave-face comme structure ultime de tout rapport agrave autrui Ainsi le geste de reacuteduction de lrsquointersubjectiviteacute au face-agrave-face preacutecegravede la description pheacutenomeacutenologique

Crsquoest pourquoi nous formulons lrsquoobjection drsquoun cercle levinassien Le face-agrave-face doit se justifier

par une pheacutenomeacutenologie mais celle-ci nrsquoest elle-mecircme possible que dans la preacutesupposition de la

primauteacute du face-agrave-face Il y a peacutetition de principe puisque la pheacutenomeacutenologie levinassienne doit aboutir agrave la veacuteriteacute drsquoune structure qursquoelle preacutesuppose Comment eacutechapper agrave lrsquoobjection drsquoarbitraire

On ne peut en effet pas dire que Levinas deacutemontre par des arguments logiques que le face-agrave-face est la seule situation concregravete ougrave autrui apparaicirct en tant qursquoautrui pourquoi la logique exclurait-elle le tiers Levinas au contraire soutient que la logique efface lrsquoineacutegaliteacute entre moi et autrui On ne peut pas non plus dire que Levinas admet comme principe qursquoautrui soit lrsquoabsolument autre ce serait contredire la prioriteacute qursquoil donne au concret sur la theacuteorie et tout le caractegravere pheacutenomeacutenologique de sa deacutemarche Crsquoest la description pheacutenomeacutenologique qui doit montrer que le face-agrave-face est le veacuteritable rapport agrave autrui Il y a donc cercle ou peacutetition de principe la pheacutenomeacutenologie qui doit justifier le face-agrave-face repose circulairement sur ce face-agrave-face qursquoelle doit justifier Lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui la

substitution de lrsquoautre agrave autrui voulant qursquoautrui soit le pheacutenomegravene par excellence de lrsquoalteacuteriteacute repose ultimement sur un geste eacutelisant le face-agrave-face comme seule relation agrave autrui en tant qursquoautrui En 1974

cette deacutecision finira par signifier que seule lrsquoeacutethique de lrsquoautrement qursquoecirctre donne sens agrave lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui Et le tiers nrsquoest-il pas lui que le face-agrave-face exclut autant autrui que le visage Et le

feacuteminin le besoin qursquoil introduit dans lrsquoamour reacuteduit-il vraiment lrsquoalteacuteriteacute du visage La deacutecision seacuteminale de retrouver le sens de toute intersubjectiviteacute dans le seul face-agrave-face eacutethique

ne saurait se justifier par la description pheacutenomeacutenologique A suivre jusqursquoau bout la logique de la critique de Janicaud nous retrouvons une deacutecision anteacuterieure agrave la description pheacutenomeacutenologique elle-mecircme Peut-on neacuteanmoins qualifier de laquo montage raquo lrsquoanteacuterioriteacute du face-agrave-face En nous en tenant simplement au niveau des descriptions nrsquoavons-nous pas oublieacute drsquoexaminer le laquo montage raquo que toute pheacutenomeacutenologie quelle qursquoelle soit suppose son projet son sens sa meacutethode Lrsquoobjection du cercle

levinassien est incomplegravete Elle a le meacuterite de srsquoenqueacuterir de la justification de la pheacutenomeacutenologie de Levinas (aussi bien du contenu de ses descriptions que de leur nature pheacutenomeacutenologique) mais elle soumet en mecircme temps cette pheacutenomeacutenologie agrave un modegravele hypotheacutetico-deacuteductif inadeacutequat Le face-agrave-face avec autrui nrsquoest pas une thegravese poseacutee dogmatiquement la position du face-agrave-face est une œuvre de reacuteduction Tout lrsquoenjeu du rapport entre pheacutenomeacutenologie et meacutetaphysique (ou theacuteologie) chez

Levinas porte sur la question du sens de la pheacutenomeacutenologie La pheacutenomeacutenologie peut-elle avoir un sens en dehors du projet husserlien de science absolue ou du projet heideggeacuterien drsquoeacutelucidation du sens

241 J-P Sartre Lrsquoecirctre et le neacuteant op cit p 404

227

de lrsquoecirctre Le sens originel de la pheacutenomeacutenologie est-il vraiment trahi lorsque celle-ci se fait non pas meacutetaphysique ou theacuteologie mais eacutethique

c) Le tournant eacutethique de la pheacutenomeacutenologie

Levinas reacuteforme la pheacutenomeacutenologie pour en faire une eacutethique Il y a un tournant eacutethique de la pheacutenomeacutenologie agrave partir de Totaliteacute et infini242 La pheacutenomeacutenologie se voit investie drsquoun sens nouveau sur trois plans (1) sa question (2) sa forme (3) sa meacutethode (ou reacuteduction)

(1) De quelle question le logos de la pheacutenomeacutenologie est-il la reacuteponse Pour Husserl il srsquoagit de

la question de la science 243 Lrsquoideacuteal de la science absolument justifieacutee est le guide de la pheacutenomeacutenologie laquo laissons-nous guider dans nos meacuteditations par lrsquoideacutee drsquoune science authentique posseacutedant des fondements absolument certains par lrsquoideacutee de la science universelle raquo 244 Or le choix libre de ce guide reacutepond agrave un appel qui lrsquoa preacuteceacutedeacute laquo Nous ne pouvons pas abandonner la foi en la possibiliteacute de la philosophie comme tacircche donc en la possibiliteacute drsquoune connaissance universelle Crsquoest

agrave cette tacircche que nous savons que nous sommes appeleacutes en tant que philosophes seacuterieux raquo245 Les laquo Fonctionnaires de lrsquoHumaniteacute raquo que sont les philosophes seacuterieux sont donc animeacutes par une

croyance preacutealable agrave la philosophie en lrsquouniversaliteacute de la science que la pheacutenomeacutenologie veut reacutealiser La science est ainsi la question de la pheacutenomeacutenologie non seulement en tant qursquoelle est son projet explicite mais en tant qursquoelle reccediloit ce projet comme sa vocation premiegravere Heidegger substitue agrave la question de la science la question de lrsquoecirctre Etre et temps srsquoouvre en affirmant qursquolaquo il srsquoimpose de poser agrave neuf la question du sens de lrsquoecirctre raquo246 que les quatre premiers paragraphes de lrsquoouvrage exposent Lrsquoeacutetude formelle de la question la divise en trois eacuteleacutements le questionneacute lrsquointerrogeacute et le demandeacute247 Heidegger questionne lrsquoecirctre en interrogeant lrsquoeacutetant et en demandant quel est le sens de lrsquoecirctre De mecircme que chez Husserl lrsquoideacuteal de science universelle appelle la penseacutee chez Heidegger

lrsquoecirctre preacutealable agrave toute reacuteflexion oriente la philosophie en eacuteveillant la question de son sens Chez Levinas quelle est la question qui appelle et oriente la pheacutenomeacutenologie Au chapitre 8 nous la

nommerons laquo question de lrsquoinfini raquo elle est la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini Pour lrsquoheure nous pouvons seulement dire que ni la question de la science ni celle de lrsquoecirctre ne motivent lrsquoeacutethique

que la question de lrsquoeacutethique concerne la responsabiliteacute infinie pour autrui et qursquoelle donne agrave la philosophie une forme nouvelle

242 La thegravese drsquoun tournant eacutethique a une porteacutee historique bien plus restreinte que celle drsquoun tournant

theacuteologique Elle affaiblit consideacuterablement la lecture historique de Janicaud faisant de Levinas lrsquoinitiateur drsquoune tradition franccedilaise ougrave la pheacutenomeacutenologie se ferait theacuteologie Historiquement elle implique 1 que lrsquoambition de Levinas eacutetait de faire une pheacutenomeacutenologie eacutethique et que ce projet nrsquoa pas eacuteteacute repris par la tradition franccedilaise 2 qursquoen mecircme temps lrsquointroduction par Levinas du mot laquo Dieu raquo en pheacutenomeacutenologie ne lrsquoexonegravere pas de la critique de Janicaud si la pheacutenomeacutenologie ne suffit pas agrave produire le sens de ce mot 3 et qursquoun discours pheacutenomeacutenologique invoquant Dieu sans lrsquoeacutethique ne peut ecirctre dit levinassien

243 Ou comme lrsquoeacutecrit E Housset de laquo la question du monde raquo (Husserl et lrsquoeacutenigme du monde Paris Seuil 2000 p 16) agrave laquelle ouvre la reacuteduction pheacutenomeacutenologique consistant agrave laquo comprendre le monde lui-mecircme comme une question raquo (p 23) Crsquoest pour poser cette question du monde que la philosophie doit se faire science absolue (cf pp 27 et 31)

244 E Husserl Meacuteditations carteacutesiennes op cit sect3 p 6 245 E Husserl La crise des sciences europeacuteennes et la pheacutenomeacutenologie transcendantale op cit sect7 p 23 246 M Heidegger Etre et temps op cit p 1 il srsquoagit de lrsquoexergue de lrsquoouvrage 247 Ibid sect2 pp 5-9

228

(2) Quelle forme la pheacutenomeacutenologie prend-elle dans la substitution de sa question originelle Le problegraveme se posait deacutejagrave dans Etre et temps puisque lrsquoouvrage se reacuteclamait de la pheacutenomeacutenologie sans en reprendre la question directrice Que reste-t-il de pheacutenomeacutenologique dans une philosophie qui ne

preacutetend plus fonder la science absolue Chez Levinas la pheacutenomeacutenologie est requise pour deacutecrire la deacutefection de la pheacutenomeacutenaliteacute dans la parole du visage La description drsquoune deacutefection de la

pheacutenomeacutenaliteacute est encore pheacutenomeacutenologique si cette deacutefection est lisible dans la trace qursquoelle laisse en deacuterangeant les pheacutenomegravenes laquo La pheacutenomeacutenologie peut suivre le retournement de la theacutematisation en eacutethique dans la description du visage Le langage eacutethique seul arrive agrave eacutegaler le paradoxe ougrave se trouve brusquement jeteacutee la pheacutenomeacutenologie partant du prochain elle le lit au sein drsquoune Absence qui lrsquoordonne visage mais drsquoune faccedilon que lrsquoon aurait tort de confondre avec une indication ou une monstration du signifieacute dans le signifiant selon lrsquoitineacuteraire facile par lequel la penseacutee pieuse deacuteduit trop rapidement les reacutealiteacutes theacuteologiques raquo (EDE 234) La pheacutenomeacutenologie doit virer en eacutethique pour dire la faccedilon dont la trace deacuterange le pheacutenomegravene aussi Levinas ne conccediloit-il plus la pheacutenomeacutenologie comme science (Husserl) ou ontologie (Heidegger) mais comme eacutethique La pheacutenomeacutenologie sous cette forme eacutethique doit deacutecrire les circonstances concregravetes ougrave dans la rencontre du prochain mrsquoest

signifieacute un sens ordonnant le prochain comme prochain une responsabiliteacute infinie

(3) Comment faut-il proceacuteder pour reacutealiser la pheacutenomeacutenologie ainsi conccedilue Ou bien comment la pheacutenomeacutenologie se trouve-t-elle brusquement jeteacutee dans le paradoxe eacutethique du visage Elle est tributaire drsquoune reacuteduction opeacutereacutee depuis la question de lrsquoinfini Chez Husserl la reacuteduction pheacutenomeacutenologique eacutecarte tout preacutesupposeacute sauf laquo lrsquoideacuteal de veacuteriteacute rationnel et scientifique raquo qui est son seul laquo preacutejugeacute teacuteleacuteologique raquo248 Or contrairement agrave ce que Janicaud suppose Levinas ne rompt pas avec la neutraliteacute de cette reacuteduction mais il met en cause la leacutegitimiteacute de sa preacutesupposition Il retourne la reacuteduction husserlienne sur elle-mecircme et montre que son usage pour la fondation de la science est voueacute agrave effacer lrsquointrigue eacutethique anteacuterieure agrave lrsquoobjectivation La pheacutenomeacutenologie si elle veut revenir

aux origines du senseacute et de son apparaicirctre doit opeacuterer une autre reacuteduction eacutethique et non theacuteorique ou ontologique (Autrement qursquoecirctre la nomme reacuteduction du Dit au Dire) En un mot la pheacutenomeacutenologie

levinassienne repose bien sur une opeacuteration de reacuteduction qui diffegravere des reacuteductions husserlienne ou heideggeacuterienne en tant qursquoelle reacutepond agrave une autre question et met en œuvre un autre programme

Ce bref aperccedilu de la pheacutenomeacutenologie levinassienne nrsquoa rien deacutemontreacute Il a simplement dessineacute le

contour drsquoune solution permettant de sortir de la critique eacutelaboreacutee par Janicaud dont la seule issue est lrsquoabandon de la pheacutenomeacutenologie levinassienne Cette solution consiste agrave prendre au seacuterieux le fait que Levinas ait voulu faire une eacutethique et que cette eacutethique se reacuteclame encore de la pheacutenomeacutenologie Il y a bien un tournant de la pheacutenomeacutenologie agrave partir de Levinas mais ce tournant est eacutethique et non pas theacuteologique Il reconnaicirct la question de lrsquoinfini comme question premiegravere de toute philosophie et opegravere une reacuteduction originale qui ouvre lrsquointrigue eacutethique agrave la description Contre la thegravese de lrsquoaplomb de

lrsquoAutre contre lrsquoideacutee drsquoun cercle levinassien on peut envisager la thegravese drsquoune reacuteduction eacutethique de la pheacutenomeacutenologie de Levinas reacuteduction agrave lrsquoalternative parole-meurtre dans le face-agrave-face avec autrui

De fait peut-on rejeter une pheacutenomeacutenologie sans prendre au seacuterieux la laquo reacuteduction raquo que celle-ci

opegravere et qui seule rend ses descriptions possibles Chez Levinas cette reacuteduction srsquoeffectue contre

lrsquoideacuteal husserlien de science et contre la recherche heideggeacuterienne du sens de lrsquoecirctre donc dans une poleacutemique ouverte et violente vis-agrave-vis de lrsquoontologie comme la signification de la primauteacute du sens

248 D Janicaud La pheacutenomeacutenologie dans tous ses eacutetats op cit p 81

229

de lrsquohumain laquo Crsquoest lagrave en somme le veacuteritable problegraveme de la destineacutee de lrsquohomme qui se moque de toute science et mecircme de toute eschatologie ou theacuteodiceacutee Il ne consiste pas agrave demander quelles sont les histoires qui peuvent arriver agrave lrsquohomme ni quels sont les actes conformes agrave sa nature ni mecircme

quelle est sa place dans le reacuteel Toutes ces questions se posent deacutejagrave dans le cosmos donneacute du rationalisme grec dans le theacuteacirctre du monde ougrave des places sont toutes precirctes pour accueillir les

existants Lrsquoeacuteveacutenement que nous cherchions est anteacuterieur agrave ce placement Il concerne la signification du fait mecircme que dans lrsquoecirctre il y a des eacutetants raquo (DEE 173-174) Cet eacuteveacutenement nrsquoest-ce pas la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee Ne faut-il pas le deacutecrire comme excession de lrsquoinfini sur lrsquoecirctre Aussi lrsquoeacutelucidation du sens de la question de lrsquoinfini et de la reacuteduction eacutethique est-elle solidaire de celle de lrsquoeacutetrange eacutenonceacute selon lequel laquo lrsquoinfini est au-delagrave de lrsquoecirctre raquo

230

Ch 7 Ideacutee de lrsquoinfini et philosophie premiegravere

En quel sens faut-il comprendre que laquo lrsquoinfini est au-delagrave de lrsquoecirctre raquo Cet eacutenonceacute est ambivalent La formule platonicienne placcedilant le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre a beau ecirctre preacutesente dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et reprise dans tous les ouvrages ulteacuterieurs elle reste geacuteneacuterale et vide et a connu plusieurs concreacutetisations en 1947 lrsquoeacuteros et la filialiteacute qui accomplissaient lrsquoecirctre pluriel solution reprise en

1961 (section IV de Totaliteacute et infini) mais compliqueacutee drsquoune eacutethique puis abandonneacutee en 1974 ougrave seule subsiste lrsquoeacutethique qui ne megravene plus comme en 1961 agrave un laquo ecirctre infini raquo mais agrave laquo lrsquoautrement

qursquoecirctre raquo Avant mecircme de pouvoir deacutegager le sens de lrsquoexcession de lrsquoinfini sur lrsquoecirctre nous devons donc rendre compte de cette eacutequivociteacute de lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre Pourquoi Levinas dit-il de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini qursquoelle est au-delagrave de lrsquoecirctre En quel sens entend-il cet au-delagrave Notre point de deacutepart doit ecirctre Totaliteacute et infini puisque crsquoest dans cet ouvrage que ces thegraveses sont precircteacutees pour la premiegravere fois (au moins dans une argumentation complegravete) agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini La pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui srsquoy deacuteploie met en œuvre une certaine meacutethode en vue de la reacutealisation drsquoun certain projet philosophique Si lrsquoinfini peut ecirctre dit au-delagrave de lrsquoecirctre crsquoest parce que la meacutethode mise en œuvre par Levinas permet drsquoaccomplir un projet de deacutepassement de lrsquoontologie En quel sens

Totaliteacute et infini veut-il deacutepasser lrsquoontologie Ougrave megravene ce deacutepassement Quel rocircle lrsquoideacutee de lrsquoinfini joue-t-elle dans lrsquoeffectuation de ce projet et suivant quelle meacutethode

I Deacutecrire et fonder

sect34 Lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme fondement

a) Lrsquoeacutelargissement de lrsquoontologie

En 1935 De lrsquoeacutevasion formulait le projet encore indeacutetermineacute de srsquoeacutevader de lrsquoontologie Que veut

dire sortir de lrsquoontologie Ne faut-il pas drsquoabord se tenir dans lrsquoontologie pour avoir agrave en sortir Ougrave cette sortie peut-elle preacutetendre mener En 1947 il ne srsquoagira pas de rompre avec toute ontologie mais de faire jouer une ontologie de lrsquoecirctre pluriel contre lrsquoontologie parmeacutenidienne qui a cours jusqursquoagrave Heidegger La pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et de la paterniteacute appartient donc agrave un projet ontologique Or ce premier projet philosophique est deacuteterminant puisque Totaliteacute et infini le reprendra (certes sous une forme qui permettra de lrsquoaccorder avec lrsquoeacutethique nouvelle)

Le projet philosophique dont Totaliteacute et infini est la reacutealisation se dessine dans les confeacuterences au

Collegravege philosophique Ces textes traduisent la mecircme volonteacute de construire une ontologie En 1948 laquo Parole et silence raquo deacuteclare ainsi laquo une ontologie qui deacutesigne au pouvoir lui-mecircme une place dans

lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoecirctre ndash tel est le but que nous nous proposons raquo (OC2 78) Cette expression drsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoecirctre revient souvent dans ces confeacuterences qui preacutetendent rester au sein de cette eacuteconomie tout en bouleversant son assimilation au pouvoir Le concept de gloire de lrsquoecirctre reacutepond agrave ce programme en inscrivant dans cette ontologie la relation avec autrui qui rompt le pouvoir du Dasein Cette gloire opposeacutee agrave la Geworfenheit heideggeacuterienne est bien celle de lrsquoecirctre comme

pluraliteacute En outre Levinas rattache explicitement ce projet agrave lrsquoeacutevasion puisqursquoil montre que lrsquoeacuteros deacutejoue les laquo pouvoirs qui ne peuvent pas reacutepondre agrave la nostalgie de lrsquoeacutevasion de soi qui est le malheur

231

de lrsquohypostase raquo (OC2 98) Cette confeacuterence reprend le projet ontologique de lrsquoeacutevasion qursquoelle interpregravete agrave partir de la notion de pouvoir distinguant lrsquoecirctre comme pouvoir et lrsquoecirctre comme destitution du pouvoir ou eacutevasion Un an plus tard laquo Pouvoirs et origine raquo confirmera ce programme

deacutemontrant que Levinas croit avoir atteint avec la feacuteconditeacute une reacuteponse agrave De lrsquoeacutevasion laquo le fait que le terme commun agrave lrsquoun et agrave lrsquoautre ndash le fils ndash surgit posteacuterieurement aux termes en relation est la seule

possibiliteacute ontologique de lrsquoeacutevasion de soi raquo (OC2 139) Lrsquoeacutethique heacuterite alors pleinement de cette opposition entre deux conceptions de lrsquoontologie En 1959 dans laquo Au-delagrave du possible raquo lrsquoeacutevasion de la feacuteconditeacute srsquoexprime par lrsquoinscription dans lrsquoecirctre de lrsquoinfini Levinas parle ainsi de laquo lrsquoinfinition de lrsquoecirctre raquo (OC2 297) de laquo lrsquoinfinitude de lrsquoecirctre raquo (OC2 300) et de laquo lrsquoinfiniment-ecirctre raquo qui laquo infiniment recommence crsquoest-agrave-dire infiniment est raquo (OC2 303) A la veille de Totaliteacute et infini Levinas adopte donc un projet ontologique dont le but se reacutevegravele progressivement ecirctre lrsquoavegravenement drsquoun nouveau sens de lrsquoecirctre comme infini Nous pouvons alors valider la seconde partie de cette affirmation de R Calin laquo Totaliteacute et infini eacutetait moins une critique qursquoun eacutelargissement de lrsquoontologie ndash eacutelargissement qui srsquoeacutetait en reacutealiteacute opeacutereacute bien plus tocirct avec De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et Le temps et lrsquoautre et sur lequel les ineacutedits des anneacutees 1950 insistent freacutequemment raquo249 Il nous reste agrave valider la premiegravere

La distinction entre la totaliteacute et lrsquoinfini vient srsquoinseacuterer dans ce projet Il faut sortir de lrsquoecirctre

comme totaliteacute et penser lrsquoecirctre comme infini Dans les confeacuterences de 1948 et 1949 la critique se tourne en effet vers la notion de pouvoir qui permet de deacutecrire lrsquoexistence concregravete dans son identiteacute agrave soi Mais crsquoest surtout lrsquoeacutemergence du couple conceptuel totaliteacuteinfini qui donne agrave lrsquoanalyse son socle deacutefinitif En deacutenonccedilant la conception eacuteleacuteatique de lrsquoecirctre comme identiteacute et retour agrave soi menant agrave lrsquoil y a Levinas a en vue la totalisation de lrsquoecirctre La confeacuterence laquo Parole et silence raquo juge en effet que lrsquoontologie heideggeacuterienne obeacuteit agrave la mecircme logique de totalisation que le systegraveme de Hegel laquo la phosphorescence de lrsquoecirctre nrsquoest rien drsquoautre que la totalisation de la totaliteacute par laquelle la totaliteacute devient totaliteacute crsquoest-agrave-dire cesse drsquoecirctre eacutetrangegravere agrave elle-mecircme et comme dit Hegel pour soi raquo (OC2

77) La confeacuterence laquo Le vouloir raquo de 1955 surencheacuterit laquo en prenant sur plusieurs points comme le contrepied des thegraveses heideggeacuteriennes nous voulons nous opposer agrave une philosophie de la totaliteacute raquo

(OC2 251) La formulation du projet de Levinas jusqursquoen 1961 trouve son aboutissement dans lrsquoopposition entre lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee drsquoinfini Il srsquoagit de critiquer lrsquoecirctre en tant que totaliteacute pour

penser lrsquoecirctre en tant qursquoinfini Il srsquoagit donc drsquoeacutecrire Totaliteacute et infini en y reprenant le projet drsquoeacutevasion sous une forme nouvelle fonder la philosophie non plus sur lrsquoideacutee de totaliteacute mais sur lrsquoideacutee drsquoinfini Les eacutecrits preacuteparatifs agrave lrsquoœuvre de 1961 le montrent bien C Chalier et R Calin citent en note de la confeacuterence laquo La seacuteparation raquo un dactylogramme qui constitue tregraves probablement laquo la page de titre drsquoune ancienne version de Totaliteacute et infini raquo laquo LE TOUT OU LrsquoINFINI Essai sur lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoEtre meacutetaphysique raquo (OC2 266) La rature est ce que ce titre a de plus significatif dans lrsquoecirctre Levinas distingue ici le tout et lrsquoinfini et entend promouvoir le second contre le premier Mecircme si le sous-titre deacutefinitif de Totaliteacute et infini (Essai sur lrsquoexteacuterioriteacute) abandonnera la reacutefeacuterence agrave lrsquoecirctre la

distinction conceptuelle majeure est acquise divisant lrsquoecirctre entre la totaliteacute et lrsquoinfini Ainsi quelle forme prend le projet ontologique de Levinas qui nrsquoest plus dans Totaliteacute et infini sortie de tout ecirctre mais sortie de la totaliteacute vers lrsquoecirctre infini La preacuteface de lrsquoouvrage le preacutecise

249 R Calin laquo La meacutetaphore absolue Un faux deacutepart vers lrsquoautrement qursquoecirctre raquo in LAV 127

232

b) Philosophie et eschatologie La preacuteface de Totaliteacute et infini fait partie des textes les plus envoucirctants et commenteacutes de lrsquoœuvre

de Levinas Cela tient drsquoune part agrave lrsquoeacuteloquente synthegravese du livre qursquoelle effectue agrave partir de lrsquoopposition entre guerre et eschatologie et drsquoautre part au retour critique sur le livre auquel elle

introduit Au sein de cette double deacutemarche lrsquoideacutee de lrsquoinfini apparaicirct comme la solution au problegraveme engendreacute par lrsquoideacutee de la totaliteacute et comme le point de deacutepart et le point drsquoaboutissement de tout le livre agrave venir Cette preacuteface se veut un discours exteacuterieur agrave lrsquoeacuteconomie du livre qursquoelle annonce en tant qursquoil srsquoagit avec elle de laquo dire sans deacutetour le sens du travail entrepris raquo (alineacutea 24) Srsquointerrogeant sur la possibiliteacute pour un auteur drsquoadopter un tel point de vue de surplomb sur son livre Levinas met en doute sa capaciteacute drsquoeacutetablir avec son lecteur un dialogue direct et franc Le but de toute preacuteface eacutetant de rompre avec lrsquoeacutecrit professoral et dogmatique du livre nrsquoest-il pas trahi par la preacuteface mecircme dont le contenu se mue en une autre leccedilon Preacutefacer son propre livre ce serait lrsquoalourdir du deacutedoublement du mecircme maicirctre et non pas quitter lrsquohabit du maicirctre pour celui du confident Lrsquoattrait de cette preacuteface est sans doute dans cet entrelacement de lrsquoauteur deacuteployant magistralement les lignes de force de sa

philosophie et du confident livrant le secret de fabrication de lrsquoœuvre et rompant le formalisme Drsquoautant qursquoau cœur de lrsquoentrelacement de ces deux figures de cette ambiguiumlteacute ougrave le Dire de la

preacuteface deacutefaisant le Dit du livre devient agrave son tour un Dit qui voile lrsquoexpression vivante lrsquoideacutee de lrsquoinfini apparaicirct agrave la fois comme ce qursquoil faut impeacuterativement laquo redire sans ceacutereacutemonies raquo (al 25) et ce qui est brillamment theacutematiseacute dans le cours drsquoune leccedilon sur le sens de lrsquoeschatologie Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le secret du confident et la leccedilon du docte Pourquoi rassemble-t-elle tout le projet de lrsquoouvrage En quoi consiste ce projet On peut distinguer six parties dans cette preacuteface agrave Totaliteacute et infini dont les quatre premiegraveres progressent en un mouvement ascendant jusqursquoau concept drsquoideacutee de lrsquoinfini

Levinas commence (al 1-4) par deacutefendre une thegravese philosophique banale lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et de

la guerre le regravegne de la politique sur lrsquoecirctre penseacute comme totaliteacute A la question ouvrant la preacuteface laquo de savoir si lrsquoon nrsquoest pas dupe de la morale raquo (al 1) lrsquoontologie ougrave regravegne la totaliteacute reacutepond par la

primauteacute de la politique lrsquoecirctre est un jeu de force une guerre de tous contre tous et il faut contre la morale jouer pour tenter de gagner la guerre La morale nrsquoest pas assez forte pour interrompre la

logique guerriegravere qui domine lrsquoecirctre ndash ou qui est pour lrsquoontologie lrsquoecirctre lui-mecircme La politique gagne par tous les moyens (al 2) elle est donc plus forte que la morale qui est contrainte par lrsquointerdit du meurtre et qui dans sa faiblesse trompe les hommes car elle pose en universel des lois que la guerre annule et ridiculise Lrsquoontologie peut alors assimiler lrsquoecirctre agrave la totaliteacute aboutissant agrave lrsquoEtat moderne totaliteacute ougrave lrsquoindividu srsquoefface car elle seule est le sens de lrsquoecirctre (al 4) ou agrave lrsquohistoire qui attribue aux hommes leur rocircle dans le drame de lrsquoecirctre La morale de lrsquoindividu reacutevolteacute face agrave la totaliteacute ne peut qursquoeacutechouer Aux yeux de celui pour qui la guerre est une eacutevidence la morale est nulle et dangereuse

Crsquoest pourquoi Levinas affirme la neacutecessiteacute pour sortir de la logique guerriegravere de la totaliteacute drsquoune paix plus certaine que la guerre (al 5-9) Apregraves la thegravese eacutenonccedilant la supeacuterioriteacute de la politique sur la morale dans la certitude de la guerre vient lrsquoantithegravese ougrave resurgit la possibiliteacute drsquoune morale quand naicirct lrsquoespoir de la paix (al 5) Or la morale eacutetant impuissante seule lrsquoeschatologie ndash qui place le salut de lrsquohomme dans la paix messianique ndash peut deacutepasser la logique guerriegravere et sauver la morale en

affirmant la possibiliteacute drsquoune paix qui ne soit pas la simple neacutegation de la guerre Les philosophes srsquoen meacutefient car lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre est la domination de la guerre (al 6) Or lrsquoeschatologie ne se plie pas

agrave la totaliteacute elle la rompt elle la transcende Crsquoest alors qursquoapparaicirct pour la premiegravere fois le terme laquo infini raquo laquo elle [lrsquoeschatologie] est relation avec un surplus toujours exteacuterieur agrave la totaliteacute comme si

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la totaliteacute objective ne remplissait pas la vraie mesure de lrsquoecirctre comme si un autre concept ndash le concept de lrsquoinfini ndash devait exprimer cette transcendance par rapport agrave la totaliteacute non-englobable dans une totaliteacute et aussi originelle que la totaliteacute raquo (al 7) Lrsquoinfini permet de penser philosophiquement la

paix que lrsquoeschatologie entrevoit car il laquo se reflegravete agrave lrsquointeacuterieur de la totaliteacute et de lrsquohistoire agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoexpeacuterience raquo (al 8) Cette expeacuterience de lrsquoinfini accessible au regard philosophique

crsquoest contre le jugement de lrsquohistoire qui nrsquoarrive qursquoagrave la fin laquo le jugement de tous les instants raquo ougrave chaque eacutetant est porteur de son propre sens a une identiteacute qui ne vient pas de la totalisation et parle agrave son propre procegraves Ainsi par-delagrave la totaliteacute une autre relation avec lrsquoecirctre est possible lrsquoeschatologie qui rompt avec la logique guerriegravere de lrsquoecirctre (al 9)

Cependant il en faut davantage pour convaincre les philosophes pour qui la totaliteacute est lrsquoultime

mot sur lrsquoecirctre Levinas examine donc en une troisiegraveme partie (al 10-13) la possibiliteacute drsquoune philosophie de lrsquoinfini La guerre nrsquoest-elle pas une force supeacuterieure agrave lrsquoeschatologie (al 10) Mais on ne peut sans hypocrisie affirmer la toute-puissance de la guerre ndash deacutemontreacutee par les philosophes ndash et deacutesirer le Bien ndash enseigneacute par les prophegravetes (al 11) Pour deacutepasser cette hypocrisie il faut concilier

prophegravetes et philosophes crsquoest le rocircle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (al 12) Les philosophes peuvent penser la paix eschatologique dans lrsquoecirctre puisque celle-ci se preacutesente dans une expeacuterience qui excegravede la totaliteacute

et qui en est la condition de possibiliteacute la rencontre du visage drsquoautrui Dans la suite de cet alineacutea 12 apparaicirct nettement le caractegravere reacuteflexif de cette preacuteface sur le livre auquel elle ouvre La notion de visage nrsquoest pas deacutefinie le lien qui lrsquounit agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas expliciteacute le transcendantalisme de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est eacutevoqueacute sans justification sans eacutevocation de la parole et de lrsquoenseignement Bref ces lignes ne sont pas intelligibles sans la connaissance de tout lrsquoouvrage Par conseacutequent la premiegravere occurrence du concept drsquoideacutee de lrsquoinfini dans Totaliteacute et infini est allusive anticipe sur les deacuteveloppements futurs La raison de cette obscuriteacute est simple lrsquoobjet de cet alineacutea est le rapport entre philosophie et eschatologie qui doit ecirctre eacutelucideacute avant que lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne soit deacutecrite ndash ce qui

sera fait dans la suite de la preacuteface Ici le rejet de laquo la veacuteriteacute transcendantale de lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo porte non pas sur cette ideacutee mecircme mais sur son emploi par la philosophie systeacutematique qui preacutetend la

reacutecupeacuterer en une totaliteacute Drsquoougrave la premiegravere consideacuteration de meacutethode de la preacuteface la conciliation entre philosophie et eschatologie ne srsquoaccomplit pas dans un systegraveme mais elle repose sur une

meacutethode pheacutenomeacutenologique qui remonte en-deccedilagrave de la totaliteacute Il ne reste qursquoagrave vaincre une derniegravere objection celle qui consiste agrave refuser la transcendance au nom de lrsquoautonomie de la philosophie difficilement acquise par le rejet de lrsquoopinion (al 13) Lrsquoexcegraves de lrsquoinfini sur la totaliteacute nrsquoest pas celui de lrsquoopinion sur la penseacutee car lrsquoopinion se soumet agrave la penseacutee laquo Dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini se pense ce qui reste toujours exteacuterieur agrave la penseacutee Condition de toute opinion elle est aussi condition de toute veacuteriteacute objective Lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest lrsquoesprit avant qursquoil srsquooffre agrave la distinction de ce qursquoil deacutecouvre par lui-mecircme et de ce qursquoil reccediloit de lrsquoopinion raquo Loin drsquoecirctre comme lrsquoopinion une destruction de lrsquoautonomie du philosophe qui conquiert lrsquouniteacute en srsquoopposant au multiple indeacutetermineacute lrsquoideacutee de

lrsquoinfini apparaicirct comme le fondement mecircme de la philosophie fondement meacuteconnu tant que la morale est rendue deacuterisoire par la logique guerriegravere de lrsquoecirctre

Lrsquoargumentation de la preacuteface peut sembler paradoxale Partant de la guerre qui domine lrsquoecirctre et

la philosophie Levinas lui oppose ensuite la paix de lrsquoeschatologie La troisiegraveme partie de la preacuteface

est cependant revenue sur la radicaliteacute de ce conflit entre philosophie et eschatologie pour montrer en quoi toute philosophie nrsquoest pas assujettie agrave la face guerriegravere de lrsquoecirctre et en quoi toute eschatologie

nrsquoest pas une naiumlveteacute ignorant la dure reacutealiteacute de la guerre A ce point Levinas a poseacute qursquoil y a bien une autre voie philosophique inspireacutee par lrsquoeschatologie diffeacuterant de la totaliteacute et menant agrave la paix Par

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conseacutequent si la troisiegraveme partie revient sur lrsquoacquis des deux premiegraveres en preacutesentant une sortie hors de lrsquoopposition steacuterile entre philosophie et eschatologie ce nrsquoest pas par contradiction mais bien dans le but drsquoouvrir la possibiliteacute drsquoune nouvelle philosophie fondeacutee celle-ci non pas sur la totaliteacute mais sur

lrsquoinfini Lrsquoobjet de la quatriegraveme partie de la preacuteface (al 14-20) est drsquointroduire agrave cette philosophie dont Totaliteacute et infini est le deacuteploiement Cette philosophie nouvelle se deacutemarque drsquoabord de la

philosophie traditionnelle en ce que son objet nrsquoest pas objet et qursquoon ne peut en faire lrsquoexpeacuterience au sens ougrave il serait agrave la mesure de la penseacutee (al 14) Or si lrsquoon peut encore parler de philosophie agrave son sujet crsquoest qursquoelle repose sur une expeacuterience le sens veacuteritable de lrsquoexpeacuterience est la relation agrave lrsquoabsolument autre que preacuteciseacutement la relation agrave lrsquoinfini accomplit Sortir de la totaliteacute cela doit donc passer par laquo une subjectiviteacute issue de la vision eschatologique raquo un sujet posseacutedant lrsquoideacutee de lrsquoinfini (al 15) Il y a donc deux faces de lrsquoecirctre la premiegravere est la guerre ou la totaliteacute la seconde lrsquoinfini qui est le sens ultime de lrsquoecirctre (al 16) Toute lrsquoentreprise de Totaliteacute et infini est alors preacutesenteacutee comme une deacutefense de la subjectiviteacute laquo fondeacutee dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (al 17) ideacutee que les alineacuteas suivants srsquoemploient agrave deacutecrire comme production de lrsquoinfini ou infinition (al 18-20)

Dans une cinquiegraveme partie (al 21-23) la preacuteface aborde les questions de meacutethode sur lesquelles nous reviendrons plus loin La pheacutenomeacutenologie est essentiellement deacutefinie comme une meacutethode

consistant agrave deacutevoiler et agrave mettre en lumiegravere le veacutecu (al 21) Or lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetant anteacuterieure agrave toute theacuteorie et toute pratique elle preacutecegravede la lumiegravere La meacutethode qui sera mise en place dans Totaliteacute et infini a beau se reacuteclamer de la pheacutenomeacutenologie elle porte paradoxalement sur des eacuteveacutenements qui ne se deacutevoilent pas dans la lumiegravere Ce nrsquoest pas ce jeu de lumiegravere que le livre va reprendre mais la recherche du concret lrsquoinscription de la penseacutee dans les horizons implicites qui la sous-tendent (al 22) Lrsquoideacutee de lrsquoinfini constitue un tel horizon que la penseacutee objectivante celle de la logique de la totaliteacute ignore Totaliteacute et infini procegravedera alors au passage de la penseacutee objectivante agrave ces eacuteveacutenements concrets qui la supportent Dans cette recherche de la transcendance crsquoest lrsquoeacutethique qui constituera la

laquo voie royale raquo (al 23) La derniegravere partie (al 24-25) est un retour sur la preacuteface et le statut de son discours par lequel nous avons commenceacute notre analyse de la preacuteface

Celle-ci dans son mouvement geacuteneacuteral dit lrsquouniteacute de lrsquoœuvre qursquoelle preacutesente ndash la subjectiviteacute

issue de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash sur fond drsquoune opposition hyperbolique entre ideacutee de la totaliteacute et ideacutee de lrsquoinfini Celle-ci reccediloit alors un baptecircme conceptuel qui deacutepasse largement le cadre drsquoune premiegravere deacutefinition elle apparaicirct comme le concept central de Totaliteacute et infini elle est le fondement drsquoune philosophie nouvelle rompant avec la logique de la totaliteacute elle est la reacuteconciliation rationnelle de la philosophie et de lrsquoeschatologie messianique Au sein de ce contexte la description de lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquointervient pas pour elle-mecircme mais comme moyen que le preacutefacier emploie pour parler sans deacutetours au lecteur Lrsquoobjet de Totaliteacute et infini est de deacutecrire la subjectiviteacute issue de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et la meacutethode mise en œuvre dans ce livre vise agrave deacutepasser lrsquoobjectivation aveugle agrave lrsquoaccueil du visage

par lequel concregravetement lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee Il est donc clair que Totaliteacute et infini ne preacutetend pas rompre avec lrsquoecirctre (dans une penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre) mais fonder une ontologie nouvelle sur lrsquoideacutee drsquoinfini et non sur celle de totaliteacute Quelle forme prend alors cette philosophie de lrsquoinfini

c) La philosophie premiegravere

Totaliteacute et infini laquo proceacutedera en distinguant entre lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee drsquoinfini et en affirmant

le primat philosophique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (TI 11) qui nrsquoest autre que le laquo primat de lrsquoeacutethique raquo (TI 77) Lrsquoouvrage se donne ainsi pour but de penser lrsquoeacutethique comme philosophie premiegravere laquo La

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morale nrsquoest pas une branche de la philosophie mais la philosophie premiegravere raquo (TI 340) la philosophie de lrsquoinfini (lrsquoeacutethique) prend la place de lrsquoontologie fondamentale Mais par lagrave ne change-t-elle pas le sens et le statut de cette place En quel sens lrsquoeacutethique est-elle philosophie premiegravere Dans

Totaliteacute et infini le projet de philosophie premiegravere est triple Lrsquoeacutethique est philosophie premiegravere car (1) elle reacutepond agrave la question premiegravere de toute philosophie (la question de lrsquoinfini) (2) elle remonte agrave

la signifiance de tout sens (3) elle fonde une ontologie de lrsquoecirctre pluriel sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini (1) La philosophie premiegravere obeacuteit agrave une exigence critique250 qui se veut lrsquoeacutecho de lrsquoappel du visage une exigence de penser lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoAutre sans la reacuteduire au Mecircme Levinas cherche une philosophie reacutepondant agrave cet appel et non pas une theacuteorie inseacuterant le visage dans la totaliteacute Neacutegativement le projet critique consiste agrave rompre la totaliteacute agrave eacutelaborer un genre nouveau de philosophie qui deacuteploie la signification de lrsquoideacutee de lrsquoinfini tout en srsquoaffranchissant de la logique de la totaliteacute Levinas deacutecrit ce projet drsquoune laquo eacutethique qui accomplit lrsquoessence critique du savoir raquo drsquoune mise en question du Mecircme par lrsquoAutre (TI 33) au paragraphe I-A-4 Or la difficulteacute est de savoir quelle forme positive permet de reacutepondre agrave cette exigence critique (2) Drsquoabord le sens deacutegageacute par la philosophie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit ecirctre premier Le visage eacutethique doit ecirctre lrsquoorigine du sens non seulement la source de son

propre sens (signifiance) mais eacutegalement le sens source dont tous les pheacutenomegravenes tirent leur signification Pheacutenomeacutenologiquement il faudra pouvoir deacuteriver toute signification de son origine

eacutethique (3) Ensuite la philosophie premiegravere preacutetend en 1961 fonder lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini En effet Totaliteacute et infini ne cherche pas agrave sortir de lrsquoecirctre mais agrave sortir de la totaliteacute Lrsquoouvrage a pour ambition de trouver un autre fondement agrave lrsquoecirctre en montrant que la vie du sujet (sa seacuteparation sa socialiteacute sa feacuteconditeacute) sourd de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Ces trois projets de philosophie premiegravere peuvent-ils se reacuteunir de maniegravere coheacuterente Si fonder

crsquoest ramener tout pheacutenomegravene agrave son origine en tant que cette origine contient elle-mecircme a priori lrsquoentiegravere deacutetermination du pheacutenomegravene alors fonder crsquoest totaliser lrsquoeacutetant Le projet drsquoune philosophie

premiegravere ne vient-il pas alors contredire lrsquoexigence critique drsquoune rupture de la totaliteacute Le fondement nrsquoœuvre-t-il pas neacutecessairement dans le sens de la totalisation Pour eacuteviter cette contradiction le

concept de fondement que Totaliteacute et infini eacutelabore doit lui-mecircme srsquoaffranchir de la logique de la totaliteacute a Le fondement est lrsquoideacutee de lrsquoinfini que Levinas a poseacutee laquo comme la structure ultime de

lrsquoecirctre comme la production de son infinitude mecircme raquo (TI 104) Comme le dit la preacuteface lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou infinition de lrsquoinfini produit lrsquoecirctre infini elle lrsquoeffectue et le met en lumiegravere Il existe un sens de lrsquoecirctre qui ne srsquoeffectue pas agrave partir de la totaliteacute mais agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini et qui ne revient pas agrave la totaliteacute Mais quel est lrsquoecirctre qursquoil srsquoagit ici de fonder b La subjectiviteacute que lrsquoouvrage deacutefend en tant qursquoelle est laquo fondeacutee dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (TI 11) constitue une premiegravere reacuteponse Il srsquoagit de montrer que le sujet peut ecirctre sans reacuteduire lrsquoAutre au Mecircme dans la socialiteacute Etre agrave lrsquoinfini crsquoest ecirctre autrement Le Dasein qui est en vue de cet ecirctre mecircme nrsquoest pas lrsquoultime figure de la

250 Lrsquoeacutethique chez Levinas peut srsquoentendre de deux faccedilons substantif feacuteminin laquo la raquo eacutethique deacutenote

lrsquointrigue du face-agrave-face avec le visage substantif masculin ou neutre laquo le raquo eacutethique (das Etische) deacutesigne la modaliteacute drsquoun discours mettant en question le conatus (il est alors synonyme de laquo lrsquohumain raquo cf J Rolland Parcours de lrsquoautrement op cit p 22) Le premier usage nomme un eacuteveacutenement concret le second un mode du philosopher Nous reacuteserverons le terme laquo eacutethique raquo pour parler de lrsquointrigue du prochain et nous appellerons laquo critique raquo la modaliteacute selon laquelle le discours philosophique met lrsquoontologie en question La distinction est drsquoimportance dans De lrsquoeacutevasion Le temps et lrsquoautre ou De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant par exemple une exigence critique pouvait deacutejagrave animer le discours de Levinas et le conduire agrave des descriptions qui nrsquoeacutetaient pas encore eacutethiques au sens strict besoin drsquoeacutevasion il y a relation agrave lrsquoautre eacuteros paterniteacute etc Nous distinguons ainsi lrsquoexigence critique animant la penseacutee de Levinas (la question de lrsquoinfini) et lrsquoeacutethique ougrave cette exigence trouve la circonstance concregravete de sa propre naissance De mecircme Totaliteacute et infini est partout attentif agrave lrsquoexigence critique de rompre la totaliteacute ndash mais lrsquoeacutethique nrsquoest pas le seul eacuteveacutenement qui accomplisse cette rupture

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subjectiviteacute plus fondamental est le sujet issu de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui est pour autrui avant drsquoecirctre pour soi c Mais Levinas vise encore un autre sens de lrsquoecirctre son deacuteploiement qui sans se faire objectif excegravede la subjectiviteacute Il srsquooppose agrave laquo lrsquoexister panoramique de lrsquoecirctre raquo (TI 325) qui totalise

le multiple efface la diffeacuterence des eacutetants au profit de lrsquoecirctre impersonnel et total Au contraire lrsquoecirctre infini est pluriel crsquoest la multipliciteacute des eacutetants qui entretiennent des rapports que la totaliteacute ne peut

englober Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas simplement un eacuteveacutenement subjectif qui nrsquoaurait aucune reacutealiteacute hors de la vie du sujet elle inscrit dans lrsquoecirctre la rupture avec la totaliteacute Bref il srsquoagit de fonder sur elle la thegravese que laquo lrsquoecirctre est exteacuterioriteacute raquo (TI 322)

La philosophie premiegravere dans sa recherche du fondement adopte donc le projet ontologique de

penser lrsquoecirctre autrement (que comme totaliteacute) et ce projet prend deux formes essentielles fonder la subjectiviteacute dans lrsquoecirctre-pour-autrui et inscrire lrsquoexteacuterioriteacute dans lrsquoecirctre Ce projet ontologique de fondement (3) est-il veacuteritablement compatible avec le projet critique (1) et avec la reconduction de tout sens agrave la parole du visage (2) Seule lrsquoeacutetude de son effectuation peut le dire Or crsquoest lrsquoeacutethique qui doit assurer le fondement en raison de son primat Totaliteacute et infini avance que toute signification a pour

origine lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini Degraves lors il faut que la description du visage qui mrsquoenseigne lrsquoideacutee de lrsquoinfini (section III) soit le fondement sur lequel reposent la vie de jouissance pourtant abstraite de

lrsquoeacutethique (section II) et lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute qui appartiennent pourtant agrave une cateacutegorie au-delagrave du visage (section IV) Si lrsquoon suit cette grille de lecture alors lrsquoeacutethique doit ecirctre lrsquoorigine du sens (2) de la seacuteparation et de lrsquoau-delagrave du visage ainsi que lrsquoeacuteveil de la subjectiviteacute et lrsquoinscription de la pluraliteacute dans lrsquoecirctre (3) Si le visage est ce que supposent tant la seacuteparation agrave travers la demeure et lrsquoamour qui le deacutevie dans la nuit eacuterotique et si son enseignement est lrsquoorigine de tout savoir alors sa parole est lrsquoorigine de tout sens De mecircme le sujet nrsquoaccegravede agrave son ecirctre que dans la socialiteacute ougrave il reacutepond agrave lrsquoappel du visage ndash le moi de la seacuteparation supposant le sujet eacutethique tout autant que le sujet feacutecond Cependant une difficulteacute surgit avec lrsquoultime aspect du fondement ce nrsquoest pas lrsquoeacutethique qui inscrit la

pluraliteacute dans lrsquoecirctre mais la feacuteconditeacute Le rocircle que lrsquoau-delagrave du visage joue dans Totaliteacute et infini complexifie le problegraveme du fondement Lrsquoeacutethique se veut structure ultime de lrsquoecirctre sans pouvoir

seule inscrire dans lrsquoecirctre cette structure crsquoest bien le temps du fils et des geacuteneacuterations qui rend lrsquoecirctre proprement infini En surcroicirct agrave son projet drsquoeacutethique comme philosophie premiegravere Totaliteacute et infini

reprend aux textes de 1947 le projet de penser un ecirctre pluriel une pluraliteacute que lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute introduisent dans lrsquoecirctre La philosophie premiegravere ne parvient agrave srsquoaccomplir que par une reconduction du projet de 1947 qui ne va pas sans modification puisque le Deacutesir eacuterotique se sait deacutesormais compromis avec le besoin Mais lrsquoœuvre de 1961 devait expliciter le lien entre lrsquoeacutethique et lrsquoeacuteros ce agrave quoi reacutepond la notion drsquoun laquo au-delagrave du visage raquo La question de la reacuteussite de lrsquoentreprise fondatrice de Totaliteacute et infini repose donc sur la distinction entre visage et au-delagrave du visage lrsquoinscription de la pluraliteacute dans lrsquoecirctre qui repose sur la feacuteconditeacute est-elle encore lrsquoœuvre de lrsquoeacutethique ou un au-delagrave de lrsquoeacutethique qui en excegravede la porteacutee Est-ce lrsquoeacutethique qui dans lrsquoœuvre de 1961 assume le projet

ontologique de fondement ou est-ce lrsquoau-delagrave du visage Pour le savoir il faut deacutefinir la meacutethode de Levinas et sa mise en œuvre dans Totaliteacute et infini

sect35 Meacutethode et structure de Totaliteacute et infini

a) Du diurne au nocturne

Il convient tout drsquoabord de preacutesenter la meacutethode en la resituant par rapport agrave la pheacutenomeacutenologie La preacuteface de Totaliteacute et infini nrsquoeacutevoque la meacutethode qursquoapregraves une critique de la pheacutenomeacutenologie

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comme jeu de lumiegravere R Moati montre ainsi que la meacutethode repose sur le couple conceptuel diurnenocturne laquo le deacuteploiement complet de lrsquoecirctre exige de sortir du registre encore diurne de la compreacutehension pour suivre une dramatique nocturne qui eacutechappe aux pouvoirs transcendantaux de la

constitution tout autant qursquoagrave la sphegravere drsquoipseacuteiteacute du Dasein raquo 251 On appelle donc nocturne tout eacuteveacutenement produisant un sens irreacuteductible agrave sa constitution par la conscience et diurne lrsquoeacuteveacutenement

dont le sens est lrsquoœuvre drsquoune telle constitution Levinas distingue de fait la production (effectuation et mise en lumiegravere de lrsquoecirctre) et la constitution (dont le jeu de lumiegravere eacutepuise toute alteacuteriteacute par une reacuteduction de lrsquoobjet au sens objectal) laquo en-deccedilagrave de toute reacuteduction transcendantale la conscience accomplit un mouvement originaire qui ne consiste pas drsquoabord dans lrsquoadeacutequation de lrsquoecirctre agrave la repreacutesentation mais agrave accueillir la deacutemesure de lrsquoecirctre sur les pouvoirs humains crsquoest-agrave-dire agrave produire ndash et non agrave constituer ndash des eacuteveacutenements nocturnes raquo 252 Avec la constitution la pheacutenomeacutenologie nrsquoa affaire qursquoagrave des objets reacuteductibles agrave une Sinngebung Or la production de lrsquoecirctre ne consiste pas agrave donner son sens agrave lrsquoecirctre mais agrave laisser dans lrsquoexpeacuterience concregravete surgir le sens veacuteritable de lrsquoecirctre elle limite le jeu de lumiegravere de la conscience en laissant surgir une signification eacutechappant agrave ses pouvoirs En deacutepit de cette critique la pheacutenomeacutenologie fournit une meacutethode que Levinas reprend

lrsquoanalyse intentionnelle qui est une laquo recherche du concret raquo (TI 14)

La notion prise sous le regard indirect de la penseacutee qui la deacutefinit se reacutevegravele cependant implanteacutee agrave lrsquoinsu de cette penseacutee naiumlve dans des horizons insoupccedilonneacutes par cette penseacutee ces horizons lui precirctent sens ndash voilagrave lrsquoenseignement essentiel de Husserl (hellip) Ce qui compte crsquoest lrsquoideacutee du deacutebordement de la penseacutee objectivante par une expeacuterience oublieacutee dont elle vit Lrsquoeacuteclatement de la structure formelle de la penseacutee ndash noegraveme drsquoun[e] noegravese ndash en eacuteveacutenements que cette structure dissimule mais qui la portent et qui la restituent agrave sa signification concregravete constitue une deacuteduction ndash neacutecessaire et cependant non analytique ndash qui dans notre exposeacute est marqueacutee par des termes comme laquo crsquoest-agrave-dire raquo ou laquo preacuteciseacutement raquo ou laquo ceci accomplit cela raquo ou laquo ceci se produit comme cela raquo

Ces lignes ceacutelegravebres ne preacutesentent pas la meacutethode sous la forme de regravegles abstraites et reacuteflexives

prescrivant a priori une conduite agrave lrsquoesprit qui commence agrave penser Elles sont drsquoembleacutee concregravetes et

mecirclent aux consideacuterations techniques de meacutethode une interpreacutetation de la pheacutenomeacutenologie et de sa theacuteorie de lrsquointentionnaliteacute Levinas en retient un mouvement dont la structure formelle est celle de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini La penseacutee naiumlve ou objectivante deacutecoupe dans le tissu des pheacutenomegravenes des objets qursquoelle abstrait de la trame ougrave elle les a pris Ainsi seacutepareacute de lrsquohorizon implicite qui lui donne sens lrsquoobjet est reacuteduit agrave lrsquoideacutee adeacutequate qursquoen a la conscience Levinas retient de la pheacutenomeacutenologie ce type drsquoanalyse qui consiste agrave reconduire la penseacutee agrave ces horizons implicites que lrsquoobjectivation occulte il conserve le mouvement de deacutebordement qui rompt lrsquoadeacutequation de lrsquoideacutee et de lrsquoobjet agrave laquelle la penseacutee naiumlve srsquoarrecircte Lrsquoecirctre deacuteborde lrsquoideacutee qui cherche agrave le contenir voici le mouvement de la penseacutee et le veacuteritable pheacutenomegravene de la signification Afin de sortir de la logique de la totaliteacute la meacutethode consistera agrave deacutecrire ce deacutebordement du concept diurne (constitueacute adeacutequat) agrave lrsquohorizon (eacuteveacutenement) nocturne dont ce concept tire son sens Il srsquoagira de deacutecrire comment lrsquointentionnaliteacute ou la structure noeacutetico-noeacutematique est deacutebordeacutee par des eacuteveacutenements qui la supportent Ce sont les

eacuteveacutenements obscurs qui produisent le sens et la meacutethode consiste agrave revenir agrave eux en faisant eacuteclater lrsquoadeacutequation noegraveme-noegravese dans une opeacuteration que Levinas nomme une deacuteduction253

251 R Moati Eveacutenements nocturnes op cit p 44 252 Ibid p 48 253 Faut-il lire laquo reacuteduction raquo et non laquo deacuteduction raquo Jacques Taminiaux le soutient eacutevoquant une erreur du

dactylogramme parmi de laquo nombreuses coquilles raquo laquo drsquoougrave la substitution malheureuse du mot deacuteduction au mot reacuteduction dans la page que je viens de citer Il faut lire reacuteduction pheacutenomeacutenologique et non pas deacuteduction pheacutenomeacutenologique A aucun moment la pheacutenomeacutenologie dont se reacuteclamait Levinas nrsquoest une affaire de

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Qursquoest-ce que cette deacuteduction et agrave quelles regravegles obeacuteit-elle Levinas preacutecise que la deacuteduction est

neacutecessaire et non analytique elle ne revient pas agrave deacuteduire drsquoune notion formelle les eacuteveacutenements

concrets qui lrsquoaccomplissent Selon R Calin laquo deacuteduire doit peut-ecirctre moins srsquoentendre ici au sens drsquoinfeacuterer de tirer une conseacutequence qursquoau sens drsquoeacutenumeacuterer drsquoexposer en deacutetail dans la

mesure ougrave la deacuteduction fait eacuteclater une structure formelle en eacuteveacutenements discrets raquo 254 La deacuteduction levinassienne est un retour des notions formelles agrave leurs horizons de sens neacutecessaires Ainsi comprise elle se veut fidegravele agrave la conception que Levinas se fait de la reacuteduction chez Husserl qursquoil deacutefinit en 1987 comme une laquo opeacuteration laissant apparaicirctre dans le pheacutenomegravene toutes les dimensions de sens ndash tous les horizons qui eacutechappent agrave la naiumlveteacute drsquoune penseacutee qui neacuteglige de reacutefleacutechir sur son propre deacuteroulement raquo (HS 210) Pourquoi Totaliteacute et infini ne dit donc pas opeacuterer une reacuteduction Crsquoest que dans ses eacutecrits sur la pheacutenomeacutenologie Levinas nommait laquo deacuteduction raquo la meacutethode suivie dans Etre et temps laquo la deacuteduction philosophique (hellip) ressemble plutocirct agrave un eacuteveacutenement historique qui nrsquoabolit aucune de ses attaches avec les eacuteveacutenements sur lesquels il tranche raquo (EDE 94-95) La deacutemarche heideggeacuterienne prend le nom de deacuteduction par opposition agrave Husserl Heidegger ayant laquo employeacute un

jour le terme hardi de construction pheacutenomeacutenologique ndash semblant en cela laquo aller au-delagrave de la simple description raquo (EDE 94) Il en va de mecircme dans Totaliteacute et infini ougrave deacuteduction signifie agrave la fois

reacuteduction et construction pheacutenomeacutenologique La meacutethode de Levinas peut ainsi se deacutefinir comme un passage du reacutegime diurne au reacutegime nocturne opeacutereacute au moyen drsquoune deacuteduction celle-ci deacutesignant aussi bien une reacuteduction aux eacuteveacutenements nocturnes qursquoune construction de notions formelles

Voilagrave qui montre que le couple diurnenocturne ne suffit pas agrave deacutefinir la meacutethode La deacuteduction ndash

ou deacuteformalisation ou concreacutetisation ndash opeacutereacutee dans Totaliteacute et infini nrsquoest pas toujours une deacuteduction partant drsquoune notion pheacutenomeacutenologique diurne et la faisant eacuteclater en la ramenant agrave ses eacuteveacutenements nocturnes Certes Levinas suit une telle opeacuteration lorsqursquoil deacuteformalise les notions de sujet de temps

de pheacutenomegravene etc Pourtant toutes les notions deacute-formaliseacutees dans les sections II agrave IV de Totaliteacute et infini ont drsquoabord eacuteteacute formaliseacutees dans la section I Celle-ci deacutefinit formellement le Deacutesir lrsquoideacutee de

lrsquoinfini la religion la seacuteparation etc mieux elle est pleinement un discours formel structureacute autour des notions du Mecircme et de lrsquoAutre de la totaliteacute et de lrsquoinfini et preacutealable agrave la pheacutenomeacutenologie Par

deacuteduction raquo (laquo La genegravese de la publication de Totaliteacute et infini raquo in LAV 81) Quel poids donner agrave ce teacutemoignage de celui qui fut le relecteur du texte sur lequel se fondent les publications de Totaliteacute et infini La meacutethode est deacutenommeacutee agrave trois autres reprises dans Totaliteacute et infini par le lexique de la deacuteduction Levinas indique agrave propos du corps laquo il faut deacuteduire et deacutecrire de plus pregraves cette situation raquo (TI 176) ailleurs il eacutecrit que laquo la seacuteparation comme rupture de la participation fut deacuteduite de lrsquoIdeacutee de lrsquoInfini raquo (TI 197) enfin il eacutetablit que laquo lrsquouniteacute de lrsquoespegravece se deacuteduit du deacutesir du moi ne renonccedilant pas agrave lrsquoeacuteveacutenement drsquoorigine ougrave srsquoeacute-vertue son ecirctre raquo (TI 306) Ces occurrences nous interdisent de donner raison agrave Taminiaux Neacuteanmoins la page qursquoil cite contient deux fois le mot deacuteduction Lrsquoautre occurrence mentionne ainsi laquo la signification agrave laquelle dans le preacutesent ouvrage la [dr ]eacuteduction pheacutenomeacutenologique ramegravene la penseacutee theacuteorique sur lrsquoecirctre et lrsquoexposition panoramique de lrsquoecirctre lui-mecircme raquo (TI 14) Crsquoest peut-ecirctre cette citation que Taminiaux a en vue ndash lui qui ne fait pas mention de deux coquilles mais drsquoune seule ndash lorsqursquoil rejette lrsquoideacutee drsquoune deacuteduction pheacutenomeacutenologique Nrsquoest-ce pas ici qursquoil faut corriger deacuteduction par reacuteduction Une telle correction permettrait de rendre justice agrave ce que la deacuteduction levinassienne doit agrave la reacuteduction pheacutenomeacutenologique Seul lrsquoexamen des manuscrits de lrsquoouvrage permettra de trancher

254 R Calin laquo La deacuteduction de lrsquoecirctre raquo Les Etudes philosophiques 22009 (ndeg89) p 293 Mais lrsquoeacutenumeacuteration et lrsquoexposition suggegraverent une regravegle preacutealable dont on donnerait les exemples par la suite pour illustration Il nous semble plus juste drsquoexpliquer le recours de Levinas au terme de deacuteduction par son eacutetymologie le latin deductio deacutesignant lrsquolaquo action drsquoemmener raquo Il srsquoagit drsquoemmener une notion du discours formel au discours concret de la faire passer drsquoun discours formel geacuteneacuteral et vide agrave lrsquoexposition deacutetailleacutee de ses circonstances concregravetes

239

conseacutequent avant de faire de la pheacutenomeacutenologie lrsquoouvrage construit des notions formelles que la pheacutenomeacutenologie deacuteformalisera Pourquoi cette construction est-elle neacutecessaire

b) Du formel au concret

De la penseacutee objectivante qursquoil faut deacuteborder agrave son deacutebordement par lrsquoeacuteveacutenement nocturne le passage nrsquoest pas direct Srsquoil lrsquoeacutetait il suffirait que Levinas parte de notions constitueacutees par Husserl ou Heidegger (sujet temps ecirctre-agrave etc) et les restitue agrave leur horizon concret veacuteritable Pourtant il ne procegravede pas de la sorte Totaliteacute et infini srsquoouvrant sur une section qui creacutee des notions formelles Par exemple Levinas pratique laquo la deacuteformalisation ou la concreacutetisation de cette notion toute vide en apparence qursquoest lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo par la relation agrave autrui (TI 42) La deacutemarche ne consiste pas agrave deacuteborder une notion constitueacutee diurne (lrsquointersubjectiviteacute) en produisant son horizon nocturne (la parole du visage) mais agrave eacutelaborer une nouvelle notion formelle (lrsquoideacutee de lrsquoinfini) qui sera elle-mecircme deacuteformaliseacutee par la suite dans lrsquoeacutethique Degraves lors la distinction formelconcret ne recouvre pas la distinction diurnenocturne pour deacutecrire les eacuteveacutenements nocturnes eux-mecircmes Levinas va du formel

au concret La description concregravete des eacuteveacutenements nocturnes sera une deacuteformalisation de notions preacutealablement formaliseacutees dans la section I Pourquoi est-il neacutecessaire de suivre cette meacutethode en deux

temps formalisation puis deacuteformalisation Levinas srsquoen explique dans une remarque cette fois dirigeacutee contre Heidegger (TI 188-189)

Tous les deacuteveloppements de cet ouvrage essaient de se libeacuterer drsquoune conception qui cherche agrave

reacuteunir les eacuteveacutenements de lrsquoexistence affecteacutes de signes opposeacutes dans une condition ambivalente laquelle aurait seule une digniteacute ontologique alors que les eacuteveacutenements eux-mecircmes qui srsquoengagent dans un sens ou dans un autre resteraient empiriques sans articuler ontologiquement rien de nouveau La meacutethode pratiqueacutee ici consiste bien agrave chercher la condition des situations empiriques mais elle laisse aux deacuteveloppements dits empiriques ougrave la possibiliteacute conditionnante srsquoaccomplit ndash elle laisse agrave la concreacutetisation ndash un rocircle ontologique qui preacutecise le sens de la possibiliteacute fondamentale sens invisible dans cette condition

Dans Etre et temps lrsquoexistential est une condition ambivalente de lrsquoexistence qui peut srsquoaccomplir

en des eacuteveacutenements de signes opposeacutes (lrsquoexistentiel authentique ou inauthentique) Tout le problegraveme ontologique se joue dans lrsquoexistential alors que lrsquoexistentiel nrsquoest qursquoune deacutetermination ontique celle de lrsquoeacutetant qui choisit de se deacuteterminer dans ses possibiliteacutes drsquoecirctre Aussi le concret (existentiel) est-il second par rapport au formel (existential) et ne le deacutetermine-t-il pas en retour255 Cette hieacuterarchie diurne soumet le concret au formel Au contraire la meacutethode de Totaliteacute et infini est un refus drsquoinseacuterer les eacuteveacutenements dans une structure formelle preacuteeacutetablie Les structures levinassiennes (lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou le Deacutesir la seacuteparation la religion le Mecircme et lrsquoAutre etc) sont des cadres qui laissent agrave lrsquoeacuteveacutenement concret sa signification propre Leur conceptualisation ne se fait pas au deacutetriment de lrsquoalteacuteriteacute de lrsquoeacuteveacutenement mais bien dans le but de laisser ecirctre cette alteacuteriteacute Elles doivent ecirctre comprises au sens de possibiliteacutes conditionnantes crsquoest-agrave-dire qursquoelles soumettent lrsquoeacuteveacutenement agrave un

certain nombre de conditions ou de contraintes (par exemple la relation agrave lrsquoinfini ne doit pas le

255 Levinas reacutecuse ainsi la distinction majeure drsquoEtre et temps entre existentiel et existential Lrsquoexistentiel

nrsquoajoute rien de nouveau agrave lrsquoexistential lrsquoontique est soumis agrave lrsquoontologique la seule question est de savoir si le Dasein reacutepond de maniegravere authentique agrave lrsquoappel de lrsquoecirctre ou srsquoil se deacutetourne de lui D Franck a donc raison de remarquer que lrsquoanalytique existentiale laquo signifie un deacutefaut de pheacutenomeacutenologie que Levinas srsquoest meacutethodiquement efforceacute de pallier raquo (D Franck Dramatique des pheacutenomegravenes op cit p 155) En effet laquo au plan de lrsquoontologie preacuteexiste le plan eacutethique Et pour utiliser la terminologie de Heidegger lrsquoanalyse existentiale nrsquoa pas de prioriteacute sur les relations existentielles raquo (OC2 377)

240

reacuteduire au fini ou le Moi doit ecirctre absolument seacutepareacute) auxquelles celui-ci doit se soumettre Or cette soumission nrsquoest pas restrictive car elle ne fait que dessiner une forme au sens encore indeacutetermineacute que seul lrsquoeacuteveacutenement concret accomplira ndash dans un accomplissement qui deacutepasse sa possibiliteacute formelle en

lui donnant un sens nouveau Ce dessin constitue leur seule leacutegitimiteacute le formel ne contient pas en puissance toute lrsquoactualiteacute du concret celui-ci eacutepaissit le concept en lui apportant ce qui excegravede sa

propre possibiliteacute La possibiliteacute formelle laisse surgir la situation concregravete qui a caractegravere drsquoeacuteveacutenement Le mot eacuteveacutenement prend ici son sens plein signifiant drsquoune part le caractegravere exceptionnel de la situation concregravete qui apporte agrave la possibiliteacute un sens qursquoelle ne contenait pas et justifiant drsquoautre part lrsquoopposition de la preacuteface entre constitution et production Un eacuteveacutenement se produit en deux sens il effectue son ecirctre et il se met en lumiegravere Il appartient donc agrave lrsquoeacuteveacutenement concret drsquoeffectuer son ecirctre sans que cette effectuation ait pu ecirctre poseacutee par la possibiliteacute formelle de plus cette effectuation est sa reacuteveacutelation agrave la penseacutee dont la naiumlveteacute lui cachait lrsquoorigine concregravete de ses notions Aussi la situation de la section I de Totaliteacute et infini256 se justifie-t-elle par un double rapport du formel au concret Il faut des notions formelles pour porter des situations concregravetes agrave lrsquointelligibiliteacute philosophique mais seule leur deacuteformalisation permet de restituer ces notions agrave leur signification

On peut distinguer trois grands moments de la meacutethode de deacuteformalisation 1 Drsquoabord Levinas

deacutemontre la naiumlveteacute de la penseacutee objectivante qui ignore la signification concregravete qui la sous-tend Il srsquoagit drsquoun moment formel neacutegatif dont lrsquoenjeu consiste agrave reacuteveacuteler lrsquoabstraction de la constitution de lrsquoobjet par le sens objectal la reacuteduction de lrsquoecirctre agrave sa compreacutehension Ce premier proceacutedeacute est par excellence celui de la preacuteface mais il est employeacute tout au long de lrsquoouvrage degraves qursquoil srsquoagit de reacutefuter la penseacutee de la totaliteacute 2 Levinas eacutelabore ensuite une conceptualiteacute nouvelle eacutenonceacutee dans un discours formel reacutepondant agrave lrsquoexigence drsquoune relation avec lrsquoabsolu qui ne rend pas relatif lrsquoabsolu (dans la section I) Crsquoest le moment formel positif ougrave des structures ineacutedites sont mises en place formant ces possibiliteacutes conditionnantes qui nrsquoeacutepuisent pas lrsquoecirctre car elles le laissent se produire 3

Vient enfin le moment de concreacutetisation ou deacuteformalisation proprement dit la deacuteduction des eacuteveacutenements concrets (dans les sections II agrave IV) Ceux-ci sont produits en reacuteponse agrave la possibiliteacute

formelle que la section I a dessineacutee selon la modaliteacute que nous avons deacutecrite Les structures formelles de la section I repreacutesentent donc une eacutetape intermeacutediaire neacutecessaire au deacutebordement de la penseacutee

objectivante Avant de deacuteborder le registre diurne crsquoest-agrave-dire avant de descendre aux eacuteveacutenements nocturnes Levinas procegravede agrave une reacuteeacutelaboration formelle corrigeant le deacutefaut de la constitution sa reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme La section I apporte aux descriptions concregravetes de lrsquoouvrage une armature formelle drsquoun genre nouveau puisqursquoau lieu de reacuteduire lrsquoecirctre agrave sa compreacutehension cette armature ne clocirct pas la dynamique de la signification Elle se contente drsquoenclencher cette dynamique drsquoouvrir la recherche du sens et laisse aux eacuteveacutenements concrets le soin de deacuteployer le sens

Il nous reste neacuteanmoins agrave comprendre pourquoi Totaliteacute et infini ne produit pas seulement une

mais bien trois concreacutetisations correspondant aux sections II (inteacuterioriteacute) III (visage) et IV (au-delagrave du visage) Celles-ci sont-elles eacutegalement concregravetes ou obeacuteissent-elles agrave une hieacuterarchie propre Si lrsquoideacutee de concreacutetude renvoie aux circonstances ougrave les notions prennent sens une telle eacutegaliteacute est impossible Nous lrsquoavons deacutejagrave implicitement deacutemontreacute agrave propos de la seacuteparation (cf sect9) la seacuteparation deacutefinie formellement dans la section I peut se concreacutetiser une premiegravere fois dans la jouissance (section II

256 Insistons sur le fait que la section I discours formel deacutefinissant les notions avant leur description

pheacutenomeacutenologique est unique dans lrsquoœuvre de Levinas On nrsquoen trouve aucun eacutequivalent dans Autrement qursquoecirctre qui procegravede directement par reacuteduction du Dit au Dire donc du diurne au nocturne sans la meacutediation de la formalisation (cf sect41)

241

seacuteparation sans la relation) et une seconde dans le discours (section III seacuteparation par la relation) Deacutefinir la seacuteparation comme absence de participation entre le Mecircme et lrsquoAutre crsquoest la deacutecrire formellement montrer son accomplissement dans la jouissance crsquoest en montrer la concreacutetude

notamment par opposition au sujet ideacutealiste de la philosophie classique penseacute hors de son existence concregravete mais cette concreacutetude est moindre que la seacuteparation produite dans le discours car cette

relation maintient et creuse la seacuteparation Ces trois moments dans lrsquoanalyse de la seacuteparation montrent lrsquoimbrication et la relativiteacute du formel et du concret Ces remarques indiquent un deacutedoublement de la meacutethode dans son accegraves aux eacuteveacutenements nocturnes en une analyse formelle et une analyse concregravete La dichotomie diurnenocturne est feacuteconde lorsqursquoil srsquoagit de distinguer la deacutemarche de Totaliteacute et infini de celle de Husserl ou de Heidegger fonctionnant en registre diurne Toutefois elle ne suffit pas pour rendre compte de la logique interne de lrsquoouvrage de 1961 qui se traduit par une division en quatre sections La distinction diurnenocturne est fixe et sans nuances elle qualifie des concepts en tant qursquoils sont constitueacutes ou produits En revanche la distinction formelconcret introduit des degreacutes dans la concreacutetisation Un discours est formel en tant qursquoil traite de structures sans expliciter le lien qursquoentretiennent ces structures avec leur signification concregravete Au contraire un discours est concret

lorsque ce lien est clairement eacutetabli On peut alors faire intervenir une hieacuterarchie au sein des discours concrets en distinguant ceux qui ne livrent qursquoune partie de la signification qui concreacutetise les

structures formelles (discours relativement concrets) et ceux qui livrent toute cette signification (discours absolument concrets) aussi la jouissance nrsquoest-elle que relativement concregravete (puisque le vivre dehellip ignore la socialiteacute qui lui est anteacuterieure) tandis que la relation au visage est absolument concregravete (puisque le visage est la premiegravere signification) Lrsquoopposition binaire entre constitution diurne et production nocturne ne suffit pas agrave rendre compte de la diversiteacute des discours formels et concrets de Totaliteacute et infini Elle ignore la question de savoir pourquoi dans la section I Levinas se livre agrave un exposeacute formel de structures encore seacutepareacutees de la description des eacuteveacutenements concrets qui produisent leur signification Totaliteacute et infini va partir de ces notions formelles pour nrsquoen restituer le

sens concret que dans un deuxiegraveme temps eacuteclatant ces notions et acceacutedant ainsi aux eacuteveacutenements qui les sous-tendent

c) Du sens agrave lrsquoecirctre

Quelle est la logique qui gouverne cette hieacuterarchisation des descriptions Pour le comprendre il

faut revenir au projet de philosophie premiegravere adopteacute dans Totaliteacute et infini et voir la faccedilon dont la meacutethode le met en œuvre En 1961 lrsquoeacutethique est philosophie premiegravere en tant qursquoelle est lrsquoorigine du senseacute (2) et que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la structure ultime de lrsquoecirctre (3) Lrsquoeacutethique eacutetant la signifiance du sens (2) on doit pouvoir montrer qursquoelle est la source de toutes les significations rencontreacutees dans les descriptions des eacuteveacutenements nocturnes Le sens eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash la parole du visage deacutecrite dans la section III ndash est ainsi agrave lrsquoœuvre au moins implicitement dans la jouissance et lrsquoau-delagrave

du visage De fait la section II montre que lrsquoaccueil de la demeure tire son sens de la relation au visage et la section IV fait de mecircme pour lrsquoamour eacuterotique puis la feacuteconditeacute Il y a bien une hieacuterarchie de sens entre ces trois types drsquoeacuteveacutenements nocturnes lrsquoeacutethique est le sens premier

Cette mise en ordre des descriptions de Totaliteacute et infini selon le sens suffit-elle Permet-elle de

rendre compte de la structure quadripartite de lrsquoouvrage Drsquoapregraves cette hieacuterarchie du sens les quatre sections srsquoordonnent selon la logique suivante la section I formelle deacutefinit les notions que les autres

sections deacuteformaliseront la section III est le cœur de lrsquoouvrage car crsquoest elle qui deacutecrit lrsquoorigine du senseacute dans la parole du visage il reste alors agrave expliciter le rapport des sections II et IV aux sections I

242

et III a La section II est la deacuteformalisation de la seacuteparation du Mecircme theacutematiseacutee dans la section I Elle montre en quoi le moi megravene une existence seacutepareacutee qui nrsquoest pas deacutetermineacutee par lrsquoinfini car elle est indeacutependante et se pose elle-mecircme comme le cogito carteacutesien en principe de sa propre existence

Toutefois cette indeacutependance de la jouissance nrsquoabolit pas la hieacuterarchie du sens puisque la seacuteparation consiste en la position illusoire de lrsquoEffet avant la Cause lrsquoecirctre seacutepareacute qui se reacutefugie dans la demeure

ignore que crsquoest autrui qui rend possible ce refuge La seacuteparation de la section II bien que situeacutee avant lrsquoeacutethique en suppose le sens b La section IV deacutecrit lrsquoamour eacuterotique et la feacuteconditeacute qui reposent sur lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui et en deacutevient le sens Elle se situe naturellement apregraves lrsquoeacutethique qui la rend possible et montre comment le sens eacutethique du visage se deacuteploie par lrsquoentremise de la feacuteconditeacute dans la socieacuteteacute multiple de lrsquoecirctre feacutecond Cette preacutesentation raisonneacutee du plan de Totaliteacute et infini est juste sous lrsquoaspect du sens mais sa raison ne suffit pas agrave mettre en seacuterie lrsquoensemble des probleacutematiques de lrsquoouvrage Deux difficulteacutes le deacutemontrent

1 Drsquoabord pour assurer lrsquoindeacutependance de la seacuteparation Levinas explique dans la section II que la vie de jouissance est porteuse drsquoun sens qui ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique Drsquoailleurs ce nrsquoest pas directement le visage mais la preacutesence muette du feacuteminin qui accueille dans la demeure Le visage est-

il lrsquoorigine de tout sens srsquoil doit taire sa parole pour accueillir dans la demeure lrsquoecirctre seacutepareacute et si la vie de jouissance est porteuse drsquoun sens indeacutependant non-deacutetermineacute par autrui Un problegraveme similaire

surgit dans lrsquoau-delagrave du visage de la section IV le feacuteminin est ambigu il moque la responsabiliteacute et deacutetourne le Deacutesir dans le besoin Tout le sens de lrsquoamour eacuterotique deacuterive-t-il du seul visage qui nrsquoest que droiture et clarteacute Les deux eacuteveacutenements nocturnes dont lrsquoeacutethique doit fonder le sens semblent donc en partie eacutechapper agrave leur deacuterivation et mettre agrave mal le projet de philosophie premiegravere

2 A la rigueur on pourrait cependant consideacuterer que cette premiegravere difficulteacute ne met pas en cause lrsquoideacutee que Totaliteacute et infini soit structureacute selon lrsquoordre du sens mais simplement la pertinence du projet de philosophie premiegravere dont cette structuration est le reacutesultat Or la philosophie premiegravere de 1961 est aussi un projet de fonder une ontologie de lrsquoecirctre infini (3) et notre explication de la structuration de

lrsquoouvrage a jusqursquoagrave preacutesent neacutegligeacute cet aspect Il ne suffit pas que lrsquoeacutethique soit lrsquoorigine du senseacute pour fonder une ontologie de lrsquoecirctre pluriel il faut encore montrer que le sens de lrsquoeacutethique nrsquoest pas une

vaine utopie qursquoil srsquoinscrit dans lrsquoecirctre en deacutepassant lrsquoontologie moniste de la totaliteacute

Si lrsquoexplication de la structure quadripartite de Totaliteacute et infini par la hieacuterarchie du sens parvient agrave situer les sections II et IV dans leur deacuterivation de la section III elle eacutechoue en revanche agrave expliquer en quoi la section IV se situe au-delagrave du visage et non pas seulement apregraves lui Lrsquoamour eacuterotique et la paterniteacute sont dans une situation paradoxale vis-agrave-vis de lrsquoeacutethique apregraves elle dans la hieacuterarchie du sens au-delagrave dans la hieacuterarchie de lrsquoecirctre Crsquoest en effet lrsquolaquo au-delagrave du visage raquo qui accomplit le projet de fondation de lrsquoontologie plurielle et inscrit dans lrsquoecirctre la pluraliteacute ndash nous le montrerons plus bas Aussi devons-nous introduire un dernier couple de concepts le couple sensecirctre qui est le seul agrave mecircme drsquoexpliquer le rocircle majeur que la section IV joue pour tout lrsquoouvrage Nous passons bien de la question

de la description agrave celle de la fondation de la pheacutenomeacutenologie agrave lrsquoontologie Comment se met en œuvre le projet ontologique de philosophie premiegravere dans Totaliteacute et infini Lrsquoideacutee de lrsquoinfini a-t-elle une fonction proprement ontologique dans lrsquoouvrage et si crsquoest le cas quelle est-elle Repartons de lrsquoexigence critique de lrsquoouvrage (1) deacutecrire la relation entre le Mecircme et lrsquoAutre en tant que cette relation brise la totaliteacute au lieu de se plier agrave elle La section I expose les regravegles formelles drsquoune telle

situation ougrave la totaliteacute se brise elle est face-agrave-face entre moi et autrui relation entre deux ecirctres seacutepareacutes qui nrsquoabolit pas mais creuse la seacuteparation Cette exigence critique srsquoaccomplit dans une philosophie

premiegravere qui prend deux formes une conception du sens irreacuteductible agrave la logique de la totaliteacute qui se fonde dans le sujet eacutethique de la section III (2) et une fondation de lrsquoontologie de lrsquoecirctre infini (3)

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Cette fondation est neacutecessaire car mecircme si la signifiance de lrsquoideacutee de lrsquoinfini excegravede la totaliteacute elle nrsquoa pas encore eacuteteacute fondeacutee dans lrsquoecirctre et srsquoexpose de ce fait agrave une reacutecupeacuteration par la totaliteacute Cette neacutecessiteacute reacutepond agrave lrsquoargument suivant pour reacutesister agrave la totaliteacute il faut que lrsquoinfini srsquoinscrive dans

lrsquoecirctre Crsquoeacutetait en effet tout lrsquoobjet de lrsquoopposition entre philosophes et prophegravetes dans la preacuteface le sens du Bien ou de la paix eschatologique enseigneacute par les prophegravetes est meacutepriseacute par les philosophes

pour qui seul lrsquoecirctre est vrai Concilier philosophie et eschatologie crsquoest montrer que lrsquoecirctre se reacutealise comme infini (et non comme totaliteacute) et pour cela il faut fonder une ontologie sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini

La structure quadripartite de Totaliteacute et infini ne srsquoexplique que comme reacuteponse agrave ce projet Ce

chapitre a pour but de le montrer ndash mais pour plus de clarteacute indiquons degraves maintenant ses reacutesultats Une fois poseacutees dans la section I les exigences formelles auxquelles lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit obeacuteir pour se faire structure ultime de lrsquoecirctre le reste de lrsquoouvrage concreacutetise ces exigences La section II montre que la seacuteparation se produit dans lrsquoecirctre comme psychisme jouissant des nourritures Or cette existence est illusoire non seulement du point de vue du sens en tant qursquoelle repose sur lrsquoaccueil du visage mais aussi du point de vue de lrsquoecirctre puisque lrsquoexistence eacutegoiumlste lrsquoindividualiteacute solitaire se laisse englober

dans la totaliteacute laquo ce nrsquoest pas moi qui me refuse au systegraveme comme le pensait Kierkegaard crsquoest lrsquoAutre raquo (TI 30) Il est donc neacutecessaire de se tourner vers lrsquoeacutethique qui de ce point de vue

ontologique est bien irreacuteductible agrave la totaliteacute parce qursquoelle convoque le sujet agrave la responsabiliteacute et en le deacutesignant comme lrsquoeacutelu seul responsable drsquoautrui le pose comme absolu Le sens de mon existence ne peut se deacuteduire de la totaliteacute si je suis seul agrave pouvoir reacutepondre de ma responsabiliteacute Bien que cette solution introduise une brisure dans la totaliteacute elle ne suffit pourtant pas agrave fonder lrsquoontologie rechercheacutee Le paragraphe III-C-5 montre que le sens de la subjectiviteacute srsquoeacuteteint avec elle que lrsquoeacutethique ne suffit pas agrave reacutesister au sens totalisant de lrsquohistoire Et crsquoest preacuteciseacutement la feacuteconditeacute deacutecrite dans la section IV situeacutee au-delagrave du visage qui fonde lrsquoecirctre infini des geacuteneacuterations par-delagrave lrsquohistoire Crsquoest la section IV et non la section III ndash lrsquoau-delagrave du visage et non le visage ndash qui accomplit le projet de

fonder lrsquoecirctre infini et donc la philosophie de lrsquoinfini comme ontologie

La suite de ce chapitre se donne deux buts essentiels le premier est de deacutemontrer cette lecture de Totaliteacute et infini et cette justification de sa quadripartition le second est drsquoeacuteprouver la coheacuterence du

double projet de philosophie premiegravere Nous interrogerons donc la philosophie premiegravere de 1961 dans la double perspective du sens (coheacuterence de lrsquoideacutee que le sens eacutethique soit la signifiance de toute signification) et de lrsquoecirctre (coheacuterence de la fondation de lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini)

II Les contradictions de la philosophie premiegravere

sect36 Les paradoxes de la deacuterivation

Commenccedilons par situer la section II qui a pour but la deacuteformalisation de la seacuteparation dans le triple projet de Totaliteacute et infini (1) Lrsquoexigence critique de rompre la totalisation srsquoy exprime de deux faccedilons lrsquoindividu seacutepareacute acquiert une indeacutependance aussi bien vis-agrave-vis de la totaliteacute que de lrsquoinfini

Une vie seacutepareacutee ne peut signifier qursquoune vie qui tire son propre sens drsquoelle-mecircme et non drsquoune totaliteacute (histoire Etat) qui lrsquoenglobe ougrave drsquoun Autre auquel elle participe Cette exigence formelle de seacuteparation

gouverne toute la section II crsquoest elle qui se trouve concreacutetiseacutee (ou deacuteduite) comme jouissance Elle se traduit donc concregravetement par le fait que la seacuteparation ait un sens qui ne procegravede pas de lrsquoexteacuterieur (2) Or le projet de faire de lrsquoeacutethique lrsquoorigine de tout sens contredit cette autonomie de la seacuteparation Il

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implique en effet que la vie concregravete du moi ne soit pas indeacutependante qursquoelle procegravede ultimement de la relation agrave autrui il faut que la vie de jouissance suppose lrsquoideacutee de lrsquoinfini (dans la demeure) (3) De mecircme lrsquoindeacutependance ontologique de la seacuteparation est contredite pas la fondation de lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee

de lrsquoinfini celle-ci exige que lrsquoecirctre seacutepareacute ne puisse par la seule vertu de sa vie de jouissance rompre la totaliteacute et qursquoelle neacutecessite pour cela la socieacuteteacute avec autrui introduisant dans lrsquoecirctre le temps infini

des geacuteneacuterations ndash Aussi avant mecircme drsquoentrer dans lrsquoeffectuation du triple programme de lrsquoouvrage nous constatons son caractegravere contradictoire pour la section II Par deux fois lrsquoexigence critique pose une thegravese agrave laquelle les projets de fondation (du sens et de lrsquoecirctre) opposent une antithegravese La thegravese la seacuteparation est un eacuteveacutenement concret et indeacutependant Lrsquoantithegravese la seacuteparation tient son sens et son fondement ontologique de la relation agrave autrui Tacircchons de reacutesoudre lrsquoaporie

a) La preacutesence oublieacutee de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Pour cela il faut drsquoabord suivre la faccedilon dont Levinas deacuteduit la thegravese crsquoest-agrave-dire deacuteduit le sens

concret de la seacuteparation Celle-ci srsquoaccomplit concregravetement dans la jouissance laquo la jouissance seacutepare

en engageant dans les contenus dont elle vit raquo (TI 156) La section II deacutecrit ainsi lrsquointeacuterioriteacute du psychisme acquise par la vertu seacuteparatrice de la jouissance257 Comment la jouissance satisfait-elle

lrsquoexigence de seacuteparation La jouissance srsquoeacutevertue selon lrsquointentionnaliteacute non-theacuteoreacutetique du laquo vivre dehellip raquo (cf sect II-A-2) Elle se tient en-deccedilagrave de la distinction theacuteoriepratique car ce dont elle vit nrsquoest pas objet mais nourriture terme qui deacutesigne lrsquoautre en tant que je lrsquointegravegre agrave moi que je lrsquoincorpore et lrsquoassimile De ce fait lrsquointentionnaliteacute de la vie est double je vis aussi bien de la nourriture dont je jouis que de cette jouissance mecircme laquo On nrsquoexiste pas seulement sa douleur ou sa joie on existe de douleurs et de joies Cette faccedilon pour lrsquoacte de se nourrir de son activiteacute mecircme est preacuteciseacutement la jouissance raquo (TI 114) Lrsquoaffect eacuteprouveacute au contact drsquoune chose peut ecirctre reacuteduit agrave une intentionnaliteacute crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoacte drsquoun sujet se rapportant agrave un objet mais on ne peut pas deacutecrire la jouissance

comme un retournement reacuteflexif de lrsquointention sur elle-mecircme car un tel renversement maintient la distance sujet-objet qursquoil parcourt agrave lrsquoenvers alors que dans la jouissance le sujet et lrsquoobjet se fondent

dans lrsquoindiscernabiliteacute La jouissance est jouissance de cette jouissance et non jouissance drsquoobjet La vie srsquoentend ainsi comme une parfaite autoteacutelie car pour le vivant lrsquoalteacuteriteacute nrsquoest qursquoun deacutetour par

lequel il eacuteprouve la vitaliteacute de sa propre vie Le besoin de nourritures ne mrsquoouvre pas tant sur lrsquoexteacuterioriteacute qursquoil me referme sur moi dans une existence qui se nourrit drsquoelle-mecircme agrave travers lrsquoautre Concluons que laquo la jouissance accomplit la seacuteparation atheacutee elle deacuteformalise la notion de seacuteparation qui nrsquoest pas une coupure dans lrsquoabstrait mais lrsquoexistence chez soi drsquoun moi autochtone raquo (TI 119)

En quel sens la vie de jouissance du moi consiste-t-elle agrave exister dans le chez soi Pour le savoir

il faut preacuteciser la relation de lrsquoecirctre seacutepareacute agrave son milieu que Levinas nomme lrsquoeacuteleacutement Ce nrsquoest pas nous qui allons aux choses qui font notre nourriture crsquoest de lrsquoexteacuterieur laquo que nous viennent les choses

dont nous jouissons raquo (TI 137) Les nourritures se deacutetachent sur fond drsquoun milieu qui vient agrave moi qui eacutechappe agrave ma maicirctrise et dans lequel je baigne laquo La face qursquoil nous offre ne deacutetermine pas un objet demeure entiegraverement anonyme Crsquoest du vent de la terre de la mer du ciel de lrsquoair raquo (TI 139)

257 Degraves le deacutebut de la section II le paragraphe II-A-1 assigne agrave la description de lrsquointeacuterioriteacute la fonction de

satisfaire aux exigences formelles du face-agrave-face Le Mecircme absolu (= le Moi) se pose lui-mecircme comme lrsquoorigine de son propre ecirctre ce qui lui donne la possibiliteacute de rester absolu (= seacutepareacute) dans la relation agrave autrui La section I a poseacute ce cadre formel qui commande les descriptions de la section II crsquoest sous contrainte de devoir rendre le face-agrave-face possible que lrsquointeacuterioriteacute est deacutecrite laquo Le psychisme et les perspectives qursquoil ouvre maintiennent la distance qui seacutepare le meacutetaphysicien du meacutetaphysique et leur reacutesistance agrave la totalisation raquo (TI 112)

245

Lrsquoeacuteleacutement reacutesiste agrave lrsquoobjectivation du fait de lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoenglober en prenant sur lui un point de vue supeacuterieur laquo A lrsquoeacuteleacutement je suis toujours inteacuterieur Lrsquohomme nrsquoa vaincu les eacuteleacutements qursquoen surmontant cette inteacuterioriteacute sans issue par le domicile qui lui confegravere une extra-territorialiteacute raquo (TI

138) La seule jouissance ndash abstraction faite des autres deacuteterminations de la seacuteparation ndash est une relation agrave un milieu que jrsquoabsorbe et dont je deacutepends (comme lrsquoatmosphegravere de lrsquoair que je respire la

terre des nourritures que je saisis etc) relation ougrave je suis pris sans pouvoir prendre Pour inverser cette relation saisir lrsquoeacuteleacutement dans lrsquoactiviteacute et le travail il faut se situer en dehors de lui dans la demeure Mais comment passe-t-on de la seule jouissance passive devant lrsquoeacuteleacutement agrave lrsquohabitant qui travaille pour conqueacuterir un monde

La section II deacutecrit ce passage dans une dialectique opposant participation et seacuteparation La vie de

jouissance est indigente incertaine exposeacutee aux aleacuteas du temps et agrave la mort Elle deacutepend en effet des nourritures qui lrsquoalimentent et qursquoelle saisit dans lrsquoeacuteleacutement Or lrsquoeacuteleacutement est capricieux lrsquoexistence seulement jouissante (abstraction faite du travail) ne peut anticiper les catastrophes naturelles les intempeacuteries ou mecircme les saisons elle est exposeacutee dans une passiviteacute sans activiteacute au milieu ougrave toute

sa vie se reacutesume laquo Les incertitudes de lrsquoavenir rappellent agrave la jouissance que son indeacutependance enveloppe une deacutependance raquo (TI 153) Lrsquoeacuteleacutement expose la vie agrave lrsquoavenir qursquoelle ne peut maicirctriser et

la plonge dans laquo lrsquoinseacutecuriteacute des lendemains raquo (TI 151) Levinas reprend les enseignements qursquoil avait tireacutes en 1947 dans Le temps et lrsquoautre lrsquoexister solitaire de la jouissance sans autrui est dans une relation fragile face agrave la mort lrsquoil y a devient la face nocturne de lrsquoeacuteleacutement Le temps inteacuterieur de la seacuteparation est donc paradoxal Drsquoun cocircteacute la jouissance permet au moi de se cristalliser de naicirctre comme ecirctre seacutepareacute se tenant laquo dans un instant arracheacute agrave la continuiteacute du temps raquo (TI 152) et comme si cet arrachement eacutetait sa condition veacuteritable Mais drsquoun autre cocircteacute cette indeacutependance fait fond sur une deacutependance envers lrsquoeacuteleacutement dans lequel elle se tient et qui est son avenir Lrsquoinstant intemporel de la seacuteparation appartient agrave un temps qui se rappelle agrave elle dans les caprices de lrsquoeacuteleacutement Dans le silence

de lrsquoeacuteleacutement et lrsquoabondance des nourritures le psychisme vit sans crainte sa vie seacutepareacutee mais dans le tumulte eacutelemental il se trouve exposeacute sans refuge au milieu qui le plonge dans la participation Il y a

alors rupture de la seacuteparation adoration des laquo dieux sans visage dieux impersonnels auxquels on ne parle pas raquo (TI 151) Levinas nrsquoavoue pas ainsi lrsquoeacutechec de son projet de deacuteduction de la seacuteparation car

laquo lrsquoecirctre seacutepareacute doit courir le risque du paganisme qui atteste la seacuteparation et ougrave cette seacuteparation srsquoaccomplit jusqursquoau moment ougrave la mort de ces dieux le ramegravenera agrave lrsquoatheacuteisme et agrave la vraie transcendance raquo (ibid) Comment ces idoles eacuteleacutementales peuvent-elles mourir Il faut pour cela que lrsquoecirctre seacutepareacute puisse sortir de lrsquoeacuteleacutement qui le baigne maicirctriser son milieu et eacutedifier un monde Il faut donc que se creuse encore davantage la dimension de la seacuteparation qursquoil y ait pour ainsi dire une seconde seacuteparation ou une seacuteparation dans la seacuteparation En effet tant que lrsquoon en reste agrave la pure vie de jouissance lrsquoeacuteleacutement reste plus fort que lrsquoindividu la participation plus forte que la seacuteparation la seacuteparation est lrsquoillusion drsquoune indeacutependance sans cesse rappeleacutee agrave sa deacutependance premiegravere par

lrsquoeacuteleacutement qui la baigne Il faut pour que la seacuteparation srsquoaccomplisse qursquoelle srsquoinscrive dans lrsquoecirctre et srsquoarrache agrave lrsquoeacuteleacutement qui tout en la rendant possible en lui offrant les nourritures la nie en la plongeant dans le paganisme Le recul et le repos dans le chez soi apparaicirct alors comme une seconde condition neacutecessaire agrave la seacuteparation Qursquoest-ce donc que le chez soi

Le paragraphe II-C-3 est sur ce point deacutecisif car il montre que lrsquohabitation a une double origine Pour cela il approfondit la deacutemarche suivie jusqursquoagrave preacutesent la deacuteduction de la seacuteparation en partant

de laquo lrsquointeacuterioriteacute qursquoouvre la jouissance raquo (TI 157) Le vivre dehellip est le pheacutenomegravene originaire de lrsquointeacuterioriteacute la production du temps inteacuterieur et de la seacuteparation laquo La jouissance est la production

246

mecircme drsquoun ecirctre qui naicirct qui rompt lrsquoeacuteterniteacute tranquille de son existence seacuteminale ou uteacuterine pour srsquoenfermer en une personne laquelle vivant du monde vit chez soi raquo (ibid) La premiegravere dimension du chez soi est donc la jouissance seule jouir crsquoest deacutejagrave disposer drsquoune inteacuterioriteacute mecircme si celle-ci

ne dure que lrsquoinstant de la jouissance La seacuteparation est un eacutegoiumlsme sans ideacutee de lrsquoinfini de sorte que lrsquoexigence critique de ne pas totaliser le Mecircme et lrsquoAutre est bien respecteacutee ce nrsquoest pas autrui qui

produit le psychisme du moi mais bien le psychisme qui produit lui-mecircme son inteacuterioriteacute laquo Lrsquoinfini ne suscite pas le fini par opposition raquo (TI 158) lrsquointeacuterioriteacute de la seacuteparation est reacuteelle Mais si le fini et lrsquoinfini ne se suscitent pas par neacutegation lrsquoun de lrsquoautre et si lrsquointeacuterioriteacute assimile toute exteacuterioriteacute comment peut-il y avoir relation avec lrsquoexteacuterioriteacute Lrsquoalineacutea 5 eacutenonce les conditions de possibiliteacute drsquoune relation non-totalisante entre fini et infini laquo Il faut raquo 1 que la seacuteparation produise un ecirctre absolument fermeacute sur lui et 2 que cette fermeture nrsquointerdise pas la sortie hors de lrsquointeacuterioriteacute laquo Il faut donc que dans lrsquoecirctre seacutepareacute la porte sur lrsquoexteacuterieur soit agrave la fois ouverte et fermeacutee raquo (TI 159) Mais pourquoi ce laquo il faut raquo Soit crsquoest lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui exige que la seacuteparation meacutenage une ouverture sur lrsquoalteacuteriteacute pour que lrsquoecirctre seacutepareacute soit capable de socialiteacute soit crsquoest la seacuteparation qui exige une ouverture sur lrsquoAutre agrave cocircteacute de sa fermeture autarcique Or Levinas unifie ces deux hypothegraveses Lrsquoideacutee

de lrsquoinfini et la seacuteparation exigent toutes deux que la fermeture contienne une ouverture sur lrsquoalteacuteriteacute en raison du fait que crsquoest dans la descente au sein de la fermeture vers la fermeture la plus fermeacutee

que se trouve lrsquoouverture (ibid)

Il faut drsquoautre part que dans lrsquointeacuterioriteacute mecircme que creuse la jouissance se produise une heacuteteacuteronomie qui incite agrave un autre destin qursquoagrave cette complaisance animale en soi Si la dimension drsquointeacuterioriteacute ne peut deacutementir son inteacuterioriteacute par lrsquoapparition drsquoun eacuteleacutement heacuteteacuterogegravene au cours de cette descente en soi sur la pente du plaisir (descente qui en reacutealiteacute creuse seulement cette dimension) il faut cependant que dans cette descente se produise un heurt qui sans invertir le mouvement de lrsquointeacuteriorisation sans rompre la trame de la substance inteacuterieure fournisse lrsquooccasion drsquoune reprise de relations avec lrsquoexteacuterioriteacute

La relation agrave lrsquoexteacuterioriteacute nrsquointervient pas selon ces lignes comme une interruption de la descente dans lrsquointeacuterioriteacute qui a lieu avec la jouissance Au contraire crsquoest lrsquoeffectuation mecircme de cette descente dans lrsquointimiteacute la plus intime du moi qui le porte agrave entrer en relation avec lrsquoexteacuterioriteacute Les analyses de la jouissance ne concluent pas agrave lrsquoimpossibiliteacute drsquoune rencontre de lrsquoAutre elles megravenent agrave une situation fondamentalement heacuteteacuteronome au cœur mecircme de lrsquointeacuterioriteacute258 Qursquoest-ce agrave dire Le deacuteveloppement jusque dans ses conseacutequences les plus dramatiques de la thegravese de lrsquoindeacutependance de la seacuteparation aboutit agrave la position de lrsquoantithegravese la socialiteacute comme possibiliteacute ultime de la seacuteparation Lrsquohabitation ne procegravede pas seulement de lrsquointeacuterioriteacute de jouissance elle suppose aussi une dimension

heacuteteacuteronome proceacutedant de lrsquoaccueil drsquoautrui Cette ambivalence de la maison agrave la fois fermeture et ouverture de lrsquointeacuterioriteacute sur lrsquoexteacuterioriteacute est la solution que Levinas apporte agrave la contradiction de son

triple projet de philosophie premiegravere dans la section II Ce projet est coheacuterent si la fondation du sens et de lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini accomplit lrsquoexigence critique de rupture de la totaliteacute La seacuteparation peut

ecirctre fondeacutee dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini puisque la demeure est agrave la fois le noyau de la seacuteparation dans son autarcie et une ouverture sur lrsquoexteacuterioriteacute Il ne reste plus qursquoagrave montrer que cette solution loin drsquoecirctre un simple retournement dialectique se produit dans lrsquoeacuteveacutenement concret de lrsquohabitation Or laquo agrave cette singuliegravere preacutetention [de lrsquoouverture dans la fermeture] la jouissance reacutepond en effet par lrsquoinseacutecuriteacute

258 Dans un mouvement de penseacutee qui nrsquoest pas sans rappeler la cinquiegraveme Meacuteditation carteacutesienne de

Husserl ougrave celui-ci opegravere une seconde reacuteduction une reacuteduction agrave la sphegravere de lrsquoappartenance une descente au cœur de la subjectiviteacute dans la sphegravere du propre qui est son inteacuterioriteacute la plus inteacuterieure avant de deacutecouvrir au sein de cette sphegravere le moyen de congeacutedier lrsquoobjection du solipsisme Crsquoest ainsi dans un recours agrave lrsquointeacuterioriteacute la plus intime du moi que Husserl deacutecouvre la possibiliteacute drsquoune relation agrave lrsquoexteacuterioriteacute agrave autrui

247

troublant sa seacutecuriteacute fondamentale raquo (TI 159) Si la seacuteparation est laquo indeacutependance eacuteconomique raquo agrave savoir ajournement de la mort (agrave laquelle lrsquoavenir eacuteleacutemental mrsquoexpose) par le travail et la possession alors laquo lrsquoecirctre seacutepareacute doit pouvoir se recueillir et avoir des repreacutesentations raquo (TI 161) Qursquoest-ce donc

que le recueillement Se recueillir crsquoest se situer hors de lrsquoeacuteleacutement qui me baigne sans cesse crsquoest donc beacuteneacuteficier drsquoune laquo extra-territorialiteacute raquo qui se produit concregravetement comme laquo la douceur ou la

chaleur de lrsquointimiteacute raquo et laquo la douceur vient agrave lrsquoecirctre seacutepareacute agrave partir drsquoAutrui raquo (ibid)

b) La causaliteacute circulaire de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La deacuteduction de la seacuteparation reacutealise donc le programme dessineacute au paragraphe I-B-1 (TI 47)

La cause de lrsquoecirctre est penseacutee ou connue par son effet comme si elle eacutetait posteacuterieure agrave son effet On parle leacutegegraverement de la possibiliteacute de ce laquo comme si raquo qui indiquerait une illusion Or cette illusion nrsquoest pas gratuite mais constitue un eacuteveacutenement positif La posteacuterioriteacute de lrsquoanteacuterieur ndash inversion logiquement absurde ndash ne se produit dirait-on que par la meacutemoire ou par la penseacutee Mais lrsquolaquo invraisemblable raquo pheacutenomegravene de la meacutemoire ou de la penseacutee doit preacuteciseacutement srsquointerpreacuteter comme reacutevolution dans lrsquoecirctre Ainsi deacutejagrave la penseacutee theacuteorique ndash mais en vertu drsquoune structure plus profonde encore qui la soutient le psychisme ndash articule la seacuteparation Non pas refleacuteteacutee dans la penseacutee mais produite par elle LrsquoApregraves ou lrsquoEffet y conditionne lrsquoAvant ou la Cause lrsquoAvant apparaicirct et est seulement accueilli De mecircme par le psychisme lrsquoecirctre qui est dans un lieu reste libre agrave lrsquoeacutegard de ce lieu poseacute dans un lieu ougrave il se tient il est celui qui y vient drsquoailleurs le preacutesent du cogito malgreacute lrsquoappui qursquoil se deacutecouvre apregraves coup dans lrsquoabsolu qui le deacutepasse se soutient tout seul ndash ne fucirct-ce que pendant un instant lrsquoespace drsquoun cogito

Ce paradoxe a trouveacute sa concreacutetisation dans la section II Ici il se traduit formellement de deux

maniegraveres La premiegravere est le pheacutenomegravene de la penseacutee theacuteorique ou de la meacutemoire qui deacuteploie la seacuteparation car la penseacutee preacutesente qui est pourtant lrsquoEffet drsquoun passeacute conditionne ce passeacute en le

refleacutetant en elle Le cogito carteacutesien en est une preuve mais Levinas voit dans le cogito par-delagrave la theacuteorie la structure ontologique de la seacuteparation agrave savoir la possibiliteacute pour un ecirctre de se soutenir seul

comme srsquoil eacutetait anteacuterieur au lieu mecircme qui le soutient Enonceacutee formellement la seacuteparation est telle que laquo lrsquoApregraves ou lrsquoEffet [la seacuteparation] y conditionne lrsquoAvant ou la Cause [lrsquoideacutee de lrsquoinfini] raquo Qursquoest-ce agrave dire Le paradoxe est double 1 chronologique (AvantApregraves) 2 logique et ontologique (CauseEffet)

1 La seacuteparation est drsquoabord le temps inteacuterieur drsquoun sujet qui lrsquoinstant drsquoun cogito dans la

preacutesence de sa jouissance se veut pur commencement laquo le fait drsquoavoir limiteacute une partie de ce monde et de lrsquoavoir fermeacutee drsquoacceacuteder aux eacuteleacutements dont je jouis par la porte et par la fenecirctre reacutealise lrsquoextra-

territorialiteacute et la souveraineteacute de la penseacutee anteacuterieure au monde auquel elle est posteacuterieure Anteacuterieure posteacuterieurement la seacuteparation nrsquoest pas connue ainsi elle se produit ainsi raquo (TI 184) La

jouissance et la demeure accomplissent cette temporaliteacute paradoxale ignorante de lrsquoanteacuterioriteacute veacuteritable de lrsquoinfini sur le fini Or elle nrsquoest pas vaine car elle produit le pheacutenomegravene mecircme du temps deacutefini en

1961 comme ajournement laquo Lrsquoajournement de la mort dans une volonteacute mortelle ndash le temps ndash est le mode drsquoexistence et la reacutealiteacute drsquoun ecirctre seacutepareacute entreacute en rapport avec Autrui Il faut le prendre pour point de deacutepart ndash cet espace du temps Il srsquoy joue une vie senseacutee qursquoon ne doit pas mesurer agrave un ideacuteal

drsquoeacuteterniteacute en reconnaissant comme absurde ou comme illusoire sa dureacutee et ses inteacuterecircts raquo (TI 258) Cette citation deacutefinit le temps dans Totaliteacute et infini chaque section en deacuteploie une figure Dans la

section III la description de la menace de la mort est ajournement de la violence qui peut venir drsquoautrui dans le temps de la crainte du meurtre Dans la section IV le temps est le temps infini des geacuteneacuterations temps de lrsquoamour plus fort que la mort qui vainc la finitude du pegravere en engendrant le fils

248

Mais si le visage et lrsquoau-delagrave du visage disent en quoi autrui est neacutecessaire agrave mon rapport agrave la mort crsquoest bien la seacuteparation qui constitue son ajournement Il faut donc que la section II explique en quoi la seacuteparation produit un temps inteacuterieur une dureacutee doueacutee drsquointeacuterecircts propres reculant lrsquoheure de la mort

et ce recul se produit dans la seacuteparation par lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoApregraves sur lrsquoAvant259

2 Mais cette anteacuterioriteacute est eacutegalement logique et ontologique et srsquoexprime circulairement sous la forme drsquoun double conditionnement a Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la condition de la seacuteparation (la Cause de cet Effet) crsquoest ce que deacutemontre la description de lrsquoouverture de la demeure La seacuteparation a beau ecirctre lrsquooubli de lrsquoeacutethique elle nrsquoen est pas la mise hors jeu dans la vie de jouissance lrsquoeacutethique œuvre encore puisqursquoelle ouvre la demeure dans sa dimension drsquoaccueil qui lui est essentielle La seacuteparation crsquoest le repos sur lrsquoeacutethique dans lrsquooubli de lrsquoeacutethique b Mais reacuteciproquement la seacuteparation apparaicirct comme condition de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (lrsquoEffet se pose comme anteacuterieur agrave sa Cause) Une relation agrave lrsquoinfini qui ne prendrait pas appui sur un ecirctre deacutejagrave seacutepareacute ne maintiendrait pas la seacuteparation elle serait participation agrave lrsquoinfini Lrsquoinfini exige que la seacuteparation soit deacutejagrave accomplie jusqursquoagrave lrsquoatheacuteisme Or ce double conditionnement semble mettre agrave mal la primauteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini son statut de Cause En

quel sens lrsquoideacutee de lrsquoinfini est-elle la Cause du psychisme Etant donneacute que Totaliteacute et infini ne deacutefinit pas le concept de cause qursquoil emploie il faut partir des thegraveses qursquoil soutient a La seacuteparation et lrsquoideacutee

de lrsquoinfini se supposent lrsquoune lrsquoautre lrsquoideacutee de lrsquoinfini suppose le psychisme et celui-ci se fonde sur elle LrsquoEffet suppose la Cause et la Cause lrsquoEffet dans un double conditionnement b La seacuteparation est la position de lrsquoEffet comme anteacuterieur agrave sa Cause Elle suppose drsquoune part une certaine indeacutependance de lrsquoEffet vis-agrave-vis de sa Cause qui consiste agrave pouvoir lrsquooublier et se poser dans cet oubli comme sa propre cause Mais drsquoautre part lrsquooubli masque la veacuteritable relation causale entre les deux termes et ne fait que substituer une cause illusoire agrave sa Cause veacuteritable La seacuteparation est donc la concurrence de deux ordres de causaliteacute dont lrsquoun est faux et lrsquoautre vrai mais ce conflit ne peut se reacutesoudre par la mise agrave lrsquoeacutecart de lrsquoordre faux puisque celui-ci produit la seacuteparation elle-mecircme c La seacuteparation en

tant qursquoelle rompt la totaliteacute interdit que lrsquoEffet soit produit entiegraverement par la Cause et que la raison de lrsquoEffet soit entiegraverement contenue dans la Cause Si crsquoeacutetait le cas lrsquoEffet serait le produit neacutegatif de

la Cause et leur relation serait totalisable Positivement cela signifie que le psychisme en se posant lui-mecircme comme sa propre cause se produit lui-mecircme La jouissance oubli de lrsquoinfini produit un

effet qui nrsquoest pas contenu dans cette ideacutee Ainsi la theacuteorie de la seacuteparation eacutebranle la supeacuterioriteacute et la primauteacute de la Cause sur lrsquoEffet

laquo lrsquoinfini ne suscite pas le fini par opposition raquo (TI 158) Srsquoil le faisait la seacuteparation ne serait que son pendant dialectique reacutecupeacuterable dans un point de vue totalisant Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini exige pour se produire un moi poseacute comme psychisme elle ne le produit pas elle-mecircme Le psychisme est agrave lui-mecircme son propre eacuteveacutenement en tant qursquoil produit en se posant sa propre seacuteparation Lrsquointeacuterioriteacute est une inteacuteriorisation un acte qui creacutee sa propre reacutealiteacute en se posant dans un solipsisme feacutecond qui est le

refus de toute totaliteacute qui lrsquoengloberait Lrsquointeacuterioriteacute rompt aussi bien la totaliteacute que lrsquoeacutethique ndash malgreacute le fait qursquoelle en soit lrsquoEffet elle nrsquoen deacuterive pas unilateacuteralement Si lrsquoeacutethique est premiegravere en tant que la rencontre du visage preacutecegravede toute conscience et eacuteveille le moi agrave la subjectiviteacute la jouissance est

259 La penseacutee du temps de Totaliteacute et infini peut agrave travers ce paradoxe ecirctre rapprocheacutee de la diachronie

mecircme si ce mot est absent de lrsquoouvrage de 1961 les Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes fournissent agrave Levinas le modegravele drsquoune penseacutee diachronique ougrave le preacutesent se faisant commencement absolu deacutecouvre en son sein une intrigue immeacutemoriale qui deacutechire le privilegravege de sa preacutesence Dans Autrement qursquoecirctre ce passage du temps sera celui de la responsabiliteacute laissant sa trace dans la synchronie de la preacutesence ici il se produit dans lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoEffet sur la Cause

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indispensable pour que cette subjectiviteacute srsquoaccomplisse Levinas se trouve donc face agrave un double conditionnement de la subjectiviteacute ougrave chacune des conditions se trouve agrave un certain eacutegard conditionneacutee par lrsquoautre La seacuteparation reacutepond agrave deux exigences contraires elle doit ecirctre causeacutee par

lrsquoideacutee de lrsquoinfini tout en tirant sa reacutealiteacute drsquoelle-mecircme et non de cette ideacutee Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est cette Cause eacutetrange qui nrsquoengendre pas son Effet mais lrsquoeacuteveille seulement Elle est Cause en tant qursquoelle est

agrave la fois la condition du psychisme et premiegravere sur le psychisme qui la preacutesuppose pour se constituer Mais elle nrsquoest pas une Cause entiegraverement efficiente puisqursquoelle ne produit pas elle-mecircme tout lrsquoEffet qursquoest le psychisme Son efficience se reacutesume agrave fournir lrsquoaccueil de la demeure sous la figure discregravete du feacuteminin mais en vertu de cette discreacutetion son action sur le psychisme est limiteacutee Elle nrsquoest pas responsable de la fermeture de la demeure qui est le produit de la jouissance Crsquoest pourquoi lrsquoEffet srsquoaffranchit en partie de sa Cause et peut se poser tant qursquoil lrsquoignore comme eacutetant sa propre Cause Cette theacuteorie du double conditionnement parvient-elle agrave concilier la thegravese et lrsquoantithegravese contenues dans le triple projet de philosophie premiegravere de 1961

c) Le sens au feacuteminin

La thegravese fait de la seacuteparation un Effet anteacuterieur agrave sa Cause ce qui rompt la totaliteacute (1) lrsquoantithegravese

fait de lrsquoideacutee de lrsquoinfini la Cause et de la seacuteparation lrsquoEffet et exprime cette causaliteacute tant dans lrsquoordre du sens (2) que dans lrsquoordre de lrsquoecirctre (3) Leur deacuteduction nrsquoaboutit pas agrave une synthegravese reacuteconciliant leur contradiction puisqursquoil nrsquoy a pas de point de vue supeacuterieur ougrave cette contradiction se legraveve Levinas les maintient ensemble dans un double conditionnement qui traduit sa volonteacute de reacutesoudre lrsquoaporie sans recourir agrave la logique de la totaliteacute ce nrsquoest pas en totalisant les opposeacutes que la veacuteriteacute surgit mais en les situant sur le plan concret ougrave ils se deacuteploient laquo Le mouvement de la seacuteparation ne se trouve pas sur le mecircme plan que le mouvement de la transcendance raquo (TI 158) La meacutethode de deacuteduction permet de rendre compte de cette hieacuterarchie en deacutemontrant qursquoautrui fournit lrsquoaccueil neacutecessaire au chez soi Il y

a primauteacute du plan eacutethique sur le plan psychique puis retournement de ce rapport sous lrsquoimpulsion de lrsquoeacutethique mecircme La solution du double conditionnement consiste donc agrave poser que lrsquoideacutee de lrsquoinfini est

premiegravere sur la seacuteparation tout en conditionnant lrsquoideacutee de lrsquoinfini par la seacuteparation qursquoelle suscite Ce conditionnement en deux temps apporte bien une solution au conflit de la thegravese et de lrsquoantithegravese Mais

cette solution est-elle coheacuterente Parvient-elle agrave srsquoabstraire du modegravele de la totalisation Lrsquoinversion de lrsquoordre du conditionnement lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoEffet sur la Cause ouvre une dimension de sens que lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne produit pas elle-mecircme Crsquoest en effet lrsquoordre illusoire et non lrsquoordre fondamental de causaliteacute qui produit lrsquoun des deux aspects de la demeure agrave savoir sa fermeture Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini sous la forme drsquoun principe invisible et ambivalent le feacuteminin de la demeure produit cette ouverture la fermeture est au contraire lrsquoeffet propre du psychisme Lrsquoillusion est feacuteconde elle produit un eacuteveacutenement qui nrsquoest pas lrsquoobeacuteissance agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais son oubli La vie eacutegoiumlste se deacuteroule dans lrsquoignorance du visage ignorance qui fait la pertinence de la notion de seacuteparation qui ne serait qursquoune

distinction vide sans la possibiliteacute laisseacutee au moi de rester sourd agrave ses responsabiliteacutes Gracircce agrave lrsquooubli de lrsquoinfini dans la seacuteparation lrsquoEffet peut se poser comme sa propre cause si bien que la jouissance se produit dans une certaine indeacutependance par rapport agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini

On objectera cependant que cette indeacutependance en tant qursquoelle fait fond sur lrsquoheacuteteacuteronomie de la

demeure ne met pas agrave mal la fondation de la seacuteparation sur le face-agrave-face Certes la maison suppose aussi la fermeture de lrsquointeacuterioriteacute sur elle-mecircme et lrsquooubli de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais cette fermeture est

voulue susciteacutee appeleacutee par le visage qui exige la seacuteparation du moi La seacuteparation est une reacuteponse agrave lrsquoappel du visage qui lui fournit son sens ultime ainsi que sa possibiliteacute ontologique dans la demeure

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Cette objection eacutecarte neacuteanmoins un eacuteleacutement important ce nrsquoest pas le visage mais le feacuteminin qui accueille dans la demeure La seacuteparation nrsquoest pas accueillie par une parole mais une douceur muette Lrsquoexteacuterioriteacute originellement preacutesente dans le moi crsquoest le visage sous les traits du feacuteminin (TI 161)

Lrsquoaccueil du visage drsquoembleacutee pacifique car reacutepondant au Deacutesir inextinguible de lrsquoInfini et dont la

guerre elle-mecircme nrsquoest qursquoune possibiliteacute ndash dont elle nrsquoest nullement la condition ndash se produit drsquoune faccedilon originelle dans la douceur du visage feacuteminin ougrave lrsquoecirctre seacutepareacute peut se recueillir et gracircce agrave laquelle il habite et dans sa demeure accomplit la seacuteparation Lrsquohabitation et lrsquointimiteacute de la demeure qui rend possible la seacuteparation de lrsquoecirctre humain suppose ainsi une premiegravere reacuteveacutelation drsquoAutrui

Lrsquohabitation dans la demeure qui est le creusement mecircme de la jouissance au fond de son propre

eacutegoiumlsme nrsquoest possible qursquoen vertu de la gracircce feacuteminine qui accueille lrsquoecirctre seacutepareacute Le moi ignorant

lrsquoinfini habite aupregraves de lrsquoideacutee (feacuteminine) de lrsquoinfini Le double conditionnement qui legraveve lrsquoaporie de la thegravese et de lrsquoantithegravese srsquoaccomplit seulement par la douceur feacuteminine De quel feacuteminin est-il question

ici srsquoagit-il de la megravere de la compagne Est-il simplement question drsquoune femme ou plutocirct drsquoune atmosphegravere toute douceur et gracircce abstraite de toute reacutefeacuterence biologique agrave un corps de femme En quel sens Levinas parle-t-il de visage feacuteminin laquo LrsquoAutre dont la preacutesence est discregravetement une absence et agrave partir de laquelle srsquoaccomplit lrsquoaccueil hospitalier par excellence qui deacutecrit le champ de lrsquointimiteacute est la Femme260 raquo (TI 166) Or Levinas preacutecise immeacutediatement qursquoil ne faut pas confondre cette relation familiegravere agrave lrsquoalteacuteriteacute et le face-agrave-face avec le visage Crsquoest en le tutoyant que je parle au visage feacuteminin de lrsquohabitation dans un langage encore eacuteleacutementaire en tant qursquoil tait le commandement qui fait la hauteur du visage Autrui au feacuteminin nrsquoest pas encore le visage mecircme srsquoil le suppose le

visage dans le feacuteminin laquo peut preacuteciseacutement se reacuteserver pour ouvrir la dimension de lrsquointeacuterioriteacute raquo (ibid) Ainsi bien qursquoelle opegravere sous la figure du feacuteminin lrsquoideacutee de lrsquoinfini condition muette de la demeure

se reacuteserve et ne deacuteploie pas encore son sens Levinas preacutecise drsquoailleurs que la feacuteminiteacute ainsi deacutecrite ne preacutesuppose en rien la preacutesence reacuteelle drsquoun ecirctre de sexe feacuteminin dans la maison mais qursquoelle qualifie laquo lrsquoaccueil mecircme de la demeure raquo (TI 169) Le feacuteminin dans les descriptions de la demeure est ainsi profondeacutement ambigu il est autrui sans le langage il nrsquoest pas sa preacutesence mais son absence car son accueil nrsquoest pas un face-agrave-face avec lui mais seulement lrsquointimiteacute de la demeure Lrsquoeacutethique est-elle veacuteritablement la Cause de la seacuteparation si ce nrsquoest pas la parole du visage mais le silence du feacuteminin qui accueille le moi seacutepareacute La figure discregravete du feacuteminin ne modifie-t-elle pas le sens de lrsquoeacutethique de sorte qursquoagrave travers elle ce nrsquoest pas lrsquoeacutethique qui deacutetermine la seacuteparation mais la seacuteparation qui deacutetermine lrsquoeacutethique La meacutediation que le feacuteminin doit donc jouer pour concilier la thegravese et lrsquoantithegravese ne remet-elle pas alors en cause tout le projet de philosophie premiegravere

La demeure nrsquoest pas un eacuteveacutenement eacutethique mais une relation au feacuteminin que lrsquoeacutethique rend

possible celle-ci est le sens originaire de lrsquointimiteacute de la demeure mais elle opegravere par la meacutediation du visage feacuteminin Quel statut donner agrave cette meacutediation Quel rocircle joue-t-elle dans la causaliteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Altegravere-t-elle le sens de lrsquoeacutethique 1 Le visage feacuteminin est discret et intime Or pour produire cette intimiteacute dans lrsquoecirctre il faut laquo que la preacutesence drsquoAutrui ne se reacutevegravele pas seulement dans le visage qui perce sa propre image plastique mais qursquoelle se reacutevegravele simultaneacutement avec cette preacutesence

260 Alors que Totaliteacute et infini privileacutegie la notion de feacuteminin qui deacutesigne par substantivation de lrsquoadjectif la

qualiteacute de ce qui est pheacutenomeacutenologiquement approcheacute dans lrsquointimiteacute et dans lrsquoeacuteros deux pages (TI 166 et 296) eacutecrivent laquo la femme raquo la premiegravere occurrence associant la femme agrave la maison et la seconde aux regravegles sociales Quelle diffeacuterence faut-il faire entre la femme et le feacuteminin Les deux occurrences du terme de femme et les significations auxquelles il renvoie ne sont-ils pas le signe drsquoun paternalisme inquestionneacute agrave lrsquoœuvre dans Totaliteacute et infini Sur cette question qui excegravede le seul cadre de Totaliteacute et infini voir lrsquoessai de Catherine Chalier Figures du feacuteminin Lecture drsquoEmmanuel Levinas Paris Editions des femmes Antoinette Fouque 2006

251

dans sa retraite et son absence raquo (TI 165-166) Le feacuteminin nrsquoa donc pas le mecircme mode drsquoapparition que le visage si celui-ci est le maicirctre qui enseigne en se preacutesentant celui-lagrave est la discreacutetion drsquoune preacutesence qui srsquoefface en accueillant 2 Le visage feacuteminin adopte aussi un autre langage que le visage

Le feacuteminin en raison de son retrait parle le langage silencieux et discret de lrsquointimiteacute et non pas le langage droit et haut du commandement Son langage nrsquoen est agrave la rigueur pas un puisque laquo cette

alteacuteriteacute se situe sur un autre plan que le langage raquo (ibid) laissant lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans lrsquooubli La parole de la demeure nrsquoest pas eacutethique mais reacuteconfortante Loin de mettre en question mon pouvoir elle lrsquoaccueille en srsquoeffaccedilant sans reacuteveacuteler lrsquoideacutee de lrsquoinfini 3 Cette maniegravere qursquoa le feacuteminin drsquoaccueillir sans deacuteranger a son mode propre qui nrsquoest ni eacutethique ni eacuterotique la douceur qui est agrave la fois laquo convenance de la nature aux besoins raquo (la fermeture de la seacuteparation) et laquo amitieacute agrave lrsquoeacutegard de moi raquo (TI 165) Le visage feacuteminin ouvre la demeure au moi seacutepareacute en lui procurant la douce amitieacute neacutecessaire agrave son repos Quel rapport cette alteacuteriteacute feacuteminine entretient-elle avec le visage eacutethique dont elle diffegravere tant Levinas le preacutecise en ces termes (TI 166)

La discreacutetion de cette preacutesence inclut toutes les possibiliteacutes de la relation transcendante avec

autrui Elle ne se comprend et nrsquoexerce sa fonction drsquointeacuteriorisation que sur le fond de la pleine personnaliteacute humaine mais qui dans la femme peut preacuteciseacutement se reacuteserver pour ouvrir la dimension de lrsquointeacuterioriteacute Et crsquoest lagrave une possibiliteacute nouvelle et irreacuteductible une deacutefaillance deacutelicieuse dans lrsquoecirctre et source de la douceur en soi

Ces lignes commencent par montrer que le feacuteminin suppose le visage car il contient toutes les

possibiliteacutes du face-agrave-face sans ecirctre un face-agrave-face261 Lrsquoaccueil de la demeure nrsquoest pas une sorte de

version eacuteleacutementaire et inaboutie du face-agrave-face mais deacutejagrave tout le face-agrave-face concreacutetiseacute dans un autre mode que lrsquoeacutethique Lrsquointimiteacute nrsquoest en rien une diminution de lrsquoeacutethique elle est une autre modaliteacute

de la relation agrave autrui Cette modaliteacute deacuterive-t-elle du visage La reacuteponse de Levinas est sur ce point contradictoire si drsquoun cocircteacute le feacuteminin surgit sur le fond de la pleine personnaliteacute humaine donc du visage elle produit une figure de lrsquoalteacuteriteacute qui nrsquoa rien de commun avec le visage sans preacutesence sans parole sans commandement Drsquoougrave lui vient sa douceur son intimiteacute son amitieacute On peut deacuteriver lrsquoalteacuteriteacute du feacuteminin du visage on ne peut pas en deacuteriver la modaliteacute concregravete Lrsquoaccueil de la demeure est propre agrave la seacuteparation et ne peut pas ecirctre deacuteduit de lrsquoeacutethique il constitue un sens que lrsquoeacutethique ne contient pas et qui assure lrsquoindeacutependance de la seacuteparation par rapport agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Le feacuteminin est une modaliteacute originale source de son propre sens qui srsquoaffranchit du visage tout en constituant une relation authentique avec autrui Cette affirmation pose un problegraveme consideacuterable dans lrsquoeacuteconomie de Totaliteacute et infini Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini est eacutethique elle ne doit ecirctre concreacutetiseacutee que par le

visage Or voici que Levinas deacutecrit une autre possibiliteacute de concreacutetiser lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou la relation transcendante avec autrui agrave savoir le feacuteminin Ne pourrait-on pas lever la difficulteacute en faisant de

lrsquoeacutethique lrsquoeacutepiphanie premiegravere drsquoautrui qui seule reacutepond agrave toutes les exigences de lrsquoinfini et du feacuteminin une relation deacuteriveacutee reacutepondant plus imparfaitement agrave ces exigences Ce texte frappe cette solution de nulliteacute puisqursquoil a pour seul but de montrer que la douceur feacuteminine nrsquoamoindrit en rien lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui Le feacuteminin nrsquoest pas une alteacuteriteacute plus faible que celle du visage eacutethique ndash mais il est une alteacuteriteacute autre autrement concreacutetiseacutee Le visage feacuteminin se deacuteduit-il (suivant la meacutethode de lrsquoouvrage) du visage eacutethique Il faut que cela soit le cas autrement le projet de philosophie premiegravere eacuteclaterait ndash pourtant la concreacutetude du feacuteminin excegravede celle de lrsquoeacutethique Le feacuteminin de la demeure a donc un statut paradoxal il suppose lrsquoalteacuteriteacute du visage et il lrsquoexcegravede agrave la fois

261 Si tant est que Levinas puisse parler sans abus de langage des possibiliteacutes drsquoune relation qui preacutecegravede

tout pouvoir et nrsquoest pas un jeu de pouvoirs Drsquoailleurs le texte commet un autre abus de langage en parlant du visage comme drsquoune pleine personnaliteacute humaine la personne elle est deacutetentrice de pouvoirs

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Le feacuteminin conduit ainsi le projet de philosophie premiegravere agrave lrsquoaporie Pour satisfaire lrsquoexigence

critique de non-totalisation (1) tout en faisant de lrsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquoorigine du sens (2) et le fondement

de lrsquoecirctre (3) la section II tente de montrer comment la thegravese de lrsquoindeacutependance de la seacuteparation sur toute autre relation conduite jusque dans ses ultimes conseacutequences suppose son antithegravese agrave savoir la

primauteacute de lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini Cette solution a le meacuterite de fonder sans totaliser car elle montre comment lrsquoeacutethique est premiegravere tout en garantissant lrsquoindeacutependance de la seacuteparation qursquoelle fonde Elle passe toutefois par la meacutediation du visage feacuteminin qui tout en supposant lrsquoeacutethique constitue une relation non-eacutethique agrave autrui Le feacuteminin suppose et excegravede lrsquoeacutethique Nous reacutesumons ce problegraveme sous la forme de deux thegraveses eacutegalement vraies constituant le paradoxe de la deacuterivation Drsquoabord la thegravese de la deacuterivation de la seacuteparation agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui fait de lrsquoideacutee de lrsquoinfini le fondement drsquoougrave procegravede toute la seacuteparation ensuite la thegravese de la transcendance de la seacuteparation vis-agrave-vis de lrsquoideacutee de lrsquoinfini selon laquelle la seacuteparation produit elle-mecircme une partie de son sens (la fermeture de lrsquointeacuterioriteacute) sans que ce sens procegravede de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Les deux thegraveses ont beau se contredire elles sont toutes deux neacutecessaires la premiegravere pour justifier le statut de fondement de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini la seconde pour empecirccher la totalisation garantir que la seacuteparation ne soit pas correacutelation Fidegravele agrave sa meacutethode qui exige que le sens du pheacutenomegravene procegravede du pheacutenomegravene lui-mecircme

et non de structures formelles preacutealablement eacutetablies Levinas contredit la fondation sur lrsquoeacutethique La seacuteparation repose certes ultimement sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais lrsquoinfini est preacutesent sous une modaliteacute feacuteminine et non eacutethique Or qursquoest-ce qursquoun eacuteveacutenement concret qui agrave la fois suppose et excegravede le visage Levinas lui a donneacute un nom il srsquoagit de laquo lrsquoau-delagrave du visage raquo

d) Lrsquoau-delagrave du visage

Le paradoxe de la deacuterivation en contient un autre qursquoil nous faut deacutevelopper et qui a trait agrave la

meacutethode de Totaliteacute et infini Nous disons que lrsquoideacutee de lrsquoinfini fonde la seacuteparation sous les traits non pas du visage eacutethique mais du visage feacuteminin Il nrsquoy a donc pas seulement un mais deux eacuteveacutenements

concrets au moins qui deacuteformalisent lrsquoideacutee de lrsquoinfini la parole eacutethique et lrsquoaccueil feacuteminin Or notre chapitre 3 a deacutejagrave rencontreacute ce paradoxe de la double deacuteformalisation eacutethique et feacuteminine de lrsquoideacutee de

lrsquoinfini dans la seconde description que lrsquoouvrage consacre au feacuteminin lrsquoeacuteros de la section IV Certes tout lrsquoouvrage de la section I agrave III assigne agrave lrsquoeacutethique la tacircche de concreacutetiser le Deacutesir seule la parole ougrave jrsquoentends lrsquoappel du visage a la structure du Deacutesir Pourtant la section IV deacutecrit la deacuteviation de ce mouvement dans la nuit de lrsquoeacuteros et montre dans une pheacutenomeacutenologie de la caresse et de la volupteacute que le Deacutesir eacuterotique qui dans la feacuteconditeacute aboutit au Deacutesir de lrsquoenfant (Deacutesir du Deacutesir) accomplit elle aussi la structure du Deacutesir Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est donc susceptible drsquoune double deacuteformalisation tant dans lrsquoeacutethique que dans lrsquoeacuterotique par le visage et par lrsquoau-delagrave du visage Nous retrouvons agrave propos de la section IV les mecircmes conclusions que la section II il y a une autre concreacutetisation feacuteminine de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini La difficulteacute est alors la suivante peut-on rassembler les conceptions du feacuteminin des sections II et IV en une seule Le feacuteminin de la demeure qui nrsquoest ni le visage ni un en-deccedilagrave du visage (au sens ougrave il en serait une diminution) est-il au-delagrave du visage

Le concept drsquoau-delagrave du visage souffrant drsquoun manque crucial de deacutetermination nous devons en

chercher la deacutefinition dans ses descriptions Lrsquoau-delagrave du visage laquo obscure lumiegravere raquo deacutenote laquo ce qui nrsquoest pas encore (hellip) futur jamais assez futur plus lointain que le possible raquo (TI 285) cette

description est le cœur de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute de la section IV dont lrsquoau-delagrave du visage est le titre En ce sens Levinas semble reacuteserver le terme drsquoau-delagrave du visage agrave lrsquoeacuteros et

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la feacuteconditeacute ndash drsquoautant que la section II parle de feacuteminin sans mentionner lrsquoau-delagrave du visage Cependant une extension du sens de ce concept au-delagrave de la section IV nous semble pertinente (quoiqursquoindeacutemontrable deacutefinitivement) 1 Levinas affirme dans la partie IV-B que laquo le feacuteminin offre

un visage qui va au-delagrave du visage raquo (TI 291) sans distinguer le feacuteminin eacuterotique du feacuteminin de la demeure Lrsquousage de ce mecircme terme dans les sections II et IV suppose une communauteacute de sens celle

drsquoun visage (feacuteminin) au-delagrave du visage (eacutethique) 2 Lrsquoargument deacutecisif consisterait agrave proposer une comparaison des traits essentiels de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros et de celle de la demeure Peut-on rapprocher la discreacutetion de lrsquoeacutevanescence et de la pudeur lrsquointimiteacute de la caresse la douceur de la volupteacute dire que les deux figures du feacuteminin sont silencieuses cacheacutees absentes La demeure nrsquoest-elle pas le lieu ougrave vit la famille Faut-il au contraire souligner la brisure entre lrsquoaccueil pacifique et la profanation entre lrsquoamitieacute de la douceur et la violence de lrsquoamour entre le repos de la demeure et la vie nocturne de lrsquoeacuteros Les deux voies nous paraissent deacutefendables en raison de la trop grande indeacutetermination du concept de feacuteminin dans la demeure et du silence de Totaliteacute et infini sur le lien des sections II agrave IV 3 En associant le feacuteminin de la demeure agrave lrsquoau-delagrave du visage nous ne tranchons pas cette ultime question la seule deacutecisive mais nous la laissons en suspens Sans choisir si la demeure et

lrsquoeacuteros traduisent une mecircme feacuteminiteacute nous affirmons neacuteanmoins qursquoils deacutefinissent une mecircme faccedilon de se rapporter au visage Car lrsquoideacutee drsquoun au-delagrave du visage nous semble renvoyer au paradoxe de la

deacuterivation celui drsquoune relation qui agrave la fois suppose et excegravede le visage Nous avons montreacute que ce paradoxe concernait tant le feacuteminin de la demeure que celui de lrsquoeacuteros cette deacutefinition de lrsquoau-delagrave du visage englobe toutes les conceptions du feacuteminin qursquoeacutelabore lrsquoouvrage Degraves lors nous disons que le feacuteminin de la demeure est bien au-delagrave du visage en tant que cet au-delagrave deacutesigne une relation au visage qui le suppose et le transcende en mecircme temps

Lrsquoideacutee de lrsquoinfini se deacuteformalise donc en 1961 selon deux voies lrsquoeacutethique le visage drsquoune part le

feacuteminin lrsquoau-delagrave du visage drsquoautre part De surcroicirct on pourra agrave nouveau diviser lrsquoideacutee feacuteminine de

lrsquoinfini en deux types renvoyant agrave la demeure et agrave lrsquoeacuteros si lrsquoon tranche le dilemme du feacuteminin en tenant ses deux acceptions pour irreacuteconciliables Mais nous affirmons que ce dilemme ne modifie en

rien la part essentielle que le feacuteminin joue dans Totaliteacute et infini et lrsquoalternative qursquoil impose au Deacutesir entre lrsquoeacutethique et le feacuteminin Pour preacuteciser la grande difficulteacute propre au double accomplissement

eacutethique et feacuteminin de lrsquoideacutee de lrsquoinfini il nous faut revenir agrave la section I Celle-ci a pour tacircche de deacutefinir les notions formelles que les descriptions concregravetes deacuteformaliseront Pourtant on peine agrave trouver dans cette section les structures formelles correspondant agrave lrsquoau-delagrave du visage ndash crsquoest-agrave-dire selon notre deacutefinition de cette expression agrave la possibiliteacute de transcender le visage tout en le supposant Si le concept de seacuteparation dessine le cadre formel de la vie de jouissance si lrsquoideacutee de lrsquoinfini dessine celui de lrsquoeacutethique quel concept formel structure lrsquoau-delagrave du visage (demeure eacuteros et feacuteconditeacute) La reacuteponse est paradoxale il srsquoagit preacuteciseacutement des mecircmes structures formelles que celles que lrsquoeacutethique deacuteformalisera ndash le Deacutesir lrsquoideacutee de lrsquoinfini la seacuteparation ndash car la relation agrave lrsquoalteacuteriteacute feacuteminine nrsquoabolit

pas la seacuteparation et accomplit le Deacutesir Il y a paradoxe en deux sens drsquoune part Levinas nrsquoenvisage nulle part dans la preacuteface la possibiliteacute que deux types drsquoeacuteveacutenements nocturnes distincts deacuteformalisent la mecircme structure formelle et drsquoautre part la section I abonde en anticipations sur la concreacutetisation eacutethique de cette structure mais elle laisse sous silence la possibiliteacute drsquoune concreacutetisation feacuteminine de cette mecircme structure On peut srsquoeacutetonner de ce contraste alors que lrsquoeacutethique fait tout au long de

lrsquoouvrage lrsquoobjet de profondes descriptions anticipant sa deacuteformalisation dans la section III lrsquoau-delagrave du visage dans son irreacuteductibiliteacute agrave lrsquoeacutethique nrsquoest pas mecircme eacutevoqueacute dans les trois premiegraveres sections

Tout au plus le paragraphe I-B-1 eacutevoque-t-il la neacutecessiteacute de la feacuteconditeacute pour triompher de la mort (cf TI 50) et la section II nomme-t-elle le feacuteminin sans le situer au-delagrave du visage Par ailleurs il faut se

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demander si la possibiliteacute drsquoune deuxiegraveme concreacutetisation ne contredit pas la meacutethode elle-mecircme qui preacutetend eacutelaborer les structures formelles sans les seacuteparer du concret qui leur donne sens La structure formelle du Deacutesir peut-elle avoir deux accomplissements eacutethique et feacuteminin sans que la meacutethode et le

projet de lrsquoouvrage soient remis en cause

Concluons sur la base de ces analyses du rocircle du feacuteminin dans Totaliteacute et infini que lrsquoeacutethique ne saurait assumer sans contradiction le premier versant du projet de philosophie premiegravere agrave savoir la deacuterivation du sens La concreacutetude du feacuteminin nrsquoest pas entiegraverement deacuterivable de lrsquoeacutethique et lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini que tout sens suppose se trouve exceacutedeacutee par les eacuteveacutenements qursquoelle fonde Or cette excession de lrsquoeacutethique par le feacuteminin obeacuteit agrave un second motif le second versant de la philosophie premiegravere qui est de fonder une ontologie de lrsquoecirctre pluriel sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini

sect37 Les apories du fondement Lorsque la section I anticipe sur la concreacutetisation du Deacutesir et de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest par

reacutefeacuterence au visage au discours et agrave la justice (cf TI 42 ss) Lrsquoaccomplissement du Deacutesir par le feacuteminin (intimiteacute ou eacuteros) nrsquoest pas penseacute par la section I262 Nous expliquons cet eacutetonnant silence de

la section I sur lrsquoau-delagrave du visage par la deacutefinition mecircme que nous donnons de ce concept qui est de transcender et de supposer le visage Le feacuteminin ne deacuteformalise pas des structures formelles il deacuteformalise lrsquoeacutethique qursquoil suppose et transcende ndash ou plutocirct il deacutevie la concreacutetude du visage pour lui donner un autre sens Le silence sur lrsquoau-delagrave du visage jusqursquoagrave la section IV nrsquoest pas accidentel mais essentiel il ne peut y avoir de concept formel de lrsquoau-delagrave du visage parce que celui-ci concreacutetise agrave partir de lrsquoeacutethique elle-mecircme en deacuteviant lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui dans la feacuteminiteacute Quel rocircle la deacuteviation du sens du visage dans son au-delagrave joue-t-elle dans le projet de fondation Qursquoest-ce que lrsquoau-delagrave du visage accomplit sans que lrsquoeacutethique en soit capable Le projet ontologique de fondement (3)

a) La fondation de lrsquoecirctre infini

Il faut repartir de lrsquoeacutetonnement que suscite le silence sur lrsquoau-delagrave du visage dans les trois

premiegraveres sections de Totaliteacute et infini La section I veacuteritable charpente conceptuelle de lrsquoouvrage nrsquoeacutevoque pas la possibiliteacute drsquoune concreacutetisation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini par-delagrave lrsquoeacutethique alors mecircme qursquoest censeacute srsquoy dessiner laquo lrsquohorizon de toutes ces recherches raquo (TI 16) Pourquoi oublie-t-elle le tiers de cet horizon La raison essentielle du silence sur lrsquoau-delagrave du visage est drsquoordre ontologique Alors que degraves la preacuteface Levinas avait assigneacute agrave lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini la tacircche de fonder lrsquoecirctre autrement que la totaliteacute la section III deacutecouvre que lrsquoeacutethique est incapable de fonder seule cette ontologie drsquoougrave le recours agrave lrsquoau-delagrave du visage qui deacutevie lrsquoeacutethique dans la feacuteconditeacute pour pouvoir inscrire lrsquoinfini dans

262 Et qursquoen est-il drsquoun eacuteventuel accomplissement du Deacutesir par lrsquoautre figure du feacuteminin celle de la

demeure Si Levinas parle drsquoun Deacutesir eacutethique et drsquoun Deacutesir eacuterotique il ne dit rien drsquoun Deacutesir de lrsquointimiteacute Est-ce ducirc au fait qursquoun tel Deacutesir est impossible puisque la relation de lrsquoecirctre seacutepareacute au feacuteminin de la demeure se fait preacuteciseacutement dans lrsquoignorance par cet ecirctre qursquoil est en relation avec lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui dans le silence de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Mais lrsquoignorance de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne signifie pas son absence totale crsquoest bien elle qui mrsquoaccueille sur le mode de la douceur et de la discreacutetion Par conseacutequent en plus drsquoun Deacutesir eacutethique et drsquoun Deacutesir eacuterotique de lrsquoinfini ndash il faut pouvoir parler drsquoun Deacutesir propre agrave la demeure Pour lrsquoexeacutegegravete qui tranche le dilemme du feacuteminin en unifiant le feacuteminin de la demeure et le feacuteminin eacuterotique le problegraveme est drsquoexpliquer comment le Deacutesir eacuterotique peut se faire discret pour celui qui distingue ces deux figures la difficulteacute consiste agrave rendre compte drsquoun triple accomplissement du Deacutesir

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lrsquoecirctre La feacuteconditeacute vient prendre la relegraveve de lrsquoeacutethique pour fonder lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini Mais pourquoi lrsquoeacutethique se montre-t-elle incapable de mener agrave bien cette fondation ontologique

Le paragraphe III-C-5 en dit la raison ougrave Levinas laquo cherche agrave preacutesenter la vie inteacuterieure non pas comme eacutepipheacutenomegravene et apparence mais comme eacuteveacutenement de lrsquoecirctre comme ouverture drsquoune

dimension indispensable dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoecirctre agrave la production de lrsquoinfini Le pouvoir de lrsquoillusion nrsquoest pas un simple eacutegarement de la penseacutee mais un jeu dans lrsquoecirctre mecircme Il a une porteacutee ontologique raquo (TI 268) La vie inteacuterieure deacutecrite comme volonteacute eacutegoiumlste dans la section II se posait elle-mecircme comme seacutepareacutee selon un mouvement illusoire Cette illusion consiste drsquoabord dans lrsquoignorance de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais eacutegalement dans la reacutevolte naiumlve face agrave la totaliteacute Si lrsquoillusion du psychisme produit la seacuteparation cette seacuteparation ne peut-elle en retour ecirctre reacutecupeacutereacutee par la totaliteacute qui assigne au sujet sa place dans lrsquohistoire Lrsquoeacutegoiumlsme naiumlf drsquoune liberteacute srsquoopposant au Tout et preacutetendant srsquoexcepter de sa loi par la seule vertu de sa protestation est sans force Levinas accepte et reprend cette critique heacutegeacutelienne de la subjectiviteacute opposeacutee agrave la totaliteacute (cf TI 269-270) Pour reacutesister effectivement agrave la reacutecupeacuteration de la subjectiviteacute par la totaliteacute (par lrsquohistoire et par lrsquoEtat) il faut que

la vie subjective srsquoinscrive dans lrsquoeacuteconomie de lrsquoecirctre qursquoelle produise ontologiquement lrsquoinfini qui brise la totaliteacute Crsquoest agrave cette exigence que reacutepond la conception du jugement exposeacutee dans ce

paragraphe Contre le jugement de lrsquohistoire qui assigne au sujet sa place dans le jeu universel de lrsquoecirctre Levinas reprend lrsquoideacutee que la preacuteface avait deacutejagrave esquisseacutee drsquoun jugement de Dieu dans lrsquoappel eacutethique que le visage drsquoautrui mrsquoadresse Crsquoest lrsquoinfiniteacute de la responsabiliteacute eacutethique qui vient rompre lrsquoeacutegaliteacute de sujets nrsquoayant que des devoirs mesureacutes (et donc limiteacutes) agrave lrsquoaune de leur ecirctre Le visage mrsquoeacutelit agrave une obligation que je ne saurais transmettre agrave un autre ce qui me rend irremplaccedilable au jugement de Dieu Ce jugement ne saurait se passer de lrsquoapologie (de la preacutesence du sujet agrave son jugement) puisque son obligation eacutethique lrsquoexcepte de toute totalisation Ne pas pouvoir se deacuterober agrave son devoir crsquoest avoir une place que nul autre ne peut assumer dans lrsquoordre des responsabiliteacutes Le

sujet qui srsquoexcepte de la loi de la totaliteacute nrsquoest donc pas la volonteacute seacutepareacutee eacutegoiumlste et illusoirement libre mais le moi appeleacute agrave la bonteacute et insubstituable dans cette œuvre263 laquo Lrsquoaccomplissement du moi

comme moi et la moraliteacute ndash constituant un seul et mecircme processus dans lrsquoecirctre la moraliteacute ne naicirct pas dans lrsquoeacutegaliteacute mais dans le fait que vers un point de lrsquounivers convergent les exigences infinies celui

de servir le pauvre lrsquoeacutetranger la veuve et lrsquoorphelin Ainsi seulement par la moraliteacute dans lrsquounivers se produisent Moi et les Autres raquo (TI 275) Il semble donc que ce soit la moraliteacute qui produise la pluraliteacute dans lrsquoecirctre puisqursquoelle introduit dans le jugement une bonteacute ougrave le moi ne se soumet plus aux lois totalisantes de lrsquohistoire et ougrave il est appeleacute agrave parler Lrsquoecirctre est pluriel et sa pluraliteacute est produite par la distinction eacutethique entre moi et autrui que la totaliteacute ne saurait englober

Pourtant la relation au visage ne suffit pas agrave produire la pluraliteacute de lrsquoecirctre Les deux derniers

alineacuteas du paragraphe III-C-5 qui assurent la transition avec la section IV eacutenoncent une nouvelle

exigence celle drsquoinscrire dans lrsquoecirctre la reacutesistance agrave la totaliteacute Dans les alineacuteas preacuteceacutedents Levinas avait distingueacute les deux types de jugement selon le critegravere de la visibiliteacute laquo Le jugement de lrsquohistoire srsquoeacutenonce dans le visible Les eacuteveacutenements historiques crsquoest le visible par excellence leur veacuteriteacute se produit dans lrsquoeacutevidence Le visible forme une totaliteacute ou y tend raquo (TI 272) Crsquoest cette alleacutegeance agrave la lumiegravere qui consacre lrsquoemprise de la totaliteacute sur lrsquoecirctre puisque le visible se reacutefegravere neacutecessairement agrave un

point de vue ougrave se fait la lumiegravere Seul le jugement invisible de Dieu peut rompre cette logique ndash sans

263 laquo La possibiliteacute drsquoun point de lrsquounivers ougrave un tel deacutebordement de la responsabiliteacute se produit deacutefinit

peut-ecirctre en fin de compte le moi raquo (TI 274)

256

se faire visible agrave son tour Lrsquoappel du visage est invisible parce qursquoil interrompt mes pouvoirs et que son eacutepiphanie est inaccessible agrave qui est exteacuterieur agrave notre relation Or cette invisibiliteacute qui seule rend possible une subjectiviteacute eacutechappant au jugement de lrsquohistoire nrsquoest pas suffisante pour mener agrave bien

cette reacutesistance La subjectiviteacute laquo ne peut renoncer agrave toute visibiliteacute Le jugement de la conscience doit se reacutefeacuterer agrave une reacutealiteacute au-delagrave de lrsquoarrecirct de lrsquohistoire qui est aussi un arrecirct et une fin La veacuteriteacute

demande donc comme une ultime condition un temps infini conditionnant et la bonteacute et la transcendance du visage La feacuteconditeacute de la subjectiviteacute par ougrave le moi se survit conditionne la veacuteriteacute de la subjectiviteacute en tant que dimension clandestine de jugement de Dieu raquo (TI 277) Ces lignes rapides en disent trop peu sur un point pourtant crucial le conditionnement du visage par son au-delagrave La difficulteacute semble porter sur la notion de temps Si lrsquoeacutethique parvient agrave interrompre le jugement de lrsquohistoire elle nrsquoest pas capable agrave elle seule de produire un temps qui deacutepasse lrsquohistoire et en renouvelle le sens264 Lrsquoecirctre infini exige donc que la subjectiviteacute produise un temps capable de se renouveler pour interrompre la totalisation et crsquoest la feacuteconditeacute au-delagrave du visage qui rend ce temps possible Mais en quoi le temps infini des geacuteneacuterations que produit la feacuteconditeacute constitue-t-il une visibiliteacute qui ne se totalise pas agrave son tour par lrsquoEtat (comme Hegel fait de la famille un moment formel

et particulier de lrsquoeacutethiciteacute voueacute agrave la dissolution avec la majoriteacute et le mariage des enfants265)

Le paragraphe 9 de la conclusion du livre qui reprend la mecircme argumentation que le paragraphe III-C-5 estime que la feacuteconditeacute correspond agrave laquo une dimension et agrave une perspective de transcendance aussi reacuteelle que la dimension et la perspective de la politique et plus vraie qursquoelle parce qursquoen elle lrsquoapologie de lrsquoipseacuteiteacute ne disparaicirct pas raquo (TI 335) Lrsquoecirctre infini nrsquoest pas une lubie subjective il est plus reacuteel que la politique puisqursquoil produit le temps infini des geacuteneacuterations et maintient lrsquoapologie du sujet eacutethique alors que lrsquoEtat deacutetruit cette apologie en srsquoaffirmant Lrsquoenjeu de la feacuteconditeacute est la reacutealiteacute drsquoun temps qui reacutesiste agrave lrsquoEtat Degraves lors comme lrsquoaffirme le paragraphe 12 de cette mecircme conclusion la conception heacutegeacutelienne de la famille est deacutepasseacutee laquo La situation ougrave le moi se pose ainsi devant la

veacuteriteacute en placcedilant sa moraliteacute subjective dans le temps infini de sa feacuteconditeacute ndash situation ougrave se trouvent reacuteunis lrsquoinstant de lrsquoeacuterotisme et lrsquoinfini de la paterniteacute ndash se concreacutetise dans la merveille de la famille raquo

(TI 342) Lrsquoau-delagrave du visage est bien une concreacutetisation de lrsquoeacutethique qursquoelle megravene jusque dans le temps infini ougrave la famille peut naicirctre Lrsquoamour engendre le fils le Deacutesir ouvre sur le Deacutesir du Deacutesir

qui est le Deacutesir de lrsquoenfant Lrsquoeacuterotique inscrit le Deacutesir de lrsquoinfini dans lrsquoecirctre ndash et en ce sens accomplit le Deacutesir eacutethique ndash en engendrant lrsquoenfant qui est Deacutesir du Deacutesir la bonteacute engendre la bonteacute Par conseacutequent lrsquoamour eacuterotique et la feacuteconditeacute renvoient bien agrave un au-delagrave du visage dans le sens drsquoune dimension de la vie de la subjectiviteacute indescriptible agrave partir de lrsquoeacutethique seule et accessible seulement par le deacutetournement de lrsquoalteacuteriteacute du visage Lrsquoinfiniteacute de lrsquoecirctre se joue dans ce renouvellement du Deacutesir au-delagrave du visage ougrave les limites du Mecircme sont exceacutedeacutees malgreacute la seacuteparation Lrsquoamour engendre un autre ecirctre seacutepareacute lui-mecircme appeleacute agrave ecirctre bon Tant qursquoon en reste au face-agrave-face eacutethique une telle relation dans lrsquoecirctre est impossible Il faut lrsquoamour eacuterotique ndash et donc un deacutepassement du visage dans le

rire moqueur de lrsquoamour ndash pour qursquoadvienne un ecirctre capable de Deacutesir et que lrsquoinfini au-delagrave du visage srsquoinscrive dans lrsquoecirctre crsquoest-agrave-dire inscrive dans lrsquoecirctre la reacutealiteacute de sa reacutesistance agrave la totaliteacute La

264 Cette exigence de fonder un autre temps que celui de lrsquohistoire a bien sucircr sa source dans Lrsquoeacutetoile de la

Reacutedemption de Rosenzweig dans les cateacutegories de la Creacuteation de la Reacuteveacutelation et de la Reacutedemption ainsi que dans le temps du peuple juif comme suspension de lrsquohistoire Chez ces deux auteurs elle se comprend comme la neacutecessiteacute de penser un temps qui interrompe la logique heacutegeacutelienne de lrsquohistoire

265 Cf G W F Hegel Principes de la philosophie du droit (1820) trad J-F Kerveacutegan Paris PUF laquo Quadrige raquo 1998 sect177

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feacuteconditeacute vient donc prendre la relegraveve de lrsquoeacutethique dans le projet ontologique en concreacutetisant autrement le Deacutesir (TI 302)

La transcendance ndash le pour autrui ndash la bonteacute correacutelative du visage fonde une relation plus

profonde la bonteacute de la bonteacute La feacuteconditeacute engendrant la feacuteconditeacute accomplit la bonteacute par-delagrave le sacrifice qui impose un don le don du pouvoir du don la conception de lrsquoenfant Ici le Deacutesir que dans les premiegraveres pages de cet ouvrage nous avons opposeacute au besoin Deacutesir qui nrsquoest pas un manque Deacutesir qui est lrsquoindeacutependance de lrsquoecirctre seacutepareacute et sa transcendance srsquoaccomplit non pas en se satisfaisant et en srsquoavouant ainsi besoin mais en se transcendant en engendrant le Deacutesir

Le Deacutesir que lrsquoeacutethique a deacutejagrave accompli dans la responsabiliteacute trouve une seconde concreacutetisation

dans lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute qui se justifie par la neacutecessiteacute drsquoengendrer le Deacutesir dans lrsquoecirctre En effet laquo par une transcendance totale ndash la transcendance de la trans-substantiation ndash le moi est dans lrsquoenfant un autre raquo (TI 299) Levinas aborde la paterniteacute en termes non pas drsquoidentification mais drsquoalteacuteration du pegravere dans le fils Il ne srsquoagit pas drsquoeacutetendre son empire sur un ecirctre autre issu de moi et qui en un

sens est moi mais de la possibiliteacute drsquointroduire lrsquoAutre dans le Mecircme laquo une distinction dans lrsquoidentification raquo (ibid) La feacuteconditeacute est donc une relation agrave lrsquoavenir qui eacutechappe aux pouvoirs du

moi et qui scinde le moi entre le Mecircme et lrsquoAutre Crsquoest en ce sens que laquo lrsquoecirctre infini crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre toujours recommenccedilant ndash et qui ne saurait se passer de la subjectiviteacute car il ne saurait sans elle recommencer ndash se produit sous les espegraveces de la feacuteconditeacute raquo (TI 300) Pour inscrire lrsquoinfini dans lrsquoecirctre pour qursquoune relation au temps ait lieu qui eacutechappe au jeu totalisant de lrsquohistoire il faut lrsquoamour et la feacuteconditeacute le feacuteminin le fils et la succession des geacuteneacuterations ndash un temps infini laquo Lrsquoecirctre se produit comme multiple et comme scindeacute en Mecircme et en Autre Crsquoest sa structure ultime raquo (TI 301) Il appartient donc agrave la section IV drsquoachever le projet ontologique de Totaliteacute et infini Si lrsquoeacutethique est bien philosophie premiegravere crsquoest dans le sens ougrave elle engendre la feacuteconditeacute qui la suppose tout en la deacutepassant Degraves lors lrsquoau-delagrave du visage acte lrsquoinsuffisance de lrsquoeacutethique seule la feacuteconditeacute et non lrsquoeacutethique accomplit le projet ontologique qui consiste agrave faire de lrsquoideacutee de lrsquoinfini la structure ultime de

lrsquoecirctre Lrsquoeacutethique apparaicirct comme un moment encore incapable de se reacutealiser dans lrsquoecirctre drsquoaboutir agrave lrsquoeffectiviteacute Nous veacuterifions ainsi lrsquohypothegravese selon laquelle aucun concept formel de la section I ne

pouvait structurer le contenu de la section IV la feacuteconditeacute apparaicirct dans la perspective ontologique comme une concreacutetisation de lrsquoeacutethique elle-mecircme insuffisamment inscrite dans lrsquoecirctre Crsquoest bien la probleacutematique ontologique qui justifie la neacutecessiteacute de passer agrave lrsquoau-delagrave du visage

b) Lrsquoeacutequivociteacute fondamentale de lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Le rocircle joueacute par la feacuteconditeacute eacuteclaire en retour le projet de Totaliteacute et infini Levinas part du projet

critique (1) qui eacutenonce lrsquoexigence de ne pas reacuteduire lrsquoAutre au Mecircme et il interpregravete aussitocirct cette

exigence en termes drsquoecirctre et de fondement Le primat de lrsquoeacutethique origine du sens (2) et structure ultime de lrsquoecirctre (3) est une reacuteponse ambivalente agrave bien des eacutegards agrave ce projet critique La difficulteacute

est lieacutee au fait que Levinas tente de reacuteconcilier deux gestes incompatibles la critique radicale et sans compromission de la totaliteacute drsquoune part et la reacutecupeacuteration du thegraveme du fondement drsquoautre part Le fondement censeacute accomplir le primat de lrsquoeacutethique deacutemontre au contraire lrsquoincapaciteacute de lrsquoeacutethique seule agrave fonder tous les pheacutenomegravenes et la neacutecessiteacute de recourir agrave une deacuteviation du sens du visage vers son au-delagrave feacuteminin La demeure et lrsquoeacuteros sont deux types drsquoeacuteveacutenements nocturnes qui deacuteploient un sens autre

qursquoeacutethique la notion drsquoun au-delagrave du visage implique ce deacutepassement du visage Le feacuteminin joue un rocircle de meacutediation dans le fondement des pheacutenomegravenes sans se reacuteduire agrave une forme que lrsquoeacutethique

commanderait si bien que dans la fondation crsquoest le feacuteminin qui opegravere et lrsquoeacutethique qui reste en retrait

258

Par conseacutequent lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest fondement que si elle peut adopter une autre forme que celle que lui attribue lrsquoeacutethique Il faut une ideacutee feacuteminine de lrsquoinfini un Deacutesir accompli par le feacuteminin Lrsquoau-delagrave du visage qui suppose le visage en deacutevie le sens dans le feacuteminin deacutedoublant la concreacutetisation de

lrsquoideacutee de lrsquoinfini Cette eacutequivoque srsquointroduit ainsi dans la notion mecircme drsquoideacutee de lrsquoinfini Alors que celle-ci nous semblait avoir trouveacute son accomplissement dans lrsquoeacutethique les descriptions du feacuteminin de

la demeure et de lrsquoeacuteros accomplissent drsquoune autre maniegravere irreacuteductible agrave la premiegravere lrsquoideacutee de lrsquoinfini On peut donner raison agrave Levinas lorsqursquoil affirme avoir fondeacute la subjectiviteacute sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais cette fondation est payeacutee de lrsquoeacutequivociteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme dont la signification ne peut plus ecirctre reacuteduite agrave lrsquoeacutethique

Le projet de philosophie premiegravere srsquoaccomplit donc en une ontologie reposant sur lrsquoau-delagrave du

visage mais appeleacutee par lrsquoeacutethique mecircme dans son exigence critique de la totaliteacute En 1961 Levinas juge que lrsquoontologie peut ecirctre fondeacutee autrement et il entreprend cette fondation en assignant aux deux figures concregravetes de la relation agrave autrui le visage et lrsquoau-delagrave du visage deux tacircches distinctes lrsquoeacutethique doit assurer lrsquoorigine de tout sens (2) et lrsquoau-delagrave du visage doit produire lrsquoinfini dans lrsquoecirctre

(3) Totaliteacute et infini ne conccediloit la reacutesistance agrave la totaliteacute que comme une maniegravere drsquoecirctre autrement que par la totaliteacute Ce projet reacuteussit-il Les difficulteacutes que rencontre lrsquoeffectuation de la philosophie

premiegravere agrave deacutefaut de montrer lrsquoeacutechec du projet teacutemoignent de son ambivalence Lrsquoeacutethique seule ne parvient pas agrave assumer la tacircche ontologique qui lui est prescrite la notion drsquoun au-delagrave du visage intervenant alors pour en prendre la relegraveve Si lrsquoontologie plurielle de 1947 est rendue compatible avec lrsquoeacutethique de 1961 crsquoest peut-ecirctre que celle-ci deacutejagrave difficilement conciliable avec lrsquoecirctre devait pour que la conciliation ait lieu se laisser deacutepasser par une autre forme de relation agrave autrui qui produise un ecirctre infini Mais lrsquoideacutee de lrsquoinfini est entiegraverement deacutetermineacutee par ce projet meacutetaphysique Crsquoest sur elle que repose la charge de donner agrave lrsquoecirctre sa structure ultime ce qursquoelle ne peut faire qursquoen se deacutedoublant entre lrsquoeacutethique et le feacuteminin Elle assume donc un rocircle proprement ontologique et en imposant agrave

lrsquoeacutethique la forme drsquoun ecirctre autrement elle manque lrsquoautrement qursquoecirctre Notre eacutetude de lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme fondement ontologique aboutit ainsi agrave une double aporie lieacutee au rapport de lrsquoeacutethique et

du fondement Drsquoabord suivant lrsquoexigence critique propre agrave lrsquoeacutethique le fondement ne peut ecirctre le principe contenant en lui la raison de tous les pheacutenomegravenes Totaliteacute et infini tente de fonder cela

mecircme qui rompt avec le fondement Reacuteciproquement lrsquoexigence de fonder lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini restreint lrsquoeacutethique et aboutit agrave la notion drsquoau-delagrave du visage drsquoun sens qui excegravede lrsquoeacutethique et qui concreacutetise lrsquoideacutee drsquoun ecirctre infini Lagrave ougrave Levinas deacutecrit lrsquoeacutethique il met en cause le fondement lagrave ougrave il cherche agrave fonder il quitte lrsquoeacutethique pour lrsquoau-delagrave du visage Il en reacutesulte une limitation du fondement par lrsquoeacutethique et de lrsquoeacutethique par le fondement La contradiction entre ces deux deacutemarches quoique Levinas ne lrsquoait pas aperccedilue dans Totaliteacute et infini est deacutejagrave agrave la source des difficulteacutes que rencontre lrsquoouvrage dans la mise en œuvre drsquoune philosophie premiegravere aboutissant agrave une ontologie de lrsquoinfini En assignant agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini la fonction de structurer lrsquoecirctre Levinas introduit dans lrsquoeacutethique une

mesure qui la subordonne agrave lrsquoecirctre Lrsquointention drsquoune eacutethique exceacutedant la totaliteacute avait beau avoir trouveacute son concept adeacutequat dans le Deacutesir elle nrsquoa pas eacuteteacute reacutealiseacutee en raison drsquoune critique inaboutie de lrsquoontologie Lrsquoecirctre autrement de 1961 reste un laquo deacutepassement de lrsquoecirctre agrave partir de lrsquoecirctre raquo (TI 337) qui manque lrsquoautrement qursquoecirctre Le projet critique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne pourra ecirctre meneacute jusqursquoagrave lrsquoautrement qursquoecirctre qursquoen renonccedilant agrave lrsquoontologie et au fondement

Nous avons eacutetudieacute le projet ontologique de Totaliteacute et infini dans les propres cateacutegories de

lrsquoouvrage Mais les difficulteacutes inheacuterentes agrave ce projet ne sont pas toutes dicibles dans le langage de 1961 Elles naissent de la meacuteconnaissance de la diffeacuterence entre lrsquoautrement qursquoecirctre et lrsquoecirctre autrement

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(et de lrsquoeacutelaboration pour apaiser les tensions entre eacutethique et fondement de la notion drsquoun au-delagrave du visage limitant lrsquoeacutethique) Pour comprendre lrsquoeacutetendue de la rupture entre 1961 et 1974 ndash et le rocircle que lrsquoideacutee de lrsquoinfini y joue ndash il faut eacutetudier lrsquoontologie de Totaliteacute et infini agrave lrsquoaune de cette diffeacuterence

c) Du fondement agrave lrsquoanarchie

Indeacuteniablement lrsquoouvrage de 1961 ignore la diffeacuterence entre autrement qursquoecirctre et ecirctre autrement

car il neacuteglige lrsquoincompatibiliteacute de lrsquoeacutethique et de lrsquoecirctre qui sera le socle du livre de 1974 Totaliteacute et infini a tenteacute drsquoinscrire lrsquoeacutethique dans lrsquoecirctre Or la critique implicite266 drsquoAutrement qursquoecirctre agrave son eacutegard consiste agrave relever les apories de ce double projet agrave la fois eacutethique et ontologique La preacutetention eacutethique de 1961 eacutetait juste le Deacutesir meacutetaphysique qui la guidait ndash peut-ecirctre exprimeacute maladroitement dans un langage ontologique temporaire ndash est cela mecircme qui guide agrave nouveau les recherches de 1974 Toutefois le caractegravere hybride du projet eacutethique son installation dans lrsquoontologie recegravele une difficulteacute qui excegravede la simple maladresse de langage en deacutevoyant lrsquoautrement qursquoecirctre (qui eacutetait ce que lrsquoeacutethique de 1961 visait malgreacute elle) dans lrsquoecirctre autrement La critique se concentre donc sur un point central la

tentative de fonder lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini Si lrsquoon en reste aux cateacutegories de Totaliteacute et infini la critique drsquoAutrement qursquoecirctre objecte que lrsquoouvrage de 1961 a eacutechoueacute dans la distinction de lrsquoideacutee

drsquoinfini et de lrsquoideacutee de totaliteacute car il nrsquoa pas su montrer que lrsquoecirctre pouvait signifier autrement que comme totaliteacute Lagrave ougrave Levinas parle drsquoecirctre infini il ne fait que ramener lrsquoinfini dans le giron de la totaliteacute La critique radicale qursquoAutrement qursquoecirctre fait de lrsquoontologie srsquoeacutetend agrave toute tentative de fonder le sens dans lrsquoecirctre Alors que Totaliteacute et infini maintenait une diffeacuterence entre deux types drsquoontologie ndash lrsquoune fondeacutee sur lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoautre sur lrsquoideacutee drsquoinfini ndash toute ontologie est deacutesormais rejeteacutee ainsi que lrsquoideacutee de fondement qursquoelle implique Le projet de fondation de tout sens dans lrsquoeacutethique et drsquoidentification de lrsquoideacutee de lrsquoinfini au fondement ultime structurant lrsquoecirctre est donc caduc Levinas oppose la penseacutee ontologique du fondement agrave lrsquoanarchie de lrsquoeacutethique

Crsquoest son eacutetymologie qui reacutesonne dans le mot an-archie tel que Levinas lrsquoemploie pour exprimer

ce qui preacutecegravede lrsquoarchegrave ou le principe Lrsquoeacutethique preacutecegravede la tentative de fonder qui suppose projet et conscience 267 Plusieurs raisons expliquent lrsquoincompatibiliteacute entre lrsquoeacutethique et la recherche du

fondement ndash et montrent que la critique de cette recherche vise tout autant lrsquoontologie fondamentale que le projet de Totaliteacute et infini Crsquoest drsquoabord en vue de la coheacuterence ultime de sa penseacutee que le philosophe se met en quecircte de fondement Loin drsquoorienter vers lrsquoeacutethique le fondement en deacutetourne en

266 Les seules reacutefeacuterences explicites drsquoAutrement qursquoecirctre agrave Totaliteacute et infini nrsquoont rien de poleacutemique (cf AE

94 120 246) Dans ce livre Levinas ne dit en rien ce qursquoil faut penser de son ouvrage preacuteceacutedent laissant au lecteur le soin de lrsquoeacutevaluation Ce silence est probleacutematique pour plusieurs raisons 1 Lrsquoouvrage de 1974 renvoie implicitement aux analyses de 1961 ndash notamment ses concepts majeurs (Deacutesir seacuteparation jouissance visagehellip) et sa critique de la totaliteacute 2 Hegel Husserl et Heidegger ne sont pas les seuls penseurs auxquels Levinas adresse sa critique de lrsquoontologie il se comprend lui-mecircme (crsquoest-agrave-dire sa propre tentative ontologique de 1961) dans la critique de lrsquoimpossibiliteacute de se contenter drsquoecirctre autrement drsquoecirctre agrave lrsquoinfini 3 Autrement qursquoecirctre se tait au sujet de thegravemes que Totaliteacute et infini avait longuement deacutecrits concepts formels travail et demeure meurtre eacuteros feacuteconditeacute etc Que signifie ce silence les analyses passeacutees seraient-elles encore valides dans la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre et pourraient-elles ecirctre reprises sans reacutevision Mais cela ne peut pas ecirctre le cas puisqursquoelles eacutetaient toutes des moments du projet ontologique qursquoil srsquoagit deacutesormais de deacutetruire 4 Ainsi seule lrsquoeacutethique semble avoir constitueacute le terrain drsquoune veacuteritable confrontation drsquoAutrement qursquoecirctre avec Totaliteacute et infini Pourtant on ne trouve aucune critique adresseacutee au livre de 1961 si bien qursquoAutrement qursquoecirctre ne dit rien de sa motivation poleacutemique principale

267 laquo Srsquoen tenir agrave la signification du Dit ndash et du Dire srsquoen allant en apophansis ndash oublieux de la proposition et de lrsquoexposition agrave lrsquoautre ougrave ils signifient ndash crsquoest srsquoen tenir au sujet-conscience crsquoest-agrave-dire en fin de compte au sujet conscience de soi et origine ndash archeacute ndash agrave laquelle aboutit la philosophie occidentale raquo (AE 125)

260

preacutetendant atteindre lrsquoultime justification de lrsquoontologie par elle-mecircme Aussi toute fondation nrsquoest-elle qursquoun rapport de soi agrave soi incapable drsquoatteindre lrsquoexteacuterioriteacute consistant agrave laquo se perdre et se retrouver agrave partir drsquoun principe ideacuteal ndash drsquoune ἀρχή dans son exposition theacutematique ndash lrsquoecirctre megravene ainsi

son train drsquoecirctre raquo (AE 157) Lrsquoouvrage de 1961 nrsquoeacutechappe pas agrave cette premiegravere critique car il assumait naiumlvement la position qui est ici rejeteacutee en se faisant un essai drsquoontologie fondeacutee sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Totaliteacute et infini eacutechouait agrave libeacuterer lrsquoAutre du primat du Mecircme Degraves lors si le principe est un mouvement qui ramegravene toute penseacutee agrave la preacutesence qursquoil eacuterige en absolu la penseacutee de la trace qui rompt avec lrsquoideacutee drsquoune preacutesence du visage doit abandonner le principe elle est laquo trace de ce qui deacute-mesureacute nrsquoentre pas dans le preacutesent et invertit lrsquoarcheacute en anarchie raquo (AE 184) Nous avons montreacute au chapitre 4 que la penseacutee de la trace permettait de reacutesoudre lrsquoaporie de la preacutesence elle apparaicirct ici eacutegalement comme la solution agrave lrsquoaporie de la fondation ontologique Ce changement de paradigme est la conseacutequence du passage du primat de la certitude agrave celui de la responsabiliteacute Lrsquoontologie cherche agrave se fonder pour acqueacuterir un savoir certain et autosuffisant sur elle-mecircme lrsquoeacutethique qui est responsabiliteacute infinie pour autrui ne peut sans se trahir reprendre ce projet (cf AE 190) La quecircte drsquoun fondement abolit la trace en restaurant le privilegravege de la preacutesence Alors qursquoen 1961 le projet de fondation de la

subjectiviteacute semblait pouvoir se dissocier en deux voies dessineacutees par lrsquoalternative entre la totaliteacute et lrsquoinfini en 1974 ce projet est rendu incompatible avec la recherche de lrsquoinfini Ethique et fondement

sont deacutesormais inconciliables Cette radicalisation de la critique du projet ontologique de fonder peut sembler excessive et

injuste agrave lrsquoeacutegard de lrsquoontologie Totaliteacute et infini nrsquoest-il pas le meilleur exemple que dans lrsquoecirctre lui-mecircme la philosophie peut penser un infini et une eacutethique irreacuteductibles agrave la totaliteacute Mais une autre critique la plus radicale invalide cette reacutecupeacuteration Il srsquoagit de la question meacutethodologique de savoir si le Dire lorsqursquoil est Dit ne perd pas sa signifiance exceptionnelle ou en drsquoautres termes si une philosophie qui glose sur lrsquoautrement qursquoecirctre nrsquoest pas obligeacutee en vertu de cette glose mecircme de le

faire passer dans lrsquoecirctre Or si les descriptions du visage entreprises agrave partir de la trace de lrsquoinfini laquo demeurent descriptions du non-theacutematisable ndash de lrsquoan-archique et par conseacutequent ne megravenent agrave

aucune thegravese theacuteo-logique raquo (AE 184n1) crsquoest qursquoun autre discours philosophique est possible qui renonce agrave fonder toutes ses propositions en un principe absolu Lrsquoeacutethique de 1974 se dissocie de celle

de 1961 en ce qursquoelle ne pose plus aucune thegravese inscrivant lrsquoinfini dans lrsquoessence et demeure en deccedilagrave de toute positiviteacute Elle pratique une emphase de lrsquoontologie qui reacutevegravele un sens anteacuterieur agrave la position drsquoun fondement Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus le commencement mais elle doit ecirctre anteacuterieure au commencement mecircme Par conseacutequent sont remises en cause non seulement lrsquoideacutee drsquoune preacutesence effective du visage dans sa parole mais aussi la thegravese ontologique drsquoun accomplissement de la subjectiviteacute dans la feacuteconditeacute Dans Totaliteacute et infini la description drsquoun au-delagrave du visage eacutetait neacutecessaire pour inscrire lrsquoalteacuteriteacute et la pluraliteacute dans lrsquoecirctre de telle sorte que lrsquoau-delagrave du visage signifiait sa concreacutetisation ontologique Dans Autrement qursquoecirctre la critique deacutecegravele dans le projet de

cette inscription un inteacuteressement qui aneacuteantit lrsquoalteacuteriteacute absolue ndash lrsquoAutre dans le Mecircme nrsquoest pas la feacuteconditeacute compromise dans le Deacutesir eacuterotique mais la substitution Pour dire cette substitution sans la compromettre dans lrsquoessence ndash pour ne pas tomber dans lrsquoerreur de Totaliteacute et infini ndash il faut renoncer agrave la recherche du fondement en menant une laquo an-archeacuteologie raquo (AE 18) Levinas ne cherche plus une eacutethique fondeacutee sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais une eacutethique de la trace Nous expliquons donc lrsquohapax de

261

lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans Autrement qursquoecirctre par la destruction de ce qui eacutetait sa fonction ontologique dans Totaliteacute et infini celle du fondement268

d) Vers une eacutethique sans lrsquoideacutee de lrsquoinfini

Un fait lexical surprend agrave la lecture drsquoAutrement qursquoecirctre lrsquoideacutee de lrsquoinfini si omnipreacutesente dans Totaliteacute et infini nrsquointervient que deux fois dans lrsquoouvrage de 1974 La premiegravere occurrence est une citation dans la note clocircturant le chapitre III du laquo mot encore insuffisamment meacutediteacute de Malebranche LrsquoInfini est agrave lui-mecircme son ideacutee raquo (AE 155n1) la seconde une reacutefeacuterence agrave Descartes au chapitre V laquo lrsquoideacutee de lrsquoInfini qui chez Descartes se loge dans une penseacutee qui ne peut la contenir exprime la disproportion de la gloire et du preacutesent laquelle est lrsquoinspiration elle-mecircme raquo (AE 229) Or la premiegravere occurrence est anecdotique et ne srsquoinsegravere pas dans le propos seule la deuxiegraveme situeacutee agrave la fin de lrsquoouvrage fait corps avec lrsquoargumentation geacuteneacuterale de celui-ci Nous tirons une double leccedilon de cette situation lexicale 1 lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest preacutesente dans Autrement qursquoecirctre que sous la forme drsquoune reacutefeacuterence agrave Descartes et agrave Malebranche drsquoun renvoi agrave lrsquohistoire de la philosophie 2 ainsi lrsquoideacutee

de lrsquoinfini telle qursquoelle a eacuteteacute penseacutee notamment dans Totaliteacute et infini au-delagrave du simple commentaire de Descartes est radicalement absente en 1974 Pourquoi une telle absence On peut drsquoabord

constater que drsquoautres expressions concurrentes font leur apparition pour deacutecrire la relation agrave lrsquoinfini la trace de lrsquoinfini le teacutemoignage de lrsquoinfini la gloire de lrsquoinfini ou lrsquoun-pour-lrsquoautre pour ne citer que les plus freacutequents Pourquoi cette polyseacutemie pour dire la relation agrave lrsquoinfini alors que lrsquoideacutee de lrsquoinfini semblait en 1961 un concept central incontournable et suffisant Le concept de trace notamment semble prendre la place de lrsquoideacutee dans la penseacutee levinassienne de lrsquoinfini puisque crsquoest la trace de lrsquoilleacuteiteacute que Levinas voit deacutesormais agrave lrsquoœuvre dans la troisiegraveme des Meacuteditations de Descartes269 On passe donc drsquoune eacutethique fondeacutee en 1961 sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave une eacutethique qui en 1974 ne nomme plus sinon par reacutefeacuterence externe agrave une tradition qui ne fait plus lrsquoobjet drsquoune reacuteappropriation lrsquoideacutee de

lrsquoinfini En raison de cet eacutetat de fait nous affirmons que Levinas deacuteploie dans Autrement qursquoecirctre une eacutethique sans lrsquoideacutee de lrsquoinfini Pourquoi lrsquoeacutethique se passe-t-elle deacutesormais de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Nous

avons deacutejagrave eacutenumeacutereacute plusieurs points de deacutesaccord que lrsquoeacutethique de 1974 adresse agrave celle de 1961 la critique de lrsquoideacutee drsquoune preacutesence du visage lrsquoemphase de la responsabiliteacute jusqursquoagrave la substitution et la

souffrance la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee dans le teacutemoignage et non lrsquoenseignement la description diachronique du passeacute immeacutemorial Or malgreacute ces divergences nous avons agrave chaque fois retrouveacute agrave lrsquoœuvre la structure formelle de la responsabiliteacute mieux nous avons montreacute que celle-ci trouvait en 1974 une concreacutetisation plus coheacuterente qursquoen 1961 Plutocirct que drsquoexpliquer lrsquoabsence de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini dans Autrement qursquoecirctre ces changements la rendent plus eacutenigmatique encore Il faut donc se tourner vers un autre deacutesaccord le point de dissension majeur qui commande tous les autres la radicalisation de la critique de lrsquoontologie lrsquoabandon de tout projet ontologique pour la

268 Le lecteur drsquoAutrement qursquoecirctre peut ainsi srsquointerroger pourquoi Totaliteacute et infini a-t-il voulu fonder une

nouvelle ontologie alors que De lrsquoeacutevasion formulait deacutejagrave lrsquoambition de sortir de lrsquoecirctre La tentation est grande drsquoune lecture reacutetrospective qui reproche agrave lrsquoouvrage de 1961 drsquoavoir manqueacute la radicaliteacute de celui de 1974 A cela il faut drsquoabord reacutepondre que la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre est elle-mecircme porteuse drsquoapories (que nous eacutetudierons) absentes en 1961 et qursquoelle requiert peut-ecirctre elle-mecircme une ontologie (la justice) Et il faut eacutegalement souligner que Levinas a pu prendre pour modegravele des penseacutees ontologiques rompant avec la totaliteacute S Mosegraves eacutecrit par exemple que dans Lrsquoeacutetoile de la Reacutedemption Rosenzweig ne se contente pas de rompre la totaliteacute mais constitue laquo une totaliteacute nouvelle raquo et laquo un nouveau systegraveme de lrsquoecirctre raquo (Systegraveme et reacuteveacutelation op cit pp 144-146)

269 Levinas parle de lrsquoilleacuteiteacute et de laquo la trace qursquoelle laisse dans les mots ou la reacutealiteacute objective dans les penseacutees selon le teacutemoignage irreacutecusable de la troisiegraveme Meacuteditation de Descartes raquo (AE 196) sans mentionner lrsquoideacutee de lrsquoinfini

262

recherche drsquoun autrement qursquoecirctre Drsquoougrave une hypothegravese ce nrsquoest pas en raison drsquoune insuffisance pheacutenomeacutenologique que lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoeacuteclipse en 1974 mais en raison du rejet cateacutegorique du projet ontologique qursquoelle fondait incarnait et menait agrave terme en 1961

Lrsquoontologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans Totaliteacute et infini est la cause de la mise agrave lrsquoeacutecart de ce

concept dans Autrement qursquoecirctre Cette thegravese nous conduit agrave distinguer deux sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini lieacutes agrave son rapport agrave lrsquoontologie En 1961 Levinas voulait eacutelaborer une autre ontologie sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini unifiant deux aspects qursquoil seacuteparera en 1974 la sortie hors de lrsquoecirctre et la fondation de lrsquoecirctre Autrement qursquoecirctre reprendra et radicalisera le premier projet de sortie en recherchant lrsquoautre-de-lrsquoecirctre et refusera le second jugeacute incompatible avec lrsquoeacutethique Mais lrsquoideacutee de lrsquoinfini assumait en 1961 les deux rocircles de sortie et de fondation Aussi lrsquoouvrage de 1974 adopte-t-il une attitude ambivalente agrave lrsquoeacutegard de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en reprenant son mouvement drsquoexcendance et en rejetant son projet ontologique On srsquoattendrait alors agrave ce qursquoAutrement qursquoecirctre reprenne lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini en la seacuteparant du projet ontologique dont elle avait eacuteteacute le fer de lance Pourtant lrsquoouvrage deacutecrit une eacutethique qui se passe de lrsquoexpression laquo ideacutee de lrsquoinfini raquo Peut-on eacutetendre ce constat et aller jusqursquoagrave dire

que lrsquoeacutethique de 1974 se passe du concept mecircme drsquoideacutee de lrsquoinfini Remarquons drsquoabord que lrsquoexpression laquo ideacutee de lrsquoinfini raquo (et lrsquoenseignement par lequel elle venait agrave lrsquoideacutee dans Totaliteacute et infini)

laisse place agrave une polyseacutemie (trace gloire teacutemoignage etc) qui est plus agrave mecircme de deacutecrire la pheacutenomeacutenologie de lrsquoinfini venant agrave lrsquoideacutee Notre chapitre 6 a ainsi montreacute que lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetait deacutefinie dans un second temps agrave partir de ces concepts plus primordiaux dans la description pheacutenomeacutenologique comme disproportion entre la gloire de lrsquoinfini et le preacutesent Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini ne faisant plus lrsquoobjet drsquoune reacuteappropriation mais drsquoun usage nouveau arrive comme pour preacuteciser une intrigue que la gloire a deacutejagrave dite De 1961 agrave 1974 la reacutefeacuterence agrave Descartes change de sens Totaliteacute et infini eacutetait en dialogue constant avec lrsquoauteur des Meacuteditations dont il srsquoeacutetait approprieacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini Autrement qursquoecirctre ne mentionne qursquoune fois lrsquoideacutee de lrsquoinfini en lrsquointerpreacutetant sans

se lrsquoapproprier agrave partir de concepts que Levinas a lui-mecircme forgeacutes Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus en 1974 un concept opeacuterateur mais une simple reacutefeacuterence dans lrsquohistoire de la philosophie

Certes lrsquoopposition drsquoAutrement qursquoecirctre agrave certaines thegraveses fondamentales de Totaliteacute et infini est

profondeacutement marqueacutee Toutefois elle ne revient pas agrave une rupture complegravete Malgreacute les nombreux eacutecarts que lrsquoon peut attester entre les ouvrages de 1961 et de 1974 ceux-ci restent deux tentatives de reacutesoudre les mecircmes problegravemes cardinaux Dans les deux cas il srsquoagit de penser la primauteacute de lrsquoeacutethique et la socialiteacute du sens de deacutecrire une alteacuteriteacute absolue que la relation ne relativise pas ou de penser la subjectiviteacute avec la structure de lrsquoAutre-dans-le-Mecircme Cette constance fait la coheacuterence de la deacutemarche qui megravene de 1961 agrave 1974 malgreacute le fait que Totaliteacute et infini nrsquoait pas eacuteteacute assez intransigeant avec lrsquoontologie sa tentative de deacutecrire lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui et la naissance du sujet agrave partir du face-agrave-face reste valide Crsquoest pourquoi lrsquoeacutethique nouvelle telle que lrsquoeacutelabore Autrement

qursquoecirctre reprend autant qursquoelle rejette le premier ouvrage Sa nouveauteacute consiste en ce qursquoelle est sommeacutee de reacutepondre agrave un problegraveme nouveau qursquoignorait Totaliteacute et infini celui de lrsquoidentification de toute ontologie agrave la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme Lrsquoenjeu drsquoAutrement qursquoecirctre nrsquoest plus seulement de montrer qursquoun sens peut ecirctre deacutecrit qui transcende la totaliteacute et lrsquoecirctre mais surtout de montrer que la manifestation de ce sens ne le reacuteintegravegre pas dans la totaliteacute sans perdre la trace de son deacuterangement

Lrsquoideacutee de lrsquoinfini suffisait en 1961 lorsque Levinas pensait le visage preacutesent dans sa parole vivante En 1974 elle se fait ambigueuml compromise dans ce mecircme discours philosophique qui voudrait

lrsquoattester ndash son Dire fixeacute en un Dit Il faut deacutesormais remonter en deccedilagrave de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme ou plutocirct en deccedilagrave de tout Dit et de toute penseacutee de lrsquoinfini jusqursquoagrave la trace de lrsquoinfini que tout discours

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et toute penseacutee trahissent deacutejagrave Point de deacutepart de Totaliteacute et infini lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne pourra pas apparaicirctre avant le terme drsquoAutrement qursquoecirctre sa structure formelle celle drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense nrsquoeacutetant pensable qursquoapregraves la description concregravete de lrsquointrigue de lrsquoinfini

Ce changement de statut va de pair avec une redeacutefinition des fonctions de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 1

Alors que dans Totaliteacute et infini lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacutetait une structure formelle deacutecrite preacutealablement agrave la mise en œuvre de sa pheacutenomeacutenologie et servant de guide agrave cette effectuation Autrement qursquoecirctre se passe de toute eacutelaboration drsquoune structure formelle preacutealable La section I de lrsquoouvrage de 1961 en eacutetait le cœur conceptuel en 1974 la deacutemarche mecircme qui justifiait cette section est abandonneacutee ndash et la section I de 1961 nrsquoa plus aucun eacutequivalent en 1974 Du point de vue de la meacutethode le rocircle de guide transcendantal assumeacute par lrsquoideacutee de lrsquoinfini est deacutesormais inexistant 2 Ensuite en raison de la rupture deacutesormais consommeacutee entre lrsquoeacutethique et lrsquoontologie les fonctions ontologiques de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (le fondement de lrsquoecirctre lrsquoorigine du sens) sont rejeteacutees de lrsquoeacutethique Certes Levinas parle encore de la signifiance du visage pour deacutesigner le fait que le visage est source de son propre sens Mais le Dire nrsquoest pas une origine il preacutecegravede lrsquoorigine elle-mecircme en tant qursquoil est ce dont lrsquoorigine procegravede 3 En

outre Levinas restreint deacutesormais la description de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui agrave lrsquoeacutethique seule rompant avec la forme feacuteminine et eacuterotique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini avec la feacuteconditeacute et lrsquoecirctre infini des geacuteneacuterations qursquoelle

engendrait Le Deacutesir de lrsquoinfini nrsquoest deacutesinteacuteresseacute que srsquoil est eacutethique ndash lrsquoeacuterotique est donc secondariseacute et la notion drsquoun au-delagrave du visage abandonneacutee Lrsquoinfini perd son ambivalence entre lrsquoeacutethique et lrsquoeacuterotique degraves lors que le premier est associeacute agrave lrsquoautrement qursquoecirctre et le second agrave lrsquoecirctre autrement 4 Enfin les fonctions qursquoAutrement qursquoecirctre reprend sont eacutegalement redeacutefinies la critique eacutethique de lrsquoontologie se radicalise sous la forme drsquoun scepticisme (cf sect56) lrsquoeacutethique est absolutiseacutee jusqursquoagrave la substitution (cf sect26) la venue agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus enseignement mais teacutemoignage (cf sect30) et la temporaliteacute de lrsquoinfini est diachronie et non plus preacutesence (cf sect28) Dans ses ruptures comme dans ses continuiteacutes lrsquoeacutethique drsquoAutrement qursquoecirctre semble srsquoaffranchir du statut de philosophie premiegravere

qursquoelle avait dans Totaliteacute et infini laquo Que la faccedilon dont lrsquoInfini passe le fini et se passe ait un sens eacutethique ne procegravede pas drsquoun projet de construire le fondement transcendantal de lrsquoexpeacuterience

eacutethique raquo (AE 231-232)

Mais Autrement qursquoecirctre parvient-il veacuteritablement agrave srsquoaffranchir du modegravele de philosophie premiegravere de 1961 et agrave deacutelivrer lrsquoautrement qursquoecirctre de lrsquoemprise du fondement Deux objections sont envisageables 1 La notion de preacute-originel deacutelivre-t-elle vraiment la signifiance eacutethique de lrsquoarchegrave Parler drsquoun Dire preacute-originel nrsquoest-ce pas faire du Dire une origine plus originelle que lrsquoorigine et ainsi deacutedoubler lrsquoorigine plutocirct que la nier Le texte eacuteveille lui-mecircme cette difficulteacute en mentionnant dans une heacutesitation significative laquo le dire originel ou preacute-originel ndash le propos de lrsquoavant-propos raquo qursquoest la responsabiliteacute (AE 17) Quelques pages plus loin une autre citation contredit cette eacutequivalence en nommant laquo le preacute-originel du Dire (hellip) lrsquoanarchique le non-originel raquo (AE 19) Cette

contradiction dans la description du preacute-originel agrave la fois nommeacute originel et non-originel semble pouvoir srsquoexpliquer en distinguant deux rapports du preacute-originel agrave lrsquoorigine le Dire ne se manifeste pas dans un Dit et en ce sens il nrsquoest pas une origine identifiable (cf AE 106) mais le Dire donne son sens agrave lrsquoorigine elle-mecircme il est ce dont le Dit tire sa signification ndash laquo signifiance preacute-originelle donatrice de tout sens raquo (AE 126) Or la distinction ne fait qursquoaccroicirctre la difficulteacute puisqursquoelle

eacutenonce que le Dire preacute-originel reprend une caracteacuteristique de lrsquoorigine (en tant que source de tout sens) et en rejette lrsquoautre (en tant qursquoirreacuteductible agrave toute manifestation de lrsquoorigine) Le Dire est une

origine qui ne se manifeste pas et qui dans ce refus se renie comme origine Cette ambiguiumlteacute fait ainsi toute la difficulteacute de lrsquoeacutevaluation du rapport drsquoAutrement qursquoecirctre agrave la philosophie premiegravere dont

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lrsquoabandon ne semble pas total Si le Dire est laquo un en-deccedilagrave un preacute-originel un non-repreacutesentable un invisible et par conseacutequent un en-deccedilagrave supposeacute autrement qursquoun principe nrsquoest supposeacute par la conseacutequence dont il est synchrone raquo (AE 249) alors il est dans cette ambiguiumlteacute agrave la fois neacutegation du

principe et principe drsquoun nouveau genre Ce paradoxe se retrouve dans le rapport de lrsquoeacutethique agrave lrsquoontologie 2 En effet Levinas soutient que lrsquoeacutethique preacutecegravede lrsquoontologie et que celle-ci deacuterive de

celle-lagrave Cette preacuteceacutedence et cette deacuterivation ne sont-ils pas une nouvelle forme de philosophie premiegravere assumeacutee par le (non-)principe qursquoest le Dire Une certaine ideacutee de la deacuterivation nrsquoest-elle pas maintenue par lrsquoeacutethique de la substitution dans son rapport agrave lrsquoontologie passant par la justice La question de lrsquoinfini telle qursquoAutrement qursquoecirctre la pose nrsquoest-elle pas ndash et en quel sens ndash la question premiegravere dont tout sens deacuterive

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Ch 8 Lrsquoecirctre en question

Si lrsquoeacutethique preacutecegravede lrsquoontologie si lrsquoinfini est au-delagrave de lrsquoecirctre la question de lrsquoecirctre ne peut pas ecirctre la question premiegravere Le renversement que lrsquoideacutee de lrsquoinfini opegravere dans la philosophie occidentale impose un questionnement nouveau guideacute non plus par lrsquoecirctre qui revient au Mecircme mais par lrsquoAutre ndash et ce drsquoautant que laquo la question a le dernier mot reacuteveacutelant ainsi sa naissance oublieacutee dans le Deacutesir de

lrsquoInfini raquo (TA 13) Quelle est donc cette question conccedilue comme Deacutesir Quelle est la question de lrsquoinfini qui fait le dessin de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini

I Lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre et lrsquoinfini

sect38 laquo Lrsquoecirctre est le mal raquo

a) Une lecture du projet levinassien de lrsquoecirctre au bien

laquo Le corps de la diffeacuterence raquo270 de Didier Franck eacutetude magistrale sur De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant

en propose une lecture feacuteconde dont le rappel est neacutecessaire agrave la position de notre problegraveme D Franck part de la question irreacutesolue sur laquelle srsquoachegraveve Etre et temps cause de son

incompleacutetude le temps originaire est-il le sens de lrsquoecirctre Cette question est celle de lrsquoorigine de la diffeacuterence ontologique elle-mecircme elle fait signe vers un au-delagrave de lrsquoecirctre Or De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant en fait son point de deacutepart laquo peut-on deacutecrire le mouvement qui allant de lrsquoexistence agrave lrsquoexistant rend possible la connaissance ontologique elle-mecircme raquo271 En effet le Bien que Platon a dit au-delagrave de lrsquoecirctre sert de guide agrave Levinas qui lrsquointerpregravete sous la forme drsquoune exigence de sortir de lrsquoecirctre mecircme Levinas a donc un projet sortir de lrsquoecirctre en remontant au Bien

Comment laquo Si eacutevasion il doit y avoir si lrsquoexistant doit exceacuteder lrsquoecirctre vers le bien pour son salut et son bonheur crsquoest qursquoil a drsquoabord pied dans lrsquoecirctre y a pris position Sans cette position deacutejagrave prise

aucune excendance vers le bien ne serait possible et crsquoest pourquoi Levinas peut eacutevaluer lrsquoecirctre et affirmer Etre vaut mieux que ne pas ecirctre Degraves lors que lrsquoexcendance procegravede de lrsquoecirctre au bien il faut pour la comprendre en fixer drsquoabord le terminus a quo la position de lrsquoexistant dans cette existence dont il est appeleacute agrave sortir raquo272 Ces lignes eacutenoncent une thegravese qui repose sur un argument et une meacutethode a Lrsquoargument est le suivant le projet drsquoeacutevasion ne peut se reacutealiser que dans un ecirctre qui a drsquoores et deacutejagrave pris position dans lrsquoecirctre Pour sortir de lrsquoecirctre il faut deacutejagrave y avoir pied il faut que lrsquoecirctre preacutecegravede lrsquoeacutevasion Ce raisonnement deacuteductif remonte drsquoun eacutenonceacute (il faut sortir de lrsquoecirctre) agrave sa condition (seul un existant deacutejagrave pris dans lrsquoecirctre peut en sortir) b Cet argument justifie la thegravese suivante lrsquoexcendance procegravede de lrsquoecirctre au Bien crsquoest-agrave-dire il faut partir de la position de lrsquoexistant dans lrsquoexistence pour que quelque chose comme une eacutevasion de lrsquoexistence puisse avoir lieu De lrsquoecirctre

au Bien voilagrave la thegravese De quoi est-elle la thegravese Drsquoune part elle eacutenonce la nature du projet philosophique de Levinas en deux temps partir de lrsquoecirctre pour en sortir Drsquoautre part elle deacutecrit le

270 D Franck laquo Le corps de la diffeacuterence raquo in Dramatique des pheacutenomegravenes op cit pp 75-103 271 Ibid p 76 272 Ibid p 77

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mouvement propre agrave la laquo dramatique des pheacutenomegravenes raquo273 De lrsquoecirctre au Bien ce mot drsquoordre vaut donc aussi bien pour le projet de Levinas que pour les pheacutenomegravenes eux-mecircmes c Cela implique une meacutethode pour aller de lrsquoecirctre au Bien il faut reconstituer lrsquointrigue concregravete ougrave lrsquoexistant se pose dans

lrsquoexistence drsquoougrave il srsquoeacutevadera en une pheacutenomeacutenologie deacutecrivant lrsquoexistence mecircme laquo puisque le mouvement par lequel un existant contracte lrsquoexistence preacutecegravede celui par lequel il srsquoen eacutevade et que

deacutecrire la position de lrsquoexistant dans lrsquoexistence crsquoest deacutecrire le tremplin de lrsquoexcendance en deacuteterminant le sens que prend lrsquoecirctre lorsqursquoil est citeacute agrave comparaicirctre devant le bien raquo274 La description de lrsquoexistence preacutepare le saut hors de lrsquoecirctre dont elle constitue le tremplin De lrsquoecirctre au Bien signifie lrsquoecirctre poseacute avant le Bien

Reacutesumons-nous lrsquointerpreacutetation voulant que la penseacutee de Levinas procegravede de lrsquoecirctre au Bien met en lumiegravere trois niveaux (1) un projet geacuteneacuteral (dirigeant toute lrsquoœuvre de Levinas) de quitter lrsquoontologie pour une philosophie du Bien (2) une description des pheacutenomegravenes distinguant un premier temps ougrave lrsquoexistant est pris dans lrsquoexistence et un second ougrave il srsquoarrache agrave cette participation gracircce au Bien (3) degraves lors ce projet et cette pheacutenomeacutenaliteacute fondent la deacutemarche argumentative du livre qui procegravede drsquoabord agrave une ontologie puis agrave son deacutepassement dans une philosophie de lrsquoexcendance

Lrsquoanalyse remarquable que D Franck consacre agrave De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant deacutemontre cette

interpreacutetation Elle commence en faisant de la position dans lrsquoecirctre le terminus a quo de lrsquoexcendance et srsquoachegraveve en faisant du Bien son laquo terminus ad quem raquo275 Ainsi de lrsquoecirctre au Bien quel cheminement

Lrsquointroduction pose le problegraveme crsquoest dans lrsquoinstant vu comme eacuteveacutenement et non comme pur preacutesent atomique que se reacutevegravele la diffeacuterence ontologique Mais pour acceacuteder agrave cette vue sur lrsquoinstant il faut eacutetudier la faccedilon dont lrsquoexistant se retournant sur lrsquoexistence et la maicirctrisant se pose Lrsquoexistence apparaicirct ainsi comme le preacutealable agrave lrsquoacte ougrave le sujet se pose dans lrsquoinstant elle ndash lrsquoexistence lrsquoecirctre en geacuteneacuteral ndash est donc ce qursquoil convient de penser en premier la thegravese (eacutenonccedilant de lrsquoecirctre au Bien) se veacuterifie Or commenccedilant par lrsquoecirctre Levinas le dissocie du monde Il y a comme le montre le thegraveme de

la fin du monde qui nrsquoest pas la fin de lrsquoexistence une existence sans rapport au monde une attitude de lrsquoexistant agrave lrsquoeacutegard de lrsquoexistence qui ne passe pas par la meacutediation drsquoun monde comme dans la

paresse la fatigue et lrsquoeffort La pheacutenomeacutenologie de ces attitudes deacutevoile que lrsquoexistant se pose dans lrsquoinstant et se fait hypostase en assumant son existence en se faisant identiteacute Lrsquoinstant est eacuteveacutenement

lorsque lrsquoexistant accomplit lrsquoacte de se poser dans lrsquoexistence Quant au rapport de lrsquoexistant au monde il nrsquoannule pas cette conquecircte de lrsquoexistant sur lrsquoexistence mais la veacuterifie au contraire en reacutesistant agrave lrsquoil y a Lrsquoil y a lrsquoecirctre anonyme neutre et impersonnel est ce qui demeure lorsque tout est aneacuteanti Cette impersonnaliteacute il la doit au fait qursquoil annihile toute subjectiviteacute lrsquoexistant faisant lrsquoexpeacuterience de lrsquoil y a dans lrsquoinsomnie est deacutesubjectiviseacute Levinas procegravede alors laquo agrave lrsquoanalyse de lrsquohypostase et agrave la deacuteduction de la diffeacuterence ontologique raquo 276 en deacutecrivant la faccedilon dont la conscience surgit dans le sommeil Crsquoest ici que le projet annonceacute degraves lrsquointroduction de penser la diffeacuterence ontologique agrave partir de lrsquoinstant se reacutealise Car la prise de position de lrsquoexistant dans le lieu est sa

substantivation lrsquoeacuteveacutenement drsquoecirctre trouve un lieu ougrave il se fait substance ougrave il repose Lrsquoecirctre de verbe se fait substantif Or cette substantiation de lrsquoecirctre srsquoopegravere par le corps qui accomplit la position imposant la conclusion que laquo position le corps est corps de la diffeacuterence raquo277 ontologique Mais cette

273 Nous reprenons cette expression agrave lrsquoarticle laquo La dramatique des pheacutenomegravenes raquo qui donne son titre agrave

lrsquoouvrage (Ibid p 159) 274 Ibid pp 76-77 275 Ibid p 99 276 Ibid p 92 277 Ibid p 96

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prise de position est une assomption de lrsquoecirctre dans lrsquoinstant preacutesent crsquoest-agrave-dire une identiteacute irreacutemissible de moi avec soi un repli sur soi sans transcendance ndash on pourrait dire sans infini Tout est maicirctriseacute dans lrsquoinstant preacutesent mecircme lrsquoil y a qui ne raisonne plus dans sa verbaliteacute mais srsquoest fait

substantif Regardons le chemin parcouru nous sommes partis de lrsquoecirctre et nous sommes mis en quecircte de son sens verbal qui a reacutesonneacute comme il y a puis montrant la naissance du sujet dans lrsquoactiviteacute

preacutesente de lrsquoinstant nous avons deacuteduit la faccedilon dont cette verbaliteacute se fait diffeacuterence ontologique existence substantiveacutee en une subjectiviteacute Or loin de conduire au Bien ce chemin aboutit agrave lrsquoabsence de toute transcendance De lrsquoecirctre-verbe agrave lrsquoecirctre-substantif comment irons-nous au Bien Le sujet enchaicircneacute au preacutesent est seul mais le temps qui est la relation agrave autrui le deacutelivre de cette solitude en lui ouvrant un avenir scindant lrsquoinstant et le preacutesent un instant agrave venir qui est celui du salut du pardon et de la naissance du fils Ainsi conclut D Franck le temps nrsquoest plus noueacute agrave lrsquoecirctre mais au Bien

Levinas procegravede ainsi de lrsquoecirctre au Bien Mais ce cheminement srsquoexpose agrave deux seacuteries de critiques

relatives drsquoune part agrave la compreacutehension de lrsquoontologie et drsquoautre part agrave la deacutetermination de lrsquoecirctre comme il y a Drsquoabord De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant donne une interpreacutetation singuliegravere de la diffeacuterence

ontologique en la comprenant agrave partir drsquoune autre diffeacuterence celle du verbe et du substantif Ce livre procegravede ainsi en deacutetachant la pure verbaliteacute sans substantif de lrsquoecirctre son il y a de lrsquoexistant qui prend

position dans lrsquoecirctre en se faisant substance et substantif il se permet ainsi drsquoassimiler les existentiaux drsquoEtre et temps agrave des cateacutegories de la substance et de seacuteparer existence et ecirctre-au-monde Or ces infideacuteliteacutes agrave lrsquoorthodoxie heideggeacuterienne se fondent sur la seconde seacuterie drsquoeacutenonceacutes assimilant lrsquoecirctre agrave lrsquoil y a Le nom mecircme drsquoil y a est selon D Franck porteur drsquoune interpreacutetation que toute lrsquoœuvre de Levinas reconduit laquo la deacutetermination de lrsquoecirctre comme il y a est donc le preacutesupposeacute ontologique invariable agrave partir duquel lrsquoecirctre se laisse subordonner au bien et lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique raquo dans toute son œuvre278 En quoi consiste cette interpreacutetation Nommer lrsquoecirctre en geacuteneacuteral laquo il y a raquo crsquoest poser que lrsquoecirctre est le mal ndash thegravese que Levinas eacutenonce agrave plusieurs reprises279 De lagrave quatre questions 1 Que

signifie une telle thegravese 2 Est-il possible de la deacutemontrer ontologiquement 3 En quoi cette thegravese est-elle preacutesupposeacutee dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant 4 Quel rapport lrsquoeacutethique levinassienne

entretient-elle avec cette thegravese 1 Le sens de cette thegravese est que laquo lrsquoecirctre est fonciegraverement vicieux et malin raquo280 lrsquoecirctre et le mal

crsquoest la mecircme chose ndash et cette identiteacute a nom il y a 2 Si lrsquoeacutenonceacute que lrsquoecirctre est le mal est drsquoordre ontologique sa deacutemonstration doit srsquoeffectuer en

usant des propres regravegles de lrsquoontologie Or lrsquoeacutetude du rapport de lrsquoexistant agrave lrsquoexistence montre que lrsquoexistant se pose en se retournant sur lrsquoecirctre en le maicirctrisant et en se faisant substance identique agrave soi D Franck est donc autoriseacute agrave dire que si lrsquoeacutenonceacute laquo lrsquoeacutetant est raquo formule la maicirctrise de lrsquoeacutetant (en position de sujet dans lrsquoeacutenonceacute) sur lrsquoecirctre (en position drsquoattribut) alors lrsquoeacutenonceacute laquo lrsquoecirctre est le mal raquo formule la maicirctrise de lrsquoecirctre sur le mal laquo Poser que lrsquoecirctre est le mal crsquoest supposer la soumission du mal agrave lrsquoecirctre raquo281 Ainsi ontologiquement cette proposition ne signifie pas une eacutequivalence entre lrsquoecirctre

278 Ibid p 87 279 D Franck cite les exemples suivants laquo lrsquoecirctre est le mal raquo (TA 29) et laquo le mal crsquoest lrsquoordre de lrsquoecirctre tout

court raquo (EN 124) 280 Ibid p 90 281 Ibid pp 90-91 Cette relation du sujet et de lrsquoattribut dans lrsquoeacutenonceacute qui fonde la deacutemonstration de D

Franck est donc emprunteacutee agrave lrsquoontologie mecircme de Levinas sommeacutee de fournir les regravegles du passage drsquoune ideacutee agrave lrsquoautre D Franck semble srsquoinspirer drsquoun passage de Le temps et lrsquoautre ougrave Levinas eacutevoque cette maicirctrise du sujet (lrsquoexistant) sur lrsquoattribut (lrsquoexister) cf TA 31 Mais est-il leacutegitime de tirer de ce passage une regravegle pour lrsquointerpreacutetation de lrsquoeacutenonceacute que laquo lrsquoecirctre est le mal raquo Lrsquoideacutee de maicirctrise ne suppose-t-elle pas un existant alors

268

et le mal puisque la reacuteciproque agrave savoir laquo le mal est lrsquoecirctre raquo est fausse lrsquoontologie comme eacutetude de la compreacutehension du sens de lrsquoecirctre ne peut dire que la maicirctrise de lrsquoecirctre sur le mal et ne peut pas laquo admettre que lrsquoecirctre ne fonde que le mal ou que le mal est le fond de lrsquoecirctre raquo282 Pour lrsquoadmettre il

faut donc un preacutesupposeacute preacutealable agrave lrsquoontologie elle-mecircme ndash Et voudrait-on objecter preacutevient D Franck que la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre est speacuteculative on rabattrait lrsquoontologie de Heidegger sur

celle de Hegel au meacutepris de la diffeacuterence ontologique que Levinas deacuteduit pourtant de lrsquoil y a 3 Indeacutemontrable et indeacutemontreacutee ontologiquement la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre est supposeacutee

par lrsquoouvrage de 1947 et son statut drsquoaxiome se retrouve agrave plusieurs moments clefs de la description Levinas dans sa description de lrsquoil y a opegravere une seacuterie de glissements seacutemantiques reacuteveacutelateurs de sa position agrave lrsquoeacutegard de lrsquoecirctre parlant indiffeacuteremment drsquohorreur drsquoecirctre et drsquohorreur de lrsquoecirctre de mal drsquoecirctre et de mal de lrsquoecirctre ou de tragique drsquoecirctre et de tragique de lrsquoecirctre283 Ces glissements renvoient ainsi agrave la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre lrsquohorreur (le mal ou le tragique) devant lrsquoecirctre en geacuteneacuteral se reacutevegravele alors eacutequivalente agrave lrsquohorreur (le mal ou le tragique) drsquoecirctre un eacutetant Les descriptions de lrsquoil y a assimilent le mal que lrsquoecirctre peut comporter au fait mecircme drsquoecirctre le mal nrsquoest plus une simple modaliteacute ndash parmi drsquoautres et notamment le bien ndash de lrsquoecirctre mais sa seule et unique maniegravere drsquoecirctre A la rigueur on

pourrait conceacuteder que Levinas ait deacutecrit une expeacuterience pour ainsi dire locale ougrave lrsquoecirctre suscite lrsquohorreur mais pas que le fait mecircme drsquoecirctre soit un mal Il preacutesuppose la maligniteacute de lrsquoecirctre au lieu de

la deacutemontrer Cette critique peut par effet de miroir se refleacuteter sur la conception de la relation agrave autrui comme Bien laquo La thegravese selon laquelle lrsquoecirctre est le mal fondement omnipreacutesent de toute la penseacutee de Levinas reacuteapparaicirct preacuteciseacutement au moment ougrave le temps est appeleacute agrave rompre la solitude de lrsquohypostase raquo284 En effet je suis selon Levinas fautif du seul fait que je suis et dois me faire pardonner mon ecirctre par autrui qui avec ce pardon ouvre la dimension du temps qui brise le deacutefinitif Si Levinas ne supposait pas que lrsquoecirctre est le mal le sujet nrsquoaurait pas agrave se faire pardonner son ecirctre

4 D Franck tire de cette eacutetude centreacutee sur De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant des enseignements qursquoil estime valables pour lrsquoœuvre entiegravere de Levinas tenant ce livre laquo pour lrsquoeacutetape initiale drsquoun projet dont

la neacutecessiteacute eacutetait suffisamment forte et profonde pour en garantir et assurer la fideacuteliteacute agrave soi raquo285 Ce projet auquel Levinas restera fidegravele crsquoest bien sucircr la reprise du thegraveme platonicien du Bien au-delagrave de

lrsquoecirctre impliquant une sortie hors de lrsquoecirctre une excendance qui deviendra plus tard Deacutesir de lrsquoinfini Or si ce projet consiste agrave passer de lrsquoecirctre au Bien il faut commencer par deacutecrire lrsquoexistence et formuler agrave

partir drsquoelle le besoin drsquoeacutevasion De lrsquoecirctre au Bien cela signifie du discours sur lrsquoecirctre au discours sur le Bien ou encore de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique Cet ordre de discours nrsquoimplique-t-il pas que lrsquoeacutethique ne surgisse que pour des raisons ontologiques alors mecircme que Levinas preacutetendra faire de lrsquoeacutethique une philosophie premiegravere Ce renversement srsquoatteste par deux fois et en premier lieu dans le caractegravere axiomatique de la maligniteacute de lrsquoecirctre laquo La deacutetermination de lrsquoecirctre comme il y a est donc le preacutesupposeacute ontologique invariable agrave partir duquel lrsquoecirctre se laisse subordonner au bien et lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique raquo286 Le retournement est singulier alors que Levinas affirme que lrsquoeacutethique est premiegravere sur lrsquoontologie sa description de lrsquoil y a comme mal est le veacuteritable fondement qui leacutegitime la neacutecessiteacute de

deacutepasser lrsquoontologie lrsquoontologie de lrsquoecirctre comme mal est le preacutesupposeacute neacutecessaire agrave lrsquoeacutethique et lrsquoeacutethique nrsquoest pas philosophie premiegravere Ce nrsquoest pas eacutethiquement mais ontologiquement que

mecircme que cet eacutenonceacute dans sa porteacutee ontologique est censeacute qualifier lrsquoecirctre par-delagrave lrsquoeacutetant Nous contestons ainsi la deacutemonstration par laquelle D Franck montre que Levinas eacutetend le mal agrave tout lrsquoecirctre (voir infra)

282 Ibid p 91 283 Ibid pp 89 et 98 A quoi lrsquoon pourrait ajouter laquo tenu agrave lrsquoecirctre tenu agrave ecirctre raquo (DEE 109) 284 Ibid p 99 285 Ibid p 76 286 Ibid p 87

269

lrsquoontologie est un mal et qursquoil est neacutecessaire de sortir de lrsquoontologie pour Levinas On retrouve le mecircme retournement agrave lrsquoœuvre dans le passage de la solitude au temps du Bien Car laquo si autrui est neacutecessaire agrave la constitution du temps le recours agrave lrsquoeacutethique est une exigence ontologique Lrsquoeacutethique

vient alors pour des motifs ontologiques srsquoarticuler sur lrsquoontologie dont elle prolonge le regravegne et agrave laquelle elle demeure subordonneacutee raquo 287 La thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre gouverne toute la

philosophie de Levinas et rend contradictoire lrsquoideacutee drsquoune eacutethique au-delagrave de lrsquoecirctre au contraire lrsquoeacutethique levinassienne suppose une certaine ontologie de lrsquoecirctre comme mal

Si De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et avec lui toute lrsquoœuvre de Levinas va de lrsquoecirctre au Bien et parvient

au cours de cette deacutemarche agrave deacuteduire la diffeacuterence ontologique cette deacutemonstration est neacuteanmoins greveacutee drsquoune contradiction lieacutee agrave lrsquoarbitraire absolu de la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre Passer de lrsquoecirctre au Bien crsquoest poser sans le justifier que lrsquoecirctre est le mal et fonder toute la philosophie sur ce preacutesupposeacute ontologique Le diagnostic est clair malgreacute la force de ses propositions Levinas se trompe dans son eacutevaluation de lrsquoontologie et sa position est ontologiquement indeacutefendable Que faire D Franck eacutevoque la possibiliteacute de maintenir la deacuteduction de la diffeacuterence ontologique sans reconduire

la maligniteacute de lrsquoecirctre en revenant agrave lrsquoideacutee drsquoune laquo reacutesurrection par-delagrave bien et mal raquo avanceacutee par Nietzsche288 ndash bref en deacutesamorccedilant le preacutesupposeacute289 qui gouverne toute lrsquoeacutethique levinassienne

b) La lecture en question

Lrsquointerpreacutetation que D Franck donne de Levinas ndash fondeacutee sur De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant mais qui

englobe toute lrsquoœuvre et singuliegraverement lrsquoeacutethique ndash se reacutevegravele tout agrave fait feacuteconde Notre but nrsquoest pas de la rejeter mais drsquoen questionner la deacutemarche et drsquoen identifier les points aveugles Crsquoest la lecture mise en œuvre que nous voulons interroger sa meacutethode ses preacutesupposeacutes ses buts laquo Le corps de la diffeacuterence raquo prend acte drsquoune double neacutecessiteacute celle de comprendre le rapport de Levinas agrave Etre et

temps et de resituer sa penseacutee dans le sillon de cet ouvrage et celle de lire De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant agrave partir de ses propres problegravemes Lrsquoarticle reacutepond agrave cette exigence en formulant une thegravese Levinas

procegravede de lrsquoecirctre au Bien qui se deacutecline sur plusieurs plans entrelaceacutes laquo Aller de lrsquoecirctre au bien raquo est drsquoabord lrsquoeacutenonceacute du projet philosophique de Levinas qui obeacuteit agrave un double mouvement partir de

lrsquoexistence pour en sortir et effectuer cette sortie gracircce au temps donneacute par la relation agrave autrui (le Bien) En deux temps il srsquoagit drsquoabord de faire une ontologie drsquoougrave surgira la neacutecessiteacute de rompre avec lrsquoontologie pour ensuite montrer comment le temps du Bien est lrsquoeffectuation de cette sortie Mais le passage de lrsquoecirctre au Bien deacutesigne aussi le contenu de lrsquoexpeacuterience ontologique deacutecrite par Levinas agrave savoir le drame drsquoun sujet pris par le mal de lrsquoecirctre et qui se deacutelivre de ce mal en se faisant pardonner par autrui Par conseacutequent eacutetant donneacute que toute la deacutemarche de Levinas est dirigeacutee par le preacutesupposeacute de la maligniteacute de lrsquoecirctre ce mouvement de lrsquoecirctre au Bien se manifeste comme la deacuteduction dans lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre des conseacutequences inheacuterentes agrave ce preacutesupposeacute La thegravese qursquoil faut passer de lrsquoecirctre

au Bien eacutenonce lrsquoecirctre est ontologiquement le mal Le passage de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique repose sur la thegravese ontologique de la maligniteacute de lrsquoecirctre lrsquoeacutethique repose donc sur lrsquoontologie et nrsquoest pas philosophie premiegravere Elle est aporeacutetique et son preacutesupposeacute doit ecirctre abandonneacute

287 Ibid p 98 288 Ibid p 103 289 J-L Marion parle agrave propos de ce preacutesupposeacute reprenant les conclusions de D Franck drsquoune laquo deacutecision

originaire que Lrsquoecirctre est le mal (hellip) et qursquoil faut se faire pardonner son ecirctre raquo (Figures de pheacutenomeacutenologie op cit p 72 note 1)

270

Toutefois cette lecture de Levinas nrsquoest pas elle-mecircme exempte de preacutesupposeacutes 1 Le premier peut srsquoeacutenoncer ainsi il est leacutegitime de consideacuterer De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant comme

laquo lrsquoeacutetape initiale raquo du projet philosophique de Levinas laquo dont Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de

lrsquoessence marque sans doute lrsquoaccomplissement raquo et qui est gouverneacute par une neacutecessiteacute dont la force et la profondeur permet drsquolaquo en garantir et assurer la fideacuteliteacute agrave soi raquo290 Or le droit que srsquoaccorde D Franck

de tenir ce jugement pour vrai doit ecirctre contesteacute a Avant de consideacuterer lrsquoouvrage de 1947 comme le premier temps ou lrsquoeacutetape initiale de la penseacutee de Levinas ne faut-il pas avoir pris la peine de justifier la mise agrave lrsquoeacutecart de dix-sept ans de philosophie crsquoest-agrave-dire depuis les anneacutees 1930 les articles sur la pheacutenomeacutenologie sur les spiritualiteacutes franccedilaise et allemande sur lrsquohitleacuterisme sur lrsquoeacutevasion et les Carnets de captiviteacute b Avant agrave lrsquoautre bout du spectre de consideacuterer Autrement qursquoecirctre comme lrsquoaccomplissement de ce projet ne faut-il pas avoir deacutemontreacute que Totaliteacute et infini eacutetait une reacuteponse moins adeacutequate au projet de 1947 ndash et ce alors qursquoAutrement qursquoecirctre abandonnera le projet de 1947 drsquoune philosophie de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute lagrave ougrave Totaliteacute et infini lrsquoaccomplit effectivement c Avant de poser lrsquouniteacute du projet de Levinas ne faut-il pas avoir raboteacute les eacuteleacutements qui le divisent comme lrsquoexistence drsquoun projet ontologique de fonder un ecirctre pluriel et infini avant la rupture

drsquoAutrement qursquoecirctre avec toute ontologie ou lrsquoabandon de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute apregraves Totaliteacute et infini ou lrsquoabsence drsquoune philosophie de lrsquoeacutethique avant les confeacuterences des anneacutees 1950 Si en un

mot ce premier preacutesupposeacute peut ecirctre leacutegitime sa leacutegitimiteacute ne saurait ecirctre poseacutee elle doit ecirctre conquise par une deacutemonstration agrave lrsquoeacutepreuve de la diversiteacute de lrsquoœuvre de Levinas

2 Le deuxiegraveme preacutesupposeacute concerne la nature du projet de Levinas drsquoembleacutee conccedilu comme une sortie hors de toute ontologie vers lrsquoeacutethique poseacutee comme philosophie premiegravere Cette deacutefinition srsquoexpose agrave une double mise en question a Drsquoabord les œuvres de 1947 et les eacutecrits de Levinas allant jusqursquoagrave Totaliteacute et infini inclus adoptent une attitude ambivalente agrave lrsquoeacutegard de lrsquoontologie cherchant drsquoune part agrave passer au-delagrave de lrsquoecirctre et de lrsquoontologie et drsquoautre part agrave fonder lrsquoecirctre pluriel des geacuteneacuterations ou ramener la structure de lrsquoecirctre agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas a le projet de fonder une autre

ontologie et non de rompre avec toute ontologie b En outre lrsquoideacutee drsquoeacutethique eacutetait tout agrave fait absente des œuvres de 1947 pour qui la relation agrave autrui qui menait au Bien au-delagrave de lrsquoecirctre eacutetait lrsquoeacuteros et le

feacuteminin donnant naissance agrave lrsquoenfant Lrsquoideacutee platonicienne du Bien guidant De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant nrsquoeacutetait drsquoailleurs de lrsquoaveu mecircme de Levinas que laquo lrsquoindication la plus geacuteneacuterale et la plus vide raquo

peut-on sans anachronisme y voir deacutejagrave un projet eacutethique Le Bien qui srsquoaccomplit dans la naissance du fils a-t-il le mecircme sens et le mecircme rapport agrave lrsquoontologie que le Bien parleacute par le visage Il est possible que le passage progressif agrave lrsquoeacutethique ndash et peut-ecirctre aux eacutethiques de lrsquoaccueil agrave la substitution ndash qui nrsquoeacutetait pas effectueacute en 1947 ait modifieacute le sens du projet philosophique de Levinas

Examinons en nous appuyant sur ces remarques la lecture de D Franck sur ses trois niveaux (1)

le projet (2) la description des pheacutenomegravenes (3) la deacutemarche du livre et sa critique (1) Le projet philosophique drsquoaller de lrsquoecirctre au Bien ne saurait au vu de lrsquohistoriciteacute de lrsquoœuvre de

Levinas ecirctre consideacutereacute comme une donneacutee Si lrsquoindication du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre est vide et geacuteneacuterale en 1947 elle ne suffit pas agrave deacutefinir tout le projet de Levinas et lui donner degraves 1947 un sens eacutethique crsquoest neacutegliger la diffeacuterence entre eacutethique et eacuterotique lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoau-delagrave du visage Le projet de sortir hors de lrsquoecirctre peut se lire de deux faccedilons soit une sortie de lrsquoontologie de lrsquoecirctre anonyme vers une ontologie de lrsquoecirctre pluriel (projet jusqursquoen 1961) soit une rupture totale avec toute

ontologie (projet de 1974) Lrsquoappel agrave lrsquoeacutevasion peut susciter plusieurs reacuteponses et la proclamation que la seconde (la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre) est lrsquoaccomplissement veacuteritable du projet est deacutejagrave un

290 D Franck Dramatique des pheacutenomegravenes op cit p 76

271

parti-pris de lrsquointerpreacutetation Est-ce agrave dire que De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant ne procegravede pas en allant de lrsquoecirctre au Bien

(2) Lrsquoouvrage deacutecrit lrsquohorreur de lrsquoil y a et conccediloit lrsquoecirctre comme mal D Franck en soulignant le

fait que cette proposition est ontologiquement indeacutemontrable en conclut qursquoelle a chez Levinas le statut drsquoun preacutesupposeacute fondamental qui seul rend lrsquoeacutethique possible et justifie le deacutepassement de lrsquoecirctre

Or cette lecture opegravere une scission entre un projet deacutecideacute drsquoavance (lrsquoeacutevasion hors de lrsquoecirctre) et une expeacuterience concregravete ougrave ce projet trouve par la suite sa justification (lrsquohorreur de lrsquoil y a) Toutefois est-il pertinent de consideacuterer lrsquoeacutevasion comme un simple projet preacutealable agrave lrsquoexpeacuterience Certes Levinas pose lui-mecircme lrsquoeacutevasion ou la sortie de lrsquoecirctre comme projet philosophique geacuteneacuteral dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Pourtant une œuvre plus ancienne De lrsquoeacutevasion avait deacutecrit dans une pheacutenomeacutenologie de la nauseacutee une expeacuterience du besoin drsquoeacutevasion En contestant avec ce texte le simple statut de projet imposeacute agrave lrsquoeacutevasion pour lui restituer son expeacuterience il sera peut-ecirctre neacutecessaire de reacuteviser le statut axiomatique voire mecircme le statut ontologique de la thegravese que lrsquoecirctre est le mal

(3) Pour voir dans le livre de 1947 le moment initial de lrsquoœuvre il faut projeter sur lui lrsquoeacutethique et la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant contiendrait lrsquoargumentation qui rend

lrsquoeacutethique et le passage agrave lrsquoautrement qursquoecirctre neacutecessaires Cette lecture projetant le deacuteveloppement de lrsquoœuvre sur un texte initial et seacuteminal suppose que soit donneacute le sens de lrsquoœuvre autorisant cette

projection elle suppose donc que ce sens soit identifiable dans un autre texte final et syntheacutetique qui achegraveve toute lrsquoœuvre Autrement qursquoecirctre ce qui signifie la disqualification de Totaliteacute et infini La lecture de D Franck repose agrave son tour sur une deacutecision originaire faisant drsquoAutrement qursquoecirctre lrsquoachegravevement de la penseacutee de Levinas Elle tranche la double question de savoir ce qui se preacutepare effectivement dans la philosophie de 1947 et ce que lrsquoœuvre en fera Mais faut-il trancher Lrsquoœuvre de Levinas dans sa diversiteacute et son historiciteacute est-elle infeacuteodeacutee agrave un seul sens agrave une teacuteleacuteologie qui la totaliserait Ne faut-il pas penser la tension de son heacutesitation entre une ontologie de lrsquoecirctre infini (1961) et une penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre (1974) Ainsi la critique adresseacutee agrave la thegravese que lrsquoecirctre est

le mal ne masque-t-elle pas en gommant les tours et deacutetours de lrsquohistoire des textes de Levinas une autre question plus fondamentale qui lrsquoanime

Ne faut-il pas produire une lecture des eacutecarts et des ruptures du projet levinassien Nous

proposons une hypothegravese si De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant est sans conteste un ouvrage seacuteminal son apport agrave lrsquoœuvre eacutethique de Levinas ne consiste pas en la thegravese que lrsquoontologie appelle son propre deacutepassement dans lrsquoeacutethique Apregraves lrsquoavoir deacutefendue un temps Levinas a ensuite abandonneacute cette thegravese au profit drsquoautres qui ne tombent pas dans lrsquoaporie du mal ontologique la thegravese du fondement de lrsquoecirctre sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans Totaliteacute et infini la thegravese de lrsquoeacutenigme du sens et du non-sens ou de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a dans Autrement qursquoecirctre En reacutegime eacutethique selon cette hypothegravese la description de lrsquoil y a vaut toujours mais elle nrsquoa plus le mecircme rocircle car elle devient une description eacutethique Nous nrsquoopposons pas agrave lrsquoideacutee que Levinas va de lrsquoecirctre au Bien une antithegravese soutenant qursquoil va du Bien agrave

lrsquoecirctre mais nous proposons que lrsquoeacutenonceacute sur la maligniteacute de lrsquoecirctre repose sur une description de lrsquoecirctre depuis lrsquoinfini ndash Cette hypothegravese trouve un premier soutien dans lrsquoeacutetude de lrsquoouvrage qui constitue le veacuteritable texte initial de la penseacutee de Levinas De lrsquoeacutevasion

272

sect39 La double structure de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre

a) Evasion et ontologie

Mecircme srsquoil est preacuteceacutedeacute de deux articles ougrave se dessine deacutejagrave une rupture avec lrsquoontologie De

lrsquoeacutevasion (1935) propose pour la premiegravere fois dans lrsquoœuvre de Levinas une description originale de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre Comme dans ces deux articles de 1933 et 1934 291 Levinas oppose la philosophie allemande contemporaine celle de Heidegger agrave la philosophie classique (nrsquoeacutevoquant que celles des XVIIIe et XIXe siegravecles Rousseau et Byron) Il precircte trois caracteacuteristiques agrave la tradition philosophique (cf DE 91) 1 celle-ci est une reacutevolte contre lrsquoideacutee de lrsquoecirctre 2 cette reacutevolte est conccedilue comme une opposition entre lrsquohomme et le monde entre le moi et le non-moi 3 elle vise agrave libeacuterer lrsquohomme de lrsquoeacutetreinte de lrsquoecirctre en vue de sa suffisance agrave soi de son eacutepanouissement et de son perfectionnement Si la reacutevolte inheacuterente agrave la tradition philosophique contre lrsquoideacutee de lrsquoecirctre sera reprise (sous une forme non plus theacuteorique mais pheacutenomeacutenologique) dans lrsquoeacutevasion les deux autres traits doivent ecirctre rejeteacutes La critique de Levinas reacutepond agrave deux exigences la neacutecessiteacute de penser lrsquoecirctre agrave

partir de la diffeacuterence ontologique et celle drsquoaccomplir une reacutevolte prenant cette diffeacuterence en compte 1 A lrsquoaune de la diffeacuterence de lrsquoecirctre avec lrsquoeacutetant les philosophies traditionnelles se reacutevegravelent naiumlves

elles ne questionnent jamais lrsquoecirctre puisqursquoelles ne visent qursquoun perfectionnement de lrsquoeacutetant Chercher un ecirctre meilleur une plus grande harmonie dans lrsquoecirctre ce nrsquoest pas mettre lrsquoecirctre en question La philosophie classique srsquoest simplement reacutevolteacutee contre la laquo limitation de lrsquoecirctre raquo et non contre laquo la signification de lrsquoecirctre fini raquo (DE 93) Ignorant la diffeacuterence ontologique elle ne se reacutevolte pas contre lrsquoecirctre distinct de lrsquoeacutetant 2 En raison de sa naiumlveteacute agrave lrsquoeacutegard du problegraveme ontologique la philosophie traditionnelle a deacutefendu une ideacutee critiquable de la reacutevolte Elle cherche une assurance contre lrsquoavenir dont elle rejette lrsquoimpreacutevisibiliteacute deacutesire le confort et les richesses et se reacutevegravele ultimement conservatrice capitaliste et bourgeoise (cf DE 92) ces termes attestent la nature

politique du jugement que Levinas formule agrave son eacutegard et tournent en ridicule lrsquoideacutee de reacutevolte qursquoelle deacutefend Le bourgeois reacutevolteacute ne met jamais en question la suffisance de lrsquoecirctre et ne pense qursquoagrave

augmenter son propre ecirctre sa reacutevolte est tourneacutee vers lrsquoavoir qui deacutefinit selon lui son eacutetantiteacute et non vers lrsquoecirctre La vacuiteacute politique de ses ambitions est la conseacutequence de la naiumlveteacute de sa philosophie

ignorant la diffeacuterence ontologique En formulant cette critique Levinas adopte une attitude partageacutee envers la philosophie classique Il approuve drsquoune part lrsquoideacutee de reacutevolte agrave lrsquoeacutegard de lrsquoecirctre reprenant cette ideacutee comme critegravere servant agrave lrsquoeacutevaluation de la philosophie mais il condamne en mecircme temps le contenu que la philosophie a precircteacute agrave cette ideacutee dont lrsquoembourgeoisement consiste agrave srsquoecirctre reacutevolteacute contre lrsquoeacutetant et non contre lrsquoecirctre On retrouvera dans les premiers articles de Levinas sur la pheacutenomeacutenologie une critique semblable adresseacutee agrave lrsquoideacutealisme (cf ch 1) toute philosophie preacute-heideggeacuterienne est naiumlve car elle ignore la diffeacuterence ontologique toute philosophie preacutesente doit penser lrsquoecirctre de lrsquoeacutetant De lrsquoeacutevasion met deacutejagrave en œuvre cette critique et ce programme En proposant

une ideacutee nouvelle drsquoeacutevasion reprise agrave la litteacuterature contemporaine292 Levinas tente de penser une reacutevolte prenant en compte lrsquoecirctre distinct de lrsquoeacutetant

291 laquo La compreacutehension de la spiritualiteacute dans les cultures franccedilaise et allemande raquo (1933) et laquo Quelques

reacuteflexions sur la philosophie de lrsquohitleacuterisme raquo (1934) 292 Levinas eacutetrangement ne donne aucun exemple dans cette litteacuterature contemporaine de lrsquoeacutevasion Il cite

bien quelques pages plus loin le Voyage au bout de la nuit de Ceacuteline mais sans parler drsquoeacutevasion (cf DE 112) On se fera une meilleure ideacutee de lrsquoimportance de la litteacuterature pour le jeune Levinas en revenant agrave La compreacutehension de la spiritualiteacute dans les cultures franccedilaise et allemande (1932) ougrave la conception de lrsquoexistence anticipe deacutejagrave sur des thegravemes deacuteveloppeacutes dans De lrsquoeacutevasion (voir la preacuteface de D Cohen-Levinas par exemple LCS 26)

273

Or lrsquoeacutevasion prend drsquoembleacutee trois sens dans la partie I de lrsquoarticle (cf DE 94) 1 elle est drsquoabord

un emprunt agrave la litteacuterature contemporaine le terme par lequel celle-ci critique la philosophie de lrsquoecirctre

2 dans cette litteacuterature lrsquoeacutevasion nomme une certaine expeacuterience de lrsquoecirctre qui en tant qursquoelle est le mal du siegravecle se retrouve dans de nombreuses situations concregravetes 3 devant cette expeacuterience qui

deacutecouvre dans lrsquoecirctre une tare la litteacuterature contemporaine adopte un projet speacuteculatif que lrsquoon peut eacutenoncer en deux mots srsquoeacutevader Levinas fait siens cette critique cette description de lrsquoexpeacuterience et ce projet speacuteculatif en reprenant le terme drsquoeacutevasion Mais srsquoeacutevaderhellip de quoi De lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre et non de lrsquoeacutetant La partie I de lrsquoarticle oppose deux concepts de sortie nous appellerons le premier qui deacutesigne le deacutesir de quitter une situation pour en connaicirctre une autre sortie relative de lrsquoecirctre et le second deacutesir de briser le lien avec mon propre ecirctre sortie absolue de lrsquoecirctre293 Le premier type de sortie de lrsquoecirctre est dit relatif puisqursquoil ne srsquoagit avec lui que de quitter une existence insatisfaisante dans lrsquoespoir de se suffire agrave soi-mecircme dans une existence meilleure Or ce nrsquoest pas ce genre de pheacutenomegravenes ndash qui laquo traduisent lrsquohorreur drsquoune certaine deacutefinition de notre ecirctre et non pas de lrsquoecirctre comme tel raquo ou qui cherchent laquo refuge raquo car pour eux laquo il ne srsquoagit pas seulement de sortir mais

aussi drsquoaller quelque part raquo (DE 96) ndash que Levinas nomme eacutevasion Celle-ci ne trouve que dans le second type de sortie sa deacutefinition nous avons nommeacute absolue cette sortie en tant qursquoelle cherche

par-delagrave la suffisance agrave soi agrave sortir de lrsquoexistence mecircme et non agrave ameacuteliorer lrsquoexistence Ainsi la distinction que nous proposons entre sortie relative et sortie absolue de lrsquoecirctre est-elle une autre formulation de la diffeacuterence ontologique294 il faut srsquoeacutevader de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre et non pas seulement chercher le perfectionnement de lrsquoeacutetant La maniegravere drsquointerroger sur lrsquoecirctre est bien heideggeacuterienne la diffeacuterence ontologique deacutetermine lrsquousage du mot ecirctre dans tout lrsquoarticle Pourtant Levinas en deacutecrivant une certaine expeacuterience de lrsquoecirctre est ameneacute agrave donner un tout autre sens qursquoEtre et temps agrave cette diffeacuterence Sans le dire (Heidegger est trop preacutesent dans cet article pour y ecirctre citeacute) Levinas se montre fidegravele agrave Heidegger sur deux points il reprend la distinction entre lrsquoecirctre et lrsquoeacutetant

insistant sur la verbaliteacute de lrsquoecirctre en eacutecho agrave lrsquoenseignement drsquoEtre et temps et il reconduit la meacutethode pheacutenomeacutenologique La litteacuterature elle-mecircme fournit la justification drsquoune telle attitude puisqursquoelle

nomme eacutevasion une expeacuterience de lrsquoecirctre Levinas peut se contenter de suivre le chemin traceacute par la litteacuterature (tel qursquoil le preacutesente du moins) agrave savoir contester lrsquoontologie de Heidegger agrave partir drsquoune

certaine expeacuterience de lrsquoecirctre que celui-ci nrsquoa pas mise en avant Le glissement de la litteacuterature agrave la philosophie se fera alors par lrsquoapplication de la meacutethode pheacutenomeacutenologique agrave cette expeacuterience Levinas veut srsquoopposer agrave Heidegger en partant drsquoune reacutevolte de la litteacuterature contemporaine face agrave lrsquoontologie reacutevolte ancreacutee dans lrsquoeacutevasion comme expeacuterience de lrsquoecirctre

En quoi consiste lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre comme eacutevasion De lrsquoeacutevasion donne une premiegravere

description de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre comme besoin de sortie absolue aux alineacuteas 7 et 8 de la partie I Lrsquoalineacutea 7 part de la personne qui fait lrsquoexpeacuterience du besoin drsquoeacutevasion et deacutecrit la faccedilon dont elle

eacuteprouve son enchaicircnement agrave lrsquoecirctre elle a la reacuteveacutelation profonde de laquo la veacuteriteacute premiegravere qursquoil y a de lrsquoecirctre raquo agrave travers une souffrance agrave laquelle elle est riveacutee sans pouvoir lrsquointerrompre faisant lrsquoeacutepreuve drsquoune laquo impossibiliteacute de sortir du jeu raquo qui est lrsquolaquo inamovibiliteacute mecircme de notre preacutesence raquo (DE 94-95) Selon cette premiegravere modaliteacute lrsquoecirctre est eacuteprouveacute comme une preacutesence de moi agrave soi grave et seacuterieuse dont il est impossible de se deacutelivrer vis-agrave-vis de laquelle aucune distance ne peut ecirctre prise

293 Un fragment des laquo Carnets de Captiviteacute raquo autorise cette opposition entre sorties relative et absolue

Levinas parlant drsquolaquo eacutevasion absolu raquo (sic OC1 59) expression qursquoil faut lire conformeacutement agrave la note des eacutediteurs drsquoapregraves la correction eacutevasion absolue

294 Cf M Abensour laquo Le Mal eacuteleacutemental raquo in Quelques reacuteflexions sur la philosophie de lrsquohitleacuterisme p 70

274

une preacutesence agrave soi sans eacutevasion possible Mais ce nrsquoest lagrave qursquoune face de la reacuteveacutelation de lrsquoecirctre comme le montre lrsquoeacuteleacutement neacutegatif de cette description si cette expeacuterience se deacutecrit comme neacutegation de la sortie de lrsquoecirctre ou refus de lrsquoeacutevasion crsquoest preacuteciseacutement qursquoun eacuteleacutement positif la sous-tend le

besoin drsquoeacutevasion ou la reacutevolte Autrement dit pour que lrsquoecirctre puisse ecirctre veacutecu comme ecirctre-riveacute-sans-eacutevasion il faut qursquoil soit approcheacute agrave partir drsquoun besoin drsquoeacutevasion Lrsquoalineacutea 8 le preacutecise bien laquo en

mecircme temps raquo cette expeacuterience est celle drsquoune laquo reacutevolte raquo que Levinas qualifie de laquo besoin drsquoeacutevasion raquo qui est cette reacuteveacutelation mecircme du fait qursquoil y a de lrsquoecirctre Lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre possegravede deux faces 1 lrsquoecirctre-riveacute et 2 le besoin drsquoeacutevasion Ces deux modaliteacutes sont solidaires puisqursquoil faut ecirctre riveacute agrave lrsquoecirctre pour eacuteprouver le besoin de srsquoen eacutevader et il faut avoir le besoin de srsquoeacutevader pour vivre lrsquoecirctre comme enchaicircnement La simultaneacuteiteacute de ces deux moments est aussi leur interdeacutependance ils constituent ensemble lrsquoun par lrsquoautre lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre Cet article obeacuteit donc agrave une logique singuliegravere puisqursquoil interroge lrsquoecirctre agrave partir du besoin drsquoeacutevasion laquo Au besoin drsquoeacutevasion lrsquoecirctre nrsquoapparaicirct pas seulement comme lrsquoobstacle que la penseacutee libre aurait agrave franchir ni comme la rigiditeacute qui invitant agrave la routine exige un effort drsquooriginaliteacute mais comme un emprisonnement dont il srsquoagit de sortir raquo (DE 98) Voilagrave lrsquoeacuteleacutement central de lrsquoarticle qui deacutefinit son

approche de lrsquoecirctre crsquoest au besoin drsquoeacutevasion que lrsquoecirctre apparaicirct comme enchaicircnement

La partie I eacutenonce theacuteoriquement le sens de lrsquoecirctre qui est deacutegageacute agrave partir de ce besoin de sortie crsquoest lrsquoidentiteacute Levinas y insiste fortement agrave deux reprises (cf DE 93 et 98) Qualifiant le besoin drsquoeacutevasion de laquo besoin drsquoexcendance295 raquo il reprend la double structuration de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre (enchaicircnement et eacutevasion) agrave partir de la notion drsquoidentiteacute (DE 98)

Lrsquoexistence est un absolu qui srsquoaffirme sans se reacutefeacuterer agrave rien drsquoautre Crsquoest lrsquoidentiteacute Mais dans

cette reacutefeacuterence agrave soi-mecircme lrsquohomme distingue une espegravece de dualiteacute Son identiteacute avec soi-mecircme perd le caractegravere drsquoune forme logique ou tautologique elle revecirct comme nous allons le montrer une forme dramatique Dans lrsquoidentiteacute du moi lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre reacutevegravele sa nature drsquoenchaicircnement car elle apparaicirct sous forme de souffrance et invite agrave lrsquoeacutevasion Aussi lrsquoeacutevasion est-elle le besoin de sortir de soi-mecircme crsquoest-agrave-dire de briser lrsquoenchaicircnement le plus radical le plus irreacutemissible le fait que le moi est soi-mecircme

Ce texte procegravede drsquoabord agrave une clarification conceptuelle la deacutefinition de lrsquoexistence comme

identiteacute qui en tant qursquoelle est theacuteorique preacuteciseacutement ne suffit pas agrave penser lrsquoecirctre ndash elle est poseacutee didactiquement pour introduire agrave une pheacutenomeacutenologie Degraves lors dans un second temps Levinas explicite le sens pheacutenomeacutenologique de lrsquoidentiteacute en la deacutecrivant comme expeacuterience 1 Sous sa forme logique lrsquoidentiteacute peut se deacutefinir comme le lien indeacutefectible de moi agrave soi de lrsquoexistant agrave lrsquoexistence

Lrsquoecirctre distinct de lrsquoeacutetant lrsquoexistence distincte de lrsquoexistant crsquoest le retour du Mecircme Comme lrsquoeacutecrit

295 Selon M Abensour laquo lrsquoexcendance en creux dans la structure mecircme du besoin caracteacuterise au mieux ce

besoin drsquoeacutevasion On y reconnaicirct un double mouvement de sortie et de monteacutee (scando) Indeacutetermineacutee cette sortie nrsquoest pas pour autant sans direction car elle est orienteacutee vers le haut en tant que sortie elle srsquoeffectue par eacuteleacutevation changement de niveau Cette monteacutee qui a nom excendance nrsquoest-elle pas la rencontre de la question de lrsquoinfini raquo (QR 75) Ces lignes corroborent lrsquointerpreacutetation (que nous deacutefendons plus loin) voyant dans le besoin drsquoeacutevasion une figure semblable agrave celle du Deacutesir de lrsquoinfini M Abensour donne ici une lecture du besoin drsquoexcendance qui le rapproche du Deacutesir meacutetaphysique de Totaliteacute et infini aussi nommeacute laquo transascendance raquo (TI 24) agrave la suite de J Wahl mouvement ascendant transcendant lrsquoecirctre vers la hauteur de lrsquoinfini au-delagrave de lrsquoecirctre animeacute par la question de lrsquoinfini (qui est selon nous celle de la justification de lrsquoecirctre) Toute genegravese du Deacutesir de lrsquoinfini doit donc partir de cet article de 1935 et prendre en compte un paradoxe lrsquoexcendance ougrave nous retrouvons quelques traits du Deacutesir est selon la partie IV antitheacutetique avec le plaisir sa pacircmoison et sa volupteacute alors mecircme que les œuvres de 1947 jusqursquoagrave Totaliteacute et infini feront du Deacutesir une volupteacute De lrsquoeacutevasion nous offre donc une double genegravese du Deacutesir (excendance et volupteacute)

275

Heidegger agrave propos du Dasein laquo pour cet eacutetant il y va en son ecirctre de cet ecirctre raquo296 crsquoest cette reacutefeacuterence autoteacutelique de lrsquoeacutetant agrave son ecirctre que Levinas nomme identiteacute Or la deacutemarche theacuteorique ici premiegravere didactiquement est pheacutenomeacutenologiquement seconde puisqursquoelle ne fait que theacutematiser ce

que dicte lrsquoexpeacuterience Le veacuteritable problegraveme est donc quelle expeacuterience sous-tend la conception de lrsquoecirctre comme identiteacute 2 A cocircteacute de sa forme logique lrsquoexistence a une forme dramatique que lrsquoon ne

trouve pas chez Heidegger et qui se dit par le concept drsquoidentiteacute lrsquoidentiteacute est un enchaicircnement de moi agrave soi veacutecu comme une souffrance ou un besoin drsquoeacutevasion Cette thegravese nouvelle est lrsquoapport theacuteorique de lrsquoarticle agrave la philosophie Seulement cette affirmation est nulle en tant que theacuteorique et ne se justifie que dans lrsquoexpeacuterience elle anticipe la description qursquoelle theacuteorise celle de lrsquoexpeacuterience ougrave lrsquoecirctre est veacutecu selon la double structure de lrsquoecirctre-riveacute et du besoin drsquoeacutevasion ndash le malaise la nauseacutee Levinas suppose donc ici sans les justifier trois thegraveses que sa pheacutenomeacutenologie devra veacuterifier a la nauseacutee et non lrsquoangoisse est lrsquoexpeacuterience ougrave se reacutevegravele le sens de lrsquoecirctre b lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre est structureacutee par lrsquoenchaicircnement agrave lrsquoecirctre et le besoin drsquoeacutevasion c le besoin drsquoeacutevasion est la premiegravere expeacuterience de lrsquoecirctre Du seul point de vue theacuteorique il nrsquoest pas neacutecessaire que la deacutefinition de lrsquoecirctre comme identiteacute de moi agrave soi conduise agrave lrsquoideacutee drsquoenchaicircnement et drsquoeacutevasion297 Elle pourrait par

exemple mener agrave une penseacutee de la joie et du bonheur drsquoexister affect propre du conatus cherchant agrave augmenter sa puissance drsquoecirctre source de joie (comme chez Spinoza) ou modaliteacute de lrsquoecirctre seacutepareacute

jouissant dans le bonheur drsquoexister de la consommation des nourritures (comme Levinas lui-mecircme le deacutecrira dans la section II de Totaliteacute et infini) Lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre pourrait aussi se montrer dans lrsquoangoisse et une penseacutee de la finitude tendue vers la mort comme dans Etre et temps Ces autres voies dans lrsquointerpreacutetation de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre montrent bien que cette identiteacute est vide et qursquoelle appelle une pheacutenomeacutenologie pour lui donner sens Or Levinas est conscient de la radicaliteacute de sa thegravese et de la neacutecessiteacute de lrsquoappuyer par un travail conceptuel sur la notion de besoin Car si le besoin nrsquoeacutetait qursquoune privation qursquoun manque attendant drsquoecirctre combleacute le besoin drsquoeacutevasion ne serait agrave son tour qursquoune privation drsquoecirctre cherchant une plus grande perfection drsquoecirctre et non une sortie de lrsquoecirctre mecircme Penser

lrsquoeacutevasion crsquoest penser le besoin indeacutependamment de tout manque Crsquoest pourquoi lrsquoessentiel de lrsquoarticle de 1935 est consacreacute agrave lrsquoeacutetude du besoin (cf DE 102) comme en teacutemoigne sa structure la

premiegravere partie deacutefinit lrsquoeacutevasion comme besoin (partie I) et la seconde montre la neacutecessiteacute de distinguer le besoin du manque (II) Avec la troisiegraveme partie on entre dans ce que nous pouvons

appeler une pheacutenomeacutenologie du besoin (III) prolongeacutee par une pheacutenomeacutenologie du plaisir (IV) de la honte (V) et de la nauseacutee (VI) comme figures du besoin Levinas conclut en montrant que le besoin est pleacutenitude (VII) pour enfin critiquer lrsquoontologisme en philosophie agrave partir de cette penseacutee du besoin drsquoeacutevasion (VIII)

Ce reacutesultat agrave savoir De lrsquoeacutevasion est une interrogation sur lrsquoecirctre agrave partir du besoin drsquoeacutevasion est

source de plusieurs difficulteacutes dont le principe est le suivant Drsquoapregraves Etre et temps (selon la lecture que Levinas en donne) lrsquoontologie fondamentale doit questionner lrsquoecirctre agrave partir de la compreacutehension

qursquoen a toujours le Dasein Au paragraphe 5 (alineacutea 6) Heidegger preacutecise laquo il nrsquoest pas question drsquoappliquer agrave cet eacutetant dans une construction dogmatique une quelconque ideacutee de lrsquoecirctre et de

296 M Heidegger Etre et temps op cit sect4 p 12 297 D Franck le souligne dans son eacutetude sur De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant en opposant Yves Bonnefoy agrave

Levinas laquo Un il y a diurne est donc possible et preuve est faite non seulement que la reacuteveacutelation de lrsquoil y a nrsquoest pas neacutecessairement astreinte agrave lrsquohorreur agrave laquelle au contraire elle met fin mais encore que lrsquoil y a lui-mecircme lrsquoecirctre nrsquoest pas essentiellement horrifiant raquo (Dramatique des pheacutenomegravenes op cit p 92) La mecircme chose peut ecirctre dite pour De lrsquoeacutevasion mais alors cet article tombe-t-il sous la mecircme aporie que lrsquoouvrage de 1947 en preacutesupposant la thegravese indeacutemontrable que lrsquoecirctre est le mal Mais lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutevasion suppose en mecircme temps lrsquoontologie et son deacutepassement car lrsquoexpeacuterience de lrsquoenchaicircnement nrsquoapparaicirct qursquoau besoin drsquoeacutevasion

276

lrsquoeffectiviteacute si eacutevidente soit-elle et il est tout aussi peu question drsquoimposer au Dasein sans preacutecautions ontologiques les cateacutegories preacuteesquisseacutees par une telle ideacutee raquo 298 ndash ce qui signifie positivement la neacutecessiteacute drsquointerroger le Dasein agrave partir de sa compreacutehension de lrsquoecirctre Levinas

conscient de cette exigence ne preacutetend pas interpreacuteter le sens de lrsquoecirctre agrave partir drsquoune ideacutee drsquoeacutevasion preacutealablement donneacutee mais montrer que lrsquoexpeacuterience mecircme de lrsquoecirctre est celle du besoin drsquoeacutevasion

Crsquoest pourquoi De lrsquoeacutevasion se permet de rejeter les thegraveses fondamentales drsquoEtre et temps sans tomber dans la difficulteacute que Heidegger deacutenonce a Heidegger interroge lrsquoecirctre agrave partir de sa compreacutehension Levinas lrsquointerroge agrave partir du besoin drsquoeacutevasion b Heidegger voit dans la compreacutehension le lieu ougrave lrsquoecirctre livre son sens Levinas le voit dans la reacutevolte contre lrsquoecirctre et le besoin drsquoeacutevasion c Heidegger eacutecrit une ontologie dont Levinas veut sortir Ces diffeacuterences eacuteveillent trois questions (1) Qursquoest-ce qui justifie que le sens de lrsquoecirctre ne puisse ecirctre livreacute par lrsquoontologie et doive ecirctre conquis agrave partir du besoin drsquoeacutevasion (2) La conception de lrsquoenchaicircnement agrave lrsquoecirctre et de la reacutevolte est-elle indeacutependante de toute ontologie ou le besoin drsquoeacutevasion nrsquoest-il pas lui-mecircme conditionneacute par la question de lrsquoecirctre (3) Qursquoest-ce qui autorise Levinas agrave invalider les reacutesultats de lrsquoanalytique existentiale et agrave donner la prioriteacute agrave la sortie de lrsquoecirctre pour livrer le sens de lrsquoecirctre

b) Lrsquoecirctre exceacutedeacute

La partie II eacutenonce une alternative Si le besoin nrsquoest qursquoune privation ou qursquoun manque drsquoecirctre le

besoin drsquoeacutevasion ne promet qursquoune sortie relative de lrsquoecirctre en revanche si le besoin nrsquoest pas un manque lrsquoeacutevasion est absolue Lrsquoeacutevasion doit srsquoeacutevader de lrsquoexistence mecircme et le besoin ne pas ecirctre un manque laquo Le fait mecircme drsquoexister ne se reacutefegravere qursquoagrave soi Il est ce par quoi tous les pouvoirs et toutes les proprieacuteteacutes se posent Lrsquoeacutevasion que nous envisageons doit nous apparaicirctre comme la structure interne de ce fait de se poser raquo (DE 100) Par conseacutequent si Levinas srsquoefforce de penser le besoin hors de tout manque crsquoest pour montrer en quoi lrsquoeacutevasion est la structure de lrsquoecirctre comme identiteacute de moi agrave soi ou

fait brut de lrsquoexistence Son but est alors drsquoexpliciter en quoi laquo le besoin est intimement lieacute agrave lrsquoecirctre mais pas en qualiteacute de privation raquo (DE 101) et de deacutecouvrir laquo la pureteacute du fait drsquoecirctre qui srsquoannonce

deacutejagrave comme eacutevasion raquo (DE 102) Alors que dans la partie I de lrsquoarticle lrsquoeacutevasion semblait srsquoopposer agrave lrsquoecirctre comme sa neacutegation et sa sortie voici que lrsquoamorce de lrsquoeacutetude du besoin en fait lrsquoexpeacuterience pure

de lrsquoecirctre qui livre son sens veacuteritable Le lien intime qui existe entre besoin et ecirctre justifie donc pour Levinas le choix de ne pas reprendre lrsquoapproche heideggeacuterienne fondeacutee sur la compreacutehension Son argument peut ecirctre reacutesumeacute comme suit on ne peut acceacuteder au sens de lrsquoecirctre que dans une expeacuterience ougrave le pur fait drsquoecirctre lrsquoil y a de lrsquoecirctre se manifeste en tant que tel or le besoin nrsquoest pas une privation mais est fondamentalement lieacute agrave ce pur fait drsquoecirctre donc le besoin est bien cette expeacuterience que nous recherchons Or cette thegravese nrsquoest encore que programmatique et ne pourra ecirctre eacuteprouveacutee que dans la pheacutenomeacutenologie du besoin la suite de lrsquoarticle devra justifier que le besoin drsquoeacutevasion prenne la place de la compreacutehension drsquoEtre et temps

Pour deacutemontrer que le besoin nrsquoest pas un manque Levinas rejette dans la partie III lrsquoideacutee qursquoil se

deacutefinisse par la satisfaction ndash ideacutee qui nrsquoen fait qursquoun vide attendant la satisfaction du remplissement un manque drsquoecirctre Crsquoest au contraire dans la souffrance que le besoin deacutevoile ce qursquoil est ndash et le malaise est le mode de cette souffrance Le malaise est un laquo effort de sortir drsquoune situation intenable raquo

(DE 104) effort qui est preacuteciseacutement la cause de la souffrance eacuteprouveacutee Il est une douleur qui nrsquoa pas drsquoobjet preacutecis parce qursquoil nrsquoest pas simplement un eacutetat (dans ces pages Levinas oppose le besoin

298 M Heidegger Etre et temps op cit sect5 al 6 p 16

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dynamique agrave lrsquoeacutetat qui est donneacute tout drsquoun coup) mais un effort qui dure dans le temps en vue de sortir de soi-mecircme Le malaise est une souffrance que jrsquoeacuteprouve agrave lrsquoeacutegard de mon propre ecirctre du fait mecircme que je ne peux me deacutetacher de cet ecirctre lagrave ougrave seul ce deacutetachement atteacutenuerait le mal La cateacutegorie

de sortie ou drsquoeacutevasion deacutefinit donc le malaise qui deacutefinit le besoin tout besoin est tentative de sortie besoin drsquoeacutevasion Or le malaise se caracteacuterise par lrsquoindeacutetermination de sa tentative de sortie laquo ce qui

en constitue cependant le caractegravere particulier crsquoest lrsquoindeacutetermination du but que se propose cette sortie qui doit ecirctre releveacutee comme une caracteacuteristique positive Crsquoest une tentative de sortir sans savoir ougrave lrsquoon va et cette ignorance qualifie lrsquoessence mecircme de cette tentative raquo (ibid) Il faut lire dans ces lignes lrsquoexplication du caractegravere indeacutetermineacute de lrsquoeacutevasion Si lrsquoeacutevasion est un besoin qui naicirct de lrsquoexpeacuterience de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre dans le malaise alors lrsquoindeacutetermination propre au malaise est lrsquoindeacutetermination mecircme de lrsquoeacutevasion Dans le malaise je veux eacutechapper agrave mon ecirctre sortir de moi Mais ce besoin ne sait pas ougrave il veut aller Levinas parle drsquoindeacutetermination du but et drsquoignorance de la destination comme de caractegraveres essentiels agrave lrsquoexpeacuterience du malaise et agrave la sortie de lrsquoecirctre qursquoil implique Dans le malaise je veux mrsquoeacutevader de mon ecirctre alors mecircme que je ne sais pas ougrave je veux que cette eacutevasion me conduise hors de moi crsquoest tout Lrsquoeacutevasion est un besoin doublement indeacutetermineacute

car elle veut sortir de lrsquoecirctre sans savoir ougrave elle ira ni comment elle partira Levinas en mettant en lumiegravere cette expeacuterience fondamentale de la souffrance dans le besoin montre non seulement que le

besoin nrsquoest pas un manque puisque le malaise naicirct drsquoun trop-plein drsquoecirctre mais surtout que tout besoin recegravele en lui un besoin drsquoeacutevasion Nul besoin nrsquoest eacutetranger au malaise car lrsquoeacutepreuve du besoin nous approche laquo drsquoune situation qui est lrsquoeacuteveacutenement fondamental de notre ecirctre le besoin drsquoeacutevasion299 raquo

(DE 107) Etre crsquoest eacuteprouver le besoin de srsquoeacutevader devant cette laquo espegravece de poids mort au fond de notre ecirctre raquo (ibid) Le plaisir aurait pu constituer cette sortie selon la partie IV puisqursquoil est laquo comme la rareacutefaction de notre ecirctre comme sa pacircmoison raquo lrsquoecirctre se faisant plus leacuteger et donc moins eacutetouffant (DE 108) Le plaisir est en effet un processus qui vise agrave sortir de lrsquoecirctre et dont lrsquoaffectiviteacute consiste agrave briser les formes de lrsquoecirctre Mais cette sortie est illusoire elle eacutechoue le plaisir faisant entrevoir la

deacutefection de lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre au moment mecircme ougrave il redescend et deacuteccediloit (cf DE 110) Cet eacutechec se ressent dans la honte que Levinas deacutecrit dans la partie V comme lrsquoimpossibiliteacute drsquooublier sa propre

nuditeacute Avec lrsquoeacutechec du plaisir le malaise renaicirct dans la honte qui est reacuteveacutelatrice de lrsquoimpossibiliteacute de srsquoarracher agrave soi Levinas seacutepare la honte des repreacutesentations morales et sociales pour en faire la

deacutecouverte ou la mise agrave nu de notre enchaicircnement agrave nous-mecircmes et crsquoest cet ecirctre-riveacute-agrave-soi qui est preacuteciseacutement honteux La honte peut alors apparaicirctre comme un besoin celui de srsquoexcuser de sa propre existence dans le malaise eacuteprouveacute par sa mise agrave nu Cependant crsquoest la nauseacutee qui fait apparaicirctre la nature du malaise et donc du besoin dans toute sa pureteacute

Lrsquoanalyse pheacutenomeacutenologique de la nauseacutee dans la partie VI fait de celle-ci laquo lrsquoexpeacuterience mecircme

de lrsquoecirctre pur300 raquo (DE 116) Lrsquoeacutetat nauseacuteabond est lrsquoexpeacuterience ougrave la preacutesence de moi agrave soi devient si oppressante qursquoelle conduit au bord du vomissement Elle est le malaise porteacute au comble de la reacutevolte

et de lrsquoeacutetouffement Il convient donc de la distinguer des pheacutenomegravenes ougrave le mal au cœur est causeacute par un eacutetant exteacuterieur 1 La nauseacutee est un soulegravevement de lrsquointeacuterieur ougrave laquo le fond de nous-mecircmes eacutetouffe sous nous-mecircmes raquo (DE 115) Elle ne vient pas du contact avec un eacutetant exteacuterieur agrave moi ndash agrave qui peut-

299 Plus loin Levinas reacuteitegravere cette affirmation en une formule suggestive laquo helliple besoin qui nous est deacutejagrave

apparu comme le malaise mecircme drsquoecirctre et au fond comme la cateacutegorie fondamentale de lrsquoexistence raquo (DE 114) Ici Levinas omet en effet de parler de besoin drsquoeacutevasion ne parlant que de besoin mais il srsquoagit de la mecircme chose puisque le besoin drsquoeacutevasion est ce malaise qui fait la profondeur de tout besoin La thegravese de la pleacutenitude du besoin deacutefendue dans cet article est la thegravese que tout besoin est besoin drsquoeacutevasion

300 Formule que la preacuteface de Totaliteacute et infini reprendra pour qualifier cette fois la guerre (TI 5)

278

ecirctre conviendrait mieux le nom de deacutegoucirct301 ndash mais en elle coiumlncident sans distinction le sujet et lrsquoobjet du haut-le-cœur Crsquoest lrsquoidentiteacute de mon propre ecirctre qui se fait nauseacutee et me soulegraveve de lrsquointeacuterieur ou de mon existence mecircme Cet eacutecœurement correspond au premier moment de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre que

la partie I avait deacutecrit comme ecirctre-riveacute ou enchaicircnement il en est pour ainsi dire la tonaliteacute affective 2 Or il va de pair avec un second moment celui de la reacutevolte et de lrsquoeacutevasion laquo il y a dans la nauseacutee

un refus drsquoy demeurer un effort drsquoen sortir raquo (DE 116) Le repli eacutetouffant sur soi qui fait le premier moment de la nauseacutee suppose pour ecirctre veacutecu comme eacutetouffant oppressant insurmontable etc un besoin drsquoeacutevasion qursquoil comprime Sans ce refus la nauseacutee ne serait pas veacutecue comme nauseacutee et elle pourrait mecircme agrave la rigueur ressembler au confort greacutegaire de la servitude volontaire La reacutevolte essentielle agrave la nauseacutee se laisse dire dans le mot de soulegravevement celui-ci ne deacutesigne pas seulement la reacutepulsion eacuteprouveacutee agrave lrsquoeacutegard de lrsquoexistence dans un haut-le-cœur mais le soulegravevement de tout le moi agrave lrsquoeacutegard de son identiteacute agrave soi et qui nrsquoest pas exempt de leccedilons politiques302 Ce besoin drsquoeacutevasion a lui aussi une tonaliteacute affective propre celle du deacutesespoir laquo Cet effort est drsquoores et deacutejagrave deacutesespeacutereacute il lrsquoest en tout cas pour toute tentative drsquoagir ou de penser Et ce deacutesespoir ce fait drsquoecirctre riveacute constitue toute lrsquoangoisse303 de la nauseacutee raquo (ibid) Lrsquoeacutevasion absolue est impossible et la nauseacutee deacutesespoir drsquoun effort

inutile est lrsquoexpeacuterience de cette impossibiliteacute eacutetouffante Lrsquoeacutevasion ne vient pas dans un second temps comme si elle eacutetait rendue neacutecessaire par la deacutecouverte de lrsquoasservissement du moi agrave son ecirctre elle est

un besoin que creacutee cet enchaicircnement mecircme dans lrsquoaffection qursquoil suscite le malaise de la nauseacutee Srsquoil nrsquoy a plus rien agrave faire il nrsquoy a plus qursquoagrave sortir Lrsquoeacutetat nauseacuteeux est un sans-issue un enfermement dans lrsquoecirctre dont je ne peux que vouloir mrsquoeacutechapper La nauseacutee est le besoin drsquoeacutevasion eacuteprouveacute agrave lrsquoeacutetat pur dans sa forme la plus insoutenable et la plus pressante Mais qursquoest-ce qui autorise Levinas agrave poser la nauseacutee comme le pur sens de lrsquoecirctre Preacuteciseacutement le fait que laquo la nauseacutee ne se pose pas seulement comme quelque chose drsquoabsolu mais comme lrsquoacte mecircme de se poser crsquoest lrsquoaffirmation mecircme de lrsquoecirctre raquo (DE 118) En tant qursquoexpeacuterience pure de lrsquoecirctre pur la nauseacutee livre le sens de lrsquoecirctre

De lrsquoeacutevasion deacutecrit une expeacuterience de lrsquoecirctre structureacutee en deux moments lrsquoecirctre-riveacute-agrave-lrsquoecirctre et le besoin de srsquoeacutevader hors de lrsquoecirctre Nous avons insisteacute apregraves Levinas sur la neacutecessiteacute drsquoabstraire

analytiquement ces deux moments lrsquoun de lrsquoautre bien qursquoils ne fassent qursquoun dans lrsquoexpeacuterience laquo Lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre pur est en mecircme temps lrsquoexpeacuterience de son antagonisme et de lrsquoeacutevasion qui

301 Nous pouvons appeler deacutegoucirct le soulegravevement inteacuterieur eacuteprouveacute face agrave la preacutesence drsquoun eacutetant exteacuterieur et

non pas face agrave notre propre preacutesence Le deacutegoucirct ainsi deacutefini possegravede bien les traits que Levinas refuse agrave la nauseacutee (cf DE 115-116) lrsquoobjet deacutegoucirctant est un obstacle dont il srsquoagit de se deacutetourner en vue de permettre au deacutegoucirct de passer Le deacutegoucirct est toujours deacutegoucirct dehellip quelque chose et en raison de cette structure il maintient une dualiteacute entre le sujet deacutegoucircteacute et lrsquoobjet deacutegoucirctant ndash Nous ne faisons ici que donner un nom agrave un pheacutenomegravene que Levinas a lui-mecircme deacutecrit sans le nommer en lrsquoopposant agrave la nauseacutee La distinction entre nauseacutee et deacutegoucirct rejoint ainsi la distinction entre angoisse et peur theacutematiseacutee par Heidegger au paragraphe 30 drsquoEtre et temps

302 De mecircme que la critique de la philosophie classique dans la partie I visait lrsquoembourgeoisement et la suffisance agrave soi ne posant pas la question de la justice (pour lrsquoeacutetranger) le soulegravevement de la nauseacutee pourrait ecirctre lu comme un soulegravevement politique contre la politique laquo barbare raquo de lrsquoecirctre (cf DE 127) lrsquohitleacuterisme De lrsquoeacutevasion permet ainsi drsquoeacuteclairer reacutetrospectivement Quelques reacuteflexions sur la philosophie de lrsquohitleacuterisme M Abensour lrsquoa bien montreacute dans sa preacuteface agrave cet article (cf QR 80 ss)

303 En quel sens comprendre ici ce mot drsquoangoisse Les concepts forgeacutes par Levinas dans son article suffisent agrave lrsquoexpliquer lrsquoangoisse est synonyme du deacutesespoir causeacute par lrsquoenchaicircnement sans sortie agrave lrsquoecirctre dans la nauseacutee elle deacutenomme cet laquo il-nrsquoy-a-plus-rien-agrave-faire raquo (DE 116) de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre Contrairement agrave lrsquoangoisse dans Etre et temps elle nrsquoest pas angoisse de rien mais angoisse devant le trop-plein de lrsquoecirctre dans sa preacutesence angoisse devant lrsquoeacutevasion impossible J Rolland a vu lrsquoeacutecart entre la nauseacutee levinassienne et lrsquoangoisse heideggeacuterienne (cf DE 35-41) Heidegger pense lrsquoangoisse comme lrsquoouverture de lrsquoeacutetant comme tel et donc de la diffeacuterence ontologique Levinas voit dans la nauseacutee lrsquoeacutepreuve du pur fait drsquoecirctre lrsquoaffection du rien comme pleacutenitude excessive drsquoecirctre En ce sens la nauseacutee preacutecegravede lrsquoangoisse puisque laquo la mort ne peut lui apparaicirctre que si elle reacutefleacutechit sur elle-mecircme raquo (DE 116)

279

srsquoimpose raquo (DE 116 nous soulignons) Cette simultaneacuteiteacute est lrsquoacquis et lrsquoeacutenigme de lrsquoarticle de 1935 Elle contredit toute interpreacutetation qui affirmerait que Levinas deacuteduit lrsquoeacutevasion de lrsquoecirctre-riveacute Une telle lecture distingue en effet deux temps drsquoabord jrsquoeacuteprouve dans la nauseacutee mon eacutetouffante identiteacute

avec moi-mecircme puis naicirct de cet enfermement le besoin de srsquoeacutevader Mais cette thegravese ndash outre qursquoelle ignore la simultaneacuteiteacute sur laquelle insiste le texte ndash se contredit car elle omet drsquoexpliquer pourquoi je

percevrais lrsquoecirctre comme emprisonnement si je nrsquoavais pas deacutejagrave le besoin de mrsquoeacutevader Pourtant il ne suffit pas de renverser la lecture pour trouver lrsquointerpreacutetation juste en disant que jrsquoaurais au preacutealable le besoin de mrsquoeacutevader et que je verrais ensuite mon identiteacute comme une prison ndash car reacuteciproquement crsquoest bien de lrsquoexistence mecircme que je veux mrsquoeacutevader La simultaneacuteiteacute pheacutenomeacutenologique des deux moments de la structure de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre doit donc ecirctre prise au seacuterieux La nauseacutee est bien un pheacutenomegravene biceacutephale entrelaccedilant lrsquoeacutepreuve de lrsquoenchaicircnement et le besoin drsquoeacutevasion Or voici le point deacutecisif de lrsquoanalyse la nauseacutee entrelace lrsquoecirctre et son au-delagrave Qursquoest-ce agrave dire En tant que sortie hors de lrsquoecirctre lrsquoeacutevasion procegravede drsquoun besoin ontologiquement absurde qui indique un au-delagrave de lrsquoecirctre mais en tant qursquoecirctre-riveacute-agrave-lrsquoecirctre elle est bien une expeacuterience de lrsquoecirctre Elle est une expeacuterience de lrsquoecirctre qui indique un au-delagrave de lrsquoecirctre dont elle ne fait pas lrsquoexpeacuterience puisqursquoelle en est

simplement le besoin qui ne sait ni comment sortir ni ougrave aller De lrsquoeacutevasion en mettant ici un point drsquoarrecirct agrave sa pheacutenomeacutenologie laisse le lecteur indeacutecis apregraves avoir deacutecrit une expeacuterience hybride qui ne

relegraveve ni de lrsquoecirctre ni de son au-delagrave mais de leur eacutetrange entrelacement Si le lecteur dispose avec Etre et temps drsquoun exemple de lrsquoontologie que cette expeacuterience cherche agrave quitter Levinas ne lui dit en rien comment srsquoeffectue la relegraveve de lrsquoontologie Tout au plus peut-on avec les deux derniegraveres parties forger des hypothegraveses

De la pheacutenomeacutenologie du besoin du malaise et de la nauseacutee la partie VII conclut que lrsquoecirctre est

laquo essentiellement fini raquo (DE 120) Cette affirmation ne contredit qursquoen apparence la thegravese trois fois reacutepeacuteteacutee selon laquelle les couples notionnels parfaitimparfait ou infinifini srsquoappliquent agrave lrsquoeacutetant

seulement et non agrave lrsquoecirctre (cf DE 93 99 100-101) Cette thegravese concerne la limitation de lrsquoeacutetant qui apparaicirct lorsque lrsquoon mesure lrsquoeacutetant agrave lrsquoaune drsquoun ideacuteal plus parfait (qui est eacutetant lui-mecircme) Si lrsquoecirctre

ne saurait ecirctre dit fini en ce sens il le peut en un autre qui est lrsquoapport de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacutevasion sa finitude est sa pleacutenitude eacutetouffante veacutecue dans la nauseacutee laquo Si par finitude de lrsquoecirctre nous

entendons le fait qursquoil est pesant pour lui-mecircme et qursquoil aspire agrave lrsquoeacutevasion la notion drsquoecirctre fini est une tautologie raquo (DE 120) La finitude de lrsquoecirctre nrsquoest plus son mourir comme chez Heidegger mais son ecirctre-riveacute qui pegravese sur lui-mecircme ndash et qui eacuteprouve le besoin drsquoeacutevasion de cette finitude que lrsquoœuvre ulteacuterieure nommera Deacutesir de lrsquoinfini Dans sa note 8 (cf DE 147-148) J Rolland commente cette finitude en distinguant ce qursquoil appelle le quid de lrsquoecirctre (le fait absolu qursquoil y a de lrsquoecirctre sa puissance infinie en tant qursquoabsolue) et son quomodo (lrsquoeacutetouffement provoquant la nauseacutee lrsquoimpuissance de lrsquoecirctre et sa finitude) Cela est juste mais il nous semble plus judicieux de reacuteserver le terme drsquoinfini pour deacutesigner lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre entrevu dans lrsquoeacutevasion Le texte suggegravere ndash mais notre propos nrsquoest ici

qursquohypothegravese ndash cette possibiliteacute Degraves la partie I en effet Levinas eacutevoquait le moi et laquo la brutaliteacute de son existence qui ne pose pas la question de lrsquoinfini raquo (DE 99) la finitude de lrsquoecirctre nrsquoest-elle pas son eacutetouffement dont il srsquoagit de srsquoeacutevader Et la question de lrsquoinfini nrsquoest-elle pas ce qui suscite ce besoin drsquoeacutevasion Mais Levinas ne preacutecise pas en quoi consiste cette question et nous oblige pour lui donner un contenu agrave formuler lrsquohypothegravese suivante la question de lrsquoinfini est celle de la justification de

lrsquoecirctre celle de la mise en question de sa suffisance De fait quelques lignes avant de mentionner la question de lrsquoinfini Levinas affirmait laquo lrsquoeacutevasion au contraire met en question preacuteciseacutement cette

preacutetendue paix avec soi raquo (ibid) La mise en question qui fera le contenu eacutethique de la question de

280

lrsquoinfini dans lrsquoœuvre ulteacuterieure304 est peut-ecirctre deacutejagrave accomplie par lrsquoeacutevasion Ensuite bien qursquoil ne la rapproche pas explicitement de la notion drsquoinfini Levinas formule la question veacuteritable qui nrsquoest pas celle de lrsquoecirctre et du neacuteant en ces termes laquo lrsquoecirctre se suffit-il raquo (DE 122) Cette question ndash ougrave

croyons-nous il faut voir la question de lrsquoinfini eacutevoqueacutee plus haut ndash atteste les limites de lrsquoarticle de 1935 celui-ci a montreacute dans lrsquoexpeacuterience de la nauseacutee que lrsquoecirctre ne se suffit pas mais il nrsquoa pas dit en

quoi consiste cette insuffisance ndash conseacutequence directe de lrsquoindeacutetermination du besoin drsquoeacutevasion En pensant ensemble lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre et son eacutevasion Levinas forge un concept ambivalent

drsquoeacutevasion agrave la fois inscrit dans lrsquoecirctre en tant qursquoexpeacuterience de son enfermement et hors de lrsquoecirctre en tant qursquoil cherche agrave le quitter En affirmant que laquo dans lrsquoeacutevasion raquo le moi laquo nrsquoa en vue que la brutaliteacute de son existence qui ne pose pas la question de lrsquoinfini raquo (DE 99) Levinas suggegravere bien que lrsquoeacutevasion suppose et une expeacuterience de lrsquoecirctre et une sortie de lrsquoecirctre dont quelques indices disseacutemineacutes dans le texte suggegraverent qursquoil pourrait ecirctre le Deacutesir de lrsquoinfini Le besoin drsquoeacutevasion crsquoest la question de lrsquoinfini qui cherche agrave sortir eacutetouffeacutee par lrsquoincessant retour agrave soi de lrsquoexistence crsquoest la premiegravere expeacuterience de lrsquoecirctre comme insuffisance de cet ecirctre mecircme comme neacutecessiteacute pressante drsquoen sortir Drsquoougrave la

dupliciteacute de cette expeacuterience que Levinas deacutecrit ndash ou plutocirct annonce ndash ici lrsquoexistence est agrave la fois (1) expeacuterience de lrsquoidentiteacute sans deacutefection possible de moi agrave soi et (2) besoin de briser cette identiteacute qui est

lrsquoecirctre mecircme Il nrsquoy a pas drsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre qui nrsquoimplique celle du besoin drsquoen sortir

c) Le projet drsquoeacutevasion Lrsquoeacutevasion qui exprime un besoin de sortir de lrsquoecirctre est donc le nom de lrsquoexpeacuterience de lrsquoidentiteacute

de lrsquoecirctre Pourtant lrsquoideacutee drsquoeacutevasion ne se reacuteduit pas agrave cette seule expeacuterience puisqursquoelle deacutesigne aussi un certain projet endosseacute par une certaine litteacuterature et philosophie contemporaines Or quel sens lrsquoarticle donne-t-il agrave lrsquoeacutevasion en tant que projet Pourquoi srsquoeacutevader comment et ougrave aller J Rolland

a-t-il raison de ne voir en lrsquoeacutevasion qursquoune laquo assez obscure meacutetaphore (hellip) qui jamais drsquoailleurs ne sera elle-mecircme hausseacutee au niveau drsquoun concept opeacuteratoire raquo (DE 16) Pour le savoir il faut repartir

du besoin drsquoeacutevasion et voir comment le projet que Levinas formule se justifie dans cette expeacuterience

Lrsquoeacutevasion en tant que projet philosophique ne peut prendre la relegraveve de lrsquoontologie drsquoEtre et temps que si elle srsquoinscrit dans une expeacuterience irreacuteductible agrave la compreacutehension de lrsquoecirctre Nous avons deacutecrit cette expeacuterience dans le malaise et la nauseacutee et avons deacutecouvert que le besoin drsquoeacutevasion eacutetait caracteacuteriseacute par une fondamentale indeacutetermination de sa tentative de sortie Levinas eacutecrit ainsi agrave propos du malaise laquo ce qui en constitue cependant le caractegravere particulier crsquoest lrsquoindeacutetermination du but que se propose cette sortie qui doit ecirctre releveacutee comme une caracteacuteristique positive Crsquoest une tentative de sortir sans savoir ougrave lrsquoon va et cette ignorance qualifie lrsquoessence mecircme de cette tentative raquo (DE 104) Degraves lors le besoin drsquoeacutevasion se preacutesente comme constitutivement indeacutetermineacute dans son mouvement

mecircme de sortie je fais lrsquoexpeacuterience drsquoun enchaicircnement agrave lrsquoecirctre et drsquoun besoin de sortir de cette condition sans savoir pour quoi et par quoi je suis appeleacute agrave sortir ni comment mrsquoeacutechapper ni ougrave aller Or ce flottement constitutif de lrsquoexpeacuterience de lrsquoeacutevasion se retrouve neacutecessairement dans le projet qui en reacutesulte Lrsquoeacutevasion est reacutevolte car elle sait que lrsquoecirctre ne se suffit pas mais elle ne saurait pas dire comment le compleacuteter Drsquoougrave lrsquoindeacutetermination des derniers mots de lrsquoarticle de 1935 laquo Il srsquoagit de

sortir de lrsquoecirctre par une nouvelle voie au risque de renverser certaines notions qui au sens commun et agrave

304 Les œuvres ulteacuterieures penseront avec lrsquoeacutethique la mise en question de mon droit drsquoecirctre substituant la

question de la justification de mon ecirctre agrave celle de sa perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre (voir infra)

281

la sagesse des nations semblent les plus eacutevidentes raquo (DE 127) Ce vœu est indeacutetermineacute preacuteciseacutement parce que le besoin drsquoeacutevasion qui lrsquoinspire est lui-mecircme indeacutetermineacute Comment le projet de Levinas se deacutefinit-il et notamment par rapport agrave lrsquoontologie Le malaise et la nauseacutee livrent le sens de lrsquoecirctre et

forment une expeacuterience indeacutetermineacutee drsquoeacutevasion ce qui a deux conseacutequences pour lrsquoontologie 1 Lrsquoontologie fondamentale de Heidegger se voit priveacutee du privilegravege de dire le sens de lrsquoecirctre De

lrsquoeacutevasion conteste le privilegravege de lrsquoexpeacuterience de lrsquoangoisse et soutient que toute expeacuterience de lrsquoecirctre est tributaire du sens qui lui est attribueacute dans la nauseacutee Faut-il interpreacuteter ce geste comme la substitution drsquoune ontologie de la nauseacutee agrave une ontologie de lrsquoangoisse ou comme la rupture avec toute ontologie 2 En outre seule cette contestation justifie le projet de rompre avec lrsquoontologie de Heidegger si la rupture est possible crsquoest parce que le sens de lrsquoecirctre nrsquoest pas dicteacute par lrsquoecirctre lui-mecircme mais par la reacutevolte contre lui On retombe sur la difficulteacute que nous venons de soulever cette reacutevolte en finit-elle avec toute ontologie ou suppose-t-elle une autre ontologie Les reacuteponses que Levinas esquisse au projet drsquoeacutevasion sont bien insuffisantes pour reacutesoudre ce problegraveme le plaisir nrsquoest pas une eacutevasion puisqursquoil retombe toujours sur lrsquoidentiteacute apregraves avoir laisseacute entrevoir le deacutepart la critique de la barbarie des socieacuteteacutes acceptant lrsquoecirctre nrsquoeacutenonce rien de positif et se contente de poser la

neacutecessiteacute de refuser la suffisance de lrsquoecirctre mecircme la litteacuterature contemporaine nrsquoest pas plus explicite puisque Levinas ne lui fait rien dire drsquoautre que la contestation de lrsquoontologie En tant que tel le projet

drsquoeacutevasion en reste au niveau de pur souhait programmatique et drsquoindeacutetermination ontologique On peut alors reacutetorquer agrave J Rolland qui affirme que lrsquoeacutevasion reste une meacutetaphore et non un

concept qursquoil est neacutecessaire de distinguer agrave propos de lrsquoeacutevasion entre le besoin drsquoeacutevasion issu de lrsquoexpeacuterience nauseacuteabonde de lrsquoecirctre et le projet philosophique drsquoeacutevasion qui se veut rupture avec ce que lrsquoarticle appelle lrsquoontologisme ou la philosophie de lrsquoecirctre De lrsquoeacutevasion nrsquoest pas un article sur le projet philosophique drsquoeacutechapper agrave lrsquoontologie en tant que tel mais sur lrsquoexpeacuterience qui au sein de lrsquoecirctre eacuteveille ce projet en nous Cette expeacuterience Levinas la qualifie en 1935 de besoin En tant que besoin

lrsquoeacutevasion est un concept philosophique rigoureux qui ne srsquoen tient pas agrave la simple meacutetaphore Nous soutenons que lrsquoeacutevasion est en 1935 le besoin lui-mecircme cela mecircme qui rend le besoin irreacuteductible agrave

la privation Seulement lrsquoindeacutetermination de lrsquoeacutevasion qui en constitue le concept ouvre sur des problegravemes qui eux sont resteacutes insuffisamment deacutetermineacutes dans lrsquoarticle 1 Si le besoin drsquoeacutevasion a

beacuteneacuteficieacute drsquoune pheacutenomeacutenologie convaincante en 1935 ce nrsquoest pas le cas du projet philosophique qursquoil implique Levinas garde sous silence le lien entre ce besoin drsquoeacutevasion et le projet drsquoensemble qursquoil nourrit et se dispense de deacutefinir ce projet305 De lrsquoeacutevasion se contente drsquoenraciner ce besoin dans la subjectiviteacute sans expliciter la direction que ce besoin donne au travail philosophique Degraves lors nous sommes drsquoaccord avec J Rolland pour dire qursquoen tant que projet ou programme de recherche lrsquoeacutevasion nrsquoest encore qursquoune meacutetaphore sans concept ndash conseacutequence neacutegative de son indeacutetermination pheacutenomeacutenologique 2 Lrsquoenjeu de lrsquoarticle est drsquoeacutelaborer laquo une cateacutegorie de sortie inassimilable agrave la reacutenovation ni agrave la creacuteation qursquoil srsquoagit de saisir dans toute sa pureteacute raquo crsquoest-agrave-dire dans toute sa

rupture avec lrsquoecirctre laquo thegraveme inimaginable qui nous propose de sortir de lrsquoecirctre raquo (DE 97) Mais que signifie sortir de lrsquoecirctre De lrsquoeacutevasion srsquoarrecircte agrave la description de la nauseacutee et invalide le seul moyen de sortir de lrsquoecirctre qursquoil envisage agrave savoir le plaisir (et les moyens que drsquoautres ont envisageacute avant lui

305 Sans doute ces silences sont-ils dus au statut que Levinas donnait agrave De lrsquoeacutevasion au moment de sa

reacutedaction Lrsquoarticle se preacutesente ainsi comme une laquo introduction raquo sans preacuteciser ce agrave quoi il introduit et excusant son silence sur la question de lrsquoeacuteterniteacute par une laquo autre eacutetude raquo qui lui sera consacreacutee (DE 101) ndash et qui nrsquoest jamais venue Cette eacutetude est agrave nouveau mentionneacutee plus loin Levinas preacutecisant qursquoelle aura pour rocircle drsquolaquo esquisser une philosophie de lrsquoeacutevasion raquo (DE 122) Ces renvois suggegraverent un dessein plus geacuteneacuteral par rapport auquel De lrsquoeacutevasion jouait le rocircle drsquointroduction ndash et donc ne devait pas preacutetendre agrave lrsquoexhaustiviteacute

282

eacutelan creacuteateur vies innombrables mort) Lrsquoarticle a donneacute une structure ontologique forte du moi comme ecirctre riveacute agrave lrsquoecirctre eacutecœureacute de lrsquoecirctre au point de ne pas avoir drsquoautre issue que de srsquoen eacutevader Degraves 1935 Levinas cherche agrave dire le sens de la subjectiviteacute qursquoil deacutecrit comme lrsquoentrelacement de

lrsquoidentiteacute eacutecœurante et du besoin drsquoeacutevasion Mais il ne preacutecise en rien en quoi consiste lrsquoeacutevasion Lrsquoeacutevasion comme projet de sortie de lrsquoecirctre en reste agrave la meacutetaphore carceacuterale lrsquoecirctre est laquo un

emprisonnement dont il srsquoagirait de sortir raquo (ibid) mais lrsquoopposition agrave lrsquoecirctre est toute neacutegative et lrsquoeacutevasion ne sait pas encore comment qualifier lrsquoailleurs auquel elle aspire 3 Cette indeacutecision quant au sens de la sortie va de pair avec une indeacutetermination du sens de lrsquoecirctre dont il srsquoagit de sortir Levinas semble reprendre la diffeacuterence ontologique mais la met agrave mal en privileacutegiant la nauseacutee sur lrsquoangoisse et la subvertit tout agrave fait en assimilant lrsquoecirctre agrave lrsquoidentiteacute de moi agrave soi De lrsquoeacutevasion srsquoancre moins dans lrsquoontologie par sa fideacuteliteacute que par sa subversion de Heidegger Drsquoougrave peut-ecirctre lrsquoabsence de toute reacutefeacuterence au philosophe dans ces pages dont chaque ligne dialogue avec Etre et temps Levinas ne veut pas opposer programme agrave programme mais structure ontologique agrave structure ontologique Le programme philosophique naicirctra dans un second temps pour reacutepondre agrave ce besoin drsquoeacutevasion qui structure la subjectiviteacute elle-mecircme Il fallait drsquoabord dire avant toute poleacutemique le socle

pheacutenomeacutenologique ougrave srsquoenracine le programme ndash socle qui se preacutesente ici comme besoin drsquoeacutevasion dont la pheacutenomeacutenologie repose sur une ontologie insuffisante et ambigueuml

Mais nrsquoavons-nous pas parleacute agrave tort de structure ontologique de la subjectiviteacute agrave propos de

lrsquoeacutevasion Nrsquoest-ce pas deacutejagrave une subjectiviteacute au-delagrave de lrsquoecirctre que vise Levinas un sujet dont le sens preacutecegravede lrsquoecirctre et qui dicte agrave lrsquoecirctre son sens Rien dans lrsquoarticle ne permet de reacutepondre que lrsquoeacutevasion soit le projet drsquoune rupture avec toute ontologie ou le projet drsquoune re-fondation de lrsquoecirctre et drsquoune autre ontologie libeacutereacutee du primat de la compreacutehension crsquoest lagrave une difficulteacute impossible agrave trancher pour deux raisons essentielles drsquoune part le fait que lrsquoindeacutetermination soit une caracteacuteristique positive de lrsquoeacutevasion elle-mecircme et drsquoautre part les limites propres de lrsquoarticle de 1935 qui nrsquoindique mecircme pas en

quoi consiste la veacuteritable eacutevasion agrave laquelle il aspirait Devant cette impossibiliteacute de trancher nous devons prendre garde de ne pas soumettre De lrsquoeacutevasion agrave une lecture reacutetrospective la suite de lrsquoœuvre

ne nous permettra en rien de preacuteciser le sens du projet drsquoeacutevasion de 1935 Il faut eacuteviter deux eacutecueils 1 Le premier consiste agrave dire que le projet drsquoeacutevasion compris dans toute sa radicaliteacute ne peut mener qursquoagrave

une rupture de lrsquoontologie et agrave une penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre Si le thegraveme de la sortie de lrsquoecirctre semble bien preacutefigurer les thegraveses futures sur lrsquoautrement qursquoecirctre rien ne permet drsquoeacutetablir celui-ci comme le laquo dessein ultime raquo de celui-lagrave comme le veut J Rolland (DE 67) Drsquoautres voies peuvent ecirctre emprunteacutees et notamment celle esquisseacutee degraves 1947 drsquoune philosophie de la pluraliteacute de lrsquoecirctre 2 En outre il serait hacirctif drsquoidentifier le besoin drsquoeacutevasion au Deacutesir de lrsquoinfini sous sa guise eacutethique ou sous sa guise eacuterotique Ni le feacuteminin ni le fils ni le visage ndash ni mecircme autrui ndash ne sont eacutevoqueacutes comme voies drsquoeacutevasion Levinas laisse en suspens la question de lrsquoaccomplissement concret du besoin drsquoeacutevasion Crsquoest nous lecteurs instruits par Totaliteacute et infini et Autrement qursquoecirctre qui voyons dans le

besoin de 1935 le germe du Deacutesir et dans lrsquoeacutevasion celui de lrsquoautrement qursquoecirctre Et nous devons mesurer la part drsquoarbitraire de notre interpreacutetation agrave lrsquoaune du devenir le plus proche de la philosophie de Levinas les textes de 1947 que douze ans la seconde Guerre mondiale et la Shoah seacuteparent de lrsquoarticle de 1935 En effet les eacutecrits qui jalonnent ces douze anneacutees sont de peu de secours pour lrsquoanalyse de lrsquoeacutevasion Ce concept apparaicirct tout de mecircme dans les laquo Carnets de captiviteacute raquo (1940-1945)

ougrave Levinas reacutepegravete la laquo neacutecessiteacute de lrsquoeacutevasion drsquoune vraie sortie de soi drsquoune transcendance raquo (OC1 56) On peut ainsi noter que laquo lrsquoeacutevasion de lrsquoecirctre raquo srsquoy deacutefinit dans le laquo Carnet 1 raquo comme laquo la

possibiliteacute drsquoecirctre comme si on nrsquoa pas encore eacuteteacute Wiedergeburt raquo (OC1 59) une nouvelle naissance hors de lrsquoecirctre (et qui pourtant naicirct de nouveau agrave lrsquoecirctre) Le laquo carnet 4 raquo lui propose une nouvelle

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eacutequivalence laquo espace ndash une forme de relation avec lrsquoecirctre ndash une faccedilon de srsquoeacutevader de soi = Jouissance raquo (OC1 125) sans preacuteciser cependant en quel sens la jouissance constitue une sortie hors de lrsquoecirctre Enfin le laquo Carnet 7 raquo associe lrsquoeacutevasion agrave la feacuteliciteacute et donc au bonheur dont De lrsquoeacutevasion

disait deacutejagrave qursquoil eacutetait lrsquoideacuteal que lrsquoexcendance promettait (cf DE 99) laquo Crsquoest le fait mecircme de jouer le drame (drsquoecirctre) qui permet de sortir de lrsquoecirctre Accomplissement = eacutevasion Evasion dans quelque

chose qui nrsquoest pas ecirctre Feacuteliciteacute raquo (OC1 175) Lrsquoeacutevasion aurait donc agrave voir selon les Carnets de captiviteacute avec la jouissance conccedilue comme accomplissement306 Or lrsquoeacutevasion est ici deacutetacheacutee des analyses pheacutenomeacutenologiques qui faisaient son concept en 1935 et semble fonctionner comme un terme geacuteneacuterique synonyme de beaucoup drsquoautres laquo Bien ndash eacutevasion ndash apogeacutee ndash creacuteation ndash felix culpa ndash qui est la notion que je preacutetends reacutehabiliter raquo (OC1 176)

En concluant sur lrsquoimpossibiliteacute de preacuteciser la nature du projet philosophique de Levinas en 1935

nous nous interdisons toute vue reacutetrospective et laissons ouvertes les possibiliteacutes drsquointerpreacutetation De lrsquoeacutevasion se preacutesente comme un article incomplet qui motive son projet agrave partir drsquoune expeacuterience de lrsquoecirctre mais ne preacutecise en rien la nature de ce projet ndash ni mecircme sa simple possibiliteacute La sortie de lrsquoecirctre

est un paradoxe et non le mot drsquoordre drsquoun programme univalent Plutocirct que de tenter drsquoy reconnaicirctre le germe de concepts plus tardifs nous tacirccherons de voir comment les œuvres ulteacuterieures se situent par

rapport aux thegraveses de 1935 et si leur projet se montre fidegravele agrave De lrsquoeacutevasion et ses exigences Les œuvres de 1947 reprennent-elles la double structure de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre dans le besoin drsquoeacutevasion Quelle forme donnent-elles au projet philosophique de Levinas

sect40 Lrsquoecirctre son mal et sa pluraliteacute

a) Evasion et il y a

Mecircme srsquoil reprend des thegravemes esquisseacutes dans De lrsquoeacutevasion (lrsquoil y a de lrsquoecirctre lrsquoexcendance lrsquoidentiteacute) De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant renonce agrave lrsquoeacutedifice theacuteorique que lrsquoarticle de 1935 avait bacircti il

abandonne la reacutefeacuterence agrave la litteacuterature et agrave sa reacutevolte contre lrsquoecirctre la notion de besoin et la pheacutenomeacutenologie du malaise de la honte et de la nauseacutee Ce renoncement est drsquoautant plus surprenant

que lrsquoouvrage de 1947 reprend des probleacutematiques fondamentales de 1935 la conception du fait qursquoil y a de lrsquoecirctre comme pleacutenitude un projet de quitter lrsquoontologie et de trouver une excendance une description du plaisir et de la volupteacute Pourquoi alors que lrsquoenjeu philosophique semble ecirctre resteacute le mecircme Levinas renonce-t-il en 1947 agrave penser lrsquoil y a agrave partir de la notion de besoin Question drsquoautant plus difficile que la notion de besoin sert encore agrave la deacutefinition neacutegative du projet de 1947 puisque les reacuteflexions de Levinas se disent laquo commandeacutees par un besoin profond de quitter le climat raquo de la philosophie de Heidegger (DEE 19) Si ce mot de besoin est davantage qursquoune meacutetaphore il renvoie agrave De lrsquoeacutevasion qui avait penseacute explicitement le besoin drsquoeacutevasion comme besoin de quitter lrsquoontologie

Etant donneacute que De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant eacutenonce son propre projet en fonction du besoin drsquoeacutevasion il est drsquoautant plus paradoxal que lrsquoon ne trouve plus trace de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacutevasion et de la nauseacutee deacuteveloppeacutee en 1935 Comment expliquer cette absence pourquoi les descriptions nouvelles de lrsquoil y a ne font-elles pas reacutefeacuterence au besoin drsquoeacutevasion et agrave la nauseacutee

306 Sur lrsquoaccomplissement et son rocircle dans la penseacutee de Levinas jusqursquoagrave Totaliteacute et infini particuliegraverement

eu eacutegard au concept de jouissance voir R Calin laquo La notion drsquoaccomplissement chez Levinas raquo in Emmanuel Levinas fenomenologia etica socialitagrave op cit pp 27-47

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Cette absence srsquoexplique par lrsquoeacutemergence drsquoun nouvel enjeu que De lrsquoeacutevasion ignorait et qui se reacutevegravele prioritaire sur la question que posait cet article Cet enjeu premier est la neacutecessiteacute drsquoexpliquer le surgissement de lrsquoeacutetant dans lrsquoecirctre impersonnel En effet alors que De lrsquoeacutevasion deacutecrivait avec la

nauseacutee lrsquoeacutetouffement de lrsquoidentiteacute agrave soi De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant reacutevegravele que le rapport agrave lrsquoil y a est ontologiquement anteacuterieur agrave la position de lrsquoidentiteacute En 1935 le moi qui eacutetait aux prises avec lrsquoecirctre

anonyme ougrave il eacutetouffait ne voyait pas son identiteacute agrave soi deacutetruite dans lrsquohorreur la nauseacutee eacutetait au contraire cette identiteacute dans son indeacutefectible position Comment Levinas aurait-il pu du reste en 1935 penser la deacutesubjectivation de lrsquoil y a srsquoil entendait partir de la diffeacuterence ontologique et non la deacuteduire drsquoune conception plus fondamentale de lrsquoecirctre En 1947 lrsquoil y a deacutesubjectivise le sujet qui en eacuteprouve lrsquohorreur il scinde son identiteacute et le plonge dans la participation ougrave il se fond dans le fourmillement sans objets de lrsquoecirctre anonyme Dans la veille de lrsquoinsomnie lrsquoidentiteacute de moi agrave soi est perdue Les descriptions de lrsquoil y a redescendent donc vers une situation ontologiquement plus fondamentale que lrsquoidentiteacute elle-mecircme preacutesuppose Si la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacutevasion de 1935 conserve une validiteacute ce ne sera que du point de vue second de lrsquoidentiteacute qui srsquoest deacutejagrave arracheacutee de lrsquoil y a deacuteduire lrsquoidentiteacute de lrsquoil y a crsquoest deacutepasser lrsquohorizon dessineacute par De lrsquoeacutevasion Lrsquoenjeu nouveau que Levinas assigne agrave la

philosophie est de faire apparaicirctre lrsquoidentiteacute laquo comme le surgissement dans lrsquoexistence drsquoun existant comme lrsquohypostase Tout ce travail ne se propose que drsquoexpliciter les implications de cette situation

fondamentale raquo (DEE 52) Puisque De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant est tout entier deacutedieacute agrave deacutemecircler cette situation il est deacutedieacute agrave une question que De lrsquoeacutevasion nrsquoavait pas vue ni poseacutee D Franck dans laquo Le corps de la diffeacuterence raquo a montreacute en quoi consistait cette question il srsquoagit de la deacuteduction de la diffeacuterence ontologique agrave partir de lrsquoil y a La probleacutematique de lrsquoeacutevasion surgit plus tard une fois le premier et veacuteritable enjeu de lrsquoouvrage reacutesolu la derniegravere section de lrsquoouvrage laquo Lrsquohypostase raquo deacutecrit dialectiquement les eacutetapes successives qui megravenent de lrsquoil y a agrave lrsquoaccomplissement de lrsquoeacutevasion La partie 1 laquo Lrsquoinsomnie raquo deacutecrit la participation sans sujet agrave la veille insomniaque la partie 2 laquo La position raquo revient sur lrsquoecirctre-riveacute de 1935 dans une optique nouvelle et redit la neacutecessiteacute de lrsquoeacutevasion

que la partie 3 laquo Vers le temps raquo brosse agrave grands traits Retrouve-t-on dans cette section une description de lrsquoenchaicircnement agrave lrsquoidentiteacute et de lrsquoeacutevasion compatible avec les thegraveses deacutefendues dans

De lrsquoeacutevasion agrave savoir la neacutecessiteacute de penser lrsquoecirctre agrave partir du besoin drsquoeacutevasion

Lrsquoexpeacuterience de lrsquoil y a est celle de lrsquohorreur de la deacutesubjectivation de la destruction de tous les noms y compris celui du sujet qui en fait lrsquoexpeacuterience Lrsquoil y a est le pur verbe sans nom ndash anonyme neutre impersonnel ndash qui prive le moi de son identiteacute fait du je un ccedila Il nrsquoest pas agrave proprement parler une expeacuterience veacutecue par un sujet mais le grouillement dont la subjectiviteacute va devoir se libeacuterer pour naicirctre Crsquoest en se posant dans lrsquoici qui est corps que lrsquoexistant prend pied dans lrsquoexistence et se fait sujet identiteacute de moi agrave soi Par cette stance dans lrsquoinstant lrsquoeacutetant se deacutelivre de lrsquoil y a gagne un nom une substance une subjectiviteacute mais cette libeacuteration a un prix lrsquoenchaicircnement de moi agrave soi dont parlait De lrsquoeacutevasion laquo Lrsquohypostase en participant agrave lrsquoil y a se retrouve comme solitude comme le

deacutefinitif de lrsquoenchaicircnement drsquoun moi agrave son soi raquo (DEE 142-143) Crsquoest donc ici que Levinas retrouve en 1947 le fil de ses reacuteflexions de 1935 mais alors qursquoil reprend les thegravemes de lrsquoenchaicircnement de lrsquoecirctre-riveacute et du tragique du moi lieacute agrave soi il nrsquoeacutevoque pas le besoin drsquoeacutevasion Lrsquoidentiteacute du moi est tragique en tant qursquoelle est deacutefinitive et Levinas peut la nommer solitude en raison de cette impossibiliteacute de srsquoen arracher Cette trageacutedie se retrouve dans lrsquointerpreacutetation que Levinas donne du

heacuteros racinien pris dans le paradoxe drsquoune laquo solitude agrave deux raquo (DEE 151) solitude de moi avec soi ougrave le moi est agrave la fois avec et contre soi Jamais dans ces pages Levinas nrsquoeacutevoque le besoin drsquoeacutevasion

comme condition de cette expeacuterience ontologique de lrsquoidentiteacute solitaire Si lrsquoecirctre est deacutejagrave apparu comme mal dans lrsquohorreur de lrsquoil y a la neacutecessiteacute de quitter lrsquoecirctre est deacutejagrave acquise et lrsquoidentiteacute qui se

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conquiert dans lrsquoecirctre et non contre lui nrsquoa fait que troquer un mal pour un autre Lrsquoecirctre eacutetant deacutecouvert comme mal avant mecircme que lrsquoidentiteacute ait eacuteteacute deacutecrite il nrsquoest plus neacutecessaire de faire appel agrave un besoin drsquoeacutevasion pour en justifier la sortie D Franck a donc raison la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre sert de

preacutesupposeacute ontologique agrave lrsquoeacutevasion de 1947 et ne reprend pas sa double structuration de 1935

Il faut pourtant encore srsquointerroger sur le sens de cette thegravese Levinas a-t-il poseacute que tout ecirctre eacutetait un mal interdisant par lagrave mecircme la possibiliteacute de lrsquoavegravenement du bien dans lrsquoecirctre La citation sur laquelle srsquoappuient les exeacutegegravetes se trouve dans la partie que Le temps et lrsquoautre consacre agrave lrsquoil y a laquo Lrsquoecirctre est le mal non pas parce que fini mais parce que sans limites raquo (TA 29) Cet eacutenonceacute promeut ainsi laquo une notion drsquoecirctre sans neacuteant qui ne laisse pas drsquoouvertures qui ne permet pas drsquoeacutechapper raquo (TA 28) et crsquoest en raison de cette impossibiliteacute de lrsquoeacutevasion que lrsquoecirctre est dit le mal Selon D Franck cet eacutenonceacute a un statut ontologique et pose une identiteacute entre lrsquoecirctre et le mal voulant que le mal soit le fond de lrsquoecirctre Degraves lors qursquoil est impossible de le deacutemontrer ontologiquement cet eacutenonceacute identifie abusivement lrsquoecirctre au mal Cette lecture est-elle juste 1 Lrsquoeacutenonceacute est dit laquo ontologique raquo en tant que Levinas ne le pose pas speacuteculativement mais le deacuteduit ndash ou preacutetend le faire ndash drsquoune certaine

description de lrsquoecirctre en tant qursquoil est fondeacute dans une description pheacutenomeacutenologique de lrsquoecirctre Mais Levinas fait-il de lrsquoontologie et si crsquoest le cas en quel sens faut-il lrsquoentendre Nous avons deacutejagrave

montreacute qursquoil eacutetait impossible pour De lrsquoeacutevasion de dire si lrsquoideacutee drsquoune sortie de lrsquoecirctre constituait une rupture avec toute ontologie Le problegraveme se renouvelle ici Levinas bouleverse lrsquoontologie en invalidant son principe heideggeacuterien voulant que lrsquoecirctre soit abordeacute agrave partir de la preacutecompreacutehension qursquoen a le Dasein On nrsquoapprend rien en qualifiant la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre drsquoontologique tant que lrsquoon ne preacutecise pas en quoi consiste une ontologie sans compreacutehension 2 En outre un fait lexical drsquoune importance capitale vient mettre agrave mal la lecture qui identifie cette thegravese lrsquousage du terme drsquoecirctre en un sens irreacuteductible au mal laquo ecirctre feacutecond raquo (DEE 165) ou laquo exister pluraliste raquo (TA 87) Si lrsquoecirctre est le mal pourquoi la relation eacuterotique au feacuteminin nrsquoaccomplit-elle pas une sortie hors de lrsquoecirctre

dans la feacuteconditeacute mais une re-fondation de lrsquoecirctre dans la pluraliteacute Ce doute eacuteveille une hypothegravese lrsquoaffirmation que lrsquoecirctre est le mal en tant que sans limites ou sans issues ne qualifie pas lrsquoecirctre mais une

modaliteacute de lrsquoecirctre celui-ci pouvant mener au Bien sous une forme qui nrsquoest plus solitaire mais pluraliste

b) La philosophie de la pluraliteacute de lrsquoecirctre

En raison des limites propres agrave lrsquoarticle de 1935 qui ignorait lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquoil y a sur lrsquoidentiteacute

de lrsquoecirctre les œuvres de 1947 ne reprennent pas le projet drsquoeacutevasion agrave lrsquoidentique Le projet de 1947 a deux enjeux majeurs drsquoune part la deacuteduction de la diffeacuterence ontologique agrave partir de lrsquoil y a et drsquoautre part le statut de lrsquoecirctre pluriel qui accomplit le Bien Srsquoeacutevader vers un exister pluriel est-ce quitter tout ecirctre et toute ontologie Est-ce encore poser que lrsquoecirctre est le mal Les premiegraveres pages du

Temps et lrsquoautre disent nettement lrsquoambition de mener une eacutetude de type ontologique (par opposition agrave la sociologie lrsquoanthropologie ou la psychologie) Levinas y affirmant sa croyance en laquo lrsquoexistence de problegravemes et de structures ontologiques raquo (TA 17) Il faut entendre cette ontologie en un sens original renvoyant agrave la laquo dialectique propre raquo de lrsquoecirctre laquo nous voulons preacutesenter la solitude comme une cateacutegorie de lrsquoecirctre montrer sa place dans une dialectique de lrsquoecirctre ou plutocirct ndash car le mot dialectique a

un sens plus deacutetermineacute ndash la place de la solitude dans lrsquoeacuteconomie geacuteneacuterale de lrsquoecirctre raquo (TA 18) Ces lignes suggegraverent que la solitude nrsquoeacutepuise pas tout le sens de lrsquoecirctre par suite Levinas conclut la

preacutesentation de son objet en soulignant sa volonteacute de srsquoacheminer laquo vers un pluralisme qui ne fusionne pas en uniteacute raquo osant laquo rompre avec Parmeacutenide raquo (TA 20) Le temps et lrsquoautre pose donc lrsquoexistence

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drsquoune dialectique de lrsquoecirctre dont la solitude ne repreacutesente qursquoun moment Tentons de retracer cette dialectique telle que cet ouvrage la deacuteploie

Levinas commence par preacuteciser le sens que son ontologie donne agrave la solitude qui qualifie non pas lrsquoexistant seulement mais lrsquoexistence elle-mecircme laquo ecirctre crsquoest srsquoisoler par lrsquoexister raquo (TA 21) La

solitude peut donc se deacutefinir comme laquo lrsquouniteacute indissoluble entre lrsquoexistant et son œuvre drsquoexister raquo (TA 22) Crsquoest cette impossibiliteacute de dissoudre lrsquouniteacute que Levinas qualifie de mal Le temps et lrsquoautre suit sur ce point De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant en deacutecrivant le surgissement de la diffeacuterence ontologique dans le corps et lrsquohypostase qui srsquoarrache de la participation agrave lrsquoil y a Levinas srsquoemploie alors dans ces pages agrave deacutecrire la solitude de lrsquohypostase comme enchaicircnement dans le deacutefinitif et absence de temps Le passage au temps est-il bien une sortie hors de lrsquoecirctre identique au mal Plutocirct qursquoune sortie hors de tout ecirctre Levinas pense le temps comme un ecirctre non-solitaire laquo le temps peut indiquer une autre relation entre lrsquoexister et lrsquoexistant raquo laquo une existence pluraliste deacutepassant lrsquohypostase moniste du preacutesent raquo (TA 34) Le temps la relation agrave autrui qui donne le Bien srsquoinscrit donc dans lrsquoecirctre Or comment le temps qui est le Bien pourrait-il appartenir agrave lrsquoecirctre si lrsquoecirctre eacutetait le mal La penseacutee de

lrsquoexistence pluraliste invalide la lecture voulant que Levinas ait reacuteduit lrsquoecirctre au mal Elle nous oblige agrave amender lrsquointerpreacutetation que D Franck donne de lrsquoontologie de Levinas de la faccedilon suivante Lrsquoexister

pluraliste ne contredit pas lrsquoideacutee que lrsquoil y a soit le mal Au deacutepart Levinas pense bien une existence sans existant dont lrsquoeacutepreuve est horrible et qui seule justifie que la solitude du sujet soit un mal ndash que le contrat passeacute entre lrsquoecirctre-verbe et lrsquoecirctre-nom lrsquoecirctre et lrsquoeacutetant soit un mal Pourtant la solitude de lrsquoecirctre relegraveve drsquoune ontologie incomplegravete incapable de se donner le temps or le temps appartient lui aussi agrave lrsquoontologie et suppose une autre relation entre lrsquoecirctre et lrsquoeacutetant qui brise la solitude est plurielle Il faut donc contester en raison de la nature ontologique de la relation au Bien lrsquoideacutee que Levinas admette pour vrai lrsquoeacutenonceacute que laquo lrsquoecirctre est le mal raquo Il y a de fait un ecirctre pluriel qui est le Bien Nous ne faisons ici qursquoamender la lecture de D Franck et la reacuteeacutecriture que nous en proposons en maintient

la validiteacute Mais dans ce qui suit nous montrons qursquoen 1947 le Bien srsquoaccomplit dans lrsquoecirctre et affirmons que le preacutesupposeacute de Levinas ne saurait constituer un eacutenonceacute ontologique

Le point de deacutepart de lrsquoontologie de 1947 est la description de lrsquoexistence sans existant nommeacutee il

y a que Levinas deacutecrit comme une horreur deacutesubjectivante D Franck a montreacute que cette approche de la pure verbaliteacute de lrsquoecirctre supposait un parti pris et ne se justifiait pas comme telle Seulement on ne saurait la consideacuterer comme eacutetant eacutequivalente agrave un eacutenonceacute ontologique sur la maligniteacute de lrsquoecirctre cet eacutenonceacute se montre contradictoire avec la thegravese plus loin deacutefendue de la pluraliteacute de lrsquoecirctre Si Levinas affirme bien que laquo lrsquoecirctre est le mal non pas parce que fini mais parce que sans limites raquo ce nrsquoest pas au sens ougrave tout lrsquoecirctre serait le mal mais en un sens restreint agrave savoir lrsquoecirctre sans lrsquoeacutetant lrsquoexistence sans existant est le mal Lrsquoerreur de D Franck consiste agrave chercher au-delagrave de la description de lrsquoil y a une thegravese implicite qursquoelle preacutesupposerait arbitrairement cela le conduit agrave la formule que laquo lrsquoecirctre est

le mal raquo contredite par lrsquoecirctre pluriel Nous contestons ainsi lrsquoideacutee que la description de lrsquoil y a repose sur un eacutenonceacute axiomatique

Nous soutenons que Levinas entend par laquo mal raquo le primat de lrsquoecirctre sur lrsquoeacutetant Sur fond ce cette deacutefinition il appert drsquoune part que lrsquoil y a est le mal et drsquoautre part que lrsquohypostase qui se deacutelivre de lrsquoil y a srsquoenracine elle aussi dans le mal Lrsquoexistence solitaire de lrsquohypostase le surgissement de lrsquoeacutetant

dans lrsquoecirctre est une prise de distance par rapport agrave lrsquoecirctre verbal gracircce au devenir-substance de lrsquoeacutetant mais elle nrsquoen est pas une libeacuteration puisqursquoelle est incapable de produire le temps En contractant

lrsquoidentiteacute le sujet srsquoenchaicircne dans une relation deacutefinitive avec lrsquoecirctre et srsquoenferme dans le preacutesent Lrsquoeacuteveacutenement drsquoecirctre a encore la prioriteacute sur lrsquoeacutetant et cette solitude sans temps est encore un mal

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Jusqursquoici notre analyse nrsquoa pas produit drsquoexplication nouvelle par rapport agrave celle de D Franck nous retrouvons bien la deacuteduction de la diffeacuterence ontologique agrave partir de lrsquoil y a et la signification maleacutefique de lrsquoecirctre Les trois premiers moments de la dialectique de lrsquoecirctre articuleacutes dans Le temps et

lrsquoautre (lrsquoil y a lrsquohypostase la solitude) sont le mal de lrsquoecirctre Mais lrsquoecirctre dans le quatriegraveme moment srsquoaccomplit comme Bien Par lagrave notre interpreacutetation se distingue de celle proposeacutee dans laquo Le corps de

la diffeacuterence raquo en interrompant la validiteacute de lrsquoeacutenonceacute sur la maligniteacute de lrsquoecirctre et en contestant lrsquoideacutee que le passage de lrsquoecirctre au Bien constitue une sortie hors de tout ecirctre Il srsquoagit encore drsquoecirctre Apregraves avoir deacuteduit la diffeacuterence ontologique Levinas deacuteduit le temps ndash et celui-ci eacuteveille un second sens de cette diffeacuterence Dans lrsquohypostase lrsquoeacutetant eacutetait seul et deacutefinitif distinct de lrsquoecirctre sans le temps dans la relation agrave autrui lrsquoecirctre est pluriel et temporel (en relation agrave lrsquoavenir de la mort qui est mystegravere) la diffeacuterence de lrsquoecirctre et de lrsquoeacutetant beacuteneacuteficie drsquoune seconde deacuteduction ougrave lrsquoecirctre se montre feacutecond Seule cette seconde deacuteduction donne le temps et complegravete lrsquoontologie inacheveacutee acquise avec lrsquohypostase (Tout le paradoxe de la conception de Levinas est que cette seconde deacuteduction suppose la premiegravere la pluraliteacute de lrsquoecirctre suppose sa solitude ndash comme plus tard dans Totaliteacute et infini lrsquoideacutee de lrsquoinfini supposera la seacuteparation) Lrsquoontologie de 1947 propose une dialectique ougrave lrsquoecirctre se montre drsquoabord

comme mal car lrsquoecirctre au sens verbal y domine lrsquoeacutetant puis comme Bien produit par la multipliciteacute des eacutetants Le mal est lrsquoecirctre sans les eacutetants le Bien est la pluraliteacute des eacutetants dans lrsquoecirctre

Les œuvres de 1947 adoptent donc un nouveau programme qui se substitue au projet drsquoeacutevasion

Avec lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute il devient possible de penser un ecirctre pluraliste ougrave le sujet nrsquoest plus isoleacute dans son identiteacute de Mecircme et peut ecirctre un Autre Drsquoun cocircteacute lrsquoamour eacuterotique est une relation avec une alteacuteriteacute qui maintient le sujet tout en lui ouvrant le temps de lrsquoavenir de lrsquoautre la feacuteconditeacute permet au sujet drsquoecirctre autre que sa seule identiteacute Lrsquoontologie plurielle de Levinas se reacutealise dans la description de la paterniteacute laquo Je nrsquoai pas mon enfant je suis en quelque maniegravere mon enfant Seulement les mots je suis ont ici une signification diffeacuterente de la signification eacuteleacuteatique ou platonicienne Il y a une

multipliciteacute et une transcendance dans ce verbe exister une transcendance qui manque aux analyses existentialistes les plus hardies raquo (TA 86) Contre Sartre contre Heidegger surtout Levinas pense

lrsquoecirctre agrave partir de la pluraliteacute humaine eacuteleveacutee au rang de cateacutegorie de lrsquoecirctre Loin de rompre avec lrsquoecirctre il preacutetend en restituer le sens veacuteritable en opposant agrave la solitude de lrsquoexister du Dasein la socialiteacute

primordiale drsquoune subjectiviteacute deacutesirante et feacuteconde Etre son enfant ndash et non pas simplement lrsquoavoir ndash crsquoest ecirctre en un sens nouveau non plus le retour de moi agrave soi de lrsquoidentiteacute mais le recommencement de lrsquoecirctre en un autre Crsquoest donc la notion eacuteleacuteatique de lrsquoecirctre qui est deacutepasseacutee et non pas lrsquoecirctre lui-mecircme la solitude de lrsquoecirctre qui faisait sa maligniteacute est deacutepasseacutee et sa pluraliteacute lrsquoeacutelegraveve agrave la bonteacute A lrsquoaune de la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacuteros il apparaicirct que le projet drsquoeacutevasion est deacutesormais moins un projet de quitter lrsquoecirctre que de sortir drsquoun enfermement dans lrsquoecirctre solitaire Lrsquoeacutevasion est une meacutetaphore qui exprime un vœu de libeacuteration ndash et crsquoest preacuteciseacutement une telle liberteacute qursquoapporte lrsquoeacuteros Dans lrsquoamour pour le feacuteminin et pour le fils je ne suis plus riveacute agrave moi-mecircme mais je suis pour autrui

Il ne srsquoagissait pas tant de ne plus ecirctre ndash ni mecircme drsquoautrement qursquoecirctre ndash mais drsquoecirctre autrement non plus pour soi mais pour lrsquoautre La sortie de lrsquoecirctre megravene agrave une ontologie de lrsquoecirctre pluriel

Lrsquoeacutethique est lrsquoheacuteritiegravere de ce projet drsquoontologie plurielle premiegravere reacuteponse au projet indeacutetermineacute

drsquoeacutevasion Totaliteacute et infini fonde une ontologie de lrsquoinfini sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoaccomplissant dans

lrsquoecirctre gracircce agrave lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute Lrsquoeacutethique comme mise en question de lrsquoontologie se reacutealise ainsi dans une ontologie nouvelle Mais la question de lrsquoinfini nrsquoexige-t-elle pas le deacutepassement de toute

ontologie Que dit-elle sur la question de lrsquoecirctre

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II La reacuteduction eacutethique

sect41 La reacuteduction et lrsquoideacutee transcendantale de lrsquoinfini

a) Autrui et la question de lrsquoecirctre laquo Le philosophe cherche et exprime la veacuteriteacute La veacuteriteacute avant de caracteacuteriser un eacutenonceacute ou un

jugement consiste en lrsquoexhibition de lrsquoecirctre Mais qursquoest-ce qui se montre sous le nom drsquoecirctre dans la veacuteriteacute Et qui regarde raquo (AE 43) ces premiers mots du chapitre II drsquoAutrement qursquoecirctre posent la question de lrsquoecirctre du point de vue du philosophe commenccedilant La recherche de la veacuteriteacute le megravene agrave la question du sens de lrsquoecirctre comme question directrice de la philosophie ou de la penseacutee Comme le

preacutecise D Franck cette deacutemarche est fidegravele agrave celle qui ouvre Etre et temps307 puisqursquoelle montre que la reacuteflexion doit partir de lrsquoeacutetant qui formule la question de lrsquoecirctre Cette question selon Levinas prend

la forme laquo Qursquoest-ce qui se montre raquo et est poseacutee par celui qui regarde (cf AE 44) Elle interroge afin de savoir ce qursquoest cela qui se montre elle est la question laquo quoi raquo qui exige une reacuteponse en termes drsquoecirctre Lrsquoecirctre suprecircme intelligibiliteacute serait agrave la fois cela mecircme qui eacuteveille la question et ce qui seul peut la satisfaire Levinas commence donc par donner droit agrave la primauteacute de la question du sens de lrsquoecirctre mais crsquoest dans le but de deacuteceler dans cette question une insuffisance qui marque sa subordination agrave une autre interrogation plus profonde Aussi la suite du paragraphe procegravede-t-elle en une seacuterie drsquoobjections visant agrave creuser la question de lrsquoecirctre pour lrsquoamener agrave se confondre Drsquoabord si lrsquoecirctre est intelligibiliteacute pourquoi se fait-il question On peut certes reacutepondre que lrsquoecirctre nrsquoapparaicirct que dans une apparence qui le dissimule et qui rend la recherche neacutecessaire mais cette conception nrsquoest pas assez radicale selon Levinas Elle omet en effet de mettre en question la recherche elle-mecircme laquo la

question de la Question est plus radicale Pourquoi la recherche se fait-elle question Comment se fait-il que le quoi deacutejagrave plongeacute dans lrsquoecirctre pour lrsquoouvrir davantage se fait demande et priegravere langage

speacutecial inseacuterant dans la communication du donneacute un appel au secours agrave lrsquoaide adresseacute agrave autrui raquo (AE 45) Cette critique recentre lrsquoattention du philosophe sur la notion de question et non plus sur lrsquoecirctre le problegraveme le plus radical est de savoir pourquoi la question srsquoeacuteveille et non pas pourquoi lrsquoecirctre fait question Sous ce jour la question de lrsquoecirctre se reacutevegravele incomplegravete en tant que question Certes elle interroge lrsquoeacutetant qui la pose et demande pourquoi lrsquoecirctre se fait question agrave lrsquohomme mais en se posant de cette maniegravere elle neacuteglige le fait de la pluraliteacute des hommes La question de lrsquoecirctre en mettant lrsquoaccent sur lrsquoecirctre se pose hors dialogue dans le solipsisme du penseur face agrave lrsquoecirctre dans sa neutraliteacute La question de la question quant agrave elle srsquointerroge sur lrsquoouverture agrave autrui de ma penseacutee

sur le fait que mon interrogation sur lrsquoecirctre interpelle lrsquoautre dans une demande ou une priegravere de porter secours agrave la penseacutee La question de la question est plus radicale que la question de lrsquoecirctre parce qursquoelle

prend au seacuterieux le fait qursquoil y ait une question soit une demande adresseacutee agrave autrui (Et la question de la question nous le montrerons plus bas est une expression qursquoil faut entendre agrave partir de la mise en

307 D Franck dans son eacutetude des premiegraveres pages de ce chapitre II commence par rappeler la maniegravere dont

Heidegger pose la question de lrsquoecirctre dans sa speacutecificiteacute (cf D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit pp 15-16) Levinas a beau ne pas reprendre la structuration de la question eacutelaboreacutee au paragraphe 2 drsquoEtre et temps il entend bien partir de la question du sens de lrsquoecirctre telle que Heidegger la pose Srsquoil a pu ainsi dialoguer avec Etre et temps sans reprendre la tripartition de la question entre questionneacute interrogeacute et demandeacute crsquoest parce que sa propre deacutemarche va consister agrave disqualifier la question de lrsquoecirctre pour montrer son insuffisance en tant que question Partant de Heidegger il srsquoagit bien de proposer une question nouvelle absente drsquoEtre et temps Pour une eacutetude deacutetailleacutee de la lecture par Levinas de la question heideggeacuterienne de lrsquoecirctre voir R Calin Levinas et lrsquoexception du soi op cit p 229 ss

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question eacutethique il srsquoagit de mettre en question cette question de lrsquoecirctre dont la questionnaliteacute nrsquoest pas suffisamment poseacutee par lrsquoontologie)

Drsquoune question agrave lrsquoautre la radicaliteacute gagneacutee consiste donc deacutejagrave dans le passage du souci de lrsquoecirctre au souci drsquoautrui de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique Crsquoest pourquoi Levinas preacutecise dans la suite de ce

paragraphe II-1 que la question de la question ne suppose pas la preacutesence empirique drsquoautrui agrave la reacuteflexion mais renvoie agrave lrsquointrigue eacutethique qui sous-tend lrsquoalternance des questions et des reacuteponses du dialogue empirique Le sens de la question devra ecirctre rechercheacute du cocircteacute de laquo lrsquoinquieacutetude du Mecircme inquieacuteteacute par lrsquoAutre raquo (AE 47) Pourtant cette inquieacutetude ou cette responsabiliteacute nrsquoest pas une question agrave son tour mais plutocirct une laquo reacuteponse preacuteceacutedant toute question raquo (ibid) laquo un avant le questionnement raquo (AE 48) drsquoougrave la question surgit Levinas dessine en filigrane le rapport de lrsquoeacutethique agrave la justice anticipant sur le fait que la question naicirctra dans la justice agrave partir de lrsquoinspiration eacutethique Mais pour lrsquoheure son but est simplement drsquoindiquer lrsquoinsuffisance de la question de lrsquoecirctre qui neacuteglige autrui alors mecircme qursquoautrui est impliqueacute dans son questionnement Si la subjectiviteacute ne peut naicirctre que dans la substitution la question de lrsquoecirctre qui se pose agrave partir drsquoelle suppose la signifiance drsquoautrui ndash

qui est la reacuteponse agrave la question de la question La premiegravere question nrsquointerroge pas en vue de lrsquoecirctre mais en vue de la question mecircme Bien que ce paragraphe procegravede par anticipation et ne livre pas

encore le cheminement qui conduit par emphase de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique il nrsquoen montre pas moins la neacutecessiteacute de remonter agrave lrsquointrigue ougrave la question trouve son inspiration Seule lrsquoeacutethique se reacutevegravele capable de reacutepondre au problegraveme laquo pourquoi la question fait-elle question raquo ou laquo pourquoi y a-t-il question raquo Contrairement agrave lrsquoontologie elle peut rendre compte de la questionnaliteacute de la question ou de la probleacutematiciteacute du problegraveme

En proceacutedant agrave ce deacuteplacement drsquoune question agrave lrsquoautre Levinas indique la voie qui permettra le

deacutepassement de la question de lrsquoecirctre Mais pourquoi faudrait-il accorder la primauteacute agrave la question ndash ou

agrave lrsquoadresse agrave autrui ndash plutocirct qursquoau questionneacute crsquoest-agrave-dire lrsquoecirctre Pour ecirctre deacutecisif lrsquoargument ici avanceacute selon lequel lrsquoontologie ignore la nature dialogique de la question mecircme qui le guide suppose

agrave son tour de juger que la question fait plus question que lrsquoecirctre laquo La question de lrsquoecirctre raquo fait-elle question en tant qursquoelle est question ou en tant qursquoelle porte sur lrsquoecirctre Lrsquoadresse agrave autrui fait-elle

partie constituante de notre eacuteveil agrave la penseacutee par lrsquoecirctre Plutocirct que de trancher cette difficulteacute Levinas se contente ici de souligner que la propre question de lrsquoontologie pourrait contenir un impenseacute il lui reste neacuteanmoins agrave deacutemontrer 1 que la question de lrsquoecirctre oublie effectivement autrui 2 que celui-ci est neacutecessaire agrave sa position mecircme et 3 que la penseacutee drsquoautrui excegravede la question de lrsquoecirctre et ne saurait ecirctre reacutecupeacutereacutee par elle Cette triple deacutemonstration est lrsquoobjet de tout lrsquoouvrage pour lrsquoeffectuer il est cependant neacutecessaire de construire une meacutethode originale (la reacuteduction) que Levinas exposera plus loin Il srsquoagit de partir de lrsquoontologie et de sa question de lrsquoecirctre et drsquoeacuteveiller un sens dont ce questionnement ne saurait seul rendre compte Levinas ne preacutetend pas deacutemontrer agrave lrsquoaide drsquoarguments

logiques deacuteduits de preacutemisses ontologiques la fausseteacute de la question de lrsquoecirctre puisque la deacutemonstration serait agrave son tour reacutecupeacutereacutee par lrsquoontologie Lrsquoargument du solipsisme que nous avons preacutesenteacute nrsquoest pas en lui-mecircme convaincant sa valeur nrsquoest ndash pour le moment ndash que suggestive car tant que nous nrsquoaurons pas montreacute que la relation agrave autrui eacuteveille une intrigue relevant de lrsquoautrement qursquoecirctre ou drsquoun Dire distinct du Dit autrui appartiendra encore agrave lrsquoontologie Cette deacutemonstration

suppose la reacuteduction comme meacutethode ainsi les premiegraveres pages de ce chapitre II (jusqursquoagrave lrsquoexposeacute de la meacutethode au paragraphe II-2-e) nrsquoont-elles pour but que de suggeacuterer la trace drsquoun sens eacutethique

irreacuteductible agrave la signification de lrsquoessence ou drsquoun Dire irreacuteductible au Dit de lrsquoessence Quelle est cette reacuteduction qui permet de deacuteceler une question plus ancienne que la question de lrsquoecirctre

290

b) La reacuteduction du Dit au Dire

Dans Autrement qursquoecirctre il nrsquoest plus question de deacuteduction de deacuteformalisation ou de concreacutetisation Lrsquoabsence de ces termes qui nommaient la meacutethode est-elle lrsquoindice que celle-ci a

changeacute depuis Totaliteacute et infini Pour le savoir il faut reprendre les distinctions conceptuelles de 1961 et deacuteterminer si elles sont encore opeacuterantes La division cardinale entre eacuteveacutenements nocturnes et diurnes est reconduite ainsi la temporaliteacute allant au-delagrave de lrsquoessence est-elle une laquo nuit raquo qui excegravede la laquo lumiegravere raquo de lrsquoecirctre (AE 54) Il srsquoagit toujours de deacutecouvrir une signification non constitueacutee qui eacutechappe agrave la maicirctrise de la conscience theacuteorique Mais la mise en œuvre de ce projet est deacutesormais compliqueacutee drsquoune contrainte dont la nouveauteacute nrsquoest pas dans le thegraveme mais dans la radicaliteacute lrsquoautrement qursquoecirctre ne peut ecirctre dit sans recourir au langage de lrsquoontologie qursquoil srsquoagit de deacutepasser Dans Totaliteacute et infini cette contrainte srsquoexprimait par la distinction entre lrsquoideacutee de lrsquoinfini et lrsquointentionnaliteacute et par la meacutethode de deacuteduction qui laissait aux significations concregravetes leur libre deacuteploiement Mais dans Autrement qursquoecirctre Levinas demande les descriptions de Totaliteacute et infini

qui sont le reacutesultat de cette meacutethode ne sont-elles pas agrave leur tour des propositions logiques que la conscience srsquoapproprie en leccedilons reccedilues situables et reacutecupeacuterables au point qursquoagrave son tour cet ouvrage

qui voulait se deacutelivrer de la penseacutee de la totaliteacute livre lrsquoinfini agrave une deacute-finition En un mot peut-on dire lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre sans que le discours ainsi produit ne fige lui-mecircme cet au-delagrave dans lrsquoecirctre qursquoil devait deacutepasser Le discours philosophique sur lrsquoinfini serait drsquoembleacutee contradictoire ndash une tentative de quitter lrsquoecirctre voueacutee agrave y retomber Le philosophe recherchant les eacuteveacutenements nocturnes les eacuteclaire de la lumiegravere du jeu de conscience et fige en spectacle ce qui ne supporte pas drsquoecirctre regardeacute Drsquoougrave le retournement du problegraveme une autre voie est-elle possible pour atteindre le nocturne sans lrsquoeacuteclairer Pour la trouver la meacutethode doit reacutepondre agrave une probleacutematique de part en part eacutethique interdisant la fixation du Dire en Dit Par contraste en 1961 Levinas semble srsquoen ecirctre tenu agrave un discours eideacutetique

deacutecrivant lrsquoexcegraves du nocturne sur la luminositeacute du pheacutenomegravene ndash sans srsquointerroger sur la reacutecupeacuteration du nocturne dans la lumiegravere du discours philosophique que cette recherche produit Le philosophe qui

eacutecrit Totaliteacute et infini est un pheacutenomeacutenologue qui deacutegage des eidegrave et fonde une connaissance308 (agrave son corps deacutefendant sans doute ) le philosophe qui eacutecrit Autrement qursquoecirctre cherche agrave empecirccher la

fixation de lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre en essence La meacutethode drsquoAutrement qursquoecirctre srsquoeacutenonce agrave partir de la distinction entre le Dire et le Dit En un

premier sens Dire crsquoest exposer un Dit ou eacutenoncer une thegravese Le Dire serait donc correacutelatif drsquoun Dit qursquoil mettrait en avant et derriegravere lequel il srsquoeffacerait Toutefois soutient Levinas Dire est aussi srsquoexposer par-delagrave le Dit dans une approche drsquoautrui qui est proximiteacute le Dire signifie avant tout Dit dans la responsabiliteacute infinie pour autrui La distinction entre le Dire et le Dit est donc eacutethique elle renvoie agrave lrsquoanteacuterioriteacute de la responsabiliteacute sur lrsquoessence en opposant le Dire qui est langage originel

avant tout signe et le Dit dont lrsquoexpression implique lrsquoinstitution drsquoun systegraveme de signes Mais le philosophe ne peut discourir sans enfermer la signification dans le signe sans Dire un Dit Le Dire est trahi par le Dit auquel il donne naissance Le laquo problegraveme meacutethodologique raquo qui se pose ici consiste ainsi agrave savoir laquo si cette trahison peut se reacuteduire si on peut en mecircme temps savoir et affranchir le su des marques que la theacutematisation lui imprime en le subordonnant agrave lrsquoontologie raquo (AE 19) Le

308 Crsquoest ce que signifient ces mots de la preacuteface de 1987 agrave lrsquoeacutedition allemande de Totaliteacute et infini

laquo Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence eacutevite deacutejagrave le langage ontologique ndash ou plus exactement eacuteideacutetique ndash auquel Totaliteacute et Infini ne cesse de recourir pour eacuteviter que ses analyses mettant en question le conatus essendi de lrsquoecirctre ne passent pour reposer sur lrsquoempirisme drsquoune psychologie raquo (TI I-II)

291

paragraphe II-3-e (laquo La reacuteduction raquo) consacreacute agrave la meacutethode lui donne le nom rejeteacute en 1961 de reacuteduction Il est neacutecessaire que le Dire se montre dans un Dit ndash mais cette monstration est ineacutevitablement trahison puisqursquoelle est un eacuteveacutenement nocturne ainsi soumis agrave la mise en lumiegravere du

langage theacutematique Or cette deacuteformation qui srsquoaccomplit dans lrsquoontologie le philosophe peut la deacutefaire agrave nouveau de cette maniegravere (AE 75-76)

Lrsquoeffort du philosophe et sa position contre nature consistent tout en montrant lrsquoen deccedilagrave agrave

reacuteduire aussitocirct lrsquoeacuteon qui triomphe dans le Dit et dans la monstration et agrave garder malgreacute la reacuteduction sous les espegraveces de lrsquoambiguiumlteacute ndash sous les espegraveces de lrsquoexpression dia-chronique le Dit dont le Dire est tour agrave tour affirmation et reacutetraction ndash lrsquoeacutecho du Dit reacuteduit Reacuteduction qui ne saurait se faire agrave coup de parenthegraveses lesquelles sont au contraire œuvre drsquoeacutecriture reacuteduction qursquoalimente de son eacutenergie lrsquointerruption eacutethique de lrsquoessence

La philosophie est convoqueacutee pour affranchir le Dire du Dit dans un discours qui doit remplir

trois fonctions (1) Drsquoabord le philosophe doit montrer lrsquoen deccedilagrave que dit le Dire crsquoest-agrave-dire eacutenoncer

en un Dit ce Dire qui excegravede le Dit Cette premiegravere exigence est contradictoire en tant qursquoelle demande de theacutematiser ce qui reacutesiste agrave la theacutematisation Ce Dit initial du philosophe consiste agrave nommer lrsquoinfini

nomination qui ne peut se faire que dans le langage adeacutequat aux choses finies (2) Cependant le Dire qui est montreacute dans le Dit eacutetant ineacutevitablement trahi par cette monstration le Dit doit ecirctre deacutedit Crsquoest la fonction de lrsquoopeacuteration de reacuteduction ndash reacuteduire le Dit qui vient drsquoecirctre poseacute en deacutenonccedilant sa trahison faire reacutesonner le Dire en reniant sa fixation dans le Dit Ainsi en srsquoappuyant sur le premier moment (position monstration du Dire dans un Dit) le deuxiegraveme moment (reacuteduction neacutegation de la trahison du Dire par le Dit) le retourne sur lui-mecircme pour en deacutenoncer lrsquoabus de langage son statut contradictoire de discours qui veut deacutepasser le discours (3) Mais si cette deacutenonciation eacutetait totale elle deacutetruirait lrsquoentreprise philosophique en empecircchant tout Dit il faut une troisiegraveme eacutetape qui elle-mecircme deacutepasse la deuxiegraveme en retournant la neacutegation du Dit en reacuteinseacuterant un discours positif (un Dit) qui se distingue du premier dans le maintien de lrsquoambiguiumlteacute Degraves lors lrsquoexpression la plus fidegravele du Dire ndash

celle dont la trahison srsquoavoue comme trahison ndash est la penseacutee diachronique La diachronie se caracteacuterise par la division en deux temps de la veacuteriteacute eacutenonceacutee par le philosophe le maintien de ces

deux temps contre la reacutecupeacuteration en synthegravese la position et la neacutegation joueacutees lrsquoune contre lrsquoautre pour signifier lrsquoautrement qursquoecirctre Cette deacutemarche preacutecise Levinas est eacutethique et non ontologique elle ne consiste pas agrave ajouter un Dit agrave un premier Dit mais agrave deacutefaire lrsquoimmobilisation du Dire dans le Dit agrave maintenir lrsquoambiguiumlteacute du Dire dans la diachronie agrave deacutedire le Dit309

En quoi cette approche ne revient-elle pas au primat du Dit sur le Dire laquo La reacuteduction de ce Dit

se deacuteroulant en propositions eacutenonceacutees usant de copules et virtuellement eacutecrites reacuteunies agrave nouveau en structures laissera ecirctre la deacutestructure qursquoelle aura opeacutereacutee La reacuteduction laissera donc agrave nouveau ecirctre

comme un eacuteon lrsquoautrement qursquoecirctre Veacuteriteacute de ce qui nrsquoentre pas dans un thegraveme elle se produit agrave contre-temps ou en deux temps sans entrer en aucun raquo (AE 76) La reacuteduction ne vise pas agrave obliteacuterer

totalement le Dit ontologique ndash ce qui nrsquoest pas possible sans renoncer agrave tout discours Elle cherche agrave restituer lrsquoambivalence du Dit de sa diachronie qui est lrsquoalternance entre eacutethique et ontologie ou la remonteacutee de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique Cette ambiguiumlteacute se traduit dans la mecircme langue que la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini la diachronie srsquoexprimant par lrsquoalternance de la structure et de la deacutestructure crsquoest-agrave-dire par une veacuteriteacute en deux temps irreacutecupeacuterables dans la synchronie Seulement

309 Levinas mentionne la proximiteacute de cette meacutethode avec la voie drsquoeacuteminence (cf DQVI 142) La

tripartition des moments leur relation et leur hieacuterarchie est tregraves proche de la laquo theacuteologie neacutegative raquo de Denys on peut eacutetablir une correspondance avec la cataphase lrsquoapophase et la voie drsquoeacuteminence

292

dans leur alternance ces deux temps (passeacute immeacutemorial de la responsabiliteacute preacutesent de la conscience) signifient une diffeacuterence celle de lrsquoautrement qursquoecirctre qui deacutedit le Dit Ce nrsquoest qursquoagrave contretemps que le Dire se laisse figer dans le Dit et cette diffeacuterence de temps est preacuteciseacutement la maniegravere dont lrsquoinfini

vient agrave lrsquoideacutee Il faut aboutir agrave une conception diachronique du temps Quelle meacutethode permettra-t-elle de satisfaire cette exigence comment la reacuteduction du Dit au Dire peut-elle srsquoopeacuterer La reprise et la

transformation de la notion pheacutenomeacutenologique drsquohorizon telle que lrsquoexposait la preacuteface de Totaliteacute et infini reste valide Levinas srsquoestimant laquo fidegravele agrave lrsquoanalyse intentionnelle dans la mesure ougrave celle-ci signifie la restitution des notions agrave lrsquohorizon de leur apparoir horizon meacuteconnu oublieacute ou deacuteplaceacute dans lrsquoostension de lrsquoobjet dans sa notion dans le regard absorbeacute par la notion seule raquo (AE 280) Le Dire horizon meacuteconnu du Dit nrsquoapparaicirct pas agrave son tour ndash sa pheacutenomeacutenaliteacute srsquoaffranchit du jeu de lrsquoexhibition de lrsquoecirctre Lrsquoapparaicirctre nrsquoest pas seulement deacutepasseacute il est contesteacute Acceacuteder agrave ces horizons nocturnes qui tranchent avec toute lumiegravere crsquoest donc toujours deacuteduire au sens de Totaliteacute et infini ndash mais cette deacuteduction est rendue bien plus difficile agrave mettre en œuvre par la probleacutematique ontologique drsquoAutrement qursquoecirctre En effet le Dit diachronique de la reacuteduction est toujours deacutejagrave trahi par les descriptions du moi eacutegoiumlste de la jouissance de la preacutesence vivante du visage ou de la volupteacute de

lrsquoeacuteros Toutes ces pheacutenomeacutenologies de 1961 restent indexeacutees agrave un certain reacutegime de preacutesence dont le statut paradoxal nrsquoempecircche pas lrsquointeacutegration synchronique dans un Dit (le Dit preacuteciseacutement de

Totaliteacute et infini) En 1974 toute preacutesence est contesteacutee dans sa capaciteacute agrave dire le Dire Il ne srsquoagit pas de revenir agrave ce qui se manifeste (la manifestation du Dit est trahison du Dire) ndash les circonstances concregravetes auxquelles on revient (lrsquohorizon eacutethique) tranchent deacutefinitivement sur lrsquoapparaicirctre

Crsquoest pourquoi il faut deacutesormais que la meacutethode soit de part en part eacutethique Jusqursquoen 1961 la

meacutethode srsquoeacutetendait agrave des situations non-eacutethiques (seacuteparation au-delagrave du visage) A partir de 1974 lrsquoexigence nouvelle de deacutedire le Dit qui fige le Dire impose de remonter vers un discours pouvant se deacutedire Seule lrsquoeacutethique reacutepond agrave ce critegravere en tant que le Dire signifie une infinie responsabiliteacute pour

autrui Le cheminement qui consiste agrave reacuteduire le Dit au Dire revient donc agrave reacuteduire lrsquoessence agrave lrsquoautrement qursquoecirctre agrave passer de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique Mais comment effectuer cette remonteacutee si

toute monstration du Dire revient agrave le faire retomber dans le Dit Comment le Dit ambigu qui constitue le but drsquoAutrement qursquoecirctre peut-il signifier lrsquoeacutethique sans redevenir une essence Levinas

deacutetermine le passage de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique sur le mode de lrsquoemphase de lrsquohyperbole ou de laquo la surdeacutetermination des cateacutegories ontologiques qui les transforme en termes eacutethiques raquo (AE 181) Reacuteduire le Dit au Dire crsquoest passer des cateacutegories ontologiques agrave la signifiance eacutethique en faisant eacuteclater ces cateacutegories de lrsquoecirctre par le moyen de lrsquohyperbole cet eacuteclatement est la trace drsquoun sens irreacuteductible agrave lrsquoecirctre

c) Deux emphases pour une meacutethode

On peut deacutecomposer la meacutethode de lrsquoemphase310 en quatre temps dont nous suivrons lrsquoarticulation agrave partir du cas paradigmatique de la subjectiviteacute (1) Drsquoabord Levinas part drsquoun concept appartenant agrave lrsquoontologie ndash crsquoest-agrave-dire drsquoun concept pheacutenomeacutenologique ndash en rappelant ce que ce concept a de proprement ontologique Le premier moment de lrsquoanalyse srsquoinscrit donc reacutesolument au sein de lrsquoontologie et essaie de faire sienne la penseacutee de lrsquoecirctre Diffeacuterence ontologique privilegravege de la

preacutesence maicirctrise absolue du savoir en sont les principaux thegravemes Levinas considegravere drsquoembleacutee lrsquoessence et son deacutevoilement dans la veacuteriteacute se situe immeacutediatement en site heideggeacuterien ougrave le concept

310 Sur la meacutethode drsquoemphase voir R Calin Levinas et lrsquoexception du soi op cit p 240 ss

293

analyseacute atteint la deacutetermination ontologique maximale celle ougrave rien de son sens drsquoecirctre nrsquoest laisseacute de cocircteacute Ainsi le sujet est penseacute comme Dasein qui a agrave ecirctre pour lequel il en va en son ecirctre de cet ecirctre mecircme perseacuteveacuterant dans lrsquoecirctre conatus essendi qui dessine la structure la plus authentique du Dasein

(2) La notion ontologique est ensuite surdeacutetermineacutee par lrsquohorizon qursquoelle suppose et dissimule Il y a surdeacutetermination en tant que lrsquoanalyse excegravede les limites du sens drsquoecirctre en reconduisant la notion

ontologique agrave son horizon concret le philosophe deacutecouvre par cette emphase un jeu de significations qui excegravede la compreacutehension de lrsquoecirctre Lrsquooriginaliteacute de cette deacutemarche reacuteside dans le fait que crsquoest la notion ontologique elle-mecircme qui est surdeacutetermineacutee Levinas nrsquoajoute pas de lrsquoexteacuterieur une nouvelle notion agrave la premiegravere il nrsquoabandonne pas non plus cette premiegravere notion au profit drsquoune nouvelle plus pertinente mais il prolonge le sens de cette notion en aggravant hyperboliquement les relations ontologiques jusqursquoagrave les reconduire agrave leur mise en scegravene concregravete oublieacutee Crsquoest ce qursquoillustre le passage du sujet marqueacute par le conatus agrave la reacutecurrence de soi Lrsquoemphase consiste ici agrave passer de lrsquoexposition de la veacuteriteacute par le sujet qui en est le site agrave lrsquoexposition de soi dans la reacutecurrence de soi agrave soi Ainsi dans lrsquoontologie signifie un sens qui ne se reacuteduit pas agrave lrsquoontologie puisqursquoil interrompt le souverain exercice drsquoecirctre qursquoest le conatus (3) Crsquoest pourquoi il faut reconduire agrave la signification

proprement eacutethique de cette emphase de lrsquoessence en interrogeant cette interruption La subjectiviteacute eacutethique deacutegageacutee de cette deacutemarche sera le sujet eacutelu agrave la responsabiliteacute par le prochain incapable de

coiumlncider avec soi responsable jusqursquoagrave la substitution Lrsquoemphase de lrsquoontologie cegravede le pas agrave une emphase de lrsquoeacutethique ndash ce que le lecteur comprend en mesurant lrsquoeacutecart avec lrsquoeacutethique de Totaliteacute et infini (ougrave la responsabiliteacute ne se distinguait pas de la justice) (4) Enfin pour montrer lrsquoabsolue anteacuterioriteacute de cette signifiance eacutethique sur lrsquoontologie dont elle est la surdeacutetermination il faut pouvoir deacuteriver le Dit du Dire montrer la neacutecessiteacute de lrsquoessence agrave mecircme lrsquoeacutethique Il faut que la trahison du Dire par le Dit soit une modaliteacute du Dire lui-mecircme Lrsquoultime signification de la surdeacutetermination de lrsquoontologie est le passage de lrsquoeacutethique agrave lrsquoontologie dans la justice

Mais pourquoi lrsquoeacutethique est-elle la destination de lrsquoemphase de lrsquoontologie Une telle surdeacutetermination ne devrait-elle pas aboutir agrave la preacutesence eacutetouffante de lrsquoecirctre agrave lrsquoil y a La logique de

lrsquoemphase a prouveacute sa feacuteconditeacute descriptive bien avant lrsquoeacutethique degraves lrsquoanalyse de lrsquohorreur de lrsquoecirctre dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Lrsquoil y a est une surenchegravere de la preacutesence laquo une preacutesence absolument

ineacutevitable raquo (DEE 94) qui envahit submerge eacutetouffe ndash penseacutee agrave partir de lrsquoexpeacuterience hyperbolique du laquo retour au neacuteant de tous les ecirctres choses et personnes raquo (DEE 93) En 1947 il srsquoagissait donc de montrer dans lrsquoexpeacuterience de lrsquoaneacuteantissement de toutes choses la persistance drsquoun grouillement du bourdonnement incessant de lrsquoecirctre ndash surdeacutetermination de lrsquoecirctre en il y a jusqursquoagrave lrsquohorreur deacutemontrant le (non-)sens veacuteritable de lrsquoontologie Par conseacutequent il semble bien que lrsquoeacutethique ne soit pas le seul aboutissement possible de la meacutethode drsquoemphase de lrsquoontologie Celle-ci a dans lrsquoœuvre de Levinas deux directions lrsquoun-pour-lrsquoautre ou lrsquoil y a Or un problegraveme surgit dans la mesure ougrave lrsquoeacutethique et lrsquoil y a sont absolument inconciliables Ils dessinent une alternative entre sens et non-sens eacuteveil agrave soi et

aneacuteantissement de soi amour et horreur Pourquoi la meacutethode megravene-t-elle agrave lrsquoeacutethique (le sens) et non agrave lrsquoil y a (le non-sens) Quelle deacutetermination nouvelle quelle inclination de la trajectoire a-t-elle permis de deacutegager la signifiance eacutethique au-delagrave du danger de lrsquoil y a

Sur ce point force est de constater qursquoAutrement qursquoecirctre ne se justifie pas aussi clairement que

Totaliteacute et infini En 1961 lrsquoeacutelaboration dans la section I de concepts formels conccedilus dans le respect de lrsquoexigence drsquoune penseacutee de lrsquoabsolu ne rendant pas relatif lrsquoabsolu donne aux descriptions concregravetes

des sections suivantes une orientation vers lrsquoinfini positif qui est le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre En 1974 lrsquoabsence de telles structures formelles implique lrsquoabsence drsquoune orientation en direction de lrsquoeacutethique

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Dans Autrement qursquoecirctre il nrsquoy a pas drsquoideacutee formelle de lrsquoinfini lrsquoeacutethique doit surgir de lrsquoemphase sans orientation preacutealable ndash sans quoi elle serait suspecte de jouer lrsquointeacuteressement de lrsquoecirctre Si la meacutethode consiste agrave aggraver lrsquoecirctre de son propre poids sans que cette aggravation reccediloive drsquoavance

pour but drsquoaboutir agrave lrsquoeacutethique alors il faut que lrsquoemphase qui megravene agrave lrsquoil y a soit moins emphatique que celle qui megravene agrave la substitution Pourquoi lrsquoemphase eacutethique est-elle plus emphatique que

lrsquoemphase ontologique Ou plus preacuteciseacutement pourquoi est-ce dans la signifiance eacutethique que lrsquoontologie trouve sa justification absolue victoire du sens sur le non-sens de lrsquoil y a Si la signifiance eacutethique est la plus haute surdeacutetermination de lrsquoecirctre (et non lrsquoil y a)311 crsquoest ndash nous le deacutemontrerons par la suite ndash que la question de lrsquoinfini accomplit lrsquoemphase de lrsquoontologie plus radicalement encore que lrsquohorreur de lrsquoil y a Ne faut-il pas que le philosophe soit guideacute par la question de lrsquoinfini pour que lrsquoemphase de lrsquoontologie srsquoaccomplisse en signifiance eacutethique et non en il y a

sect42 La question et la reacuteduction

a) laquo Lrsquoemphase de la positiviteacute raquo

Pratiquons lrsquoemphase de la question de lrsquoecirctre Comment lrsquoemphase de lrsquoontologie deacutevoile-t-elle

que la question de lrsquoecirctre nrsquoest pas la question premiegravere de la penseacutee Lrsquoarticle laquo Philosophie et positiviteacute raquo de 1976 reacutepond agrave ce problegraveme drsquoune faccedilon plus directe encore qursquoAutrement qursquoecirctre en remontant de la question de lrsquoecirctre agrave la question de lrsquoinfini312 Fidegravele agrave la meacutethode eacutenonceacutee dans lrsquoouvrage de 1974 Levinas y megravene une emphase de lrsquoontologie agrave partir de la notion de positiviteacute Comme dans Autrement qursquoecirctre il part de lrsquoideacutee mecircme de philosophie comme recherche de la veacuteriteacute cette fois agrave travers une citation de Pascal laquo Tu ne me chercherais pas si tu ne mrsquoavais deacutejagrave trouveacute raquo313 Ce mot peut donner lieu agrave deux conceptions de la recherche philosophique drsquoabord Levinas preacutesente la recherche comme un projet deacutejagrave preacute-donneacute au chercheur qui priveacute de la veacuteriteacute

attend et anticipe qursquoil entrera en sa possession314 Le terme rechercheacute est deacutejagrave trouveacute en tant qursquoil guide la deacutemarche mais le chercheur ne le deacutetient pas encore (Un deuxiegraveme sens est neacuteanmoins

envisageable que Levinas ne cite pas ici le mot de Pascal pourrait bien deacutesigner le Deacutesir mucirc par lrsquoinfini et qui apparaicirctra plus loin (cf PT 22) comme le motif de toute recherche) Qursquoest-ce que cette

premiegravere ideacutee de la recherche nous apprend de la philosophie Celle-ci se reacutevegravele drsquoores et deacutejagrave orienteacutee par une preacuteconception du terme de sa quecircte en tant que crsquoest preacuteciseacutement un terme qursquoelle vise la veacuteriteacute rechercheacutee doit prendre la forme drsquoun ecirctre identifiable ou repreacutesentable agrave partir de sa propre manifestation laquo La possibiliteacute de la repreacutesentation est la possibiliteacute de la co-preacutesence la

311 laquo Ontologie et eacutethique apparaissent donc non seulement comme deux figures mais aussi comme deux

degreacutes de lrsquoexcegraves Lrsquoemphase ontologique est la preacutesence sans distance de lrsquoecirctre qui eacutetouffe et dont il faut se libeacuterer ce qui ne se peut que par une autre emphase lrsquoemphase eacutethique qui conduit au-delagrave de la positiviteacute de lrsquoecirctre vers lrsquoautrement qursquoecirctre raquo (R Calin Levinas et lrsquoexception du soi op cit p 251)

312 Drsquoautres articles suivent ce mecircme mouvement de penseacutee voir en particulier laquo La penseacutee de lrsquoecirctre et la question de lrsquoautre raquo (DQVI 173 ss)

313 B Pascal Penseacutees Lafuma 919 314 Cette citation de Pascal est lrsquooccasion drsquointerroger la question de lrsquoecirctre drsquoune part telle qursquoEtre et temps

en expose la structure en son sect2 et la question de lrsquoinfini drsquoautre part Sous sa guise ontologique la question de lrsquoecirctre apparaicirct telle que le maicirctre-ouvrage de Heidegger lrsquoavait deacutecrite en distinguant le questionneacute (lrsquoecirctre de lrsquoeacutetant) le demandeacute (le sens de lrsquoecirctre) et lrsquointerrogeacute (lrsquoeacutetant) et qui trouve dans le Dasein la possibiliteacute de son questionner En pensant la recherche agrave partir de la notion de terme Levinas reconduit cette structure drsquoune maniegravere implicite lrsquoecirctre est le terme de la recherche car il deacutesigne agrave la fois le Dasein qui questionne en son ecirctre et lrsquoecirctre qui est questionneacute et il srsquoenquiert de cet ecirctre en srsquointerrogeant sur son sens et sur sa manifestation agrave mecircme lrsquoeacutetant

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possibiliteacute de la co-preacutesence est la possibiliteacute de la preacutesence et la possibiliteacute de la preacutesence est la possibiliteacute du terme ndash commencement ou fin ndash et ainsi la possibiliteacute de la notion mecircme de lrsquooriginel et de lrsquoultime du terme ne renvoyant qursquoagrave lui-mecircme Rationaliteacute du repos ndash de la position de la

positiviteacute crsquoest-agrave-dire de lrsquoecirctre ndash rationalisme de la termino-logie raquo (PT 21) Cette analyse reacutevegravele la dupliciteacute du terme de la recherche philosophique le philosophe se re-preacutesente lrsquoecirctre en vue de

srsquoidentifier agrave lui de devenir lui-mecircme le terme (crsquoest-agrave-dire non seulement le deacutebut mais aussi la fin) de la recherche En effet la repreacutesentation unifie le divers du reacuteel et le ramasse dans la preacutesence que le philosophe eacuterige comme ultime critegravere de la veacuteriteacute Or crsquoest ce privilegravege de la preacutesence qui identifie le commencement et la fin de lrsquoenquecircte agrave savoir le sujet qui cherche et lrsquoobjet rechercheacute preacutesents lrsquoun agrave lrsquoautre au moyen de la re-preacutesentation le sujet et lrsquoobjet srsquoidentifient en tant que lrsquoobjet fait sens par et pour le sujet La veacuteriteacute est donc un laquo terme raquo en plusieurs sens elle est un point drsquoarrecirct (de repos) ougrave la recherche cesse (termine) dans la repreacutesentation drsquoune veacuteriteacute surtout elle est la reacuteconciliation du penseur et du penseacute dont la seacuteparation (spatiale temporelle) est compenseacutee par leur identification dans la repreacutesentation de lrsquoecirctre Le terme de la philosophie crsquoest donc lrsquoeacutequivociteacute du mot mecircme drsquolaquo ecirctre raquo qui permet drsquoidentifier le penseur (qui est en tant qursquoil a agrave ecirctre) et le penseacute (qui

est dans la veacuteriteacute penseacutee par le penseur) Si conclut Levinas la veacuteriteacute est un terme alors lrsquoecirctre identique du penseur et du penseacute est positiviteacute Que signifie cette notion Notre citation englobe deacutejagrave

ses divers sens 1 le positif est ce qui est poseacute par le penseur attestant de sa maicirctrise sur le reacuteel 2 il est ce qui arrecircte le mouvement de la recherche ou la megravene agrave son terme (en ce sens re-pos preacutesence sans diachronie) 3 il est position du chercheur dans lrsquoecirctre ou plutocirct la position comme lrsquoecirctre mecircme du chercheur

Suivons donc laquo Philosophie et positiviteacute raquo pour expliciter cette conception de la positiviteacute de lrsquoecirctre

et lrsquoemphase qui lui est appliqueacutee Dans les pages qui suivent Levinas anticipe sur le reacutesultat de cette emphase (la mise en question eacutethique de lrsquoidentiteacute) nous y reviendrons donc plus tard Pour lrsquoheure

analysons le troisiegraveme paragraphe portant le mecircme titre que lrsquoarticle et qui est le veacuteritable deacutepart de lrsquoargumentation (les deux premiers ayant valeur drsquointroduction ou de preacutesentation geacuteneacuterale du tour que

prendra la reacuteflexion) laquo La philosophie qui nous est transmise consiste en effet agrave faire remonter toute signification ou toute rationaliteacute agrave la geste ou au train meneacute par les ecirctres en tant qursquoils srsquoaffirment

ecirctres Ce train de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre est cette affirmation mecircme Affirmation qui retentit dans le langage mais qui le preacutecegravede affirmation comme position des ecirctres sur un terrain ferme Lrsquoecirctre des ecirctres lrsquoessance des ecirctres comme leur positiviteacute comme leur stance si on peut dire raquo (PT 24) Tout ecirctre perseacuteveacuterant dans son ecirctre en vue de cet ecirctre mecircme la philosophie eacuterige ce geste ou cette perseacuteveacuterance comme son sens ultime Lrsquoontologie chez Spinoza ou chez Heidegger permet cette interpreacutetation du Dasein comme conatus ou de la diffeacuterence ontologique comme position Mais crsquoest drsquoabord agrave ses propres eacutetudes ontologiques que Levinas fait reacutefeacuterence ici agrave la deacuteduction de la diffeacuterence ontologique agrave partir de la stance de lrsquoexistant dans lrsquoexistence qursquoil a meneacutee en 1947 Etre crsquoest pour

un moi srsquoarracher agrave la participation agrave lrsquoil y a en contractant lrsquoidentiteacute agrave soi par la position dans lrsquoecirctre et le repos sur la base crsquoest bien ecirctre-le-lagrave Da-sein reposer dans le lieu Levinas nomme laquo essance raquo315 ou positiviteacute cette perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre qui est inscription dans un lieu laquo cette positiviteacute du contenu ne fait qursquoun avec la positiviteacute de lrsquoessance Le contenu crsquoest ce qui se pose sur un terrain ferme sur la terre en tant que sol et qui nrsquoest pas un donneacute raquo (PT 25) La philosophie identifie sous la

notion drsquoecirctre ces deux termes que sont le moi et la terre au moyen de la position de celui-lagrave sur celle-ci Le moi entendu comme sujet fait de la terre un monde en lrsquohabitant Perseacuteveacuterer en vue de son ecirctre

315 Neacuteologisme que la laquo Note preacuteliminaire raquo drsquoAutrement qursquoecirctre heacutesitait pourtant agrave assumer (cf AE 9)

296

implique de se tenir sur la terre de la posseacuteder de lrsquohabiter ecirctre-au-monde veut dire posseacuteder-la-terre Pourquoi cet ordre de lrsquoecirctre srsquoimpose-t-il alors comme la rationaliteacute mecircme de la penseacutee En quoi la penseacutee procegravede-t-elle de cette perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre Le paragraphe 4 reacutepond (PT 26-27)

La rationaliteacute de lrsquoessance ndash sa signifiance ndash tient au fait que sa positiviteacute eacuteclate en penseacutee et en

repreacutesentation que la penseacutee ne fait que sur-encheacuterir sur la positiviteacute Lrsquoesse lui-mecircme agrave force de se poser aboutit agrave lrsquoexposition et agrave susciter une compreacutehension ndash lrsquoesse lui-mecircme est ontologique La fermeteacute du repos srsquoaffermit et srsquoaffirme au point de se montrer La singuliegravere activiteacute du repos de par son eacutenergie srsquoexcegravede en se manifestant Singuliegravere excession

Ces lignes deacutecrivant le rapport de la penseacutee agrave lrsquoecirctre montrent qursquoil nrsquoy a rien de superficiel agrave

pratiquer une emphase de lrsquoontologie dans la mesure ougrave lrsquoexcegraves est une modaliteacute de lrsquoessance ou de la

diffeacuterence ontologique elle-mecircme La positiviteacute ne deacutesigne pas seulement lrsquoeacutetantiteacute de lrsquoeacutetant qui se laisse deacutecrire par lrsquoinertie de la position mais elle tire son sens de la manifestation de lrsquoecirctre qui se

reacutevegravele dans sa preacutesence En effet la grammaire du mot laquo ecirctre raquo nous a deacutejagrave conduit agrave reconnaicirctre le laquo se poser raquo comme le train mecircme de lrsquoecirctre par emphase se poser crsquoest srsquoex-poser srsquoexhiber se montrer apparaicirctre eacuteclater en preacutesence Lrsquoecirctre ne se pose qursquoen srsquoexposant agrave une penseacutee la penseacutee ne va pas agrave lrsquoecirctre comme par accident mais la penseacutee est lrsquoeacuteveacutenement ontologique par lequel lrsquoecirctre est Et si lrsquoecirctre doit ecirctre dit positivement comme une preacutesence agravehellip alors il faut 1 une conscience agrave qui cet ecirctre apparaisse 2 un pheacutenomegravene apparaissant dans la preacutesence agrave cette conscience Cette eacutequivociteacute du mot laquo ecirctre raquo renvoyant aussi bien agrave lrsquoecirctre de celui qui a agrave ecirctre qursquoagrave lrsquoecirctre du monde qui lui apparaicirct est constitutive de la notion de positiviteacute Le monde et le sujet pensant contractent en mecircme temps leur

ecirctre dans la preacutesence de la penseacutee au monde et du monde agrave la penseacutee de telle sorte que la penseacutee se reacutevegravele ecirctre la production mecircme de la diffeacuterence ontologique La penseacutee ainsi conccedilue nrsquoest plus la seule

raison theacuteorique elle deacutenomme tout lrsquoecirctre du sujet en tant que dans son essance mecircme celui-ci est appeleacute agrave accueillir lrsquoecirctre dans sa manifestation316 Heidegger a raison lrsquoontologie (la philosophie en tant qursquoelle est susciteacutee par la positiviteacute de lrsquoecirctre) repose sur lrsquoidentification originaire de lrsquoecirctre et de la penseacutee dans lrsquohomme conccedilu comme penseacutee situeacutee dans lrsquoouverture ougrave lrsquoecirctre se deacutevoile dans sa veacuteriteacute Dans ces lignes ougrave Levinas commente toute lrsquoontologie dans son acte fondateur crsquoest donc agrave Etre et temps que les analyses renvoient ultimement avec lui la philosophie confirme ce que Parmeacutenide avait deacutejagrave proclameacute lrsquoidentiteacute de la penseacutee et de lrsquoecirctre et la primauteacute de la question de lrsquoecirctre La penseacutee donc la philosophie trouve dans cette question sa raison drsquoecirctre et son eacuteveil Par conseacutequent lrsquoecirctre doit ecirctre conccedilu agrave partir de son train drsquoecirctre ou de son essance or ce train consiste preacuteciseacutement pour lrsquoecirctre agrave se poser ou agrave ecirctre preacutesent ce qui peut ecirctre entendu en deux sens 1 ecirctre crsquoest se reacuteveacuteler agrave une penseacutee

en se faisant preacutesent agrave elle par la manifestation 2 ecirctre crsquoest se tenir en tant que penseacutee dans la preacutesence questionnante ougrave srsquoouvre la diffeacuterence ontologique Que lrsquoon nomme ces deux sens monde et

conscience (Husserl) ou monde et Dasein (Heidegger) on reconnaicirctra toujours la pertinence de cette distinction et lrsquoambivalence de lrsquoecirctre abordeacute agrave partir de sa manifestation Cette eacutequivociteacute consacre la pheacutenomeacuteno-logie comme ultime forme de la philosophie lrsquoecirctre-apparaissant (pheacutenomeacutenohellip) appelant la penseacutee (helliplogie) pour apparaicirctre degraves lors toute pheacutenomeacutenologie est une ontologie La philosophie du Mecircme se trouve par lagrave auto-justifieacutee en tant qursquoelle est produite par lrsquoecirctre mecircme Lrsquoordre logique du philosopher est en harmonie avec lrsquoordre reacuteel de lrsquoecirctre agrave travers cette identiteacute aussi bien logique que

316 Drsquoailleurs De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant avait deacutejagrave montreacute tout ce que cette deacuteduction de la diffeacuterence

ontologique agrave partir de la laquo stance raquo doit au corps Bien que discregravete dans laquo Philosophie et posiviteacute raquo la reacutefeacuterence au corps est toujours preacutesente agrave travers la laquo hyleacute raquo husserlienne ou lrsquolaquo ici de lrsquohabitation raquo heideggeacuterienne (PT 29) que Levinas interpregravete comme repos ou dans une formule qui eacutevoque fortement lrsquoœuvre de 1947 comme laquo eacuteveacutenement de position raquo (PT 28)

297

pheacutenomeacutenale entre ecirctre et penser Lrsquoeacuteveacutenement producteur (crsquoest-agrave-dire reacuteveacutelateur) de cette division de lrsquoecirctre entre penseacutee et monde la stance produit en mecircme temps leur uniteacute dans le seul eacuteveacutenement de lrsquoessance ougrave se reacutevegravelent ensemble lrsquoun par lrsquoautre lrsquoecirctre et la penseacutee

Cette conception de lrsquoecirctre Levinas la qualifie drsquoemphase qursquoest-ce agrave dire Le terme deacutesigne la

meacutethode qursquoAutrement qursquoecirctre agrave eacutelaboreacutee pour passer drsquoune ideacutee agrave lrsquoautre et reacuteduire le Dit au Dire317 Il srsquoagit donc de savoir agrave quelles notions aboutit cette emphase Levinas parle drsquoemphase agrave cinq reprises en deacutesignant 1 lrsquoeacuteclatement de lrsquoecirctre en penseacutee que nous venons de commenter (qualifieacute par les verbes eacuteclater surencheacuterir exceacuteder) 2 la conscience et son pouvoir de reacuteflexion (cf PT 27) 3 laquo lrsquoemphase de la positiviteacute en guise de formes plastiques requeacuterant une fondation raquo (PT 28) ou la pheacutenomeacutenaliteacute 4 la subjectiviteacute demeurant identique agrave elle-mecircme (ibid) 5 le savoir sur le monde (PT 30) Ces occurrences du terme drsquoemphase ont toutes un point commun elles deacutesignent la penseacutee consciente et preacutesente comme lrsquoemphase mecircme de la positiviteacute Le sujet conscient qui retrouve son identiteacute face agrave lrsquoalteacuteriteacute des pheacutenomegravenes qui se pose dans le monde et lrsquohabite est pour lrsquoontologie lrsquoultime instance du sens Pourtant lrsquoecirctre nrsquoest pas seul capable de rendre compte de cette penseacutee qui

fait son emphase Lrsquoemphase de lrsquoontologie aboutit agrave lrsquoidentiteacute du Mecircme comme instance du reacuteel alors que lrsquoidentiteacute ne saurait ecirctre produite par lrsquoecirctre seul Le paragraphe 4 le suggeacuterait deacutejagrave agrave propos de la

reacuteflexion cette laquo opeacuteration seconde de la conscience raquo qui est laquo impensable sans lrsquoeacuteveil lequel ne vient pas du thegraveme ougrave la conscience srsquoengloutit raquo et laquo qui indique un au-delagrave de la positiviteacute raquo (PT 27) Mais quel est cet eacuteveil que toute subjectiviteacute suppose et qui ne relegraveve pas de la rationaliteacute ou de lrsquoessance de lrsquoecirctre La meacutethode drsquoemphase aboutit agrave une notion de sujet plus excessive encore ndash et en ce sens plus conseacutequente et seule agrave mecircme de livrer tout le sens de la subjectiviteacute ndash que le conatus Car le paragraphe 5 avance que crsquoest agrave lrsquoaccusatif et non au nominatif passivement et non pas de maniegravere consciente que le sujet est identique que le moi est soi Le sujet identique et pensant de lrsquoontologie cette uniteacute qui se retrouve une malgreacute son odysseacutee dans le multiple ne tient cette uniteacute que de lrsquoordre

eacutethique venant drsquoun visage Or si cette emphase eacutethique de la subjectiviteacute eacutechappe agrave lrsquoontologie crsquoest qursquoelle obeacuteit agrave laquo une autre signifiance ndash une autre rationaliteacute ndash que celle de la positiviteacute de lrsquoessance de

lrsquoecirctre raquo (PT 30) En quoi consiste cette signifiance A quelle question obeacuteit-elle si ce nrsquoest pas agrave la question de lrsquoecirctre

b) La reacuteduction eacutethique ou la reacuteduction infinie

Degraves le deacutebut lrsquoarticle laquo Philosophie et positiviteacute raquo insiste sur cette autre dimension de sens que

lrsquoontologie ne parvient pas agrave capturer Drsquoabord en opposant au repos agrave la possession de la terre ou agrave lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre positif le laquo non-repos du temps raquo (PT 21) laquo lrsquoexil raquo du moi (PT 29) et la laquo mise en question raquo des cateacutegories du Mecircme (PT 20) Et puis surtout en esquissant la question propre agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini laquo la recherche comme Deacutesir raquo lrsquolaquo infini dans le fini raquo qui est un laquo questionnement ougrave le

sujet-conscience se libegravere de lui-mecircme raquo (PT 22) Or un tel questionnement ne peut srsquoaffranchir du retour agrave lrsquoidentique que srsquoil laquo met en question lrsquoidentiteacute ougrave se deacutefinit lrsquoessance de lrsquoecirctre raquo (ibid) Le paragraphe 5 deacutecrit alors laquo ma mise en question ou mon eacuteveil par lrsquoAutre raquo qui est le sens concret de lrsquoideacutee de lrsquoinfini (PT 33)

La mise-en-question ne signifie pas que drsquoune faccedilon quelconque jrsquoai agrave mrsquointerroger sur ma nature

et ma quidditeacute mais que de la positiviteacute de lrsquoecirctre ougrave je me fonde je retourne agrave lrsquoincondition supportant ce qui ne peut ecirctre contenu ndash la diffeacuterence de lrsquoInfini Etre en question ndash crsquoest ecirctre agrave Dieu

317 Une note le dit explicitement (cf PT 30n1)

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Intrigue reconnaissable concregravetement dans lrsquoeacutethique Arracheacute au concept du Moi par la question de lrsquoInfini je suis responsable drsquoautrui mon prochain

Si jusqursquoagrave preacutesent lrsquoarticle suivait le cours drsquoAutrement qursquoecirctre en le syntheacutetisant il innove deacutesormais par une description originale de la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini nommeacutee question de lrsquoinfini318 dont la mise en lumiegravere permet drsquoexpliciter la question qui guide lrsquoeacutethique et preacutecegravede la question de lrsquoecirctre Le sujet eacutethique absolument responsable drsquoautrui est mis en question dans lrsquoidentiteacute mecircme que lrsquoeacutethique eacuteveille Levinas eacutenonce ainsi un paradoxe 1 drsquoun cocircteacute le visage fait de moi un sujet il eacuteveille mon identiteacute et mon uniciteacute en lrsquointimant agrave la responsabiliteacute 2 mais drsquoun autre cocircteacute cette responsabiliteacute signifie la mise en question de lrsquoidentiteacute mecircme qui est ainsi eacuteveilleacutee La thegravese nrsquoest pas contradictoire puisque la subjectiviteacute drsquoincondition se fait condition passe de lrsquoaccusatif au nominatif et est voueacutee agrave oublier lrsquoeacutethique dont elle procegravede (cf PT 27 qui le montre agrave propos de la reacuteflexion) le sujet que lrsquoeacutethique eacuteveille oublie le commandement qui produit son uniciteacute ndash cet oubli eacutetant agrave la fois neacutecessaire agrave lrsquoeacutethique pour que le sujet ait le pouvoir de reacutepondre agrave lrsquoobligation et mis en question par lrsquoeacutethique en tant qursquooubli preacuteciseacutement Lrsquoemphase de la positiviteacute de lrsquoecirctre conduit agrave la mise en question de lrsquoidentiteacute comme double eacuteveacutenement ndash agrave la fois sa naissance et sa contestation ndash agrave

lrsquoeacutethique comme ultime reacuteduction du sens Lrsquoemphase comme meacutethode aboutit agrave la mise en question de la conscience laquo interruption qui lui fait perdre son aplomb et son assurance en lrsquoexpulsant de la

terre natale ougrave les demeures srsquoeacuterigent et du thegraveme ougrave se posent des thegraveses Deacute-saisissement ou deacuteception des choses laisseacutees agrave leur sort lrsquoeacutepochegrave crsquoest cela raquo (PT 30-31) Ces analyses livrent donc

un reacutesultat deacutecisif la reacuteduction eacutethique lrsquoeacutepochegrave levinassienne crsquoest la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini La reacuteduction consiste agrave passer du sujet ontologique perseacuteveacuterant dans son ecirctre et dont la penseacutee est tendue vers la question de lrsquoecirctre au sujet eacutethique mis en question dans cette perseacuteveacuterance par le visage drsquoautrui

Mais en reprenant le terme husserlien drsquoeacutepochegrave Levinas fait de la mise en question de lrsquoecirctre la

meacutethode mecircme la voie drsquoaccegraves propre au sens Chez Husserl lrsquoeacutepochegrave consiste en une mise entre parenthegraveses de la thegravese du monde qui est la condition mecircme de la description et de lrsquoapparaicirctre des

pheacutenomegravenes Elle est opeacutereacutee et assumeacutee par un philosophe en quecircte de lrsquoeacutevidence en vue de la fondation de la science Chez Levinas il ne saurait ecirctre question de parler de reacuteduction en ce sens

puisque lrsquoautre rationaliteacute que la reacuteduction eacutethique met en avant conteste le privilegravege du Mecircme Pourtant les multiples reacutefeacuterences agrave la reacuteduction ou agrave lrsquoeacutepochegrave traduisent bien une reprise du geste husserlien ou sa transcription dans lrsquoeacutethique En quoi la mise en question de lrsquoecirctre par le visage est-elle une reacuteduction 1 Drsquoabord la reacuteduction suppose le passage drsquoune attitude dite naiumlve ou naturelle agrave une autre reacuteflexive ou transcendantale qui est le reacutesultat positif de lrsquoopeacuteration et qui ouvre la pheacutenomeacutenaliteacute Lrsquoemphase levinassienne de lrsquoontologie reproduit et deacuteplace cette opposition en faisant du conatus essendi lrsquoattitude naiumlve319 que le visage drsquoautrui met en question suscitant un sujet passif appeleacute agrave la responsabiliteacute une mauvaise conscience Crsquoest donc la responsabiliteacute eacutethique qui est eacuteleveacutee

318 Levinas parle lui-mecircme de la laquo question de lrsquoinfini raquo agrave au moins trois reprises (DE 99 OC2 207 et PT

33) sans toutefois la deacutefinir explicitement Lrsquousage de cette expression est donc rare et comme anecdotique agrave cocircteacute de la profusion des reacutefeacuterences agrave la laquo mise en question raquo Il y a peut-ecirctre trois raisons qui font que Levinas preacutefegravere parler de laquo mise en question raquo de lrsquoecirctre par lrsquoinfini plutocirct que de la laquo question de lrsquoinfini raquo 1 lrsquoinfini ne fait pas lrsquoobjet drsquoune question theacuteorique sur lrsquoinfini mais opegravere une mise en question eacutethique de mon ecirctre 2 agrave proprement parler il nrsquoy a pas de question possible dans lrsquoeacutethique (qui preacutecegravede la conscience) mais bien une mise en question qui eacuteveille la conscience 3 il ne srsquoagit pas de concurrencer la question de lrsquoecirctre mais de la mettre en question devant lrsquoinfini

319 Selon D Pradelle il srsquoagit de laquo surmonter la naiumlveteacute eacutethique analogue agrave celle de lrsquoattitude naturelle raquo (laquo Y a-t-il une pheacutenomeacutenologie de la signifiance eacutethique raquo art cit p 94)

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en critegravere de discrimination entre lrsquoattitude naiumlve et lrsquoattitude reacuteflexive 2 Degraves lors la reacuteduction eacutethique qui permet de passer de lrsquoune agrave lrsquoautre ouvre une signifiance qui ne relegraveve pas de lrsquoessance et dont je ne suis pas lrsquoauteur Si lrsquoeacutepochegrave chez Levinas est la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini

ce nrsquoest pas moi mais autrui qui accomplit ce geste Sa parole interrompt ma conscience elle suspend ma naiumlveteacute crsquoest-agrave-dire mon train drsquoecirctre et la met en question 3 On peut faire un pas de plus et voir

dans cette mise en question lrsquoopeacuteration mecircme qui rend possible lrsquoaccegraves au sens eacutethique En effet lrsquoemphase de lrsquoontologie comme meacutethode a permis de passer du sujet actif au sujet passif mais pour acceacuteder agrave cette passiviteacute pour qursquoil y ait reacuteduction de lrsquoessance agrave la responsabiliteacute il a fallu non pas que le pheacutenomeacutenologue reconstitue lui-mecircme lrsquoexpeacuterience de cette passiviteacute (puisque preacuteciseacutement cette passiviteacute est plus passive que toute passiviteacute et ne tient pas dans lrsquoexpeacuterience) mais qursquoil se laisse enseigner par le visage Notre citation le preacutecise bien la mise en question nrsquoest pas le produit drsquoune reacuteflexion sur le sens de ma nature mais un retour agrave lrsquoincondition du sujet crsquoest-agrave-dire agrave lrsquointrigue eacutethique et heacuteteacuteronome de la responsabiliteacute Par conseacutequent la reacuteduction levinassienne suppose deux eacuteleacutements a la mise en question du sujet par le visage et b le refus drsquoassimiler lrsquoAutre au Mecircme Une opeacuteration est neacutecessaire pour mener le penseur agrave la passiviteacute absolue de lrsquoeacutethique et agrave la description du

visage mais cette opeacuteration ne saurait ecirctre une activiteacute sans quoi elle manquerait lrsquoeacutethique Crsquoest pourquoi Levinas parle de laquo reacuteduction qui ne saurait se faire agrave coup de parenthegraveses lesquelles sont au

contraire œuvre drsquoeacutecriture reacuteduction qursquoalimente de son eacutenergie lrsquointerruption eacutethique de lrsquoessence raquo (AE 76) A suivre cette thegravese que reprend laquo Philosophie et positiviteacute raquo le visage et non le sujet est le veacuteritable auteur de la reacuteduction En mettant ma conscience en question il lrsquoeacuteveille agrave la signifiance qui est la source de tout apparaicirctre (et nrsquoest-ce pas lagrave en effet le sens ultime de la reacuteduction ) Il faut deacutefinir doublement la reacuteduction eacutethique ou infinie a comme une mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini du visage passiviteacute qui me preacutecegravede toujours et b comme la reacuteduction du Dit au Dire que le philosophe doit opeacuterer pour revenir agrave la signifiance de cette mise en question Crsquoest en ce sens que Levinas parle de laquo la Reacuteduction comme refaisant le deacuterangement du Mecircme par lrsquoAutre raquo (EN 96)

Lrsquoactiviteacute de reacuteduction est toujours seconde par rapport agrave la reacuteduction premiegravere passive que le visage a toujours deacutejagrave opeacutereacutee en moi en mrsquoeacuteveillant agrave la subjectiviteacute

Malgreacute le fait que la reacuteduction infinie soit un geste que je nrsquoaccomplis pas moi-mecircme mon

activiteacute de penseacutee est requise en vue de retourner agrave cette reacuteduction Crsquoest justement le rocircle de lrsquoemphase de lrsquoontologie dont nous venons de retracer le parcours Afin de faire reacutesonner le Dire distinct du Dit Levinas part de la conscience elle-mecircme et en exageacuterant lrsquoidentiteacute qursquoelle suppose aboutit agrave lrsquouniteacute la plus emphatique celle du sujet responsable Lrsquoemphase de lrsquoontologie est la part active de la reacuteduction et le pheacutenomeacutenologue doit la pratiquer pour revenir agrave la reacuteduction eacutethique que le visage a deacutejagrave effectueacutee en lui en deacuteposant lrsquoideacutee de lrsquoinfini Le penseur ne se donne pas la signifiance eacutethique il peut seulement exageacuterer lrsquoidentification de lrsquoessance pour revenir au sens de la passiviteacute eacutethique Lrsquoemphase de lrsquoontologie est une activiteacute meneacutee en vue de lrsquoeffacement de lrsquoactiviteacute

du retour agrave la passiviteacute de la substitution Une difficulteacute surgit toutefois de cette deacutemarche en deux temps pourquoi lrsquoemphase de lrsquoontologie megravene-t-elle par elle-mecircme agrave la sujeacutetion eacutethique crsquoest-agrave-dire agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Cette emphase suffit-elle agrave faire surgir au sein de lrsquoecirctre lui-mecircme un sens qui ne relegraveve pas de la question de lrsquoecirctre Nous interrogeons ainsi la rigueur de la meacutethode que suit Levinas pour passer de la question de lrsquoecirctre agrave la question de lrsquoinfini La deacuteduction de lrsquoanteacuterioriteacute de la

question de lrsquoinfini sur la question de lrsquoecirctre ne suppose-t-elle pas preacuteciseacutement ce qursquoil srsquoagissait de deacuteduire agrave savoir la question de lrsquoinfini elle-mecircme comme guide transcendantal des descriptions

Lrsquoemphase de lrsquoontologie comme meacutethode ne peut-elle pas aboutir agrave un autre sens que lrsquoeacutethique

300

III Les deux emphases En 1947 dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Levinas deacutecrivait deacutejagrave une expeacuterience emphatique de

lrsquoecirctre il surdeacuteterminait le concept drsquoexistence et aboutissait agrave lrsquoexistence sans existant lrsquoecirctre geacuteneacuteral et impersonnel qursquoil nommait il y a conduisant agrave la destruction du sujet et agrave lrsquohorreur Lrsquoil y a se deacutefinit comme lrsquoexcegraves mecircme de lrsquoecirctre eacutetouffant jusqursquoagrave faire disparaicirctre lrsquoeacutetant Pourtant nous ne pouvons pas sans confronter les descriptions de 1947 et de 1974 conclure agrave lrsquouniteacute de leur meacutethode La premiegravere emphase de lrsquoontologie de 1947 consiste agrave remonter agrave lrsquoexistence sans existant lrsquoil y a dont lrsquoeacutepreuve est souffrance et mal La seconde emphase conduit dans Autrement qursquoecirctre agrave un reacutesultat diffeacuterent qui contrairement agrave 1947 ne megravene pas (seulement) agrave lrsquoil y a mais (aussi) agrave lrsquoeacutethique et agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Quelle diffeacuterence drsquoapproche cause-t-elle la contradiction de ces deux issues entre

1947 et 1974 Du reste ces issues sont-elles veacuteritablement contradictoires Deux descriptions permettent de confronter ces deux emphases les descriptions de lrsquoinsomnie et de lrsquoil y a reprises dans

lrsquoeacutethique de lrsquoautrement qursquoecirctre

sect43 Les deux insomnies

a) La reacuteduction eacutethique comme insomnie Soit drsquoabord lrsquoinsomnie Au chapitre 2 lrsquoeacutetude de la meacutetaphore de lrsquoinsomnie et de lrsquoeacuteveil a

montreacute que lrsquoideacutee de lrsquoinfini avait la (deacute-)structure drsquoune forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme Mais qursquoen est-il de lrsquoinsomnie penseacutee cette fois-ci non plus simplement comme un outil servant agrave deacutecrire meacutetaphoriquement la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais comme un pheacutenomegravene ou

une intrigue concregravete Lrsquoarticle de 1974 laquo De la conscience agrave la veille ndash A partir de Husserl raquo deacuteveloppe un concept eacutethique drsquoinsomnie en pratiquant la meacutethode de lrsquoemphase Le sous-titre de cet

article est crucial puisque la reacutefeacuterence agrave Husserl en livre lrsquoobjet veacuteritable la reacuteduction Dans ces pages lrsquoinsomnie eacutethique nous apparaicirctra en effet comme la forme la plus radicale de reacuteduction Lrsquoarticle le montre de la faccedilon suivante partant du mouvement qui deacutefinit la philosophie moderne (sect1) qursquoil identifie agrave la reacuteduction pheacutenomeacutenologique (sect2) Levinas remonte emphatiquement agrave lrsquoideacutee drsquoune veille eacutethique drsquoautrui plus vigilante que la conscience ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee (sectsect3-5) Aussi nous faut-il drsquoabord preacuteciser pourquoi la philosophie se preacutesente comme une exigence de vigilance La raison se trouve dans la notion de manifestation qui prend acte de la possibiliteacute qursquoun ecirctre soit distinct de son apparence (sect1) La vigilance de la raison serait donc une meacutefiance envers elle-mecircme tenant au

doute possible qui entache toute eacutevidence Avec Kant la philosophie se fait criticisme en retournant sur la raison la vigilance de la raison sous la forme drsquoun savoir eacuteveilleacute aux propres illusions du savoir

Or Levinas cherche surtout agrave deacutecrire la faccedilon dont Husserl accomplit ce geste (sect2) en reprenant agrave son tour la critique de lrsquoeacutevidence naiumlve La discussion se resserre alors sur la notion de reacuteduction deacutefinie

comme laquo lrsquoabsolu de la conscience dont le sens nrsquoest plus redevable agrave rien qui soit existence du monde raquo (DQVI 39) ndash notons par anticipation que cette deacutefinition admet deacutejagrave un sens eacutethique Husserl met en œuvre la reacuteduction transcendantale en pratiquant lrsquoeacutepochegrave laquo suspension de la croyance en

lrsquoexistence de ce monde et de ces objets qui srsquoaffirment malgreacute lrsquoincertitude ndash agrave la recherche de la certitude ou de lrsquoeacutevidence adeacutequate de la reacuteflexion sur la cogitation agrave laquelle cette croyance mecircme

appartient raquo en vue de deux buts possibles soit laquo pour y mesurer le degreacute de son incertitude et de sa certitude raquo soit laquo pour eacuteclairer le sens ou la modaliteacute de lrsquoeacutevidence naiumlve raquo (DQVI 42) La reacuteduction srsquoavegravere ambigueuml en raison de cette double interpreacutetation elle peut ecirctre soit une recherche de certitude

301

par-delagrave lrsquoincertitude du monde naturel soit une mise en question de lrsquoideacutee mecircme de certitude par une rationaliteacute qui ne relegraveve pas du savoir Lrsquooriginaliteacute de lrsquointerpreacutetation de Levinas consiste agrave maintenir lrsquoambiguiumlteacute comme inheacuterente agrave la pheacutenomeacutenologie mecircme De mecircme que dans sa lecture de Descartes

Levinas identifie une primauteacute de lrsquoinfini sous-tendant lrsquoordre du savoir qui pourtant oublie lrsquoinfini et srsquoen seacutepare il voit dans la reacuteduction husserlienne une exigence de rationaliteacute supeacuterieure dont la

radicaliteacute provient de lrsquoeacutethique et qui pourtant retombe dans le savoir Lrsquoexigence de radicaliteacute drsquoapodicticiteacute drsquoindubitabiliteacute agrave laquelle obeacuteit la reacuteduction pheacutenomeacutenologique provient de lrsquoeacutethique qui met en question le savoir mais Husserl ne la pratique que pour raffermir le savoir et non pour le deacutepasser ndash Concluons que laquo De la conscience agrave la veille raquo pratique une emphase de la reacuteduction Partant de lrsquoexigence de vigilance propre agrave la philosophie critique voyant dans la reacuteduction la meacutethode la plus radicale de vigilance critique Levinas montre que la reacuteduction la plus radicale ndash celle qui accomplit au mieux son essence de reacuteduction ndash ne peut ecirctre qursquoeacutethique elle ne saurait simplement contester lrsquoimperfection du savoir mais doit mettre en question le savoir lui-mecircme La critique (vigilance du savoir sur le savoir) se fait reacuteduction (retour agrave ce qui rend la pheacutenomeacutenaliteacute elle-mecircme possible) et la reacuteduction se fait mise en question du savoir en tant que savoir interrogation sur le sens

de la certitude La reacuteduction husserlienne avait anticipeacute ce mouvement mais elle restait insuffisante en tant qursquoelle ne contestait pas lrsquoideacutee mecircme de savoir de totaliteacute drsquoidentiteacute Lrsquoemphase de la reacuteduction

conduit agrave la reacuteduction eacutethique comme mise en question de lrsquoecirctre Mais alors en quoi consiste la vigilance propre agrave lrsquoeacutethique qui nous apparaicirct comme le premier

moteur de la reacuteduction pheacutenomeacutenologique Levinas la retrouve de maniegravere formelle au moins dans les descriptions husserliennes du temps (sect3) en deacutecouvrant la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini agrave lrsquoœuvre dans la dureacutee En tant que transcendance dans lrsquoimmanence lrsquoego agrave la fois se situe dans lrsquoimmanence et lui appartient cette diffeacuterence est la dureacutee du temps qui manifeste ce que Levinas appelle une laquo acircme dans lrsquoacircme raquo une alteacuteriteacute dans lrsquoidentiteacute laquo la transcendance dans lrsquoimmanence

lrsquoeacutetrange structure (ou la profondeur) du psychique comme acircme dans lrsquoacircme crsquoest le reacuteveil toujours recommenccedilant dans la veille elle-mecircme le Mecircme infiniment reacutefeacutereacute dans son identiteacute la plus intime agrave

lrsquoAutre raquo (DQVI 47) Formellement Levinas identifie cette structure agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini ndash ce qui autorisera plus loin la reacutecupeacuteration de la reacuteduction par lrsquoeacutethique mais concregravetement Husserl voit

encore dans cette veille du Mecircme une intentionnaliteacute tourneacutee vers lrsquoAutre laquo Le moi-en-eacuteveil veille agrave lrsquoobjet il reste activiteacute objectivante mecircme sous sa vie axiologique ou pratique raquo (DQVI 49) Pour atteindre le sens eacutethique de la vigilance il faut donc pousser laquo au-delagrave de la lettre husserlienne raquo mener une emphase ougrave les termes qui disent formellement la vigilance eacuteclatent dans leur formalisme mecircme en signifiance eacutethique laquo dans lrsquoidentiteacute de lrsquoeacutetat de conscience preacutesent agrave lui-mecircme dans cette tautologie silencieuse du preacute-reacuteflexif veille une diffeacuterence entre le mecircme et le mecircme jamais en phase que lrsquoidentiteacute nrsquoarrive pas agrave enserrer preacuteciseacutement lrsquoinsomnie que lrsquoon ne peut dire autrement que par ces mots agrave signification cateacutegoriale raquo (DQVI 50) Lrsquoinsomnie cateacutegoriale se deacutecrit formellement

comme la veille de lrsquoAutre dans le Mecircme ou lrsquoeacuteveil du Mecircme par lrsquoAutre interdisant lrsquoindiffeacuterence du Mecircme envers lrsquoAutre La reacuteduction trouve dans cette insomnie sa forme emphatique en tant que vigilance sur le savoir elle est lrsquoeacuteveil drsquoune signification qui met en question le repos et la seacutecuriteacute de la connaissance en tant que recherche de la condition de la pheacutenomeacutenaliteacute elle est retour agrave la parole du visage qui eacuteveille en moi le sens Lrsquoeacutethique prolonge ainsi la reacuteduction husserlienne en la

conduisant agrave la mise en question la plus radicale de lrsquoeacutevidence naiumlve crsquoest-agrave-dire de la perseacuteveacuterance

302

dans lrsquoecirctre (et cette reacuteduction eacutethique aboutit agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini320) La responsabiliteacute est le sens emphatique de la veille conscience intentionnelle et conatus tiennent leur identiteacute de la sujeacutetion eacutethique agrave autrui laquo veiller nrsquoest-ce pas deacutejagrave se substituer agrave Autrui raquo (DQVI 52) Levinas suggegravere

drsquoailleurs que la notion de reacuteduction intersubjective permet chez Husserl lui-mecircme de deacuteceler ce sens eacutethique de la veille (sect4) Mecircme si Husserl ne quitte jamais le terrain de la connaissance il pense une

reacuteduction ougrave lrsquoanalogie des corps offre au moi une libeacuteration de soi laquo la Reacuteduction comme explosion de lrsquoAutre dans le Mecircme vers lrsquoinsomnie absolue est une cateacutegorie sous laquelle le sujet perd la consistance atomique de lrsquoaperception transcendantale raquo (DQVI 55) Lrsquoarticle accomplit par lagrave une emphase de la pheacutenomeacutenologie husserlienne renvoyant ses concepts essentiels (reacuteduction sujet vie) agrave leur signifiance eacutethique (sect5) Levinas propose alors une seacuterie drsquooppositions qui a pour raison la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini Ainsi la perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre est-elle laquo embourgeoisement ou suffisance321 raquo (DQVI 58) un apaisement que lrsquoeacutethique interrompt en eacuteveillant en elle une inquieacutetude pour autrui ou bien lrsquoessance est un repos que lrsquoinsomnie eacutethique deacuterange Nous retrouvons ainsi la question de lrsquoinfini sous la pheacutenomeacutenologie de la veille laquo comme une mise en question incessante sans ultimiteacute de la prioriteacute et de la quieacutetude du Mecircme raquo (DQVI 60)

Lrsquoeacuteveil et lrsquoinsomnie signifient donc la responsabiliteacute pour le visage et lrsquoincondition de sujet

eacutethique Cependant peut-on parler drsquoinsomnie eacutethique autrement que par meacutetaphore Lrsquoinsomnie est-elle une image deacutesignant la responsabiliteacute ou une intrigue concregravete deacutechirant le pheacutenomegravene offert agrave la conscience Lrsquoarticle de 1975 laquo Dieu et la philosophie raquo reprend lrsquoemphase de lrsquoontologie aboutissant agrave lrsquoinsomnie comme ideacutee de lrsquoinfini et preacutecise le statut eacutethique de lrsquoinsomnie laquo Lrsquoinsomnie ndash veille ou vigilance ndash loin de se deacutefinir comme simple neacutegation du pheacutenomegravene naturel du sommeil ressort au cateacutegorial preacutealable de toute attention et de toute heacutebeacutetude anthropologique Toujours au bord du reacuteveil le sommeil communique avec la veille tout en tentant de srsquoen eacutevader il reste agrave lrsquoeacutecoute dans lrsquoobeacutedience de la veille qui le menace et lrsquoappelle de la veille qui exige raquo (DQVI 98) Le sommeil en

effet a eacuteteacute reconnu degraves De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant comme le pouvoir qursquoa la conscience de reposer sur une base et de fonder son activiteacute lrsquoinsomnie au contraire met en question la conscience en lui

interdisant le sommeil Certes lrsquoopposition naturelle du sommeil et de lrsquoinsomnie permet de deacutefinir lrsquoun comme la neacutegation de lrsquoautre mais lrsquoinsomnie contient un sens que la nature ne commande pas et

qui relegraveve du cateacutegorial Dans sa forme pure la vigilance du Mecircme agrave qui lrsquoAutre interdit le repos lrsquoinsomnie signifie eacutethiquement que le visage mrsquointerdit le sommeil donc lrsquoindiffeacuterence envers lui Pour srsquoendormir il faut avoir renonceacute agrave la veille et srsquoabandonner inconscient de ses devoirs envers autrui au confort du lieu Dans lrsquoinsomnie je suis tenu en eacuteveil par une exteacuterioriteacute qui mrsquointerdit le repos lrsquoinconfort la souffrance de cette situation sont dus agrave la passiviteacute de lrsquoobligation qui me tient eacuteveilleacute et fait ma subjectiviteacute Levinas joue sur le mot drsquoeacuteveil qui peut aussi bien deacutenoter le fait de veiller que le fait de naicirctre le sujet eacutethique naicirct unique et irremplaccedilable ndash insubstituable dans sa tacircche aucun repos ne lui est permis Lrsquoinsomnie en ce sens eacutethique excegravede bien le pheacutenomegravene naturel

de lrsquoabsence de sommeil elle ne se comprend plus par la neacutegation du pouvoir mais par sa mise en

320 laquo Insomnie ou deacutechirement qui est non pas la finitude drsquoun ecirctre incapable de se rejoindre et de demeurer

en repos en guise drsquoeacutetat drsquoacircme mais transcendance deacutechirant ou inspirant lrsquoimmanence qui de prime abord lrsquoenveloppe comme si de lrsquoInfini il pouvait y avoir ideacutee crsquoest-agrave-dire comme si Dieu pouvait tenir en moi Veille sans intentionnaliteacute mais seulement reacuteveilleacutee sans cesse de son eacutetat mecircme de veille se deacutegrisant de son identiteacute pour le plus profond que soi Subjectiviteacute comme susception de lrsquoInfini soumission agrave un Dieu et inteacuterieur et transcendant En soi libeacuteration de soi raquo (DQVI 51)

321 Si la question de lrsquoinfini est mise en question de lrsquoecirctre comme laquo suffisant raquo et laquo bourgeois raquo alors De lrsquoeacutevasion posait deacutejagrave la question de lrsquoinfini lrsquoarticle de 1935 contestait deacutejagrave lrsquoontologie comme bourgeoise (cf DE 92) et suffisante (cf DE 122)

303

question Lrsquoeacuteveil agrave autrui nrsquoadmet pas le repos de sorte que lrsquoinsomnie la plus emphatique est eacutethique ndash alors que lrsquoinsomnie naturelle finit toujours par laisser place au sommeil Lrsquoemphase de lrsquoontologie nous conduit ainsi agrave conclure que lrsquoinsomnie la plus insomniaque est la responsabiliteacute Degraves lors si

comme nous lrsquoeacutecrivions au chapitre 2 lrsquoideacutee de lrsquoinfini a dans lrsquoinsomnie la structure formelle drsquoune forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme la mise en question eacutethique de lrsquoecirctre est bien le sens concret

de lrsquoideacutee de lrsquoinfini chez Levinas Et pourtant en 1947 lrsquoinsomnie eacutetait lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a Comment est-il possible que lrsquoinsomnie passe ainsi de lrsquoil y a agrave lrsquoeacutethique

b) Les deux voies de lrsquoemphase

Dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant lrsquoinsomnie avait pour rocircle de fournir agrave la description de lrsquoil y a sa

concreacutetude pheacutenomeacutenologique Jusqursquoau chapitre sur lrsquoinsomnie cette description relevait seulement drsquoune expeacuterience imaginative322 ougrave lrsquoil y a se montrait accessible dans la destruction imaginative de tous les eacutetants En outre la thegravese que laquo la nuit est lrsquoexpeacuterience mecircme de lrsquoil y a raquo eacutetait mise agrave mal par le fait que laquo le terme drsquoexpeacuterience [est] inapplicable agrave une situation qui est lrsquoexclusion absolue de la

lumiegravere raquo (DEE 94) Degraves lors sans la description de lrsquoinsomnie lrsquoil y a ne serait resteacute qursquoune pure speacuteculation theacuteorique ayant au mieux le statut drsquoexpeacuterience-limite mais dont la validiteacute pheacutenomeacutenale

ne pouvait pas ecirctre assureacutee Pourtant le terme drsquoexpeacuterience nrsquoest pas plus applicable agrave lrsquoinsomnie qursquoagrave la nuit puisque tout rapport agrave lrsquoil y a est deacutesubjectivation Tacircchons alors drsquoexpliciter en quel sens lrsquoinsomnie est eacutepreuve de lrsquoil y a

Levinas distingue laquo lrsquoattention qui se dirige sur les objets raquo de la vigilance de lrsquoinsomnie car laquo la vigilance est absolument vide drsquoobjets raquo (DEE 110) La premiegravere est une intentionnaliteacute qui suppose la liberteacute drsquoune conscience visant le monde la seconde deacutejoue toute liberteacute et deacutetruit la structure sujet-objet Sous sa guise intentionnelle la veille est un veiller agrave un objet sur lequel le sujet exerce une maicirctrise et cette maicirctrise srsquoatteste notamment dans la possibiliteacute qursquoa le sujet de mettre fin agrave sa

vigilance en srsquoendormant Or lrsquoinsomnie se deacutefinit comme une veille involontaire car elle rend le sommeil impossible mais pourquoi cette impossibiliteacute si le repos est preacuteciseacutement un pouvoir de

lrsquohypostase Si la conscience est le pouvoir de dormir lrsquoimpossibiliteacute du sommeil doit ecirctre la destitution de la conscience elle doit srsquoimposer du dehors agrave la conscience comme un eacuteveacutenement qui

abolit son pouvoir Lrsquoinsomniaque ne reste pas librement eacuteveilleacute lrsquoinsomnie eacutetant la situation ougrave la liberteacute veut le sommeil mais nrsquoen est plus capable Le pheacutenomeacutenologue qui tente de deacutecrire lrsquoinsomnie doit constater la deacutefection de lrsquointentionnaliteacute ndash et avec elle lrsquoinvalidation de la liberteacute de la distinction entre le sujet et lrsquoobjet et donc la deacutesubjectivation Partant de lrsquoontologie Levinas en vient agrave deacutecrire la veille que lrsquoontologie ne parvient pas agrave penser comme insomnie Penser lrsquoinsomnie crsquoest abandonner les concepts de la pheacutenomeacutenologie et revenir agrave lrsquoemphase que la veille intentionnelle suppose La vigilance insomniaque apparaicirct alors comme lrsquoemphase de la veille attentive Lrsquoanalyse de lrsquoinsomnie relegraveve laquo drsquoune meacutethode ougrave la penseacutee est inviteacutee au delagrave de lrsquointuition raquo (DEE 112) et qursquoil nous

semble leacutegitime de nommer une emphase en tant que la description de lrsquoil y a srsquoappuie drsquoune part sur une expeacuterience de penseacutee imaginant la destruction excessive de toutes choses et drsquoautre part sur une situation-limite que le philosophe ne peut dire et penser qursquoen en exageacuterant les termes par un passage hyperbolique de la conscience attentive agrave la vigilance anonyme de la veille323

322 laquo Imaginons le retourhellip raquo (DEE 93) Le temps et lrsquoautre preacutecise laquo Prenons lrsquoinsomnie Cette fois-ci il

ne srsquoagit pas drsquoune expeacuterience imagineacutee raquo (TA 27) 323 Pour la deacutemonstration rigoureuse du caractegravere emphatique des descriptions de lrsquoil y a voir R Calin

Levinas et lrsquoexception du soi op cit pp 42-46 Ces pages parlent drsquoune laquo reacuteduction-limite agrave lrsquoil y a raquo qui est reacuteduction du rapport au monde et que nous rapprochons de notre interpreacutetation de la reacuteduction eacutethique R Calin

304

Lrsquoemphase comme meacutethode est pratiqueacutee dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant agrave chaque fois que la notion drsquoil y a intervient puisque celle-ci se conccediloit justement comme lrsquoexcegraves de la preacutesence de lrsquoecirctre Or il nous semble que ce mouvement drsquoemphase est particuliegraverement sensible dans lrsquoinsomnie ougrave

Levinas cherche agrave deacutecrire lrsquoexcegraves de la preacutesence de lrsquoecirctre comme veille Lrsquoemphase de lrsquoil y a est la production mecircme de lrsquoinsomnie ougrave la preacutesence de lrsquoecirctre interdit le repos en abolissant les pouvoirs du

moi Ce nrsquoest pas lrsquoinsomniaque qui veille laquo ccedila veille raquo (DEE 111) et je participe anonymement agrave la veille agrave la nuit ougrave lrsquoecirctre se pose pure preacutesence grouillante eacuteternisant lrsquoinstant deacutetruisant lrsquoinstant en une preacutesence sans temps Lrsquoinsomnie deacutetruit le temps elle suspend les heures car elle ne laisse mecircme plus de sujet pour les vivre laquo je suis si lrsquoon veut lrsquoobjet plutocirct que le sujet drsquoune penseacutee anonyme raquo (ibid) La vigilance srsquoempare de moi et me prive du repos veille agrave ma place ndash lrsquoecirctre perseacutevegravere sans moi mon moi disparaicirct dans la participation agrave lrsquoil y a La description aboutit donc agrave un point ougrave les cateacutegories se deacutefont ougrave la narration devient impossible puisqursquoelle doit se faire en lrsquoabsence de tout personnage et de toute subjectiviteacute (cf DEE 112) Seule reste lrsquoemphase comme pratique discursive qui deacutejagrave consiste agrave deacutedire le Dit lors mecircme que lrsquoon dit que je veille ccedila veille lors mecircme que lrsquoon parle drsquoune conscience insomniaque lrsquoinsomnie eacutetouffe la subjectiviteacute etc Seules des tournures

emphatiques peuvent dire lrsquoexcegraves de preacutesence lrsquoil y a apparaicirct bien comme lrsquoemphase de lrsquoontologie

Nous pouvons maintenant comparer lrsquoinsomnie de lrsquoecirctre et lrsquoinsomnie de lrsquoinfini Trois eacuteleacutements au moins les rapprochent 1 Le premier drsquoentre eux est lrsquoapplication de la meacutethode drsquoemphase de lrsquoontologie En 1947 lrsquoideacutee de preacutesence agrave lrsquoecirctre eacutetait exageacutereacutee jusqursquoagrave lrsquoabsurditeacute de lrsquoessance qui srsquoeacuteprouvait dans lrsquohorreur de lrsquoil y a preacutesence sans existant ougrave la souffrance vire au non-sens Nous reconnaissons dans cette meacutethode lrsquoemphase de lrsquoontologie qui en 1974 conduira agrave lrsquoeacutethique Mais comment une mecircme meacutethode peut-elle engendrer deux reacutesultats si antitheacutetiques lrsquoessance et sa mise en question de 1947 agrave 1974 La difficulteacute est drsquoautant plus grande que les deux insomnies possegravedent drsquoautres points communs 2 Dans les deux cas lrsquoinsomnie constitue lrsquoeacuteveacutenement cateacutegorial sous-

jacent agrave lrsquoapparition de la conscience La prise de position dans lrsquoecirctre vaut aussi bien pour lrsquohypostase se libeacuterant de lrsquoil y a que pour la conscience juste naissant avec lrsquoentreacutee du tiers laquo crsquoest comme

modaliteacute ou modification de lrsquoinsomnie que la conscience est conscience dehellip rassemblement en ecirctre ou en preacutesence qui ndash agrave une certaine profondeur de la vigilance ougrave la vigilance doit se vecirctir de justice ndash

importe agrave lrsquoinsomnie raquo (DQVI 98) Qursquoelle veille dans lrsquohorreur de lrsquoil y a ou qursquoelle se substitue agrave autrui la conscience doit se concevoir comme deacutechirement de lrsquoinsomnie sur laquelle elle conquiert un espace et un temps de liberteacute Il faut donc toujours distinguer deux niveaux dans la description de lrsquoinsomnie drsquoabord lrsquoinsomnie cateacutegoriale qui srsquoimpose agrave lrsquoexistant avant toute liberteacute et puis la conscience qui se deacutetache en se constituant une identiteacute 3 En raison de son caractegravere cateacutegorial lrsquoinsomnie comme il y a ou comme substitution implique un rapport original au temps Le temps de lrsquoinsomnie persiste mecircme pour la conscience qui srsquoen deacutetache preacuteciseacutement parce qursquoelle tient son ecirctre de ce deacutetachement Lrsquoinsomnie nrsquoa pas de fin toujours elle deacuterange lrsquoil y a pure preacutesence de lrsquoecirctre

eacutetouffe encore dans lrsquoidentiteacute du moi et du soi et le visage perseacutecuteur jamais ne mrsquoautorise agrave relacirccher ma vigilance La solution pour se deacutelivrer de lrsquoinsomnie (la conscience comme hypostase ou justice) la maintient sans la deacutetruire

Malgreacute ces rapprochements lrsquoil y a et la substitution dessinent des figures distinctes de lrsquoinsomnie

cateacutegoriale La nuit de lrsquoil y a est un non-sens horrible et deacutesespeacuterant lrsquoeacuteveil eacutethique est la signifiance

conclut que laquo Levinas opegravere une reacuteduction pheacutenomeacutenologique hyperbolique la reacuteduction agrave lrsquoil y a hyperbolique parce qursquoelle consist[e] agrave mettre en question lrsquoego qui la me[t] en œuvre raquo (ibid p 86)

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mecircme du sens qui mrsquoenseigne le Bien Lrsquoaffection par lrsquoalteacuteriteacute aboutit dans les deux cas agrave deux intrigues antitheacutetiques le non-sens absolu ou le sens absolu Cette diffeacuterence implique deux rapports distincts au sujet Certes dans tous les cas lrsquoinsomnie deacutejoue lrsquointentionnaliteacute Mais lrsquoil y a accomplit

une deacutepersonnalisation et une destruction de lrsquoidentiteacute sous le mode de la participation lagrave ougrave lrsquoeacutethique est lrsquoeacuteveil de la subjectiviteacute Lrsquoemphase de lrsquoontologie semble avoir deux issues lrsquoune menant au

non-sens de lrsquoil y a qui excegravede la notion de sujet jusqursquoagrave la deacutetruire lrsquoautre menant au Bien qui excegravede la subjectiviteacute dans la substitution ougrave celle-ci srsquoorigine Crsquoest toujours le sujet qui est en jeu dans lrsquoinsomnie soit que lrsquoemphase megravene agrave sa destruction soit qursquoelle le fasse surgir Aussi les deux insomnies produisent-elles des reacutesultats inconciliables Comment en 1974 Levinas peut-il reprendre lrsquoemphase de lrsquoontologie comme eacuteveil du sujet dans lrsquoinsomnie si celle-ci eacutetait la destruction du sujet en 1947 Deux reacuteponses nous semblent drsquoembleacutee aporeacutetiques Drsquoabord celle qui consiste agrave mettre la contradiction sur le compte de la meacutetaphore lrsquoinsomnie ne serait qursquoune meacutetaphore (pour deacutecrire la pure preacutesence ou la responsabiliteacute) que Levinas aurait utiliseacutee dans des contextes irreacuteconciliables Toutefois cette interpreacutetation contredit de front les textes qui font de lrsquoinsomnie soit une expeacuterience (ou un drame de la subjectiviteacute qui ne se dit que par lrsquooxymore laquo expeacuterience de la

deacutepersonnalisation raquo (DEE 112)) soit une cateacutegorie dont le formalisme (Autre-dans-le-Mecircme) signifie la plus grande concreacutetude (substitution pour autrui) Il faut donc prendre au seacuterieux les descriptions de

Levinas en tant que celles-ci preacutetendent agrave une certaine validiteacute pheacutenomeacutenale Or agrave faire cela dans une deuxiegraveme approche nous sommes contraints de noter qursquoil nrsquoexiste pas un mais deux pheacutenomegravenes de lrsquoinsomnie chez Levinas ndash qui plus est semble-t-il deacutecrits en faisant usage de la mecircme meacutethode drsquoemphase lrsquoabsurditeacute et lrsquohorreur (le mal) drsquoune part le sens et la responsabiliteacute (le Bien) drsquoautre part Si Levinas a bien preacutetendu en 1947 comme en 1974 deacutecrire lrsquoinsomnie elle-mecircme il faut alors trancher entre ces deux descriptions contradictoires Est-ce agrave dire que lrsquoeacutethique invalide De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant Mais cette interpreacutetation agrave son tour ne tient pas puisqursquoelle suppose qursquoune mecircme intrigue ne saurait agrave la fois contenir le sens et le non-sens lrsquoeacuteveil du sujet et sa destruction Or crsquoest

bien le cas de lrsquointrigue eacutethique telle qursquoAutrement qursquoecirctre la deacutecrit la responsabiliteacute envers le visage nrsquoest absolument passive qursquoen tant qursquoelle est souffrance perseacutecution excegraves du non-sens sur le sens

La responsabiliteacute et lrsquoil y a ont partie lieacutee et Levinas nomme eacutenigme la modaliteacute qursquoa lrsquoinfini de signifier dans la proximiteacute de lrsquoil y a

c) Lrsquoemphase et lrsquoeacutenigme

Pour cette raison nous contestons lrsquointerpreacutetation voulant que les deux insomnies de 1947 et de

1974 soient contradictoires Au contraire malgreacute leur eacutevidente opposition ces deux insomnies nrsquoen font qursquoune elles constituent bien plutocirct les deux faces interdeacutependantes drsquoune mecircme intrigue Nous soutenons donc que la description de 1974 opegravere un eacutelargissement de celle de 1947 et la valide trente ans plus tard du point de vue de lrsquoeacutethique Comment lrsquoeacutethique explique-t-elle que lrsquoinsomnie soit

aussi expeacuterience de la deacutepersonnalisation En quoi lrsquoinsomnie cateacutegoriale penseacutee comme eacuteveil agrave la responsabiliteacute peut-elle aussi retomber dans lrsquoabsurditeacute de lrsquoil y a Notre lecture srsquoautorise drsquoune note de lrsquoarticle laquo De la conscience agrave la veille raquo commentant un passage ougrave Levinas suggegravere que lrsquoinsomnie enveloppe lrsquoimmanence laquo comme si de lrsquoInfini il pouvait y avoir ideacutee raquo (DQVI 51n24)

Nous entendons dans le laquo comme si raquo lrsquoeacutequivoque ou lrsquoeacutenigme du non-pheacutenomegravene du non-

repreacutesentable teacutemoignage drsquoavant la theacutematisation attestant un-laquo plus raquo-eacuteveillant-un-laquo moins raquo-qursquoil-

306

deacuterange-ou-inspire de laquo lrsquoideacutee de lrsquoInfini raquo de laquo Dieu en moi raquo324 et puis le non-sens drsquoune trace indeacutechiffrable remue-meacutenage de lrsquoil y a Diachronie non synchronisable signifiance eacutenigmatique et ainsi seulement signifiant au-delagrave de lrsquoecirctre ou de Dieu La notion drsquoinsomnie dans sa distinction drsquoavec celle de la conscience nous est apparue dans notre petit livre de 1947 intituleacute laquo De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant raquo preacuteciseacutement dans ses moments de non-sens

Cet extrait doit ecirctre lu en commenccedilant par la fin Les deux versions de lrsquoinsomnie admettent pour

socle commun la distinction entre lrsquoinsomnie (cateacutegoriale) et la conscience La veille est une intrigue non-intentionnelle preacuteceacutedant la conscience et que celle-ci suppose Cette intrigue une fois donneacutee peut signifier de deux faccedilons pour le sujet soit dans ses moments de non-sens elle lui fait subir lrsquoeacutepreuve de la deacutepersonnalisation soit dans ses moments de sens elle lrsquoeacuteveille au Bien par la sujeacutetion agrave autrui Cette alternance du sens et du non-sens est lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini Ainsi loin de constituer deux

actualisations distinctes de la cateacutegorie drsquoinsomnie le sens et le non-sens forment-ils tous deux la mecircme eacutepreuve de lrsquoinsomnie Lrsquoinsomnie est eacutenigmatique en raison de lrsquoimpossibiliteacute de diffeacuterencier

en elle le deacuterangement de lrsquoeacutethique et celui de lrsquoil y a Elle confond le sens et le non-sens et cette confusion assure preacuteciseacutement son irreacuteductibiliteacute agrave lrsquointentionnaliteacute ndash et donne agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini sa structure de forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme La penseacutee eacutethique de lrsquoinsomnie srsquoappuie donc sur la penseacutee de la substitution 325 (de la passiviteacute absolue de la responsabiliteacute identifieacutee agrave la souffrance) Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini se preacutesente ainsi comme lrsquoultime reacutesultat de lrsquoemphase de lrsquoontologie et fait de celle-ci une descente vers lrsquoentrelacement du sens et du non-sens dans la souffrance Tout le problegraveme revient alors agrave savoir quel statut donner agrave cette eacutenigme et quel rapport elle entretient avec la question de lrsquoecirctre et la question de lrsquoinfini

Tournons-nous drsquoabord vers la question de lrsquoecirctre Celle-ci comme nous lrsquoavons montreacute plus haut

se pose agrave partir de la scission entre conscience et pheacutenomegravene ougrave lrsquoecirctre bien qursquoidentique agrave lui-mecircme srsquoaventure dans lrsquoapparition et srsquoassocie par lagrave au non-ecirctre La question de lrsquoecirctre est la position de la penseacutee dans lrsquoecirctre questionnant cette position mecircme sa preacutesence agrave lrsquoecirctre et la veacuteriteacute de celui-ci voileacutee autant que deacutevoileacutee par les pheacutenomegravenes Soumise agrave la meacutethode drsquoemphase en 1947 cette question se laissait reconduire agrave lrsquoideacutee drsquoune hypostase ayant deacutejagrave pris position dans lrsquoecirctre surgissant de la nuit de lrsquoil y a En allant agrave lrsquoil y a en-deccedilagrave du sujet pour qui se pose la question de lrsquoecirctre Levinas allait alors en-deccedilagrave de la question de lrsquoecirctre elle-mecircme ou dit autrement renvoyait le sens de lrsquoecirctre supposant lrsquoidentiteacute de lrsquohypostase au non-sens de lrsquoil y a deacutechirant toute subjectiviteacute Lrsquoemphase de lrsquoontologie invalidait ainsi la question de lrsquoecirctre en faisant drsquoelle une question seconde adosseacutee agrave lrsquoabsurditeacute horrible de lrsquoil y a au sens illusoire puisqursquoultimement reconduit au non-sens de lrsquoil y a La question

premiegravere et veacuteritable devenait celle de la deacutelivrance de lrsquoecirctre par autrui qui pouvait me pardonner le mal drsquoecirctre Par conseacutequent lrsquoemphase de lrsquoontologie menait degraves 1947 agrave un discours sur lrsquoecirctre qui

frappait sa question drsquoinvaliditeacute et renvoyait agrave autrui comme origine du sens En 1974 comme en 1947 lrsquoemphase de lrsquoontologie aboutit agrave la question de lrsquoinfini comme question premiegravere Ce reacutesultat appelle un examen nouveau du discours de Levinas sur lrsquoecirctre dont il apparaicirct deacutesormais qursquoil ne saurait ecirctre qualifieacute drsquoontologie Qursquoest-ce que serait en effet une ontologie sans compreacutehension remontant en-deccedilagrave de la diffeacuterence ontologique et de la question de lrsquoecirctre Tout le problegraveme revient plutocirct agrave savoir

324 En effet il faut distinguer entre lrsquoinfini eacutenigmatique et son ideacutee theacutematiseacutee objet drsquoun savoir crsquoest ce

que nous ferons au chapitre 9 consacreacute agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans la justice en eacutetudiant ce que nous nommerons la naissance latente de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui accomplit la theacutematisation qursquoeacutevoque ici Levinas

325 La continuiteacute que Levinas dessine ici entre les œuvres de 1947 et 1974 implique alors une rupture avec Totaliteacute et infini qui en 1961 distinguait encore souffrance et responsabiliteacute Drsquoailleurs en 1961 lrsquoinsomnie nrsquoeacutetait mentionneacutee qursquoune fois pour deacutecrire la nuit de lrsquoeacuteros (cf TI 289)

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en quoi consiste le discours sur lrsquoecirctre meneacute agrave partir de la question de lrsquoinfini Quelle interpreacutetation Levinas donne-t-il de lrsquoil y a penseacute agrave partir de la question de lrsquoinfini dans ses textes de 1974 sur lrsquoeacutethique Cette nouvelle lecture permet-elle de renouveler lrsquointerpreacutetation du statut de lrsquoil y a dans

De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant

sect44 Infini et il y a

a) La confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a Sens et non-sens se confondent agrave au moins deux niveaux 1 Drsquoabord au niveau de la conscience

qui cherche la certitude et veut fonder son savoir sur le Bien Lrsquoeacutethique ne fournit ni preuve ni signe son reacutegime drsquoambiguiumlteacute la rend contradictoire avec toute recherche de certitude Pour la conscience lrsquoeacutethique ne peut signifier que le deacuterangement et ne srsquooffre agrave lrsquoeacutevidence que dans la confusion avec lrsquoecirctre 2 Ensuite la confusion du sens et du non-sens opegravere au niveau cateacutegorial lrsquoeacutetude de lrsquoinsomnie lrsquoa montreacute La souffrance et la passiviteacute de la relation au prochain oscille entre le sens (souffrir pour

autrui) et le non-sens (souffrir pour rien) Levinas nomme laquo confusion de lrsquoIlleacuteiteacute et de lrsquoil y a raquo cette heacutesitation qursquoil deacutecrit au paragraphe V-4 drsquoAutrement qursquoecirctre Qursquoest-ce qui la caracteacuterise

La confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a est neacutecessaire agrave lrsquoeacutethique laquo Lrsquoidentiteacute de lrsquoeacutelu ndash crsquoest-agrave-dire

de lrsquoassigneacute ndash qui signifie avant drsquoecirctre prendrait pied et srsquoaffirmerait dans lrsquoessence que la neacutegativiteacute elle-mecircme deacutetermine Pour supporter sans compensation il lui faut lrsquoexcessif ou lrsquoeacutecœurant remue-meacutenage et encombrement de lrsquoil y a raquo (AE 255) Pour que la responsabiliteacute soit passiviteacute absolue il faut qursquoelle soit souffrance crsquoest-agrave-dire excegraves du non-sens sur le sens remue-meacutenage de lrsquoil y a (cf ch 5) Or cette condition ne suffit pas agrave produire la signifiance eacutethique si la responsabiliteacute nrsquoeacutetait qursquoun retour agrave lrsquoil y a elle aneacuteantirait le sujet au lieu de lrsquoeacuteveiller Crsquoest pourquoi le paragraphe V-4 deacutecrit la

signification propre agrave la confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a laquo mais lrsquoabsurditeacute de lrsquoil y a ndash en tant que modaliteacute de lrsquoun-pour-lrsquoautre en tant que supporteacutee ndash signifie raquo (ibid) Cette proposition serait

inintelligible dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant qui deacutecrit la naissance du sens dans une dialectique de la prise de distance par rapport agrave lrsquoexistence sans existant dialectique de lrsquoidentiteacute et de la conscience

drsquoune part dialectique du temps et de la feacuteconditeacute de lrsquoautre Dans Autrement qursquoecirctre la perspective change en raison de la penseacutee de lrsquoeacutenigme qui reacutevegravele lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoil y a Car eacutecrit Levinas le surplus du non-sens sur le sens est la possibiliteacute de lrsquoexpiation de la subjectiviteacute eacutethique laquo lrsquoil y a ndash crsquoest tout le poids que pegravese lrsquoalteacuteriteacute supporteacutee par une subjectiviteacute qui ne la fonde pas raquo (ibid) Lrsquoeacutethique est passiviteacute absolue cette passiviteacute ne peut ecirctre que lrsquoexcegraves du non-sens sur le sens destituant le privilegravege de la conscience et cet excegraves qui correspond agrave lrsquoaffection du Mecircme par lrsquoAutre est lrsquoil y a Mais alors qursquoest-ce qui fait que le sujet ne se deacutetruit pas dans la participation agrave lrsquoecirctre comme De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant lrsquoavait montreacute Comment Levinas peut-il soutenir que le

Bien signifie par le remue-meacutenage de lrsquoil y a alors que ce remue-meacutenage est le non-sens mecircme La difficulteacute consiste agrave expliquer comment le sens eacutethique peut surgir de lrsquoexcegraves du non-sens sur le sens Levinas reacutepond en formulant une alternative si cet excegraves est souffrance pour rien il est deacutesubjectivation mais srsquoil est souffrance pour autrui il est eacuteveil de la subjectiviteacute

En 1947 seul le versant anonyme de la passiviteacute eacutetait envisageacute En 1974 au contraire la passiviteacute est penseacutee agrave partir drsquoautrui elle nrsquoest jamais passiviteacute anonyme suscitant lrsquohorreur mais une intrigue

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mettant en scegravene le prochain Le poids de lrsquoil y a dans lrsquoeacutethique326 nrsquoest pas souffrance anonyme mais perseacutecution intention meacutechante drsquoautrui agrave mon eacutegard Lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant eacutetait deacutesubjectivante car elle faisait fond sur lrsquooubli drsquoautrui elle eacutetait lrsquohorreur pour un mal

anonyme une intention sans existant pour lrsquoincarner Au contraire dans Autrement qursquoecirctre lrsquoil y a mrsquoaffecte par autrui et donc ndash ce qui est lrsquoorigine du sens ndash pour autrui La notion drsquoil y a apparaicirct

ainsi comme une notion deacuteriveacutee de lrsquoeacutethique elle est lrsquoaffection par lrsquoalteacuteriteacute dans lrsquooubli de son origine en autrui Aussi lrsquoeacutenigme deacutesigne-t-elle le point de tangence ougrave cet oubli srsquoaccomplit tout en conservant la trace de lrsquointrigue eacutethique La confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a se produit lorsque lrsquoeacutenigme se pheacutenomeacutenalise est objectiveacutee par une conscience en quecircte de certitude lrsquoun-pour-lrsquoautre est alors effaceacute par le conatus et la passiviteacute eacutethique dans lrsquoindiffeacuterence au prochain se fait remue-meacutenage de lrsquoil y a Le passage de lrsquoilleacuteiteacute agrave lrsquoil y a du sens eacutethique au non-sens de lrsquoessance va de lrsquoeacutethique agrave la justice jusqursquoagrave lrsquooubli de la justice dans le conatus dans une progression dont nous trouvons la raison dans le devenir-anonyme du laquo il raquo 1 eacutethique comme pure responsabiliteacute pour autrui (laquo Il raquo de lrsquoilleacuteiteacute laissant sa trace par le visage) 2 justice comme deacutemultiplication des responsabiliteacutes (le tiers agrave cocircteacute du prochain laquo il raquo agrave cocircteacute du tu) ougrave autrui apparaicirct comme autre parmi

les autres 3 indiffeacuterence agrave autrui dans le conatus (virant dans lrsquoeffacement des eacutetants devant lrsquoecirctre anonyme le non-sens de laquo lrsquoil y a raquo) Ces trois laquo Il raquo (illeacuteiteacute tiers il y a) scandent le passage de

lrsquoeacutethique agrave lrsquoessence du sens au non-sens par la plongeacutee dans lrsquoanonymat lrsquooubli drsquoautrui qui est oubli du sens La confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a connaicirct alors des destins diffeacuterents agrave chacun de ces moments 1 Dans lrsquoeacutethique le pour-rien du remue-meacutenage se convertit en pour-autrui et fait preacutevaloir le sens 2 Dans la justice (crsquoest agrave partir drsquoelle que ce paragraphe V-4 pose la question de la confusion du sens et de lrsquoil y a) surgit lrsquoessence et la conscience encore guideacutee par le visage dont la trace oriente la subjectiviteacute eacuteveilleacutee agrave lrsquoecirctre 3 Mais la justice est autonomie et avegravenement de lrsquoessence Pour la conscience intentionnelle ou lrsquoecirctre perseacuteveacuterant dans son ecirctre autrui nrsquoest qursquoun ecirctre parmi drsquoautres ecirctres soumis aux lois du monde et agrave la logique de la totaliteacute et la souffrance ne signifie plus rien

Dans lrsquoecirctre la distinction entre le pour-rien et le pour-autrui srsquoefface et laisse place au non-sens

Cette conception ne manque pas de soulever des difficulteacutes Comment drsquoabord lrsquoil y a peut-il ecirctre la modaliteacute de la passiviteacute eacutethique de lrsquoAutre affectant le Mecircme Le lecteur aurait pu croire que

Levinas en parlant de confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a deacutesignait une illusion voueacutee agrave se dissiper sous le regard du philosophe Or cette confusion est deacutejagrave preacutesente dans lrsquoeacutethique car lrsquoil y a est le poids mecircme du commandement Deux eacuteleacutements eacuteclairent cette thegravese Drsquoabord la faccedilon qursquoont lrsquoil y a et la substitution drsquoaffecter le sujet souffrance pure preacutesence sans espace de liberteacute perseacutecution Ensuite Levinas deacutecrit lrsquoil y a par les mecircmes meacutethodes qui le conduisent agrave lrsquoeacutethique lrsquoemphase de lrsquoontologie

326 La thegravese faisant de lrsquoil y a le poids de la responsabiliteacute ordonneacutee par le visage se trouve veacuterifieacutee par les

descriptions respectives de lrsquoil y a et de la responsabiliteacute 1 En 1947 Levinas deacutecrivait la deacutepersonnalisation du sujet dans lrsquoinsomnie de lrsquoil y a laquo ccedila raquo veille et non pas laquo je raquo veille je suis comme lrsquoobjet et non le sujet de la veille 2 Nrsquoest-il pas frappant de retrouver la mecircme inversion du rapport sujet-objet dans une description de lrsquoeacutethique laquo lrsquoeacutethique crsquoest lorsque non seulement je ne theacutematise pas autrui crsquoest lorsque autrui mrsquoobsegravede ou me met en question (hellip) Je suis lrsquoobjet drsquoune intentionnaliteacute et non pas son sujet ndash on peut preacutesenter ainsi la situation que je deacutecris bien que cette faccedilon de srsquoexprimer soit tregraves approximative raquo (DQVI 156) Or dans ce rapprochement lrsquoil y a et lrsquoeacutethique partagent non seulement la description par lrsquoinversion de lrsquointentionnaliteacute mais eacutegalement le caractegravere approximatif ou impropre de cette description En effet en 1947 Levinas nuanccedilait deacutejagrave la reacutefeacuterence agrave la correacutelation sujet-objet par un laquo si lrsquoon veut raquo concessif (DEE 111) et preacutecisait dans la suite du texte que la conscience eacutetait deacutejagrave un deacutetachement de lrsquoil y a Crsquoest dire que lrsquoinsomnie deacutecrite par lrsquoil y a ou par lrsquoeacutethique est bien une seule et mecircme insomnie elle est passiviteacute pure que lrsquoon pourrait ecirctre tenteacute de deacutecrire comme une contre-intentionnaliteacute mais qursquoen toute rigueur cette inversion ne nomme pas car lrsquoinsomnie ne relegraveve plus de la conscience

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et la reacuteduction lrsquoexpeacuterience imaginant la destruction de tous les eacutetants (ou seacuteparant le face-agrave-face du monde) En effet lrsquoil y a est la pointe extrecircme de lrsquoecirctre imagineacute dans la destruction de tous les eacutetants et lrsquoeacutethique est la pointe extrecircme drsquoun face-agrave-face ougrave seul agrave seul avec autrui je suis face agrave un eacutetant

dont le visage excegravede lrsquoeacutetantiteacute Dans ces deux situations le moi se retrouve seul face agrave une alteacuteriteacute qui lrsquoenvahit et commande sans eacutegard pour lui que ce soit dans lrsquoabsence de la parole et le silence

anarchique de lrsquoil y a (malin geacutenie selon Totaliteacute et infini) ou dans lrsquoobsession pour la seule parole du prochain il y a et eacutethique deacuteploient des situations menant agrave une mecircme passiviteacute Ces proximiteacutes formelles font que lrsquoil y a et lrsquoeacutethique ne se distinguent pas par le poids dont elles pegravesent sur le sujet mais par le sens confeacutereacute agrave ce poids Cette nuance eacuteveille la transcendance comme Levinas le preacutecise agrave propos de Dieu laquo hellipdiffeacuterent de tout prochain transcendant jusqursquoagrave lrsquoabsence jusqursquoagrave sa confusion possible avec le remue-meacutenage de lrsquoil y a Confusion ougrave la substitution au prochain gagne en deacutesinteacuteressement crsquoest-agrave-dire en noblesse ougrave par lagrave mecircme la transcendance de lrsquoInfini srsquoeacutelegraveve en gloire raquo (DQVI 115) Lrsquoabsence de Dieu est lrsquoaboutissement de lrsquoemphase agrave la fois lrsquoorigine du sens et sa non-origine crsquoest-agrave-dire lrsquoanarchie drsquoune intrigue que lrsquoon ne saurait identifier mais qui signifie dans le deacuterangement de la trace

b) Ethique et il y a

Que peut-on en conclure sur le statut donneacute agrave la notion drsquoil y a dans Autrement qursquoecirctre Lrsquoil y a

apparaicirct comme le destin de lrsquoessance laisseacutee agrave elle-mecircme indiffeacuterente agrave autrui comme le non-sens grouillant au fond de lrsquoontologie assimilant le Dire au Dit Lrsquoontologie qui interroge agrave partir et en vue de la question de lrsquoecirctre nrsquoest pas capable drsquoengendrer le sens ndash et le sens dont elle est deacutepositaire lui vient de lrsquoeacutethique De lagrave pourtant on ne saurait conclure que lrsquoil y a est une notion ontologique au contraire il faut soutenir que la hauteur eacutethique (la parole du visage mettant la conscience en question) est neacutecessaire agrave lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a Nous avanccedilons alors que la confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a

recegravele une eacutequivalence et non pas seulement une implication de mecircme que lrsquoabsence est le risque neacutecessaire que doit prendre la transcendance pour signifier comme transcendance la reacutefeacuterence agrave la

transcendance (au Bien) est neacutecessaire pour que la preacutesence de lrsquoecirctre se fasse remue-meacutenage (ou mal) Lrsquoil y a est une notion appartenant agrave lrsquoeacutethique et non agrave lrsquoontologie et de ce fait laquo lrsquoecirctre est le mal raquo

est un eacutenonceacute eacutethique et non ontologique Pour le montrer il faut inverser la deacutemarche du paragraphe V-4 et interroger la neacutecessiteacute pour

que lrsquoecirctre soit eacuteprouveacute comme il y a drsquoune supposition de la transcendance Lrsquohorreur de lrsquoil y a est susciteacutee selon Autrement qursquoecirctre par la passiviteacute de ma relation agrave lrsquoAutre mrsquoobseacutedant dans lrsquoeacutethique La meacutethode drsquoemphase de lrsquoontologie est donc neacutecessaire pour aboutir agrave lrsquoil y a en tant que celui-ci surgit dans une passiviteacute plus passive que toute passiviteacute Lrsquoil y a est un autre nom pour la passiviteacute ougrave se trouve le sujet eacutethique perseacutecuteacute par autrui il se deacutefinit alors comme le poids ou la modaliteacute

excessive du rapport de lrsquoAutre au Mecircme Toutefois sous cette guise ce poids ne peut pas encore ecirctre nommeacute laquo il y a raquo puisque ce nom renvoie agrave la deacutepersonnalisation lrsquohorreur et le non-sens Or malgreacute sa perseacutecution le sujet trouve dans lrsquoeacutethique son eacuteveil et son sens Pour que le poids de lrsquoAutre vire au non-sens de lrsquoil y a il faut encore une seconde opeacuteration une abstraction faisant disparaicirctre le prochain ndash ougrave seule demeure la perseacutecution sans visage pour lrsquoincarner ougrave la souffrance se fait

anonyme En 1974 lrsquoil y a crsquoest la perseacutecution eacutethique dans lrsquooubli et lrsquoanonymat du visage Il suppose pour advenir agrave la fois la reacuteduction et la confusion la mise en question de lrsquoecirctre et la

confusion de cette accusation avec le pur et simple aneacuteantissement de tout sens Aussi ces deux opeacuterations doivent-elles ecirctre deacutefinies dans leur relation agrave la question de lrsquoinfini lrsquoil y a suppose

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drsquoabord cette question puis la renie comme question crsquoest-agrave-dire comme sens donneacute par un visage Lrsquoil y a crsquoest le non-sens conseacutequent agrave lrsquoaneacuteantissement de la question de lrsquoinfini dans lrsquoanonymat de la mise en question Mis en cause sans personne pour mrsquoaccuser je fais lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a Dans la

responsabiliteacute la question (de lrsquoinfini) qui me vient du visage mrsquoappelle agrave reacutepondre et par lagrave mrsquoeacuteveille agrave la subjectiviteacute dans lrsquoil y a seul demeure le deacuterangement de lrsquoinfini qui ne me questionnant pas ne

mrsquoappelle agrave rien et me vide de tout sens et de toute substance Si la question de lrsquoinfini est le Deacutesir de lrsquoindeacutesirable lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a est le poids de cette indeacutesirabiliteacute seule sans Deacutesir Etant donneacute cette double deacutemarche qui suppose puis deacuteforme la question de lrsquoinfini lrsquoil y a en 1974 suppose la transcendance qursquoil frappe de non-sens et dont il ne retient que le deacuterangement Il suppose donc la question de lrsquoinfini et se reacutevegravele une notion eacutethique Cette conclusion est drsquoailleurs confirmeacutee par lrsquousage qursquoAutrement qursquoecirctre fait de lrsquoideacutee drsquoinsomnie entendue comme une laquo absolue impossibiliteacute de se deacuterober et de se distraire raquo venant laquo de la misegravere des autres raquo (AE 148) lrsquoinsomnie peut virer de cette signifiance eacutethique en bourdonnement de lrsquoil y a (cf AE 254)

La maligniteacute fonciegravere de lrsquoecirctre doit alors elle-mecircme se lire dans lrsquoeacutethique de la substitution agrave

partir de la question de lrsquoinfini laquo Lrsquoecirctre est le mal raquo eacutenonceacute qualifiant lrsquohorreur de lrsquoil y a est un eacutenonceacute eacutethique Ce reacutesultat est la conseacutequence directe de ce qui vient drsquoecirctre dit Admettant avec D

Franck que lrsquoontologie ne saurait parvenir agrave lrsquohorreur de lrsquoil y a agrave lrsquoaide de ses seules ressources nous contestons cependant lrsquoideacutee que la maligniteacute de lrsquoecirctre ne soit chez Levinas qursquoun preacutesupposeacute Si pour penser lrsquoil y a il faut mener une emphase de lrsquoontologie et penser lrsquoecirctre sous la double opeacuteration de la reacuteduction eacutethique puis de la confusion de la question de lrsquoinfini alors la maligniteacute de lrsquoil y a doit ecirctre interpreacuteteacutee agrave lrsquoaune de cette mecircme question Lrsquoecirctre est le mal en tant que le visage drsquoautrui met en question ma tranquille perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre et mrsquoapprend tout ce que cette perseacuteveacuterance contient drsquoinjustice envers lui Le mal de lrsquoecirctre et le mal drsquoecirctre se confondent non pas en vertu drsquoun preacutejugeacute levinassien mais en raison du fait que pour moi sous le regard drsquoautrui ecirctre crsquoest lui faire le mal En

un mot il faut dire que laquo lrsquoecirctre est le mal raquo est une proposition eacutethique car seul le visage lui donne sens Pourquoi lrsquoeacutepreuve de lrsquoil y a serait-elle ainsi veacutecue comme horreur si le mal suppose le visage

Parce que comme nous lrsquoavons montreacute lrsquoil y a est le poids de lrsquoindeacutesirable sans le Deacutesir une pure perseacutecution de mon ecirctre qui ne lrsquoeacuteveille pas agrave la question et le prive de sens Degraves lors lrsquoeacutethique donne

deux significations agrave lrsquoeacutenonceacute que laquo lrsquoecirctre est le mal raquo 1 Le mal de lrsquoecirctre ou le mal drsquoecirctre deacutesigne drsquoabord le mal que mon conatus dans son indiffeacuterence agrave autrui cause agrave autrui La mise en question de lrsquoecirctre est alors un commandement au Bien ou agrave lrsquoautrement qursquoecirctre 2 Le mal de lrsquoecirctre peut aussi deacutesigner lrsquoexcegraves du non-sens sur le sens neacutecessaire agrave lrsquoeacutethique lrsquohorreur veacutecue par un sujet participant agrave lrsquoAutre En ce sens la substitution mrsquoaffecte preacuteciseacutement comme un mal ndash Ces deux figures du mal sont lieacutees La question de lrsquoinfini consiste en un retournement du mal que je souffre pour rien en mal que je souffre pour autrui ma perseacutecution srsquoinvestit drsquoun sens en srsquoobligeant au prochain et le mal que je souffre devient souffrance pour la souffrance drsquoautrui

En affirmant que lrsquoeacutenonceacute laquo lrsquoecirctre est le mal raquo tire son sens de lrsquoeacutethique nous renversons la faccedilon

drsquoaborder le rapport de lrsquoeacutethique et de lrsquoontologie Dans Autrement qursquoecirctre le discours de Levinas sur lrsquoecirctre est une emphase de lrsquoontologie qui suppose la reacuteduction eacutethique et donc la question de lrsquoinfini Lors mecircme qursquoil discourt sur lrsquoecirctre Levinas ne fait donc pas de lrsquoontologie agrave proprement parler Ce

nrsquoest pas de la compreacutehension de lrsquoecirctre ou de la question de lrsquoecirctre qursquoil faut partir puisque lrsquoessance est incapable agrave elle seule de produire le sens En 1974 le discours sur lrsquoecirctre est un discours sous

reacuteduction eacutethique ougrave tout le sens provient du Dire Nous proposons alors drsquointerpreacuteter toute lrsquoeacutethique de la substitution agrave partir de la question de lrsquoinfini La difficulteacute tient cependant au fait que le discours

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eacutethique consiste entiegraverement et neacutecessairement en un discours sur lrsquoecirctre ndash car tout discours est Dit fixation du Dire dans lrsquoessence Nous deacutefinissons alors le discours eacutethique comme le discours qui parle sur lrsquoecirctre depuis la question de lrsquoinfini Lrsquoil y a du fait qursquoil procegravede de la question de lrsquoinfini

(sans laquelle il est impossible de parler du mal) est un concept appartenant agrave lrsquoeacutethique comprise en ce sens Mettre lrsquoecirctre en question crsquoest parler de lrsquoecirctre agrave partir drsquoune autre question que la sienne

preacuteciseacutement une question dont je ne suis pas lrsquoauteur ndash une ideacutee de lrsquoinfini ndash mais qursquoautrui eacuteveille en moi par sa parole Notre interpreacutetation consiste agrave prendre au seacuterieux jusqursquoagrave lrsquoil y a qui est lrsquoemphase de lrsquoessance lrsquoexteacuterioriteacute du sens de lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui en mettant mon ecirctre en question deacuterange toute lrsquoontologie qursquoelle place sous la question de lrsquoinfini Nous faisons ainsi de lrsquoideacutee de lrsquoinfini le cœur mecircme du discours eacutethique elle deacutesigne le sens que lrsquoecirctre prend lorsqursquoil est mis en question par le visage drsquoautrui Ainsi lorsque Levinas affirme laquo le mal crsquoest lrsquoordre de lrsquoecirctre tout court raquo (EN 124) nous ne lisons pas le mal est lrsquoecirctre penseacute agrave partir de la question de lrsquoecirctre mais le mal est lrsquoecirctre seul perseacuteveacuterant dans son ecirctre indiffeacuterent agrave autrui mis en question par lrsquoinfini laquo Tout court raquo signifie ici laquo impersonnel raquo soit en termes eacutethiques laquo indiffeacuterent raquo Lrsquoecirctre apparaicirct comme mal sous lrsquoaccusation qursquoautrui adresse agrave mon indiffeacuterence (envers lrsquoeacutetant qursquoil est et dont lrsquoecirctre impersonnel

tout court est lrsquooubli) cette indiffeacuterence est le mal et cette accusation est lrsquoenseignement que je reccedilois de la maligniteacute de lrsquoecirctre

La question de lrsquoecirctre se trouve devant une alternative soit elle a un sens mais Levinas montre en

en faisant lrsquoemphase qursquoelle tient ce sens de la question de lrsquoinfini soit elle essaie de produire le sens par elle-mecircme dans lrsquoindiffeacuterence de la distinction entre le Dire et le Dit et eacutechoue menant agrave lrsquoil y a Lrsquoeacutethique fait de la question de lrsquoinfini la question premiegravere et la seule origine du sens Srsquoouvre alors une possibiliteacute drsquointerpreacutetation nouvelle non seulement lrsquoeacutenonceacute laquo lrsquoecirctre est le mal raquo preacutesupposeacute des eacutetudes de 1947 et du projet de sortir de lrsquoecirctre nrsquoest pas ontologique mais eacutethique mais il nrsquoest pas agrave proprement parler un preacutesupposeacute crsquoest-agrave-dire une affirmation inquestionneacutee Au contraire nous

soutenons que cet eacutenonceacute est la question mecircme de Levinas la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini la question ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini Loin de preacutesupposer la maligniteacute de lrsquoecirctre et de fonder sa philosophie sur

elle Levinas lrsquoeacuterige en question de la philosophie et cherche son origine Il la trouve dans la parole eacutethique du visage et la responsabiliteacute pousseacutee jusqursquoagrave la substitution Certes dans De lrsquoexistence agrave

lrsquoexistant la maligniteacute de lrsquoecirctre opegravere comme un preacutesupposeacute une veacuteriteacute implicitement poseacutee et jamais justifieacutee dans sa position Mais nous renversons la perspective faisant du reste de lrsquoœuvre de Levinas un deacuteploiement fondeacute sur cette supposition qui ne la remettrait plus jamais en cause et voyons au contraire en elle le deacuteploiement du questionnement de cette maligniteacute aboutissant agrave la penseacutee de la question de lrsquoinfini et justifiant a posteriori que lrsquoecirctre est le mal Nous suivons en cela la reacuteinterpreacutetation reacutetrospective que Levinas propose de son propre cheminement de penseacutee en se reacuteappropriant en 1974 la penseacutee de lrsquoinsomnie et de lrsquoil y a

Cependant cette interpreacutetation faisant de la maligniteacute de lrsquoecirctre un eacutenonceacute eacutethique srsquoen est tenue jusqursquoagrave preacutesent agrave lrsquoeacutethique de la substitution Elle assume suivant en cela Levinas la reacuteappropriation reacutetrospective des descriptions de lrsquoil y a contenues dans De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant et elle suppose une interpreacutetation globale de lrsquoœuvre de Levinas Aussi nous faut-il revenir aux ouvrages anteacuterieurs agrave 1974 pour deacuteterminer la pertinence de notre interpreacutetation agrave lrsquoaune de textes ougrave la relation agrave autrui nrsquoeacutetait

pas penseacutee agrave partir des cateacutegories de lrsquoautrement qursquoecirctre mais comme eacuteros et feacuteconditeacute et comme responsabiliteacute sans passiviteacute

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c) La question de lrsquoinfini avant lrsquoautrement qursquoecirctre Degraves 1935 dans De lrsquoeacutevasion Levinas critique lrsquoinsuffisance de lrsquoecirctre et objecte agrave lrsquoontologie de

ne pas poser la question de lrsquoinfini Le sens que nous avons jusqursquoagrave preacutesent donneacute agrave la question de lrsquoinfini est strictement eacutethique et ne saurait sans anachronisme srsquoappliquer aux textes qui preacutecegravedent la

penseacutee du visage En affirmant le statut eacutethique de lrsquoeacutenonceacute sur la maligniteacute de lrsquoecirctre et des descriptions de lrsquoil y a nous soutenons une thegravese intrinsegravequement lieacutee agrave la conceptualiteacute de lrsquoautrement qursquoecirctre La question de lrsquoinfini guide-t-elle les eacutecrits qui preacutecegravedent 1974 Pour le savoir nous distinguerons scheacutematiquement trois grandes peacuteriodes 1935 et lrsquoarticle De lrsquoeacutevasion ougrave se formule pour la premiegravere fois une question de lrsquoinfini 1947 anneacutee ougrave srsquoexpose la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre 1961 et lrsquoeacutethique sans passiviteacute de Totaliteacute et infini ndash De lrsquoeacutevasion fournit drsquoembleacutee la solution au problegraveme du caractegravere reacutetrospectif de notre thegravese en deux formules seacutepareacutees qursquoil nous semble leacutegitime drsquoidentifier drsquoune part lrsquoarticle eacutevoque laquo la question de lrsquoinfini raquo (DE 99) drsquoautre part il adresse agrave lrsquoontologie lrsquointerrogation laquo lrsquoecirctre se suffit-il raquo (DE 122) que celle-ci est incapable de poser Peut-on faire de cette interrogation sur la suffisance de lrsquoecirctre la premiegravere forme de la question

de lrsquoinfini Pour reacutepondre nous devons deacuteterminer si la question de la suffisance de lrsquoecirctre constitue bien une formulation de la mise en question de lrsquoecirctre par le visage drsquoautrui De lrsquoeacutevasion suggegravere

effectivement cette continuiteacute Drsquoabord la question de lrsquoinfini srsquooppose en 1935 agrave laquo la brutaliteacute de [lrsquo]existence raquo (DE 99) agrave laquelle srsquoen tient lrsquoontologie incapable de la poser Le besoin de sortir de lrsquoecirctre consiste alors agrave contester sa suffisance Ce cadre a beau ecirctre tregraves geacuteneacuteral il annonce deacutejagrave la mise en question de lrsquoecirctre par la neacutecessiteacute drsquoen sortir et drsquoen contester lrsquoautoteacutelie Mais on ne saurait dire en se basant seulement sur De lrsquoeacutevasion que la question de la suffisance de lrsquoecirctre vient drsquoautrui ni qursquoelle prend le nom de question drsquoinfini parce qursquoautrui deacutepose lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi ni enfin que lrsquoeacutevasion de lrsquoecirctre ait pour finaliteacute la justice La question de lrsquoinfini est donc encore trop indeacutetermineacutee en 1935 pour que lrsquoon puisse lrsquoidentifier agrave la mise en question eacutethique de lrsquoecirctre

Pour eacuteprouver la pertinence de cette identification il faut alors se tourner vers les textes de 1947

Malgreacute la critique de lrsquoecirctre et le projet de quitter lrsquoontologie heideggeacuterienne De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant ne mentionne pas la question de lrsquoinfini Lrsquoouvrage deacuteveloppe neacuteanmoins une dimension essentielle de

cette question absente dans De lrsquoeacutevasion la relation agrave autrui donnant le Bien Lrsquoecirctre est reconduit au mal et au non-sens de lrsquoil y a et de la solitude mais le mal le non-sens et la solitude se reacutevegravelent ecirctre des notions neacutegatives renvoyant agrave des notions positives le Bien le sens et la pluraliteacute Nous avons deacutejagrave insisteacute sur lrsquoalternative qui srsquoouvre alors agrave lrsquointerpreacutetation du mouvement de penseacutee suivi dans cet ouvrage allant de lrsquoecirctre au Bien crsquoest-agrave-dire de lrsquoeacutenonceacute fondamental laquo lrsquoecirctre est le mal raquo agrave lrsquoeacutenonceacute final laquo autrui est le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre raquo quelles notions le philosophe pose-t-il en premier les positives ou les neacutegatives Soit Levinas preacutesuppose injustement ndash car ontologiquement ndash que lrsquoecirctre est le mal et en deacuteduit qursquoautrui est le Bien soit il deacutecrit lrsquoeacutepreuve de lrsquoecirctre agrave lrsquoaune de la question de

lrsquoinfini ou de lrsquoideacutee du Bien et partant procegravede en reacutealiteacute du Bien (implicitement) puis agrave lrsquoecirctre puis au Bien La preacutesence implicite de la question de lrsquoinfini a pour elle cinq arguments 1 Drsquoabord le fait que degraves 1935 lrsquointerrogation sur la suffisance de lrsquoecirctre eacutetait susciteacutee par le besoin drsquoeacutevasion lui-mecircme ce qui suggegravere qursquoen reprenant lrsquoideacutee de sortir de lrsquoecirctre en 1947 Levinas pose de nouveau cette question 2 Ensuite le fait qursquoapregraves 1947 Levinas fasse de la question (eacutethique) de lrsquoinfini la

reacuteduction ougrave lrsquoecirctre se montre comme mal Mais ces deux arguments doivent laisser place agrave lrsquoanalyse de la propre penseacutee de 1947 (sans quoi nous nous contentons de projeter sur elle des conclusions

anachroniques) 3 La preacuteface agrave De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant fait de laquo la formule platonicienne placcedilant le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre raquo le laquo guide raquo de tout lrsquoouvrage eacutenonccedilant par lagrave qursquoelle envisage lrsquoecirctre depuis le

313

Bien et qursquoelle opegravere en cela laquo une sortie de lrsquoecirctre et des cateacutegories qui le deacutecrivent raquo (DEE 9) Lrsquoecirctre penseacute non plus depuis lrsquoontologie mais lrsquoau-delagrave-de-lrsquoontologie mettant en cause sa suffisance voilagrave lrsquointerpreacutetation que nous donnons de cette indication 4 En outre les descriptions que Levinas fait de

lrsquoecirctre ou de lrsquoil y a font usage de cateacutegories qui se montrent injustifiables du seul point de vue ontologique crsquoest le cas par excellence de la thegravese de la maligniteacute de lrsquoecirctre Or si lrsquoon considegravere que

crsquoest agrave lrsquoaune de la question de lrsquoinfini que lrsquoecirctre est le laquo mal raquo alors la contradiction est leveacutee et la difficulteacute consiste agrave expliciter la nature extra-ontologique des analyses de Levinas en particulier celles de lrsquoinsomnie et de lrsquoil y a comme nous lrsquoavons fait plus haut 5 Enfin en 1947 cette explicitation peut srsquoautoriser des descriptions de la pluraliteacute qui parlent drsquoautrui non pas drsquoun point de vue eacutethique mais dans les cateacutegories de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute Malgreacute cette diffeacuterence ces cateacutegories incluent le temps le Bien le sens la sortie de lrsquoecirctre etc Bref en deacutepit de lrsquoabsence drsquoune penseacutee de lrsquoeacutethique des cateacutegories eacutethiques sont deacutejagrave agrave lrsquoœuvre en 1947 et interrogent la suffisance de lrsquoecirctre

Toutefois cette interpreacutetation voulant que les analyses sur lrsquoecirctre soient meneacutees en 1947 agrave partir

des cateacutegories du Bien suppose que Levinas ait eu conscience agrave cette eacutepoque que crsquoest la relation agrave

autrui (mecircme dans sa version non-eacutethique) qui eacuteveille lrsquointerrogation sur lrsquoinsuffisance de lrsquoecirctre En effet si lrsquoon supposait le contraire agrave savoir que lrsquoinsuffisance de lrsquoecirctre se reacuteveacutelait drsquoabord et qursquoautrui

nrsquoapparaissait qursquoensuite comme la reacuteponse agrave cette insuffisance alors notre interpreacutetation srsquoavegravererait fausse puisque les cateacutegories du Bien procegravederaient de la neacutegation de lrsquoontologie Pour qursquoil y ait question de lrsquoinfini il faut que cette question procegravede drsquoautrui Est-ce le cas en 1947 Les textes ont beau le suggeacuterer ils ne lrsquoaffirment pas clairement Le temps et lrsquoautre insiste agrave de nombreuses reprises sur le fait que la relation eacuterotique agrave autrui est une passiviteacute laquo ougrave on ne peut plus pouvoir raquo (TA 81-82) tout en preacutecisant que cette suspension du pouvoir nrsquoest pas un eacutechec mais la positiviteacute de la relation agrave autrui ougrave se scinde lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre ndash comme si lrsquoecirctre ne se suffisait pas agrave lui-mecircme Avec lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute laquo la notion eacuteleacuteatique de lrsquoecirctre est deacutepasseacutee raquo (TA 88) Il est donc possible que deacutejagrave en

1947 autrui soit celui qui eacuteveille en moi la question de la suffisance de lrsquoecirctre ndash mais ces textes ne le disent pas explicitement et se contentent de le suggeacuterer Or un autre fil de recherche permettra peut-

ecirctre de trouver une reacuteponse plus convaincante le lien de cette suspension du pouvoir avec la question de la justice En effet la question eacutethique de lrsquoinfini a pour caracteacuteristique premiegravere de se poser sous la

forme drsquoune question de justice comme mise en question de mon droit drsquoecirctre devant le droit premier drsquoautrui Les ouvrages de 1947 font-ils preuve drsquoun tel souci de justice pour autrui

Levinas y deacuteveloppe des theacutematiques explicitement morales Si la relation avec autrui signifie le

Bien au-delagrave de lrsquoecirctre crsquoest que lrsquoasymeacutetrie du face-agrave-face nrsquoa pas qursquoune signification eacuterotique mais aussi eacutethique Levinas oppose en effet le moi sous les traits du riche et du fort agrave autrui sous les traits du pauvre ou du faible (DEE 162 et TA 75) opposition qui sera reprise dans la relation eacutethique au visage327 Pourtant crsquoest dans lrsquoeacuteros que Levinas identifie cette proximiteacute agrave autrui ndash et les passages

qursquoil consacre explicitement agrave la morale ne reprennent pas la structure du face-agrave-face Ainsi laquo dans la douleur morale on peut conserver une attitude de digniteacute et de componction et par conseacutequent deacutejagrave se

327 Mais alors que lrsquoeacutethique pensera autrui de faccedilon irreacuteversible comme lrsquoeacutetranger le pauvre la veuve et

lrsquoorphelin ndash ces figures bibliques deacutenotant autrui dans sa faiblesse ndash De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant srsquoautorise une inversion des perspectives et estime possible qursquoautrui soit laquo lrsquoeacutetranger lrsquoennemi le puissant raquo (DEE 162) On note que lrsquoeacutetranger est ici lrsquoennemi puissant qui menace alors que dans lrsquoeacutethique il sera le faible Surtout on remarque que lrsquoopposition entre la force et la faiblesse nrsquoest pas agrave sens unique en 1947 et que ce qui compte crsquoest qursquoautrui soit le faible quand je suis le fort ou le fort quand je suis le faible Lrsquoasymeacutetrie est respecteacutee mais reacuteversible le face-agrave-face nrsquoest donc pas penseacute en termes eacutethiques

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libeacuterer raquo (TA 55) Cette attitude morale se caracteacuterise avant tout par la capaciteacute de recul du sujet qui lrsquoadopte prenant une distance avec soi dont teacutemoigne sa maicirctrise Cette souveraineteacute du sujet moral sur lui-mecircme ressort drsquoautant plus que Levinas oppose agrave la douleur morale la douleur physique vis-agrave-

vis de laquelle aucune distance nrsquoest possible Un autre passage confirme lrsquoideacutee que la morale en 1947 relegraveve de la maicirctrise plutocirct que de la passiviteacute En estimant que laquo la morale des nourritures terrestres

est la premiegravere morale raquo Levinas srsquoappuie sur une analyse de la jouissance encore penseacutee comme savoir laquo toute jouissance est une maniegravere drsquoecirctre mais aussi une sensation crsquoest-agrave-dire lumiegravere et connaissance Absorption de lrsquoobjet mais distance agrave lrsquoeacutegard de lrsquoobjet Au jouir appartient essentiellement un savoir une luminositeacute raquo (TA 46) La moraliteacute des nourritures renvoie donc elle aussi agrave la maicirctrise de soi que lrsquohypostase acquiert gracircce agrave la connaissance Il en va de mecircme pour lrsquousage du concept de responsabiliteacute qui reste encore marqueacute par lrsquoinfluence de Sartre puisque Levinas pense la limitation de la liberteacute par le fait que le sujet est laquo responsable de lui-mecircme raquo (TA 36) Cette expeacuterience de la responsabiliteacute pour soi srsquoinvertit mecircme en irresponsabiliteacute dans lrsquoeacutepreuve de la souffrance (cf TA 60) la deacutesindividuation par la souffrance montre que la responsabiliteacute de lrsquohypostase nrsquoa de sens que solitaire et qursquoelle meurt quand le sujet nrsquoest plus capable de lrsquoassumer

Est-ce agrave dire que la recherche de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui en 1947 est tout agrave fait priveacutee du souci eacutethique

qui caracteacuterise la question de lrsquoinfini dans lrsquoœuvre ulteacuterieure En deacutepit de sa critique de la morale penseacutee comme liberteacute et convention Levinas souligne tout de mecircme une dimension eacutethique propre au face-agrave-face dans Le temps et lrsquoautre De fait en distinguant laquo la preacutefeacuterence de la chariteacute pour lrsquoautre raquo de la justice pour qui laquo aucune preacutefeacuterence nrsquoest plus possible raquo (TA 76) ndash anticipant ainsi sur la diffeacuterence entre le visage et le tiers ndash Levinas deacutemontre bien que ses descriptions de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute visent agrave eacutetablir la preacutefeacuterence (plus tard nommeacutee justice) de lrsquoautre sur moi Par conseacutequent les textes nous autorisent de deacutefinir une formulation faible de la question de lrsquoinfini agrave lrsquoœuvre dans les eacutecrits preacuteceacutedant lrsquoeacutethique Nous la deacutefinissons comme lrsquointerrogation sur la suffisance de lrsquoecirctre et lui

reconnaissons trois traits majeurs 1 la question de lrsquoinfini est premiegravere sur la question de lrsquoecirctre 2 elle est une question dont le sens est eacuteveilleacute par autrui 3 elle obeacuteit au souci eacutethique de faire passer le

droit drsquoautrui avant le mien Nous qualifions de faible cette formulation de la question de lrsquoinfini en raison du fait qursquoelle ne contient pas les autres deacuteterminations que cette question sous sa formulation

eacutethique que nous disons forte prend sur elle 4 une penseacutee explicite drsquoautrui comme visage eacutethique mettant mon conatus en question 5 la prise de conscience philosophique de la question de lrsquoinfini comme origine du sens Mais lrsquoeacutethique levinassienne formule-t-elle degraves le deacutebut la question de lrsquoinfini de la maniegravere que nous disons forte Un rapide survol de laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (1957) le montre Autrui suspend mes pouvoirs en leur reacutesistant drsquoune maniegravere eacutethique en me reacuteveacutelant que ma liberteacute est injuste La suspension de mes pouvoirs qui dans la penseacutee de lrsquoeacuteros apparaissait sans explication comme lrsquoœuvre mecircme de lrsquoAutre est maintenant interpreacuteteacutee comme laquo mise en question de ma liberteacute raquo ou laquo neacutecessiteacute de justifier lrsquoarbitraire raquo (EDE 175) et toute la

philosophie doit ecirctre relue et reacuteviseacutee agrave partir de cette question de justice (cf EDE 178) Cette position reprise et eacutetoffeacutee dans Totaliteacute et infini constitue deacutesormais le cœur de lrsquoeacutethique degraves 1957 Levinas est en pleine possession de la formulation forte de la question de lrsquoinfini

Neacuteanmoins une diffeacuterence majeure distingue le questionnement de Totaliteacute et infini de celui

drsquoAutrement qursquoecirctre en 1961 la question de lrsquoinfini remet la liberteacute et le pouvoir du sujet en cause en 1974 elle porte sur tout son ecirctre entendu comme conatus De lagrave deux voies divergentes drsquoabord celle

qui conduit agrave penser lrsquoecirctre du sujet autrement que comme liberteacute et pouvoir menant agrave lrsquoideacutee drsquoun ecirctre pluriel et infini ensuite celle qui constate lrsquoimpossibiliteacute de seacuteparer essance et injustice et qui exige

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de contester lrsquoecirctre en passant agrave son autre agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Faut-il alors de nouveau distinguer dans cette formulation eacutethique ou forte de la question de lrsquoinfini deux rapports distincts agrave lrsquoecirctre La question de lrsquoinfini ne serait-elle poseacutee dans toute sa radicaliteacute que lorsqursquoelle conteste tout ecirctre et

reconnaicirct la neacutecessiteacute de passer agrave lrsquoautrement qursquoecirctre Mais ce serait oublier que le sens de lrsquoecirctre est dicteacute par la question de lrsquoinfini elle-mecircme Plutocirct que de deacuteterminer le sens de la question de lrsquoinfini

en fonction de son positionnement par rapport agrave lrsquoecirctre nous devons interroger le sens de lrsquoecirctre tel que le deacutetermine lrsquoinfini et de cette faccedilon nous pourrons preacuteciser le rapport de la question de lrsquoinfini agrave la question de lrsquoecirctre

IV Le sens de lrsquoecirctre

sect45 Lrsquoecirctre accuseacute

a) Lrsquoecirctre et le visage Quel sens lrsquoinfini donne-t-il agrave lrsquoecirctre en le mettant en question Il faut pour le savoir repartir de la

signifiance eacutethique de la question de lrsquoinfini qui formule drsquoembleacutee son rapport agrave lrsquoecirctre agrave partir de deux speacutecifications lrsquoecirctre mis en question par lrsquoinfini est mon ecirctre en tant que conatus Ou encore je suis responsable devant la mort drsquoautrui de cette mort mecircme en vertu de mon seul effort drsquoecirctre Notons qursquoemployeacute de cette faccedilon le mot de responsabiliteacute se charge drsquoune ambiguiumlteacute nouvelle puisque je peux ecirctre dit responsable de la mort drsquoautrui au sens ougrave jrsquoen serais la cause La mise en question est une mise en cause de mon ecirctre une accusation de la part qui est la mienne dans la mort drsquoautrui Dans son emphase lrsquoeacutethique appelle le conatus de lrsquoecirctre agrave se justifier devant lrsquoaccusation de meurtre

Comment mon ecirctre apparaicirct-il pheacutenomeacutenologiquement comme meurtre (drsquoautrui) La parole du visage sous la forme de lrsquoinjonction laquo Tu ne tueras point raquo est aussi bien la tentation du meurtre que

son interdiction La pheacutenomeacutenologie du visage constate le caractegravere irreacuteductible de lrsquoalternative entre la parole et le meurtre entre lrsquoouverture agrave la parole et la volonteacute de la faire taire Or la reacutesistance eacutethique du visage au meurtre eacutetait deacutejagrave deacutecrite dans Totaliteacute et infini comme une laquo mise en question raquo de mes pouvoirs et de ma liberteacute (cf TI 213) Le meurtre emphase du pouvoir et de la liberteacute nrsquoest donc pas une possibiliteacute interdite parmi drsquoautres autoriseacutees sa prohibition constitue lrsquointerdiction de tout pouvoir et de toute liberteacute face agrave la mort drsquoautrui Devant la mort drsquoautrui lrsquoindiffeacuterence est exclue il ne reste que la non-indiffeacuterence pacifique ou meurtriegravere Mais crsquoest alors mon ecirctre en tant que tel qui se voit mis en question dans la parole du visage Lrsquoeacutethique est une intrigue ougrave mon ecirctre

tout entier compris comme conatus rencontre sa mise en question ndash la refuser crsquoest exercer le seul pouvoir qui reste face agrave autrui agrave savoir le meurtre et lrsquoentendre crsquoest ne plus pouvoir Dans le face-agrave-

face ougrave mon pouvoir est suspendu et ougrave je suis absolument passif autrui mrsquoenseigne le sens de mon ecirctre comme meurtre Lrsquoeacutethique consiste agrave mrsquoaccuser du seul fait que jrsquoexiste de lrsquoinjustice de cette

existence face agrave la mort drsquoautrui ndash si bien que lrsquoon pourrait dire ecirctre crsquoest avoir part agrave la mort drsquoautrui

A cette thegravese des plus radicales il semblerait pertinent drsquoobjecter que loin drsquoecirctre seulement une menace et une violence pour autrui je suis eacutegalement capable de le secourir et de le proteacuteger Il existe

une multipliciteacute indeacutefinie de faccedilons drsquoecirctre qui deacutementent la reacuteduction de mon effort drsquoecirctre au meurtre ainsi de lrsquoeacuteducateur du juge du meacutedecin ou mieux encore du saint autant de figures dont le projet drsquoecirctre se deacutefinit par le refus du meurtre Pourtant la mise en question du conatus comme meurtre ne

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vise pas des maniegraveres drsquoecirctre mais bien lrsquoecirctre en tant que tel et lrsquoeacutethique dans toute sa coheacuterence nrsquoexempte aucune de ces figures aussi saintes soient-elles de cette accusation En effet le visage drsquoautrui me met en question en eacuteveillant en moi une laquo crainte pour tout ce que mon exister ndash malgreacute

son innocence intentionnelle et consciente ndash peut accomplir de violence et de meurtre raquo (EPP 94) Crsquoest mon existence mecircme qui est meurtriegravere quelle que soit ma faccedilon drsquoexister Mon effort drsquoecirctre

srsquoexerce en vue de cet ecirctre mecircme sans consideacuteration de la violence qursquoil peut faire agrave autrui tout exister contient la possibiliteacute du meurtre que lrsquoinnocence intentionnelle de mon projet drsquoecirctre nrsquoefface pas puisqursquoil faut ecirctre avant de projeter ce que lrsquoon sera La responsabiliteacute mrsquoapprend lrsquoimpossible innocence de mon ecirctre face agrave la mort drsquoautrui et me rend coupable drsquoexister la question de lrsquoinfini est la mise en question de mon ecirctre mecircme Lrsquoenjeu veacuteritable de la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini srsquoeacuteclaire il srsquoagit de la mise hors circuit de la question heideggeacuterienne de lrsquoecirctre telle qursquoelle se pose dans la relation du Dasein agrave sa propre mort et dans lrsquoangoisse Levinas tout en reconnaissant le caractegravere laquo admirable raquo des analyses existentiales souligne leur limite agrave partir drsquoune critique de la crainte riveacutee agrave la finitude (cf EPP 101 ss) Il rappelle la double intentionnaliteacute de la Befindlichkeit et de lrsquoangoisse entendue comme laquo ecirctre-agrave-la-mort ougrave lrsquoecirctre fini est eacutemu de sa finitude pour cette finitude

mecircme raquo (EN 140) Lrsquoangoisse est une relation agrave la mort qui rive lrsquoecirctre dans sa finitude en une crainte de et pour cette finitude sans ouverture sur lrsquoexteacuterioriteacute ndash le drame de la mortaliteacute du Dasein eacutetant

reacutecupeacutereacute dans la penseacutee de la mort comme possibiliteacute la plus propre Lrsquoecirctre ainsi penseacute agrave partir de la mort ne connaicirct de crainte que pour lui-mecircme Au contraire la crainte pour autrui met hors jeu ma solitude face agrave ma propre mort en secondarisant la question que cet isolement ou cette finitude suscite La mise en question de mon ecirctre par le visage constitue ma relation primordiale agrave la mort celle qui me place face agrave son mystegravere La mort drsquoautrui me concerne avant la mienne propre crsquoest de ce renversement du conatus que ma propre mort tire son sens ndash et donc lrsquoecirctre-pour-la-mort de lrsquoanalytique existentiale Cependant ces preacutecisions seraient vaines si elles ne faisaient que substituer un ecirctre-pour-la-mort agrave un autre Dans la crainte pour la mort drsquoautrui le pour est de fait investi drsquoune

autre signification proprement eacutethique celle de lrsquoappel agrave la responsabiliteacute qui accuse lrsquoecirctre au lieu de le conforter

La mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini est donc la question de la justification de mon conatus

essendi face agrave la mort du prochain Mais qursquoest-ce qui agrave son tour justifie la question de lrsquoinfini dans son accusation Pourquoi lrsquoeacutethique assimile-t-elle lrsquoecirctre au meurtre lorsqursquoelle le mesure agrave lrsquoaune de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Il nous faut reconstituer le cheminement agrave partir duquel lrsquoecirctre se montre conatus et le conatus meurtre dans lrsquoemphase de lrsquoontologie Soit lrsquoideacutee de conatus Levinas empruntant le mot agrave lrsquoEthique de Spinoza 328 nomme conatus lrsquoessance de lrsquoecirctre Si comme le veut lrsquoontologie heideggeacuterienne le Dasein est tel qursquolaquo il y va en son ecirctre de cet ecirctre raquo329 il se deacutefinit alors comme perseacuteveacuterance dans son ecirctre en vue de cet ecirctre mecircme Levinas nomme essance effort conatus train geste ou encore inteacuteressement cette perseacuteveacuterance Cette interpreacutetation drsquoEtre et temps de Heidegger

par lrsquoEthique de Spinoza ou du Dasein par le conatus est complexe Elle prend certes le mecircme point de deacutepart que lrsquoontologie agrave savoir le sujet deacutefini par le souci qursquoil a de son ecirctre mais en mecircme temps elle neacuteglige la diffeacuterence qursquoil y a entre un conatus preacuteoccupeacute de son propre ecirctre et un Dasein qui pose la question de lrsquoecirctre par-delagrave le sien propre Elle assimile la question de lrsquoecirctre (Seinsfrage) agrave la

328 Pour une analyse deacutetailleacutee du conatus de Spinoza lu au prisme de Levinas voir lrsquoarticle laquo Les deux voies

de Spinoza lrsquointerpreacutetation levinassienne de lrsquoEthique et du Traiteacute theacuteologico-politique raquo (in D Arbib La luciditeacute de lrsquoeacutethique op cit pp 129-163) et notamment sa premiegravere partie ougrave convoquant Heidegger Bergson et Descartes D Arbib eacuteclaire le sens de lrsquoemprunt agrave Spinoza

329 M Heidegger Etre et temps op cit sect4 p 12

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question de mon souci pour ma propre existence Cette lecture est-elle justifieacutee On peut drsquoune part revenir agrave Etre et temps et montrer lrsquoacuiteacute des vues de Levinas jusqursquoagrave rendre raison de lrsquoinachegravevement de ce livre par lrsquoimpossibiliteacute de passer du souci que le Dasein a de son propre ecirctre agrave

lrsquoecirctre lui-mecircme330 Mais cette justification reste partielle puisqursquoelle ne permet pas drsquoembrasser la penseacutee de Heidegger apregraves la Kehre et la deacutefinit seulement neacutegativement par rapport agrave lrsquoontologie

Aussi drsquoautre part expliquons-nous lrsquoassimilation du Dasein au conatus par la propre conception que Levinas deacuteveloppe de lrsquoecirctre Le paragraphe I-2 drsquoAutrement qursquoecirctre en donne une bregraveve synthegravese laquo Lrsquoessence srsquoexerce ainsi comme une invincible persistance dans lrsquoessence comblant tout intervalle de neacuteant qui viendrait interrompre son exercice Esse est interesse Lrsquoessence est inteacuteressement raquo (AE 15) Des premiegraveres descriptions de lrsquoenchaicircnement dans lrsquoidentiteacute (1935) agrave celles de la pure preacutesence sans repli de lrsquoil y a (1947) ou de la totaliteacute assimilant toute alteacuteriteacute (1961) Levinas a bien montreacute que lrsquoessance devait se concevoir comme un fait brut et incontournable sans possibiliteacute drsquoeacutevasion On comprend alors pourquoi comme le remarque D Arbib331 Levinas srsquoautorise agrave deacutefinir le Dasein (qui ne qualifie que lrsquohomme dans son privilegravege ontico-ontologique) par le conatus (qui chez Spinoza qualifie tout eacutetant en tant qursquoeacutetant) Pour lui le conatus ne deacutesigne pas la tendance propre agrave un eacutetant

quelconque mais lrsquoessance lrsquoecirctre mecircme dans sa verbaliteacute tel que tout eacutetant a agrave lrsquoecirctre ndash et tel qursquoil continue agrave grouiller dans le remue-meacutenage de lrsquoil y a apregraves la destruction de toutes choses Le conatus

nomme bien lrsquoessance que questionne la question de lrsquoecirctre ndash Mais pourquoi le visage accuse-t-il lrsquoecirctre en tant que conatus drsquoecirctre meurtrier Suivons pour le dire lrsquoemphase de lrsquoontologie deacuteterminons drsquoabord la structure de lrsquoecirctre en tant que conatus puis explicitons le sens de lrsquoaccusation qui lui est porteacutee par le visage Si lrsquoecirctre est positiviteacute et position alors il faut distinguer (1) la modaliteacute selon laquelle il se pose (2) la finaliteacute de cette position et (3) son rapport agrave la base sur laquelle il se pose

(1) Lrsquoecirctre se pose sur le mode de lrsquoeffort (conatus) De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant avait deacutejagrave montreacute

que la position ou la stance de lrsquoeacutetant dans lrsquoecirctre devait se concevoir comme effort ougrave lrsquoeacutetant assume

son ecirctre (cf DEE 41-52) Il est neacutecessaire de revenir agrave cet ouvrage et agrave sa pheacutenomeacutenologie de la paresse de la fatigue et de lrsquoeffort pour preacuteciser en quoi lrsquoessance est effort Comme le remarque D

Franck 332 Levinas conccediloit lrsquoeffort comme une tension drsquoeacutelan et de fatigue et cette tension se manifeste dans la structure temporelle de la dureacutee laquo Lrsquoeffort est un effort de preacutesent dans un retard sur

le preacutesent raquo (DEE 45) En tant qursquoeacutelan lrsquoeffort est lrsquoacte par lequel lrsquoexistant reacutealise son existence mais alors lrsquoeffort assume lrsquoinstant qursquoil srsquoefforce de rejoindre et lrsquoassumant srsquoy arrecircte Lrsquoeffort tendu vers lrsquoinstant agrave atteindre reste en deccedilagrave de cet instant tout en lrsquoaccomplissant Il est lrsquoeacuteveacutenement ou lrsquoacte par lequel dans le preacutesent lrsquoexistant contracte avec lrsquoexistence ndash ce en quoi nous veacuterifions que ces analyses de 1947 deacutecrivaient bien par lrsquoeffort (ou conatus) lrsquoessance de lrsquoecirctre Lrsquoeffort accomplit dans son eacutelan le preacutesent et srsquoy arrecircte en ceacutedant agrave la fatigue Cette pheacutenomeacutenologie a pour premiegravere conseacutequence drsquoidentifier lrsquoeffort drsquoecirctre agrave une peine loin drsquoecirctre un pur eacutelan joyeux lrsquoeffort est fatigue et souffrance srsquoinscrivant dans la dureacutee scandant la dureacutee Or lrsquoeffort drsquoecirctre nrsquoest pas

seulement peacutenible en un sens physique la souffrance qursquoil implique signifie aussi comme condamnation un enchaicircnement agrave lrsquoidentiteacute laquo Lrsquoeffort est donc condamnation preacuteciseacutement parce qursquoil assume lrsquoinstant comme un preacutesent ineacutevitable Il est une impossibiliteacute de se deacutegager de cette eacuteterniteacute sur laquelle il srsquoouvre Crsquoest parce qursquoil assume pleinement lrsquoinstant et que dans lrsquoinstant il se heurte

330 Cf D Arbib La luciditeacute de lrsquoeacutethique op cit pp 135-138 331 Ibid p 135 332 Cf D Franck La dramatique des pheacutenomegravenes op cit pp 82-84

318

au seacuterieux de lrsquoeacuteterniteacute qursquoil est condamnation333 raquo (DEE 49) Par conseacutequent il faut concevoir le conatus comme un effort incessant drsquoecirctre ougrave lrsquoecirctre est assumeacute dans lrsquoidentiteacute et lrsquoinstant

(2) Le conatus est un effort qui a pour finaliteacute cet effort mecircme ecirctre crsquoest perseacuteveacuterer dans son ecirctre en vue de cet ecirctre crsquoest partir de soi pour revenir agrave soi-mecircme Le conatus doit donc se comprendre agrave

partir de la cateacutegorie du Mecircme comme le retour agrave soi de lrsquoidentique Or puisque le moi est le Mecircme absolu selon Totaliteacute et infini il est le conatus par excellence Il nous est alors possible de voir dans les descriptions du conatus drsquoAutrement qursquoecirctre la reprise de celles que Totaliteacute et infini deacutediait au moi et agrave sa liberteacute En effet degraves ses premiegraveres descriptions de la mise en question de lrsquoecirctre par le visage Levinas visait lrsquoautoteacutelie du moi Liberteacute signifie ainsi laquo spontaneacuteiteacute raquo crsquoest-agrave-dire exercice autonome et indeacutependant de mon pouvoir en vue des fins que je me suis moi-mecircme fixeacutees (cf EDE 175 ss) On peut la deacutefinir formellement comme le laquo pouvoir de pouvoir raquo (TI 215) la source de la maicirctrise du sujet sur le monde Lrsquoontologie ne lui reconnaicirct qursquoune limite le fait que la liberteacute ne se soit pas choisie elle-mecircme qursquoelle ait chu dans lrsquoexistence Mais la mort nrsquoest-elle pas elle aussi une contestation de ma spontaneacuteiteacute Certes et Levinas le reconnaicirct degraves les analyses de la mort dans Le

temps et lrsquoautre mais pour lrsquoontologie (ie Etre et temps) la mort est au contraire la possibiliteacute ultime du Dasein et la condition mecircme de ma spontaneacuteiteacute Par conseacutequent la mort apparaicirct bien comme la

finaliteacute ultime du conatus Cette finaliteacute est neacuteanmoins doublement deacutetermineacutee par lrsquoontologie 1 ce nrsquoest pas la mort en geacuteneacuteral ni la mort drsquoautrui qui mrsquoangoisse mais ma mort cette mort mienne ougrave je conccedilois mon propre aneacuteantissement 2 dans ce rapport agrave ma propre mort lrsquoimpossibiliteacute se retourne en possibiliteacute la plus propre et se fait le socle de tout pouvoir (cf EN 211) Mecircme dans son rapport agrave la mort le conatus revient identique agrave lui-mecircme et sa spontaneacuteiteacute ne se met pas en question Ce retour agrave soi se nomme laquo inteacuteressement raquo mot qui peut aussi bien deacutenoter lrsquoeffort propre au conatus (inter-esser perseacuteveacuterer dans son ecirctre) que sa finaliteacute autoteacutelique (srsquointeacuteresser agrave soi en vue de soi) Le conatus apparaicirct alors comme un tel enfermement sur soi que toute relation agrave lrsquoAutre en tant qursquoAutre

lui est interdite

(3) De fait le conatus suppose un rapport agrave lrsquoalteacuteriteacute deacutetermineacute par son effort mecircme Ce rapport se conccediloit avant tout comme la position sur une base car laquo crsquoest par le fait de srsquoappuyer sur la base que le

sujet se pose comme sujet raquo (DEE 120) La positiviteacute du conatus se veut position au sens litteacuteral acte de reposer sur une terre qui est prise comme base de lrsquoexistence De lrsquoexistence agrave lrsquoexistant avait bien montreacute comment lrsquoexistant surgissait en se deacutetachant de lrsquoil y a par le repos dans lrsquoici laquo La localisation de la conscience nrsquoest pas subjective mais la subjectivation du sujet raquo (DEE 118) En se couchant et en se livrant au sommeil lrsquohypostase repose sur une base qui devient le chez soi agrave partir

333 La perspective morale contenue dans la notion de condamnation tombe sous la mecircme aporie que celle

qui deacutenonce la preacutesupposition de lrsquoecirctre comme mal dans les descriptions de lrsquohorreur de lrsquoil y a Car lrsquoassomption de lrsquoecirctre dans lrsquoinstant ne deacutelivre qursquoimparfaitement lrsquoexistant de lrsquoil y a et le condamne agrave la solitude crsquoest-agrave-dire au retour agrave ce mecircme il y a Le mal de la condamnation est bien ici le mal de lrsquoecirctre ndash Notons eacutegalement que la reacutefeacuterence agrave la condamnation agrave ecirctre eacutevoque fortement lrsquoideacutee sartrienne que laquo lrsquohomme est condamneacute agrave ecirctre libre raquo (J-P Sartre Lrsquoexistentialisme est un humanisme Paris Nagel 1946 p 37) Le rapprochement est drsquoautant plus justifieacute que comme nous le montrons plus bas Levinas entend la liberteacute comme le retour de soi agrave soi et donc comme lrsquoeffort mecircme drsquoecirctre la condamnation de lrsquoeffort est bien une condamnation agrave la liberteacute La confrontation des conceptions sartrienne et levinassienne de la liberteacute appelle une eacutetude agrave part entiegravere Nous nous contenterons drsquoindiquer une diffeacuterence alors que dans Lrsquoecirctre et le neacuteant la liberteacute fondamentale de lrsquohomme est en elle-mecircme une responsabiliteacute de sorte qursquoecirctre condamneacute agrave la liberteacute crsquoest ecirctre condamneacute agrave agir et srsquoengager dans lrsquoeacutethique levinassienne la responsabiliteacute ne surgit qursquoen contestant ma liberteacute de sorte que sa veacuteritable source est le visage et non moi-mecircme Levinas eacutecrit ainsi laquo lrsquoexistence nrsquoest pas condamneacutee agrave la liberteacute mais jugeacutee et investie comme liberteacute raquo (EDE 176)

319

duquel srsquooriente un monde Drsquoailleurs cette eacutetude de la position et du chez soi est reprise et prolongeacutee dans la theacuteorie de la jouissance et de la demeure de Totaliteacute et infini le moi a besoin drsquoun chez soi accueillant ougrave se reposer La terre se reacutevegravele ecirctre la condition de possibiliteacute de toute ontologie laquo le

contenu crsquoest ce qui se pose sur un terrain ferme sur la terre en tant que sol et qui nrsquoest pas un donneacute Posseacutedeacutee sans prise la terre assure lrsquoidentiteacute de lrsquoidentique sans rien de neuf raquo (PT 25) Le conatus

se rapporte agrave la terre comme au fondement de son pouvoir qui lui assure de revenir agrave soi Il srsquoy installe lrsquohabite et construit un monde qursquoil oriente agrave partir du chez soi lieu de la maicirctrise et du repos qui sera le point-origine de son rapport agrave lrsquoalteacuteriteacute Car la terre bien que srsquooffrant de la sorte agrave moi comme une base dont je peux mrsquoapproprier une partie deacutesigne eacutegalement soit lrsquoensemble des autres eacutetants soit ces eacutetants qui comme moi perseacutevegraverent dans leur ecirctre que sont les autres hommes Totaliteacute et infini a montreacute en quoi consistait le rapport agrave la terre comme eacuteleacutement nourriture ou matiegravere agrave travailler Lrsquoappropriation du lieu a donc pour pendant lrsquoappropriation des ressources neacutecessaires au maintient de lrsquoexistence au vivre dehellip que lrsquoouvrage de 1961 a nommeacutees nourritures

Mais qursquoen est-il enfin du rapport des conatus entre eux que sont les uns par rapport aux autres des ecirctres perseacuteveacuterant chacun dans leur ecirctre en vue de leur ecirctre propre Puisque le conatus est

un effort drsquoecirctre ne connaissant pas drsquoautre fin que lui-mecircme srsquoappropriant un monde et des nourritures en vue de son propre ecirctre la pluraliteacute des conatus ne peut agrave son tour que signifier la co-existence

drsquoaffirmations de soi contraires pouvant alternativement srsquoentendre en vue de la reacutealisation de buts eacutegoiumlstes convergents ou se battre en raison de buts conflictuels Pourtant en lrsquoabsence de toute finaliteacute transcendant les conatus eux-mecircmes la guerre srsquoimpose comme la seule loi de leur pluraliteacute En effet lrsquoeffort drsquoecirctre srsquoest montreacute une force qui srsquoaffirme et srsquoimpose en vue drsquoelle-mecircme lrsquoontologie de la pluraliteacute se conccediloit alors comme un rapport de forces Les relations entre les hommes conccedilues comme la rencontre des forces qui vont ne peut aboutir qursquoagrave la guerre hobbesienne de tous contre tous ou agrave la laquo lutte pour lrsquoexistence vitale raquo (EN 158) La guerre est la conseacutequence hobbesienne de la pluraliteacute humaine comme multipliciteacute drsquoefforts drsquoecirctre se rencontrant elle est comme Totaliteacute et infini lrsquoavait

montreacute laquo expeacuterience pure de lrsquoecirctre pur raquo (TI 5) crsquoest-agrave-dire lrsquoeacutetat neacutecessaire de la pluraliteacute des efforts drsquoecirctre Lrsquoouvrage de 1961 en conclut que pour lrsquoontologie la guerre est la loi mecircme de lrsquoecirctre si

lrsquohomme est conatus la guerre est neacutecessaire et la morale deacuterisoire334 Or la parole du visage reacutetablit le sens de la morale ndash ou plutocirct deacutenonce la rationalisation guerriegravere dans son injustice Quel sens

eacutethique investit le conatus devant le visage Quel lien le visage me signifie-t-il entre mon conatus et sa mort Pour le dire reprenons la structure tripartite du conatus

(1) Lrsquoeffort ou la force propre du conatus est mise en question par le visage du fait de lrsquoimpact

que cette force a sur lui Mon existence exerce sa force sur le monde et sur autrui et la modaliteacute eacutethique de cette force est la violence La parole du visage met en question ma liberteacute suspend mon pouvoir de pouvoir parce qursquoelle mrsquoeacuteveille agrave tout ce que mon conatus implique de violence ndash non pas seulement dans ses conseacutequences indirectes mais bien en tant que conatus Mis en question agrave lrsquoaune

de son action sur autrui le conatus se reconnaicirct dans lrsquoaffirmation drsquoecirctre qui le deacutefinit comme initiateur de la guerre de tous contre tous Face agrave autrui mon ecirctre se montre une laquo force qui va raquo au meacutepris de celui qui se trouve sur son chemin ndash violence meurtriegravere guerriegravere Cette expression que Levinas emprunte au Hernani (Acte III Scegravene 4) de Victor Hugo est deacutejagrave investie drsquoune signification

334 Si la guerre surgit comme conflit des conatus laquo chacun srsquoidentifiant non pas par sa place dans le tout

mais par son soi raquo si la guerre est en ce sens la pure expeacuterience de lrsquoecirctre ou de lrsquoessance lrsquoecirctre ne suffit pourtant pas agrave en expliquer le pheacutenomegravene car laquo elle vise une preacutesence qui vient toujours drsquoailleurs un ecirctre qui apparaicirct dans le visage raquo (TI 246) Degraves lors que lrsquoon parle agrave propos du conatus de violence de meurtre ou de guerre on le deacutecrit drsquoapregraves la question de lrsquoinfini

320

eacutethique Mon conatus est une force qui va crsquoest-agrave-dire qui perseacutevegravere en vue de cette perseacuteveacuterance mecircme qui va pour le seul fait de continuer agrave aller dans lrsquoindiffeacuterence envers autrui Crsquoest devant autrui que cette force se reacutevegravele meurtriegravere et indiffeacuterente au mal qursquoelle fait en dehors drsquoelle

(Drsquoailleurs si Hernani lui-mecircme se deacutecrit comme une laquo force qui va raquo crsquoest qursquoil se connaicirct un laquo destin insenseacute raquo qursquoil remet en question son existence meurtriegravere malgreacute elle pour preacuteserver Dontildea

Sol du malheur) Lrsquoeffort drsquoecirctre est une force drsquoaffirmation positive de soi qui du fait de cette position agit sur le monde et les autres ndash mais qui dans son exercice est indiffeacuterente agrave lrsquoexteacuterioriteacute

(2) La violence caracteacuterisant la modaliteacute de lrsquoeffort drsquoecirctre correspond donc du point de vue de sa

finaliteacute agrave une indiffeacuterence pour autrui Dans mon effort drsquoecirctre je suis libre en tant que cet effort nrsquoa pas drsquoautre fin que lui-mecircme et se deacutetermine en cela indeacutependamment de toute alteacuteriteacute On pourrait alors parler drsquoune liberteacute drsquoindiffeacuterence le conatus est dit libre du fait de son indiffeacuterence agrave tout autre que lui a Drsquoabord cette indiffeacuterence signifie agrave la fois ignorance et deacutesinteacuterecirct Lrsquoexistence seacutepareacutee de conatus implique une vie indeacutependante drsquoautrui et un oubli de lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme le montre Totaliteacute et infini Lrsquointeacuteressement que jrsquoai pour mon propre ecirctre constituant tout mon effort drsquoecirctre

lrsquointeacuterecirct pour autrui nrsquoy prend pas part b Mais agrave quoi au juste le conatus est-il indiffeacuterent Les conatus se rencontrent dans le monde qui constitue le socle commun de leurs existences ils peuvent

alors compter les uns pour les autres par leurs joies et par leurs tristesses par attirance ou par deacutegoucirct etc Pourtant argumente Levinas le conatus est bien par essence indiffeacuterent agrave autrui en tant que mortel Mon indiffeacuterence envers la mort drsquoautrui deacutecoule neacutecessairement de mon conatus ecirctre en vue de cet ecirctre mecircme crsquoest ne pas se soucier de ce qui est autre que cet ecirctre Il y a une incompatibiliteacute de principe entre le souci que jrsquoai pour ma propre mort et celui que jrsquoai pour celle drsquoautrui le second impliquant une remise en cause absolue de mon conatus Ma responsabiliteacute pour autrui dans sa mortaliteacute mrsquoocircte le pain de la bouche me prive de ma jouissance deacutejoue mon effort drsquoecirctre par lequel je ne me preacuteoccupe que de retarder ma propre mort La mise en question eacutethique mrsquoapprend ainsi que le

souci que jrsquoai pour ma propre mort est une indiffeacuterence envers la mort drsquoautrui Le conatus en raison du souci qursquoil a pour sa propre mort est constitutivement indiffeacuterent agrave la mort drsquoautrui qui passe

toujours pour lui en second lrsquoeacutethique deacutefinissant la non-indiffeacuterence pour autrui comme un laquo mourir pour raquo ou un sacrifice crsquoest-agrave-dire une primauteacute accordeacutee agrave la mortaliteacute drsquoautrui sur la mienne c Or

lrsquoindiffeacuterence est redoubleacutee indiffeacuterent le conatus est eacutegalement indiffeacuterence agrave cette indiffeacuterence ndash srsquoil ne lrsquoeacutetait pas lrsquoindiffeacuterence nrsquoen serait pas une Une telle distinction ne change rien du point de vue ontologique mais elle acquiert toute son importance dans lrsquoeacutethique Car la mise en question par le visage de mon indiffeacuterence est paradoxale Drsquoun cocircteacute elle interrompt absolument mon indiffeacuterence pour mon indiffeacuterence en faisant naicirctre en moi une reacuteflexion sur mon indiffeacuterence335 dans lrsquoeacutethique mon indiffeacuterence soudain ne mrsquoest plus indiffeacuterente je me sais indiffeacuterent et ce savoir se nomme mauvaise conscience Pourtant ndash et crsquoest ici que se trouve le paradoxe ndash le destin de mon indiffeacuterence elle-mecircme nrsquoest pas certain puisque le visage qui me met en question affirme par lagrave deux choses

drsquoune part il mrsquoappelle agrave autrement qursquoecirctre et donc agrave me sacrifier pour lui en faisant passer sa mortaliteacute en premier drsquoautre part il mrsquoaccuse moi qui suis un ecirctre de ne pas mecircme pouvoir continuer agrave ecirctre sans lui rester indiffeacuterent Par conseacutequent la double structure de lrsquoindiffeacuterence reacutevegravele un paradoxe eacutethique en eacuteveillant en moi une reacuteflexion qui mrsquointerdit lrsquoindiffeacuterence envers mon indiffeacuterence le visage agrave la fois mrsquoappelle agrave interrompre toute indiffeacuterence avec lui et mrsquoaccuse de ne

335 Crsquoest pourquoi nous sommes autoriseacutes agrave parler reacuteflexivement drsquoune indiffeacuterence envers lrsquoindiffeacuterence

Levinas deacuteveloppe en effet lrsquoideacutee drsquoune reacuteflexion preacute-intentionnelle ou mauvaise conscience qui est justement la mise en question de mon indiffeacuterence par le visage (cf EN 154)

321

pas pouvoir reacutepondre agrave cet appel me reacuteveacutelant le caractegravere constitutif de cette indiffeacuterence pour mon ecirctre Je suis appeleacute agrave lrsquoimpossible sans qursquoil me soit permis de rester indiffeacuterent agrave cette impossibiliteacute

(3) Violent et indiffeacuterent agrave la mort drsquoautrui lrsquoeffort drsquoecirctre se voit enfin accuseacute par le visage drsquoecirctre un usurpateur dans sa possession de la terre et des nourritures Lrsquousurpation est un concept eacutethique

contestant le geste par lequel je mrsquoattribue une chose sur laquelle je nrsquoai pas de droit La mortaliteacute du visage mrsquointerroge sur mon droit de saisir dans le monde des biens dont je le priverai par cette saisie mecircme Toute proprieacuteteacute est fondeacutee sur une injuste appropriation du monde dont elle exclut autrui On peut distinguer deux modaliteacutes concregravetes de lrsquousurpation a Lrsquousurpation du lieu est inheacuterente agrave la position de lrsquoexistant sur une base dont il se fait un chez soi en prenant possession de la terre Le chez soi est une appropriation du lieu drsquoougrave toute alteacuteriteacute indeacutesirable est chasseacutee ndash et eacutethiquement une usurpation laquo Citons encore Pascal Crsquoest ma place au soleil voilagrave le commencement et lrsquoimage de lrsquousurpation de toute la terre336 raquo (EN 139) Le visage mrsquoapprend lrsquoinjustice du geste fondateur par lequel jrsquoaccapare un lieu pour le faire mien Dans cette citation de Pascal lrsquoimage biblique de la place au soleil renvoie agrave la disproportion du fini et de lrsquoinfini reacuteveacutelant la misegravere de lrsquohomme face agrave lrsquounivers

(drsquoautant que le soleil est image du Bien depuis Platon) Le visage met en question mon appropriation du lieu que personne nrsquoa le droit de saisir b En lien avec cette premiegravere forme lrsquousurpation des

nourritures consiste aussi agrave se saisir drsquoune partie du monde sans justification Totaliteacute et infini deacutecrit la faccedilon dont ma relation aux nourritures nrsquoest preacuteciseacutement possible que dans lrsquooubli drsquoautrui qui lui aussi a besoin de se nourrir Aussi Autrement qursquoecirctre deacutecrit-il la faccedilon dont le visage ordonne laquo lrsquoarrachement de la boucheacutee de pain agrave la bouche qui le savoure en pleine jouissance raquo (AE 119) Lorsque je jouis drsquoune nourriture autrui en est priveacute le visage contestant cette jouissance commande lrsquoinversion du conatus sa mort passe avant la mienne sa faim prime sur la mienne Le visage indeacutesirable me prive de la nourriture qui faisait ma jouissance dans une privation qui conteste mon droit de mrsquoaccaparer des nourritures Plus loin Levinas associe agrave cette donation du pain de sa bouche

lrsquoouverture laquo des portes de son logis raquo (AE 120) car le lieu et les nourritures sont lrsquoobjet drsquoune mecircme usurpation (la jouissance accomplissant lrsquointeacuterioriteacute du chez soi) Citant Isaiumle 58 7 Levinas eacutenonce la

double obligation eacutethique de nourrir lrsquoaffameacute et drsquoaccueillir le miseacutereux (la suite du verset que Levinas ne cite pas preacutecisant aussi de couvrir celui qui est nu) Ma culpabiliteacute commence lagrave dans mon

appropriation du monde et dans ma jouissance eacutegoiumlste du pain337 Nous syntheacutetisons ces reacutesultats en un tableau

Structure du conatus Mise en question

(1) Modaliteacute Effort drsquoecirctre Violence sur autrui

(2) Finaliteacute Retour de lrsquoidentique Indiffeacuterence pour autrui

(3) Rapport agrave lrsquoautre Possession du monde Usurpation de la terre

La mise en question du conatus par le visage nrsquoest donc pas une critique abstraite drsquoeacutegoiumlsme mais

une revendication concregravete agrave cesser la violence lrsquoindiffeacuterence et lrsquousurpation ndash agrave entrer dans un

rapport de paix de souci pour autrui agrave donner le pain de sa bouche au prochain Seulement Levinas va plus loin et identifie le conatus au meurtre si nos analyses permettent de penser lrsquoessentielle violence

336 B Pascal Penseacutees Lafuma 64 337 Lrsquoaccusation drsquousurpation est ce qui eacutethiquement fait drsquoautrui le pauvre ou lrsquoeacutetranger et moi le riche je

possegravede des terres et des nourritures dont autrui est priveacute

322

de lrsquoecirctre elles nrsquoont pas encore montreacute son essence meurtriegravere Pourquoi devant le visage drsquoautrui le conatus est-il accuseacute drsquoecirctre meurtrier

b) Lrsquoecirctre et le meurtre

Lrsquoeacutenonceacute eacutethique laquo lrsquoecirctre est meurtrier raquo veut dire laquo perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre crsquoest avoir part agrave la mort drsquoautrui raquo Mais en quoi consiste au juste cette part Nous distinguons deux reacuteponses possibles 1 une reacuteponse faible selon laquelle lrsquoecirctre est meurtrier non pas en tant qursquoecirctre crsquoest tuer mais en tant qursquoecirctre crsquoest eacutechouer agrave reacutepondre agrave la responsabiliteacute pour la mort drsquoautrui 2 une reacuteponse forte selon laquelle ecirctre crsquoest tuer Selon cette distinction la mise en question eacutethique du conatus comme violent indiffeacuterent et usurpateur peut ecirctre dite forte car ecirctre crsquoest violenter neacutegliger usurper en raison du fait mecircme drsquoecirctre En tant que conatus je suis la cause drsquoune usurpation du monde dont autrui a agrave souffrir Mais peut-on dire la mecircme chose du meurtre suis-je responsable de la mort drsquoautrui non seulement au sens ougrave je dois mrsquoen soucier (thegravese faible) mais aussi au sens ougrave jrsquoen serais la cause (thegravese forte)

Entre ces deux lectures faible et forte de la thegravese que laquo lrsquoecirctre est meurtrier raquo Levinas semble heacutesiter Par exemple le meurtre nrsquoapparaicirct pas comme la conseacutequence neacutecessaire de la violence de

lrsquoindiffeacuterence ou de lrsquousurpation du conatus mais comme leur ultime possibiliteacute Or si le meurtre nrsquoest que possible ne suis-je pas que virtuellement meurtrier (1) Le visage accuse mon conatus drsquoecirctre une laquo force qui va raquo par lagrave il conteste doublement son pouvoir Drsquoune part il y deacutenonce une force excessive et violente qui est source de mal pour lui Mon effort drsquoecirctre peut ecirctre pour autrui source de souffrance et mecircme de mort Mais drsquoautre part paradoxalement le visage mrsquoaccuse en mecircme temps drsquoimpuissance en tant qursquoeacutechappent agrave mon pouvoir les conseacutequences sur autrui de son exercice Je ne suis de fait pas seulement accuseacute de la violence que je commets intentionnellement mais de celle que je commets malgreacute moi par le simple exercice de vivre Vivre crsquoest prendre place et consommer des

nourritures crsquoest deacuteloger et affamer autrui Le visage met ainsi agrave la fois en question lrsquoexcegraves et le deacutefaut de mon pouvoir en vue drsquoune mecircme deacutenonciation du mal que ce pouvoir lui cause La violence

de mon ecirctre peut ecirctre meurtriegravere malgreacute son innocence de maniegravere in-intentionnelle (2) Si donc je suis meurtrier devant la parole du visage je dois lrsquoecirctre non pas en raison drsquoune intention de le tuer

qursquoil me reprocherait mais in-intentionnellement avant toute conscience du meurtre dans mon effort mecircme drsquoecirctre et son indiffeacuterence qui ne se sait pas indiffeacuterente Lrsquoindiffeacuterence est la premiegravere modaliteacute du meurtre je suis meurtrier en tant qursquoindiffeacuterent agrave la mort drsquoautrui Le conatus nrsquoest pas seulement comme dans les theacuteories de lrsquoeacutetat de nature une marque de la tendance de lrsquohomme agrave lrsquoinsociabiliteacute mais lrsquoimpossibiliteacute pure et simple de toute sociabiliteacute Le conatus en tant que conatus est incapable du Deacutesir de lrsquoinfini Crsquoest le visage qui deacutepose lrsquoideacutee de lrsquoinfini en moi crsquoest sa parole qui me tire de mon indiffeacuterence et me jette passivement dans la socialiteacute Hors la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee nulle socialiteacute nrsquoest pour moi possible et mon effort drsquoecirctre ignore la mort drsquoautrui Mais cela suffit-il pour

parler de meurtre Si mon indiffeacuterence peut effectivement ecirctre dite coupable a priori de ne pas se soucier de la mort drsquoautrui si en ce sens elle peut ecirctre dite passivement complice de sa mort est-elle pour autant responsable de meurtre (3) Crsquoest lrsquousurpation qui constitue le motif le plus fort de mon essence meurtriegravere laquo risque drsquooccuper degraves le Da du Dasein la place drsquoun autre et ainsi concregravetement de lrsquoexiler de le vouer agrave la condition miseacuterable dans quelque tiers ou quart monde

de le tuer raquo (EN 159) Mon usurpation du monde et de ses richesses met autrui en danger en le chassant mon existence drsquoecirctre-lagrave est donc un risque drsquooccuper la place de lrsquoautre et de le tuer La

terre et les nourritures sont aussi neacutecessaires agrave autrui qursquoagrave moi pourtant je ne saurais en jouir sans me les approprier et en priver autrui Toutefois lrsquousurpation ne constitue pas en elle-mecircme un meurtre

323

elle est une injustice qui peut appauvrir autrui mais elle ne le tue pas toujours ndash Il faut en conclure que la seule structure du conatus ne justifie pas la thegravese que mon ecirctre est meurtrier Levinas semble alors heacutesiter entre deux lignes drsquoargumentation

La premiegravere ligne consiste agrave justifier lrsquoaccusation de meurtre que le visage adresse agrave mon conatus

en revenant agrave lrsquoappel agrave la responsabiliteacute appeleacute agrave la substitution pour autrui agrave la non-indiffeacuterence pour sa mortaliteacute jrsquoai lrsquoobligation de lui porter secours mais perseacuteveacuterant dans mon ecirctre jrsquoignore cette obligation je suis donc meurtrier au sens ougrave je laisse autrui seul face agrave la mort en deacutepit de mon devoir envers lui Cette premiegravere explication de la part du conatus dans la mort drsquoautrui repose ainsi sur son obligation eacutethique et non pas sur son implication causale dans la venue de cette mort Levinas preacutecise que je ne suis pas coupable de la mort drsquoautrui mais simplement laquo complice raquo (EPP 97) La mise en question eacuteveille une laquo mauvaise conscience ou timiditeacute sans culpabiliteacute accuseacutee et responsable de sa preacutesence mecircme raquo (EN 138) Avant mecircme drsquoavoir commis une faute je suis deacutejagrave accuseacute et responsable de mon ecirctre Le visage ne me dit pas coupable de sa mort mais il me signifie qursquoen tant que je suis un conatus je suis responsable de sa mort comme drsquoune chose mienne

Meurtrier je le suis quand bien mecircme tous mes actes auraient œuvreacute dans le sens drsquoune parfaite chariteacute pour autrui Ce paradoxe peut srsquoeacuteclairer par le caractegravere diachronique de ma responsabiliteacute je

suis toujours en retard sur mon obligation la peau du visage srsquoest strieacutee de rides qui sont la trace drsquoune mort qui arrive inexorablement qui srsquoest rapprocheacutee avant mecircme que je ne sois preacutesent lrsquoeacutecart entre le passeacute immeacutemorial de lrsquoeacutethique et ma preacutesence mrsquoaccuse me rend responsable de la mort drsquoautrui ndash et en ce sens passivement meurtrier La lecture que nous disons faible du caractegravere meurtrier de lrsquoecirctre revient agrave produire son explication de la seule passiviteacute de mon ecirctre face agrave lrsquoappel du visage je suis meurtrier en raison de la passiviteacute ougrave lrsquoeacutethique me place eacuteveilleacute agrave lrsquoecirctre trop tard alors que la mort drsquoautrui srsquoest deacutejagrave rapprocheacutee coupable drsquoavoir tardeacute alors que je ne pouvais pas ecirctre autrement Cette explication se passe drsquoun retour agrave la structure du conatus (crsquoest pourquoi nous la disons faible) et

ne voit dans le meurtre qursquoune autre formulation de mon retard devant ma responsabiliteacute

La seconde ligne voit au contraire dans la perseacuteveacuterance de lrsquoecirctre une activiteacute meurtriegravere Nous la disons forte en tant qursquoelle trouve dans le conatus la cause de la mort drsquoautrui Elle eacutenonce ecirctre crsquoest

tuer autrui voulant dire il est impossible de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre sans se faire le meurtrier drsquoautrui Il semble bien que cette thegravese soit la conseacutequence (eacutethiquement) neacutecessaire des descriptions que Levinas a donneacutees de lrsquointerdit du meurtre Si la parole du visage a pour sens lrsquointerdit laquo Tu ne tueras point raquo crsquoest parce que en tant qursquoelle srsquoadresse agrave un ecirctre dont elle interrompt lrsquoeffort drsquoecirctre elle eacuteveille dans cet ecirctre du fait de cette interruption la tentation du meurtre Le face-agrave-face eacutethique avec le visage distingue deux issues uniques nrsquoadmettant pas de tierce voie la parole ou le meurtre alternative irreacuteductible que lrsquoon peut encore eacutenoncer sous la forme passiviteacute ou activiteacute autrement qursquoecirctre ou ecirctre responsabiliteacute ou conatus De fait le face-agrave-face se manifeste comme la rencontre de

deux tendances contraires eacutetrangegraveres lrsquoune agrave lrsquoautre dont le moi est le lieu et que lrsquoon peut nommer le Deacutesir ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini drsquoune part et lrsquoessance ou le conatus drsquoautre part La logique propre de lrsquoessance est perseacuteveacuterance en vue drsquoelle-mecircme or la parole du visage lrsquointerrompt la deacuterange lrsquoappelle agrave deacutesirer Ici srsquoouvre alors lrsquoalternative Soit je continue agrave perseacuteveacuterer dans mon ecirctre dans cette indiffeacuterence agrave la parole drsquoautrui qui la contraint au silence ndash et le visage eacutetant parole son silence

est sa mort sa mise au silence son meurtre Soit je reacuteponds agrave ce agrave quoi cette parole mrsquoappelle et entrant en responsabiliteacute pour autrui je nrsquoexerce plus mon train drsquoecirctre Quel statut donner agrave cette

alternative entre le meurtre et la parole Certes elle nrsquoa rien de reacuteel au sens ougrave elle deacutesignerait une situation effective qui srsquooffrirait agrave ma liberteacute et agrave ma volonteacute dans la rencontre drsquoautrui Neacuteanmoins

324

elle deacutecrit lrsquointrigue ougrave le sens surgit ougrave la mort drsquoautrui signifie pour mon ecirctre en srsquointerdisant et en srsquooffrant agrave moi comme tentation Alors ecirctre revient agrave tuer autrui car la seule relation agrave autrui qui ne soit pas son meurtre est autre que lrsquoecirctre autrement qursquoecirctre parole Lrsquoeacutenonceacute laquo lrsquoecirctre est le meurtre raquo

revient agrave frapper lrsquoessance de lrsquoaccusation de ne pas pouvoir perseacuteveacuterer dans son train propre sans nier et eacutetouffer la parole drsquoautrui Le meurtre apparaicirct alors comme le sens ultime de ma perseacuteveacuterance dans

lrsquoecirctre sens insupportable que lrsquoecirctre prend dans la parole du prochain Lrsquoalternative du meurtre et de la parole est lrsquointrigue mecircme du sens lrsquointrigue ougrave lrsquoinfini mettant lrsquoecirctre en question lui assigne son sens dans lrsquoanarchie du Bien

Par conseacutequent du point de vue de lrsquoontologie la thegravese laquo lrsquoecirctre est meurtrier raquo est injustifiable et

fausse mais du point de vue de lrsquoeacutethique elle est neacutecessaire et signifie laquo sous la question de lrsquoinfini lrsquoecirctre est deacutesigneacute responsable de la mort du prochain raquo Mis en question le conatus ndash naturellement porteacute agrave perseacuteveacuterer sans se mettre en question ndash doit lui-mecircme cesser ou tuer Cette alternative effroyable serait-elle le sens que la question de lrsquoinfini assigne agrave lrsquoecirctre Certes mais elle lrsquoest en tant qursquoalternative crsquoest-agrave-dire non pas seulement dans lrsquoaccusation de meurtre mais aussi dans lrsquoinvitation

agrave la parole laquo Nous avons pu autrefois dire que le visage de lrsquoautre homme est agrave la fois ma tentation de tuer et le tu ne tueras pas qui deacutejagrave mrsquoaccuse ou me soupccedilonne et mrsquointerdit mais deacutejagrave aussi me

demande et me reacuteclame raquo (DQVI 246) Le meurtre caracteacuterise le discours de lrsquoinfini sur lrsquoecirctre mais il a pour pendant un autre discours sur lrsquoautrement qursquoecirctre et la responsabiliteacute 1 En tant qursquoelle parle de lrsquoecirctre et donc du conatus dans son essance la parole du visage lrsquoaccuse drsquoecirctre meurtrier deacutenonccedilant laquo helliple pouvoir par essence meurtrier de lrsquoAutrehellip raquo (TI 38) laquo Par essence raquo ne signifie pas ici que le meurtre serait une caracteacuteristique ontologique du conatus mais que placeacute sous la question de lrsquoinfini sous lrsquoalternative entre parler et tuer le conatus ne peut perseacuteveacuterer en tant que conatus qursquoen tuant 2 Ainsi en tant qursquoil parle de lrsquoautrement qursquoecirctre le visage mrsquoeacuteveille agrave une responsabiliteacute qui interrompt mon conatus et cette obligation nouvelle donne agrave lrsquoaccusation de meurtre un autre sens Elle deacutesigne

mon ecirctre comme eacutethiquement responsable de la mort du prochain en vertu de son ecirctre mecircme Mais cette thegravese contient un paradoxe eacutethique qursquoil nous faut expliciter (a) ecirctre crsquoest ecirctre naturellement ou

essentiellement indiffeacuterent agrave autrui (b) ecirctre crsquoest ecirctre eacutethiquement obligeacute envers autrui de par mon ecirctre mecircme Mon conatus mon contrat incessant avec lrsquoecirctre est agrave la fois (a) un effort neacutegligeant autrui

et (b) une preacutesence investie de responsabiliteacutes qursquoelle nrsquoa pas choisies Par (a) nous deacutesignons lrsquoessance de lrsquoecirctre par (b) nous deacutesignons son sens Or le paradoxe est le suivant le sens de lrsquoecirctre (le seul sens qursquoil ait et qursquoil reccediloit de la mise en question du visage) contredit et justifie en mecircme temps son essance Pourquoi Parce que en mecircme temps ecirctre crsquoest tuer autrui et ecirctre crsquoest avoir une responsabiliteacute pour lui Mon engagement dans lrsquoessance sur une terre ougrave il y a aussi le prochain est investi drsquoun sens plus vieux que cette essance mecircme et qui la contredit Mon contrat avec lrsquoecirctre mrsquoengage aussi et avant mecircme drsquoecirctre envers autrui Concluons que lrsquoideacutee de meurtre nrsquoest associeacutee agrave lrsquoecirctre que dans la question avanceacutee par lrsquoinfini de la responsabiliteacute qui est mienne pour la mort

drsquoautrui Ma responsabiliteacute est plus mienne encore que ma mort de sorte que rien ne me justifie dans mon indiffeacuterence de conatus Le prochain met mon ecirctre en question en me rappelant ma responsabiliteacute premiegravere pour lui et crsquoest agrave lrsquoaune de cette obligation eacutethique preacute-originelle que lrsquoexercice de ma liberteacute ou de mon conatus apparaicirct violent indiffeacuterent usurpateur et mecircme meurtrier Or cela revient agrave dire que en tant qursquoecirctre je suis drsquoores et deacutejagrave investi drsquoune responsabiliteacute pour autrui Levinas nomme

creacuteature338 lrsquoecirctre de lrsquohomme en tant qursquoil est pris dans ce paradoxe du sens de lrsquoecirctre crsquoest-agrave-dire en

338 Lrsquoeacutetude du concept de creacuteature meacuteriterait de longs deacuteveloppements notamment eu eacutegard agrave ses sources

heacutebraiumlques En philosophie Levinas lrsquoemprunte agrave deux sources principales Descartes pour qui la creacuteature porte

325

tant que (a) il megravene un train de conatus dans lrsquoindiffeacuterence envers autrui et (b) il est investi drsquoune responsabiliteacute qui donne sens agrave son ecirctre Il serait en effet impossible de parler de laquo meurtre raquo agrave propos drsquoun ecirctre incapable drsquoaccueillir la parole du visage Un ecirctre ne peut ecirctre dit meurtrier qursquoen

remplissant deux conditions qui caracteacuterisent preacuteciseacutement la creacuteature (ou lrsquoecirctre seacutepareacute) la naturelle tendance agrave exister en vue de soi drsquoun cocircteacute et la responsabiliteacute pour la mort drsquoautrui de lrsquoautre Dans

lrsquoalternative originaire ouverte par le visage entre la parole et le meurtre le conatus se reacutevegravele meurtre en raison de la dupliciteacute de la creacuteature qui dans son ecirctre est agrave la fois autonome et heacuteteacuteronome autonome dans son train drsquoecirctre tirant pourtant son sens drsquoune heacuteteacuteronomie immeacutemoriale

Mais alors laquo le sens de lrsquoecirctre raquo doit srsquoentendre comme laquo le sens que lrsquoinfini precircte agrave lrsquoecirctre raquo Crsquoest

ainsi que nous justifions ce que nous avons appeleacute une heacutesitation de Levinas devant lrsquoideacutee (forte) que je sois la cause de la mort drsquoautrui Lrsquoeacutethique nrsquoa pas besoin de srsquoappuyer sur une deacuteduction de type ontologique du caractegravere meurtrier de lrsquoecirctre Elle produit elle-mecircme cette deacuteduction en mrsquoaccusant arbitrairement et donc injustement du meurtre du prochain laquo responsabiliteacute sans culpabiliteacute ougrave je suis cependant exposeacute agrave une accusation que lrsquoalibi et la non-contemporaneacuteiteacute ne sauraient effacer et comme

si elles lrsquoinstauraient raquo (DQVI 249 nous soulignons) Levinas renverse ainsi la deacutemarche que nous avions suivie nous avons produit les alibis innocentant malgreacute sa violence son indiffeacuterence et son

usurpation le conatus du meurtre drsquoautrui le conatus nrsquoeacutetait pas en preacutesence drsquoautrui (ni au mecircme endroit ni au mecircme moment lrsquoaccusation est immeacutemoriale) que deacutejagrave il eacutetait accuseacute Quel meilleur alibi que celui-lagrave Et pourtant lrsquoeacutethique retournant lrsquoalibi accuse de meurtre en raison de lrsquoalibi mecircme ecirctre meurtrier crsquoest avoir le preacutetexte qui nous innocente du meurtre Donner un alibi crsquoest affirmer que lrsquoon eacutetait ailleurs loin de la scegravene du crime et nrsquoest-ce pas ce que lrsquoeacutethique me reproche en mrsquoaccusant de meurtre laquo Je me trouve exposeacute agrave une accusation que lrsquoalibi de mon alteacuteriteacute ne saurait annuler raquo (HS 127) Au conatus le visage dit tu eacutetais ailleurs et me laissais seul face agrave la mort en deacutepit de ta responsabiliteacute pour moi en cela tu es meurtrier Lrsquoheacutesitation de Levinas agrave dire que

le conatus est cause de la mort du prochain srsquoexplique donc ultimement par le fait qursquoil nrsquoa pas agrave lrsquoecirctre pour lrsquoecirctre Son alibi qui le deacutecharge de cette causaliteacute lrsquoaccuse agrave son tour

Le paradoxe tient au fait que lrsquoecirctre se voit investi drsquoun double sens devant lrsquoinfini 1 il contredit

jusqursquoau meurtre la parole du visage et son appel eacutethique 2 il procegravede pourtant de cet appel qui est le sens mecircme de son ecirctre Nous avons jusqursquoagrave preacutesent eacutetudieacute ce paradoxe du sens de lrsquoecirctre dans son premier versant celui du discours accusateur venu du visage Qursquoen est-il du second versant celui de la responsabiliteacute eacuteveilleacutee en moi et qui assigne agrave lrsquoecirctre un sens Quelle est la mauvaise conscience que lrsquoeacutethique eacuteveille en deccedilagrave de la bonne conscience de la perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre

sect46 Le sens de lrsquoaccusation

a) Les deux consciences Dans lrsquoarticle laquo La conscience non-intentionnelle raquo de 1983 Levinas deacutecrit la mise en question du

conatus en qualifiant celui-ci de bonne conscience intentionnelle renvoyant agrave la laquo conscience comme le sceacutenario mecircme de lrsquoincessant effort de lrsquoesse en vue de cet esse mecircme exercice quasi tautologique

du conatus raquo (EN 136) Dans lrsquoemphase de lrsquoontologie la conscience nous eacutetait apparue comme

en elle lrsquoideacutee de lrsquoinfini marque que le creacuteateur a laisseacutee en elle et Rosenzweig dont Lrsquoeacutetoile de la Reacutedemption commence par poser le rapport agrave Dieu comme Creacuteation

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lrsquoemphase mecircme de lrsquoecirctre dont lrsquoessance est de se manifester agrave un sujet de se voiler et de se deacutevoiler agrave son regard Mais pourquoi cette conscience intentionnelle entendue comme ecirctre-au-monde est-elle dite bonne Elle lrsquoest neacutegativement par opposition agrave la mauvaise conscience qui nrsquoest pas au monde

mais en question et qui du fait de cette mise en question est accuseacutee et insatisfaite Degraves lors la satisfaction ou lrsquoabsence de remise en cause de la bonne conscience doit srsquoeacutelucider dans lrsquoeacutethique Au

paragraphe 3 partant de la bonne conscience intentionnelle Levinas deacutecrit la reacuteflexion par laquelle celle-ci se prend elle-mecircme comme objet Ce regard introspectif est toutefois abordeacute agrave tort comme une intentionnaliteacute et il faut preacuteciser en quoi le rapport indirect ou implicite de la conscience agrave elle-mecircme relegraveve du non-intentionnel de la passiviteacute drsquoune preacute-reacuteflexion eacutethique Levinas deacutecrit positivement ce rapport non-reacuteflexif agrave soi comme une laquo passiviteacute pure raquo qui est laquo effacement ou discreacutetion de la preacutesence Mauvaise conscience sans intentions sans viseacutees sans le masque protecteur du personnage se contemplant dans le miroir du monde rassureacute et se posant Sans nom sans situation sans titres Preacutesence qui redoute la preacutesence nue de tous attributs raquo (EN 139) Lrsquoappel agrave la responsabiliteacute que me signifie le visage nrsquoest autre qursquoune passiviteacute absolue qui en moi mrsquoeacuteveille agrave sa mortaliteacute Levinas nomme mauvaise conscience cette passiviteacute crsquoest-agrave-dire le rapport preacute-reacuteflexif agrave moi-mecircme qursquoeacuteveille

en moi la parole drsquoautrui Ce rapport ne peut plus ecirctre deacutecrit comme ecirctre-au-monde puisqursquoil ne repose sur aucune activiteacute ne convoque aucune meacutediation et nrsquoidentifie rien Il ne suppose mecircme pas

lrsquoeacutenonceacute drsquoun laquo je raquo qui assumerait pour lui-mecircme lrsquoaccusation Au contraire le moi est ici preacutesent agrave lrsquoaccusatif mode qui deacutesigne lrsquoeacutethique comme accusation et passiviteacute Levinas inverse mecircme la preacutevalence la bonne conscience suppose la mauvaise car elle tient drsquoelle sa capaciteacute de faire retour reacuteflexivement sur soi-mecircme Le visage en me mettant en question interrompt mon conatus qui est affirmation de la preacutesence par un recul et un effacement de la preacutesence La mauvaise conscience accuseacutee par le visage se tapit dans lrsquoombre honteuse de la place que le visage lui reproche drsquooccuper sous le soleil Ce nrsquoest pas comme rapport reacuteflexif agrave soi ou comme preacutesence agrave soi que la mauvaise conscience srsquoaccuse mais au contraire dans lrsquoeffacement de la preacutesence le repli hors de lrsquoecirctre Par

conseacutequent lrsquoeacutethique nrsquoest pas une invitation agrave ecirctre une mauvaise conscience ou agrave pratiquer lrsquoautocritique je ne suis que bonne conscience Dans la responsabiliteacute pour le visage je ne suis pas agrave

proprement parler puisque toute ma subjectiviteacute est passiviteacute Dans le retrait de lrsquoactiviteacute il y a un retrait en deccedilagrave de lrsquoecirctre La mauvaise conscience vient interrompre lrsquoeffort drsquoecirctre en signifiant

lrsquoautrement qursquoecirctre La bonne conscience (ecirctre-au-monde ou conatus) est interrompue par la mauvaise conscience (ecirctre-en-question ou autrement qursquoecirctre) En quel sens faut-il comprendre que la mauvaise conscience srsquoaccomplit comme effacement de la preacutesence (dans laquelle perseacutevegravere la bonne conscience) Cet effacement ne se fonde-t-il pas sur la preacutesence qursquoil efface

Levinas montre drsquoabord que lrsquoeffacement ne consiste pas en un ecirctre-preacutesent-autrement en une

modification du conatus ndash puisque tout conatus est meurtrier ndash mais en une deacutefection de la preacutesence (1) Contrairement agrave lrsquoeffort drsquoecirctre qui srsquoaffirme et se pose la mauvaise conscience srsquoefface elle

laquo nrsquoose pas rentrer raquo puisqursquoavec elle laquo lrsquoidentiteacute recule devant son affirmation devant ce que le retour agrave soi de lrsquoidentification peut comporter drsquoinsistance raquo (ibid) Ainsi nrsquoinsistant pas ne perseacuteveacuterant pas elle ne contient aucune activiteacute aucun effort drsquoecirctre (2) En outre le retour agrave soi caracteacuterisant le conatus change de sens laquo la prioriteacute superbe de lrsquoA est A raquo (ibid) ne signifie plus la tension de lrsquoecirctre vers sa mort comme sa possibiliteacute la plus propre mais lrsquoassignation passive agrave une identiteacute heacuteteacuteronome celle

de lrsquouniciteacute du sujet eacutethique eacutelu agrave une responsabiliteacute incessible Ma mort srsquoefface avec ma preacutesence devant la prioriteacute donneacutee agrave autrui lrsquoidentiteacute est penseacutee comme laquo humiliteacute raquo (ibid) car elle ne consiste

pas agrave se poser mais agrave srsquoeffacer dans la honte de sa propre immoraliteacute (3) Etre-en-question ne revient donc pas agrave ecirctre-au-monde si dans celui-ci le mot laquo ecirctre raquo srsquoentend agrave lrsquoactif dans celui-lagrave il srsquoentend

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au passif comme ecirctre-mis-en-question La mauvaise conscience est honte pour tout ce que mon ecirctre a de violent drsquoindiffeacuterent drsquousurpateur et de meurtrier son effacement est retrait de sa place au soleil et deacutepossession de son monde ndash Pourtant toute honte nrsquoest-elle pas honte de soi-mecircme et donc un

savoir une intentionnaliteacute une reacuteflexion Peut-on se savoir coupable sans drsquoabord savoir Degraves lors cette honte ou cette conscience morale qui est la modaliteacute selon laquelle la preacutesence srsquoefface ne se

laisse-t-elle pas agrave son tour reacutecupeacuterer par une conscience de mon immoraliteacute Cependant la reacutecupeacuteration intentionnelle de la mauvaise conscience sous la forme drsquoun savoir de et sur soi-mecircme deacutetruit ce qursquoelle preacutetend reacutecupeacuterer Humanisme de lrsquoautre homme nous preacutevenait deacutejagrave laquo la mise en question de la conscience nrsquoest pas initialement une conscience de la mise en question Celle-lagrave conditionne celle-ci Comment la penseacutee spontaneacutee se retournerait-elle si lrsquoAutre lrsquoExteacuterieur ne la mettait pas en question Et comment dans un souci de Critique totale confieacutee agrave la reacuteflexion se legraveverait la nouvelle naiumlveteacute de la reacuteflexion levant la naiumlveteacute premiegravere Or le Moi eacuterode sa naiumlveteacute dogmatique devant lrsquoAutre qui lui demande plus qursquoil ne peut spontaneacutement raquo (HAH 52) Que la mauvaise conscience soit preacute-reacuteflexive cela signifie donc non seulement qursquoelle preacutecegravede et rend possible la bonne conscience reacuteflexive mais aussi qursquoelle demeure irreacutecupeacuterable par celle-ci

Cette exigence de ne pas confondre bonne et mauvaise consciences est telle que Levinas a

longtemps heacutesiteacute avant drsquoen fixer les termes En 1957 dans laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo la penseacutee de lrsquoinfini se disait deacutejagrave dans des formules voisines laquo agrave moins que lrsquoideacutee de lrsquoinfini ne signifie lrsquoeffondrement de la bonne conscience du Mecircme Tout se passe en effet comme si la preacutesence du visage ndash lrsquoideacutee de lrsquoinfini en Moi ndash eacutetait la mise en question de ma liberteacute raquo (EDE 175) Contre cette bonne conscience lrsquoideacutee de lrsquoinfini eacuteveille donc en moi une laquo conscience morale raquo (ibid) qui se deacuteploie selon la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La conscience morale est en effet laquo conscience de mon injustice raquo ougrave laquo je me mesure agrave lrsquoinfini raquo obeacuteissant agrave laquo un mouvement infini de se mettre toujours davantage en question raquo (EDE 176) Si Totaliteacute et infini reprend et deacuteploie ce vocable de la

conscience morale (cf TI 82) Levinas lrsquoabandonnera plus tard pour lui preacutefeacuterer celui de la mauvaise conscience toujours opposeacutee agrave la bonne Cet abandon va de pair avec celui drsquoun usage naiumlf du mot de

conscience ndash comme dans lrsquoexpression conscience de mon injustice que lrsquoideacutee drsquoune mise en question de toute conscience rend caduque Il srsquoexplique ainsi par lrsquoexigence de penser la mauvaise conscience

autrement que comme conscience et de se deacutemarquer des penseacutees abordant la moraliteacute comme un pheacutenomegravene intentionnel Significatif est de ce point de vue la reacutecurrence heacutesitante de la reacutefeacuterence agrave la honte chez Levinas La honte en effet deacutenomme lrsquoideacutee de lrsquoinfini au mecircme titre que la responsabiliteacute dans ces mecircmes textes (cf EDE 176 et TI 82) Mais elle ne connaicirctra pas la mecircme fortune que le terme de laquo responsabiliteacute raquo pour deacutenommer lrsquointrigue eacutethique en raison peut-ecirctre drsquoune volonteacute de se distinguer des analyses de Lrsquoecirctre et le neacuteant Dans ce livre Sartre pense la honte agrave partir de la reacuteflexiviteacute elle est la honte que jrsquoeacuteprouve de moi-mecircme devant autrui dans une dialectique subtile du sujet et de lrsquoobjet Degraves lors si le concept de honte est relativement absent de la pheacutenomeacutenologie de

Levinas et ce malgreacute sa pertinence pour deacutecrire la mise en question de la conscience crsquoest sans doute pour eacuteviter la forte suggestion drsquoune deacutemarche reacuteflexive inheacuterente au concept mecircme de honte et sur laquelle Sartre avait deacutejagrave joueacute Loin drsquoecirctre comme chez Sartre une dialectique de la liberteacute confirmant cette liberteacute dans son resurgissement derriegravere lrsquoobjectivation agrave laquelle le regard drsquoautrui la contraint la honte est chez Levinas une mise en question de la liberteacute en tant que liberteacute ndash et ne saurait en ce

sens ecirctre consideacutereacutee comme lrsquoeacutequivalent inverseacute de lrsquoorgueil Et puis la honte eacutetant une eacutemotion elle se precirctait moins que la notion de responsabiliteacute agrave deacutecrire lrsquointrigue eacutethique deacutefiant la conscience La

mauvaise conscience peut alors ecirctre deacutecrite comme une honte agrave condition que les eacutechos intentionnels de cette notion soient deacutedits Levinas la deacutecrit ainsi outre lrsquoeffacement et la discreacutetion par la

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laquo timiditeacute raquo et laquo lrsquohumiliteacute raquo (EN 138) laquo lrsquoheacutesitation et la pudeur raquo laquo la honte drsquoinjustifieacute raquo (DQVI 254) et le laquo scrupule drsquoecirctre raquo (EPP 103)

Il faut donc concevoir la mauvaise conscience comme une conscience in-intentionnelle preacute-reacuteflexive et passive qui accompagne implicitement la bonne conscience en lrsquoaccusant Mais alors en

quoi est-elle encore une laquo conscience raquo Elle ne deacutesigne ni un rapport de sujet agrave objet ni un sentiment ni une eacutemotion ni un jugement moral Elle ne garde de la conscience qursquoun trait formel vide celui du rapport agrave soi et de la mise en question de soi Si Levinas parle agrave son propos de laquo conscience raquo crsquoest donc suivant sa meacutethode drsquoemphase de lrsquoontologie partant de la bonne conscience intentionnelle qui est le fondement de toute ontologie il pratique lrsquoemphase de son sens de son pouvoir de retour sur soi or nrsquoest-ce pas sous la forme de lrsquoaccusation absolument passive que ce retour srsquoopegravere de la faccedilon la plus radicale La mise en question par le visage apparaicirct comme la (preacute-)reacuteflexion originaire que toute reacuteflexion intentionnelle suppose Car la reacuteflexion intentionnelle dont le retour agrave soi est une coiumlncidence avec soi ne fait que comprendre lrsquoaccusatif agrave partir du nominatif seule une accusation absolue eacutethique qui ne se convertit pas en une conscience de la mise en question donne sens au

retour sur soi Crsquoest pourquoi Levinas eacutecrit laquo agrave vrai dire cette passiviteacute qui nrsquoest le correacutelat drsquoaucune action deacutecrit moins la mauvaise conscience du non-intentionnel qursquoelle ne se laisse deacutecrire par celle-

ci raquo (EN 139) La mauvaise conscience est lrsquoemphase de la bonne elle est par emphase le sens originaire de la conscience et de ses pouvoirs Levinas lrsquoavait vu degraves 1957 laquo lrsquoinsatisfaction de la conscience morale nrsquoest pas seulement la douleur des acircmes deacutelicates et scrupuleuses mais la contraction le creux le retrait en soi et la systole mecircme de la conscience tout court et la conscience eacutethique elle-mecircme nrsquoest pas invoqueacutee dans tout cet exposeacute comme une varieacuteteacute particuliegraverement recommandable de la conscience mais comme la forme concregravete que revecirct un mouvement plus fondamental que la liberteacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (EDE 177) Or si la mauvaise conscience nrsquoest pas autre que la bonne conscience mais cette conscience tout court mise en question dans son injustice la

distinction eacutethique entre lrsquoecirctre et lrsquoautrement qursquoecirctre nrsquoest-elle pas inopeacuterante La bonne conscience dont lrsquoessance est de perseacuteveacuterer dans lrsquoecirctre nrsquoest-elle pas la mecircme que la mauvaise conscience porteacutee

agrave lrsquoautrement qursquoecirctre si ultimement celle-ci est la conscience tout court

b) Les deux mouvements Quel est donc le sens de la notion de conscience si celle-ci deacutesigne autant lrsquoaffirmation de la

conscience que sa mise en question Apregraves avoir deacutecrit le rapport des deux consciences du point de vue de la bonne soumise agrave lrsquoaccusation qui eacuteveille la mauvaise il nous faut inverser lrsquoapproche et partir de la mauvaise conscience Lrsquoaccusation de meurtre par laquelle le visage place le conatus devant sa responsabiliteacute eacutenonce neacutegativement le sens de la mise en question laquo Mais la mise en question de cette sauvage et naiumlve liberteacute pour soi sucircre de son refuge en soi ne se reacuteduit pas agrave un

mouvement neacutegatif La mise en question de soi est preacuteciseacutement lrsquoaccueil de lrsquoabsolument autre raquo (HAH 53) Plus fondamentale que la neacutegation de lrsquoaccusation est donc la responsabiliteacute comme mouvement positif accueillant le prochain En quel sens la mise en question est-elle mouvement et en quel sens ce mouvement peut-il ecirctre deacutecrit soit neacutegativement soit positivement Il y a mouvement au sens ougrave le conatus connaicirct dans la mise en question un deacuterangement qui est passage de lrsquoessance agrave la

responsabiliteacute de la bonne agrave la mauvaise conscience ou de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique Ce passage peut ecirctre deacutecrit de deux points de vue En tant que conatus le sujet mis en question subit lrsquoaccusation et la

neacutegation de son essance mais en tant que mauvaise conscience il accueille autrui et entre en responsabiliteacute pour lui Le mouvement neacutegatif partant de lrsquoecirctre remonte agrave lrsquoinfini qui le deacuterange le

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mouvement positif partant de lrsquoinfini livre le sens de lrsquoecirctre en le justifiant De lrsquoecirctre agrave lrsquoinfini ou de lrsquoinfini agrave lrsquoecirctre voilagrave les mouvements contraires de la question de lrsquoinfini

Jusqursquoagrave preacutesent crsquoest sous sa forme neacutegative que nous avons eacutetudieacute la question de lrsquoinfini Qursquoest-elle alors du point de vue positif Mis en question par le visage drsquoautrui je me deacutedouble en une

mauvaise et une bonne conscience Mon conatus perseacuteveacuterant absolument indiffeacuterent agrave autrui dans son ecirctre est la bonne conscience du sujet intentionnel ma subjectiviteacute de responsable accuseacute par la mort drsquoautrui est la mauvaise conscience du sujet eacutethique La bonne conscience ignore la mauvaise en raison de son indiffeacuterence pour autrui au contraire la mauvaise conscience consiste en un retour preacute-reacuteflexif sur la bonne conscience sous la forme de la mise en question passive par le visage Ma mise en question me deacutedouble eacuteveille en moi une conscience passive qui juge mon activiteacute Je suis agrave la fois un ecirctre meurtrier par ses actes et un ecirctre-en-question honteux de son existence meurtriegravere Je relegraveve agrave la fois de lrsquoessance et de lrsquoau-delagrave de lrsquoessance En ce sens le paradoxe de la conscience est celui de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme ndash et crsquoest pourquoi la mauvaise conscience est le nom concret de lrsquoideacutee de lrsquoinfini la preacutesence de lrsquoinfini dans le fini est la mauvaise conscience accompagnant implicitement la

bonne conscience Or cette situation eacutethique est un paradoxe drsquoune part elle suppose que la mauvaise conscience ne soit plus la bonne conscience puisqursquoen elle lrsquoindiffeacuterence pour autrui cesse et devient

non-indiffeacuterence drsquoautre part elle suppose que la mauvaise conscience demeure bonne conscience puisque crsquoest en tant que telle en tant que conscience tout court qursquoelle est mise en question Ensemble la conscience srsquoaffirme comme conatus et srsquoefface comme sujet eacutethique Le paradoxe des deux consciences revient agrave dire que bonne et mauvaise conscience sont agrave la fois la mecircme et autres Perseacuteveacuterer dans sa bonne conscience drsquoecirctre justifieacute dans son ecirctre crsquoest se montrer indiffeacuterent agrave autrui et indiffeacuterent agrave cette indiffeacuterence Or la mauvaise conscience srsquoidentifie agrave cette bonne conscience (je mrsquoaccuse de ma propre indiffeacuterence) et se seacutepare drsquoelle (je ne suis plus indiffeacuterent agrave cette indiffeacuterence) On retrouve le paradoxe dans le rapport agrave la preacutesence la mauvaise conscience srsquoefface

de la preacutesence honteuse en raison du fait qursquoelle-mecircme en tant que bonne conscience se pose orgueilleuse dans la preacutesence La difficulteacute apparaicirct enfin dans lrsquointerpreacutetation que Levinas donne laquo du

mot pascalien le moi est haiumlssable339 raquo (EN 139) crsquoest en raison de son amour de soi ignorant autrui que le moi se montre haiumlssable ce qui revient agrave dire le moi se hait lui-mecircme en raison de lrsquoamour

qursquoil a pour lui-mecircme Pour dire de mouvement positif propre agrave lrsquoeacuteveil de la mauvaise conscience dans la bonne il faut

alors preacuteciser en quoi lrsquoeacuteveil de la non-indiffeacuterence pour autrui donne agrave lrsquoecirctre une responsabiliteacute par-delagrave lrsquoaccusation Le problegraveme est en apparence insoluble en raison de la dialectique mecircme de la bonne et de la mauvaise conscience ecirctre crsquoest ecirctre indiffeacuterent agrave autrui ne plus ecirctre indiffeacuterent crsquoest ne plus ecirctre Degraves lors notre problegraveme consiste agrave deacutegager une situation ougrave malgreacute le train de lrsquoessance la responsabiliteacute pour le prochain puisse encore signifier Or quelle situation est telle que agrave la fois le

moi soit bonne et mauvaise conscience Quelle situation possegravede ces traits ougrave agrave la fois lrsquoappel eacutethique est ignoreacute et entendu Ce ne saurait ecirctre lrsquoeacutethique ougrave lrsquoappel perseacutecuteur du visage est si vigoureux qursquoil ne me laisse pas libre de lrsquoignorer ce ne saurait non plus pour une raison exactement reacuteciproque ecirctre le conatus qui est structurellement sourd agrave lrsquoappel eacutethique ce ne peut ecirctre que la justice Il nous faut alors comprendre en quel sens la question de lrsquoinfini est une question de justice La

penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre reprend la thegravese deacutefendue degraves 1957 faisant de lrsquoideacutee de lrsquoinfini une mise en question de lrsquoinjustice du moi (EN 182)

339 B Pascal Penseacutees Lafuma 597

330

Lrsquohumain comme mauvaise conscience est le nœud gordien de cette ambiguiumlteacute de lrsquoideacutee de

lrsquoInfini de lrsquoInfini en tant qursquoideacutee Mauvaise conscience qui nrsquoest pas seulement le signe drsquoune raison inacheveacutee et deacutejagrave lrsquoapaisante et la preacutecipiteacutee justification du peacutecheacute et deacutejagrave toute la bonne conscience de lrsquohypocrisie mais aussi la chance de la sainteteacute dans une socieacuteteacute de justes sans bonne conscience et dans le souci inextinguible de la justice le consentement agrave la rigueur de la justice humaine

Le paradoxe de la conscience est alors celui de lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme la preacutesence de lrsquoinfini dans le fini est la mauvaise conscience accompagnant implicitement la bonne conscience Lrsquohumain dont le sens nous a eacuteteacute livreacute par lrsquoemphase de lrsquoontologie et la reacuteduction eacutethique se nomme mauvaise conscience Lrsquohumain ou la preacutesence de lrsquoideacutee de lrsquoinfini en nous forme une eacutenigme ndash lrsquoeacutenigme sous la forme de lrsquoinfini dans le fini de lrsquoinfini en tant qursquoideacutee de la mise en question dans la conscience de

son train de conscience Il y a nœud gordien crsquoest-agrave-dire paradoxe indeacutemecirclable car lrsquoinfini inadeacutequat agrave lrsquoideacutee est preacutesent agrave lrsquoesprit car la mauvaise conscience qui srsquoefface de la preacutesence coiumlncide avec la

bonne conscience srsquoaffirmant dans lrsquoecirctre340 Du fait de ce nœud eacutenigmatique lrsquohumain srsquoentend agrave la fois comme conatus et Deacutesir bonne et mauvaise conscience Est-ce agrave dire que tous deux reviennent au mecircme ou que lrsquoun deacuterangeant lrsquoautre fait signifier par ce deacuterangement mecircme leur diffeacuterence Certes preacutecise notre texte toute mauvaise conscience qui ne megravene qursquoagrave consideacuterer lrsquoinachegravevement du moi face agrave son teacutelos agrave revenir agrave la bonne conscience malgreacute sa mise en question est hypocrite Lrsquohypocrisie ici conccedilue comme lrsquoapologie de la mauvaise conscience confortant le regravegne de la bonne341 efface la diffeacuterence entre le fini et lrsquoinfini entre lrsquoecirctre et lrsquoautrement qursquoecirctre Pourtant dans lrsquoecirctre lrsquoautrement qursquoecirctre peut encore signifier sous la forme drsquoun souci rigoureux de justice Lrsquoecirctre

peut connaicirctre le deacuterangement de lrsquoinfini en eacutetant mis en question comme mauvaise conscience dans son injustice Il nous est alors possible de concevoir cette mise en question ndash et donc lrsquoideacutee de lrsquoinfini

elle-mecircme ndash agrave partir de la justice 1 le conatus en tant qursquoautrui lrsquoaccuse drsquoecirctre son meurtrier est mis en question dans la justice de sa perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre dans son droit drsquoecirctre 2 la mauvaise conscience en tant qursquoelle se sait responsable est mue par un souci de justice qui est la responsabiliteacute mecircme la non-indiffeacuterence pour autrui Aussi la justice capture-t-elle le double mouvement de la mise en question dans son accusation et son eacuteveil agrave la responsabiliteacute Mais degraves lors que la socieacuteteacute srsquoaccomplit par la preacutesence du tiers faisant advenir la preacutesence et lrsquoecirctre une socieacuteteacute de justes sans bonne conscience est-elle possible Si une telle socieacuteteacute ne peut signifier qursquoune justice refusant lrsquoindiffeacuterence du conatus et revenant incessamment agrave lrsquoeacutethique dont elle procegravede ne doit-elle pas ecirctre penseacutee agrave partir de la bonne conscience et non sans elle Nous touchons ici au problegraveme du sens que prend la reacutefeacuterence agrave la justice dans la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini

340 laquo Disproportion dans lrsquoideacutee ougrave Dieu est entreacute Et cela fait une mauvaise conscience raquo (HN 129) 341 La preacuteface de Totaliteacute et infini deacutefinissait lrsquohypocrisie de la mecircme faccedilon hypocrisie des philosophes

encore attacheacutes agrave lrsquoideacutee du Bien alors qursquoils se plient agrave la rationaliteacute de lrsquoecirctre qui promeuvent la morale tout en reconnaissant que lrsquoecirctre se produit comme guerre

331

Ch 9 Justice et infini

La mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini est une demande de justification de lrsquoecirctre Pourquoi lrsquoinfini mettant lrsquoecirctre en question le somme-t-il de se justifier Que signifie la justice qursquoil reacuteclame

I Une question de justice

sect47 Ethique et justice

a) Les justices Qursquoest-ce que la justice Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini apparaicirct degraves 1957 comme une mise en question de

lrsquoecirctre et donc comme une exigence de justice ce nrsquoest qursquoen 1974 que la notion de justice acquiert son sens deacutefinitif et propre distinct de la responsabiliteacute Ce deacutecalage chronologique signifie-t-il que

lrsquoideacutee de justice convoqueacutee dans la mise en question est synonyme de responsabiliteacute Suggegravere-t-il que la reacutefeacuterence agrave la justice change de sens en 1974 Pour le savoir il faut preacuteciser le sens et la porteacutee de la

nouvelle conception de la justice deacutegageacutee dans Autrement qursquoecirctre Levinas eacutecrit agrave ce propos (TI II)

Il nrsquoy a drsquoautre part aucune diffeacuterence terminologique dans Totaliteacute et Infini entre miseacutericorde ou chariteacute source drsquoun droit drsquoautrui passant avant le mien drsquoune part et la justice drsquoautre part ougrave le droit drsquoautrui ndash mais obtenu apregraves enquecircte et jugement ndash srsquoimpose avant celui du tiers La notion eacutethique geacuteneacuterale de justice est eacutevoqueacutee dans les deux situations indiffeacuteremment

Cette ceacutelegravebre remarque de 1987 diffeacuterencie Totaliteacute et infini et Autrement qursquoecirctre dans lrsquoideacutee qursquoils se font de la justice (1) Dans lrsquoœuvre de 1961 la justice est une notion geacuteneacuterale et eacutethique large qui englobe aussi bien le face-agrave-face avec le prochain que la socieacuteteacute comprenant le tiers En ce sens large la justice est indiffeacuteremment duo ou trio on parle alors de justice pour deacutesigner la prioriteacute accordeacutee au droit drsquoautrui sur le mien La justice est le souci que jrsquoai pour autrui qursquoil soit prochain ou

tiers passant avant le souci que jrsquoai pour moi De ce point de vue elle srsquoidentifie agrave la responsabiliteacute elle est le fait drsquoexister pour autrui (2) Or lrsquoœuvre de 1974 introduit une nouvelle notion de justice que

lrsquoon peut dire speacutecifique et eacutetroite diffeacuterant de lrsquoeacutethique La justice en ce sens speacutecifique ne peut plus appartenir agrave lrsquoeacutethique degraves lors qursquoelle connaicirct autrui sous une autre figure que celle du prochain le tiers nrsquoest pas le prochain mecircme srsquoil est lui aussi un autre Le droit du visage et le droit du tiers sont alors distincts et la justice ne peut plus ecirctre tenue pour synonyme de responsabiliteacute degraves lors que la justice pour le tiers vient apregraves la responsabiliteacute pour le visage La justice ou trio introduit dans le duo eacutethique originaire un nouvel autrui le tiers qui nrsquoa pas le mecircme statut que le prochain et suppose la preacutesence la conscience et lrsquoecirctre crsquoest-agrave-dire lrsquoontologie Enfin la justice est le lieu drsquoun retournement ougrave contrairement agrave lrsquoeacutethique qui nie mon droit je gagne un droit du fait que je suis moi aussi autrui pour les autres ndash La notion geacuteneacuterale et la notion speacutecifique de justice ont en commun le fait de privileacutegier le droit drsquoautrui sur le mien Mais alors que la responsabiliteacute eacutethique efface et le tiers et

mon droit la justice speacutecifique implique lrsquoontologie du tiers et la reconnaissance de mon droit Par suite le mot de laquo justice raquo deacutesigne sous la plume de Levinas soit la responsabiliteacute pour le prochain et

pour le tiers indiffeacuteremment soit le rapport au tiers speacutecifiquement dans sa diffeacuterence avec la substitution Neacuteanmoins Levinas emploie encore le mot de laquo justice raquo en un sens que cette dichotomie

332

ne permet pas de capturer puisqursquoil la contredit en posant une justice pour moi Comment lrsquoideacutee de justice qui semblait fondeacutee sur le droit drsquoautrui peut-elle aussi signifier agrave partir du mien propre

(3) La justice est eacutegalement une apologie deacutefense ou justification de la subjectiviteacute devant le tout Or ndash fait remarquable ndash lrsquoapologie est propre agrave toute la vie du sujet depuis sa seacuteparation jusqursquoagrave sa vie

feacuteconde a Lrsquoapologie peut drsquoabord ecirctre deacuteduite de la seule notion de sujet seacutepareacute Le moi est le Mecircme absolu en tant que dans sa vie de jouissance il se pose comme sa propre cause dans un mouvement de retour heureux agrave soi agrave lrsquoimage drsquoune spirale dont la courbe comprend son propre foyer Crsquoest lagrave selon Levinas la raison pour laquelle laquo le moi est une apologie raquo laquo crsquoest pour le bonheur constitutif de son eacutegoiumlsme mecircme que le moi qui parle plaide quelles que soient les transfigurations que cet eacutegoiumlsme recevra de la parole raquo (TI 123) En effet mecircme si la seacuteparation nrsquoest qursquoune voie illusoire dans la position du sujet par rapport agrave la totaliteacute qui ultimement le reacutecupegravere mecircme si seule la parole maintient le sujet face agrave la totaliteacute le besoin drsquoune apologie qui est besoin drsquoindeacutependance et de bonheur se confond avec le moi lui-mecircme si bien que lrsquoapologie peut ecirctre tenue pour synonyme de la seacuteparation Lrsquoillusion de la seacuteparation et sa force productive ne seraient pas possibles sans cette volonteacute du moi de

se justifier en tant que moi ndash justification qui ne prend pas drsquoabord la forme drsquoun plaidoyer mais celle drsquoune morsure sur les nourritures drsquoune jouissance qui est le premier accomplissement de lrsquoapologie

Lrsquoapologie crsquoest le sujet en tant qursquoil veut sortir de la totaliteacute b Mais cette sortie ne peut srsquoaccomplir que par le visage Si lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une relation agrave lrsquoAutre qui ne deacutetruit pas la seacuteparation elle srsquoaccomplit alors laquo sans que la relation porte atteinte agrave lrsquoidentiteacute mecircme du Mecircme agrave son ipseacuteiteacute sans qursquoelle fasse taire lrsquoapologie raquo (TI 32) Elle ne la fait pas taire mais elle la convoque en lrsquoappelant agrave la responsabiliteacute pour le visage Le discours est le second destin de lrsquoapologie qui interrompant son eacutegoiumlsme initial lui donne un sens dans le champ de la justice Ce second destin passage de lrsquoeacutegoiumlsme agrave la socialiteacute est une inversion de lrsquoeacutelan du premier puisque la bonteacute est pour lrsquoecirctre laquo une inversion de son exercice mecircme drsquoecirctre qui suspend son mouvement spontaneacute drsquoexister et donne un autre sens agrave son

indeacutepassable apologie raquo (TI 57) Face au visage je suis deacutesigneacute lrsquounique et lrsquoeacutelu qui seul peut reacutepondre de sa responsabiliteacute ndash et mon ecirctre se trouve par cette eacutelection justifieacute dans sa liberteacute Ainsi

lrsquoapologie laquo consiste pour lrsquoun agrave se justifier de sa liberteacute devant lrsquoautre raquo (TI 282) On retombe alors sur lrsquoideacutee que la justice est drsquoabord due agrave autrui et non pas agrave moi lrsquoapologie du sujet eacutetant

secondariseacutee par rapport agrave la responsabiliteacute eacutethique c Pourtant lrsquoaccomplissement eacutethique de lrsquoapologie apparaicirct bien comme une exigence de justice pour moi Lrsquoapologie est neacutecessaire pour qursquoune subjectiviteacute se pose seacutepareacutee drsquoautrui et de la totaliteacute or si le Deacutesir drsquoautrui est tel qursquoil nrsquoabolit pas la seacuteparation la totaliteacute elle la nie radicalement en imposant au sujet le jugement de lrsquohistoire Crsquoest pourquoi lrsquoapologie deacutesigne pour le sujet le fait drsquoecirctre appeleacute et entendu agrave son propre jugement comme un moment insubstituable de ce jugement (cf TI 8 et 268 ss) Le paragraphe III-C-5 eacutenonce deux conditions pour que lrsquoeffacement du sujet par le jugement de lrsquohistoire nrsquoait pas lieu drsquoune part la signification drsquoune uniteacute insubstituable du sujet qui vient du visage drsquoautre part la

production drsquoun temps infini par la feacuteconditeacute La relation agrave autrui apparaicirct ainsi doublement comme la condition pour que lrsquoapologie du sujet srsquoaccomplisse dans le discours eacutethique et dans la feacuteconditeacute342 Lrsquoapologie la deacutefense devant le jugement de lrsquohistoire nrsquoest pas annihileacutee dans ce jugement mais convoqueacutee pour justifier sa liberteacute d On peut alors deacutefinir la justice relativement au moi comme une modaliteacute de la relation du moi agrave la totaliteacute laquo la justice est un rapport drsquoune partie avec le Tout tel que

342 Dans lrsquoeacutethique laquo La justice consiste agrave rendre agrave nouveau possible lrsquoexpression ougrave dans la non-

reacuteciprociteacute la personne se preacutesente unique La justice est un droit agrave la parole raquo (TI 332) Dans la feacuteconditeacute laquo Le fait et la justification du temps reacutesident dans le recommencement qursquoil rend possible dans la reacutesurrection agrave travers la feacuteconditeacute de tous les compossibles sacrifieacutes dans le preacutesent raquo (TI 317)

333

la partie ne se trouve pas aneacuteantie dans le tout (moi = objet de lrsquouniversel) ni nrsquoabsorbe le tout (moi = sujet ideacutealiste du monde) ni nrsquoentre dans le tout drsquoabord penseacute et ensuite me pensant (rythme) La parole est la destruction du rythme ndash et la justice est ma preacutesence dans le tout et contre le tout ndash crsquoest la

faccedilon dont un ecirctre qui parle coexiste avec drsquoautres ecirctres qui parlent ndash le tout de la socieacuteteacute raquo (OC1 473) Il srsquoagit lagrave drsquoune ideacutee non-eacutethique de justice puisqursquoelle tient son nom de justice de la

satisfaction de lrsquoapologie et non de sa mise en question par la responsabiliteacute Certes elle suppose le face-agrave-face mais elle se reacutealise pour maintenir lrsquoapologie de lrsquoecirctre seacutepareacute et eacutegoiumlste qui se trouve justifieacute dans son ecirctre et cherche le jugement de lrsquohistoire pour son propre compte

Que devient cette ideacutee de la justice apologeacutetique dans lrsquoeacutethique La possibiliteacute offerte par le

langage drsquoaccomplir lrsquoapologie du sujet est seconde par rapport agrave la responsabiliteacute qui fait le sens du langage Or cette responsabiliteacute loin de srsquoaccorder avec lrsquoapologie la contredit Lrsquoeacutethique est du point de vue apologeacutetique une injustice (cf ch 5) laquo mieux jrsquoaccomplis mon devoir moins jrsquoai de droits plus je suis juste et plus je suis coupable raquo (TI 274) Le caractegravere infini de ma responsabiliteacute interdit la reconnaissance de ma justice invalide la justification par lrsquoeacutenumeacuteration des devoirs accomplis Devant

le visage je suis sans droit Crsquoest la raison pour laquelle la responsabiliteacute est une injustice non seulement elle mrsquoaffecte en frustrant mon besoin drsquoapologie mais elle est constitutivement injuste en

raison de lrsquoindiffeacuterence qursquoelle montre envers le fait que jrsquoaccomplisse mes devoirs Le prochain mrsquoaccuse en confondant toutes mes actions bonnes ou mauvaises sous son accusation Dire que la responsabiliteacute pour autrui est injuste pour moi crsquoest donc bien distinguer chariteacute et justice au nom de la conception apologeacutetique de la justice Ce reacutesultat est compatible avec la remarque de Levinas voulant que Totaliteacute et infini nrsquoait pas distingueacute chariteacute et justice puisque cette preacutecision concerne le droit du tiers et non la justice qui mrsquoest due Or Autrement qursquoecirctre donnera droit avec sa notion speacutecifique de justice agrave la subjectiviteacute en montrant que je compte aussi pour la justice (voir infra) La compreacutehension que nous avions acquise de cette notion eacutetait donc insuffisante Nous lrsquoamendons en

prenant en compte lrsquoapologie du sujet la justice deacutesigne selon Levinas le souci pour le droit drsquoautrui et pour le mien aussi tel que celui drsquoautrui passe avant le mien sans lrsquoeffacer On comprend ainsi que

laquo la justice (hellip) bien ordonneacutee commence par autrui raquo (TI 69) sans srsquoy arrecircter et me concerne eacutegalement Lrsquoapologie (3) signifie alors de deux faccedilons selon le point de vue ougrave on lrsquoenvisage Du

point de vue eacutethique lrsquoapologie du sujet contredit la responsabiliteacute qui ne lui laisse aucune place la responsabiliteacute est injuste et cette injustice ne saurait se comprendre sans la distinction entre les notions speacutecifique et geacuteneacuterale de justice Son explication passe par lrsquoidentification de lrsquoapologie comme un moment preacutecis ndash le dernier ndash de la justice au sens eacutetroit (2) Hors du point de vue eacutethique dans la socieacuteteacute la justice srsquoentend comme bonteacute celle drsquoabord que je dois agrave autrui celle ensuite qui mrsquoest due et dans cette indistinction entre chariteacute et justice on retrouve la notion geacuteneacuterale de justice (1) ndash A partir de ces distinctions on peut deacutefinir la justice selon la distribution du droit a lrsquoeacutethique confegravere tout le droit au prochain nie tout le droit du sujet ignore celui du tiers b la justice au sens

speacutecifique distribue le droit entre le prochain le tiers et moi tout en conservant la hieacuterarchie commandeacutee par lrsquoeacutethique le droit du prochain passe avant celui du tiers qui lui-mecircme passe avant le mien c enfin lrsquoontologie est injuste en tant qursquoelle neacuteglige la question mecircme du droit ne faisant pas droit agrave autrui (prochain ou tiers) et posant le conatus sans interroger son droit drsquoecirctre

334

Visage Tiers Moi

Ethique Droit absolu Droit effaceacute Aucun droit

Justice (au sens eacutetroit) Droit premier Droit second343 Droit troisiegraveme

Ontologie Indiffeacuterence Indiffeacuterence Droit injustifieacute

b) Quelle justice

Nous pouvons maintenant analyser lrsquoeacutevocation de la justice dans la question de lrsquoinfini Dans

Totaliteacute et infini et les articles anteacuterieurs agrave Autrement qursquoecirctre sa deacutefinition comme exigence de justification de ma liberteacute ne pose pas de difficulteacute puisqursquoelle se comprend agrave partir de lrsquoeacutethique Etre appeleacute agrave se justifier signifie ainsi la mecircme chose qursquoecirctre appeleacute agrave la responsabiliteacute degraves lors qursquoil nrsquoy a

pas de diffeacuterence entre le droit du tiers et le droit du visage La mise en question se deacutecrit comme passage drsquoune liberteacute naiumlve injustifieacutee dans sa spontaneacuteiteacute agrave une responsabiliteacute mise au service des

autres (visage et tiers) qui ultimement assure ma preacutesence apologeacutetique agrave mon jugement Une lecture aussi nette eacutetablissant une parfaite eacutequivalence entre eacutethique et justice nrsquoest cependant plus possible

dans lrsquoeacuteconomie drsquoAutrement qursquoecirctre ougrave le droit du tiers diffegravere de celui du visage Quel sens y prend lrsquoexigence de justification qursquoexprime la mise en question par lrsquoinfini Le concept speacutecifique de justice signifie preacutesence du tiers et avegravenement de la conscience il appartient agrave lrsquoontologie Degraves lors si le visage qui me demande justification convoque la justice il convoque avec elle lrsquoontologie soulevant une difficulteacute consideacuterable en exigeant que lrsquoecirctre se justifie la question de lrsquoinfini loin de mesurer lrsquoontologie agrave lrsquoaune de lrsquoeacutethique se deacuteplace elle-mecircme dans le champ de lrsquoontologie (ougrave se tient la justice) la mauvaise conscience suppose la bonne conscience lrsquoautrement qursquoecirctre lrsquoecirctre lrsquoeacutethique lrsquoontologie Par conseacutequent soit la justification de lrsquoecirctre srsquoentend au sens eacutetroit de justice

auquel cas il faudra affronter lrsquoaporie soit elle srsquoentend au sens large comme dans Totaliteacute et infini Toutefois les textes nous interdisent de trancher en faveur drsquoune lecture au deacutetriment de lrsquoautre

toutes deux doivent ensemble ecirctre tenues pour vraies 1 La premiegravere a pour elle lrsquointerpreacutetation des concepts drsquoapregraves leur sens strict Lorsque Levinas preacutecise que la mise en question consiste agrave laquo avoir agrave

reacutepondre de son droit agrave lrsquoecirctre raquo (EN 139) les concepts renvoient de rigueur agrave la notion speacutecifique de justice non seulement ce nrsquoest que par le tiers que jrsquoacquiers un droit dont jrsquoaurai agrave reacutepondre non

seulement la mise en œuvre de la reacuteponse relegraveve de la conscience eacuteveilleacutee par le tiers mais dans lrsquoeacutethique le sujet perseacutecuteacute jusque dans sa liberteacute nrsquoa pas le pouvoir ni le temps de reacutepondre Aussi la

reacuteponse et le droit drsquoecirctre supposent-ils le temps de la justice que lrsquoeacutethique nrsquoa pas encore En outre la question de lrsquoinfini se formule en ces termes laquo preacutefeacuterer lrsquoinjustice subie agrave lrsquoinjustice commise raquo (EN 142) Or ce choix de preacutefeacuterence ne saurait relever de lrsquoeacutethique qui preacutecegravede toute liberteacute et toute volonteacute de nouveau il appartient agrave la conscience du juste La formulation de la question de lrsquoinfini nous oblige agrave lrsquointerpreacuteter en dehors de lrsquoeacutethique dans la justice du tiers 2 Levinas soutient pourtant que laquo mettre en question ce nrsquoest pas attendre que je reacuteponde il ne srsquoagit pas de faire reacuteponse mais de se trouver responsable raquo (DQVI 156) La mise en question relegraveve ainsi de lrsquoeacutethique seule et non de la justice Il faut contre ce que nous venons drsquoaffirmer soutenir que lrsquoeacutevocation de la justification de

la reacuteponse du droit drsquoecirctre et de la preacutefeacuterence pour une maniegravere drsquoecirctre nrsquoa de sens qursquoeacutethique ne signifiant que ma responsabiliteacute et mon accusation anteacuterieure agrave toute reacuteponse On remarque en effet

que la preacutesence du tiers nrsquoest pas requise pour eacuteveiller la mauvaise conscience crsquoest toujours dans le

343 Crsquoest sur ce point que porte la remarque reacutetrospective de Levinas sur Totaliteacute et infini agrave savoir le fait que

le droit du tiers passe apregraves celui du visage dans la justice au sens eacutetroit

335

face-agrave-face eacutethique que le prochain me met en question Les textes sur la mauvaise conscience mecircme ceux dont nous extrayons nos citations sur la justice en restent agrave ce duo avec le visage ndash Chacune de ces lectures vise agrave satisfaire lrsquoexigence qui lui est propre la premiegravere explique les conditions de

possibiliteacute de la mention de la justice (qui comprend le tiers la conscience lrsquoecirctre) la seconde est attentive au sens de la mise en question A cause de cela elles tombent toutes deux dans une aporie

diffeacuterente la premiegravere introduit le tiers dans une intrigue qui ne le mentionne pas la seconde ne rend pas compte des conditions drsquoeacutenonciation de la question de lrsquoinfini

Reprenons donc les descriptions de la question de lrsquoinfini et voyons le rocircle qursquoy joue la justice

Levinas deacutecrit lrsquoeacuteveil drsquoune mauvaise conscience dans la mise en question de la bonne conscience Or lrsquoeacutethique ne connaicirct que la mauvaise conscience la bonne ne naissant que dans lrsquoontologie Aussi lrsquoecirctre-en-question que lrsquoinfini eacuteveille en moi en deacuterangeant mon ecirctre-au-monde doit-il se manifester agrave plusieurs niveaux assumant des traits eacutethiques et non-eacutethiques 1 Le sens de la mise en question est eacutethique a la mauvaise conscience est le sujet de la substitution b la mise en question est un appel agrave la responsabiliteacute et c le drame auquel elle reconduit est le face-agrave-face le duo ougrave le tiers est absent 2

Neacuteanmoins la mise en question concerne aussi le sujet de la justice et de lrsquoontologie a elle accuse une bonne conscience intentionnelle b agrave laquelle elle adresse des questions qui relegravevent c de la justice

en tant qursquoelles supposent le choix la reacuteflexion et la reacuteponse Il srsquoagit alors drsquoexpliquer cette confusion de lrsquoeacutethique et de lrsquoontologie dans le rapport agrave la justice Or elle ne peut consister que dans le passage ou le mouvement allant drsquoune conscience agrave lrsquoautre agrave savoir de la bonne conscience agrave la mauvaise et agrave la bonne derechef (EN 139)

Dans la passiviteacute du non-intentionnel ndash dans le mode mecircme de sa laquo spontaneacuteiteacute raquo et avant toute

formulation drsquoideacutees laquo meacutetaphysiques raquo agrave ce sujet ndash se met en question la justice mecircme de la position dans lrsquoecirctre qui srsquoaffirme avec la penseacutee intentionnelle savoir et emprise du main-tenant ecirctre comme mauvaise conscience ecirctre en question mais aussi agrave la question avoir agrave reacutepondre ndash naissance du langage avoir agrave parler avoir agrave dire je ecirctre agrave la premiegravere personne ecirctre moi preacuteciseacutement mais degraves lors dans lrsquoaffirmation de son ecirctre de moi avoir agrave reacutepondre de son droit agrave lrsquoecirctre

Ces lignes entrelacent eacutethique justice et ontologie en deacutecrivant diffeacuterents niveaux de la mise en question On peut scheacutematiser le passage drsquoun niveau agrave lrsquoautre selon lrsquoordre suivant (A) le moi qui est mis en question est le conatus indiffeacuterent aussi bien au visage qursquoau tiers agrave son irresponsabiliteacute qursquoagrave son injustice (B) le prochain qui le met en question et eacuteveille en lui une mauvaise conscience lui rappelle cette responsabiliteacute source de toute justice il nrsquoeacutevoque pas la justice qui est due au tiers et le tiers reste absent de cette mise en question (C) neacuteanmoins si jusqursquoagrave preacutesent la justice au sens speacutecifique est totalement absente de la description lrsquoexigence adresseacutee au conatus de reacutepondre et de justifier son droit drsquoecirctre suppose le tiers (sans quoi la naissance latente du langage serait impossible)

Dans la mise en question on distingue ainsi (A) lrsquoaccusation de meurtre (ou preacute-reacuteflexion de la mauvaise conscience sur la bonne) (B) lrsquoappel agrave la responsabiliteacute (ou deacutechirement de lrsquoontologie par

la signifiance eacutethique) (C) lrsquoexigence de reacuteponse (ou appel agrave agir avec justice) Que signifie la reacutefeacuterence agrave la justice agrave chacun de ces niveaux Remarquons drsquoabord qursquoil y est partout fait mention de la justice en lrsquoabsence du tiers le prochain qui me met en question mrsquoaccuse drsquoinjustice envers lui sans mentionner le tiers Par conseacutequent le mot de laquo justice raquo ne peut pas renvoyer agrave la justice au sens speacutecifique et ne peut qursquoecirctre ici un synonyme de la responsabiliteacute Or si (A) pour lrsquoaccusation de

meurtre et (B) pour le retour agrave la mauvaise conscience la reacuteveacutelation de mon injustice est bien un rappel de ma responsabiliteacute (C) la preacutesence du tiers est neacutecessaire agrave la reacuteponse que je donne agrave cette

responsabiliteacute En effet la naissance du langage est contemporaine de celle de la raison qui suppose

336

la comparaison entre le prochain et le tiers En outre mon droit drsquoecirctre ne mrsquoest donneacute que par le tiers devant qui je me sais un prochain pour les autres

Notre interpreacutetation vise ainsi agrave distinguer deux intrigues La premiegravere consiste agrave aller de la bonne conscience ontologique indiffeacuterente agrave son droit drsquoecirctre (A) agrave la mauvaise conscience eacutethique (B) la

seconde part de celle-ci (B) pour revenir agrave la bonne conscience cette fois non-indiffeacuterente agrave son droit drsquoecirctre et preacuteoccupeacutee de sa justice drsquoecirctre (C) A son tour chaque intrigue peut ecirctre deacutecrite de deux faccedilons (A-B) neacutegativement la premiegravere est accusation de lrsquoecirctre par lrsquoinfini et positivement elle est accueil de la responsabiliteacute (B-C) neacutegativement la seconde est absorption du Dire dans le Dit mais positivement elle est lrsquoeacuteveil agrave une conscience obeacuteissant agrave lrsquoexigence de justice dans la socieacuteteacute du tiers Comment deacutefinir ces deux intrigues La premiegravere que nous avons suivie dans le preacuteceacutedent chapitre est le cheminement par lequel la bonne conscience se trouve deacuterangeacutee par la mauvaise Lrsquoemphase de lrsquoontologie comme meacutethode philosophique consiste preacuteciseacutement agrave opeacuterer ce passage du Dit au Dire agrave accomplir la reacuteduction eacutethique qui megravene de lrsquoecirctre agrave lrsquoinfini Elle suit un temps de la deacutecouverte ougrave le pheacutenomeacutenologue partant de la pheacutenomeacutenaliteacute aboutit agrave la condition de tout pheacutenomegravene dans

lrsquoeacutethique Or cette intrigue en preacutesuppose une autre indeacutependante de lrsquoordre de la deacutecouverte et qui suit lrsquoordre propre du sens344 Cet ordre que lrsquoon peut en ce sens dire logique va de la (preacute-)origine du

sens aux significations qui en deacutecoulent le Dit (ontologique) procegravede du Dire (eacutethique) Le pheacutenomeacutenologue deacutecrit la deacuterivation de lrsquoontologie agrave partir de lrsquoeacutethique de lrsquoecirctre agrave partir de lrsquoinfini Mais cette intrigue qui inverse le cheminement de la premiegravere nrsquoen est pas le simple retournement lrsquoecirctre du fait de cette deacuterivation est investi drsquoun sens en tant que lrsquoinfini eacuteveille lrsquoecirctre par et en vue de la justice (au sens eacutetroit) Dans la justice la naissance latente de la conscience nrsquoest pas un pur et simple retour au conatus La diffeacuterence peut se dire de la faccedilon suivante alors que la bonne conscience est lrsquoecirctre approcheacute depuis la question de lrsquoecirctre la conscience du juste est lrsquoecirctre approcheacute depuis la question de lrsquoinfini Dans la justice lrsquoecirctre est commandeacute par la responsabiliteacute pour le visage

dont il garde la trace

Toute lrsquoambiguiumlteacute de la penseacutee de la question de lrsquoinfini consiste en lrsquoentrelacement de ces deux intrigues Lrsquoexpression ecirctre-en-question signifie (A) ecirctre-accuseacute (B) autrement qursquoecirctre et (C) ecirctre-

juste Le passage drsquoune signification agrave lrsquoautre est preacuteciseacutement lrsquoœuvre de la question de lrsquoinfini dont la mise en question de lrsquoecirctre peut agrave son tour ecirctre entendue de deux faccedilons (A-B) comme mise en question elle est passage de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique (B-C) comme mise en question et naissance du problegraveme elle est passage de lrsquoeacutethique agrave lrsquoontologie Dans la premiegravere intrigue le mot de laquo justice raquo doit ecirctre compris au sens eacutethique geacuteneacuteral car le visage met en question mon conatus en lrsquoabsence du tiers mais dans la seconde intrigue il doit ecirctre compris au sens eacutetroit car la deacuterivation de lrsquoontologie passe par la justice du tiers

344 En tant que chemin par lequel le philosophe partant de lrsquoecirctre fini deacutecouvre lrsquoinfini preacutesent dans le fini

lrsquoemphase de lrsquoontologie correspond agrave lrsquoordre chronologique ou ordre de la deacutecouverte que suit lrsquoego meacuteditant dans les Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes En tant qursquoelle retrace lrsquoordre veacuteritable de hieacuterarchie entre lrsquoinfini origine de tout sens et les significations ontologiques qui en proviennent la deacuterivation de lrsquoontologie par la justice correspond agrave ce que Levinas nomme lrsquoordre logique des Meacuteditations la prioriteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini sur toute autre ideacutee et sur le cogito mecircme

337

sect48 Formalisation de la question de lrsquoinfini

a) La question de la question

En distinguant ces intrigues nous avons mis en avant deux mouvements contraires lrsquoeacuteveil de la

question dans la mauvaise conscience drsquoune part et la reacuteponse agrave cette question dans la conscience de la justice drsquoautre part Cette division implique que la mise en question deacutecrive drsquoun cocircteacute la faccedilon dont la conscience injustifieacutee est mise en question dans son injustice et drsquoun autre la faccedilon dont la question devient consciente et se pose agrave la raison Pour lrsquoexpliquer il convient de revenir agrave lrsquoargument que Levinas emploie pour invalider la question de lrsquoecirctre agrave savoir que celle-ci ne pose pas la question de la question Or agrave la question laquo pourquoi y a-t-il question raquo lrsquoemphase reacutepond en reconduisant agrave la mise en question eacutethique La question de lrsquoinfini est seule agrave mecircme de justifier qursquoil y ait question en reacutepondant en deux eacutetapes il y a question parce que le visage met en question mon ecirctre par la responsabiliteacute et il y a question parce que la conscience theacutematise la question en reacuteponse agrave cette responsabiliteacute Dans ses laquo Notes sur le sens raquo au paragraphe 4 intituleacute laquo La question raquo Levinas

eacutevoque en effet la laquo naissance latente de la probleacutematiciteacute mecircme de la question agrave partir de la demande qui vient du visage drsquoautrui ni simple deacutefaut de savoir ni quelconque modaliteacute de la certitude de la

thegravese de la croyance Probleacutematiciteacute que signifie lrsquoeacutebranlement de la naturelle de la naiumlve position ontologique de lrsquoidentiteacute drsquoeacutetant lrsquoinversion du conatus de la persistance et de la perseacuteveacuterance sans problegraveme de lrsquoeacutetant dans lrsquoecirctre raquo (DQVI 247) Ces lignes confirment notre interpreacutetation dans sa division des deux intrigues de la question de lrsquoinfini drsquoune part le visage est lrsquoeacuteveil drsquoune inquieacutetude lrsquoorigine de toute question drsquoautre part cette question naicirct de maniegravere latente (crsquoest-agrave-dire vient agrave la signification ontologique depuis la signifiance eacutethique) dans le visage drsquoautrui en se faisant exigence de justice La question de la question crsquoest agrave la fois le problegraveme du sens de la question et de sa naissance latente La question de lrsquoinfini qui est la question de la question suppose lrsquoeacutethique comme

sens de toute question et la justice comme naissance latente de la question

Quel concept de question Levinas vise-t-il ici Avant de deacutesigner lrsquoalternance des questions et des reacuteponses la question qursquoest lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoentend au sens de la mise en question eacutethique

Mettre en question crsquoest contester lrsquoexistence de quelque chose en faisant naicirctre des incertitudes agrave son sujet Cette deacutefinition convient bien agrave lrsquousage que Levinas fait de lrsquoexpression la responsabiliteacute agrave laquelle le visage mrsquoappelle conteste mon ecirctre et la certitude de mon droit drsquoecirctre Cette contestation est preacuteciseacutement la naissance de la question qui sans lrsquoappel agrave la responsabiliteacute nrsquoaurait pas pu ecirctre poseacutee Lrsquoeacutethique deacutecrit la venue en moi drsquoune question que je nrsquoai pas poseacutee et qui pourtant attend de moi une reacuteponse cette exteacuterioriteacute de la question de lrsquoinfini est preacuteciseacutement la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee Elle est le sens de la mise en question eacutethique par le visage drsquoautrui et implique la pluraliteacute un sujet (responsable) qui lrsquoentend et un visage qui la pose Crsquoest pourquoi la question est la modaliteacute propre

du rapport entre le fini et lrsquoinfini laquo Elle [la question] est exactement la figure que prend ndash ou le nœud ougrave se noue ndash la disproportion du rapport ndash sans cette figure impossible ndash du fini agrave lrsquoInfini le dans de lrsquoinfini dans le fini qui est aussi le dehors plus exteacuterieur que toute exteacuterioriteacute ou la transcendance ou la dureacutee infinie nrsquoarrivant pas ni nrsquoallant agrave terme raquo (ibid) Lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee dans la mise en question du fini par lrsquoinfini Mais si la question est la figure ou le nœud de tout rapport agrave la

transcendance crsquoest qursquoelle ne se pose qursquoagrave partir de ce rapport La question de lrsquoinfini agrave laquelle le fini doit reacutepondre nrsquoa pas de sens sans cette finitude que lrsquoinfini met en question Penser lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini crsquoest srsquoeacutetonner du mystegravere de la preacutesence de lrsquoinfini dans le fini qursquoil met en cause Degraves lors si lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la mise en question du fini par lrsquoinfini preacutesent en lui et si cette

338

mise en question nrsquoest possible que dans une passiviteacute absolue du fini alors lrsquoideacutee de lrsquoinfini est drsquoabord eacutethique et non theacuteoreacutetique Ou dans les termes de Totaliteacute et infini laquo La conscience premiegravere de mon immoraliteacute nrsquoest pas ma subordination au fait mais agrave Autrui agrave lrsquoInfini Lrsquoideacutee de totaliteacute et

lrsquoideacutee de lrsquoinfini diffegraverent preacuteciseacutement par cela la premiegravere est purement theacuteoreacutetique lrsquoautre est morale raquo (TI 82) Par le concept de (mise en) question Levinas donne donc raison agrave la primauteacute du

sens eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini sur son sens theacuteoreacutetique Pourtant lrsquoeacutethique mrsquoinvestit drsquoune obligation qui preacutecegravede ma liberteacute et mon intentionnaliteacute comment degraves lors cette obligation absolument passive qui preacutecegravede ma propre conscience et ma capaciteacute de questionner peut-elle signifier comme question laquo Cette question ndash question de la mort ndash est agrave elle-mecircme sa propre reacuteponse crsquoest ma responsabiliteacute pour la mort de lrsquoautre Le passage au plan eacutethique est ce qui constitue la reacuteponse agrave cette question La version du Mecircme vers lrsquoInfini qui nrsquoest ni viseacutee ni vision crsquoest la question question qui est aussi reacuteponse mais nullement dialogue de lrsquoacircme avec elle-mecircme Question priegravere ndash nrsquoest-elle pas drsquoavant le dialogue La question comporte la reacuteponse en tant que responsabiliteacute eacutethique en tant que deacuterobade possible raquo (DMT 133) La question ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini est version du Mecircme vers lrsquoinfini Lrsquoappel est une mise en question lrsquointrigue qui fait la signifiance de la question et qui lrsquoeacuteveille

en moi mais cette question de la mort drsquoautrui crsquoest moi qui la pose en tant que question (de sorte que la question poseacutee est une reacuteponse agrave lrsquoappel et non lrsquoappel lui-mecircme) Dans ma reacuteponse absolument

passive au visage srsquoentend la mise en question de mon ecirctre par lui et ainsi une version (mouvement de verser vershellip) en direction de lrsquoinfini ndash une question agrave lui poseacutee par moi Je suis mis en question et je questionne Mais la question ne peut naicirctre que dans la justice elle suppose la conscience et lrsquoentreacutee du tiers Quel rapport la mise en question eacutethique entretient-elle avec la justice

b) Lrsquoeacutethique de la justice de lrsquoecirctre

Ces distinctions suggegraverent une double interpreacutetation lrsquoune voyant dans la mise en question de

lrsquoecirctre son assignation agrave responsabiliteacute (agrave autrement qursquoecirctre) lrsquoautre y voyant lrsquoappel agrave reacutepondre (agrave ecirctre autrement agrave ecirctre juste) Comment se formule la question de lrsquoinfini prenant le pas sur la question de

lrsquoecirctre Levinas parle drsquoune laquo question ougrave lrsquoecirctre et la vie srsquoeacuteveillent agrave lrsquohumain Question du sens de lrsquoecirctre ndash non pas lrsquoontologie de la compreacutehension de ce verbe extraordinaire mais lrsquoeacutethique de sa

justice Question par excellence ou la question de la philosophie Non pas pourquoi lrsquoecirctre plutocirct que rien mais comment lrsquoecirctre se justifie raquo (EPP 108-109 cf DQVI 257) La question traditionnelle de la philosophie agrave savoir la question de lrsquoecirctre qursquoelle srsquoexprime sous la forme leibnizienne (pourquoi y a-t-il quelque chose plutocirct que rien ) ou sous la forme shakespearienne (ecirctre ou ne pas ecirctre ) nrsquoest pas la premiegravere question La laquo question premiegravere raquo (DQVI 136) est celle de la justification de lrsquoecirctre qui naicirct de lrsquoeacutethique la question de lrsquoeacutethique de la justice de lrsquoecirctre Par cette expression difficile Levinas signifie que la question premiegravere de la philosophie est celle de lrsquoeacuteveil dans lrsquoeacutethique drsquoun sens qui appelle lrsquoecirctre agrave se justifier devant le visage drsquoautrui On peut alors interpreacuteter lrsquoexpression de deux

faccedilons (1) Lrsquoemphase de lrsquoontologie consiste agrave la lire agrave lrsquoenvers lrsquoecirctre accuseacute drsquoinjustice est assigneacute agrave une responsabiliteacute par le visage qui le met en question (2) La deacuterivation de la justice la lit agrave lrsquoendroit la question premiegravere est eacutethique et elle formule une exigence de justice agrave lrsquoecirctre perseacuteveacuterant dans son ecirctre Poser la question de lrsquoinfini ce nrsquoest donc pas substituer lrsquoinfini agrave lrsquoecirctre en reconduisant le questionnement ontologique agrave lrsquoidentique mais bien transformer le questionnement lui-mecircme en

faisant de lrsquoeacutethique son origine sa modaliteacute et sa fin

(1) En quoi le questionnement eacutethique diffegravere-t-il du questionnement ontologique Lrsquoexigence eacutethique de justifier lrsquoecirctre nrsquoen appelle pas agrave une compreacutehension mais agrave une obeacuteissance lrsquoinfini

339

laquo signifie au sens ougrave lrsquoon dit signifier un ordre il ordonne raquo (DQVI 124) La mise en question doit donc drsquoabord srsquoentendre comme un ordre donneacute ougrave lrsquoassignation agrave responsabiliteacute prend le pas sur la compreacutehension Crsquoest du fait de cette modaliteacute proprement eacutethique que la question de lrsquoinfini peut ecirctre

dite irreacuteductible agrave la question de lrsquoecirctre La diffeacuterence entre questionnements eacutethique et ontologique apparaicirct notamment dans une reacutefeacuterence agrave Saint Augustin laquo Dans le livre 10 de ses Confessions Saint-

Augustin oppose agrave la veritas lucens la veritas redarguens ndash la veacuteriteacute qui accuse ou qui remet en question raquo (DQVI 255) La veacuteriteacute qui illumine est celle que voit la bonne conscience intentionnelle tourneacutee vers la manifestation de lrsquoecirctre et qui en appelle agrave sa compreacutehension la veacuteriteacute qui accuse ou qui reproche est drsquoun autre ordre puisqursquoelle met en question drsquoune faccedilon indeacutesirable le bon droit de la conscience Saint Augustin eacutecrit ainsi laquo Ils aiment la veacuteriteacute lorsqursquoelle leur montre sa lumiegravere et ils la haiumlssent lorsqursquoelle fait voir leurs deacutefauts Car ne voulant pas ecirctre trompeacutes et voulant bien tromper ils lrsquoaiment quand elle se deacutecouvre agrave eux et ils la haiumlssent quand elle les deacutecouvre eux-mecircmes raquo345 Il faut selon Levinas interpreacuteter ce passage dans lrsquoopposition entre ontologie (veacuteriteacute manifestative) et eacutethique (veacuteriteacute accusatrice) Si le conatus nrsquoest capable drsquoaimer que ce qui a trait agrave sa perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre il ne peut qursquohaiumlr ce qui met en question cette perseacuteveacuterance La question de lrsquoecirctre telle

qursquoil la pose agrave partir de son ecirctre propre lui fait constitutivement ignorer la question de lrsquoinfini et quand celle-ci se pose agrave lui il la hait Le Deacutesir de lrsquoinfini est Deacutesir de lrsquoindeacutesirable De lrsquoecirctre agrave lrsquoinfini il y a

donc passage drsquoune veacuteriteacute agrave lrsquoautre sous la lumiegravere de lrsquoinfini je suis mis agrave nu deacutecouvert criminel et meurtrier dans ma honte et non plus susciteacute agrave penser lrsquoecirctre Levinas interpregravete alors la diffeacuterence augustinienne entre ces deux veacuteriteacutes agrave partir de sa propre distinction entre conscience de la mise en question et mise en question de la conscience Preacutefeacuterer lrsquoinjustice reccedilue agrave lrsquoinjustice commise ne consiste plus agrave prendre conscience de lrsquoinjustice de mon action mais agrave me trouver investi drsquoune responsabiliteacute qui me fait savoir injuste Ce savoir ne peut pas venir de moi qui en tant que conatus en suis incapable il a pour origine le visage drsquoautrui Son intelligibiliteacute ne consiste plus agrave comprendre mais agrave ecirctre investi de responsabiliteacute Le sens positif de la question de lrsquoinfini est bien la responsabiliteacute

non seulement comme contenu mais comme modaliteacute et finaliteacute du sens

(2) Quel rapport la question de lrsquoinfini instaure-t-elle entre eacutethique et justice Si lrsquoemphase de lrsquoontologie a pour but de remonter de lrsquoontologie agrave la signifiance de la responsabiliteacute la deacuterivation de

lrsquoontologie par la justice vise quant agrave elle agrave deacuteduire la signification ontologique de cette signifiance Or la justice nrsquoest justice que dans la trace de cette signifiance laquo le droit agrave lrsquoecirctre et la leacutegitimiteacute de ce droit ne se reacutefegraverent pas en fin de compte agrave lrsquoabstraction des regravegles universelles de la Loi ndash mais en dernier ressort comme cette loi elle-mecircme et la justice ndash au pour lrsquoautre de ma non-indiffeacuterence agrave la mort agrave laquelle au-delagrave de ma fin srsquoexpose dans sa droiture mecircme le visage drsquoautrui raquo (EPP 108) Il ne peut y avoir de justice abstraite au service drsquoideacutees universelles ignorant la parole du visage La justice ne peut se concevoir que comme reacuteponse agrave lrsquoappel eacutethique œuvre drsquoabstraction dans la trace de lrsquoinfini Si la question de lrsquoinfini prend la forme drsquoune question de justice crsquoest parce qursquoelle fait

remonter la justice au visage qui lui donne sens Ainsi les questions laquo Est-il juste drsquoecirctre raquo (HS 128) ou laquo ai-je droit agrave lrsquoecirctre raquo (DQVI 257) ne prennent-elles sens qursquoagrave travers le visage drsquoautrui qui les eacuteveille en ma mauvaise conscience La question de lrsquoinfini est une question de justice en tant qursquoelle est la question dont la justice procegravede et qursquoelle ne saurait perdre de vue sans se faire injustice sans retomber dans lrsquoindiffeacuterence injustifieacutee du conatus Quel concept de justice atteignons-nous depuis la

345 laquo Itaque propter eam rem oderunt veritatem quam pro veritate amant Amant eam lucentem oderunt

eam redarguentem Quia enim falli nolunt et fallere volunt amant eam cum se ipsa indicat et oderunt eam cum eos ipsos indicat raquo Saint Augustin Confessions X XXIII trad A drsquoAndilly Paris Gallimard coll laquo Folio classiques raquo 1993 pp 367-368

340

question de lrsquoinfini Signifieacutee par le visage la justice consiste agrave reacutepondre de ma responsabiliteacute pour lui agrave justifier mon droit agrave lrsquoecirctre en mettant cet ecirctre au service de la responsabiliteacute qui lui donne sens La justice est bien une reacuteponse qui procegravede de la laquo possibiliteacute de redouter lrsquoinjustice plus que la mort

de preacutefeacuterer lrsquoinjustice subie agrave lrsquoinjustice commise346 et ce qui justifie lrsquoecirctre agrave ce qui lrsquoassure Etre ou ne pas ecirctre ce nrsquoest probablement pas lagrave la question par excellence raquo (EN 141-142) La justice instaure

dans lrsquoecirctre une bonne conscience qui bien qursquoelle soit conatus et inteacuteressement sait ndash du fait du retour agrave la mauvaise conscience ndash que la question premiegravere est celle de lrsquoinfini et non celle de lrsquoecirctre Mais pourquoi dans la justice la question de lrsquoinfini prend-elle la forme drsquoune preacutefeacuterence de lrsquoinjustice dont je suis victime sur celle dont je suis lrsquoauteur Il y a drsquoabord preacutefeacuterence entre deux injustices du fait que la justice est la reacuteponse consciente et intentionnelle que je donne agrave ma responsabiliteacute En outre si lrsquoinjustice que je subis doit eacutethiquement passer apregraves celle que je commets crsquoest que non seulement lrsquoinjustice que je commets legravese le visage et contredit ma responsabiliteacute mais cette responsabiliteacute mecircme mrsquointerpelle deacutejagrave sous la forme drsquoune injustice que je reccedilois drsquoautrui ndash accusation injuste adresseacutee agrave mon ecirctre La dichotomie entre les deux injustices se reacuteduit donc agrave lrsquoalternative originaire parler ou tuer preacutefeacuterer la responsabiliteacute pour autrui agrave la perseacuteveacuterance dans lrsquoecirctre

Or comment agrave son tour srsquoeacuteveille cette bonne conscience nouvelle qui malgreacute son conatus se

soucie drsquoabord de lrsquoinjustice envers lrsquoautre homme Comment la mise en question de la conscience eacuteveille-t-elle une conscience de la mise en question crsquoest-agrave-dire une conscience eacuteprise de justice Les descriptions de la question de lrsquoinfini sont paradoxales en ce qursquoelles convoquent aussi la justice qui reacutepond agrave la responsabiliteacute tout en taisant la condition neacutecessaire agrave cette reacuteponse agrave savoir le tiers Nous avons jusqursquoagrave preacutesent parleacute de justice sans le tiers ce qui dans lrsquoeacuteconomie drsquoAutrement qursquoecirctre est une contradiction Comprendre en quoi la justice est reacuteponse agrave la mise en question crsquoest preacuteciser en quoi lrsquoeacutethique appelle la justice du tiers et en quoi le duo se faisant trio lrsquoontologie naicirct de lrsquoeacutethique

II Lrsquoinfini et le tiers

sect49 Lrsquoentreacutee du tiers ou la deacuterivation

a) La deacuterivation comme fonction transcendantale de la justice Le paragraphe 3 du chapitre V drsquoAutrement qursquoecirctre intituleacute laquo Du Dire au Dit ou la Sagesse du

Deacutesir raquo a pour objet drsquoexpliciter le sens de la deacuterivation de la penseacutee et de lrsquoontologie dans la justice

On comprend que cette description ne survienne qursquoagrave la fin de lrsquoouvrage il fallait que la reacuteduction du Dit au Dire ait deacutejagrave montreacute le sens de lrsquoeacutethique pour pouvoir ensuite montrer comment la justice (dont

il ne sera question agrave preacutesent qursquoen son sens eacutetroit) deacuterive de lrsquoeacutethique Degraves lors pour la premiegravere fois dans lrsquoouvrage de 1974 Levinas doit abandonner sa meacutethode drsquoemphase de lrsquoontologie il ne srsquoagit

346 Comme le preacutecise J Rolland (cf EPP 119n21) Levinas reprend ici le Gorgias laquo Mais srsquoil eacutetait

neacutecessaire soit de commettre lrsquoinjustice soit de la subir je choisirais de la subir plutocirct que de la commettre raquo (Platon Gorgias 469c) A Polos qui tient qursquoil est pire de subir lrsquoinjustice que de la commettre Socrate reacutetorque que le plus malheureux des hommes agrave lrsquoheure de sa mort est celui qui a commis lrsquoinjustice et non celui qui lrsquoa reccedilue La question de lrsquoinjustice est donc poseacutee dans ce dialogue dans le cadre drsquoune reacuteflexion sur le jugement dernier et sur la mort Crsquoest pourquoi elle resurgit lorsque Socrate deacuteveloppe le mythe du jugement dernier (Gorgias 523a-525d) que Levinas cite dans Autrement qursquoecirctre (cf AE 250n1) on peut alors suivre comme nous lrsquoavons tenteacute (cf laquo Qui est autrui lrsquoidentiteacute de lrsquoautre chez Levinas raquo in Emmanuel Levinas fenomenologia etica socialitagrave op cit pp 119-137) le rapport entre justice visage et mort agrave partir de ce mythe

341

plus de partir de lrsquoecirctre pour lrsquoexceacuteder et remonter au Dire infini mais de partir de ce Dire pour montrer comment lrsquoecirctre et le Dit procegravedent de lui ou en deacuterivent Levinas doit pour cela forger une nouvelle meacutethode qursquoil nomme deacuterivation Il nous faut drsquoabord deacuteterminer ce qui rend neacutecessaire lrsquoeacutelaboration

de ce nouveau questionnement Pourquoi lrsquoemphase de lrsquoontologie qui avait abouti au paragraphe V-2 agrave lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini doit-elle maintenant ceacuteder le pas agrave la deacuterivation de lrsquoontologie

La pheacutenomeacutenologie de la justice ne commence pas avec lrsquoentreacutee du tiers mais avec lrsquoeacutenigme de

lrsquoinfini dans les huit premiers alineacuteas du paragraphe V-3 ougrave Levinas rappelle son sens laquo nous avons nommeacute eacutenigme lrsquoheacutesitation entre le savoir et la responsabiliteacute entre ecirctre et se substituer agravehellip le point ougrave la positiviteacute de lrsquoessence vire en dette involontaire en faillite par-delagrave le devoir raquo (AE 241) La notion drsquoeacutenigme deacutesigne dans lrsquoheacutesitation entre le Dire et le Dit la modaliteacute propre qursquoa le Dire de signifier par-delagrave le Dit Cette modaliteacute est la trace de lrsquoilleacuteiteacute qui deacuterange le conatus en lrsquoappelant agrave la responsabiliteacute et qui du fait de ce deacuterangement agrave la fois se distingue du pheacutenomegravene et se confond avec lui La trace se distingue du pheacutenomegravene car elle relegraveve drsquoun temps diachronique dont le passage nrsquoest pas reacutecupeacuterable par une conscience mais elle se confond avec lui car son Dire passe agrave mecircme le

Dit et la conscience reacutecupegravere dans le Dit le Dire qui srsquoen eacutecarte La penseacutee de lrsquoeacutenigme est donc autant la penseacutee drsquoune trace irreacuteductible au pheacutenomegravene que la penseacutee de lrsquoambiguiumlteacute de la trace confondue

avec le pheacutenomegravene Lrsquoautrement qursquoecirctre ne revient pas agrave lrsquoecirctre autrement et pourtant dans lrsquoeacutenigme la signification de leur diffeacuterence est incertaine Lrsquoaccegraves agrave lrsquoeacutenigme suppose que lrsquoon renonce agrave lui appliquer les notions communes de la pheacutenomeacutenaliteacute ndash visibiliteacute deacutevoilement certitude ndash pour la deacutecrire agrave partir de ce qui en elle tranche sur le pheacutenomegravene ndash deacuterangement passiviteacute gloire laquo Et cependant misegravere trace ou ombre de lui-mecircme et accusation le visage se fait apparoir et eacutepiphanie347 il se montre agrave une connaissance comme si le plan du connu eacutetait tout de mecircme ultime et la connaissance ndash englobante raquo (ibid) La penseacutee de lrsquoeacutenigme qui jamais ne quitte la pheacutenomeacutenaliteacute dont elle tente de dire le deacuterangement par lrsquoinfini ne se reacutefegravere-t-elle pas ultimement au pheacutenomegravene

qursquoelle deacuterange La trace ne se comprend-elle pas comme absence et donc comme neacutegation de la preacutesence Les alineacuteas 5 et 6 deacuteveloppent ces objections adresseacutees agrave la penseacutee de lrsquoeacutenigme qui

contestent que lrsquoon puisse effectivement penser et dire lrsquoautrement qursquoecirctre Car tout Dit sur le Dire fige ce Dire dans lrsquoessence toute penseacutee se reacutefegravere agrave lrsquoecirctre comme agrave son intelligibiliteacute ultime A lrsquoobjection

Levinas reacutepond que la fixation du Dire en Dit lrsquoeacutelection de lrsquoessence comme ultime reacutefeacuterent de toute penseacutee et de toute philosophie en un mot la primauteacute de la question de lrsquoecirctre doit elle-mecircme ecirctre justifieacutee En soulignant que laquo lrsquoobjection supposerait alors ce qui est en question la reacutefeacuterence agrave lrsquoessence de toute signification raquo (AE 243) Levinas deacuteplace le problegraveme la reacutefeacuterence ultime agrave lrsquoecirctre nrsquoest pas ce agrave quoi il faut srsquoarrecircter comme lrsquoultime sens de la penseacutee mais bien au contraire ce que la penseacutee doit interroger comme son eacutenigme suprecircme Pourquoi tout sens ne srsquoappreacutehende-t-il que dans un Dit Ou encore laquo Pourquoi la proximiteacute pure signification du Dire lrsquoun-pour-lrsquoautre an-archique drsquoau-delagrave de lrsquoecirctre retournerait-elle agrave lrsquoecirctre ou tomberait-elle en ecirctre en conjonction drsquoeacutetants en

essence se montrant dans le Dit Pourquoi sommes-nous alleacutes chercher lrsquoessence sur son Empyreacutee

347 Que lrsquoeacutepiphanie soit synonyme de lrsquoapparoir cela a de quoi surprendre le lecteur de Totaliteacute et infini

pour qui laquo lrsquoeacutepiphanie du visage comme visage raquo (TI 73) deacutesignait preacuteciseacutement la parole du visage dans sa preacutesentation exceptionnelle diffeacuterant de celle de tout autre eacutetant Comment Autrement qursquoecirctre peut-il en releacuteguant lrsquoeacutepiphanie au pheacutenomegravene sous-entendre que Totaliteacute et infini nrsquoavait pas penseacute le visage et son eacutenigme Nous avons en partie reacutepondu agrave cette question au chapitre 4 en montrant que lrsquoœuvre de 1961 pensait le visage dans sa preacutesence et non dans sa trace Mais en plus de confirmer cette interpreacutetation lrsquoeacutequivalence entre eacutepiphanie et pheacutenomegravene renvoie ici agrave la diffeacuterence entre justice et chariteacute Si laquo lrsquoapparition du tiers est lrsquoorigine mecircme de lrsquoapparoir raquo (AE 249) et donc de lrsquoeacutepiphanie le visage ne pouvait avoir drsquoeacutepiphanie en 1961 que dans lrsquoindistinction de la justice et de la chariteacute

342

Pourquoi savoir Pourquoi problegraveme Pourquoi philosophie raquo (AE 244) Seule une deacuterivation de lrsquoontologie agrave partir de lrsquoeacutethique peut reacutesoudre ce problegraveme la deacuterivation de la question de lrsquoecirctre agrave partir de la question de lrsquoinfini dans la justice Lrsquoemphase avait pour but de remonter agrave la signifiance

du sens au Dire par-delagrave le Dit dont la trace passe encore en deacuterangeant le Dit Elle megravene agrave lrsquoeacutethique et agrave lrsquoautrement qursquoecirctre mais en raison de son propre mouvement drsquoexcession elle se montre

incapable de justifier le fait qursquoil y ait de lrsquoecirctre Cette justification sera donc la tacircche de la deacuterivation On comprend alors que le paragraphe V-3 consacreacute agrave la justice commence par revenir agrave lrsquoeacutenigme

de lrsquoinfini dans lrsquoeacuteconomie drsquoAutrement qursquoecirctre la justice a pour tacircche de deacuteriver lrsquoontologie de lrsquoeacutethique Mais comment srsquoopegravere la deacuterivation Quel est son rapport agrave la meacutethode drsquoemphase dont elle prend la relegraveve Lrsquoemphase consiste agrave partir du Dit et agrave le reacuteduire au Dire en faisant exceacuteder le sens contenu dans le Dit drsquoexcegraves en excegraves cette meacutethode va ainsi drsquointrigue en intrigue chaque intrigue nouvelle se montrant en raison de son excegraves de sens lrsquoorigine du sens de la preacuteceacutedente La deacutemarche conduit en partant des notions ontologiques agrave leur laquo naissance latente raquo dans lrsquoeacutethique laquo naissance latente car preacuteciseacutement en deccedilagrave de lrsquoorigine en deccedilagrave de lrsquoinitiative en deccedilagrave drsquoun preacutesent deacutesignable et

assumable serait-ce par la meacutemoire naissance anachronique anteacuterieure agrave son propre preacutesent non-commencement anarchie raquo (AE 218-219) Dans lrsquoeacutethique nait le sujet de maniegravere latente et cette

naissance fait entrevoir lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini Or le paragraphe V-3 reprend agrave son tour cette ideacutee en recherchant laquo la naissance latente de la connaissance et de lrsquoessence du Dit la naissance latente de la question dans la responsabiliteacute raquo (AE 244) La deacuterivation ne peut degraves lors pas ecirctre la neacutegation de lrsquoemphase dont elle deacuteferait lrsquoouvrage pour assister agrave la naissance de lrsquoontologie elle est son eacutetape ultime compleacutementaire de la reacuteduction du Dit au Dire Lrsquoemphase fait entendre le Dire ougrave le Dit tire son sens la deacuterivation montre comment le Dit srsquoengendre dans le Dire La premiegravere excegravede le sens de lrsquoecirctre pour faire entendre lrsquoautre de lrsquoecirctre la seconde explique pourquoi et comment lrsquoecirctre provient de lrsquoautrement qursquoecirctre Or srsquoil nrsquoy a pas de sens plus emphatique que le Dire ce nrsquoest pas lrsquoemphase qui

pourra deacuteriver le Dit du Dire Mecircme srsquoil importe agrave lrsquoemphase drsquoaccomplir la naissance latente du Dit dans le Dire elle ne peut mener qursquoagrave lrsquoeacutethique comme sens anarchique de cette naissance en tant que

naissance effective du Dit la deacuterivation doit proceacuteder autrement

Elle se voit en effet soumise agrave deux exigences contradictoires drsquoune part produire le Dit agrave partir du Dire drsquoautre part distinguer cette production drsquoune fondation Drsquoabord deacuteriver veut dire deacutevier deacutetourner ou bien tirer son origine de provenir La justice doit ainsi avoir son origine dans lrsquoeacutethique dont elle deacutetourne le sens Elle doit pour reprendre le vocabulaire de Totaliteacute et infini produire lrsquoecirctre agrave partir de lrsquoeacutethique crsquoest-agrave-dire agrave la fois le rendre effectif et le faire apparaicirctre (cf TI 11) Cette vertu productrice doit en raison de la primauteacute de lrsquoeacutethique venir de lrsquoun-pour-lrsquoautre qui commande la venue agrave lrsquoecirctre de lrsquoecirctre mecircme Pourtant lrsquoideacutee de deacuterivation ne contredit-elle pas lrsquoanarchie du Bien Levinas eacutevoque la difficulteacute agrave propos de laquo la justice qui elle deacuterive de la signification premiegravere Elle

deacuterive plus exactement drsquoune signification anarchique de la proximiteacute ndash car principe elle serait deacutejagrave repreacutesentation et ecirctre raquo (AE 130) Il srsquoagit de soutenir la double thegravese selon laquelle laquo toutes les relations humaines en tant qursquohumaines procegravedent du deacutesinteacuteressement raquo (AE 247-248) sans que cette procession ne soit une fondation sur un principe Lrsquoecirctre doit ecirctre produit sans que lrsquoinfini dont il procegravede soit reacuteifieacute en une archegrave Pour satisfaire agrave cette double exigence Levinas effectue la deacuterivation

de la justice au moyen de lrsquoentreacutee du tiers Ou plutocirct crsquoest en raison du fait qursquoelle implique lrsquoentreacutee du tiers que la justice accomplit la deacuterivation de lrsquoontologie Il faut en effet agrave la fois que le tiers

vienne interrompre lrsquoeacutethique de lrsquoexteacuterieur du face-agrave-face ndash comme si le fait de la pluraliteacute humaine venait deacuteranger lrsquoeacutethique et lui imposer de nouveaux deacuteveloppements ndash et que la venue du tiers soit

343

exigeacutee par lrsquoeacutethique Comment concilier cette contradiction Comment lrsquoentreacutee du tiers peut-elle en mecircme temps ecirctre ce par quoi la justice deacuterive et ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique En admettant avec Levinas qursquolaquo autrui est drsquoembleacutee le fregravere de tous les autres hommes raquo (AE 246) Lrsquoaccomplissement

par la justice de sa fonction transcendantale de deacuterivation repose sur lrsquoeacutenonceacute (1) selon lequel autrui est drsquoembleacutee le fregravere de tous les autres hommes car crsquoest lui qui permet agrave lrsquoentreacutee du tiers de deacuteriver

lrsquoontologie sans la fonder

b) La prise dans la fraterniteacute Pour le montrer nous devons deacutefinir la notion de fraterniteacute et son rapport au tiers Au paragraphe

III-B-6 de Totaliteacute et infini intituleacute laquo Autrui et les autres raquo Levinas preacutecise que le langage ne se laisse pas emmurer dans lrsquointimiteacute du duo et que tous les autres assistent agrave notre dialogue agrave travers le visage lui-mecircme Ainsi laquo le tiers me regarde dans les yeux drsquoautrui ndash le langage est justice raquo crsquoest-agrave-dire que le tiers est preacutesent dans le visage drsquoautrui comme laquo toute lrsquohumaniteacute qui nous regarde raquo (TI 234) A quoi renvoie la meacutetaphore oculaire imageant la preacutesence du tiers dans le visage Elle ne peut deacutesigner

que lrsquoinclusion du tiers dans la parole drsquoautrui crsquoest-agrave-dire une reacutefeacuterence au tiers dans lrsquoappel agrave la responsabiliteacute Levinas preacutecise en effet que laquo le pauvre lrsquoeacutetranger se preacutesente comme eacutegal Son

eacutegaliteacute dans cette pauvreteacute essentielle consiste agrave se reacutefeacuterer au tiers ainsi preacutesent agrave la rencontre et que au sein de sa misegravere Autrui sert deacutejagrave Il se joint agrave moi Mais il me joint agrave lui pour servir il me commande comme un Maicirctre raquo (ibid) Le visage se preacutesente comme lrsquoeacutegal du tiers qursquoil mrsquoenjoint de servir moi aussi et comme mon eacutegal car il se joint agrave moi dans ce service pourtant au sein de lrsquoeacutegaliteacute de tous les hommes le visage reste le maicirctre car son injonction agrave lrsquoeacutegaliteacute est aussi un commandement La fraterniteacute signifie donc drsquoabord la responsabiliteacute que je dois agrave toute lrsquohumaniteacute agrave travers le visage puis lrsquoeacutegaliteacute de tous les hommes qui srsquoinstitue sur fond de cette obligation primordiale La mention du tiers dans le commandement du visage mrsquoenseigne le sens de lrsquoeacutegaliteacute des hommes comme fraterniteacute

nous sommes eacutegaux car nous sommes fregraveres et au sein de cette eacutegaliteacute je suis drsquoabord le gardien de mon fregravere Levinas situe la fraterniteacute eacutetendue agrave toute lrsquohumaniteacute dans la responsabiliteacute du duo le tiers

est preacutesent dans la parole du visage comme le fregravere qui deacutejagrave le concerne La preacutesence du tiers dans le visage srsquoappuie ainsi sur lrsquoideacutee mecircme de langage le langage auquel le visage mrsquoouvre nrsquoest pas le jeu

intime et secret des signes amoureux mais une parole que le tiers aussi comprend et qui le concerne La meacutetaphore situant le tiers dans le regard drsquoautrui signifie que le langage auquel je mrsquoeacuteveille dans le face-agrave-face mrsquooblige envers toute lrsquohumaniteacute que le langage porte avec lui

Ce nrsquoest pas sans ambiguiumlteacute qursquoAutrement qursquoecirctre reprend cette ideacutee de fraterniteacute car il en fait

usage sans toujours reacutefeacuterer au tiers En effet avant la deacuterivation de la justice lrsquoemphase eacutethique pose deacutejagrave que laquo le prochain est fregravere raquo au sens ougrave laquo la communauteacute avec lui commence dans mon obligation agrave son eacutegard raquo (AE 138) sans pourtant justifier cette mention de la communauteacute dans une intrigue ougrave

lrsquoasymeacutetrie est absolue Plus fondamentalement la fraterniteacute concerne la signifiance elle-mecircme ndash et donc la substitution laquo La subjectiviteacute du sujet approchant est donc preacuteliminaire an-archique avant la conscience une implication ndash une prise dans la fraterniteacute Cette prise dans la fraterniteacute qursquoest la proximiteacute nous lrsquoappelons signifiance Elle est impossible sans le Moi (ou plus exactement sans le soi) qui au lieu de se repreacutesenter la signification en elle signifie en se signifiant raquo (AE 132) Ces

lignes elles aussi sont avanceacutees sans justification Que la responsabiliteacute de substitution soit une prise signifiante mrsquoordonnant agrave la subjectiviteacute est bien eacutetabli mais pourquoi cette prise srsquoexerce-t-elle dans

la fraterniteacute La fraterniteacute implique une communauteacute que seule la mention du tiers peut justifier Aussi les reacutefeacuterences eacutethiques agrave la fraterniteacute repreacutesentent-elles une anticipation de ce que posera le

344

paragraphe V-3 agrave savoir en accord avec Totaliteacute et infini que le tiers mrsquoest drsquoembleacutee signifieacute dans la responsabiliteacute En quel sens ma subjectiviteacute ma substitution est-elle une prise dans la fraterniteacute laquo Dans la proximiteacute de lrsquoautre tous les autres que lrsquoautre mrsquoobsegravedent et deacutejagrave lrsquoobsession crie

justice raquo laquo autrui est drsquoembleacutee le fregravere de tous les autres hommes raquo (AE 246) Lrsquoappel du visage agrave la responsabiliteacute me signifie deacutejagrave et drsquoembleacutee dans la substitution ma responsabiliteacute pour tous les autres

dont le visage est le fregravere Ma proximiteacute pour le prochain me lie fraternellement agrave toute lrsquohumaniteacute qui crie justice agrave travers le prochain

La thegravese qui fait de la substitution une prise dans la fraterniteacute est le nœud de la deacuterivation que la

justice doit accomplir Elle affirme que lrsquoeacutethique malgreacute le face-agrave-face ougrave elle me place me signifie le tiers au sein de la substitution lrsquoun-pour-lrsquoautre contient lrsquoun-pour-tous-les-autres Ainsi la justice peut-elle deacuteriver de lrsquoeacutethique puisque le souci de justice ndash lrsquoobsession pour tous les autres que lrsquoautre ndash est deacutejagrave contenu dans la responsabiliteacute comme substitution Le passage de lrsquoinfini agrave lrsquoecirctre dans la justice revient alors agrave faire apparaicirctre ce souci de justice preacutesent dans lrsquoeacutethique et crsquoest preacuteciseacutement ce passage que Levinas nomme lrsquoentreacutee du tiers Pourtant lrsquoideacutee que le tiers doive faire son entreacutee semble

contredire ce que nous venons drsquoeacutetablir 1 Drsquoabord le face-agrave-face avec le visage est un duo ougrave le tiers nrsquoapparaicirct pas Pour qursquoil ait agrave effectuer une entreacutee le tiers doit drsquoabord avoir eacuteteacute exclu de lrsquointrigue

eacutethique qui est un seul-agrave-seul entre moi et le visage Mais alors comment autrui peut-il me signifier qursquoil est le fregravere de tous les autres hommes si la substitution qursquoil mrsquoordonne exclut les autres de notre duo 2 En outre lrsquoideacutee drsquoentreacutee suppose celle drsquoeacuteveacutenement scindant deux temps lrsquoun ougrave le tiers est absent lrsquoautre ougrave il advient Or le tiers nrsquoest pas purement et simplement absent de lrsquoeacutethique puisque le visage en est drsquoembleacutee le fregravere aussi Levinas est-il ameneacute agrave dire que le tiers fait une laquo entreacutee permanente raquo dans le face-agrave-face (AE 249) Mais que peut vouloir dire une entreacutee permanente sinon que jamais le tiers ne fait veacuteritablement son entreacutee dans le face-agrave-face qursquoil en est toujours exclu et nrsquoy entre jamais veacuteritablement ndash Ces difficulteacutes proviennent de lrsquoideacutee de deacuterivation Drsquoun cocircteacute pour

que la justice deacuterive de lrsquoeacutethique il faut que ma substitution me signifie deacutejagrave la fraterniteacute de lrsquoautre cocircteacute pour que la deacuterivation ne revienne pas agrave une fondation ontologique il faut que cette substitution

ne contienne pas virtuellement comme un principe posseacutedant en lui son deacuteveloppement la justice mais que le tiers vienne de lrsquoexteacuterieur interrompre le duo eacutethique Lrsquoentreacutee du tiers se voit donc

chargeacutee drsquoun double rocircle drsquoune part accomplir la deacuterivation par la preacutesence du tiers dans le face-agrave-face drsquoautre part deacutejouer le fondement par lrsquoeffectiviteacute de la pluraliteacute humaine exteacuterieure au duo Le tiers deacuterive et ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique il en deacuterive car il mrsquoobsegravede deacutejagrave dans le visage il nrsquoen deacuterive pas car il brise lrsquointimiteacute du duo en le ramenant agrave lrsquoeffectiviteacute de la socieacuteteacute plurielle Peut-on deacuteriver la justice de lrsquoeacutethique sans retomber dans la penseacutee du fondement que lrsquoanarchie du Bien deacutejoue348 Pour le savoir il faut interroger le sens de lrsquoentreacutee du tiers et examiner son rapport agrave ce dont elle deacuterive agrave savoir la responsabiliteacute comme substitution crsquoest-agrave-dire la mise en question de mon ecirctre par le visage qui est la question de lrsquoinfini

c) De lrsquoeffacement des autres agrave leur entreacutee comme tiers

Lrsquoapproche levinassienne de lrsquointersubjectiviteacute repose sur un geste dont la leacutegitimiteacute ne va pas de

soi la reacuteduction du rapport agrave autrui agrave un face-agrave-face excluant tous les autres Si le tiers doit faire son

entreacutee agrave lrsquoheure de la justice crsquoest qursquoil avait drsquoabord eacuteteacute exclu du face-agrave-face Lrsquoexclusion renvoie agrave

348 Nous retrouvons une aporie similaire agrave celle que pose le fondement dans Totaliteacute et infini et posons agrave

nouveaux frais sur le terrain de la justice le paradoxe de la supposition et de la transcendance (cf ch 7)

345

deux niveaux explicatifs elle srsquoexplique drsquoune part comme un choix meacutethodologique (une reacuteduction) permettant au pheacutenomeacutenologue de deacutecrire le sens de lrsquointersubjectiviteacute mais ce choix de meacutethode ne se justifie agrave son tour que si le face-agrave-face et non la socieacuteteacute est la premiegravere signification Pour que la

meacutethode consistant agrave partir du duo soit valide il faut que le duo seul soit lrsquoorigine de tout sens de sorte que lrsquoexclusion du tiers soit neacutecessaire agrave la deacutecouverte du sens le choix meacutethodologique de Levinas

doit se justifier par la conception eacutethique du sens Il srsquoagit ainsi de se demander pourquoi faut-il partir drsquoun face-agrave-face ougrave le tiers est exclu pour retrouver la signifiance du sens Pourquoi la reacuteduction du Dit au Dire ne peut-elle srsquoeffectuer que dans le duo Il srsquoagit donc de partir de la question de lrsquoinfini et de deacuteterminer en quoi elle institue elle-mecircme le face-agrave-face

Degraves lors que seule signifie une absolue sujeacutetion agrave autrui dans lrsquoanarchie du Bien seule une

intrigue absolument passive peut signifier le Dire Ce Dire agrave sens unique pourrait-il encore signifier si la mise en question de mon ecirctre ne se produisait pas dans un face-agrave-face Non car ma substitution efface les autres en tant qursquoautres Elle nrsquoimplique pas lrsquoeffacement empirique des autres comme si me plongeant dans un face-agrave-face aveuglant le visage effaccedilait tout drsquoun coup le monde et la socieacuteteacute

mais leur mise agrave lrsquoeacutecart de lrsquoeacutethique au profit du seul visage ma substitution me signifie que tout est ducirc avec la plus extrecircme urgence au prochain et agrave lui seul Mon conatus est perseacuteveacuterance indiffeacuterente

dans lrsquoecirctre et le visage en me mettant en question dans mon irresponsabiliteacute me rappelle agrave mon obligation envers lui obligation absolue qursquoil ne signifie que pour lui-mecircme Tout est ducirc avant tout questionnement au visage et crsquoest en raison de cette prioriteacute eacutethique accordeacutee agrave lrsquounique que les autres nrsquoapparaissent pas dans le face-agrave-face Leur entreacutee mettrait en question lrsquoexclusiviteacute du beacuteneacutefice de la responsabiliteacute que reacuteclame le visage Si les autres eacutetaient visibles agrave cocircteacute du visage il faudrait que je les compare agrave lui comme cela arrive dans la justice pour savoir ce qui leur est ducirc Pour que le visage soit lrsquounique il faut donc qursquoil efface les autres Lrsquoideacutee de fraterniteacute implique en outre que le visage fregravere des autres hommes se joigne agrave moi pour les servir La fraterniteacute deacutecuple la responsabiliteacute

et en conteste la mienneteacute qui pegravese sur moi jusqursquoagrave la substitution Par conseacutequent la reacuteduction du Dit au Dire dans la substitution neacutecessite lrsquoeffacement des autres dans le face-agrave-face Cette neacutecessiteacute

justifie le geste meacutethodologique de Levinas reacuteduisant la relation agrave autrui au duo Ce nrsquoest pas le pheacutenomeacutenologue qui opegravere une reacuteduction arbitraire dissimulant les autres crsquoest le visage qui dans la

passiviteacute de la reacuteduction infinie confisque toute la subjectiviteacute et dans lrsquoobsession ougrave elle la plonge lui cache les autres comme autres Lrsquoeffacement des autres est le correacutelat neacutecessaire de la mise en question de mon ecirctre par le visage le contrecoup sans lequel cette mise en question ne pourrait avoir lieu La question de lrsquoinfini est bien la reacuteduction eacutethique en un premier sens elle est reacuteduction du Dit au Dire dans lrsquoemphase de lrsquoontologie en un second sens elle est reacuteduction de la socieacuteteacute au face-agrave-face une reacuteduction des autres effaceacutes par la proximiteacute obsessionnelle pour le prochain ndash une reacuteduction au face-agrave-face conditionnant lrsquoaccegraves agrave la signifiance de la signification

Neacuteanmoins il ne faudrait pas objecter trop rapidement que les autres seraient leacuteseacutes par leur exclusion du face-agrave-face Partis du conatus indiffeacuterent envers autrui nous avons suivi la faccedilon dont le visage met en question cet effort irresponsable et lrsquoeacuteveille agrave sa responsabiliteacute mais dans cette mise en question il y a aussi un appel agrave la justice ndash la question de lrsquoinfini mrsquointerroge sur la justice de mon ecirctre pour le visage et pour tous les autres hommes Ainsi lrsquoeffacement des autres dans le face-agrave-face est la

condition neacutecessaire au rappel de la responsabiliteacute sans lequel la justice demeure impossible au moi Srsquoil ne peut y avoir de justice sans la prioriteacute accordeacutee aux droits des autres sur le mien alors il faut

que me soit signifieacute lrsquoautrement qursquoecirctre ndash la substitution effaccedilant les autres ndash pour que je mrsquoeacuteveille au souci de justice La justice et la fraterniteacute passent par leur effacement premier dans lrsquoeacutethique qui les

346

rend ensuite possible La question est alors sous quelle forme les autres font-ils leur entreacutee dans la justice apregraves avoir eacuteteacute exclu de lrsquoeacutethique Preacuteciseacutement sous la figure du tiers Le tiers en effet ne saurait apparaicirctre comme tiers avant lrsquoappel du visage Il apparaicirct agrave partir du duo originaire qursquoil

interrompt et est lui-mecircme approcheacute dans la proximiteacute si bien qursquoil est impossible de parler du tiers avant la signifiance eacutethique deacutelivreacutee dans le face-agrave-face De lagrave le paradoxe le face-agrave-face qui exclut le

tiers est aussi lrsquointrigue ougrave le tiers mrsquoapparaicirct il est alors mecircme qursquoil efface le tiers la condition de possibiliteacute de lrsquoapparition des autres comme tiers En tant qursquoelle est un face-agrave-face lrsquoeacutethique efface le tiers mais en tant qursquoelle engendre un souci de justice elle le produit et le reacutevegravele ensuite comme tiers Lrsquoeffacement du tiers nrsquoest que le premier temps drsquoune intrigue ougrave le tiers finit par apparaicirctre pour lui-mecircme Ce nrsquoest que reacutetrospectivement une fois le sens de lrsquoeacutethique deacutechiffreacute et le devenir du tiers reacuteveacuteleacute que nous voyons dans lrsquoeacutethique un effacement du tiers Nous pouvons alors apporter une premiegravere reacuteponse agrave la question qui est le tiers Le tiers crsquoest lrsquoautre de lrsquoautre les traits que prennent tous les autres agrave travers le visage me signifiant la substitution dans la question de lrsquoinfini Sans la mise en question agrave laquelle le visage me soumet je ne ferais que perseacuteveacuterer dans mon ecirctre sans me soucier de justice et je ne verrais jamais que tous les autres visage et tiers importent Gracircce au visage je vois

le tiers le visage est lrsquooptique du tiers Mais comment les autres drsquoabord effaceacutes du face-agrave-face peuvent-ils comme tiers drsquoores et deacutejagrave ecirctre signifieacutes dans le face-agrave-face Comment comme le veut

lrsquoeacutenonceacute (1) la substitution peut-elle ecirctre une prise dans la fraterniteacute alors qursquoelle ne peut signifier que dans lrsquooubli du droit des autres Nous retrouvons les paradoxes eacutenonceacutes plus haut le tiers doit agrave la fois ecirctre absent du face-agrave-face pour que la substitution me soit signifieacutee et y ecirctre preacutesent pour que la substitution ouvre sur le souci de justice Drsquoabord dans lrsquoeacutethique lrsquoappel du visage mrsquointerpelle en effaccedilant le tiers puis une fois que le tiers a fait son entreacutee cet appel apparaicirct reacutetrospectivement comme un souci de justice comprenant le tiers comme fregravere du visage Lrsquoentreacutee du tiers deacutesigne par conseacutequent le passage de lrsquooubli des autres dans la substitution en tant que substitution au souci des autres dans la substitution en tant que prise dans la fraterniteacute

Lrsquoeacutenonceacute (1) stipulant qursquoautrui est drsquoembleacutee le fregravere de tous les autres hommes que lrsquoobsession

pour lrsquoautre est drsquoembleacutee obsession pour tous les autres ou que la substitution est une prise dans la fraterniteacute nous apparaicirct donc comme lrsquoeacuteleacutement clef agrave partir duquel Levinas deacuterive la justice de

lrsquoeacutethique mais cette solution au problegraveme de la deacuterivation impose de penser lrsquoentreacutee du tiers lrsquoentreacutee des autres que lrsquoautre drsquoabord effaceacutes du face-agrave-face puis y venant sous la figure du tiers alors que cette entreacutee deacutetruit lrsquoeacutethique En deacutemontrant que crsquoest la substitution elle-mecircme qui impose lrsquoexclusion des autres nous devons conclure que lrsquoentreacutee du tiers dans le face-agrave-face est une notion paradoxale soit le tiers entre effectivement dans le face-agrave-face auquel cas il deacutetruit le sens unique de lrsquoeacutethique soit il nrsquoy entre que par meacutetaphore ndash celle eacutenigmatique drsquoune entreacutee permanente ndash auquel cas lrsquoentreacutee nrsquoest qursquoun mot la deacuterivation un leurre et la justice un drame indeacutependant de lrsquoeacutethique qui pourrait ecirctre premier sur elle Que signifie lrsquoentreacutee paradoxale du tiers Pour le savoir il nous faut interroger la

pheacutenomeacutenologie sous-jacente agrave lrsquoeacutenonceacute (1)

d) Le visible et lrsquoinvisible Contre un scheacutema historique ougrave lrsquoappel du tiers succeacutederait agrave celui du visage Levinas inclut la

responsabiliteacute pour le tiers dans celle que mrsquoadresse lrsquoeacutethique La proximiteacute du face-agrave-face ougrave le tiers nrsquoest pas visible consiste en une intrigue ougrave malgreacute son invisibiliteacute le tiers mrsquoobsegravede agrave travers le

prochain (AE 246)

347

Dans la proximiteacute de lrsquoautre tous les autres que lrsquoautre mrsquoobsegravedent et deacutejagrave lrsquoobsession crie justice reacuteclame mesure et savoir est conscience Le visage obsegravede et se montre entre la transcendance et la visibiliteacuteinvisibiliteacute La signification signifie dans la justice mais aussi plus ancienne qursquoelle-mecircme et que lrsquoeacutegaliteacute par elle impliqueacutee la justice passe la justice dans ma responsabiliteacute pour lrsquoautre dans mon ineacutegaliteacute par rapport agrave celui dont je suis lrsquootage Autrui est drsquoembleacutee le fregravere de tous les autres hommes Le prochain qui mrsquoobsegravede est deacutejagrave visage agrave la fois comparable et incomparable visage unique et en rapport avec des visages preacuteciseacutement visible dans le souci de justice

Malgreacute le fait que lrsquoeacutethique soit un seul-agrave-seul avec le prochain lrsquoobsession que jrsquoai pour lui est

deacutejagrave une obsession pour toute lrsquohumaniteacute Faut-il comprendre que le commandement laquo Tu ne tueras pas raquo a dans sa bouche une signification universelle laquo Tu ne tueras pas de visage raquo et non singuliegravere laquo Tu ne me tueras pas raquo Mais pour le soi assigneacute agrave substitution la diffeacuterence nrsquoa pas de sens puisque sa substitution est conditionneacutee par lrsquoignorance de lrsquohumaniteacute en dehors du visage Pour le soi la deacutecouverte de sa prise dans la fraterniteacute ne peut se faire qursquoapregraves coup devant le tiers De fait mon obsession eacutethique ne connaicirct que le visage et ne passe que par lui mais le sens de cette obsession englobe aussi la justice sans que je le voie dans lrsquoeacutethique ndash puisque le prochain occupe tout le champ Ce nrsquoest qursquoune fois le duo devenu trio que je peux deacuteceler la justice pour le tiers qui mrsquoeacutetait deacutejagrave

signifieacutee dans lrsquoeacutethique Le passage du laquo Tu ne me tueras pas raquo agrave laquo Tu ne tueras nul visage raquo ne prend sens que dans la comparaison des visages qui est justice de lrsquoeacutethique agrave la justice crsquoest un mecircme Bien

qui mrsquoest signifieacute mais dans lrsquoeacutethique je ne rapportais ce Bien qursquoau visage alors que dans la justice je le rapporte aussi au tiers Un mecircme sens signifie drsquoun cocircteacute mon assignation agrave lrsquounique et de lrsquoautre mon assignation agrave toute lrsquohumaniteacute Le sens nrsquoest pas modifieacute puisque dans les deux cas le Bien signifie une responsabiliteacute pour autrui qui mrsquoappelle agrave le faire passer avant moi Aussi le passage de lrsquoeacutethique agrave la justice ne se joue-t-il pas dans lrsquoajout drsquoune nouvelle signification celle de la justice au sens eacutethique mais dans lrsquoaccession agrave une vue plus large sur ce sens qui inclut aussi le tiers Lrsquoenjeu est alors le passage de la transcendance agrave lrsquo(in)visibiliteacute ou drsquoune intrigue relevant de la parole agrave une autre ougrave cette parole devient visibiliteacute

Crsquoest bien entre ces deux cateacutegories que se situe le visage selon notre texte Dans la parole dont

lrsquointrigue est originairement eacutethique et non pheacutenomeacutenale le visage est transcendance Dans la justice ougrave le tiers apparaicirct agrave une conscience les visages ndash celui du prochain comme celui du tiers ndash se font visibles tout en reacutesistant agrave la visibiliteacute (in)visibles Qursquoest-ce agrave dire Il faut noter une ambiguiumlteacute dans lrsquousage que Levinas fait du lexique de lrsquoinvisibiliteacute Degraves Totaliteacute et infini laquo lrsquoInvisible raquo est un nom de lrsquoinfini auquel aspire le Deacutesir meacutetaphysique il deacutesigne alors ce qui transcende les cateacutegories mecircmes de la vision ce qui ne relegraveve pas du visible349 En un autre sens lrsquoinvisible peut deacutenoter ce qui se laisse comprendre agrave partir des cateacutegories du visible sans srsquooffrir agrave la vision Notre texte joue sur ces deux tableaux en tant qursquoil parle le commandement eacutethique le visage ne se laisse pas saisir par les cateacutegories du visible mais en tant que dans la justice il apparaicirct aux cocircteacutes du tiers et se compare agrave lui il se livre aux cateacutegories du visible agrave la fois visible (car compareacute) et invisible (car incomparable

en deacutepit de la comparaison) Il est crucial de saisir cette seconde acception agrave lrsquoœuvre dans le texte elle signifie que mecircme sous le regard comparateur de la conscience qui se soucie de justice le visage

reste invisible tout en eacutetant vu Autrement dit sans la signifiance eacutethique qui fait lrsquoinvisibiliteacute du visage la visibiliteacute des visages dans la justice nrsquoaurait pas lieu Crsquoest pourquoi Levinas preacutecise que la justice passe la justice car tout en comparant les visages et en les voyant eacutegaux dans leur contiguiumlteacute

349 laquo Lrsquoinvisibiliteacute nrsquoindique pas une absence de rapport elle implique des rapports avec ce qui nrsquoest pas

donneacute dont il nrsquoy a pas ideacutee raquo (TI 22)

348

spatiale la conscience conserve la trace drsquoune asymeacutetrie du visage plus haut que moi drsquoune ineacutegaliteacute entre lui et moi Du fait de cette dupliciteacute qui est la compliciteacute entre lrsquoinvisibiliteacute et la visibiliteacute des visages dans la justice ce texte oscille entre deux points de vue revenant sans cesse de lrsquoun agrave lrsquoautre

1 Drsquoun cocircteacute il projette une lumiegravere nouvelle sur lrsquoeacutethique en la regardant depuis la justice voir dans la responsabiliteacute lrsquoobsession pour le tiers et tous les hommes suppose le point de vue de la justice 2

Drsquoun autre cocircteacute il se prononce sur la justice en la reconduisant agrave lrsquoeacutethique voir que la justice passe la justice crsquoest bien revenir agrave la signifiance eacutethique qui rend la justice possible Lrsquo(in)visibiliteacute des visages reacutepond donc agrave un double enjeu elle montre 1 que lrsquoeacutethique se soucie deacutejagrave de justice et 2 que la justice ne tient son essence que de lrsquoeacutethique dont elle procegravede et agrave laquelle elle doit sans cesse revenir Faire de lrsquoobsession pour lrsquoautre une obsession pour les autres nrsquoa de sens que si la justice de la pluraliteacute humaine maintient lrsquoasymeacutetrie de lrsquoobsession

Une premiegravere reacuteponse agrave notre problegraveme est alors possible le tiers fait son entreacutee lorsque le visage

srsquooffre agrave la visibiliteacute Seulement le statut de cette vision est tout agrave fait exceptionnel le visage relegraveve agrave la fois de la vision comparatrice et de la parole incomparable crsquoest pourquoi nous le disons (in)visible

Cette alliance de la parole et de la vision nrsquoest-elle pas contradictoire Degraves la partie III-A de Totaliteacute et infini Levinas demandait laquo le visage nrsquoest-il pas donneacute agrave la vision raquo (TI 203) et reacutepondait de

faccedilon neacutegative car le visage non seulement ne srsquooffre pas agrave la jouissance sensible mais il deacutejoue la connaissance dont la vision est la meacutetaphore privileacutegieacutee Cette double critique de la vision comme jouissance et connaissance est meneacutee tout au long de cette partie III-A agrave partir du thegraveme de la lumiegravere laquo Les objets nrsquoont pas de lumiegravere propre ils reccediloivent une lumiegravere emprunteacutee raquo (TI 72) lrsquoobjet est eacuteclaireacute par la conscience qui lui donne sens en le situant par rapport agrave un contexte qui lrsquoenglobe Seule deacutejoue ce jeu de lumiegravere laquo lrsquoexpeacuterience absolue ougrave lrsquoecirctre luit de sa propre lumiegravere raquo (TI 67) et cet ecirctre crsquoest le visage qui laquo reacutepand la lumiegravere ougrave se voit la lumiegravere raquo (TI 292) Le rapport du visage agrave la vision est donc double si la vision est ce par quoi la conscience maicirctrise lrsquoobjet en projetant sur lui

une lumiegravere qui nrsquoest pas la sienne alors elle manque le visage si la vision est reacuteceptiviteacute drsquoune lumiegravere exteacuterieure nrsquoeacutemanant pas de moi alors ce nrsquoest pas tant le visage qui se donne agrave la vision que

pour ainsi dire la vision qui se donne au visage Degraves 1961 la thegravese qui precircte au visage sa lumiegravere propre en fait lrsquoorigine de la vision Pourtant cette origine nrsquoest pas elle-mecircme pensable dans les

cateacutegories du visible puisqursquoelle relegraveve de la parole Le visage laquo ne peut se dire ni en termes de contemplation ni en termes de pratique raquo laquo sa reacuteveacutelation est parole raquo (TI 210-211) Totaliteacute et infini permet ainsi drsquoexpliquer que le visage suscite la vision Pourtant Autrement qursquoecirctre revient sur la thegravese de 1961 voulant que le visage ne se donne pas agrave la vision en affirmant que les visages sont visibles dans la justice Or cette vision des visages reacuteunit des eacuteleacutements contradictoires puisqursquoen tant que vision elle en appelle agrave la conscience intentionnelle et en tant que vision de visages elle suppose lrsquoentente drsquoune parole eacutethique Dans la justice les visages doivent agrave la fois parler ndash ce en quoi ils deacutejouent la vision ndash et apparaicirctre ndash ce en quoi ils srsquooffrent agrave elle Lrsquo(in)visibiliteacute des visages a son

eacutequivalent dans le moi du trio le moi doit ecirctre et le sujet eacutethique entendant la parole drsquoautrui et la conscience mesurant ses devoirs

Faire la pheacutenomeacutenologie de lrsquoentreacutee du tiers implique alors soit de retrouver dans la parole mecircme

du visage ce par quoi elle srsquoouvre agrave la vision (crsquoest-agrave-dire retrouver la visibiliteacute de la justice dans le

Dire de la substitution) soit de retrouver dans le soi passivement responsable ce par quoi il srsquoouvre agrave lrsquoactiviteacute Or jamais Autrement qursquoecirctre ne deacutecrit dans les pages sur la substitution et lrsquoeacutethique la

faccedilon dont le tiers perce dans le visage Crsquoest la deacutemarche pheacutenomeacutenologique de Levinas qui en est la cause si le tiers est exclu du face-agrave-face il ne peut intervenir avant de faire son entreacutee qui a lieu apregraves

349

lrsquoeacutethique dans la justice Si le mot laquo tiers raquo apparaicirct dans la description il ne peut ecirctre prononceacute que du point de vue de la justice qui deacutejagrave a interrompu lrsquoeacutethique Autrement dit lrsquoeacutenonceacute (1) posant que le tiers me regarde deacutejagrave dans le visage est eacutethiquement imprononccedilable Comment degraves lors acceacuteder au

sens de lrsquoeffacement du tiers dans lrsquoeacutethique Lrsquoeacutethique prononce-t-elle drsquoautres eacutenonceacutes qui sans faire mention du tiers nous permettraient drsquoen comprendre lrsquoeffacement Si laquo la conscience naicirct

comme preacutesence du tiers raquo (AE 249) si donc lrsquoentreacutee du tiers est eacutequivalente agrave lrsquoavegravenement de la conscience il sera possible de comprendre la fraterniteacute du visage et du tiers en inversant le sens de lrsquoapproche en eacutetudiant lrsquoautre pocircle du duo eacutethique il faudra non pas chercher le tiers dans le visage mais la conscience dans le sujet passif La conscience nrsquoavait-elle pas deacutejagrave perceacute dans notre eacutetude du teacutemoignage et de la gloire preacuteciseacutement dans lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini (cf sect31) Si lrsquohypothegravese est feacuteconde on expliquera du mecircme coup lrsquoeacutetrange encadrement de la deacuterivation de la justice par les alineacuteas sur lrsquoeacutenigme en montrant comment le tiers concerne deacutejagrave la penseacutee de lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini Notre meacutethode consiste ainsi agrave deacutecrire lrsquo(in)visibiliteacute du visage telle qursquoelle doit se montrer degraves lrsquoeacutethique non pas dans le visage lui-mecircme mais dans le soi qui lui fait face dans lrsquoeacutenigme de la responsabiliteacute du soi

e) Le second destin du teacutemoignage

Le paragraphe V-3 srsquoorganise drsquoune maniegravere complexe et apparemment discontinue qui semble exceacuteder la seule tacircche de deacuteriver lrsquoecirctre de lrsquoeacutethique En effet ses huit premiers alineacuteas traitent de la question de lrsquoeacutenigme et de la signification exceptionnelle du mot laquo Dieu raquo dans le fil du paragraphe V-2 il faut attendre le neuviegraveme alineacutea pour que le problegraveme de la deacuterivation de lrsquoontologie dans la justice soit poseacute avant que Levinas revienne agrave partir du vingt-deuxiegraveme alineacutea agrave la question de lrsquoeacutenigme et de Dieu Pourquoi cette eacutetrange structure et pourquoi la penseacutee de la justice se trouve-t-elle encadreacutee par une penseacutee de lrsquoeacutenigme et de Dieu Est-ce en raison de lrsquoeacutetrange (in)visibiliteacute du visage que lrsquoeacutethique avait passeacute sous silence

Reprenons lrsquoeacutetude du teacutemoignage de la gloire et de lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini et tacircchons de voir si la

justice srsquoy inscrit effectivement Au chapitre 6 notre eacutetude de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini et du propheacutetisme dans Autrement qursquoecirctre avait abouti agrave lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini Si drsquoun cocircteacute la

gloire deacutesigne lrsquoaccroissement infini de la responsabiliteacute lrsquoideacutee de lrsquoinfini deacutesigne drsquoun autre cocircteacute lrsquoambiguiumlteacute de cette gloire dans sa disproportion avec le preacutesent De mecircme le teacutemoignage est pur Dire distinct du Dit mais le propheacutetisme apparaicirct comme Dire signifiant au sein du Dit Cette ambiguiumlteacute entre la gloire et la preacutesence que deacutenomme lrsquoideacutee de lrsquoinfini peut ecirctre abordeacutee depuis la gloire (crsquoest la voie qursquoa suivie le chapitre 6) ou depuis la preacutesence Comment lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini signifie-t-elle dans la preacutesence Bien que les derniegraveres pages du paragraphe V-2-d drsquoAutrement qursquoecirctre ne deacutecrivent lrsquoeacutenigme que depuis la gloire bien que Levinas nrsquoait semble-t-il pas laisseacute de texte la deacutecrivant depuis la preacutesence ces mecircmes pages nrsquoen contiennent pas moins des traces de la justice 1 Drsquoabord elles

indiquent que le Dire connaicirct un second destin son inscription dans le systegraveme du Dit et renvoient en note aux pages sur la justice du tiers (cf AE 231n1) la justice est reacutefeacutereacutee agrave la penseacutee de lrsquoeacutenigme comme le second destin du teacutemoignage engendrant le Dit 2 Bien que le texte se poursuive en traitant du Dire sans Dit donc en eacutecartant cette allusion agrave la justice lrsquoalineacutea 5 se termine en eacutevoquant la laquo glorification qui est Dire crsquoest-agrave-dire signe donneacute agrave lrsquoautre ndash paix annonceacutee agrave lrsquoautre ndash laquelle est

responsabiliteacute pour lrsquoautre jusqursquoagrave la substitution raquo (AE 231) et cite en note comme verset illustrant cette substitution Isaiumle 57 19 laquo Paix paix dit-il pour qui srsquoest eacuteloigneacute comme pour le plus proche raquo

(AE 231n2) Or crsquoest ce mecircme verset ndash mais citeacute dans une autre traduction ndash que Levinas emploiera

350

au paragraphe V-3 pour deacutecrire le tiers350 Il est eacutetonnant qursquoun mecircme verset situant le lointain (le tiers) agrave cocircteacute du prochain (le visage) puisse aussi bien ecirctre citeacute pour dire la substitution que la justice ougrave celle-ci se trouve contredite Cette mention du tiers faisant son intrusion dans la substitution nrsquoest-

elle pas deacutejagrave lrsquoobsession pour lrsquoautre faisant signe vers lrsquoobsession pour tous les autres Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini ne suppose-t-elle pas la justice Le paragraphe V-2-d preacutecise (AE 232)

Possibiliteacute de trouver anachroniquement lrsquoordre dans lrsquoobeacuteissance mecircme et de recevoir lrsquoordre agrave

partir de soi-mecircme ndash ce retournement de lrsquoheacuteteacuteronomie en autonomie est la faccedilon mecircme dont lrsquoinfini se passe ndash et que la meacutetaphore de lrsquoinscription de la loi dans la conscience exprime drsquoune maniegravere remarquable conciliant (en une ambivalence dont la diachronie est la signification mecircme et qui dans le preacutesent est ambiguiumlteacute) lrsquoautonomie et lrsquoheacuteteacuteronomie

Nous avons deacutejagrave citeacute et eacutetudieacute ce texte au chapitre 6 du point de vue de la glorification eacutethique de lrsquoinfini Mais il se laisse eacutegalement interpreacuteter du point de vue de la justice agrave travers ses reacutefeacuterences agrave

la loi la conscience lrsquoautonomie le preacutesent Si ma conscience ne srsquoeacuteveille qursquoavec le tiers le passage de la sujeacutetion eacutethique agrave la conscience ou de lrsquoheacuteteacuteronomie agrave lrsquoautonomie ne peut ecirctre compris que comme mouvement de lrsquoeacutethique agrave la justice Ce texte traduit ce mouvement dans le langage eacutethique en montrant comment dans le Dit mecircme du teacutemoin le Dire auquel ce Dit reacutepond deacuterange et appelle Or ce qui concerne ici lrsquoeacutenigme Dire-Dit peut ecirctre retourneacute du point de vue du Dit et de la justice En effet toute la penseacutee du teacutemoignage de Levinas consistant agrave entendre dans la reacuteponse lrsquoappel qui la suscite crsquoest bien la reacuteponse qui est le nœud de lrsquoattention du pheacutenomeacutenologue Dans cet entrelacement de lrsquoappel et de la reacuteponse lrsquoappel a un sens univoque (invocation agrave autrement qursquoecirctre agrave moi adresseacutee par

le prochain) mais la reacuteponse prend deux sens qui forment les deux sens de lrsquoeacutenigme elle deacutesigne soit le Dire soit le Dit Drsquoabord en tant que sujet passif de lrsquoeacutethique je suis responsable jusqursquoagrave la

substitution et cette responsabiliteacute est le premier sens de la reacuteponse le visage mrsquoappelle pour mrsquoassigner agrave lrsquoobligation Dans ce cas lrsquoeacutenigme est pleinement eacutethique Mais ensuite en tant que conscience eacuteveilleacutee agrave la justice jrsquoai agrave reacutepondre de ma responsabiliteacute je me dois de penser et drsquoagir avec justice Ce second sens de la reacuteponse qui suppose la justice est preacuteciseacutement ce par quoi lrsquoeacutenigme est un certain rapport deacutemesureacute entre la gloire et la preacutesence le Dire et le Dit ou lrsquoeacutethique et la justice Le retournement de lrsquoheacuteteacuteronomie en autonomie ou lrsquoinscription de la loi dans la conscience crsquoest la justice elle-mecircme justice inspireacutee justice signifiant dans la trace de lrsquoinfini La seule eacutegaliteacute des consciences nrsquoest pas une justice si elle ne srsquoinscrit pas dans la trace de la proximiteacute Lrsquoeacutenigme deacutesigne aussi bien lrsquoeacutethique en tant qursquoelle eacuteveille la justice comme reacuteponse agrave la responsabiliteacute que la justice en tant qursquoelle se deacutepasse vers lrsquoeacutethique qui est son sens et sa raison drsquoecirctre

Lrsquoeacutethique est drsquoembleacutee un appel agrave la justice car laquo agrave la transcendance ndash agrave lrsquoau-delagrave de lrsquoessence qui

est aussi ecirctre-au-monde ndash il faut lrsquoambiguiumlteacute raquo (AE 238) La confusion des cateacutegories atteint ici son paroxysme lrsquoautrement qursquoecirctre et lrsquoecirctre se confondent dans lrsquoeacutenigme qui passe de lrsquoheacuteteacuteronomie agrave lrsquoautonomie et appelle deacutejagrave dans la substitution mecircme agrave la justice Mais pour qui lrsquoeacutenigme apparaicirct-elle dans sa confusion Non pas pour le soi eacutethique que sa passiviteacute retranche en deccedilagrave de lrsquoecirctre mais pour le sujet conscient Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini est la rencontre de deux faccedilons de penser lrsquoeacutethique et lrsquoontologique de sorte qursquoelle suppose et la substitution et la conscience La justice est donc le seul lieu possible pour que lrsquoinfini se montre dans son eacutenigme lrsquoinfini est eacutenigmatique car il deacuterange encore la conscience intentionnelle dans la justice malgreacute lrsquoimpossibiliteacute drsquoen acqueacuterir la certitude

Lrsquoeacutenigme est preacuteciseacutement cet entre-deux laquo entre la transcendance et la visibiliteacuteinvisibiliteacute raquo (AE

350 laquo Paix paix au prochain et au lointain raquo (AE 245) Sur lrsquointerpreacutetation de ce verset voir infra

351

246) ougrave les visages obsegravedent tout en se montrant crsquoest-agrave-dire ougrave le tiers fait son entreacutee Par conseacutequent la justice trouve sa condition de possibiliteacute dans lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini en tant que confusion du Dire et du Dit Ce texte joue sur lrsquoambiguiumlteacute de la reacuteponse exigeacutee dans lrsquoeacutethique En un premier sens lrsquoeacutethique

ne mrsquoappelle pas agrave la reacuteponse mais agrave la responsabiliteacute de sorte qursquoelle me signifie une pure heacuteteacuteronomie une pure obeacuteissance Mais se retrouver dans lrsquo(in)condition de lrsquoobeacuteissant crsquoest avoir agrave

obeacuteir Drsquoougrave le second sens ougrave la responsabiliteacute qui mrsquoincombe est appel agrave reacutepondre agrave agir institution de ma liberteacute et de ma conscience ndash et donc institution de la justice Cette eacutenigme de lrsquoinfini que jusqursquoagrave preacutesent nous avions interpreacuteteacutee comme lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoeacutethique dans son propheacutetisme peut deacutesormais ecirctre lue dans le sens contraire comme ambiguiumlteacute de la justice signifiant lrsquoeacutethique Lrsquoeacutenigme est aussi bien le passage de lrsquoheacuteteacuteronomie agrave lrsquoautonomie que le passage de lrsquoautonomie agrave lrsquoheacuteteacuteronomie

En retrouvant la justice dans la penseacutee de lrsquoeacutenigme nous sommes agrave mecircme de reacutesoudre plusieurs

difficulteacutes 1 La premiegravere concerne lrsquoinclusion de lrsquoobsession pour tous les autres dans la substitution Selon notre texte la confusion de lrsquoautonomie et de lrsquoheacuteteacuteronomie est la signification mecircme crsquoest-agrave-

dire la substitution Comment le comprendre La substitution mrsquoassigne agrave la passiviteacute du soi et en ce sens je suis pure heacuteteacuteronomie sans autonomie Pourtant je ne me sais moi-mecircme passif qursquoau sein de

mon activiteacute dans la mise en question de mon conatus par le prochain la passiviteacute pure de lrsquoeacutethique ne srsquoexpose que dans la deacutefection de lrsquoactiviteacute lrsquoappel dans la reacuteponse et lrsquoheacuteteacuteronomie dans lrsquoautonomie Ma substitution est lrsquoambiguiumlteacute de lrsquoheacuteteacuteronomie investissant lrsquoautonomie ndash et crsquoest en cela que consiste le teacutemoignage de lrsquoinfini Certes lrsquoeacutenigme ne mentionne pas le tiers mais elle en appelle agrave la conscience en la mettant en question et crsquoest cet appel venu du visage qui donne agrave la justice du tiers son sens Ma substitution dans cette mise en question est deacutejagrave appel agrave la penseacutee et agrave la justice 2 La justice et lrsquoeacutethique se diffeacuterencient donc par les deux figures de la subjectiviteacute qursquoelles convoquent La pure passiviteacute du soi lrsquoastreint agrave la substitution alors que son activiteacute inspireacutee par la

passiviteacute lrsquoastreint au souci de justice dans la fraterniteacute Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini est une dialectique de la bonne et de la mauvaise conscience la substitution est deacuterangement absolu de la bonne conscience

par la mauvaise la justice est exercice de la bonne conscience en reacuteponse agrave la mauvaise ndash De fait il faut conclure que la justice fait partie inteacutegrante de lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini et participe de son caractegravere

eacutenigmatique Lrsquoeacutenigme qui est la structure ambigueuml de lrsquoappel et de la reacuteponse joue sur la dupliciteacute de la reacuteponse ndash reacutepondre crsquoest soit autrement-qursquoecirctre (ecirctre-investi-responsable) soit ecirctre-juste (avoir-agrave-reacutepondre) Du fait de cette ambiguiumlteacute jamais la conscience ne peut dire avec certitude que son action de justice procegravede drsquoun appel infini lrsquoinfini conserve son eacutenigme et la passiviteacute de son passage Mais il passe selon deux intrigues qui correspondent aux deux sens de la reacuteponse soit la substitution soit le souci de justice Notre retour sur la pheacutenomeacutenologie de lrsquoeacutenigme nous permet ainsi de comprendre que la justice appartienne drsquoembleacutee au sens de lrsquoeacutethique malgreacute lrsquoeffacement des autres dans la substitution le passage agrave la justice est preacuteciseacutement ce qursquoeffectue la substitution en mettant mon ecirctre

en question mais la justice nrsquoest justice que si elle maintient la trace de lrsquoabsolue prioriteacute du visage sur moi Lrsquoappel agrave la justice ne peut ecirctre entendu que dans la trace de lrsquoappel eacutethique

Pourtant crsquoest sans faire entrer le tiers que nous avons deacuteceleacute par le deacutetour de lrsquoavegravenement de la

conscience la naissance latente de la justice dans lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini Notre approche visant agrave

expliciter la deacuterivation eacutenigmatique de la justice agrave partir de lrsquoeacutethique reste insatisfaisante elle a permis de preacuteciser la possibiliteacute de cette deacuterivation mais reste incapable de lrsquoeffectuer Pour le savoir

nous devons nous tourner vers les conseacutequences de cette entreacutee du tiers dans le face-agrave-face

352

sect50 Analyse formelle de la justice

a) Trouble dans la responsabiliteacute

La justice commence avec lrsquoentreacutee du tiers Mais devant qui surgit le tiers et en interrompant

quelle situation Le tiers fait son entreacutee devant moi deacuterangeant mon duo avec le visage qui me tient dans la responsabiliteacute La justice est le devenir de la subjectiviteacute absolument passive de lrsquoeacutethique qui dans sa substitution voit le tiers faire son entreacutee Crsquoest donc du point de vue du sujet eacutethique qursquoil faut demander qui est le tiers laquo Le tiers est autre que le prochain mais aussi un autre prochain mais aussi un prochain de lrsquoAutre et non pas simplement son semblable raquo (AE 245) Cette proposition dit trois eacutenonceacutes qui introduisent une grande confusion eacutethique (2) le tiers est autre que le prochain (3) le tiers est un autre prochain (4) le tiers est un prochain de lrsquoautre Ces trois eacutenonceacutes jouent sur trois concepts (le tiers lrsquoautre le prochain) les articulant drsquoune maniegravere complexe qui appelle une analyse propositionnelle preacutecise Seul le mot laquo tiers raquo a dans ces propositions un sens univoque il est toujours sujet de la phrase Dans la citation Levinas nrsquoeacutecrit ce mot qursquoune fois faisant ensuite varier le sens

des mots laquo prochain raquo et laquo autre raquo se rapportant agrave lui La difficulteacute de lrsquointerpreacutetation tient donc agrave la multipliciteacute des usages de ces deux mots Levinas procegravede par des seacuteries de glissements seacutemantiques

si bien que chacun des eacutenonceacutes bouleverse les rapports eacutetablis dans les autres Notre interpreacutetation doit donc consister en une tentative de reacuteeacutecriture qui atteigne le sens de ces propositions tout en prenant compte de leur ambivalence Nous deacutenombrons trois personnages de lrsquointrigue moi le visage le tiers De mecircme nous notons la relation eacutethique ecirctre prochain pourhellip (reacuteciproquement ecirctre sujet pourhellip) qursquoil faut dissocier du visage (reacuteciproquement du moi) en raison de la deacutemultiplication de la proximiteacute qursquointroduit le tiers Chacun de ces eacutenonceacutes glose sur la place du tiers dans lrsquoeacutethique et exprime une des modaliteacutes de son entreacutee dans le face-agrave-face de faccedilon incomplegravete Partons du face-agrave-face ougrave le visage est prochain pour moi

(2) Si le tiers est autre que le visage crsquoest qursquoil apparaicirct agrave cocircteacute de lui sans lrsquoocculter il entre dans mon duo avec le visage qui se fait trio De mecircme que le visage nrsquoest rencontreacute que face-agrave-face le tiers

ne fait son entreacutee que par rapport agrave ce mecircme face-agrave-face qursquoil interrompt et dont il reccediloit son nom de laquo tiers raquo ou troisiegraveme homme Le substantif laquo tiers raquo deacutesigne en effet une personne qui srsquoajoute qui est

eacutetrangegravere agrave un ensemble de deux personnes et lrsquoexpression laquo en tiers raquo deacutesigne une personne exclue des relations qursquoont deux autres personnes Lrsquoeacutenonceacute (2) conformeacutement agrave cette acception de la langue franccedilaise nous apprend que le tiers est perccedilu agrave partir drsquoun face-agrave-face plus originaire qursquoil interrompt donc en relation avec le visage Levinas filera plus loin en ce sens la meacutetaphore de la distance le tiers eacutetant le lointain preacuteciseacutement parce que drsquoabord le visage est le proche Avec le tiers le duo devient trio ndash mais le trio srsquoentend toujours par rapport au duo qursquoil deacuterange et ce passage au trio est le premier changement que le tiers introduit dans lrsquoeacutethique Outre cela lrsquoeacutenonceacute peut suggeacuterer que le tiers et le visage diffegraverent de nature Est-ce le cas Ce sont les deux eacutenonceacutes suivants qui le disent le

deuxiegraveme par rapport agrave moi et le troisiegraveme sans moi (3) Le tiers est un autre prochain mais pour qui pour moi ou pour le visage En fait la question

ne se pose pas encore les trois eacutenonceacutes (et mecircme tout lrsquoalineacutea 12 jusqursquoau verset drsquoIsaiumle) sont eacutecrits du point de vue du sujet eacutethique et comme il nrsquoy a de prochain que pour lui dans le duo asymeacutetrique lrsquoideacutee drsquoun autre prochain ne prend sens que par rapport agrave lui Ici il est donc dit le tiers est prochain

pour moi il surgit agrave cocircteacute du visage qui deacutejagrave est prochain pour moi Crsquoest le deuxiegraveme deacuterangement de lrsquoeacutethique le tiers deacutedouble ma responsabiliteacute si bien que je suis agrave la fois responsable du visage et

responsable du tiers Jrsquoai deux prochains dans le trio le visage et le tiers de sorte que le trio est fait de deux duos ougrave jrsquooccupe le rocircle de sujet Lrsquoeacutenonceacute (3) pose donc le deacutedoublement de la responsabiliteacute le

353

surgissement drsquoun deuxiegraveme duo cette fois avec le tiers qui a pour caracteacuteristique de ne pas effacer le premier duo avec le visage Il approfondit lrsquoeacutenonceacute (2) en preacutecisant le sens du nouveau duo avec le tiers Ces deux eacutenonceacutes peuvent encore ecirctre compris comme une extension de ma responsabiliteacute hors

des limites du face-agrave-face comme une application des cateacutegories du face-agrave-face au duo moi-tiers Or lrsquoeacutenonceacute (4) introduit un autre duo qui ne mrsquoinclut pas

(4) Le tiers est un prochain de lrsquoautre et non son semblable en quoi cette proposition est-elle un nouveau duo qui exclut le moi Alors que dans les eacutenonceacutes (2) et (3) les personnages du duo avaient une relation fixe (sujet-pour ou prochain-pour) dans lrsquoeacutenonceacute (4) le trio donne aux personnages du duo originaire moi-visage des rocircles nouveaux qursquoils nrsquoavaient pas dans ce duo En effet lrsquoeacutenonceacute (4) affirme qursquoil existe une relation entre le tiers et le visage agrave laquelle je suis exteacuterieur ndash un duo qui ne me comprend pas Non pas que cette relation ne me concerne pas et qursquoelle eacutechappe agrave mon obligation eacutethique mais elle ne me concerne qursquoindirectement puisqursquoelle nrsquoest immeacutediate qursquoentre le visage et le tiers Si le tiers est prochain pour le visage alors le visage est sujet pour le tiers Dans ce face-agrave-face ougrave je ne suis pas inclus la seule relation directe est la proximiteacute entre le visage et le tiers Nous avions montreacute au chapitre 5 que la substitution supposait qursquoautrui avait des responsabiliteacutes et nous avions

reacuteconcilieacute cela avec lrsquoasymeacutetrie eacutethique en disant que jrsquoassumais ultimement toutes les obligations mecircme celles drsquoautrui de sorte que les siennes eacutetaient drsquoabord les miennes Cependant dans ce duo

entre le visage et le tiers cette substitution ne srsquoapplique plus qursquoindirectement les responsabiliteacutes du visage sont drsquoabord les siennes puis les miennes Le troisiegraveme duo vient limiter ma substitution Le fait que le visage commute de rocircle drsquoun duo agrave lrsquoautre contredit lrsquoeacutethique De quoi il faut conclure que la responsabiliteacute subit une limitation avec lrsquoentreacutee du tiers

Marquons un arrecirct car deacutejagrave nous avons trahi notre intention premiegravere Nous cherchons agrave deacutecrire la

faccedilon dont le tiers apparaicirct au sujet passif de la substitution Les trois eacutenonceacutes sont bien dits du point de vue du sujet passif mais sont-ils dicibles agrave partir de lui Autrement dit sa position drsquootage du

prochain permet-elle au sujet passif de prononcer ces eacutenonceacutes Lrsquoeacutenonceacute (2) deacutecrivant lrsquoapparition du tiers agrave cocircteacute du visage lrsquoest en effet puisque crsquoest pour moi que le tiers se montre tiers Lrsquoeacutenonceacute (3)

deacutecrivant ma nouvelle proximiteacute avec le tiers lrsquoest aussi puisqursquoil mrsquoassigne agrave une passiviteacute que je vis agrave la premiegravere personne Mais lrsquoeacutenonceacute (4) est probleacutematique Le sujet passif peut certes prononcer lui-

mecircme sa deuxiegraveme partie agrave savoir que le tiers nrsquoest pas le semblable du visage puisque le tiers en tant qursquoil paraicirct agrave cocircteacute du visage et autre que le visage lui est bien dissemblable Pourtant la premiegravere partie de lrsquoeacutenonceacute deacutetermine plus avant cette dissemblance en posant que le tiers est un prochain de lrsquoautre Or demande D Franck laquo qui peut le dire autrui ou moi raquo351 En tant que sujet passif je ne peux pas le dire puisque lrsquoeacutenonceacute (4) contredit ma substitution Pourtant la justice devant deacuteriver de lrsquoeacutethique il faut que cet eacutenonceacute qui la deacutefinit soit eacutethiquement justifiable ndash il faut qursquoil trouve dans lrsquoeacutethique sa neacutecessiteacute Il ne reste qursquoune issue seul le visage peut dire que le tiers est un prochain pour lui ce qui implique que ma responsabiliteacute eacutethique contienne deacutejagrave une reacutefeacuterence au tiers Lrsquoeacutenonceacute

(4) suppose comme condition de possibiliteacute lrsquoeacutenonceacute (1) mon obsession pour lrsquoautre est drsquoembleacutee une obsession pour tous les autres

Que mrsquoapprennent ces trois premiers eacutenonceacutes sur la justice et le tiers Entrant dans le duo

originaire que je forme avec le visage le tiers appelle lui aussi des relations de proximiteacute avec nous

Or les trois duos ainsi deacuteduits sont tous dissemblables (2) le visage et moi formons un duo originaire dont le tiers confirme la primauteacute en nrsquoapparaissant qursquoapregraves lui (3) mon propre duo avec le tiers est

351 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 222

354

second par rapport agrave ce duo originaire et donc par rapport au visage qursquoil maintient formant un duo dans le trio (4) le duo entre le tiers et le visage mrsquoexclut prenant la forme drsquoun duo sans moi exteacuterieur aux deux autres duos Je suis en duo (originaire) avec le visage je suis en duo (dans le trio)

avec le tiers mais je demeure hors du duo entre eux deux Nrsquoest-ce pas contradictoire Comment puis-je agrave la fois ecirctre responsable du visage et du tiers infiniment Et comment agrave cocircteacute de ces deux

responsabiliteacutes infinies puis-je rester en dehors de la proximiteacute du tiers et du visage qui limite ma substitution Il y a lagrave une grande contradiction eacutethique ndash crsquoest-agrave-dire une contradiction dans le commandement adresseacute au sujet responsable lrsquoentreacutee du tiers drsquoune part deacutemultiplie ma responsabiliteacute en lrsquoeacutetendant agrave lui drsquoautre part la mesure en mrsquoexcluant drsquoune partie de la proximiteacute Qursquoest-ce qui alors mrsquoest commandeacute dans la justice Que faire eacutethiquement de cette contradiction Quelle responsabiliteacute doit avoir la prioriteacute celle que jrsquoai pour le visage ou celle que jrsquoai pour le tiers Ma proximiteacute avec le tiers a-t-elle la mecircme force eacutethique que ma proximiteacute avec le visage Ce questionnement est le reacutesultat positif qursquoengendrent les trois eacutenonceacutes deacutefinissant le tiers Nous avons commenteacute la premiegravere phrase de lrsquoalineacutea 12 de ce paragraphe V-3 et dans la suite de lrsquoalineacutea Levinas preacutecise la double orientation du questionnement que le tiers fait naicirctre en moi Le premier type de

question concerne ce troisiegraveme duo qui mrsquoexclut entre le tiers et le visage Tout en eacutetant responsable de cette relation jrsquoen suis exteacuterieur Degraves lors la premiegravere question consiste agrave srsquoenqueacuterir de cette

relation et du rocircle que je peux y jouer conformeacutement agrave lrsquoappel eacutethique Ensuite un second problegraveme surgit qui concerne cette fois le deacutedoublement de ma proximiteacute entre le visage et le tiers il srsquoagit de savoir agrave qui ma responsabiliteacute doit aller en prioriteacute Les questions qursquoeacuteveille en moi lrsquoentreacutee du tiers paraissent alors insolubles Comment reacutesoudre la difficulteacute souleveacutee par la naissance de ces questions En pensant preacuteciseacutement leur statut de question

b) Une question de conscience

Les questions qui surgissent du fait de lrsquoentreacutee du tiers sont poseacutees agrave la premiegravere personne par le moi voyant le tiers apparaicirctre agrave cocircteacute du visage Ces questions de prioriteacute ne sont pas poseacutees par un

philosophe tentant de clarifier apregraves coup dans lrsquoeacuteloignement et le calme de la reacuteflexion la situation nouvelle creacuteeacutee par la justice elles sont le pheacutenomegravene positif qui naicirct dans le sujet avec lrsquoentreacutee du

tiers le fait nouveau majeur pour la subjectiviteacute Lrsquoeacutethique ne laisse pas le temps agrave la question elle est pure sujeacutetion donation de moi agrave autrui avant tout choix et avant toute question Srsquointerroger sur le rocircle que lrsquoeacutethique mrsquoassigne crsquoest donc deacutejagrave avoir quitteacute lrsquoeacutethique Le fait de poser des questions suppose un pouvoir de recul ndash une conscience Si lrsquoentreacutee du tiers est lrsquoeacuteveil de la question alors elle est lrsquoeacuteveil de la conscience Qursquoest-ce agrave dire Cet alineacutea 12 est eacutecrit du point de vue du sujet eacutethique or il apparaicirct maintenant que cette prise de vue obeacuteit agrave une logique ineacutedite en eacutethique celle de la comparaison Les trois eacutenonceacutes que nous commentons ne font en effet rien drsquoautre que comparer le visage et le tiers Avec le tiers fait son entreacutee le pouvoir de comparer qui se nomme conscience et qui

nrsquoest pas une simple conseacutequence de lrsquoentreacutee du tiers mais coiumlncide avec cette entreacutee mecircme En effet laquo lrsquoentreacutee du tiers crsquoest le fait mecircme de la conscience raquo (AE 246) laquo la conscience naicirct comme preacutesence du tiers raquo (AE 249) Le tiers est autrui dans ma naissance agrave la conscience mon accession agrave la penseacutee et agrave lrsquoecirctre ougrave la proximiteacute me porte agrave chercher justice pour autrui Le tiers et la conscience sont chacun la condition de possibiliteacute de lrsquoautre sans le tiers je resterais le sujet passif de lrsquoeacutethique sans

la conscience le tiers ne serait mecircme pas visible Admettons ainsi avec Levinas un nouvel eacutenonceacute (5) Lrsquoentreacutee du tiers est lrsquoavegravenement de la conscience ce qui signifie le tiers fait son entreacutee comme

naissance de la conscience Du fait de ce nouvel eacuteleacutement la deacutemarche que nous avons jusqursquoagrave preacutesent suivie se trouve modifieacutee nous avons commenceacute avec les trois premiers eacutenonceacutes agrave deacutecrire la faccedilon

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dont lrsquoentreacutee du tiers venait changer le face-agrave-face eacutethique du point de vue du sujet passif tentant de deacutefinir le trio drsquoapregraves la responsabiliteacute que le visage exige de lui Mais cette deacutemarche est impossible en raison drsquoune part de la contradiction eacutethique que le tiers introduit dans la responsabiliteacute elle-mecircme

drsquoautre part de la transformation que le sujet subit en naissant agrave la conscience La rationaliteacute eacutethique ndash lrsquoobeacuteissance agrave la responsabiliteacute ndash nrsquoest plus le seul fil que notre deacutemarche ait agrave suivre il nous faut

deacutesormais tenir compte de lrsquoeacuteveil drsquoune nouvelle rationaliteacute comparatrice theacuteorique intentionnelle Lrsquoentreacutee du tiers aux cocircteacutes du visage justifie lrsquousage de mon pouvoir de comparaison dans le but

de reacutepondre agrave la multiplication des devoirs que cette entreacutee produit Ce pouvoir est au service de la question laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice Question de conscience raquo (AE 245) soit aussi bien lrsquoaffaire exigeacutee de la conscience que la question poseacutee par la conscience En effet la question admet deux conditions de possibiliteacute 1 la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini dans lrsquoeacutethique qui est la signifiance de toute question et 2 la conscience intentionnelle eacuteveilleacutee dans la justice qui seule a le pouvoir de poser les questions Du fait de ses deux conditions la question de conscience doit se comprendre en deux sens agrave la fois comme une mise en question eacutethique et comme une question

theacutematique 1 La question de conscience est drsquoabord une modification de la responsabiliteacute susciteacutee par la comparaison du visage et du tiers une exigence issue de lrsquoeacutethique de reacutepondre aux problegravemes de la

venue du tiers laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo signifie en ce sens laquo Qursquoest-ce que la justice exige de moi raquo Cette question obeacuteit agrave la rationaliteacute propre de lrsquoeacutethique qui est obeacuteissance au commandement du visage ici obeacuteissance agrave lrsquoexigence de justice que les proximiteacutes du trio mrsquoadressent Je suis investi drsquoune exigence de servir autrui issue de lrsquoeacutethique et que lrsquoon peut nommer laquo souci de justice raquo (AE 246) 2 Ensuite du fait de la confusion et des contradictions introduites par le tiers dans ma responsabiliteacute la conscience questionne en vue de connaicirctre ce qursquoest la justice Animeacutee par la rationaliteacute comparatrice de la logique qui pose les problegravemes et les reacutesout elle tente de clarifier les problegravemes et de les reacutesoudre par le jugement laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo signifie en ce sens

laquo Qursquoest-ce que la justice raquo La conscience naicirct en vue de lrsquoenquecircte neacutecessaire agrave la deacutefinition mecircme de la justice au deacutevoilement de son essence

La conscience eacuteveilleacutee dans le moi lrsquoeacuteloigne du prochain et du tiers Cette prise de distance qui

est la condition de possibiliteacute du questionnement nrsquoest pas possible dans lrsquoeacutethique ougrave la responsabiliteacute est si grande qursquoelle interdit toute reacuteflexion Par conseacutequent lrsquoapparition de la conscience suppose que la responsabiliteacute ait relacirccheacute son eacutetreinte sur le sujet qursquoelle ne soit plus infinie Quelle responsabiliteacute mrsquoincombe dans la justice Quelle conscience ai-je de cette responsabiliteacute atteacutenueacutee 1 La limitation de la responsabiliteacute nous eacutetait deacutejagrave apparue avec lrsquoeacutenonceacute (4) selon lequel le tiers est un prochain de lrsquoautre qui interrompait la substitution par un duo entre le visage et le tiers qui ne me concernait qursquoindirectement agrave travers les deux autres duos ougrave je suis sujet Mais cette limitation apparaicirct aussi comme une neacutecessiteacute logique agrave la conscience du juste Il nrsquoest pas possible de reacutepondre au visage sans

risquer de leacuteser le tiers ma responsabiliteacute pour lrsquoun peut contredire ma responsabiliteacute pour lrsquoautre Pour agir avec justice il faut que ma reacuteponse envers lrsquoun soit limiteacutee par ce que je dois agrave lrsquoautre La justice implique donc la limitation des responsabiliteacutes les unes par les autres La responsabiliteacute dans la justice est mesureacutee et limiteacutee 2 Or si une proximiteacute mrsquoengage aussi bien aupregraves du tiers que du visage lrsquoexigence de justice qui mrsquoest adresseacutee est celle de lrsquoeacutegaliteacute La justice obeacuteit agrave un principe

drsquoeacutegaliteacute parce que la conscience le visage et le tiers se tiennent dans laquo une copreacutesence sur un pied drsquoeacutegaliteacute comme devant une cour de justice raquo (ibid) Mais comment mrsquoapparaissant dans lrsquoespace de

la justice le tiers et le visage peuvent-ils se montrer sur un pied drsquoeacutegaliteacute alors qursquoils ne sont pas semblables Crsquoest la conscience qui opegravere cette eacutegalisation ou plutocirct cette eacutegalisation est elle-mecircme

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la possibiliteacute de la conscience puisqursquoil faut la possibiliteacute de voir les visages dans un mecircme espace pour que la conscience apparaisse La conscience est la comparaison des visages comme eacutegaux dans la justice 3 Lrsquoeacutenonceacute (4) introduit la commutabiliteacute la possibiliteacute drsquoeacutechanger les rocircles drsquoun duo agrave

lrsquoautre Il affirme en effet que le tiers est prochain pour le visage ce qui place le visage dans une position de sujet eacutethique Mais puisque le visage est prochain pour moi il est agrave la fois prochain (pour

moi) et sujet (pour le tiers) La comparaison de mon duo avec le visage et du duo entre le visage et le tiers assigne agrave ce mecircme visage deux places incompatibles dans lrsquoasymeacutetrie eacutethique il est aussi bien sujet que prochain Cette commutation des rocircles est probleacutematique y a-t-il drsquoautres duos que ceux que nous avons deacutenombreacutes Apparemment le deacutenombrement est complet (trois duos entre trois personnages) mais les relations eacutetant asymeacutetriques on peut envisager leur renversement Ainsi lrsquoeacutenonceacute (4) dit que le tiers est un prochain de lrsquoautre mais pourquoi ne dit-il pas que lrsquoautre est un prochain du tiers Il nrsquoy a pas de raison agrave ce que le tiers soit prochain pour le visage plutocirct que le visage soit prochain pour le tiers Lrsquoeacutenonceacute (4) est inversible pour une conscience qui recherche lrsquoeacutegaliteacute dans leur dissemblance qui est leur propre proximiteacute le visage et le tiers sont responsables lrsquoun de lrsquoautre reacuteciproquement De lagrave une nouvelle contradiction eacutethique un duo perd lrsquounilateacuteraliteacute

de son asymeacutetrie Le duo tiers-visage est agrave la fois asymeacutetrique et inversible chacun eacutetant prochain et sujet pour lrsquoautre les duos sont reacuteciproques 4 Ultime conseacutequence logique du trio la reacuteciprociteacute des

responsabiliteacutes sourd de cette double asymeacutetrie entre le visage et le tiers Or si le tiers est un prochain de lrsquoautre ne suis-je pas moi-mecircme un prochain de lrsquoautre Si les rocircles sont inversibles si chaque personnage du trio peut ecirctre prochain il srsquoensuit logiquement que jrsquoai moi aussi des droits Si le Dire nrsquoest plus laquo agrave sens unique raquo (AE 245) les responsabiliteacutes sont reacuteciproques et jrsquoen beacuteneacutefice eacutegalement Lrsquoeacutegaliteacute du tiers et du visage ne mrsquoexclut plus et je fais moi aussi partie inteacutegrante de la socieacuteteacute des hommes Lrsquoasymeacutetrie eacutethique laisse place agrave la mesure agrave la symeacutetrie et agrave la reacuteciprociteacute de la justice

Ces conseacutequences que la conscience tire en exerccedilant son pouvoir de comparaison ne relegravevent

cependant que drsquoun seul versant de la justice Ces deacuteductions se justifient-elles eacutethiquement et non pas seulement logiquement La justice procegravede de la signifiance du visage et les deacuteductions que tirent la

conscience tiennent leur validiteacute non pas seulement de la coheacuterence des jugements qursquoelle forme mais de leur ancrage dans la responsabiliteacute eacutethique Or nrsquoavons-nous pas abuseacute de la deacuteduction en

tirant les conseacutequences logiques du trio sans les justifier eacutethiquement Reprenons donc lrsquoexamen 1 La limitation de la responsabiliteacute est neacutecessaire eacutethiquement en raison du fait que le tiers est selon lrsquoeacutenonceacute (3) un prochain responsabiliteacute lui est due et par conseacutequent le tiers doit capter une part de mon obligation envers le visage 2 Il en va de mecircme pour le principe de lrsquoeacutegaliteacute entre le visage et le tiers Ma responsabiliteacute mrsquooblige envers lrsquoun comme envers lrsquoautre et me signifie une fraterniteacute du tiers et du visage En preacutesence du tiers lrsquoeacutethique mrsquoapprend que je dois justice agrave toute lrsquohumaniteacute eacutegalement 3 Et moi Si lrsquoeacutethique est mise en question de mon droit drsquoecirctre appel agrave justifier mon conatus suis-je en droit de deacuteduire que lrsquoeacutegaliteacute de tous les hommes mrsquoinclut aussi Pourtant deacuteduire

que la justice srsquoeacutetend agrave moi ce nrsquoest pas meacuteriter un droit mais mrsquoen saisir ce nrsquoest pas justifier mon ecirctre mais me rendre moi-mecircme justice En deacuteduisant logiquement de lrsquoentreacutee du tiers que je suis moi aussi prochain pour autrui je commets une injustice envers autrui en cessant drsquoecirctre-pour-lui Qursquoest-ce qui justifiera du point de vue de lrsquoeacutethique le retournement de ma responsabiliteacute pour autrui en une responsabiliteacute drsquoautrui pour moi La gracircce de Dieu

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c) Gracircce agrave Dieu Le visage et le tiers sont-ils obligeacutes envers moi Drsquoun point de vue logique le retournement de

mon obligation envers lrsquoautre en une obligation de lrsquoautre envers moi est neacutecessaire dans la justice Ma prise de conscience que je suis un prochain pour autrui justifie logiquement lrsquoeacutenonceacute suivant je suis

moi aussi un autre pour les autres Mais comment le justifier eacutethiquement Ma responsabiliteacute dans lrsquoeacutethique me commande une obeacuteissance sans aucun eacutegard pour mon propre droit Lrsquoeacutethique deacutesigne autrui comme le seul beacuteneacuteficiaire de la responsabiliteacute au point que ma position dans lrsquointrigue est injuste et arbitraire Lrsquoeacutethique mrsquooblige sans reacuteserve dans une asymeacutetrie qui mrsquointerdit de preacutetendre agrave des droits La venue du tiers ne reacutesout pas la difficulteacute puisqursquoelle multiplie les responsabiliteacutes sans justifier en quoi je pourrais preacutetendre en beacuteneacuteficier La preacutesence du tiers dans le visage fregravere de tous les hommes ne justifie pas le fait que le tiers et le visage soient aussi fregraveres pour moi Par conseacutequent il nous est impossible de justifier du point de vue de lrsquoeacutethique le retournement de la responsabiliteacute

Crsquoest pourquoi Levinas dans lrsquoalineacutea 15 du paragraphe V-3 preacutesente une situation encore ineacutedite

venant justifier ce retournement La relation avec le tiers est une correction de lrsquoasymeacutetrie eacutethique Dans la justice la responsabiliteacute trouve un point drsquoarrecirct propice agrave la penseacutee ougrave ma relation agrave lrsquoilleacuteiteacute se

trouve aussi bien trahie que traduite trahie puisque son excegraves est mesureacute traduite puisque cette mesure est la reacuteponse agrave lrsquoexcegraves prenant en compte la preacutesence du tiers En prenant conscience de ma proximiteacute avec autrui je traduis ma responsabiliteacute dans lrsquoordre theacutematique du devoir Mais cette objectivation perd la trace dont elle objectivise le passage le teacutemoignage de lrsquoinfini advenant dans la passiviteacute absolue de mon obligation envers autrui est deacutejoueacute dans la justice ougrave la symeacutetrie corrige cette emphase unilateacuterale De lrsquoilleacuteiteacute il ne saurait y avoir une trace dans la justice au mecircme sens que dans lrsquoeacutethique Et pourtant la justice contient une nouvelle relation agrave lrsquoilleacuteiteacute La trahisontraduction de ma relation agrave lrsquoilleacuteiteacute ouvre sur une nouvelle relation que Levinas nomme la gracircce ou lrsquoaide de Dieu

La responsabiliteacute en se limitant et en se deacutemultipliant srsquooffre agrave de nouvelles possibiliteacutes dans la justice notamment celle de pouvoir srsquoinverser en ma faveur La justice mrsquooctroie le droit que lrsquoeacutethique

me refusait laquo Crsquoest gracircce agrave Dieu seulement que sujet incomparable agrave Autrui je suis abordeacute en autre comme les autres crsquoest-agrave-dire pour moi Gracircce agrave Dieu je suis autrui pour les autres Dieu nrsquoest pas

en cause comme un preacutetendu interlocuteur la correacutelation reacuteciproque me rattache agrave lrsquoautre homme dans la trace de la transcendance dans lrsquoilleacuteiteacute raquo (AE 247) Il nous faut donc admettre un nouvel eacutenonceacute (6) laquo Gracircce agrave Dieu raquo je suis moi aussi un prochain pour les autres Ces lignes eacutenoncent 1 dans la justice je suis sujet pour autrui et je beacuteneacuteficie de droits 2 ce renversement de sujet responsable en sujet eacutegal drsquoautrui est une gracircce que Dieu mrsquoaccorde 3 cette eacutegaliteacute est une relation agrave autrui qui srsquoeffectue aussi dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute

1 Que je sois autre pour les autres dans la justice crsquoest lagrave une conseacutequence logiquement

neacutecessaire de la correction de lrsquoasymeacutetrie eacutethique La relation entre moi et autrui est envisageable dans sa reacuteciprociteacute crsquoest-agrave-dire lrsquoinversion des rocircles La conscience de lrsquoeacutethique implique la conscience de mes droits dans le retournement de lrsquoeacutethique Toutefois cette neacutecessiteacute que nous preacutesentons ici sous la forme drsquoune deacuteduction analytique agrave partir du concept de justice ne saurait se manifester de la sorte au sujet eacutethique Avec lrsquoentreacutee du tiers le sujet que je suis est toujours pris dans lrsquoexigence eacutethique de la

proximiteacute et doit servir le prochain mais aussi tous les autres hommes La responsabiliteacute qui guide toujours son action et sa penseacutee ne lui permet pas agrave elle seule drsquoopeacuterer le retournement deacuteductif ougrave il

deacutecouvre ses droits Il faut donc que lrsquoentreacutee du tiers ne soit pas seulement la deacutemultiplication de ma responsabiliteacute pour les autres mais aussi la possibiliteacute de beacuteneacuteficier agrave mon tour de cette responsabiliteacute

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ndash agrave savoir drsquoecirctre le prochain drsquoautrui Il faut que dans la justice je sois aussi en position de recevoir le service drsquoautrui Autrui le fregravere de tous les hommes est aussi mon fregravere ndash et en ce sens aussi mon obligeacute Par conseacutequent mon statut de membre de la socieacuteteacute eacutegal drsquoautrui et digne drsquoavoir des droits

nrsquoest pas deacuteductible du seul fait que la responsabiliteacute se deacutemultiplie puisqursquoil suppose un deuxiegraveme facteur agrave savoir un lacirccher-prise de ma responsabiliteacute un suspens de mon obligation se manifestant

par le retournement effectif de ma responsabiliteacute ndash autrui venant agrave mon secours faisant preuve agrave son tour de fraterniteacute envers moi Crsquoest en raison de cette neacutecessiteacute drsquoun lacirccher-prise de lrsquoeacutethique que les lignes que nous commentons ne parlent pas drsquoune deacuteduction de son eacutegaliteacute avec autrui par le sujet mais drsquoune aide accordeacutee au sujet dans la justice Crsquoest lrsquoaide de Dieu qui en libeacuterant lrsquoemprise de la responsabiliteacute et en me faisant autre pour les autres mrsquoautorise (eacutethiquement) agrave parler drsquoune reacuteciprociteacute entre autrui et moi Quelle est la nature de cette aide et comment se manifeste-t-elle

2 Cette aide vient de Dieu gracircce agrave Dieu je suis autrui pour les autres crsquoest-agrave-dire que les autres mrsquoabordent pour moi et non pour me commander Cette proposition introduit bien le second facteur dont nous avons montreacute la neacutecessiteacute la relation agrave autrui change de nature et ne relegraveve plus de la responsabiliteacute ou plutocirct inverse le sens de lrsquoobligation Ce nrsquoest pas moi qui dois venir au secours

drsquoautrui mais autrui qui vient au mien Ce renversement est une gracircce que me deacutelivre autrui la responsabiliteacute que jrsquoai pour lui lacircchant sa prise sur moi et donnant naissance agrave ma liberteacute Dans cet

alineacutea 15 Levinas introduit donc une thegravese absolument inouiumle en soulignant qursquoil existe un autre type de relation agrave autrui ougrave celui-ci me dispense une gracircce dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute laquo le passage de Dieu dont je ne peux parler autrement que par reacutefeacuterence agrave cette aide ou agrave cette gracircce est preacuteciseacutement le retournement du sujet incomparable en membre de la socieacuteteacute raquo (ibid) Mais pourquoi Dieu intervient-il dans ce renversement et comment

3 Levinas preacutecise que lrsquoilleacuteiteacute laisse sa trace dans cette deacutefeacuterence nouvelle drsquoautrui agrave mon eacutegard Le passage de Dieu se fait trace dans mon accession au rang de sujet digne de droit membre de la socieacuteteacute Cette thegravese a de quoi surprendre Levinas emploie une cateacutegorie eacutethique (la trace de lrsquoilleacuteiteacute) agrave

propos drsquoune relation qui est la traductiontrahison de lrsquoeacutethique (le renversement de la responsabiliteacute en gracircce) Or le sens de la trace se trouve lui-mecircme inverseacute dans cette trahison puisque lrsquoilleacuteiteacute ne

passe plus dans le deacuterangement qui mrsquooblige agrave lrsquoeacutegard drsquoautrui mais dans la gracircce qui fait lacirccher la prise de la responsabiliteacute sur moi Degraves lors la justice bouleverse la compreacutehension que nous avions

acquise de la trace agrave partir de lrsquoeacutethique La trace ne signifie pas uniquement le commandement mais aussi son renversement agrave savoir le passage de la perseacutecution agrave la bienveillance Voilagrave qursquoautrui se soucie de moi et agrave mes legravevres vient le rendre gracircce laquo me voici raquo se retournant en laquo gracircce agrave Dieu raquo352 Crsquoest lagrave le second destin du teacutemoignage Dieu venant agrave lrsquoideacutee autrement que dans lrsquoeacutethique dans la divine faveur de lrsquoallegravegement du poids eacutethique ou de son inversion pour moi Ce destin est un autre devenir du teacutemoignage ou du Dire mon Dire non plus en guise de responsabiliteacute infinie pour autrui mais en guise de gracircce rendue agrave Dieu du bien qursquoIl mrsquoaccorde en mrsquoeacutelisant dans la fraterniteacute des hommes Elu agrave teacutemoigner de ma responsabiliteacute pour autrui je suis aussi eacutelu agrave sieacuteger parmi les hommes

en eacutegal et agrave rendre gracircce de la place qui mrsquoest donneacutee dans la socieacuteteacute Cette thegravese est la source de la coheacuterence de la penseacutee de la justice autant que de ses difficulteacutes Elle en est la coheacuterence en tant

352 laquo On trsquoa fait connaicirctre ocirc homme ce qui est bien ce que le Seigneur exige de toi rien drsquoautre que

respecter le droit aimer la fideacuteliteacute [la gracircce] et trsquoappliquer agrave marcher avec ton Dieu raquo (Micheacutee 6 8) Selon ce verset lrsquoamour du prochain et lrsquoœuvre de justice sont inseacuteparables le bien auquel Dieu mrsquoassigne et qui me commande drsquoaimer mon prochain est lui-mecircme la gracircce par laquelle la justice se fait si bien que Levinas peut deacutecrire dans une mecircme trace de lrsquoilleacuteiteacute le laquo me voici raquo et le laquo gracircce agrave Dieu raquo Le Dictionnaire critique de theacuteologie note que dans lrsquoAncien Testament la gracircce se manifeste drsquoabord comme lrsquoamour de Dieu pour son peuple mais peut ensuite srsquoentendre comme relation agrave lrsquoindividu (op cit article laquo Gracircce raquo p 601)

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qursquoelle accomplit la deacuterivation de la justice agrave partir de lrsquoeacutethique De fait jusqursquoagrave preacutesent cette deacuterivation ne nous eacutetait apparue que dans un versant celui de lrsquoextension de la responsabiliteacute agrave tous les hommes Il restait toutefois agrave inclure le sujet responsable lui-mecircme dans cet eacutelargissement de lrsquoeacutethique

agrave toute la socieacuteteacute Or si nous lrsquoavions fait par voie de deacuteduction en tirant analytiquement mon eacutegaliteacute avec les hommes de la reacuteciprociteacute ameneacutee par la justice notre deacutemarche aurait eacuteteacute incomplegravete nous

nrsquoaurions fait que deacutemontrer la neacutecessiteacute de lrsquoeacutegaliteacute du sujet avec tous les membres de la socieacuteteacute sans deacuteterminer en quoi cette eacutegaliteacute est une exigence proprement inspireacutee par lrsquoilleacuteiteacute elle-mecircme Au contraire en deacutecrivant la gracircce de Dieu nous accomplissons ces deux buts

Mais cette thegravese nrsquoest pas sans poser des problegravemes lieacutes au statut de cette gracircce Le laquo gracircce agrave

Dieu raquo signifie-t-il comme Dire Crsquoest ce qui deacutecoule du fait que mon accession au statut de membre de la socieacuteteacute signifie dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute le laquo gracircce agrave Dieu raquo par lequel je rends gracircce de cette deacutelivrance est preacuteciseacutement cette trace cette passiviteacute teacutemoignant drsquoune intrigue nouvelle Ainsi la gracircce de Dieu est une autre relation passive agrave autrui supposant la responsabiliteacute mais ne revenant pas agrave elle et qui teacutemoigne de lrsquoinfini Mais comment peut-il y avoir un Dire signifiant autrement que dans le

commandement eacutethique Le statut exceptionnel de la gracircce de Dieu brouille les distinctions que nous avons eacutetablies entre la justice et lrsquoeacutethique la justice nrsquoest plus simplement un passage de lrsquoeacutethique agrave la

conscience de lrsquoeacutethique mais bien lrsquoeacuteveil drsquoune nouvelle intrigue entre moi les autres et lrsquoilleacuteiteacute dont le sens diffegravere de celui de la responsabiliteacute Ces descriptions reposent sur la transposition du concept de trace hors de lrsquoeacutethique et sur la deacuteviation de son sens initial La trace deacutesigne la faccedilon qursquoa lrsquoilleacuteiteacute de passer dans le pheacutenomegravene sans srsquoy inscrire en deacuterangeant sa manifestation Dans lrsquoeacutethique elle passe dans lrsquoaccroissement infini de la responsabiliteacute jusqursquoagrave la substitution Dans la justice elle passe dans le retournement de ma condition drsquootage en sujet membre de la socieacuteteacute Drsquoune intrigue agrave lrsquoautre le passage de lrsquoilleacuteiteacute consiste en une certaine passiviteacute du sujet face agrave autrui passiviteacute de la substitution pour lrsquoune passiviteacute de la gracircce reccedilue pour lrsquoautre Cette passiviteacute autorise Levinas agrave

parler de trace de lrsquoilleacuteiteacute agrave propos de la justice et ce malgreacute le fait que celle-ci soit lrsquoorigine du pheacutenomegravene qui fige la trace en essence

Mais il faut deacuteterminer le sens speacutecifique de la trace comme aide divine et la faccedilon dont cette

gracircce vient complexifier le rapport de lrsquoeacutethique et de la justice La justice deacuterive de lrsquoeacutethique or la justice est aussi bien conscience de lrsquoeacutethique que gracircce de Dieu Il nous reste alors agrave montrer en quoi le laquo gracircce agrave Dieu raquo deacuterive du laquo me voici raquo ce que lrsquoon ne saurait faire agrave partir du sujet eacutethique qui est pure expiation de soi malgreacute soi et pour autrui Le retournement de lrsquoun-pour-lrsquoautre en lrsquoautre-pour-moi ne peut se justifier eacutethiquement que dans le passage de lrsquoilleacuteiteacute qui commande au Bien Lrsquoilleacuteiteacute qui mrsquoenseigne le sens du Bien dans lrsquoeacutethique en mrsquoobligeant agrave la responsabiliteacute est aussi celle qui dans la justice mrsquoenseigne que jrsquoimporte au Bien elle est dans lrsquoeacutethique le Bien que je dois et dans la justice le Bien qui aussi mrsquoest ducirc ndash le Bien que nous nous devons les uns aux autres Par conseacutequent

la gracircce de Dieu deacuterive de lrsquoeacutethique dont elle est le retournement Mais comment la justice peut-elle ecirctre porteuse drsquoun Dire absent de lrsquoeacutethique agrave savoir le rendre gracircce passif du sujet agrave lrsquoilleacuteiteacute La gracircce de Dieu est une trace paradoxale puisqursquoelle ne peut surgir dans lrsquoeacutethique Elle suppose la symeacutetrie et la reacuteciprociteacute de la justice dont elle me fait beacuteneacuteficier aussi la justice est-elle porteuse drsquoune trace eacutethiquement impossible en tant qursquoelle est lrsquoinversion de lrsquoeacutethique Lrsquoilleacuteiteacute peut donc passer en

deacutelivrant le sujet responsable de sa charge en le libeacuterant de lrsquoemprise de lrsquoautrement qursquoecirctre Les deux traces que Levinas deacutecrit forment ainsi deux rapports contradictoires de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique

comme responsabiliteacute la trace est mise en question de mon ecirctre et appel agrave autrement qursquoecirctre comme gracircce elle est suspension de la deacutemesure de lrsquoautrement qursquoecirctre et accession agrave lrsquoecirctre Degraves lors

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eacutethiquement impossible la gracircce de Dieu est une trace qui ne passe qursquoavec lrsquoentreacutee du tiers Pourtant cette entreacutee est aussi lrsquoeacuteveil de la conscience et de la pheacutenomeacutenaliteacute La gracircce de Dieu ne relegraveve donc pas du type de pheacutenomeacutenaliteacute engendreacute par la justice mais bien de la signifiance du Dire ndash crsquoest

pourquoi Levinas la nomme trace de lrsquoilleacuteiteacute Or si la gracircce de Dieu est eacutethiquement impossible elle est une signifiance eacutethique engendreacutee par le tiers et absente de lrsquoeacutethique Lrsquoilleacuteiteacute a bien une faccedilon de

passer selon une modaliteacute eacutethique ndash la trace ndash qui nrsquoest pas issue de lrsquoeacutethique elle-mecircme mais de son retournement par la justice

Alors que lrsquoeacutetude de la justice srsquoeacutetait donneacute pour but de deacuteriver lrsquoontologie et la conscience de

lrsquoeacutethique voici qursquoelle deacutecouvre que la gracircce de Dieu ne laisse pas sa trace dans lrsquoeacutethique et qursquoelle neacutecessite la justice (et donc lrsquoontologie) pour passer Il y a bien un Dire dont le sens excegravede lrsquoeacutethique et suppose la justice crsquoest le laquo gracircce agrave Dieu raquo Faut-il en conclure que la justice ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique contrairement aux affirmations de Levinas mais qursquoelle relegraveve drsquoune autre intrigue du Dire et qursquoainsi loin drsquoecirctre un non-sens lrsquoontologie admet une relation propre agrave lrsquoilleacuteiteacute Ou faut-il penser que le laquo gracircce agrave Dieu raquo procegravede encore du laquo me voici raquo bien qursquoil en contredise le laquo sens unique raquo

III Lrsquoeacutethique en question Autrement qursquoecirctre nrsquoa-t-il pas pour projet de retrouver dans laquo lrsquoun pour lrsquoautre la signifiance

mecircme de la signification raquo (AE 17) Pourtant agrave lrsquoheure de la deacuterivation de lrsquoontologie depuis la signifiance de la substitution la justice se reacutevegravele porteuse drsquoune trace de lrsquoilleacuteiteacute dont la signification dans la substitution nrsquoa rien drsquoeacutevident Pour maintenir la coheacuterence de sa penseacutee ougrave la primauteacute revient agrave lrsquoeacutethique sur lrsquoontologie Levinas soutient que la justice eacutetait deacutejagrave et drsquoembleacutee signifieacutee dans

lrsquoeacutethique Cette thegravese est-elle veacuterifiable ou nrsquoest-elle qursquoune proposition ad hoc donnant un secours injustifieacute agrave une penseacutee faisant face agrave son aporie Ce qui est en question ici crsquoest le sens lui-mecircme

dont Levinas dit qursquoil tient son origine dans lrsquoanarchie du Bien Car en deacutecelant dans la justice donc dans lrsquoontologie une trace du passage du Bien Levinas semble dire malgreacute lui que la justice recegravele un sens nouveau absent de lrsquoeacutethique la substitution ne serait donc pas lrsquoorigine de tout sens Serait-elle alors une abstraction la partition drsquoun sens plus large dont la justice serait elle le veacuteritable drame Lrsquoaporie ne conduirait-elle pas agrave la primauteacute de la justice sur lrsquoeacutethique

sect51 Les contradictions du sens

a) Les apories de la deacuterivation

Le visage qui efface les autres dans ma substitution me les signifie comme tiers Le face-agrave-face est lrsquooptique faisant apparaicirctre les autres comme tiers dans la justice Lrsquoentreacutee du tiers dans le face-agrave-

face passe par le visage en tant que crsquoest lui qui mrsquoindique le tiers comme son fregravere mais elle contredit en mecircme temps le face-agrave-face en instaurant lrsquoeacutegaliteacute des hommes par la gracircce de Dieu Drsquoune part le visage produit la figure agrave travers laquelle je me rapporte aux autres (accomplissant la deacuterivation) mais

drsquoautre part ma relation au tiers rend visible une justice qui ne procegravede pas entiegraverement de lrsquooptique eacutethique (deacutejouant la deacuterivation) Ce jeu dialectique autorise Levinas agrave parler drsquoune deacuterivation de la

justice agrave partir de lrsquoanarchie eacutethique qui ne reviendrait pas agrave un fondement Pourtant nrsquoest-ce pas lagrave une maniegravere biaiseacutee de lire la contradiction introduite par la justice La deacuterivation telle que Levinas la conccediloit suppose en effet une compatibiliteacute de sens entre la substitution et le souci de justice que

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preacuteciseacutement la contradiction de lrsquoeacutethique par le tiers rend probleacutematique Le souci de justice est-il conciliable avec la substitution Jusqursquoagrave preacutesent la justice nous est apparue dans une dialectique subtile de la deacuterivation (de lrsquoontologie agrave partir de lrsquoeacutethique) et de la correction (de la substitution par

lrsquoeacutegaliteacute) Mais comment le deacuteriveacute peut-il corriger ce dont il deacuterive sans rompre la deacuterivation Comment la justice peut-elle signifier une intrigue qui nrsquoeacutetait pas apparue dans lrsquoeacutethique Pour le

savoir il faut examiner les quatre contradictions eacutethiques que la justice introduit en corrigeant lrsquoexcegraves de la substitution les deux premiegraveres lieacutees agrave la correction les deux autres agrave lrsquoimpossibiliteacute

(A) Le tiers introduit drsquoabord des contradictions au sens ougrave il multiplie les duos et ougrave ceux-ci ne

peuvent coexister sur un mecircme plan dans leur radicaliteacute eacutethique agrave cette deacutemultiplication correspond une mesure une reacuteversibiliteacute et une reacuteciprociteacute qui contredisent lrsquoeacutethique en instaurant lrsquoeacutegaliteacute et la symeacutetrie Mais ces contradictions loin de deacutetruire lrsquoobeacuteissance eacutethique la confortent puisqursquoelles naissent en la mettant en œuvre Crsquoest en eacutetendant la responsabiliteacute au-delagrave des limites du seul face-agrave-face que je me retrouve devant des obligations deacutemultiplieacutees se contredisant lrsquoune lrsquoautre de sorte que la primauteacute de lrsquoeacutethique fonctionne agrave plein dans ce jeu drsquooppositions Aussi faut-il voir agrave ce niveau de

la contradiction non pas une reacutefutation de lrsquoeacutethique par la justice mais lrsquoatteacutenuation de lrsquoeacutethique par elle-mecircme ou par son extension agrave de nouveaux duos ougrave le sens excessif de chaque duo jouant contre

tous les autres engendre le trouble eacutethique qui deacutefinit la justice Il faudrait donc parler ici de jeu de forces conflictuelles suscitant la recherche drsquoun eacutequilibre plutocirct que de contradiction crsquoest en se deacutemultipliant elle-mecircme que lrsquoeacutethique engendre la justice qui la trouble

(B) Pourtant la justice avec lrsquoentreacutee du tiers teacutemoigne drsquoune intrigue nouvelle que lrsquoeacutethique ne

contenait pas la gracircce de Dieu passant elle aussi dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute Alors que la proximiteacute devait seule laisser la trace de lrsquoinfini voici que lrsquoeacutegaliteacute dans la proximiteacute est porteuse drsquoune trace dont le sens corrige celui de lrsquoeacutethique contrairement au laquo sens unique raquo du laquo me voici raquo seulement

favorable au visage le laquo gracircce agrave Dieu raquo me rend justice ainsi qursquoau tiers Or ces deux changements correspondent chacun agrave une forme diffeacuterente de correction 1 Pour que la justice deacuterive de lrsquoeacutethique

Levinas avance lrsquoeacutenonceacute (1) faisant de la substitution une prise dans la fraterniteacute mais la preacutesence du tiers dans le visage ne pouvant ecirctre dite que depuis la justice cet eacutenonceacute apparaicirct comme un Dit en

retour de la justice sur lrsquoeacutethique une contra-diction qui pose problegraveme en raison de sa forme (car si la justice est lrsquoorigine drsquoun Dit sur lrsquoeacutethique elle nrsquoen est peut-ecirctre pas deacuteriveacutee) comme de son contenu (car si le droit du tiers est inscrit dans ma substitution ougrave il est effaceacute la substitution nrsquoest plus agrave sens unique) Lrsquoeacutenonceacute (1) corrige le face-agrave-face en contredisant lrsquoeffacement des autres et en y faisant entrer le tiers au sein de ma substitution 2 Lrsquoeacutethique est corrigeacutee en un second sens par lrsquointroduction de la gracircce de Dieu qui constitue une autre maniegravere qursquoa lrsquoilleacuteiteacute de passer impossible agrave lrsquoeacutethique La justice est donc lrsquooccasion drsquoun second Dit lrsquoeacutenonceacute (6) sur lrsquoinfini ougrave celui-ci passe drsquoune faccedilon impreacutevisible en eacutethique qui nrsquoest pas signifieacutee par la substitution Au point que lrsquoon pourrait dire

gracircce agrave Dieu la substitution qui est la signifiance du sens nrsquoest pas tout le sens gracircce agrave Dieu la substitution irreacuteversible peut se retourner en ma faveur Lrsquointrigue de lrsquoilleacuteiteacute est plus large que la substitution qursquoelle doit corriger pour signifier dans la gracircce ndash Nous ne pouvons plus agrave ce niveau dire que lrsquoeacutethique se corrige elle-mecircme ici crsquoest la justice qui corrige lrsquoeacutethique

(C) Outre les apories lieacutees agrave la correction la justice implique des eacuteleacutements impossibles agrave lrsquoeacutethique pourtant impliqueacutes par la figure du tiers Les autres me sont signifieacutes par le visage comme tiers de

sorte que la figure du tiers se voit investie de proprieacuteteacutes deacutefinies par des cateacutegories eacutethiques Le tiers est lrsquoautre de lrsquoautre crsquoest-agrave-dire tous les autres tels qursquoils mrsquoapparaissent agrave travers le visage et agrave cocircteacute

362

de lui Le visage est le meacutediateur de ma relation au tiers lrsquoopeacuterateur par lequel srsquoaccomplit lrsquooptique qui fait apparaicirctre les autres comme tiers Pourtant cette meacutediation du visage constitutive de la notion mecircme de tiers est absolument incompatible avec les proprieacuteteacutes eacutethiques que Levinas precircte par ailleurs

au tiers il en reacutesulte que la figure du tiers est eacutethiquement impossible Deacutemontrons la veacuteraciteacute de notre critique en eacutetudiant lrsquoalliance contradictoire dans le tiers entre meacutediation du visage et proximiteacute

Levinas soutient deux thegraveses incompatibles 1 crsquoest le visage qui me fait voir les autres comme tiers 2 le tiers est mon prochain Ces deux thegraveses respectivement avanceacutees dans les eacutenonceacutes (1) et (3) sont incompossibles En effet lrsquoideacutee de proximiteacute implique un rapport direct sans meacutediation entre moi et le prochain crsquoest lagrave tout le nerf de lrsquoeacutethique levinassienne Comment se pourrait-il alors que le tiers soit mon prochain si ma relation avec lui passe toujours par la meacutediation du visage Certes la meacutediation est ici tregraves singuliegravere puisque le visage me deacutesigne le tiers comme son fregravere et que selon lrsquoeacutenonceacute (1) le tiers mrsquoobsegravede dans mon obsession pour le visage Mais preacuteciseacutement crsquoest bien selon cet eacutenonceacute agrave travers mon obsession pour le visage que mrsquoobsegravede le tiers si bien que mon duo avec le visage est la meacutediation neacutecessaire agrave mon duo avec le tiers Pour parler de proximiteacute entre moi et le tiers conformeacutement agrave lrsquoeacutenonceacute (3) selon lequel le tiers est un autre prochain il faut bien que le tiers

entre en relation directe de proximiteacute avec moi que je le rencontre effectivement sans que notre relation ait agrave passer par le visage il faut donc qursquoil ne soit plus un tiers mais bien un autre visage

survenant sans passer par le premier Or Levinas ayant eacutecarteacute lrsquoideacutee que le tiers apparaisse empiriquement comme un troisiegraveme homme interrompant le duo la condition ne saurait ecirctre remplie La theacuteorie du tiers crsquoest-agrave-dire la theacuteorie que ma relation aux autres hommes passe par ma proximiteacute avec autrui suppose lrsquoaberration drsquoune proximiteacute meacutediatiseacutee Je ne suis jamais seul-agrave-seul avec le tiers en tant que tiers et celui-ci ne saurait jamais en tant que tiers ecirctre mon prochain au mecircme titre que le visage il est impossible que le tiers soit mon prochain par la meacutediation du visage

(D) Cette aporie lieacutee agrave la meacutediation du visage dans mon rapport au tiers a enfin une conseacutequence

que Levinas nrsquoa peut-ecirctre pas mesureacutee dans toute son ampleur comme lrsquoa bien vu D Franck le statut du tiers est source drsquoune ultime contradiction la plus grave de toutes car eacutethiquement injustifiable Si

la justice deacuterive de la signifiance eacutethique elle signifie dans la trace de la proximiteacute du prochain laquo la justice ne demeure justice que dans une socieacuteteacute ougrave il nrsquoy a pas de distinction entre proches et lointains

mais ougrave demeure aussi lrsquoimpossibiliteacute de passer agrave cocircteacute du plus proche raquo (AE 248) Faut-il en conclure que la justice ne parvient pas agrave corriger malgreacute lrsquoeacutegaliteacute qursquoelle instaure entre tous les hommes lrsquoeffacement du tiers dans lrsquoeacutethique Crsquoest bien lrsquoobjection que D Franck formule agrave lrsquoeacutegard de la justice drsquoAutrement qursquoecirctre laquo Si la reacuteveacutelation du tiers ineacuteluctable dans le visage ne se produit qursquoagrave travers le visage il est possible de consideacuterer que la relation avec le prochain preacutecegravede la relation avec le tiers puisque crsquoest agrave travers lrsquoun que mrsquoest accessible lrsquoautre Mais dans ce cas le prochain passe avant le tiers je ne suis pas assigneacute avec la mecircme urgence par lrsquoun et lrsquoautre et ne peux reacutepondre agrave celui-ci comme agrave celui-lagrave353 Autrement dit le tiers doit toujours attendre pour lui lrsquourgence nrsquoest pas

extrecircme et agrave son eacutegard la proximiteacute du prochain vaut deacuteni de justice Est-ce possible et surtout eacutethiquement possible A lrsquoeacutevidence non et il est impossible de restreindre le beacuteneacutefice de la proximiteacute agrave autrui seul raquo354 Lrsquoobjection naicirct de la meacutediation neacutecessaire que le visage opegravere entre moi et le tiers ce nrsquoest que par rapport au duo que le tiers fait son entreacutee de sorte qursquoil arrive toujours en second apregraves le visage Le tiers passe en ce sens apregraves le visage et cette attente est injustifiable lrsquoeacutethique

353 On ne saurait interpreacuteter drsquoune autre faccedilon les mots de la preacuteface agrave lrsquoeacutedition allemande de Totaliteacute et

infini eacutevoquant laquo hellipla justice drsquoautre part ougrave le droit drsquoautrui ndash mais obtenu apregraves enquecircte et jugement ndash srsquoimpose avant celui du tiers raquo (TI II)

354 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 235

363

mrsquoassigne avec une urgence absolue envers autrui si bien que le tiers ne peut pas eacutethiquement agrave la fois ecirctre mon prochain et attendre Pour qursquoune telle contradiction nrsquoait pas lieu il aurait fallu qursquoil existe entre moi et le tiers une proximiteacute immeacutediate qui ne passe pas par le visage Mais le visage eacutetant

celui qui me tourne vers le tiers et me le fait voir la proximiteacute avec le visage eacutetant en ce sens la seule optique du tiers le visage passe avant le tiers et celui-ci se trouve victime de ce que D Franck nomme

avec raison un deacuteni de justice Ce deacuteni opegravere agrave double titre dans lrsquoeacutethique le tiers est effaceacute par le visage et il doit attendre et la justice qui procegravede de lrsquoeacutethique porte la trace de cette ineacutegaliteacute fondamentale et ne la corrige pas non seulement parce que ce retard est irreacutecupeacuterable mais aussi parce que la justice passe la justice et revient agrave lrsquoeacutethique

La justice du tiers contredit sa fonction transcendantale de deacuterivation de lrsquoeacutethique drsquoau moins

deux faccedilons elle est porteuse drsquoun sens exceacutedant le sens unique de la substitution et le corrigeant (B) et elle fait apparaicirctre les autres sous la figure impossible du tiers (C D)

1 La correction de lrsquoasymeacutetrie eacutethique par le tiers355 suppose comme lrsquoindique la grammaire du mot laquo correction raquo un point de vue normatif supeacuterieur agrave lrsquoeacutethique et donc une dimension de sens qui

ne soit pas eacutethique Si corriger crsquoest faire disparaicirctre ou relever un eacutecart par rapport agrave une norme en vue de la reacutetablir ou de la faire respecter alors le tiers en corrigeant lrsquoasymeacutetrie restitue la norme

veacuteritable dont lrsquoeacutethique srsquoeacutetait eacutecarteacutee et la justice est le moyen par lequel le Bien corrige le sens excessif que lui avait donneacute la substitution celle-ci srsquoest eacutecarteacutee par excegraves du sens du Bien et le Bien lui-mecircme exige la correction de ces excegraves Crsquoest pourquoi cette correction dans la justice passe elle aussi dans la trace de lrsquoilleacuteiteacute sous la modaliteacute de la gracircce de Dieu Crsquoest parce que lrsquoilleacuteiteacute elle-mecircme corrige lrsquoeacutethique qursquoelle peut passer dans la justice Le sens du Bien ne mrsquoest donc pas entiegraverement signifieacute dans lrsquoeacutethique celle-ci apparaissant deacutesormais comme une intrigue partielle et partiale dont le tiers corrige les excegraves Faut-il alors dire que la justice est la veacuteritable intrigue de lrsquoilleacuteiteacute parce qursquoelle corrige lrsquoexcegraves eacutethique

2 Lrsquoimpossibiliteacute de la figure du tiers reacuteside agrave la fois dans le fait que le tiers possegravede des traits contradictoires et dans le deacuteni de justice dont le tiers est victime par rapport au visage Elle deacutetruit

lrsquoideacutee de deacuterivation si le tiers deacuterive du visage il ne peut pas ecirctre mon prochain et passe apregraves lui il faut donc que le tiers ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique et institue avec moi un rapport direct ougrave il est

veacuteritablement mon prochain Pour reacutesoudre lrsquoaporie de lrsquoincompatibiliteacute des eacutenonceacutes (1) et (3) et du deacuteni de justice du tiers il faut contrecarrer la deacuterivation de la justice par lrsquoeacutethique Levinas lrsquoa-t-il fait A-t-il lui-mecircme accordeacute au tiers un statut qui ne deacuterive pas de la meacutediation du visage

b) La mise en question de la deacuterivation

Lrsquointerpreacutetation de D Franck donne une premiegravere reacuteponse agrave ces deux ordres de problegravemes Les

apories que la justice soulegraveve montrent que celle-ci ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique il est impossible tant

logiquement qursquoeacutethiquement qursquoelle le fasse il faut mecircme renverser lrsquoordre et dire que crsquoest lrsquoeacutethique qui deacuterive de la justice Lrsquoobjection consiste agrave retourner les analyses de Levinas en montrant comment elles reacutevegravelent malgreacute elles la primauteacute de la justice La thegravese de D Franck revient alors agrave faire de la justice la situation complexe originelle et signifiante dont Levinas aurait abstrait le face-agrave-face eacutethique plus simple et deacuteriveacute lrsquoeacutethique est lrsquoabstraction ou la deacuteformation de la justice La primauteacute

de la justice sur lrsquoeacutethique signifie ainsi 1 que le fait de la pluraliteacute humaine est anteacuterieur agrave la position de nrsquoimporte quel duo 2 que le sens de la substitution est second et deacuteforme le sens premier de la

355 laquo La relation avec le tiers est une incessante correction de lrsquoasymeacutetrie de la proximiteacute raquo (AE 246)

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justice 3 et donc que lrsquoilleacuteiteacute (ou le Bien ou Dieu) ne passe veacuteritablement que dans la justice Pour accomplir son projet de deacuterivation de lrsquoontologie par lrsquoeacutethique Levinas doit reconnaicirctre la preacutesence du tiers dans le face-agrave-face et ainsi la neacutecessiteacute pour lrsquoeacutethique de se reacutefeacuterer agrave la pluraliteacute humaine agrave son

sens drsquoeacutegaliteacute et agrave un Dieu de justice Or bien que nous souscrivions aux objections qui la suscitent cette conclusion nous semble trop radicale le geste par lequel D Franck renverse toute lrsquoentreprise

levinassienne invalide toute la penseacutee de lrsquoeacutethique et de lrsquoinfini Nrsquoest-il pas possible de donner une interpreacutetation plus conciliante des apories de la justice sans trancher le nœud gordien Ne pourrait-on pas expliquer pourquoi Levinas nrsquoa pas vu la contradiction de sa penseacutee du tiers On peut adopter deux types de solutions devant les apories que nous avons souleveacutees soit maintenir la deacuterivation et renverser la hieacuterarchie entre lrsquoorigine et son deacuteriveacute (crsquoest le choix de D Franck) soit renoncer agrave lrsquoideacutee de deacuterivation et recourir agrave un autre scheacutema explicitant le rapport entre eacutethique et justice

La premiegravere branche de lrsquoalternative est leacutegitime car elle renonce agrave la diffeacuterence entre lrsquoecirctre et

lrsquoautrement qursquoecirctre Il nrsquoy a degraves lors plus de difficulteacute agrave parler de deacuterivation car deacuteriver revient ainsi agrave fonder sur lrsquoecirctre la justice eacutetant selon D Franck premiegravere elle fournit lrsquointrigue drsquoougrave la relation

intersubjective tire son sens comme eacutegaliteacute entre les hommes En concluant laquo que la relation agrave lrsquoilleacuteiteacute srsquoaccomplit comme responsabiliteacute des uns pour les autres comme justice et que lrsquoanalyse de la

transcendance en tant qursquoilleacuteiteacute la deacuteduction de Dieu nrsquoest pas incompatible avec la prioriteacute de la justice sur la proximiteacute raquo356 D Franck renverse lrsquoordre deacuterivatif entre justice et eacutethique Mais cette solution ndash certes la seule possible si lrsquoon cherche agrave maintenir lrsquoideacutee de deacuterivation ndash se montre infidegravele agrave drsquoautres caracteacuteristiques de la justice levinassienne En effet Levinas distingue entre la politique (lrsquoeacutegaliteacute pure et simple des hommes) et la justice (lrsquoeacutegaliteacute des hommes signifiant dans la responsabiliteacute due agrave autrui) mais une telle distinction devient radicalement impossible degraves lors que lrsquoon deacuterive lrsquoeacutethique de la justice crsquoest-agrave-dire la responsabiliteacute de lrsquoeacutegaliteacute Lrsquointerpreacutetation que choisit D Franck ne nous oblige-t-elle pas agrave consideacuterer derechef que la responsabiliteacute deacuterive de lrsquoeacutegaliteacute donc

que la justice ougrave la diffeacuterence entre responsabiliteacute et eacutegaliteacute signifie toujours deacuterive de la politique qui preacutecegravede cette diffeacuterence Srsquoil nrsquoy a pas de signifiance eacutethique au-delagrave de lrsquoecirctre il nrsquoy a plus de

diffeacuterence entre eacutegaliteacute et responsabiliteacute et tout est politique Ce problegraveme montre la difficulteacute qursquoil y a agrave dire que Dieu passerait dans la justice sans que lrsquoeacutethique soit premiegravere Ce passage suppose un

certain rapport agrave la responsabiliteacute et agrave lrsquoineacutegaliteacute soit comme signifiance de la substitution soit comme sa correction par la gracircce de Dieu Si lrsquoon deacuterive lrsquoeacutethique de la justice on ne peut plus parler drsquoune justice de Dieu car cette justice doit fait reacutefeacuterence agrave une chariteacute qui diffegravere drsquoelle La justice en tant que premiegravere nrsquoa pas agrave se reacutefeacuterer agrave lrsquoinfini elle srsquoappuie sur la seule eacutegaliteacute Par conseacutequent la lecture de D Franck ne permet pas de maintenir le sens des concepts levinassiens elle les deacutetruit car en contestant le fait que lrsquoeacutethique signifie par elle-mecircme elle deacutetruit ce par quoi le Dire reacutesiste au Dit et la responsabiliteacute diffegravere de lrsquoeacutegaliteacute Levinas avec la primauteacute de lrsquoeacutethique peut penser que la responsabiliteacute des hommes les uns pour les autres dans la justice ne revient pas agrave la pure et simple

eacutegaliteacute du politique car chaque homme en tant que sujet est drsquoabord responsable de son prochain mais D Franck accordant la primauteacute agrave la justice interdit cette distinction

Cette interpreacutetation est peut-ecirctre la bonne Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini ne megravene agrave aucune laquo preuve de lrsquoautrement qursquoecirctre raquo357 elle nrsquoen recherche drsquoailleurs pas et elle doit donc pour rester lrsquoeacutenigme

356 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 245 357 Ibid p 235 La deacuterivation de lrsquoontologie nrsquoa pas pour but contrairement agrave ce que suggegravere cette formule

peu levinassienne de D Franck de prouver lrsquoautrement qursquoecirctre La preuve serait un deacutementi affligeacute agrave cela mecircme qursquoelle prouve agrave savoir le Dire par-delagrave le Dit Crsquoest peut-ecirctre parce qursquoil a cru cette preuve neacutecessaire que D

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qursquoelle est srsquooffrir agrave toute objection contestant la diffeacuterence entre lrsquoecirctre et lrsquoautrement qursquoecirctre Face aux apories de la deacuterivation de la justice agrave partir de lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini il est donc tout agrave fait leacutegitime de contester les conclusions de Levinas en renversant le rapport entre eacutethique et justice mais ce

renversement produit neacutecessairement la destruction et de lrsquoeacutethique comme substitution et de la justice comme eacutegaliteacute retournant agrave la responsabiliteacute Nous proposons une autre lecture de la justice fondeacutee

sur un diagnostic diffeacuterent de son rocircle dans la penseacutee de lrsquoeacutethique D Franck fait remonter les apories de la deacuterivation de la justice au geste initial par lequel Levinas

choisit de deacutecrire lrsquointersubjectiviteacute dans un face-agrave-face consideacutereacute comme lrsquoorigine de tout sens Abstrait de la socieacuteteacute le duo ne peut ecirctre que second et les apories de la justice ndash qui sont en reacutealiteacute celles de lrsquoeacutethique ndash naissent du fait drsquoavoir voulu poser comme premier ce duo deacuteriveacute Le diagnostic consiste ainsi agrave valider le modegravele de la deacuterivation et agrave en contester lrsquoordre le duo abstrait ne pouvant ecirctre lrsquoorigine de la socieacuteteacute dont il est abstrait Lrsquoautre interpreacutetation que nous construisons maintenant consiste au contraire agrave mettre en question lrsquoideacutee de deacuterivation comme insuffisamment eacutethique Les efforts de Levinas apregraves Totaliteacute et infini meneacutes en vue de penser lrsquoeacutethique sans recourir agrave lrsquoideacutee de

lrsquoinfini comme fondement transcendantal et qui ont abouti agrave lrsquoemphase comme meacutethode an-archique sont invalideacutes par la tentative de deacuteriver la justice de lrsquoeacutethique358 Peut-on penser le passage de

lrsquoautrement qursquoecirctre agrave lrsquoecirctre sans la deacuterivation Les descriptions de la justice au paragraphe V-3 nrsquoobeacuteissent-elles pas eacutegalement agrave une logique qui nrsquoest pas celle de la deacuterivation et permettrait en jouant Levinas contre lui-mecircme de donner une interpreacutetation de la justice qui ne deacutetruise pas toute la penseacutee de lrsquoinfini La justice ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique mais lrsquoeacutethique ne deacuterive pas pour autant de la justice crsquoest lrsquoideacutee mecircme de deacuterivation qursquoil faut contester

Repartons des apories de la justice la correction imposeacutee par la justice sur le sens de lrsquoeacutethique (la

contestation du sens unique de la substitution) et lrsquoincompatibiliteacute entre la meacutediation du visage et la

proximiteacute du tiers teacutemoignent drsquoune contradiction entre deux faccedilons de penser la justice agrave partir de lrsquoeacutethique Le tiers en effet peut deacutesigner soit les autres de lrsquoautre tels qursquoils me sont signifieacutes par lui

soit le fait de la pluraliteacute humaine en tant qursquoil apparaicirct par le visage le tiers en deacuterive mais en tant qursquoil mrsquoapparaicirct de lrsquoexteacuterieur du face-agrave-face il nrsquoen deacuterive pas

1 La premiegravere maniegravere est agrave lrsquoorigine du modegravele deacuterivatif qui cherche agrave produire la justice agrave partir de lrsquoeacutethique Cette maniegravere de penser la justice srsquoappuie sur lrsquoideacutee que le visage est meacutediateur de mon rapport au tiers gracircce agrave cela elle peut inscrire le sens de la justice au sein de la proximiteacute Mais outre les difficulteacutes lieacutees agrave la contradiction entre le sens unique de la substitution et la deacutemultiplication du sens dans la justice ce modegravele est greveacute par une contradiction inheacuterente agrave lrsquoideacutee mecircme de deacuterivation laquo Deacuteriver raquo veut dire laquo tirer son origine dehellip raquo laquo ecirctre formeacute agrave partir dehellip raquo ou bien laquo deacutevier par rapport agravehellip raquo Le mot deacutesigne donc un rapport agrave lrsquoorigine un proceacutedeacute de formation et une deacuteviation de la norme Ces trois sens opegraverent dans le modegravele deacuterivatif lrsquoeacutethique est lrsquoorigine de la justice car ma

substitution me signifie (mrsquoordonne) lrsquoobeacuteissance agrave autrui qui comprend le tiers du fait de cet ancrage la justice se forme par un jeu de contradiction des responsabiliteacutes deacutemultiplieacutees qui produit la

Franck a donneacute un tel poids au modegravele de la deacuterivation que notre propre interpreacutetation vise au contraire agrave critiquer comme la source veacuteritable des apories de la justice dans Autrement qursquoecirctre

358 De lagrave notre refus drsquoune teacuteleacuteologie voyant dans Autrement qursquoecirctre un ouvrage supeacuterieur agrave Totaliteacute et infini En 1961 Levinas preacutetendait deacuteriver lrsquoecirctre de lrsquoideacutee drsquoinfini sans totaliser lrsquoecirctre et devait pour cela saboter sa propre tentative de fondement en posant un au-delagrave du visage exceacutedant lrsquoeacutethique en 1974 il preacutetend deacuteriver lrsquoecirctre et la justice de lrsquoeacutethique sans en rompre lrsquoanarchie et sabote ce projet en pensant un passage de lrsquoilleacuteiteacute qui excegravede la substitution eacutethique dans la gracircce de Dieu et la fraterniteacute du tiers Les apories ont la mecircme source

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conscience et lrsquoeacutegaliteacute et celles-ci sont bien une deacuteviation de lrsquoasymeacutetrie originelle Mais il ne faut pas que cette deacuterivation trop bien meneacutee agrave partir du visage revienne agrave une fondation Pour que la deacuterivation ne soit pas fondation il faut que le modegravele deacuterivatif srsquoaccommode drsquoun contre-modegravele

contestant la meacutediation du visage La correction de la substitution et la proximiteacute du tiers sont des eacuteleacutements dont la raison est exteacuterieure agrave la deacuterivation mais que Levinas situe par rapport agrave elle en vue

de la distinguer du fondement Ils proviennent donc drsquoune autre maniegravere de penser la logique qui ne deacutepend pas de la deacuterivation et ne sont convoqueacutes par elle que dans un second temps pour justifier la distinction entre deacuterivation et fondation359

2 Lrsquoexistence drsquoun tel contre-modegravele est ce qursquoatteste la critique de D Franck qui deacutecegravele dans les propres analyses de Levinas lrsquoanteacuterioriteacute de ma relation aux autres sur le face-agrave-face Pour eacuteviter que le visage fonde la justice il faut que les autres preacutecegravedent mon rapport au visage et donc contredisent la deacuterivation srsquoil doit y avoir un rapport de deacuterivation celui-ci est inverseacute le trio preacutecegravede le duo La neacutecessiteacute ougrave se trouve le modegravele deacuterivatif de recourir agrave un contre-modegravele prouve la vaniteacute de lrsquoentreprise de deacuterivation et lrsquoimpossibiliteacute ndash qui eacutetait deacutejagrave celle de Totaliteacute et infini ndash de penser lrsquoeacutethique comme philosophie premiegravere tout en srsquoaffranchissant du paradigme de la fondation Degraves lors

ne faut-il pas penser lrsquoeacutethique autrement que par la deacuterivation Quelle est cette deuxiegraveme approche de la justice qui srsquoest reacuteveacuteleacutee neacutecessaire agrave la sauvegarde de lrsquoanarchie du Bien

sect52 La justice comme ontologie plurielle

a) Le tiers et la pluraliteacute humaine D Franck pour renverser lrsquoordre deacuterivatif entre eacutethique et justice tire argument drsquoun verset

drsquoIsaiumle (57 19) que Levinas cite au paragraphe V-3 laquo Paix paix au prochain et au lointain raquo (AE 245) et qui de fait syntheacutetise la question du rapport entre eacutethique et justice Cette citation preacutecise D

Franck est erroneacutee car le texte heacutebreu mentionne le lointain avant le prochain Lrsquoinversion lrsquoerreur est significative laquo agrave suivre ou agrave reacutetablir la lettre du verset drsquoIsaiumle agrave laquelle unique exemple sans doute

Levinas nrsquoaura pas eacuteteacute fidegravele (hellip) lrsquoheure de la justice est toujours la premiegravere ou est de toute heure raquo360 Cette conclusion peut srsquoautoriser de cet autre commentaire que dans un entretien de 1985

Levinas fait du mecircme verset (correctement citeacute cette fois) laquo Paix paix pour celui qui est eacuteloigneacute et pour celui qui est proche dit lrsquoEternelhellip En dehors du proche ou avant lui srsquoimpose le lointain en dehors de lrsquoautre il y a le tiers qui est aussi un autre qui est aussi le prochain raquo (HN 204) Levinas nrsquoavoue-t-il pas par lagrave que le tiers passe avant le visage que le trio preacutecegravede le duo Et ne faut-il pas y voir lrsquoordre veacuteritable de deacuterivation Mais plutocirct que de renverser la deacuterivation cette citation la conteste Alors que D Franck voit dans lrsquousage inverseacute que Levinas fait du verset drsquoIsaiumle le signe trahissant le fait que lrsquoeacutethique deacuterive de la justice il nous semble que Levinas bien conscient de cette prioriteacute du tiers sur le visage pense cette prioriteacute pour elle-mecircme Seulement cette penseacutee ne srsquoinscrit

plus dans le modegravele deacuterivatif mais dans un second modegravele de la justice le modegravele pluraliste En effet plus loin dans ce mecircme entretien Levinas eacutevoque de nouveau laquo hellipcette paix pour le lointain et pour le prochain On peut certes se demander pourquoi le prochain nrsquoest-il pas seul mentionneacute Son uniciteacute serait alors correacutelative de lrsquoamour pur Et encore pourquoi le lointain le tiers le preacutecegravede On pourrait

359 Levinas oppose bien deux maniegraveres de penser le tiers lorsqursquoil affirme laquo dans la relation avec autrui je

suis toujours en relation avec le tiers Mais il est aussi mon prochain raquo (DQVI 132) Le laquo mais raquo et le laquo aussi raquo traduisent drsquoune phrase agrave lrsquoautre le changement de perspective le passage de la deacuterivation ougrave le tiers est preacutesent dans le visage agrave une autre approche ougrave drsquoembleacutee le tiers est prochain et qui srsquooppose agrave la premiegravere

360 D Franck Lrsquoun-pour-lrsquoautre op cit p 241

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invoquer ainsi une structure de fait qui serait contraignante361 Je pense qursquoil nrsquoest pas impossible drsquoeacuteclairer ce fait mais je nrsquoen ferai pas eacutetat maintenant raquo (HN 211) Le verset drsquoIsaiumle eacutenonce ainsi selon ce commentaire qursquoen donne Levinas deux veacuteriteacutes 1 La premiegravere srsquoentend dans le premier mot

laquo Paix raquo signifiant une injonction la responsabiliteacute absolue due au prochain allant jusqursquoagrave la substitution Deux eacuteleacutements indiquent que Levinas retrouve la substitution dans ce verset Drsquoabord il

commence dans cette citation agrave srsquoeacutetonner que le prochain ne soit pas mentionneacute seul lrsquoinjonction laquo paix raquo pour le prochain seul signifie lrsquoamour pur la substitution Celle-ci est donc bien la signifiance du verset drsquoIsaiumle ce qursquoil ordonne avant mecircme la distinction entre le prochain et le lointain Mais un second texte est plus explicite la premiegravere reacutefeacuterence (deacutejagrave citeacutee) faite dans Autrement qursquoecirctre du verset drsquoIsaiumle dont Levinas fait usage pour deacutesigner la laquo responsabiliteacute pour lrsquoautre jusqursquoagrave la substitution raquo (AE 231) Le premier mot du verset est eacutethique laquo paix raquo signifie laquo substitution raquo 2 Crsquoest dans un deuxiegraveme temps seulement que le verset preacutecise agrave qui cette paix est due au lointain (mentionneacute en premier) et au prochain Lrsquoentretien de 1985 deacutemontre que Levinas est attentif agrave cette prioriteacute que le verset donne au tiers sur le visage Toutefois contrairement agrave D Franck Levinas ne traduit pas cette prioriteacute dans le langage de la deacuterivation et eacutevoque comme explication une

structure de fait Quels sont ce fait et cette structure Rien dans le modegravele deacuterivatif ne nous permettrait de reacutepondre puisque ce modegravele preacutesuppose ce que ce verset contredit agrave savoir la prioriteacute et

la meacutediation du visage sur le tiers Nous avons ici affaire agrave un fait lrsquoanteacuterioriteacute du tiers sur le visage qui ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique le fait de la pluraliteacute des hommes qui preacutecegravede le face-agrave-face

Lrsquointerpreacutetation complegravete que Levinas donne du verset drsquoIsaiumle ndash et agrave travers lui du rapport entre

eacutethique et justice ndash est donc en deux temps drsquoabord le verset signifie une paix qui est substitution puis il deacutesigne le fait de la prioriteacute de la pluraliteacute humaine Nous avons ainsi non pas un mais deux ordres de prioriteacute affirmeacutes dans ce mecircme verset prioriteacute dans la signifiance du sens de lrsquoeacutethique sur la justice prioriteacute dans le fait de la justice sur lrsquoeacutethique Qursquoest-ce agrave dire Levinas distingue lrsquoordre

du sens pour lequel lrsquoun-pour-lrsquoautre est la signifiance de toute signification de lrsquoordre du fait qui part de lrsquoeffectiviteacute de la pluraliteacute humaine Lagrave ougrave le modegravele deacuterivatif efface la distinction entre ces deux

ordres produisant lrsquoillusion que le fait de la justice deacuterive du visage le modegravele pluraliste permet de penser la justice en maintenant ces deux ordres distincts Il a pour caracteacuteristique neacutegative de ne pas

aborder le tiers par la meacutediation du visage Positivement il srsquoagit de penser le fait de la pluraliteacute humaine Lrsquoexigence de prendre en compte cette pluraliteacute est traduite par lrsquoideacutee de lrsquoentreacutee du tiers qui prise en son sens fort signifie la preacutesence effective des autres hommes telle qursquoelle srsquoimpose agrave une ontologie de lrsquoecirctre pluriel Le modegravele pluraliste fait droit agrave la multipliciteacute des hommes qursquoil pense dans toute sa concreacutetude et non par le biais du visage Du point de vue du fait je ne suis jamais seul la socieacuteteacute preacutecegravede toujours ma relation avec le visage La deacuterivation est un modegravele qui neacuteglige cette anteacuterioriteacute et reacuteduit lrsquoimportance deacutecisive du fait de la pluraliteacute humaine pour la signifiance eacutethique Contre ses apories il faut soutenir la possibiliteacute drsquoune autre deacutemarche qui srsquoenracine dans la pluraliteacute

humaine conccedilue comme lrsquoeffectiviteacute ougrave toute eacutethique se trouve drsquoembleacutee inscrite Le rapport entre la justice et lrsquoeacutethique pour le modegravele pluraliste ne relegraveve plus drsquoune probleacutematique de la deacuterivation mais drsquoune dialectique entre le sens et lrsquoeffectiviteacute entre la signifiance de lrsquohumain et sa factualiteacute Notre

361 Cette structure de fait de la pluraliteacute humaine relegraveve de la justice avant de relever de la politique degraves

lors que la justice est inspireacutee par lrsquoeacutethique et signifie dans la trace de la substitution elle preacutecegravede la politique qui est un pur rapport de force dans lrsquooubli des visages Sur la base de ces distinctions on peut se demander si Levinas deacuteveloppe une penseacutee positive et non pas seulement critique de la politique Sur ce point voir par exemple Levinas et la politique Etudes reacuteunies par G Bensussan Les Cahiers Philosophiques de Strasbourg (ndeg14) 2003

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interpreacutetation consistera alors agrave montrer que lrsquoeacutethique signifie (que toute reacutefeacuterence agrave un sens suppose la reacuteduction de ce sens agrave la signifiance eacutethique) mais nrsquoa aucune effectiviteacute lrsquoeffectif est le fait de la pluraliteacute humaine que lrsquoeacutethique pour signifier eacutecarte bien qursquoelle comprenne dans sa signifiance de

substitution le souci de justice La justice elle apparaicirctra comme lrsquoeffectiviteacute de lrsquoeacutethique crsquoest-agrave-dire comme le devenir de cette signifiance au sein de la pluraliteacute humaine dont elle a le souci

Le modegravele pluraliste secondariseacute et eacutecarteacute dans Autrement qursquoecirctre y opegravere de maniegravere latente

mais crsquoest lui que suivaient les eacutecrits anteacuterieurs de Levinas a En 1954 dans laquo Le moi et la totaliteacute raquo Levinas aborde le tiers sans la meacutediation du visage car le tiers est laquo accessible dans lrsquoinjustice raquo (EN 40) le tiers est autrui abordeacute par lrsquointermeacutediaire des œuvres donc dans la totaliteacute comme totaliteacute de moirsquos ou de creacuteatures qui sont en rapport sans rentrer dans lrsquouniteacute conceptuelle (cf EN 37-40) La relation au tiers doit ecirctre deacutecrite pour elle-mecircme car crsquoest elle qui engendre lrsquoinjustice362 mais je ne peux connaicirctre lrsquoinjustice que si elle mrsquoa eacuteteacute reacuteveacuteleacutee comme telle dans le discours eacutethique qui mrsquoen apprend le sens dans laquo le face agrave face avec un substantiel interlocuteur raquo (EN 42) Lrsquoarticle distingue ainsi deux plans celui du langage ougrave autrui est abordeacute comme interlocuteur dans un face-agrave-face et

celui de la totaliteacute ougrave autrui est abordeacute comme tiers crsquoest-agrave-dire comme un autre moi dont le rapport passe par la meacutediation de lrsquoœuvre Crsquoest bien un modegravele pluraliste qui gouverne ces pages un modegravele

ougrave le tiers se manifeste par ses traits propres et non dans le sillage du face-agrave-face b Totaliteacute et infini qui traite peu du tiers ndash bien moins que lrsquoarticle de 1954 ndash innove en lrsquoapprochant agrave partir du langage Toutefois sa preacutesence fraternelle dans la parole du visage ne relegraveve pas drsquoune deacuterivation puisqursquoen lrsquoabsence drsquoune distinction entre chariteacute et justice le sens de la justice du tiers est le mecircme rigoureusement que celui de la responsabiliteacute pour le visage Drsquoailleurs la pluraliteacute humaine ne sera pleinement deacutecrite qursquoavec la feacuteconditeacute dans la section IV si deacuterivation du tiers il y avait elle neacutecessiterait lrsquoau-delagrave du visage Etant donneacute que lrsquoeacutethique de 1961 srsquoinscrit dans une ontologie de lrsquoecirctre infini ontologie de la pluraliteacute humaine effectuant le Bien dans lrsquoecirctre elle srsquoinscrit drsquoembleacutee

dans le modegravele pluraliste ougrave le tiers est preacutesent sans avoir agrave ecirctre deacuteriveacute du visage c Seul Autrement qursquoecirctre pense la justice selon le modegravele deacuterivatif agrave cause de sa deacutecision de penser lrsquoinfini comme

autrement qursquoecirctre Le tiers ayant pied dans lrsquoecirctre la justice qui lui est due entretient deacutesormais un rapport probleacutematique avec lrsquoeacutethique que la deacuterivation tente de reacutesoudre Mais le modegravele pluraliste

exerce encore son influence La justice dans Autrement qursquoecirctre est la tentative drsquoaccomplir le premier modegravele sans perdre les beacuteneacutefices du second Il srsquoagit drsquoaccomplir la deacuterivation selon le modegravele deacuterivatif tout en reconnaissant au tiers une indeacutependance que seul le modegravele pluraliste justifie Du modegravele deacuterivatif Levinas retire que lrsquoeacutethique est drsquoembleacutee une intrigue qui a le souci de justice et du tiers que le visage me met en question non pas seulement pour le servir lui mais bien pour mrsquoeacuteveiller agrave une justice pour toute lrsquohumaniteacute En mecircme temps Levinas emploie le modegravele pluraliste pour briser la logique de fondement propre agrave la deacuterivation et rendre compte de lrsquoeffectiviteacute de la justice

Lrsquoheacutesitation entre ces deux modegraveles correspond selon nous agrave la limitation que Levinas impose agrave lrsquoideacutee de deacuterivation pour eacuteviter les apories du fondement de Totaliteacute et infini Dans lrsquoouvrage de 1961 la fondation de lrsquoontologie sur lrsquoideacutee de lrsquoinfini faisait de celle-ci et lrsquoorigine du sens et le fondement effectif drsquoune reacutealiteacute drsquoun ecirctre infini dans la feacuteconditeacute au-delagrave du visage En 1974 lrsquoinfini est toujours la signifiance du sens mais il ne peut plus ecirctre un principe reacuteel produisant une effectiviteacute La

deacuterivation se limite agrave expliciter la faccedilon dont lrsquoeffectiviteacute qui en tant que telle revient au non-sens de

362 laquo Lrsquoinjustice ne saurait srsquoaccomplir dans la socieacuteteacute amoureuse ougrave le pardon lrsquoannule Il nrsquoy a drsquoinjustice

vraie ndash crsquoest-agrave-dire drsquoimpardonnable ndash qursquoagrave lrsquoeacutegard du tiers raquo (EN 38)

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lrsquoil y a tient son sens de lrsquoeacutethique La deacuterivation de la justice est lrsquoexplicitation du sens dont lrsquoecirctre se voit investi par lrsquoinfini sous la forme du souci de justice Mais elle ne preacutetend pas ecirctre la production reacuteelle de lrsquoecirctre agrave partir de lrsquoinfini Comment degraves lors passe-t-on de lrsquoeacutethique (qui ne relegraveve en rien de

lrsquoeffectiviteacute) agrave lrsquoontologie (qui est agrave elle seule toute lrsquoeffectiviteacute) Comment passe-t-on de lrsquoordre de la signifiance du sens (du Dire) agrave celui de lrsquoecirctre (du Dit) Ce passage drsquoun ordre agrave lrsquoautre crsquoest

preacuteciseacutement ce que Levinas nomme lrsquoentreacutee du tiers qui fait remarquable appartient aux deux Lrsquoentreacutee du tiers crsquoest-agrave-dire la comparaison des visages est ce par quoi la parole (le Dire) devient visible (un Dit) Commandeacute par lrsquoeacutethique ce passage du Dire au Dit suppose le retournement soudain et discontinu de lrsquoordre du sens agrave celui de lrsquoecirctre le troisiegraveme homme fait son entreacutee et soudain je passe de lrsquoordre de la signifiance de ma responsabiliteacute agrave celui de sa reacutealisation Or les deux modegraveles de la justice sont deux vues eacutegalement inopeacuterantes sur ce passage 1 Le modegravele deacuterivatif fonctionne dans les cateacutegories de la signifiance il montre comment la justice est signifieacutee par la fraterniteacute du visage pour le tiers degraves lrsquoeacutethique Mais il est incapable drsquoaccomplir le passage agrave la justice effective puisqursquoil conduit Levinas agrave poser lrsquoentreacutee permanente ndash comment mieux dire lrsquoineffectiviteacute que par cet oxymore ndash du tiers crsquoest-agrave-dire agrave faire de lui un fantocircme dans le face-agrave-face qui le hante par son jeu

permanent drsquoentreacutee et drsquoeffacement Le modegravele deacuterivatif parvient donc agrave placer le tiers dans la responsabiliteacute mais eacutechoue agrave lui faire acqueacuterir une quelconque reacutealiteacute 2 Au contraire le modegravele

pluraliste se donne la pluraliteacute humaine et permet de concevoir la justice comme la situation effective ougrave est placeacutee la conscience eacuteveilleacutee agrave la question de justice Depuis le deacutebut (depuis la mise en question de mon conatus) il srsquoagissait de me signifier le souci de justice pour que je lrsquoexerce dans mon existence concregravete Lrsquoentreacutee du tiers est le nom que prend dans le modegravele pluraliste ce passage de la responsabiliteacute signifieacutee agrave la responsabiliteacute exerceacutee elle inscrit de plain-pied le sens eacutethique dans la pluraliteacute humaine Mais en mecircme temps elle se montre incapable de comprendre cette entreacutee depuis le sens de lrsquoeacutethique le tiers venant ici de lrsquoexteacuterieur du duo lui impose une traduction dans lrsquoordre du Dit qui le trahit

La question initiale de la deacuterivation de la justice est lrsquoexplicitation de la naissance latente de lrsquoecirctre

dans lrsquoeacutethique Or si cette naissance latente peut bien deacutesigner lrsquointrigue 1 ougrave lrsquoinfini donne agrave lrsquoecirctre son sens 2 ougrave il donne agrave lrsquoidentiteacute du sujet sa reacutecurrence passive dans la substitution et 3 ougrave en se

corrigeant dans la justice il exige lrsquoeacuteveil de la conscience de lrsquointentionnaliteacute et du problegraveme elle ne saurait en aucun cas renvoyer agrave lrsquoideacutee drsquoune production de lrsquoecirctre dans la justice Dans lrsquoeacutethique naicirct le sens de lrsquoecirctre sens acquis dans sa mise en question par lrsquoinfini Lrsquoentreacutee du tiers dans la justice nrsquoest pas la creacuteation de lrsquoecirctre mais ma restitution agrave lui passage de lrsquoautrement qursquoecirctre agrave lrsquoecirctre Degraves lors le modegravele deacuterivatif qui eacuterige lrsquoeacutethique comme origine de tout sens cegravede le pas au modegravele pluraliste qui seul rend compte de lrsquoeffectiviteacute de la pluraliteacute humaine La signifiance de la justice depuis lrsquoeacutethique et lrsquoeffectiviteacute indeacuterivable de la pluraliteacute humaine sont les deux eacuteleacutements constitutifs de la justice levinassienne lrsquoeffacement du second au profit du premier est la source des apories drsquoAutrement

qursquoecirctre Or la persistance du modegravele pluraliste dans lrsquoœuvre de 1974 ne nous permet-elle pas de penser autrement le rapport entre eacutethique et justice

b) Les voies tortueuses de lrsquoilleacuteiteacute

La justice chez Levinas ne saurait se passer de la preacutesence effective empirique reacuteelle du tiers La signifiance eacutethique est neacutecessaire pour que dans mon rapport effectif aux autres hommes jrsquoaborde

ceux-ci comme tiers visages (in)comparables mes eacutegaux sur fond de mon originaire ineacutegaliteacute Mais lrsquoeacutethique agrave elle seule ne saurait deacuteriver le tiers car celui-ci ne peut faire son entreacutee que sous la forme

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de ma restitution agrave la pluraliteacute humaine Quel est donc le rapport entre eacutethique et justice La justice chez Levinas nrsquoest pas deacuteriveacutee mais inspireacutee de lrsquoeacutethique Lrsquoinspiration est un rapport agrave la signifiance du sens qursquoil faut deacutecrire sur plusieurs niveaux Drsquoabord au sein de lrsquoeacutethique elle-mecircme est inscrit le

souci de justice le visage me met en question en vue de mon eacuteveil au Bien que je dois agrave toute lrsquohumaniteacute unie au visage dans la fraterniteacute Cette inspiration se retrouve aussi au sein de la justice en

tant que lrsquoeacutegaliteacute est injuste si elle ne revient pas agrave lrsquoeacutethique la justice bien comprise commence par autrui et finit par moi de sorte que je ne suis lrsquoeacutegal des autres hommes que si persiste mon ineacutegaliteacute de responsable Ce maintien de lrsquoineacutegaliteacute dans la justice nrsquoest pas un deacuteni de justice pour le tiers au sein du modegravele pluraliste puisque ce modegravele aborde le tiers comme prochain indeacutependamment du visage Mais comment est-ce possible Seule lrsquoeacutetude de la dialectique entre signifiance et effectiviteacute qui se joue dans le rapport entre eacutethique et justice nous permet de le dire

En effet lrsquoeacutethique est pure signifiance du sens et nrsquoa aucune effectiviteacute elle srsquoarrache agrave lrsquoecirctre agrave

la preacutesence et agrave la conscience qui font lrsquoeffectiviteacute La relation au visage nrsquoest jamais ni donneacutee ni preacutesente ni reacuteelle Elle nrsquoest pas non plus une abstraction mais signifie dans la temporaliteacute de la trace

eacutevanescent rattachement agrave un passeacute immeacutemorial qui deacuterange le preacutesent sans srsquoy inscrire Lrsquoeacutethique chez Levinas nrsquoest pas reacuteelle ndash au sens ougrave le reacuteel serait ma preacutesence effective aupregraves des choses Son

face-agrave-face est plutocirct la signifiance drsquoun ordre qui vient deacuteranger lrsquoecirctre et le mettre en question Or ce deacuterangement entretient deux rapports agrave lrsquoeffectiviteacute de la preacutesence agrave lrsquoecirctre-au-monde drsquoune part il accuse lrsquoindiffeacuterence du conatus de meurtre drsquoautre part il lrsquoeacuteveille au souci de justice Crsquoest pourquoi il faut dire que la justice est la seule effectiviteacute de lrsquoeacutethique la seule faccedilon qursquoa lrsquoeacutethique drsquoecirctre preacutesente Lrsquoilleacuteiteacute me signifie la substitution pour que je me soucie de justice autrement dit lrsquoeacutethique mrsquoappelle agrave la responsabiliteacute pour que jrsquoy reacuteponde dans le monde Lrsquoecirctre-au-monde du conatus et celui du juste ne reviennent pas au mecircme la bonne conscience est indiffeacuterente le juste a le souci de justice En tant qursquoelle rend effective (mecircme si ce passage agrave lrsquoeffectiviteacute est trahison du Dire)

lrsquoeacutethique la justice inscrit dans lrsquoecirctre dans lrsquoontologie la responsabiliteacute dont elle se fait une question de conscience laquo qursquoai-je agrave faire avec justice raquo Gracircce agrave la justice une ontologie qui ne revient pas agrave

lrsquoindiffeacuterence du conatus envers autrui est possible une ontologie dont la question premiegravere nrsquoest pas la question de lrsquoecirctre perseacuteveacuterant dans son ecirctre en vue de cet ecirctre mecircme mais la question de lrsquoinfini

sous la guise drsquoune question de justice question drsquoun ecirctre perseacuteveacuterant dans son ecirctre en vue drsquoagir avec justice La justice se conccediloit alors comme le devenir de la signifiance eacutethique son accession agrave lrsquoecirctre sous la forme du souci de justice Du fait de lrsquoimpossible traduction du Dire dans le Dit et du fait de lrsquoentreacutee du tiers ce devenir de lrsquoeacutethique dans la justice nrsquoest plus la responsabiliteacute mais il est la seule reacuteponse possible agrave cette obligation Une telle conception de la justice nrsquoest-elle pas infidegravele agrave la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre selon laquelle nul ecirctre-autrement nrsquoest porteur du sens de lrsquoun-pour-lrsquoautre Levinas lrsquoaffirme pourtant lorsqursquoil eacutecrit que laquo la justice ne demeure justice que dans une socieacuteteacute ougrave il nrsquoy a pas de distinction entre proches et lointains mais ougrave demeure aussi lrsquoimpossibiliteacute de passer agrave

cocircteacute du plus proche ougrave lrsquoeacutegaliteacute de tous est porteacutee par mon ineacutegaliteacute par le surplus de mes devoirs sur mes droits raquo (AE 248) La justice est telle que laquo la loi est au sein de la proximiteacute raquo (ibid) telle que lrsquoeacutegaliteacute instaureacutee ne supprime pas la responsabiliteacute La justice qui appartient agrave lrsquoontologie appartient aussi agrave la trace de lrsquoilleacuteiteacute passant dans la gracircce de Dieu Autrement qursquoecirctre mecircme si Levinas ne lrsquoa pas reconnu pense avec la justice une ontologie de lrsquoecirctre pluriel une ontologie ougrave lrsquoecirctre nrsquoannule pas

le passage de lrsquoinfini

En un mot lrsquoilleacuteiteacute me prend dans deux intrigues lrsquoeacutethique et la justice dans le double but de me signifier lrsquoautrement qursquoecirctre (signifiance du sens indeacutependamment de toute ontologie) et drsquoexiger de

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moi drsquoecirctre autrement (de reacutepondre effectivement au souci de justice) Le point de vue veacuteritable ougrave se reacutesolvent les apories du tiers est celui de lrsquoilleacuteiteacute par rapport agrave laquelle lrsquoeacutethique et la justice ne sont toutes deux que des intrigues partielles Lrsquoilleacuteiteacute passe tant dans le laquo me voici raquo que dans le laquo gracircce agrave

Dieu raquo la gracircce corrigeant lrsquoexcegraves de la substitution qui pourtant fait le sens de lrsquohumain Notre interpreacutetation consiste agrave comprendre le rapport entre eacutethique et justice depuis lrsquoilleacuteiteacute comme une

inspiration de la justice par lrsquoeacutethique et non comme une deacuterivation Lrsquoilleacuteiteacute suit les voies tortueuses drsquoune dialectique entre le sens et lrsquoecirctre dont nous pouvons suivre les eacutetapes dans la question de lrsquoinfini Le visage met mon conatus en question eacuteveillant ma mauvaise conscience astreinte agrave la substitution et me signifiant lrsquoautrement qursquoecirctre Dans cette reacuteduction eacutethique agrave la signifiance du sens tout le sens ne mrsquoest pas signifieacute la substitution est mon accession au sens et non la totaliteacute du sens ndash ce qui fait que le sens est sens et non le tout du sens Ce qui mrsquoest ici signifieacute crsquoest lrsquoinjustice absolue du deacutelaissement drsquoautrui qursquoaucune justice ulteacuterieure ne pourra racheter Or cette pure signifiance est par elle-mecircme ineffective Responsable je dois reacutepondre effectivement et crsquoest le tiers qui tout en troublant le sens unique de ma substitution me fait acceacuteder agrave la conscience qui seule a le pouvoir de reacutepondre Ma preacutesence reacuteelle au sein de la pluraliteacute humaine est la condition drsquoun second rapport agrave

lrsquoinfini qui nrsquoest plus de lrsquoordre de la signifiance mais de celui de lrsquoecirctre lrsquoinfini passe dans lrsquoecirctre en me faisant homme parmi les hommes Est-ce lagrave un sens incompatible avec le sens unique de la

substitution Non car lrsquoilleacuteiteacute en corrigeant ainsi lrsquoexcegraves traumatique de son passage dans la substitution reacutevegravele que cette substitution me signifiait deacutejagrave le sens de lrsquohumain le sens de la socieacuteteacute humaine les uns responsables des autres ougrave la diffeacuterence entre lrsquoun et lrsquoautre signifie encore dans la trace de la substitution La correction que la justice impose agrave lrsquoeacutethique avec lrsquoentreacutee du tiers et la gracircce de Dieu nrsquoinvalide pas la substitution mais elle en accomplit la prise dans la fraterniteacute laquo Homme parmi les hommes raquo cela signifie eacutegaliteacute dans lrsquoineacutegaliteacute justice inspireacutee Je suis drsquoabord un sujet responsable mais dans cette responsabiliteacute jrsquoacquiers mon droit agrave la justice La question de lrsquoinfini me demande de justifier mon droit drsquoecirctre jrsquoacquiers ce droit non pas en fournissant lrsquoalibi de mon

innocence mais en acceptant la charge de ma responsabiliteacute Par conseacutequent lrsquoilleacuteiteacute articule eacutethique et justice sans que lrsquoune soit fondeacutee sur lrsquoautre inspirant la justice par lrsquoeacutethique corrigeant lrsquoeacutethique par

la justice

Lrsquoeacutethique ne suffit donc pas agrave deacutelivrer tout le sens elle en est lrsquoorigine la signifiance mais elle neacutecessite sa correction dans la justice pour que le second dessein de lrsquoilleacuteiteacute la justice due agrave tous les hommes signifie agrave son tour Lrsquoilleacuteiteacute suit des voies tortueuses qui conduisent agrave une ontologie de la justice On pourrait peut-ecirctre syntheacutetiser son cheminement en deux temps drsquoabord le visage me met en question pour susciter sur mes legravevres le laquo me voici raquo de pure responsabiliteacute ougrave passe lrsquoilleacuteiteacute mais cette substitution asymeacutetrique vise un second temps celui de ma restitution agrave lrsquohumaniteacute ougrave apparaicirct le tiers et ougrave je suis compris laquo gracircce agrave Dieu raquo Seulement cette repreacutesentation chronologique du rapport entre eacutethique et justice est trompeuse ma signifiance eacutethique drsquoembleacutee srsquoinquiegravete du tiers et toujours

la justice passe la justice pour remonter agrave la chariteacute Scheacutematiquement il faudrait faire de lrsquoeacutethique la verticaliteacute drsquoune responsabiliteacute transcendant infiniment lrsquoeacutegaliteacute et la deacuterangeant depuis son passeacute immeacutemorial tout en faisant de la justice lrsquohorizontaliteacute drsquoune correction des excegraves eacutethiques dans la recherche preacutesente drsquoune justice pour tous les hommes Crsquoest cette inspiration de lrsquoecirctre par une signifiance qui sans cesse lrsquoexcegravede et lui insuffle le sens de lrsquoautrement qursquoecirctre que le paragraphe V-3

suggegravere en deacutepit du modegravele deacuterivatif Lrsquoinfini me met en question dans mon ecirctre pour eacuteveiller en moi le souci de justice dont je serais incapable sans lui Cet eacuteveil suppose lrsquointerruption de mon conatus

que seule la signifiance du sens peut accomplir crsquoest-agrave-dire un appel agrave obeacuteir agrave un ordre qui me transcende et agrave lrsquointeacuterieur duquel du fait mecircme de mon ecirctre de sujet je suis inscrit La theacuteorie de la

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justice a pour but de deacutefinir le rapport entre cette signifiance de responsabiliteacute et la reacuteponse que je dois lui donner Lrsquoinfini (Dieu le Bien lrsquoilleacuteiteacute) mrsquoappelle agrave la responsabiliteacute en vue de lrsquoexercice de la justice La justice est lrsquoeffectiviteacute rechercheacutee par lrsquoilleacuteiteacute et la voie tortueuse que lrsquoilleacuteiteacute suit pour me

la signifier est la signifiance drsquoune responsabiliteacute infinie eacuteveillant en moi le souci de justice

Notre interpreacutetation reacutetablit donc lrsquoontologie de lrsquoecirctre pluriel que la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre croyait invalider Cette ontologie ne srsquoaccomplit plus comme eacuteros et feacuteconditeacute mais comme justice ndash une justice penseacutee non plus agrave partir du modegravele deacuterivatif mais agrave partir du modegravele pluraliste Levinas a cru neacutecessaire de deacuteriver la justice de lrsquoeacutethique pour montrer que la substitution eacutetait la signifiance du sens mais la deacuterivation infidegravele agrave lrsquoanarchie masque le veacuteritable statut de la pluraliteacute humaine et son importance pour lrsquoilleacuteiteacute La coheacuterence de la penseacutee de Levinas est agrave chercher du cocircteacute de lrsquoilleacuteiteacute elle-mecircme en tant qursquoelle mrsquoeacuteveille agrave lrsquoeacutethique en vue de la justice et exige de moi la justice en vue de mon retour au sens de lrsquohumain Ethique et justice sont deux moments indeacutepassables et irreacuteductibles du rapport agrave lrsquoilleacuteiteacute et lrsquoerreur de Levinas aura sans doute eacuteteacute de sous-estimer la speacutecificiteacute de lrsquointrigue de la justice Nous rejoignons donc les conclusions de D Franck sur lrsquoanteacuterioriteacute du fait de

la pluraliteacute humaine mais nous contestons sa remise en cause de la penseacutee de la signifiance lrsquoeacutethique est premiegravere dans lrsquoordre du sens la justice suppose cette primauteacute Et lrsquoeacutethique ne saurait ecirctre

abstraite de la justice car il nrsquoy a pas de justice sans la chariteacute que la justice doit faire vivre dans lrsquoeacutegaliteacute De fait il est tout agrave fait possible de consideacuterer lrsquoeacutethique comme une deacuteformation de la pluraliteacute humaine mais chez Levinas la pluraliteacute humaine ne saurait agrave elle seule produire la justice il lui faut eacutegalement lrsquoun-pour-lrsquoautre dont la signifiance me met en question et rend (in)visibles les autres comme visages Notre lecture est-elle encore fidegravele agrave Autrement qursquoecirctre Elle lrsquoest en tant qursquoelle fait droit agrave la gracircce de Dieu comme passage de lrsquoilleacuteiteacute agrave la justice comme second destin du teacutemoignage de lrsquoinfini et agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini comme disproportion de la gloire et du preacutesent Mais elle ne lrsquoest plus en contestant lrsquoideacutee que lrsquoautrement qursquoecirctre ne signifie pas dans lrsquoecirctre ndash

ideacutee dont pourtant toute la penseacutee de la justice au paragraphe V-3 est la flagrante contradiction ndash et en reacutehabilitant la notion abandonneacutee depuis Totaliteacute et infini drsquoune ontologie de lrsquoecirctre pluriel Contre la

structure deacuterivative agrave laquelle la justice drsquoAutrement qursquoecirctre se voit soumise nous soutenons que la justice dont le sens mrsquoest deacutejagrave signifieacute dans lrsquoeacutethique obeacuteit agrave une logique propre ndash fondeacutee sur la

pluraliteacute humaine ndash qui ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique La justice ne deacuterive pas de lrsquoeacutethique mais elle est inspireacutee par elle et y revient La preacutesence de lrsquohomme agrave la justice est fragile car la justice est lrsquoentre-deux ndash seul lieu ougrave lrsquoon puisse parler drsquoune ideacutee de lrsquoinfini ndash entre lrsquoeacutethique et lrsquoontologie une ontologie plurielle ougrave la responsabiliteacute prime encore sur lrsquoeacutegaliteacute car la justice consiste agrave laquo conserver agrave lrsquohumain son sens propre de deacutes-inter-essement sous le poids de lrsquoecirctre raquo (AT 147) Une ontologie reacutepondant agrave la question de lrsquoinfini (sous la modaliteacute de la question de justice laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo) avant mecircme de se poser la question de lrsquoecirctre363 laquo ontologie ouverte agrave la responsabiliteacute pour autrui raquo (NLT 96)

363 R Moati dans laquo Lrsquoontologie drsquoAutrement qursquoecirctre raquo conclut dans le mecircme sens en lisant la penseacutee de la

justice comme la recherche drsquoune laquo ontologie justifieacutee raquo (in D Cohen-Levinas et A Schnell (dir) Relire Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence drsquoEmmanuel Levinas Paris Vrin 2016 p 57) Mais en voyant dans la correction de lrsquoeacutethique par la justice laquo lrsquoincessant devenir ontologique de lrsquoemphase raquo (ibid p 55) R Moati maintient le modegravele de la deacuterivation et invalide la critique de D Franck il nous semble au contraire en accord avec D Franck que le deacuteni de justice du tiers constitue une contradiction eacutethique inconciliable qui rend toute deacuterivation aporeacutetique Lagrave ougrave R Moati voit dans la justice lrsquoaboutissement de la meacutethode de laquo deacuteduction raquo nous y voyons sa rupture

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sect53 La naissance latente de lrsquoideacutee de lrsquoinfini La mise en question de mon ecirctre dans le visage drsquoautrui ndash la question de lrsquoinfini ndash a beau ecirctre

lrsquoorigine ou la questionnaliteacute de toute question elle nrsquoest pas question elle-mecircme Sa traduction sous diverses formes (laquo Ai-je droit agrave ecirctre raquo laquo Comment lrsquoecirctre se justifie-t-il raquo) est deacutejagrave la theacutematisation

du Dire qui ne saurait entrer dans le Dit Ce nrsquoest qursquoavec la justice et lrsquoentreacutee du tiers que le soi se faisant conscience accegravede au pouvoir de theacutematiser questions et reacuteponses Devant le tiers qui eacuteveille la question de conscience laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo lrsquoinspiration eacutethique rentre dans le thegraveme La justice deacutecrit bien laquo la naissance latente de la question dans la responsabiliteacute raquo (AE 244) et avec elle la naissance latente de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Le concept deacutefinissable et manipulable de lrsquoinfini qui se rend disponible agrave la reacuteflexion et agrave lrsquointentionnaliteacute a son lieu dans la justice Dans lrsquoeacutethique ougrave le soi est passif avant toute conscience il nrsquoy a pas drsquoideacutee de lrsquoinfini mais une intrigue diachronique ougrave passe lrsquoinfini au-delagrave de lrsquointentionnaliteacute Au contraire la justice est cette ontologie ougrave la formation de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est possible car elle remplit deux conditions dans la justice passe lrsquoilleacuteiteacute (de deux faccedilons drsquoailleurs agrave la fois la trace de la responsabiliteacute ougrave se glorifie lrsquoinfini et la gracircce de Dieu) et en mecircme

temps naicirct la conscience qui a le pouvoir de se faire de lrsquoinfini une ideacutee Dans Autrement qursquoecirctre et son eacuteconomie lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini disproportion de la gloire et du preacutesent montre son dessin

exceptionnel de deux faccedilons comme preacutesence de lrsquoinfini dans le fini elle appartient agrave lrsquoeacutethique comme rapport du cogito agrave lrsquoinfini dont il deacutecouvre la prioriteacute elle appartient agrave la justice Si dans ce livre il y a un sens agrave parler drsquoune ideacutee de lrsquoinfini en tant qursquoideacutee et non en tant que trace ou gloire ce ne peut ecirctre qursquoau niveau de la justice ougrave lrsquoinfini entre dans le thegraveme

A cette theacutematisation de lrsquoinfini se faisant ideacutee dans la justice fait eacutecho lrsquoobservation deacutecisive de

P Ricœur selon laquelle laquo la position du tiers lieu drsquoougrave parle la justice est aussi le lieu drsquoougrave parle Levinas dans la mesure ougrave son Dire srsquoinscrit dans un Dit qui est le livre que nous lisons raquo364 Levinas

en pheacutenomeacutenologue remonte aux circonstances concregravetes de lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais crsquoest seulement au sein de la justice dans ce Dit ougrave le Dire se traduit que peut srsquoexprimer cette remonteacutee De lrsquoinfini

il ne saurait y avoir discours que depuis le lieu de la justice Aussi la justice coiumlncide-t-elle en ce sens avec la philosophie elle-mecircme Le philosophe exerce son pouvoir de reacuteflexion dans la distance

theacuteorique avec les choses neacutecessaire agrave tout discours rationnel mais pour qursquoil puisse penser puis deacutecrire lrsquoinfini il faut que ce mecircme philosophe garde la trace des circonstances eacutethiques ougrave passe lrsquoinfini Il faut donc pour que la philosophie soit possible que soient reacuteunies deux conditions ndash la penseacutee reacuteflexive et la trace de lrsquoinfini ndash que seule la justice rassemble La remarque de P Ricœur confirme ainsi notre lecture de la justice comme ontologie plurielle si le philosophe ecirctre conscient ne peut pas ecirctre le soi passif de lrsquoeacutethique ndash si eacutethique et conscience ne se rejoignent jamais ndash il faut pour que la philosophie soit possible un lieu ougrave conscience et eacutethique se rejoignent malgreacute leurs contradictions il faut la justice du tiers Lrsquoideacutee de lrsquoinfini qursquoa le philosophe agrave la fois ideacutee theacutematique

et ideacutee mise en moi par lrsquoexteacuterioriteacute dans son eacutetrange structure formelle de penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense ne se montre que dans la justice Tout en srsquooffrant agrave la penseacutee intentionnelle dans le souci de justice lrsquoinfini deacutejoue lrsquointentionnaliteacute en signifiant le Bien au-delagrave de lrsquoessence Nous pouvons ainsi expliquer le bouleversement que connaicirct lrsquoideacutee de lrsquoinfini de Totaliteacute et infini agrave Autrement qursquoecirctre en 1974 lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest plus drsquoembleacutee disponible au penseur mais elle doit ecirctre produite ndash sa

naissance latente doit ecirctre reconstitueacutee ndash agrave partir des circonstances eacutethiques ougrave lrsquoinfini dans son

364 P Ricœur Autrement Lecture drsquoautrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence drsquoEmmanuel Levinas (1977)

Paris PUF 2006 p 32

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ambiguiumlteacute me fait passer de lrsquoheacuteteacuteronomie agrave lrsquoautonomie de la signifiance de lrsquoinfini agrave son inscription dans le thegraveme qui est sa venue agrave lrsquoideacutee

En effet la justice en tant qursquoontologie plurielle guideacutee par la responsabiliteacute obeacuteit agrave une rationaliteacute propre que Levinas nomme la sagesse Le paragraphe V-3 srsquointitule laquo Du Dire au Dit ou la Sagesse du

Deacutesir raquo car lrsquoentreacutee du tiers est lrsquoeacuteveil drsquoune raison agrave la recherche de la justice et donc lrsquoeacuteveil de laquo la philosophie sagesse de lrsquoamour au service de lrsquoamour raquo (AE 253) Ainsi Levinas juge-t-il que la question de lrsquoinfini eacuteveille la penseacutee agrave la philosophie par le souci de justice Crsquoest pourquoi il deacuteclare dans un entretien de 1985 laquo ce que jrsquoappelle sagesse (hellip) implique preacuteciseacutement toute la culture de la connaissance des choses et des hommes Crsquoest une penseacutee guideacutee par le souci drsquoobjectiviteacute et de veacuteriteacute mais ougrave dans ce souci ne se perd pas le souvenir de la justice qui les avait susciteacutees laquelle renvoie au droit originel infini du prochain agrave la responsabiliteacute pour autrui Veacuteriteacute et objectiviteacute qui limitent certes ce droit de lrsquoautre homme et le pour-lrsquoautre originel de lrsquohumain par eacutegard pour les droits de celui que plus haut jrsquoappelais le tiers raquo (HN 207) La sagesse est donc la penseacutee en tant qursquoelle provient de la signifiance de la responsabiliteacute qui lrsquointerpelle dans le souci de justice et en tant

qursquoelle obeacuteit aux regravegles de la logique en vue de reacutepondre agrave cet appel La sagesse est la penseacutee logique au service du souci de justice Elle est donc une forme remarquable de penseacutee qui opegravere un lien entre

le penser-agrave-lrsquoautre eacutethique (pure responsabiliteacute sans intentionnaliteacute) et la penseacutee intentionnelle de la conscience preacutesente un savoir mis au service drsquoautrui laquo Il srsquoagit toujours dans cette sagesse de preacuteserver le visage de lrsquoautre homme et son commandement dans les rigueurs de la justice reposant sur la connaissance complegravete et sincegravere et derriegravere les formes du savoir qui dans la penseacutee occidentale passent pour ontologiquement ultimes (hellip) Voilagrave derriegravere la raison agrave logique universelle la sagesse qui toujours lrsquoeacutecoute mais aussi lrsquoinquiegravete et parfois la renouvelle raquo (ibid) Inquieacutetude (eacutethique) et calcul (ontologique) sont les deux composantes essentielles de la sagesse Degraves lors derechef la justice est bien le lieu ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee la sagesse est le mode propre du penser-agrave-lrsquoinfini en tant que

de lrsquoinfini je me fais une ideacutee theacuteorique ougrave demeure le souci pour le visage de lrsquoautre homme

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Ch 10 La philosophie de lrsquoinfini

laquo Pourquoi savoir Pourquoi problegraveme Pourquoi philosophie raquo (AE 244) Parce que lrsquoheure est toujours agrave la justice La question de lrsquoinfini la mise en question de mon ecirctre par la parole drsquoautrui est drsquoembleacutee une question de justice qui concerne le tiers et moi aussi La question de justice eacuteveille en moi une question de conscience (laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo) qui est la question premiegravere de

la philosophie la naissance latente de la philosophie la sagesse du Deacutesir La philosophie est comme la justice elle tient son sens de lrsquoun-pour-lrsquoautre et srsquoeffectue dans la pluraliteacute humaine ougrave comptent

aussi le droit du tiers et le mien Mais pourquoi la question de lrsquoinfini exige-t-elle que naisse avec la justice la philosophie et non par exemple la litteacuterature la religion ou le droit La mise en question de la suffisance de lrsquoecirctre donne naissance agrave un penser non-indiffeacuterent le penser-agrave-lrsquoautre qui ne doit pas retomber dans lrsquooubli de lrsquoautre De lagrave deux figures de la philosophie diviseacutees selon leur rapport agrave lrsquoideacutee du Bien dont elles procegravedent lrsquoune nrsquooublie pas sa preacute-origine dans le Bien et se comprend comme reacuteponse agrave lrsquoappel ou agrave la question de lrsquoinfini qursquoelle entend dans la justice lrsquoautre oublie que lrsquoideacutee du Bien lui est anteacuterieure et neacuteglige la justice qursquoelle a pour tacircche drsquoaccomplir La philosophie est recherche de la veacuteriteacute ou du sens de lrsquoecirctre et elle peut soit se souvenir que ce sens surgit dans la

mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini soit lrsquooublier On comprend ainsi le rapport ambivalent de Levinas agrave la philosophie neacutecessaire agrave lrsquoeacutethique celle-ci ne court pas moins le risque drsquoun retour agrave

lrsquoindiffeacuterence Quelle forme doit prendre la philosophie qui pose la question de lrsquoinfini Quelle philosophie est-elle agrave mecircme de dire et penser lrsquoideacutee de lrsquoinfini sans la reacuteduire au fini

Lrsquoeacutethique levinassienne parce qursquoelle se distingue de la science et de lrsquoontologie tout en se disant

philosophie doit penser agrave nouveaux frais la veacuteriteacute Si laquo le philosophe cherche et exprime la veacuteriteacute raquo (AE 43) Levinas lui-mecircme penseur de lrsquoeacutethique nrsquoa pu donner une forme philosophique agrave sa penseacutee que sous la forme drsquoune telle recherche Il fait de la question de lrsquoinfini lrsquoorigine du questionnement philosophique non seulement parce que la question originelle eacuteveillant la penseacutee la question de la question est celle du Dire mais aussi parce que la philosophie est rendue neacutecessaire et leacutegitime par la justice qui lrsquoappelle agrave reacutepondre de la responsabiliteacute devant la pluraliteacute humaine La recherche et

lrsquoexpression de la veacuteriteacute ndash la philosophie srsquointerrogeant sur lrsquoecirctre ndash est exigeacutee par la question de lrsquoinfini dans la justice Or tout ce qui se montre relegraveve de lrsquoessence et la philosophie ne peut se deacuteployer que

comme une reacuteflexion sur lrsquoessence dans lrsquoassimilation du Dire au Dit degraves lors la philosophie nrsquoest-elle pas toujours une ontologie et la recherche et lrsquoexpression du Dire au sein de la philosophie toujours illusoire Devant le problegraveme ougrave se trouve lrsquoeacutethique drsquoassumer son statut de philosophie se pose la question de la possibiliteacute drsquoun Dit sur le Dire Quelle veacuteriteacute le philosophe peut-il chercher et exprimer lorsque mucirc par la question de lrsquoinfini il veut discourir sur le Dire par-delagrave le Dit Le Dire est-il ndash et en quel sens ndash la veacuteriteacute de la philosophie de lrsquoinfini De quelles ressources la philosophie dispose-t-elle pour atteindre ce Dire par-delagrave son propre Dit

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I Philosophie de la mise en question

sect54 La critique

a) La meacutetaphysique du Deacutesir Crsquoest par la question de la veacuteriteacute et sous la forme drsquoune refondation du rapport entre veacuteriteacute et

philosophie que srsquoinaugure la penseacutee eacutethique de lrsquoideacutee de lrsquoinfini En 1957 en effet lrsquoenjeu de lrsquoarticle judicieusement intituleacute laquo Philosophie et ideacutee de lrsquoinfini raquo nrsquoest-il pas drsquoabord la refonte eacutethique du rapport entre infini et veacuteriteacute Comme Autrement qursquoecirctre lrsquoarticle commence en affirmant que laquo toute philosophie recherche la veacuteriteacute raquo (EDE 165) distinguant deux sens de la veacuteriteacute comme expeacuterience heacuteteacuteronome de lrsquoAutre la veacuteriteacute est rechercheacutee dans le Deacutesir de transcendance mais elle est aussi

comme liberteacute drsquoadheacuterer aux propositions une autonomie ou reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme Or crsquoest le premier sens de la veacuteriteacute que la partie VI de lrsquoarticle deacutecrit agrave partir de lrsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquoinfini

admet une veacuteriteacute heacuteteacuteronome qui consiste en la laquo mise en question de ma liberteacute raquo (EDE 175) crsquoest-agrave-dire de la veacuteriteacute comme autonomie Levinas fait jouer contre le sens ontologique de la veacuteriteacute son autre sens eacutethique qursquoil juge premier car anteacuterieur agrave la question de la certitude (cf EDE 177) provenant du visage qui est son principe auquel il remonte par la critique laquo si lrsquoessence de la philosophie consiste agrave remonter en deccedilagrave de toutes les certitudes vers le principe si elle vit de critique le visage drsquoAutrui serait le commencement mecircme de la philosophie raquo (EDE 178) La question du sens eacutethique de la veacuteriteacute se pose chez Levinas agrave partir de la question de lrsquoinfini le visage en mettant ma liberteacute en question me soumet agrave la critique afin que je justifie ma subjectiviteacute et mes pouvoirs ainsi naicirct la philosophie La veacuteriteacute est alors lrsquoexpeacuterience de lrsquoAutre telle qursquoelle srsquoaccomplit dans le Deacutesir eacutethique de lrsquoinfini Mais les conclusions de lrsquoarticle de 1957 restent ambigueumls La partie I deacutefinit la veacuteriteacute de

deux faccedilons par lrsquoheacuteteacuteronomie et lrsquoautonomie faisant de lrsquohistoire de la philosophie le triomphe de la seconde la partie VI renverse la hieacuterarchie au profit de la premiegravere Pourtant est-il possible de deacutefinir

la veacuteriteacute comme mise en question de la liberteacute sans que cette liberteacute critiqueacutee soit elle-mecircme premiegravere en droit sur sa critique En faisant de la veacuteriteacute lrsquoexpeacuterience sans concepts drsquoun Deacutesir ineffable Levinas ne rend-il pas le logos de la philosophie par essence inapte agrave toute veacuteriteacute

Crsquoest Totaliteacute et infini qui pour la premiegravere fois preacutecise la theacuteorie de la veacuteriteacute qui reacutepond agrave ces

difficulteacutes La philosophie relevant de la tradition de lrsquoAutre que lrsquoarticle de 1957 avait penseacutee comme heacuteteacuteronomie est identifieacutee en 1961 agrave la meacutetaphysique La meacutetaphysique est la philosophie du Deacutesir elle procegravede de la seacuteparation du Mecircme et de lrsquoAutre et srsquoaccomplit comme la relation qui maintient

cette seacuteparation ndash comme ideacutee de lrsquoinfini (cf TI 44) Levinas eacutecrit ainsi en conclusion de lrsquoouvrage laquo nous avons poseacute la meacutetaphysique comme Deacutesir raquo (TI 340) Cette identification suppose toutefois

une lecture de lrsquohistoire de la philosophie au sein de laquelle la meacutetaphysique a eacuteteacute le plus souvent une philosophie du Mecircme La forme privileacutegieacutee de la meacutetaphysique la theacuteorie ne nie-t-elle pas la

primauteacute de lrsquoinfini sur le fini Le paragraphe I-A-4 preacutecise le rapport de la meacutetaphysique agrave la theacuteorie en preacutesentant de faccedilon syntheacutetique lrsquohistoire de la philosophie Cette histoire est scandeacutee par trois structures meacutetaphysiques la theacuteorie au sens naiumlf la luciditeacute sur la theacuteorie comme ontologie et la

critique de lrsquoontologie comme meacutetaphysique ou eacutethique Pourquoi dans lrsquohistoire de la philosophie la theacuteorie nrsquoa-t-elle laquo pas eacuteteacute par hasard le scheacutema de la relation meacutetaphysique raquo (TI 32)

(1) La theacuteorie refusant de plier les choses aux lois de lrsquoutiliteacute et de la jouissance repreacutesenterait drsquoabord un abandon de lrsquointeacuterecirct personnel au beacuteneacutefice drsquoun rapport respectueux agrave lrsquoexteacuterioriteacute la connaissance vise la chose telle qursquoelle est et non telle que le sujet connaissant la veut La theacuteorie

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crsquoest la recherche pure de la veacuteriteacute pure Nrsquoest-elle pas conforme au Deacutesir un mouvement vers lrsquoAutre qui se meut en vue seulement de ce mouvement Pourtant la theacuteorie convertit lrsquoAutre en objet lui precircte une signification et lrsquointegravegre dans un systegraveme Le Deacutesir srsquooublie en se faisant theacuteorie puisque

celle-ci suppose la primauteacute de la liberteacute du sujet connaissant sur lrsquoexteacuterioriteacute de la chose connue Lrsquoeacutelan spontaneacute vers le vrai manque lrsquoalteacuteriteacute en se convertissant au savoir La premiegravere forme de la

meacutetaphysique celle drsquoune theacuteorie respectueuse de lrsquoAutre se montre donc naiumlve et cegravede face agrave une seconde forme qui prend acte du primat du Mecircme gouvernant le savoir

(2) Lrsquoontologie apparaicirct ainsi comme lrsquoaccomplissement de la theacuteorie prenant conscience de son propre pouvoir La philosophie que lrsquoarticle de 1957 disait tirailleacutee entre une expeacuterience de lrsquoalteacuteriteacute absolue et le libre pouvoir drsquoinstituer la veacuteriteacute des propositions deacuteploie sous cette guise toutes les potentialiteacutes inheacuterentes agrave ce second mouvement Lrsquoontologie oublie le Deacutesir et infeacuteode toute la philosophie agrave la question du pouvoir Or crsquoest la premiegravere forme naiumlve de la theacuteorie qui a rendu possible cette assimilation en donnant une forme theacuteorique au Deacutesir elle a voulu aller librement vers lrsquoalteacuteriteacute crsquoest-agrave-dire vers la critique de la liberteacute Entre la liberteacute et sa critique il faut choisir lrsquoontologie choisit la liberteacute (la meacutetaphysique veacuteritable lrsquoeacutethique choisira sa mise en question)

Lrsquoontologie se preacutesente de fait comme lrsquoexercice lucide et reacutefleacutechi de la liberteacute deacuteployant ses pouvoirs Pour la deacutefinir Levinas reprend les deux deacuteterminations qursquoil avait deacutejagrave proposeacutees dans lrsquoarticle de

1957 lrsquoabsolue liberteacute du Mecircme agrave adheacuterer agrave la veacuteriteacute des eacutenonceacutes et le recours agrave la meacutediation drsquoun troisiegraveme terme laquo La philosophie occidentale a eacuteteacute le plus souvent une ontologie une reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme par lrsquoentremise drsquoun terme moyen et neutre qui assure lrsquointelligence de lrsquoecirctre raquo (TI 33-34) Cette deacutefinition fait de lrsquoontologie une prise de pouvoir sur lrsquoecirctre au moyen du terme neutre qursquoelle emploie Au cours de lrsquohistoire de la philosophie que ce paragraphe I-A-4 parcourt selon une deacutemarche raisonneacutee mais non exhaustive ce terme neutre a pris diffeacuterentes formes la clarteacute de la raison avec Socrate les qualiteacutes sensibles avec Berkeley lrsquoecirctre de lrsquoeacutetant avec Heidegger Mecircme si ces pages singularisent la figure de Heidegger elles en font lrsquoacmeacute de lrsquoontologie et lrsquoinsegraverent par lagrave dans

une tradition Comme la philosophie lrsquoa eacuteteacute le plus souvent avant elle lrsquoontologie heideggeacuterienne est une reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme en ce sens elle srsquointerpregravete encore comme un savoir (cf TI 36)

Levinas ne justifie pas cette conclusion par une eacutetude de la place du savoir theacuteorique dans la penseacutee de Heidegger la diffeacuterence ontologique relegraveve du savoir car elle soumet lrsquoeacutetant agrave lrsquoecirctre La lecture peut

sembler simplificatrice au vu des articles sur la pheacutenomeacutenologie ougrave Levinas distinguait entre ideacutealisme theacuteorique et philosophie de lrsquoexistence Cependant le point de vue a changeacute il ne srsquoagit plus de mettre en avant les potentialiteacutes nouvelles de la pheacutenomeacutenologie mais de preacuteciser son rapport au Deacutesir Dans la perspective meacutetaphysique du Deacutesir lrsquoontologie reacuteduit lrsquoAutre au Mecircme et prend le parti du pouvoir et de la liberteacute elle est donc une injustice Poser la question de lrsquoecirctre avant celle de lrsquoeacutetant crsquoest laquo neutraliser lrsquoeacutetant pour le comprendre ou pour le saisir raquo (TI 36) sans justifier cette prise

(3) Or cette interpreacutetation de lrsquoontologie comme injustice suppose lrsquoeacutethique ultime figure de la meacutetaphysique Ces deacuteterminations ne sont pas le reacutesultat drsquoune reacuteflexion de lrsquoontologie sur elle-mecircme

car leur formulation nrsquoest pas possible sans lrsquoideacutee du Bien Lrsquoinjustice du pouvoir de lrsquoecirctre lrsquoexigence de justifier la liberteacute sont reacuteveacuteleacutees par le visage mrsquoaccusant de mon indiffeacuterence La meacutetaphysique est une laquo eacutethique qui accomplit lrsquoessence critique du savoir raquo (TI 33) Le savoir naiumlvement animeacute par un Deacutesir theacuteorique de lrsquoAutre (1) ne saurait accomplir ce Deacutesir dans lrsquoontologie qui le deacutetruit (2) et ne trouve son accomplissement que dans sa propre mise en question (3) Le savoir est donc lrsquoerreur de la

meacutetaphysique Que repreacutesente lrsquoeacutethique pour cette histoire du savoir Elle peut se deacutefinir comme la critique de lrsquoontologie Toutefois il ne faut pas en deacuteduire que lrsquoeacutethique est posteacuterieure agrave ce qursquoelle

critique La critique consiste agrave remonter de lrsquoexercice libre de la theacuteorie agrave lrsquoorigine de cet exercice Mais pour penser les conditions de la liberteacute de penser il faut exercer une penseacutee libre elle-mecircme on

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reacutegresserait alors agrave lrsquoinfini dans la recherche drsquoune penseacutee absolument libre Lrsquoontologie selon Levinas est incapable de rendre compte de sa liberteacute fondatrice Seule lrsquoeacutethique qui est laquo mise en question de ma spontaneacuteiteacute par la preacutesence drsquoAutrui raquo (TI 33) est agrave mecircme de justifier cette liberteacute La

possibiliteacute du savoir reacuteside dans la justification de la liberteacute du theacuteoricien De mecircme que lrsquoontologie en reacuteveacutelant agrave la theacuteorie naiumlve son sens totalisateur montrait sa primauteacute sur elle lrsquoeacutethique en remettant en

cause le dogmatisme de la liberteacute arbitraire se montre premiegravere sur lrsquoontologie Aussi ces trois significations de la meacutetaphysique constituent-elles une ascendance dans la luciditeacute de la naiumlveteacute de la simple theacuteorie agrave la primauteacute de lrsquoeacutethique en passant par lrsquoontologie et son dogmatisme

Cette synthegravese de lrsquohistoire de la philosophie permet de comprendre le sens que prend le mot de

laquo meacutetaphysique raquo dans cette premiegravere section de Totaliteacute et infini Le cadre de la meacutetaphysique est la seacuteparation du Mecircme et de lrsquoAutre son inspiration est le Deacutesir ou lrsquoideacutee de lrsquoinfini La penseacutee humaine prise dans cette seacuteparation et dans cette relation est agrave la fois animeacutee par la liberteacute et par une laquo intention critique365 raquo (ibid) qui lui vient du visage drsquoautrui Lorsque la meacutetaphysique prend la forme du savoir et de lrsquoontologie elle nrsquoaccomplit que la premiegravere modaliteacute Or son second accomplissement dans

lrsquoeacutethique nrsquoest pas la simple antithegravese du premier lrsquoeacutethique ne se contente pas de nier le pouvoir de lrsquoontologie (puisque la neacutegation libre de la liberteacute est liberteacute agrave son tour) mais elle met le pouvoir en

question Lrsquointention critique de lrsquoeacutethique lui vient du visage et reacutepond agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini en reacutesistant aux pouvoirs du Mecircme Comment comprendre cette intention critique mettant en question la liberteacute La critique eacutetant la modaliteacute propre du philosopher eacutethique elle obeacuteit agrave une rationaliteacute qui nrsquoest plus celle de la totaliteacute Dans la critique la veacuteriteacute nrsquoest plus affaire de totalisation mais de justice La partie I-C de Totaliteacute et infini intituleacutee laquo Veacuteriteacute et justice raquo le deacutemontre Apregraves avoir poseacute le Deacutesir de lrsquoinfini comme relation meacutetaphysique agrave lrsquoAutre rappelant que la meacutetaphysique se reconnaicirct dans laquo lrsquoœuvre de lrsquointellect raquo (TI 80) Levinas srsquointerroge sur le sens de cette œuvre Si la veacuteriteacute ne signifie que comme connaissance objective alors le visage qui excegravede lrsquointentionnaliteacute la contredit Mais si la veacuteriteacute peut

srsquoentendre comme discours parole et langage alors elle mrsquoest donneacutee par autrui Il faut donc se demander laquo quel est le rapport entre la veacuteriteacute et la justice raquo (ibid)

b) La raison de lrsquoeacutethique

Lrsquoeacutethique pense la veacuteriteacute dans un cadre diffeacuterent de celui de la totaliteacute agrave trois titres 1 la veacuteriteacute

nrsquoest pas le fait drsquoune raison impersonnelle et deacutesincarneacutee elle appartient agrave lrsquointerlocution au face-agrave-face du discours entre moi et autrui 2 elle est orienteacutee par la hauteur eacutethique du visage et prend la forme drsquoune exigence de justice 3 elle rompt le privilegravege accordeacute agrave la liberteacute et fait de la philosophie une critique eacuteveilleacutee par le visage Lrsquoeacutethique ne fonde pas seulement la rationaliteacute elle est elle-mecircme rationnelle la parole du visage est la premiegravere raison et lrsquoorigine de toute veacuteriteacute En quel sens Levinas parle-t-il de la rationaliteacute de lrsquoeacutethique crsquoest-agrave-dire agrave la fois du caractegravere raisonnable de la parole du

visage et de la faccedilon dont cette rationaliteacute autre deacutetermine la philosophie elle-mecircme Peut-on encore parler de raison agrave propos drsquoune intrigue anteacuterieure agrave la liberteacute et agrave la conscience Deux reacuteponses ou deux preacutesentations inverses de la mecircme reacuteponse justifient la reacutefeacuterence agrave une raison de lrsquoeacutethique La

365 Ainsi la critique kantienne ne met-elle pas selon Levinas fin agrave la meacutetaphysique en tant que Deacutesir mais

en tant que theacuteorie et ontologie laquo Qursquoil puisse y avoir en philosophie besoin drsquoune vigilance distincte du bon sens et de lrsquoeacutevidence de la recherche scientifique soucieuse de preacutesence drsquoecirctre et de satisfaction ce fut la nouveauteacute du criticisme raquo (DQVI 179) La critique kantienne met fin agrave la soumission de la meacutetaphysique agrave lrsquoontologie en srsquoeacuteveillant agrave une autre rationaliteacute crsquoest laquo le post-criticisme raquo (DQVI 180) qui meacutesinterpregravete cette rationaliteacute et la rabat sur lrsquoontologie

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premiegravere consiste agrave deacutecrire la faccedilon dont le visage lui-mecircme est lrsquoorigine de tout sens crsquoest dans Totaliteacute et infini le thegraveme de lrsquoenseignement qui porte cette thegravese et dans Autrement qursquoecirctre la deacuterivation de la penseacutee agrave partir de la justice inspireacutee par lrsquoeacutethique La seconde fait le chemin inverse en

deacutecelant dans le systegraveme constitueacute les eacutebregravechements ougrave srsquointerrompt la totalisation imposant le retour drsquoune autre rationaliteacute agrave lrsquoœuvre dans la penseacutee que celle de la repreacutesentation La raison de lrsquoeacutethique

qursquoelle srsquoexprime en eacuteveillant la raison repreacutesentative ou en la deacutejouant est premiegravere par rapport agrave celle-ci Comment sa rationaliteacute se manifeste-t-elle De deux faccedilons dans le rapport de la raison agrave lrsquointerlocution ou dans la rationaliteacute propre de lrsquoeacutethique

Soit la rationaliteacute de lrsquointerlocution Totaliteacute et infini oppose deacutejagrave deux conceptions de la raison

lrsquoune propre agrave la totaliteacute (lrsquoenseignement maiumleutique et le monologue inteacuterieur) et lrsquoautre agrave lrsquoinfini (lrsquoenseignement du visage) La premiegravere fait de la raison lrsquoinstrument de la totalisation son usage permet au penseur de reacuteduire lrsquoAutre au Mecircme en pensant lrsquoAutre au moyen drsquoun troisiegraveme terme qui lui confegravere une place dans le tout On peut alors deacutefinir la liberteacute du penseur comme une laquo permanence dans le Mecircme qui est Raison raquo (TI 34) La raison ainsi conccedilue fait certes appel agrave lrsquoexpeacuterience du

monde mais elle informe elle-mecircme cette expeacuterience et la soumet agrave une donation de sens Toute deacutecouverte drsquoun eacuteleacutement nouveau est la retrouvaille drsquoune ideacutee deacutejagrave contenue en elle la rencontre de

lrsquoAutre nrsquoest que lrsquooccasion drsquoune remeacutemoration De fait la raison ne peut avoir qursquoun seul sujet la multipliciteacute des sujets est incompatible avec son exercice laquo Le discours coheacuterent est un Une raison ne peut ecirctre autre pour une raison Comment une raison peut-elle ecirctre un moi ou un autre puisque son ecirctre mecircme consiste agrave renoncer agrave la singulariteacute raquo (TI 69) Lrsquouniversaliteacute de la raison nrsquoest donc pas seulement la neacutegation de lrsquoalteacuteriteacute drsquoautrui mais aussi celle de lrsquoeacutegoiumlteacute du moi La diffeacuterence entre les singulariteacutes est abolie par son universaliteacute qui ne connaicirct que la discrimination entre le vrai et le faux lrsquoabsolu et le relatif lrsquoecirctre et lrsquoapparent Degraves lors en soutenant que laquo la raison parlant agrave la premiegravere personne ne srsquoadresse pas agrave lrsquoAutre tient un monologue raquo (ibid) Levinas deacutenonce aussi bien la

disparition du moi que celle drsquoautrui la raison est le seul veacuteritable sujet de ce monologue ignorant la seacuteparation du moi et la parole du visage Lrsquoideacutee de totaliteacute est lrsquoeffacement de lrsquointerlocution et le

regravegne silencieux drsquoune raison sans pluraliteacute Pourtant il y a le langage et la neacutecessiteacute du dialogue avec autrui La reacutesistance du dialogue agrave lrsquoimpersonnaliteacute du monologue deacutemontre lrsquoeacutetroitesse de cette

premiegravere conception et permet de rejeter comme aporeacutetique toute conception non-dialogique de la raison La raison du monologue en niant la diffeacuterence entre moi et autrui et avec elle lrsquointerlocution nie le discours lui-mecircme et ne conccediloit qursquoune raison silencieuse Mais le paragraphe I-C-3 a prouveacute que crsquoeacutetait la parole qui fournissait agrave la theacuteorie la distance neacutecessaire agrave sa maicirctrise du monde Autrui est la condition de toute raison La raison impersonnelle de la totaliteacute qui nrsquoest la raison de personne apparaicirct comme naiumlve puisqursquoelle suppose la parole du visage qursquoelle nie

Autrui et moi pouvons entrer dans le discours et nous soumettre agrave la raison totalisante relations

comportements maniegraveres drsquoecirctre peuvent srsquoexpliquer par des raisons sociologiques psychologiques ou ontologiques identifieacutees par le sujet impersonnel du savoir mais lrsquointerlocution nrsquoa pas tant sa raison dans le contenu du discours eacutemis que dans son eacutemission ou son adresse Les interlocuteurs se deacutelivrent de la totalisation en se parlant Le langage est donc pour Levinas lrsquoexpeacuterience concregravete drsquoune autre rationaliteacute fondeacutee cette fois sur la pluraliteacute humaine Il y a bien une raison eacutethique de lrsquoinfini qui ne

fonctionne pas comme totalisation car elle repose sur la distinction entre moi et autrui La raison le logos de la penseacutee totalisante ignorait un eacuteleacutement crucial preacuteciseacutement la parole inheacuterente au logos en

reacuteduisant cette parole agrave la communication drsquoun sens Or pourquoi communiquer Pourquoi en appeler agrave autrui en vue de la veacuteriteacute Et dans cet appel autrui ne srsquoexcepte-t-il pas du primat du savoir lui

380

lrsquointerlocuteur auquel je mrsquoadresse et non le contenu de mon discours La raison est personnelle singuliegravere incarneacutee son calcul cherche agrave se dire Penser comme Levinas le fait la raison agrave partir de la parole crsquoest donc interroger la rationaliteacute mecircme de lrsquoacte de se dire de lrsquoexpression Toutefois

pourrait-on objecter Levinas ne deacutetruit-il pas le concept mecircme de raison en promouvant lrsquoopinion personnelle au deacutetriment de la veacuteriteacute universelle En quoi une raison singuliegravere toujours lieacutee aux

visages des interlocuteurs peut-elle preacutetendre agrave lrsquouniversaliteacute Au contraire laquo la vraie universaliteacute de la raison raquo consiste agrave faire entrer chacun dans le dialogue raisonnable (TI 220) lagrave ougrave la raison impersonnelle bacirctit des systegravemes fonde des sciences creacutee des institutions et abandonne ceux qui nrsquoont pas les faculteacutes suffisantes pour les penser totalement la parole du visage interpelle le moi et lrsquoappelle agrave exercer sa raison quelles que soient ses limites pour reacutepondre de sa responsabiliteacute La parole adresseacutee agrave lrsquointerlocuteur le fait entrer dans le discours ndash mecircme son silence est signifiant Alors que la veacuteriteacute drsquoune deacutemonstration nrsquoappartient agrave personne lrsquoeacutelegraveve interrogeacute par le maicirctre est le seul ndash preacuteciseacutement en tant qursquoil est interrogeacute lui ndash agrave pouvoir reacutepondre au problegraveme qui lui est poseacute Lrsquoeacutethique seule accomplit lrsquouniversaliteacute de la raison Il ne srsquoagit pas de nier que la raison en appelle agrave une capaciteacute de calculer dont tout ecirctre ne dispose pas ni drsquoignorer que la raison puisse servir lrsquoeacutegoiumlsme et

le mensonge mais de revenir agrave ce que cette faculteacute de calculer preacutesuppose agrave savoir laquo le pluralisme de la socieacuteteacute raquo condition laquo de lrsquoeacuteleacutevation agrave la raison raquo (TI 229) La raison impersonnelle est un

pheacutenomegravene secondaire deacuterivant de la pluraliteacute le logos agrave la fois parole et calcul est drsquoabord une parole Le pouvoir de penser est conditionneacute par ce agrave quoi lrsquoeacuteveil de la penseacutee reacutepond agrave savoir lrsquoappel eacutethique du visage La raison nrsquoa-t-elle pas elle-mecircme une raison drsquoecirctre Le visage est raison de la raison cause de la raison raison de raisonner raison de dire le raisonnable La raison interlocutoire obeacuteit donc agrave une rationaliteacute eacutethique la raison de la paix

Or de nouveau la rationaliteacute de la paix ne va pas de soi La preacuteface de Totaliteacute et infini montre en

effet que la raison lucide des philosophes se soumet au regravegne de la totaliteacute de la politique ou de la

guerre (cf TI 5-7) Lrsquoecirctre se manifeste comme guerre et la raison approuve la politique qui cherche agrave vaincre par tous les moyens Le calcul politique reacuteduit les rapports humains agrave une guerre de tous

contre tous rendant deacuterisoire ndash irrationnelle et irreacuteelle ndash la morale precircchant la paix Crsquoest contre cette conception hobbesienne de la raison comme calcul et eacutevaluation des moyens que Levinas deacutefend

lrsquoideacutee drsquoune raison propre agrave la paix laquo Lrsquoessence de la raison ne consiste pas agrave assurer agrave lrsquohomme un fondement et des pouvoirs mais agrave le mettre en question et agrave lrsquoinviter agrave la justice raquo (TI 88) Lrsquoeacutethique de Levinas en tant qursquoelle est philosophie est la mise en œuvre de la raison ainsi entendue Dans Autrement que savoir (1988) Levinas eacutevoque laquo la notion mecircme de raison qui guide lrsquoensemble du preacutesent discours et () surgit dans lrsquointention initiale du parler ndash lrsquointention de la paix raquo (AS 63) Dans un abus de langage lrsquointention de la paix deacutesigne la parole du visage exceacutedant lrsquointentionnaliteacute ndash donc lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme Lrsquointerlocuteur obeacuteit agrave une intentionnaliteacute exceptionnelle mettant en œuvre cette intention de la paix En quoi consiste-t-elle laquo La bonne intention du langage est une

responsabiliteacute pour autrui crsquoest-agrave-dire paix raquo (ibid) dit autrement le langage est lui-mecircme porteur drsquoune raison dans la droiture de la parole Cependant lrsquoidentification de lrsquoobligation eacutethique agrave la raison fucirct-elle raison de la paix paraicirct impossible dans la mesure ougrave lrsquoeacutethique preacutecegravede la conscience En quel sens Levinas parle-t-il encore de raison agrave ce stade preacute-intentionnel ndash en quel sens la mauvaise conscience de lrsquoeacutethique raisonne-t-elle sans la bonne conscience intentionnelle Crsquoest une nouvelle

conception de lrsquouniversaliteacute qui le permet laquo raison comme transcendance de la Paix allant dans sa liberteacute agrave lrsquoeacutegard du contenu des termes qui en elle srsquoassocient plus loin que le formel deacutepassant les

relations geacuteneacuteriques agrave une universaliteacute qui en fait la raison des raisons raquo (AS 65) Cette conception de la raison rejoint la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini deacutecrite comme une forme nrsquoarrecirctant pas son

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dessin de forme la raison ne consiste pas drsquoabord agrave former des jugements suivant les regravegles de la logique dont le jeu suppose deacutejagrave donneacutee la diffeacuterence entre le mecircme et lrsquoautre Levinas cherche plutocirct agrave remonter agrave la raison des raisons crsquoest-agrave-dire la raison de lrsquoassociation de lrsquoun agrave lrsquoautre dans la bonteacute

Le Bien qursquoenseigne le visage est la raison mecircme de raisonner une paix plus originaire que la guerre La raison a sa raison dans la paix des hommes dans la justice ougrave le droit drsquoautrui passe avant le mien

c) La liberteacute assigneacutee en justice

Pour reacutepondre agrave cette conception eacutethique de la raison la philosophie doit se faire critique Mais la

critique du fait de lrsquoheacuteteacuteronomie de la raison ne saurait ecirctre la seule initiative drsquoune liberteacute cherchant agrave reacutepondre de ses devoirs La critique philosophique est elle-mecircme heacuteteacuteronome Le paragraphe I-C-1 aborde cette question en montrant que la connaissance objective fait appel dans son choix de termes au lexique de la justice connaicirctre crsquoest justifier et dans cet appel agrave la justification srsquoentend une analogie morale Pour la connaissance tout ce qui fait obstacle agrave ma liberteacute est injuste le savoir consiste agrave se saisir de lrsquoobjet et agrave le soumettre Il traduit pourtant aussi un certain respect de lrsquoobjet

visible dans son exigence critique laquo pour que lrsquoobstacle devienne un fait qui demande une justification theacuteorique ou une raison il a fallu que la spontaneacuteiteacute de lrsquoaction qui le surmonte soit

inhibeacutee crsquoest-agrave-dire mise elle-mecircme en question raquo (TI 80-81) Face agrave un objet qui reacutesiste agrave ses explications lrsquoesprit connaissant ne srsquoen tient pas agrave lrsquoaffirmation steacuterile drsquoune opinion incapable de se justifier il cherche la justification en remettant en question non pas lrsquoobjet mais lrsquoexercice de son propre jugement Sous sa face critique le libre savoir deacuteclare illeacutegitime toute reacutevision ad hoc de la theacuteorie et preacutefegravere se mettre en question lui-mecircme srsquoimposant lrsquoexigence de se plier agrave la raison des faits Or drsquoougrave lui vient cette exigence Crsquoest lagrave qursquointervient selon Levinas la dimension eacutethique de la theacuteorie la quecircte de justification allant jusqursquoagrave la mise en question de la liberteacute du sujet de la connaissance reacutepond agrave une exigence de justice preacuteceacutedant le savoir lui-mecircme et venant du visage

drsquoautrui La critique est dans la connaissance une exigence eacutethique ndash crsquoest-agrave-dire une mise en question de la liberteacute Neacuteanmoins ne peut-on pas voir dans la critique une exigence qui relegraveve de la

conscience de lrsquoeacutechec et non de la culpabiliteacute eacutethique Lrsquoessence critique du savoir loin drsquoecirctre une mise en question du savoir par le savoir ne consacre-t-elle pas le savoir en le faisant renaicirctre de ses

propres eacutechecs Cette difficulteacute nous commande de distinguer deux types de critique et drsquoopposer la culpabiliteacute agrave lrsquoeacutechec lrsquoeacutethique agrave la theacuteorie La critique naissant de lrsquoeacutechec est relative elle suppose la liberteacute theacuteorique dont elle met seulement en cause le mauvais usage En ce sens lrsquoideacutee de totaliteacute ne vise qursquoun perfectionnement de la theacuteorie Au contraire la critique qui sourd de lrsquoideacutee de lrsquoinfini se manifeste comme culpabiliteacute ou honte mise en question de ma liberteacute La comparaison entre ces deux ideacutees produit une distinction radicale entre la critique de la totaliteacute qui peut provenir de moi et la critique de lrsquoinfini qui ne peut venir que drsquoune exteacuterioriteacute Si lrsquoon entend par laquo critique raquo la mise en question radicale du savoir la traque de tous les preacutesupposeacutes qui font la naiumlveteacute du savoir alors lrsquoideacutee

morale de lrsquoinfini accomplit mieux la critique du savoir que lrsquoideacutee de totaliteacute qui maintient sans lrsquointerroger le privilegravege du theacuteorique Il faudra ainsi montrer que le savoir procegravede de la morale en quel sens la veacuteriteacute est-elle une exigence de justice

Le paragraphe I-C-2 deacutefinit la philosophie agrave partir de la critique qui met en question la liberteacute

crsquoest-agrave-dire aussi bien la connaissance objective que la connaissance du cogito car celle-ci suppose chez Descartes lrsquoideacutee de lrsquoinfini La philosophie en tant que critique a pour tacircche de remonter du

savoir agrave lrsquoideacutee de lrsquoinfini qui est sa condition agrave lrsquoaccueil drsquoautrui qui est laquo la conscience de mon injustice ndash la honte que la liberteacute eacuteprouve pour elle-mecircme raquo (TI 85) Il faut penser le savoir comme

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lrsquoeacuteveacutenement mecircme du moi laquo comme lrsquoexister mecircme de la creacuteature raquo (TI 87) drsquoabord maicirctrise naiumlve du monde ignorant sa condition puis remonteacutee vers cette condition qui est lrsquoideacutee de lrsquoinfini Loin de srsquoen tenir agrave une opposition binaire entre le savoir et lrsquoeacutethique Levinas estime plutocirct que laquo la remise en

question de soi le retour vers lrsquoavant soi en preacutesence drsquoAutrui raquo est laquo le dernier sens du savoir raquo (TI 88) Le savoir discours critique sur le vrai srsquoaccomplit ultimement dans lrsquoeacutethique qui pose la question

de la justice Cette thegravese permet de comprendre le statut mecircme de Totaliteacute et infini qui pouvait apparaicirctre paradoxalement comme un savoir sur ce qui excegravede le savoir Lrsquoouvrage se justifie dans sa forme philosophique en posant la mise en question de la liberteacute comme figure ultime du savoir Pour cela il faut que lrsquohomme soit conccedilu comme creacuteature comme ecirctre seacutepareacute ignorant son origine en lrsquoideacutee de lrsquoinfini Si laquo le miracle de la creacuteation consiste agrave creacuteer un ecirctre moral raquo (ibid) la veacuteriteacute suppose drsquoune part une liberteacute capable drsquoexister seacutepareacutement et drsquoautre part le Deacutesir qui ne procegravede pas de cette liberteacute Mais pourquoi la mise en question de ma liberteacute ne peut-elle provenir de moi-mecircme pourquoi faut-il que le pheacutenomegravene de la moraliteacute ait une origine exteacuterieure agrave moi en autrui La deacutemonstration du paragraphe I-C-3 eacutepouse le mouvement des Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes remontant de lrsquoanarchie du spectacle ougrave le doute aboutit agrave la tromperie du malin geacutenie agrave la certitude du cogito

jusqursquoagrave lrsquoheacuteteacuteronomie de lrsquoinfini mis en moi Notre chapitre 1 a montreacute que ces pages reconduisaient tout doute et tout questionnement agrave la parole du visage dont lrsquoabsence ocircte tout principe agrave la

connaissance Levinas deacutemontre par lagrave que seule lrsquoideacutee de lrsquoinfini donneacutee par autrui peut rompre le silence anarchique du spectacle en enseignant le monde Or lrsquoenseignement drsquoautrui a le statut de principe en raison de sa hauteur morale qui me met en question comme le deacutemontre le sous-paragraphe I-C-3-f (TI 102)

Lrsquoexteacuterioriteacute du contenu penseacute par rapport agrave la penseacutee qui le pense est assumeacutee par la penseacutee et

dans ce sens ne deacuteborde pas la conscience Rien de ce qui touche la penseacutee ne peut la deacuteborder tout srsquoassume librement Rien sinon le juge jugeant la liberteacute mecircme de la penseacutee

La mise en question de ma liberteacute ne peut sans se contredire srsquoeffectuer librement Les

paragraphes preacuteceacutedents se sont employeacutes agrave le montrer je peux librement me remettre moi-mecircme en cause en contestant la veacuteriteacute de mes jugements la bonteacute de mes actions ou lrsquoauthenticiteacute de mon existence Si par lagrave je conteste bien ma liberteacute cette contestation elle-mecircme en tant que contestatrice eacutechappe agrave la mise en question Je me deacutedouble entre un moi jugeacute et un moi jugeant qui ne se comprend

pas dans son jugement On en arrive agrave une distinction sartrienne entre lrsquoen-soi et le pour-soi le moi jugeacute est objectifieacute dans lrsquoen-soi par le moi jugeant qui exerccedilant librement son jugement est

conscience pour-soi srsquoexceptant par sa liberteacute mecircme de ce jugement Levinas reprend lui aussi cette thegravese selon laquelle le moi se jugeant lui-mecircme suppose la liberteacute qui rend possible ce jugement la libre mise en question de la liberteacute ne saurait ecirctre radicale la liberteacute ne peut se critiquer sans eacutechapper par lagrave mecircme agrave la critique Par conseacutequent il faut pour que toute ma liberteacute soit mise en question que la question ne vienne pas de moi mais drsquoautrui La critique ne peut englober toute la conscience et la deacuteborder que si elle srsquoorigine dans lrsquoexteacuterioriteacute Humanisme de lrsquoautre homme dira cette thegravese dans une formule frappante laquo il srsquoagit de la mise en question de la conscience et non pas drsquoune conscience de la mise en question raquo (HAH 53) Lrsquoideacutee de lrsquoinfini en tant que conscience morale est un jugement que le visage formule sur ma liberteacute dont je nrsquoai pas lrsquoinitiative Elle est donc la critique la plus radicale que lrsquoon puisse adresser au savoir en tant qursquoelle emporte dans sa question la liberteacute mecircme qui fonde le savoir Il est alors possible de conclure que laquo la socieacuteteacute est le lieu de la veacuteriteacute raquo (TI 104)

La penseacutee critique est toujours celle drsquoun sujet reacutepondant agrave lrsquoappel eacutethique drsquoautrui Philosopher

ne peut plus selon cette conception de la veacuteriteacute revenir agrave eacutetablir des veacuteriteacutes impersonnelles ougrave la

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subjectiviteacute qui deacutecouvre le vrai srsquoefface devant sa deacutecouverte Le savoir neutre et impersonnel de lrsquoecirctre est lui-mecircme une reacuteponse agrave une exigence de justice supeacuterieure dans les deux sens que peut prendre la justice drsquoabord la justice due agrave autrui mais aussi la justice apologeacutetique ougrave le sujet est

ameneacute agrave teacutemoigner agrave son propre jugement Lrsquoaccomplissement du Deacutesir meacutetaphysique eacutetant la mise en question de la liberteacute seule une situation ougrave ma liberteacute est jugeacutee de lrsquoexteacuterieur accomplit la

meacutetaphysique Totaliteacute et infini consacre ainsi sous la forme de la critique comme penseacutee de justice la prioriteacute de lrsquoheacuteteacuteronomie sur lrsquoautonomie Pourtant dans cette prioriteacute la liberteacute nrsquoest pas reacutevoqueacutee mais se voit investie drsquoun sens nouveau au service de la rationaliteacute de la paix Quel usage le philosophe doit-il alors faire de sa liberteacute pour penser cette rationaliteacute eacutethique Quelle forme la philosophie doit-elle prendre pour accomplir lrsquointention critique de lrsquoeacutethique Lrsquoouvrage de 1961 nrsquoaffronte pas directement ces questions et laisse son lecteur incertain quant agrave la possibiliteacute drsquoune philosophie par-delagrave le savoir Il deacutemontre que la raison trouve son origine dans lrsquoideacutee de lrsquoinfini mais ne dit rien de la forme que peut prendre la philosophie pour penser sans trahir la rationaliteacute eacutethique Peut-ecirctre le problegraveme ne srsquoeacutetait-il pas poseacute dans toute sa vigueur en 1961 et fallait-il pour qursquoil se pose que Levinas distingue le Dire et le Dit Comment la philosophie peut-elle rechercher et exprimer

le Dire si le Dit ougrave srsquoexprime sa recherche en est la neacutecessaire trahison

sect55 La grammaire de lrsquoeacutethique

a) Dire lrsquoinfini en grec La possibiliteacute de dire et penser lrsquoinfini au sein de la philosophie est donc douteuse Il nrsquoest pas sucircr

que la penseacutee reacutepondant agrave la question de lrsquoinfini la sagesse du Deacutesir soit philosophie Crsquoest le sens de la critique que Derrida adresse agrave Totaliteacute et infini dans laquo Violence et meacutetaphysique raquo Lrsquoapport majeur de cet article agrave la compreacutehension de Totaliteacute et infini reacuteside dans le jeu dialectique qursquoil deacuteploie entre

le grec et le juif entre Athegravenes et Jeacuterusalem Dans la ligneacutee de Husserl et Heidegger Derrida fait de lrsquohistoire de la philosophie un deacuteploiement agrave partir de la source grecque qui pense et parle agrave lrsquointeacuterieur

de cet eacuteleacutement grec initial preacutesentant trois traits 1 la domination du mecircme 2 lrsquoinvitation agrave deacutepasser la meacutetaphysique et 3 le statut secondaire de lrsquoeacutethique La philosophie est la domination du grec selon

ces trois modaliteacutes car laquo aucune philosophie ne saurait les eacutebranler sans commencer par srsquoy soumettre ou sans finir par se deacutetruire elle-mecircme comme langage philosophique raquo366 Philosopher crsquoest penser et parler le logos grec Derrida deacutesigne donc par ce mot de laquo grec raquo lrsquoessence de la philosophie elle-mecircme De fait le projet de Levinas qui se preacutesente comme 1 la contestation du mecircme par lrsquoautre 2 dans la meacutetaphysique 3 penseacutee comme eacutethique apparaicirct drsquoembleacutee comme un projet non-grec ndash en rupture avec lrsquohistoire de la philosophie depuis son origine Mais le logos grec nrsquoa-t-il pas reacutecupeacutereacute en son sein les objections que lrsquohistoire a adresseacutees agrave lrsquouniteacute et lrsquoidentiteacute de lrsquoecirctre367 Hegel nrsquoa-t-il pas montreacute que lrsquoautre que le grec ne niait le grec que dans son propre logos que le non-grec eacutetait encore

le grec Crsquoest bien la question que Derrida adresse agrave Levinas laquo Nous nous interrogeons sur le sens drsquoune neacutecessiteacute celle de srsquoinstaller dans la conceptualiteacute traditionnelle pour la deacutetruire Pourquoi cette neacutecessiteacute srsquoest-elle finalement imposeacutee agrave Levinas Est-elle extrinsegraveque Nrsquoaffecte-t-elle qursquoun instrument qursquoune expression qursquoon pourrait mettre entre guillemets Ou bien cache-t-elle quelque ressource indestructible et impreacutevisible du logos grec Quelque puissance illimiteacutee drsquoenveloppement

366 J Derrida laquo Violence et meacutetaphysique raquo in Lrsquoeacutecriture et la diffeacuterence op cit p 121 367 Cf Ibid p 142 n1

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dans laquelle celui qui voudrait le repousser serait toujours deacutejagrave surpris raquo368 Il srsquoagit drsquointerroger la deacutemarche de Totaliteacute et infini dans son projet philosophique propre agrave partir de lrsquoexpeacuterience originaire du visage dire et penser dans les concepts mecircmes du logos grec la faccedilon dont cette expeacuterience deacutefait

ce logos Mais est-il seulement possible de deacutepasser le logos qui fonde tout langage et toute philosophie Levinas peut-il se libeacuterer de la penseacutee du langage et de lrsquoontologie des Grecs

En 1947 il avait pourtant commenceacute par refuser les cateacutegories du mecircme et de lrsquoautre drsquointeacuterioriteacute

et drsquoexteacuterioriteacute en raison de la logique formelle qursquoelles servent Le recours agrave ces cateacutegories dans Totaliteacute et infini va de pair avec une mise en garde autrui est Autre absolument et excegravede le jeu dialectique ougrave le mecircme et lrsquoautre sont interchangeables il est aussi exteacuterieur en un sens non-spatial la veacuteritable exteacuterioriteacute nrsquoeacutetant pas le passage drsquoun lieu agrave lrsquoautre Mais demande Derrida nrsquoest-ce pas lagrave parler un langage meacutetaphorique qui suppose que soit deacutejagrave donneacute un sens litteacuteral grec et premier laquo Dire que lrsquoexteacuterioriteacute infinie de lrsquoAutre nrsquoest pas spatiale est non-exteacuterioriteacute et non-inteacuterioriteacute ne pouvoir la deacutesigner autrement que par voie neacutegative nrsquoest-ce pas reconnaicirctre que lrsquoinfini (deacutesigneacute lui aussi dans sa positiviteacute actuelle par voie neacutegative in-fini) ne se dit pas raquo369 Levinas reprend le

langage grec pour le raturer et en alteacuterer le sens mais cette alteacuteration demeure seconde par rapport au sens qursquoelle nie parler drsquoexteacuterioriteacute nrsquoa de sens que sur fond de la distinction spatiale entre lrsquointeacuterieur

et lrsquoexteacuterieur lrsquoexteacuterioriteacute non-spatiale se disant dans la meacutetaphore spatiale de mecircme lrsquoinfini dont lrsquoideacutee est aux yeux de Levinas lrsquoorigine de tout sens se dit par la neacutegation du fini si bien que lrsquoinfini positif est proprement indicible370 Le langage est donc porteur drsquoune laquo eacutequivociteacute raquo dont la neacutecessiteacute a eacuteteacute montreacutee et penseacutee par Hegel entre le naiumlf et le philosophique la meacutetaphore et son au-delagrave le neacutegatif et le positif Il est impossible de nommer et penser le positif sans emporter dans son nom et son concept le neacutegatif La conseacutequence est reacutedhibitoire pour le projet de Totaliteacute et infini laquo si lrsquoon pense comme Levinas que lrsquoInfini positif tolegravere ou mecircme exige lrsquoalteacuteriteacute infinie il faut alors renoncer agrave tout langage et drsquoabord au mot infini et au mot autre raquo371 La penseacutee non-eacutequivoque de lrsquoinfini doit se

passer du langage et virer en theacuteologie neacutegative Levinas pourrait drsquoautant moins eacutechapper agrave lrsquoobjection que chez lui la parole du visage est preacuteciseacutement lrsquoorigine de toute penseacutee Si lrsquoon peut

contester la radicaliteacute de la conclusion de Derrida interdisant toute possibiliteacute de nommer un infini positif on ne peut ignorer la neacutecessiteacute de penser lrsquoeacutequivociteacute du langage qui nomme lrsquoinfini par

neacutegation du fini Il ne suffit pas de se donner lrsquoideacutee de lrsquoinfini pour briser la totaliteacute mais il faut montrer que lrsquoinfini peut encore signifier autrement que la totaliteacute malgreacute son inscription dans le langage de la totaliteacute que la positiviteacute de lrsquoinfini nrsquoest pas deacutetruite par lrsquoeacutequivociteacute du langage

Pour Derrida cette eacutequivociteacute donne raison agrave Hegel contre Levinas Sa critique porte sur le fait

que Levinas tente drsquoidentifier deux grammaires pourtant incompatibles celle de lrsquoinfiniteacute et celle de lrsquoalteacuteriteacute Crsquoest en effet agrave cause de la reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme agrave lrsquoœuvre dans la totaliteacute que Levinas rejette lrsquoinfini heacutegeacutelien Le veacuteritable infini est lrsquolaquo infiniment autre raquo (TI 76) Or demande

Derrida peut-on identifier sans contradiction laquo lrsquoinfiniment autre raquo et laquo lrsquoinfini positif raquo Le langage

368 Ibid p 165 369 Ibid p 167 370 Mais par parenthegraveses Derrida concegravede que cette neacutecessiteacute pour tout concept philosophique de signifier agrave

partir drsquolaquo une certaine naturaliteacute indeacuteracinable raquo admet deux exceptions laquo sauf sans doute agrave propos de ces non-concepts que sont le nom de Dieu et le verbe Etre raquo (ibid) Or nrsquoest-ce pas lagrave donner raison agrave Levinas Si la langue admet des non-concepts nrsquoadmet-elle pas une ideacutee de lrsquoinfini un infini positif exceacutedant le concept et le mot qui ne dit neacutegativement Nrsquoadmet-elle pas que lrsquoon puisse parler autrement qursquoen grec agrave partir de ce qui de la langue excegravede le logos

371 Ibid p 168

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classique de la philosophie assigne un emploi relatif et non pas absolu au terme laquo autre raquo Levinas voudrait penser une alteacuteriteacute absolue synonyme drsquoinfini positif mais la grammaire de lrsquoalteacuteriteacute lrsquointerdit LrsquoAutre est toujours laquo autre quehellip raquo il ne tient son alteacuteriteacute que drsquoun second terme agrave partir

duquel il devient seulement possible drsquoeacutenoncer la diffeacuterence qui fait son ecirctre-autre De quoi lrsquoautre serait-il lrsquoautre srsquoil nrsquoeacutetait pas autre par rapport agrave un mecircme Et le mecircme agrave son tour nrsquoest-il pas

lrsquoautre de lrsquoautre Par lagrave est-ce que le mecircme et lrsquoautre ne forment pas agrave leur tour dans le mauvais infini de leur passage lrsquoun dans lrsquoautre une totaliteacute absolue qui est la veacuteriteacute de leur uniteacute dans ce passage et le veacuteritable infini La grammaire donne raison agrave Hegel laquo dans ce langage qui est le seul langage de la philosophie occidentale peut-on ne pas reacutepeacuteter le hegelianisme qui nrsquoest que ce langage lui-mecircme prenant absolument possession de soi raquo372 Levinas tente pourtant de parler ce langage en deacutelivrant lrsquoinfini de la neacutegativiteacute Lagrave ougrave Hegel fait de laquo lrsquoinfiniment autre raquo le mauvais infini (indeacutefini illimiteacute apeiron) Levinas y voit un infini positif qui serait lrsquoAutre en tant qursquoAutre ou absolument Autre Mais ces vues se precirctent agrave des objections de type parmeacutenidien

laquo 1 Lrsquoinfiniment autre dirait-il [Parmeacutenide] peut-ecirctre ne peut ecirctre ce qursquoil est que srsquoil est autre crsquoest-agrave-dire autre que Autre que doit ecirctre autre que moi Degraves lors il nrsquoest plus absous de la relation agrave

un ego Il nrsquoest donc plus infiniment absolument autre Il nrsquoest plus ce qursquoil est Srsquoil eacutetait absous il ne serait pas davantage lrsquoAutre mais le Mecircme raquo 373 Lrsquoargument impose une acception relative de

lrsquoalteacuteriteacute degraves lors que lrsquoautre est neacutecessairement autre quehellip il ne peut tenir son alteacuteriteacute que de lrsquoecirctre dont il est lrsquoautre agrave savoir le moi dont Levinas voudrait agrave en croire Derrida deacutelivrer autrui ndash drsquoautant que si cette absolution srsquoaccomplissait lrsquoecirctre ainsi ab-solu serait la totaliteacute et le Mecircme Or lrsquoobjection est par avance invalideacutee par Levinas qui souligne que laquo lrsquoinfini nrsquoest pas drsquoabord pour se reacuteveacuteler ensuite Son infinition se produit comme reacuteveacutelation comme mise en moi de son ideacutee raquo (TI 12) Crsquoest dans et par sa relation agrave moi que lrsquoAutre se reacutevegravele en tant qursquoAutre

laquo 2 Lrsquoinfiniment autre ne peut ecirctre ce qursquoil est ndash infiniment autre ndash qursquoen nrsquoeacutetant absolument pas le mecircme Crsquoest-agrave-dire en particulier en eacutetant autre que soi (non ego) Etant autre que soi il nrsquoest pas

ce qursquoil est Il nrsquoest donc pas infiniment autre etc raquo374 Preacutesupposant que laquo lrsquoinfiniment autre raquo signifie laquo lrsquoecirctre dont lrsquoalteacuteriteacute constitue lrsquoessence raquo Derrida montre qursquoun ecirctre deacutefini en ce sens ne

respecte plus le principe de non-contradiction Pourtant si crsquoest son infinition qui fait lrsquoinfini crsquoest-agrave-dire sa relation au moi alors lrsquoinfini ne saurait constituer lrsquoessence drsquoun ecirctre

Les difficulteacutes poseacutees par la langue de Totaliteacute et infini trahissent selon Derrida un rapport

conflictuel agrave la question de lrsquoecirctre375 Levinas srsquoest trompeacute en croyant pouvoir eacutevacuer lrsquoontologie par la deacutenonciation de la domination de lrsquoecirctre sur lrsquoeacutetant une telle critique ignore la diffeacuterence ontologique et ne peut preacutetendre atteindre la penseacutee de Heidegger Derrida conteste alors une agrave une les propositions principales ougrave Levinas rejette la penseacutee de lrsquoecirctre revenant agrave Heidegger pour montrer lrsquoinsuffisance des arguments de Levinas Qursquoil srsquoagisse du primat de lrsquoecirctre sur lrsquoeacutetant de la reacuteduction de la penseacutee de lrsquoecirctre agrave un savoir theacuteorique de la violence de lrsquoontologie du paganisme de Heidegger etc il est

toujours possible de retourner ces critiques et de montrer la violence que Levinas lui-mecircme fait subir agrave lrsquoontologie Derrida deacutecegravele dans rupture eacutethique une preacute-supposition de lrsquoontologie neacutecessaire agrave lrsquoaccomplissement de cette rupture Par exemple pour que le visage soit rencontreacute comme autre irreacuteductible au mecircme dans sa parole il faut qursquoil soit respecteacute comme interlocuteur ce qui suppose le laquo laisser-ecirctre raquo drsquoautrui comme interlocuteur Lrsquoapparition du visage est donc conditionneacutee par

372 Ibid p 176 373 Ibid p 185 374 Ibid 375 Dans la partie intituleacutee laquo De la violence ontologique raquo (ibid p 196 ss)

386

lrsquoecirctre376 Sans lrsquoecirctre sans ce laquo laisser-ecirctre raquo aucun discours non-violent ne serait possible et la seule modaliteacute de la relation serait la guerre Levinas sans le dire suppose la penseacutee de lrsquoecirctre dans sa rupture mecircme Derrida prouve donc une deuxiegraveme fois que le langage pur et non-violent que recherche

Levinas ce langage qui se passe du verbe ecirctre est impossible La parole du visage comme interdit du meurtre proscrit une violence qui ne peut se dire que par lrsquoecirctre377 ainsi lrsquoontologie preacutecegravede lrsquoeacutethique

Il faut en conclure selon Derrida que la penseacutee qui se deacuteploie dans Totaliteacute et infini appartient agrave

la cateacutegorie des empirismes des non-philosophies des philosophies qui srsquoignorent comme langage et donc comme philosophie Crsquoest la forme mecircme du discours philosophique qui trahit Levinas en se faisant logos en pensant agrave partir des cateacutegories classiques (ecirctre mecircme autre infini fini totaliteacute etc) la penseacutee du visage demeure sur le plan de lrsquoecirctre qursquoelle preacutetend outrepasser Ce diagnostic vaut-il condamnation Certes non puisque lrsquoempirisme malgreacute son caractegravere de non-philosophie (ou de non-grec) preacuteciseacutement parce qursquoil ne parvient pas agrave se justifier aux yeux de la philosophie grecque conteste et questionne cette philosophie Derrida propose de nommer judaiumlsme ce tout-autre dont lrsquoexpeacuterience trouble la philosophie grecque Levinas srsquoest trompeacute en pensant revenir agrave une eacutethique

(juive) pouvant se dire philosophiquement avant toute ontologie (grecque) mais il pose de faccedilon exemplaire le problegraveme de la preacutesence du judaiumlsme dans lrsquohistoire de la philosophie grecque le

problegraveme du tout-autre juif deacutefaisant la philosophie grecque Ainsi malgreacute la vigueur de sa critique Derrida conclut drsquoune faccedilon eacutelogieuse par un accord de fond sur le problegraveme qui anime Totaliteacute et infini Lrsquoopposition entre le juif et le grec est bien la question qursquoil faut poser mecircme si lrsquoautre qursquoest le juif ne saurait se dire hors de lrsquoeacuteleacutement grec Lrsquoobjection porte-t-elle

Derrida juge encore leacutegitime de soumettre Levinas au laquo jeu du Mecircme raquo 378 en raison de

lrsquoimpossibiliteacute de dire et penser lrsquoinfini en dehors de ce jeu qui deacutelimite les frontiegraveres de toute philosophie possible En demeurant au sein de ce jeu il entend neacutecessairement laquo lrsquoinfiniment autre raquo

comme le passage indeacutefini du fini dans lrsquoinfini et lrsquolaquo Infini positif raquo comme lrsquoecirctre infini dans son essence Le temps et lrsquoautre paraicirct justifier la lecture de Derrida en parlant de laquo lrsquoalteacuteriteacute que lrsquoautre

porte comme essence raquo (TA 80) Mais Derrida ne semble pas voir que Levinas loin de preacutetendre penser lrsquoAutre sans le Mecircme tente de penser un rapport de lrsquoAutre au Mecircme qui eacutechappe agrave

lrsquoassimilation de lrsquoAutre par le Mecircme Cette citation ambigueuml paraicirct signifier lrsquoessentialisation de lrsquoalteacuteriteacute en autrui (donc la contradiction drsquoune identification drsquoautrui comme ecirctre-autre) alors qursquoelle indique que le feacuteminin ndash autrui approcheacute dans la caresse ndash deacutejoue les pouvoirs drsquoidentification du moi Lrsquoessence dont parle Levinas est celle du pheacutenomegravene eacuterotique et non drsquoautrui hypostasieacute en un Autre il en ira de mecircme avec le visage et la parole Mecircme si Derrida interpregravete agrave tort lrsquoinfini de Levinas comme une essentialisation en autrui de lrsquoinfini il nrsquoentrevoit pas moins la solution de Levinas agrave lrsquoaporie logique de sa penseacutee de lrsquoalteacuteriteacute laquo degraves lors que lrsquoon veut penser lrsquoInfini comme pleacutenitude positive (pocircle de la transcendance non-neacutegative de Levinas) lrsquoAutre devient impensable impossible

indicible Crsquoest peut-ecirctre vers cet impensable-impossible-indicible que nous appelle Levinas au-delagrave de lrsquoEcirctre et du Logos (de la tradition) raquo379 Nrsquoest-ce pas lagrave reconnaicirctre que lrsquoinfini levinassien ne saurait prendre sens au sein de la logique parmeacutenidienne qursquoil conteste qursquoil est la figure de proue drsquoune tout autre conception du langage de lrsquoecirctre ou du logos

376 Ibid pp 202 et 212 377 Ibid pp 218-219 378 Ibid 379 Ibid p 168

387

Un bref examen des termes employeacutes au fil des œuvres de Levinas le montre 1 Les œuvres de 1947 ne recourent pas sans reacuteticence aux grammaires de lrsquoalteacuteriteacute et de lrsquoexteacuterioriteacute si laquo lrsquoexteacuterioriteacute de lrsquoautre nrsquoest pas simplement due agrave lrsquoespace raquo (TA 75) laquo lrsquoexteacuterioriteacute est une proprieacuteteacute de lrsquoespace

et ramegravene le sujet agrave lui-mecircme raquo (TA 63) de mecircme le feacuteminin est laquo absolument autre raquo (TA 77) mais laquo les implications de lrsquoeros ne se reacuteduisent pas agrave la logique du genre raquo de sorte que laquo le moi se

substitue au mecircme et autrui agrave lrsquoautre raquo (TA 89) Ces heacutesitations donnent raison agrave Derrida pour qui lrsquousage levinassien des notions drsquoalteacuteriteacute et drsquoexteacuterioriteacute ne peut ecirctre que meacutetaphorique donc second par rapport agrave la logique du Mecircme qursquoil preacutetend deacutepasser380 En outre en 1947 Levinas ne parle pas drsquoinfini 2 Ce vocable ne fait son apparition que dans lrsquoeacutethique lrsquoinfini eacutethique nrsquoest plus associeacute agrave lrsquoeacuteros et agrave la feacuteconditeacute mais au langage enseignant La synonymie entre lrsquoautre et lrsquoinfini nrsquoapparaicirct qursquoavec lrsquoeacutethique Totaliteacute et infini en est lrsquoillustration la plus nette Alors que les œuvres de 1947 reculent encore devant le langage classique de la philosophie et de sa logique parmeacutenidienne ndash sans doute en raison drsquoune penseacutee encore insuffisante du langage ndash le livre de 1961 se singularise de trois faccedilons il eacutelabore une eacutethique qursquoil eacutenonce dans un langage formel (section I de lrsquoouvrage) qui deacuteploie la grammaire de lrsquoinfini positif Pourquoi cette creacuteation simultaneacutee drsquoune logique formelle

drsquoune grammaire de lrsquoinfini et drsquoune eacutethique La reacuteponse se trouve dans la conception eacutethique que Levinas se fait du logos

Le logos de la philosophie sous sa forme totalisante est incapable de ce sens eacutethique de lrsquoinfini

Lrsquoextrait suivant tireacute des notes de Levinas relatives agrave sa soutenance de thegravese (Totaliteacute et infini) du 6 juin 1961 le deacutefinit en ces termes laquo Je crois avoir indiqueacute lrsquousage de lrsquoideacutee de totaliteacute agrave partir de la synopsie de la repreacutesentation laquelle repose elle-mecircme sur lrsquoimpeacuterialisme du Mecircme absorbant tout Autre reacuteduisant les choses et les hommes agrave lrsquoidentiteacute du Mecircme partant ainsi drsquoune conception drsquoapregraves laquelle la relation entre le Mecircme et lrsquoAutre est hostiliteacute est allergique raquo (LAV 35-36) Cette hostiliteacute loin de srsquoen tenir au plan theacuteorique est drsquoabord eacutethique Lrsquoideacutee de totaliteacute et lrsquoideacutee drsquoinfini srsquoopposent

comme la guerre et la paix et lrsquoinfini ne prend sens que dans une paix qui ne serait pas la simple suspension de la guerre Concregravetement cette diffeacuterence se traduit dans le langage Alors que Hegel ndash

en qui toute philosophie de la totaliteacute se ramasse ndash conccediloit le rapport du Mecircme et de lrsquoAutre selon la neacutegativiteacute et donc drsquoapregraves Levinas selon lrsquohostiliteacute lrsquoallergie ou la guerre Levinas le conccediloit comme

langage exceacutedant le neacutegatif laquo ce que jrsquooppose agrave la neacutegation heacutegeacutelienne dans lrsquoaffirmation de soi (conscience volonteacute) ndash crsquoest le langage dont la neacutegation nrsquoest qursquoun mode raquo (OC1 324) De fait dans le rapport agrave autrui la neacutegativiteacute est meurtre (tentation de la destruction de lrsquoAutre en tant qursquoAutre) alors que la parole srsquoadresse agrave lui en respectant son alteacuteriteacute (cf TI 215) Lrsquoinfini a un sens eacutethique qui est la paix du Mecircme avec lrsquoAutre le langage mrsquoouvre agrave laquo lrsquoinfini du tu ne tueras point raquo (OC1 367) Concluons que la grammaire proprement levinassienne de lrsquoinfini coiumlncide avec lrsquoeacutethique sous la plume de Levinas lrsquoeacutethique est toujours le site premier ougrave lrsquoinfini signifie positivement La raison de la synonymie si eacutetrange pour la logique parmeacutenidienne (le logos de lrsquoecirctre) des termes infini autre

absolu transcendant (et au-delagrave du langage formel illeacuteiteacute Bien Dieu) ne se trouve pas dans une essence commune qursquoils deacutesigneraient mais dans le paradoxe eacutethique drsquoune relation agrave lrsquoAutre nrsquoeffaccedilant pas son alteacuteriteacute Lrsquoinfini levinassien appartient agrave une autre conception du logos fondeacutee sur la parole eacutethique drsquoautrui une autre faccedilon de passer drsquoune ideacutee agrave lrsquoautre que la neacutegativiteacute De quelles ressources la philosophie dispose-t-elle alors pour dire lrsquoinfini en grec

380 laquo Langage fils de la terre et du soleil eacutecriture On essaierait en vain pour le sevrer de lrsquoexteacuterioriteacute et de

lrsquointeacuterioriteacute pour le sevrer du sevrage drsquooublier les mots dedans dehors exteacuterieur inteacuterieur etc de les mettre hors jeu par deacutecret on ne retrouverait pas un langage sans rupture drsquoespace langage aeacuterien ou aquatique ougrave lrsquoalteacuteriteacute serait drsquoailleurs encore plus sucircrement perdue raquo (ibid p 166)

388

b) La meacutetaphore

Levinas a tenteacute une philosophie de la meacutetaphore pour dire le sens de la transcendance apregraves la publication de Totaliteacute et infini en 1961 R Calin a preacutesenteacute cette eacutelaboration dans le deuxiegraveme tome

des Œuvres complegravetes dans une section intituleacute laquo La meacutetaphore raquo Nous reprenons les grandes lignes de son interpreacutetation381 fondeacutee sur lrsquohypothegravese que la meacutetaphore constitue laquo la premiegravere tentative de Levinas ndash drsquoapporter une reacuteponse agrave la difficulteacute souleveacutee par le caractegravere encore ontologique du langage employeacute dans Totaliteacute et infini raquo382 Le problegraveme est donc celui de dire lrsquoinfini en un langage qui nrsquoabolit pas sa diffeacuterence avec lrsquoecirctre Pourquoi dans son œuvre publieacutee Levinas nrsquoa-t-il pas retenu la meacutetaphore pour eacutelaborer ce nouveau langage Crsquoest la question cruciale agrave laquelle R Calin reacutepond en relevant les apories inheacuterentes au concept de meacutetaphore absolue et en montrant la faccedilon dont le concept de trace deacutepasse ces difficulteacutes Toutefois avant drsquoen souligner les limites il nous faut tenter de deacutefinir la puissance eacutevocatrice que Levinas y a vue

Levinas a cru possible de distinguer deux types de meacutetaphores La meacutetaphore au sens relatif correspond agrave la conception pheacutenomeacutenologique du sens toute chose signifie en reacutefeacuterence agrave drsquoautres

objets auxquels elle renvoie par un transfert de sens (une meacuteta-phore) Toute signification est donc meacutetaphorique en tant qursquoelle renvoie agrave une totaliteacute qui la deacutepasse et lui confegravere son sens Aussi la meacutetaphore relative qualifie-t-elle le mode de signification propre agrave lrsquoontologie Levinas lui oppose la meacutetaphore absolue dont la signifiance est drsquoun tout autre ordre puisqursquoelle est celle du visage qui deacutepasse la capaciteacute de ma penseacutee Ici le transport meacutetaphorique ne consiste pas agrave passer drsquoun sens fini agrave un autre mais agrave sortir hors de soi vers lrsquoalteacuteriteacute absolue Dans sa deacutefinition mecircme la meacutetaphore absolue est deacutefinie agrave lrsquoaide de la structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini laquo transformer une meacutetaphore relative en un transport absolu ndash est un geste de penseacutee irreacuteductible que Descartes a appeleacute ideacutee de

lrsquoinfini raquo (OC2 341) Certes le mot laquo Dieu raquo ou lrsquoideacutee de Dieu comme objet agrave la mesure de la penseacutee est une meacutetaphore relative lrsquoobjet que dans un premier temps le philosophe meacuteditant sur Dieu vise

par une intentionnaliteacute Le mot laquo Dieu raquo aurait alors valeur de meacutetaphore qui renverrait agrave une multipliciteacute drsquoobjets (propheacuteties miracles reacuteveacutelations expeacuteriences etc) indispensables pour que Dieu

ait un sens Or Descartes deacutecouvre que le sens de lrsquoideacutee de Dieu nrsquoest pas formeacute par meacutetaphore relative adeacutequate agrave la finitude de notre penseacutee il est deacuteposeacute en nous et fait eacuteclater lrsquoimmanence du cogito Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est bien un transport absolu puisqursquoelle est la preacutesence en nous de lrsquoexteacuterioriteacute Levinas fait donc rigoureusement eacutequivaloir la meacutetaphore absolue avec le paradoxe drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense ou du point de vue du langage drsquoune voix disant plus qursquoelle ne dit laquo Le problegraveme philosophique de la meacutetaphore revient agrave la possibiliteacute qursquoaurait le langage ndash mais drsquoexprimer ou drsquoentendre au-delagrave de la mesure de la penseacutee Le problegraveme de lrsquoemphase raquo (OC2 328) On comprend alors pourquoi Levinas parle de meacutetaphore il cherche agrave nommer et agrave montrer par ce

terme la double fonction signifiante du langage La premiegravere de ces fonctions assureacutee par la meacutetaphore relative qualifie tous les mots de la langue sans exception elle renvoie indeacutefiniment lrsquoesprit de sens fini en sens fini faisant surgir un sens agrave la fois circonscrit et indeacutefiniment ouvert Ainsi le mot laquo Dieu raquo peut signifier comme une meacutetaphore relative qui en vertu de la premiegravere fonction du langage renvoie au sens de la liturgie du rite du livre du mythe etc chacun de ces

termes eacutetant agrave son tour une meacutetaphore relative renvoyant agrave drsquoautres termes Lrsquoindeacutefinition de ce 381 Voir Œuvres complegravetes t II Preacuteface I p 33 ss ainsi que R Calin laquo La meacutetaphore absolue Un faux

deacutepart vers lrsquoautrement qursquoecirctre raquo in LAV 125 ss 382 Ibid p 126

389

proceacutedeacute de signification marque aussi bien son inaboutissement que sa fermeture sur soi nulle exteacuterioriteacute nrsquoest convoqueacutee par le langage pour interrompre le cercle de ce vaste monologue Il faut pour cela qursquointervienne la seconde fonction du langage qui deacuterange la premiegravere pour exprimer de

maniegravere emphatique un sens qui ne signifie plus en reacutefeacuterence agrave une totaliteacute mais agrave partir de lui-mecircme

La seconde fonction du langage entre donc en contradiction avec la premiegravere elle lrsquointerrompt lrsquoinvalide pour lui substituer une autre maniegravere de signifier celle-lagrave mecircme qui est porteacutee par lrsquoideacutee de lrsquoinfini en nous De fait la meacutetaphore pouvait paraicirctre un candidat leacutegitime pour dire lrsquoopposition de ces deux fonctions Relative elle est un transfert de sens drsquoun terme agrave lrsquoautre ou drsquoun terme agrave son contexte absolue elle est le deacutepart sans retour (comme lrsquoest celui du Deacutesir) vers une alteacuteriteacute qui signifie par-delagrave mon initiative en mrsquoordonnant agrave autrui Mais il y a plus la meacutetaphore permet drsquoinscrire dans le langage mecircme cette possibiliteacute de signifier Elle deacutesigne alors la puissance inheacuterente agrave tout langage non seulement de signifier un sens propre mais aussi de fissurer la proprieacuteteacute de ce sens en eacuteveillant un autre mouvement ndash que lrsquoon qualifierait agrave tort de figureacute car ce deacutepart absolu est preacuteciseacutement plus propre que le premier De cette faccedilon la meacutetaphore absolue se reacutevegravele ecirctre une

possibiliteacute essentielle au langage la seule qui remplisse veacuteritablement sa fonction de nommer le monde exteacuterieur En tant que meacutetaphore relative Dieu ne signifie que selon les ideacutees que jrsquoen ai et que

je rassemble pour former neacutegativement une ideacutee finie de Dieu En tant que meacutetaphore absolue laquo Dieu raquo est ce mot extraordinaire dont le sens ne peut venir de moi et qui ne peut signifier que dans lrsquointrigue de la responsabiliteacute Or en nommant laquo meacutetaphore raquo ces deux faccedilons relative et absolue de signifier Levinas cherche agrave penser lrsquouniteacute du langage ndash tout comme le paradoxe drsquoune penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense cherche agrave dire lrsquouniteacute de la penseacutee dans sa propre contradiction Les meacutetaphores relative et absolue srsquoopposent et se contredisent mais elles deacutesignent toutes deux la dynamique inheacuterente au langage passant du relatif agrave lrsquoabsolu pour srsquoexceacuteder lui-mecircme laquo comme srsquoil pouvait y avoir une intentionaliteacute menant au-delagrave de toute intentionaliteacute raquo (OC2 329) La meacutetaphore relative est

la faccedilon qursquoa lrsquointentionnaliteacute husserlienne de signifier et la meacutetaphore absolue est cette intentionnaliteacute qui excegravede lrsquointentionnaliteacute husserlienne Crsquoest donc avec la plus grande coheacuterence que

Levinas peut affirmer que laquo lrsquoideacutee de lrsquoinfini est la meacutetaphore par excellence raquo383 (OC2 344)

Or si Levinas nrsquoa pas repris cette conception de lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme meacutetaphore crsquoest sans doute en raison drsquoapories inheacuterentes agrave lrsquoideacutee mecircme de meacutetaphore absolue R Calin a bien montreacute en quoi consistent ces difficulteacutes384 La premiegravere touche au terme mecircme de meacutetaphore qui signifie couramment le transfert drsquoun terme agrave lrsquoautre Levinas cherche agrave deacutesigner par la meacutetaphore absolue un Dire par-delagrave les mots en contradiction avec ce sens courant drsquoautant qursquoil veut aussi dire un mouvement vers lrsquoAutre qui ne repose pas sur la ressemblance mais sur un deacutepart sans retour Il doit faire violence au concept courant de meacutetaphore pour le porter agrave lrsquoabsolu au point qursquoil ne reste plus grand-chose de ce sens ordinaire En quel sens Levinas parle-t-il alors de meacutetaphore absolue si celle-

ci deacutepasse les mots et refuse la ressemblance Preacuteciseacutement et de maniegravere ineacutevitablement contradictoire au sens drsquoune meacutetaphore relative Comme le note R Calin crsquoest laquo meacutetaphoriquement que la meacutetaphore absolue est appeleacutee meacutetaphore raquo car elle suppose laquo lrsquoanalogie qursquoelle preacutetend reacutecuser raquo 385 Pour avoir un sens la notion de meacutetaphore absolue doit rompre avec ce qui fait lrsquoessence de la meacutetaphore La seconde difficulteacute nrsquoest pas moins deacutecisive Lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont la signifiance

383 Ou encore laquo La meacutetaphore = ideacutee de linfini = Dieu est la meacutetaphore des meacutetaphores et qui apporte le

transport neacutecessaire pour poser absolument les significations raquo (OC2 346) 384 R Calin laquo La meacutetaphore absolue Un faux deacutepart vers lrsquoautrement qursquoecirctre raquo in LAV 134 ss 385 Ibid p 136

390

est eacutethique est deacuteposeacutee en moi par le visage drsquoautrui qui mrsquoassigne agrave la responsabiliteacute Cette assignation ne mrsquoest pas communiqueacutee dans un thegraveme qui eacutenoncerait lrsquoordre comme une instruction claire Elle vient du visage qui la prononce et ne peut ecirctre abstraite de sa parole Or la meacutetaphore

cherche la transcendance (le transfert de sens) dans les mots renvoyant agrave lrsquoactiviteacute imaginative de lrsquoauditeur plutocirct qursquoagrave sa passiviteacute de sujet appeleacute par le prochain Ces apories reacutevegravelent lrsquoinadeacutequation

du concept de meacutetaphore pour dire la signifiance du visage il srsquoagit de deacutecrire la capaciteacute qursquoa la parole de se libeacuterer du carcan des mots qui font eacutecran entre moi et autrui et de revenir agrave lrsquointrigue non-meacutetaphorique ougrave le visage parle par-delagrave les mots auxquels je peux identifier son discours

Lrsquoeacutechec de la penseacutee de la meacutetaphore nous megravene agrave la conclusion que lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou Dieu

nrsquoest pas une meacutetaphore Si elle est la meacutetaphore par excellence ou la meacutetaphore des meacutetaphores crsquoest preacuteciseacutement au sens ougrave elle nrsquoest deacutejagrave plus une meacutetaphore Cela vaut du discours mecircme de Levinas dont les concepts ne sont pas des meacutetaphores de lrsquoautrement qursquoecirctre Dans sa preacuteface de 1979 agrave Le temps et lrsquoautre Levinas preacutecise agrave ce propos que laquo toutes les descriptions de cette distance-proximiteacute ne sauraient drsquoailleurs ecirctre qursquoapproximatives ou meacutetaphoriques puisque la dia-chronie du

temps en est et le sens non figureacute le sens propre et le modegravele raquo (TA 11) A la fin de cette phrase une note indique que les neacutegations employeacutees pour deacutecrire la relation agrave lrsquoinfini laquo disent tout ce qursquoun

langage logique ndash notre langue ndash peut exprimer par le dire et le deacutedire de la dia-chroniehellip raquo (TA 91n1) Ces lignes dissocient explicitement la possibiliteacute de dire la transcendance et la meacutetaphore au profit du dire et du deacutedire Le langage ordinaire et logique peut signifier lrsquoinfini en deacutedisant son propre Dit Les concepts et les mots dont Levinas use lui-mecircme sont insuffisants approximatifs (et meacutetaphoriques en un sens peacutejoratif) car lrsquointrigue eacutethique qursquoils deacutecrivent est leur sens propre Pour lrsquoexprimer il ne faut pas avoir recours agrave la meacutetaphore mais agrave la possibiliteacute de deacutedire le langage (ineacutevitablement meacutetaphorique) par ce langage mecircme par drsquoautres meacutetaphores 386 La solution au problegraveme de lrsquoeacutenonceacute de la transcendance consiste donc agrave combattre la meacutetaphore par la meacutetaphore le

Dit par le Dit Lrsquoabandon du concept de meacutetaphore srsquoexplique ainsi par le fait que laquo lrsquoeacuteleacutevation du sens par la meacutetaphore dans le dit est redevable de sa hauteur agrave la transcendance du dire agrave autrui raquo (DQVI

166) Ce nrsquoest pas la meacutetaphore en elle-mecircme qui est capable drsquoun transport absolu mais le Dire dont le Dit qursquoest la meacutetaphore garde la trace La lecture de R Calin est juste la meacutetaphore absolue est

dans la suite de lrsquoœuvre de Levinas laquo supplanteacutee par la trace raquo387 Si la voix dit plus qursquoelle ne dit si le mot signifie plus qursquoil ne signifie crsquoest parce que le Dit garde la trace du Dire et qursquoil nrsquoest pas simplement la meacutetaphore drsquoun au-delagrave

c) La voix disant plus qursquoelle ne dit

Comment le langage peut-il signifier la transcendance Levinas ayant identifieacute lrsquousage que la

penseacutee de la totaliteacute faisait du langage doit encore montrer la possibiliteacute drsquoen sortir Apregraves la

meacutetaphore il trouve une formulation plus adeacutequate de cette puissance du langage dans la distinction entre le Dire et le Dit Le Dire et le Dit le teacutemoignage et le thegraveme la signifiance et le signe lrsquoopposition deacuteclineacutee sous toutes ces formes rend compte des deux proprieacuteteacutes contraires du langage Le Dire signifie dans le Dit le Dit est veacutehiculeacute par un Dire Le Dire et le Dit sont indissociables aussi la tacircche du pheacutenomeacutenologue ne revient-elle pas seulement agrave les seacuteparer par lrsquoanalyse mais agrave montrer

386 Srsquoil loue P Ricœur pour avoir montreacute la profondeur du langage poeacutetique en raison du fait que laquo la

meacutetaphore [peut] conduire au-delagrave des expeacuteriences qui semblent lrsquoavoir engendreacutee raquo Levinas fait du teacutemoignage la veacuteritable source de cette profondeur (ADV 107-108)

387 R Calin laquo La meacutetaphore absolue Un faux deacutepart vers lrsquoautrement qursquoecirctre raquo in LAV 141

391

comment dans leur relation le Dire peut encore signifier malgreacute son enfermement dans le Dit Levinas eacutelabore deux grandes maniegraveres de parler du Dire en ce sens

La premiegravere maniegravere est neacutegative car elle consiste agrave preacutevenir la fixation de la signifiance eacutethique dans un thegraveme qui lrsquoinscrirait dans lrsquoessence Si les termes dans lesquels srsquoenferme le Dire constituent

chacun une trahison de ce Dire il reste neacuteanmoins possible de faire jouer ces termes les uns contre les autres en niant les limitations drsquoun des termes par ce que les autres suggegraverent Le Dit est joueacute contre le Dit pour montrer son incapaciteacute agrave emprisonner le Dire qursquoil srsquoassimile Ce jeu peut prendre au moins deux formes Celle drsquoabord de la reacutepeacutetition Levinas pratique une langue qui reprend reacuteeacutecrit redit ndash une langue qui sans raturer dans son deacutedit les Dits des œuvres anteacuterieures tente chaque fois de nouvelles formulations La reacutepeacutetition ne se fait jamais agrave lrsquoidentique depuis la genegravese du concept de visage jusqursquoaux derniers eacutecrits les descriptions incessamment reprises de son alteacuteriteacute rivalisent drsquoaudace et drsquoinvention tout en se reprenant lrsquoune lrsquoautre (par exemple les descriptions du meurtre de la parole de la responsabiliteacute etc) Il en va eacutevidemment de mecircme pour ce qui concerne lrsquoideacutee de lrsquoinfini dont lrsquoœuvre posteacuterieure agrave Totaliteacute et infini a donneacute les descriptions que nous avons eacutetudieacutees

au chapitre 2 Cette reacutepeacutetition constitue une leccedilon que Levinas aura apprise de Husserl et de sa reprise toujours renouveleacutee des descriptions de sa volonteacute de toujours se placer dans la perspective du

philosophe commenccedilant pour revenir agrave lrsquoeacutevidence Levinas deacutetourne cette reacutepeacutetition caracteacuteristique de la pheacutenomeacutenologie dans un but semblable celui de revenir agrave lrsquoexpeacuterience elle-mecircme en se meacutefiant des significations preacuteformeacutees dans le langage et qui deacutevoient cette expeacuterience dans lrsquointeacuteressement La reacutepeacutetition nrsquoest pas une reacutecitation mais une reprise et un redoublement une surenchegravere qui tire sa feacuteconditeacute de son mouvement La seconde forme du jeu ougrave le Dit srsquooppose au Dit est celle de la multiplication Levinas a deacutecrit lrsquoeacutethique de mille maniegraveres qui mecirclent la reacutepeacutetition des mecircmes thegravemes et lrsquointroduction de thegravemes nouveaux qui viennent deacutedire les premiers et puis de thegravemes encore nouveaux qui viennent deacutedire ces thegravemes etc selon une logique de multiplication en cascade Pour

dire la vulneacuterabiliteacute Autrement qursquoecirctre eacutevoque par exemple la sensibiliteacute la susceptibiliteacute lrsquoexposition la blessure la deacutenudation le mal dans la peau la materniteacute la fission du soihellip Aucun de

ces termes ne suffit pour dire seul la signifiance eacutethique de la vulneacuterabiliteacute mais tous disent cette signifiance la trahissant en une image limiteacutee et limitatrice La deacutemultiplication des meacutetaphores joue

les images les unes avec et contre les autres de telle sorte que la pluraliteacute des Dits employeacutes pour signifier le Dire srsquoaccuse elle-mecircme de sa propre insuffisance et dans cette accusation signifie ce que les Dits isoleacutes eacutechouent agrave dire Multiplier les formules et les descriptions engendre une dynamique qui interdit lrsquoarrecirct agrave un point de vue que lrsquoon jugerait dernier et qui permettrait de clore le savoir388

Levinas use de faccedilon constante de ce premier type de proceacutedeacute dans son eacutecriture ndash et sans doute

dans Autrement qursquoecirctre avec une vigueur ineacutegaleacutee par le reste de son œuvre Cependant cette entreprise serait vaine si elle nrsquoavait pas de reacutesultats positifs Elle ouvre ainsi sur un deuxiegraveme proceacutedeacute

consistant agrave eacutecarter le Dit pour faire surgir la pureteacute du Dire Levinas insiste en effet sur laquo la neacutecessiteacute de deacutedire tout ce qui vient alteacuterer la nuditeacute du signe drsquoeacutecarter tout ce qui se dit dans le dire pur de la proximiteacute On ne peut sans eacutequivoque faire signe dans la nuit Il faut dire ce qursquoil en est dire quelque chose ndash avant de ne dire que le dire avant de faire signe avant de se faire signe raquo (AE 224) Il y a un paradoxe drsquoune part il faut seacuteparer le Dire du Dit pour preacutevenir leur assimilation drsquoautre

388 laquo Le Dire doit aussitocirct srsquoaccompagner drsquoun deacutedit et le deacutedit doit ecirctre encore deacutedit agrave sa maniegravere et lagrave il

nrsquoy a pas drsquoarrecirct il nrsquoy a pas de formulations deacutefinitives raquo (DQVI 141) On pourrait ajouter agrave ces deux formes neacutegatives la reacutefutation qui eacutelegraveve au niveau de la pratique collective de la philosophie le Deacutedit du Dit et justifie la neacutecessiteacute du dialogue et de la controverse dans lrsquohistoire de la philosophie (cf infra)

392

part le Dire ne se preacutesente jamais que dans un Dit Dire crsquoest dire quelque chose ndash et la chose occulte le Dire Le jeu neacutegatif des Dits se deacutedisant lrsquoun lrsquoautre permet alors de varier les significations de faire surgir des contradictions qui deacutetruisent leur dogmatisme pour eacuteveiller un scepticisme la recherche

drsquoun sens qui excegravede le thegraveme qui le porte Levinas nomme langage eacutethique389 cette puissance que le langage possegravede de dire plus qursquoil ne dit Ce langage est lrsquoinvention qursquoAutrement qursquoecirctre oppose agrave

lrsquoontologie dont Totaliteacute et infini parlait encore le langage Lrsquoadjectif eacutethique ne qualifie pas une reacutegion ou une partie deacutelimiteacutee du langage car lrsquoeacutethique par le teacutemoignage du Dire deacutefinit le langage en tant que tel Cette eacutethiciteacute de tout langage fondeacutee sur la distinction entre le Dire et le Dit suppose une relation complexe entre ces deux concepts Ethiquement le Dire prime sur le Dit Ontologiquement le Dit efface le Dire Le langage eacutethique auquel le philosophe a recours eacutenonce ontologiquement lrsquoordre eacutethique il se tient donc dans une position ambigueuml et inconfortable Comment le philosophe peut-il diffeacuterencier le langage eacutethique du langage ontologique si tous deux srsquoexpriment sous la forme drsquoun Dit De prime abord le passage agrave un langage eacutethique dans lrsquoœuvre de 1974 se traduit par lrsquousage de nombreux termes emprunteacutes agrave drsquoautres disciplines que lrsquoontologie et notamment agrave la theacuteologie ndash mais crsquoeacutetait vrai aussi de Totaliteacute et infini Plutocirct le langage se reacutevegravele

eacutethique lorsque la description de la responsabiliteacute rompt avec lrsquoontologie lorsque le discours philosophique parvient agrave faire entrevoir la possibiliteacute drsquoun Dire qui ne se reacuteduit pas au Dit

Lrsquoexpression de laquo langage eacutethique raquo ne qualifie donc pas tant le Dire lui-mecircme que le Dit philosophique cherchant ce Dire Elle marque lrsquoaboutissement de la meacutethode drsquoemphase de lrsquoontologie qui fait passer le langage de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique laquo une description qui ne connaicirct au deacutepart qursquoecirctre et au-delagrave de lrsquoecirctre tourne en langage eacutethique raquo (AE 150n1) Ce retournement ne consiste pas simplement en un changement de vocabulaire mais en un bouleversement du rapport que le philosophe entretient avec le langage Le discours philosophique nrsquoest eacutethique que dans la mesure ougrave agrave son tour il se reconnaicirct lui-mecircme comme contenant plus qursquoil ne contient Le philosophe a une voix qui dit plus qursquoelle ne dit en tant qursquoelle cherche le Dire exceacutedant son propre Dit390

389 Selon J Rolland laquo ce langage consiste essentiellement en une certaine grammaire en une certaine

logique raquo dont le but est de laquo dire la parole du visage raquo et de laquo penser cette parole raquo (AS 38) Le caractegravere grammatical ou logique de ce langage srsquoatteste en effet dans le changement de regravegles que Levinas impose au langage ontologique consistant agrave faire violence au Dit pour faire entendre le Dire

390 Remarquons la grande proximiteacute de Levinas et Wittgenstein sur ce point Celui-ci dans sa laquo Confeacuterence sur lrsquoeacutethique raquo de 1929 (in Philosophica III trad J-P Cometti G Granel et E Rigal Mauvezin TER 2001) srsquointerroge sur la possibiliteacute de parler de lrsquoeacutethique crsquoest-agrave-dire de formuler des jugements de valeur absolus Le langage nrsquoest guegravere capable que de jugements relatifs si lrsquoon pouvait eacutecrire un livre sur lrsquoeacutethique qui serait vraiment un livre sur lrsquoeacutethique (ie un livre formulant des jugements absolus) ce livre deacutetruirait tous les autres livres Le langage eacutethique est paradoxal car il eacutenonce lrsquoexpeacuterience du monde vu comme un miracle expeacuterience par deacutefinition inaccessible agrave la science puisque celle-ci consiste agrave renoncer agrave voir le monde de cette faccedilon Wittgenstein fait de toute proposition eacutenonccedilant un miracle absolu un non-sens mieux encore il fait de ce non-sens son essence mecircme Lrsquoeacutethique est par essence hermeacutetique agrave tout langage au point que toute tentative de lrsquoinseacuterer dans le langage atteste son eacutechec complet son non-sens total En termes levinassiens le Dire eacutethique nrsquoest pas au-delagrave du Dit en raison du fait que nous nrsquoavons pas encore trouveacute le Dit adeacutequat pour lrsquoexprimer mais parce que tout Dit manque le sens du Dire qursquoil veut dire Wittgenstein conclut que lrsquoambition de toute eacutethique est drsquoaller par-delagrave le monde et le langage ndash crsquoest pourquoi de lrsquoeacutethique il ne peut pas y avoir de science crsquoest-agrave-dire de discours senseacute (Levinas dirait que lrsquoeacutethique est au-delagrave de lrsquoessence) Or cette conclusion ne vaut pas condamnation le non-sens eacutethique nrsquoest pas vide de sens Autrement pourquoi Wittgenstein eacuteprouverait-il un profond respect pour le sentiment qursquoil inspire Mais sa confeacuterence srsquoarrecircte et nous laisse lagrave sans expliquer ce qui autorise un tel respect sinon la conviction neacutegative que la science ne doit pas avoir le dernier mot sur lrsquoeacutethique En pensant un Dire qui peut signifier malgreacute le Dit Levinas parle encore lagrave ougrave Wittgenstein se tait Aurait-il transgresseacute lrsquointerdiction qui veut que laquo sur ce dont on ne peut parler il faut garder le silence raquo (Tractatus logico-philosophicus proposition 7) Mais si le Dire nrsquoest pas ce dont on parle (objet de science) il est preacuteciseacutement lrsquoadresse et le don de cette parole mecircme A la thegravese de Wittgenstein selon laquelle le non-sens est lrsquoessence de lrsquoeacutethique fait eacutecho laquo ce lien entre lrsquoexpression et la responsabiliteacute ndash cette condition ou cette

393

Pour parler de lrsquoinfini le philosophe ne se contente pas de varier les descriptions et les concepts

qui contrecarrent la fixation du Dire dans le Dit il ne se contente pas non plus de substituer un

vocabulaire eacutethique agrave celui de lrsquoontologie Il redeacutefinit le langage agrave partir du Dire391 Le langage nrsquoest pas un systegraveme de mots institueacute de faccedilon conventionnelle mais lrsquoexpression drsquoune signifiance qui

excegravede le thegraveme ougrave elle se dit Quelle forme prend alors la philosophie inspireacutee par le Dire

II Mise en question de la philosophie

sect56 Le scepticisme

a) La critique sans fin

La philosophie exigeacutee par la justice srsquoeacuteveille comme elle agrave partir de lrsquoun-pour-lrsquoautre Mais elle ne sait qursquoexprimer le Dire dans le Dit et lrsquoeacutethique dans lrsquoontologie Cette contrainte semble balayer deacutefinitivement toute possibiliteacute de philosopher sur lrsquoautrement qursquoecirctre Pourtant Levinas voit dans la philosophie un discours capable de rompre la fixation du Dire dans le Dit le discours diachronique du scepticisme La derniegravere phrase du paragraphe V-4 drsquoAutrement qursquoecirctre conclut ainsi laquo dans un mouvement alternant comme celui qui megravene du scepticisme agrave la reacutefutation qui le reacuteduit en cendres et de ses cendres agrave sa renaissance la philosophie justifie et critique les lois de lrsquoEtre et de la Citeacute et en retrouve la signification qui consiste agrave deacutetacher de lrsquoun-pour-lrsquoautre et lrsquoun et lrsquoautre raquo (AE 256) Ces mots deacutefinissent la nature duelle de la philosophie 1 par lrsquoalternance de deux temps le retour du scepticisme et sa reacutefutation et 2 par lrsquoalternance de deux formes de penseacutee la signifiance de lrsquoun-

pour-lrsquoautre et la seacuteparation de lrsquoun et de lrsquoautre Qursquoest-ce qui justifie cette conception diachronique de la philosophie Lrsquoeacutetude du paragraphe suivant V-5 intituleacute laquo Scepticisme et raison raquo permet de

reacutepondre Levinas commence par deacuteduire de la deuxiegraveme branche de cette deacutefinition le mouvement de seacuteparation de lrsquoun et de lrsquoautre la conception de la raison contenue dans la philosophie Au premier alineacutea il reacutepegravete ce fait deacutesormais connu que lrsquoun-pour-lrsquoautre est la signifiance mecircme Mais la raison neacutee dans la justice dissocie les termes de la responsabiliteacute eacutethique pour la theacutematiser elle seacutepare lrsquoun et lrsquoautre pour les faire coexister dans un thegraveme Lrsquoun et lrsquoautre ne sont plus uniques mais deviennent des eacuteleacutements drsquoune seacuterie ndash le thegraveme ndash agrave qui cette seacuterie donne un sens totalisant ndash la place que lrsquoeacuteleacutement occupe dans la seacuterie Le passage du temps ne reacutesiste pas agrave cette mainmise de la raison puisque celle-ci suppose pour advenir la suspension de lrsquourgence obseacutedante de la responsabiliteacute qui fait la diachronie

du temps Cette preacutevalence du preacutesent est le fait du sujet ayant acquis son autonomie dans la justice Elle est donc drsquoabord la preacutevalence du sujet conscient et libre qui se pose comme commencement du

monde et qui assimile le monde agrave sa repreacutesentation Cette raison qui srsquoeacuterige en maicirctre de la signification Levinas la nomme quelques pages plus loin la laquo Raison de la repreacutesentation raquo (AE 260)

essence eacutethique du langage raquo (TI 219) par lagrave Levinas deacutesigne comme eacutetant le cœur du langage ce que Wittgenstein interpregravete comme un hors-langage une explosion du langage Il serait ainsi tentant de faire drsquoAutrement qursquoecirctre ce livre sur lrsquoeacutethique qui deacutetruit tous les autres livres en tant qursquoil cherche le Dire qui fait eacuteclater le Dit Mais Levinas reste tregraves proche de Wittgenstein et estime avec lui qursquoun tel livre est impossible nul Dit ne peut eacutegaler le Dire et si jamais un livre pouvait preacutetendre lrsquoavoir fait celui-ci serait parole de Dieu saintes Ecritures Livre des Livres Bible et Talmud

391 laquo Il eacutechoit agrave la philosophie de Deacutedire constamment par un Dire les diffeacuterents Dits constitueacutes mais il eacutechoit eacutegalement agrave la philosophie de redonner sens au Dit par le Dire raquo (D Cohen-Levinas Relire Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence drsquoEmmanuel Levinas op cit p 106)

394

Cette raison repreacutesentative ignore lrsquoun-pour-lrsquoautre et sa diachronie Faut-il en conclure qursquoen

revenant agrave un sens inaccessible agrave la repreacutesentation lrsquoeacutethique levinassienne se voudrait irrationaliste

La repreacutesentation est-elle le seul destin de la raison Non la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre loin de procircner lrsquoirrationalisme ndash et avec lui lrsquoimpossibiliteacute drsquoune philosophie de lrsquoun-pour-lrsquoautre ndash cherche agrave

eacuteveiller un autre sens de la raison plus vieux que la repreacutesentation laquo La proximiteacute signifie donc une raison drsquoavant la theacutematisation de la signification par un sujet pensant une raison preacute-originelle ne proceacutedant drsquoaucune initiative du sujet une raison an-archique Une raison drsquoavant le commencement drsquoavant tout preacutesent car ma responsabiliteacute pour lrsquoautre me commande avant toute deacutecision avant toute deacutelibeacuteration raquo (AE 258-259) Ces lignes srsquoopposent en tout point agrave la penseacutee systeacutematique alors que celle-ci assure le primat de la liberteacute du preacutesent et de la repreacutesentation la raison anarchique est celle de la responsabiliteacute immeacutemoriale interdisant toute prise de distance theacuteorique La raison a deux destins et le premier drsquoentre eux nrsquoest pas la domination du Mecircme Totaliteacute et infini avait penseacute cette raison de lrsquoeacutethique sous la forme drsquoune critique Autrement qursquoecirctre la pense deacutesormais comme scepticisme Or les deux notions sont sœurs car en eacutevoquant laquo la critique sans fin ndash ou le scepticisme raquo (AE 76)

Levinas cherche agrave nommer la veacuteriteacute diachronique du Dire signifiant avant tout Dit Comment le scepticisme ou la critique parviennent-ils agrave signifier ce Dire malgreacute la preacutesence du Dit Preacuteciseacutement

en rappelant laquo lrsquoalternance et la diachronie comme temps de la philosophie raquo (AE 260) Lrsquoopposition entre raison anarchique et raison repreacutesentative produit dans la philosophie une nouvelle opposition entre la philosophie synchronique et dogmatique qui rassemble dans le Dit la veacuteriteacute et la philosophie sceptique qui deacutefait cette adeacutequation entre le vrai et le Dit en reacuteintroduisant la diachronie Levinas preacutesente alors le mouvement propre agrave lrsquohistoire de la penseacutee comme celui du laquo couple scepticisme et reacutefutation du scepticisme raquo crsquoest-agrave-dire lrsquoalternance entre lrsquoaffirmation du Dit et sa reacuteduction gracircce au laquo retour peacuteriodique du scepticisme et de sa reacutefutation raquo (ibid) Derriegravere la position du vrai dans le Dit le scepticisme fait entendre le Dire que ce Dit ne peut taire Mais ce procegraves ne srsquoeffectue pas en vue

drsquoune seconde affirmation celle du Dire cette fois puisqursquoune telle position assimilerait ce Dire agrave un Dit et deacutetruirait leur diffeacuterence A quoi peut donc mener le scepticisme sinon agrave sa propre reacutefutation ndash

lrsquoimpossibiliteacute de fonder quoi que ce soit sur la diffeacuterence qursquoil exige de penser

Levinas a neacuteanmoins penseacute cette aporie du scepticisme comme sa force propre en theacutematisant la nature temporelle ou diachronique du scepticisme Ce temps se manifeste doublement dans lrsquohistoire de la philosophie et dans le temps propre de la veacuteriteacute Historiquement la philosophie se caracteacuterise par lrsquoalternance de lrsquoeacutecoute et du refus du scepticisme celui-ci a beau ecirctre nieacute pour un temps il resurgit ineacutevitablement comme si la philosophie eacutetait incapable de lui donner le coup de gracircce Or le scepticisme doit son retour incessant deacutejouant les plus solides arguments agrave la structure temporelle de la veacuteriteacute qui est agrave la source de ce retour laquo Le scepticisme qui traverse la rationaliteacute ou la logique du savoir est un refus de synchroniser lrsquoaffirmation implicite contenue dans le dire et la neacutegation que

cette affirmation eacutenonce dans le Dit Contradiction visible agrave la reacuteflexion qui la reacutefute mais agrave laquelle le scepticisme est insensible comme si lrsquoaffirmation et la neacutegation ne reacutesonnaient pas en mecircme temps raquo (ibid) Le dogmatisme se distingue du scepticisme par son refus de la diachronie il soumet toute chose au procegraves de lrsquoaffirmation et de la neacutegation et conclut comme dans la totaliteacute heacutegeacutelienne qursquoune vue syntheacutetique peut englober ces deux moments dans leur simultaneacuteiteacute Lrsquoaffirmation et la

neacutegation sont interchangeables comme les deux faces drsquoune mecircme reacutealiteacute dont la dialectique vise agrave reproduire le mouvement et qursquoelle peut saisir dans la preacutesence En proceacutedant de cette faccedilon la

dialectique fait pourtant du Dire un moment du Dit et deacutetruit la diachronie de la veacuteriteacute Le scepticisme au contraire apparaicirct du fait de cette diachronie de la diffeacuterence (temporelle) entre le Dire et le Dit Le

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Dire nie le Dit non pas en lui opposant un autre Dit qui se laisse agrave son tour capter par la reacuteflexion mais en signifiant par-delagrave le Dit laquo mon exposition ndash sans reacuteserve ndash agrave lrsquoautre raquo (ibid) Mais en quel sens Levinas parle-t-il ici de scepticisme et non pas de critique Cette theacuteorie de la penseacutee nrsquoest-elle

pas la formulation dans la diachronie de la critique theacutematiseacutee dans Totaliteacute et infini Certes la critique deacutenonccedilant lrsquoassimilation du Dire au Dit va dans le mecircme sens que le scepticisme mais celui-

ci fait un pas de plus en se pensant lui-mecircme comme un discours agrave nier Alors que la critique ndash kantienne par exemple ndash vise agrave lrsquoeacutedification drsquoun autre savoir abandonnant la naiumlveteacute des propositions critiqueacutees (et Totaliteacute et infini se laisse lui aussi deacutefinir par cette ambition) le scepticisme nrsquoaspire agrave aucune eacutedification et conteste la possibiliteacute mecircme drsquoun savoir sur ce qursquoil dit Il se nie lui-mecircme comme savoir de son propre savoir La parole sceptique qui se veut philosophique se laisse agrave son tour comprendre comme un Dit et reproduit la logique qursquoelle deacutenonce Pour ecirctre fidegravele agrave la diffeacuterence du Dire et du Dit qui est son inspiration le scepticisme doit se nier lui-mecircme comme Dit et donc comme philosophie crsquoest-agrave-dire se retourner sur lui-mecircme et nier sa propre fixation dans le Dit dans le mouvement drsquoune critique sans fin ougrave il se comprend lui-mecircme La critique levinassienne aboutit ainsi au scepticisme comme refus emportant jusqursquoau Dit qui eacutenonce ce refus de fixer le Dire en un Dit

Le scepticisme philosophiquement contradictoire se relegraveve de sa contradiction en raison de la

diachronie de la veacuteriteacute ses diffeacuterents moments nrsquoappartiennent pas au mecircme temps Il se contre-dit en divisant le Dire et le Dit mais sauve cette contra-diction de la nulliteacute en faisant revenir le contre-temps de lrsquoeacutethique En tant que tel laquo le scepticisme est le reacutefutable mais aussi le revenant raquo (AE 261) ce qui fait retour malgreacute sa reacutefutation Levinas interpregravete le contre-dit comme un contre-temps et eacuteveille une autre faccedilon pour la philosophie de penser Le scepticisme deacuterange lrsquohistoire de la philosophie en lui rappelant la diachronie de la veacuteriteacute dans lrsquoalternance de sa reacutefutation et de son revenir Mais qursquoest-ce qui donne au scepticisme cet eacutetrange (contre-)pouvoir de signifier le Dire malgreacute le Dit Comment remonte-t-il jusqursquoagrave la responsabiliteacute eacutethique trace de lrsquoilleacuteiteacute ou anarchie Crsquoest que la philosophie

nrsquoest pas un savoir impersonnel proprieacuteteacute drsquoune raison silencieuse mais un Dit qui reste agrave Dire laquo elle se dit agrave Autrui qui est hors le thegraveme Ce retour de la diachronie se refusant au preacutesent fait la force

invincible du scepticisme raquo (AE 262) Philosopher crsquoest parler crsquoest Dire La philosophie vit de face-agrave-face incessants entre philosophes drsquoappels lanceacutes les uns aux autres agrave autrui pour secourir la

philosophie Lrsquohistoire de la philosophie est celle de paroles qui srsquoappellent et se reacutepondent se deacutedisant lrsquoune lrsquoautre se reacutefutant et revenant Elle est le retour du Dire de derriegravere le Dit la vie des eacutenonceacutes qui avant de poser quelque chose lrsquoadressent agrave autrui En pensant la philosophie agrave partir de la parole Levinas inverse alors lrsquoobjection que la philosophie adresse au scepticisme Ce nrsquoest pas lui mais elle qui se contredit car elle ne peut consacrer le primat du Mecircme sans oublier qursquoelle srsquoadresse agrave autrui Totaliser crsquoest neacutegliger que la totalisation se brise en srsquooffrant agrave lrsquointerlocuteur Il est donc contradictoire de penser la totaliteacute sans admettre qursquoelle se deacutetruit dans son exposition mecircme Le scepticisme qui souligne cette contradiction rend justice agrave la situation drsquointerlocution ougrave toute

philosophie se trouve ineacutevitablement et restitue la temporaliteacute diachronique propre agrave toute parole laquo Cette reacutefeacuterence agrave lrsquointerlocuteur perce drsquoune faccedilon permanente le texte que le discours preacutetend tisser en theacutematisant et en enveloppant toutes choses raquo (AE 264) Le pheacutenomegravene de la parole redeacutefinit la tradition qui se manifeste dans lrsquohistoire de la philosophie Cette histoire est lrsquoalternance de la reacutefutation et de son retour la tradition philosophique consiste agrave reacutefuter le scepticisme comme un Dit

contradictoire mais elle est aussi le renouvellement de la penseacutee lrsquoeacuteveil de significations nouvelles un temps nouveau transcendant le preacutesent La tradition ne saurait seulement se comprendre comme

lrsquoeacuteterniteacute du passeacute fondateur puisque le temps qui est histoire et renouvellement suppose les visages

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qui reccediloivent et discutent la tradition392 Au sein de la philosophie le scepticisme est la parole qui assure le retour du Dire malgreacute le primat du Dit ndash qui fait entendre lrsquoeacutecho de lrsquoautrement qursquoecirctre dans lrsquoecirctre393 Le scepticisme ne conteste donc pas la veacuteriteacute de lrsquoessence mais lrsquoassimilation de la veacuteriteacute au

seul preacutesent il disloque la penseacutee et la divise en deux temps laquo penseacutee une mais non penseacutee en mecircme temps raquo (AE 136n1) Le scepticisme pense et dit et se laisse reacutefuter par la penseacutee une de la totaliteacute

mais il se nie lui-mecircme comme discours totalisant et maintient la diachronie qui eacuteveille en lui le doute Cette contestation de la totaliteacute peut srsquoeacutenoncer sur le plan theacuteorique en contestant la logique

formelle mais crsquoest le plan de la justice qui tient ici le premier rocircle Levinas associe la tradition philosophique agrave la promotion de lrsquoEtat dont la raison est le refus politique du scepticisme Puisque crsquoest lrsquoeacutethique qui eacuteveille la critique sceptique de lrsquoessence la critique elle-mecircme est poseacutee en vue de la justice Le retour du scepticisme est sur le plan de la justice le rappel que laquo la reacutepression peut deacutejagrave ecirctre neacutecessaire raquo aux structures laquo il nous rappelle le caractegravere politique ndash dans un sens tregraves large ndash de tout rationalisme logique lrsquoalliance de la logique avec la politique raquo (AE 265) Si la premiegravere vocation du scepticisme nrsquoest pas la theacuteorie le sceptique levinassien nrsquoest pas tant le sage grec

suspendant sa croyance naiumlve au monde que le prophegravete biblique contestant le pouvoir pour son injustice Scepticisme et propheacutetisme se rejoignent car tous deux procegravedent de lrsquoeacutenigme du teacutemoignage

de lrsquoinfini Lrsquoinspiration eacutethique se dit comme propheacutetisme pour deacutesigner la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee ou aux legravevres elle se dit comme scepticisme pour deacutesigner le retour de lrsquoinfini agrave la philosophie Lrsquoideacutee de lrsquoinfini entre en philosophie par le scepticisme le doute chez Descartes procegravede comme le disait deacutejagrave Totaliteacute et infini de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme lrsquoideacutee de lrsquoinfini est un Dit nrsquoarrecirctant pas son dessin de Dit un eacutenonceacute se mettant en doute lui-mecircme un eacutenonceacute sceptique La disproportion de la gloire et du preacutesent est la veacuteritable source du doute en philosophie mais ce doute entendu en un sens non-theacuteoreacutetique est la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfini un doute eacutethique Le sceptique ou le prophegravete conteste la totaliteacute en vue de la justice sa parole est reacuteponse

agrave lrsquoappel du visage et agrave la preacutesence du tiers Il critique lrsquoinjustice inheacuterente agrave lrsquoexercice de la politique et la reacuteduction de la question de la justice agrave la question du pouvoir

b) Les tours et deacutetours du scepticisme

Dans lrsquohistoire de la philosophie la penseacutee du Dire par-delagrave le Dit est alternance de la reacutefutation

du scepticisme et de son retour Les eacutecrits des philosophes conservent la trace de cette alternance mais que faut-il rechercher pour la deacuteceler Peut-on identifier les auteurs ou les textes qui la feraient resurgir et sur la base de quels critegraveres Si lrsquohistoire de la penseacutee de lrsquoinfini est celle drsquoun scepticisme revenant alors elle ne saurait correspondre agrave lrsquohistoire de la notion drsquoinfini De lrsquoapeiron grec agrave lrsquoinfinitum scolastique puis carteacutesien sans oublier lrsquoEn Sof de la Kabbale les usages du terme et de la notion drsquoinfini ont pu certes renvoyer agrave lrsquoideacutee drsquoun au-delagrave de lrsquoecirctre Neacuteanmoins le retour du

scepticisme excegravede le seul usage du terme drsquoinfini et srsquoen deacutesolidarise souvent Crsquoest pourquoi

392 A lrsquooral comme agrave lrsquoeacutecrit puisque les livres laquo en appellent agrave drsquoautres livres et srsquointerpregravetent en fin de

compte dans un dire distinct du dit raquo (AE 264-265) 393 laquo Penser lrsquoautrement qursquoecirctre exige peut-ecirctre autant drsquoaudace qursquoen affiche le scepticisme qui ne redoute

pas drsquoaffirmer lrsquoimpossibiliteacute de lrsquoeacutenonceacute tout en osant reacutealiser cette impossibiliteacute par lrsquoeacutenonceacute mecircme de cette impossibiliteacute Si apregraves les innombrables reacutefutations irreacutefutables que la penseacutee logique lui propose le scepticisme a le front de revenir (et il revient toujours en enfant leacutegitime de la philosophie) crsquoest que agrave la contradiction que la logique entend en lui manque le en mecircme temps des contradictoires ndash qursquoune diachronie secregravete commande ce parler ambigu ou eacutenigmatique et que drsquoune faccedilon geacuteneacuterale la signification signifie par-delagrave la synchronie par-delagrave lrsquoessence raquo (AE 20)

397

Levinas ne srsquoest pas beaucoup inteacuteresseacute agrave cette histoire qursquoil nrsquoexpose qursquoune fois drsquoune faccedilon exhaustive pour lrsquoarticle laquo Infini raquo de lrsquoEncyclopedia Universalis Cet exposeacute reacutepond moins agrave une exigence philosophique qursquoagrave la contrainte acadeacutemique drsquoinscrire dans un dictionnaire savant lrsquohistoire

du terme agrave deacutefinir Drsquoailleurs lrsquoarticle fait aboutir cette histoire agrave Heidegger pour qui le fini et lrsquoinfini eacutenoncent lrsquoecirctre de lrsquoeacutetant (cf AT 87) pour montrer la faccedilon dont lrsquoinfini signifie lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre

la derniegravere partie de lrsquoarticle doit alors quitter cette historiciteacute et revenir agrave lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini non pas en tant qursquoelle illustre lrsquousage du terme drsquoinfini mais en tant qursquoelle indique une obeacuteissance ougrave se dessine ma responsabiliteacute pour autrui Levinas recherche lrsquointerruption de lrsquoontologie et non les variations de sens du terme drsquoinfini Celui-ci ne saurait constituer le critegravere drsquoune interpreacutetation de lrsquohistoire du surgissement de la question de lrsquoinfini dans la philosophie

Degraves lors partons plutocirct de la preacutesentation que Levinas donne lui-mecircme de cette histoire En 1957

dans lrsquoarticle laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo Levinas fondait deacutejagrave son emprunt de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini sur une interpreacutetation ambitieuse de lrsquohistoire de la philosophie Cette histoire donnait le cadre au sein duquel la singularisation du dessin formel de lrsquoideacutee de lrsquoinfini prenait sens

Divisant deux sens de la veacuteriteacute comme Deacutesir de lrsquoAutre et autonomie de la raison Levinas constatait que la philosophie avait accordeacute dans son histoire le primat au second se faisant maiumleutique chez

Platon et eacutegologie chez Descartes Cette laquo philosophie du Mecircme raquo (EDE 168) perdure jusque chez Heidegger qui achegraveve laquo drsquoaffirmer une tradition ougrave le Mecircme domine lrsquoAutre ougrave la liberteacute ndash fucirct-elle identique agrave la raison ndash preacutecegravede la justice raquo (EDE 171) Or il est paradoxal que la laquo tradition de lrsquoAutre raquo (ibid) que Levinas oppose ensuite agrave cette tradition du Mecircme soit repreacutesenteacutee par les mecircmes philosophes classiques Platon (lrsquoideacutee du Bien) et Descartes (lrsquoideacutee de lrsquoinfini) Ces deux traditions nrsquoopposent pas les philosophes entre eux elles srsquoopposent au sein de leurs philosophies mecircmes Le paradoxe est neacutecessaire la tradition de lrsquoAutre et la tradition du Mecircme eacutetant inseacuteparables sans le Deacutesir la penseacutee ne srsquoeacuteveillerait agrave aucune question et sans la liberteacute elle ne pourrait mecircme pas penser

La philosophie comme critique suppose et le Deacutesir ougrave la liberteacute se met en question et la liberteacute drsquoeffectuer en philosophe cette mise en question passant de la mise en question de la conscience agrave la

conscience de la mise en question Mais alors srsquoil est impossible de seacuteparer les traditions du Mecircme et de lrsquoAutre en quel sens y a-t-il tradition En fait le terme de tradition tel que Levinas lrsquoemploie ici

consacre le triomphe de lrsquoAutre sur le Mecircme au sein de lrsquohistoire de la philosophie Dans laquo Pouvoirs et Origine raquo Levinas eacutecrivait en effet laquo agrave lrsquohistoire conccedilue comme reacutepeacutetition et comme imitation (Heidegger) nous substituons lrsquohistoire comme rapport avec une Alteacuteriteacute non-assumable ou enseignement ou tradition raquo (OC2 148) Platon et Descartes sont des maicirctres qui nous enseignent faisant ainsi de lrsquohistoire de la philosophie une tradition un rapport au Maicirctre comme visage radicalement autre En tant que tradition la philosophie srsquoexcepte du primat du Mecircme et nous met en rapport avec des eacutecrits ougrave srsquoentend une parole enseignante magistrale celle drsquoun visage Lrsquohistoire de la philosophie ne doit pas ecirctre conccedilue comme une succession de thegraveses (ou de Dits) qui se poseraient

les unes par rapport aux autres dans le but de signifier le Tout mais comme lrsquoappel et la reacuteponse drsquoenseignements (ou de Dires) La parole drsquoun philosophe appelle une autre parole qui lui reacutepond et suscite agrave son tour drsquoautres voix prenant part au dialogue affirmation et reacutefutation srsquoalternent dans la critique sans fin du scepticisme Autrement qursquoecirctre reprendra cette ideacutee (AE 38-39)

Husserl nous aura appris que la reacuteduction de la naiumlveteacute appelle aussitocirct des reacuteductions nouvelles

que la gracircce de lrsquointuition comporte des ideacutees gratuites et que si philosopher consiste agrave srsquoassurer de lrsquoorigine absolue il faut que le philosophe efface la trace de ses propres pas et sans cesse les traces de lrsquoeffacement des traces dans un pieacutetinement meacutethodologique interminable A moins que la naiumlveteacute du philosophe nrsquoen appelle par-delagrave la reacuteflexion sur soi agrave la critique exerceacutee par lrsquoautre philosophe

398

quelles que soient les imprudences que celui-ci aura commises agrave son tour et la gratuiteacute de son propre dire La philosophie suscite ainsi un drame394 entre philosophes et un mouvement intersubjectif qui ne ressemble pas au dialogue des coeacutequipiers en science ni mecircme au dialogue platonicien lequel est reacuteminiscence drsquoun drame plutocirct que ce drame mecircme Il se dessine selon une structure diffeacuterente Empiriquement il srsquoordonne comme histoire de la philosophie ougrave entrent toujours de nouveaux interlocuteurs qui ont agrave redire mais ougrave les anciens reprennent la parole pour y reacutepondre dans les interpreacutetations qursquoils suscitent et ougrave cependant malgreacute ce manque de sucircreteacute en marche ndash ou agrave cause de lui ndash agrave personne nrsquoest permis ni un relacircchement drsquoattention ni un manque de rigueur

Si la philosophie se deacutefinit par lrsquointention critique de deacutegager lrsquoultime justification des choses nul

philosophe ne doit ignorer sa propre naiumlveteacute La meacutethode suffit-elle agrave eacutevacuer la naiumlveteacute Chez Husserl la reacuteduction de lrsquoattitude naturelle produit toujours un reacutesidu de naiumlveteacute du simple fait que lrsquoopeacuteration de la reacuteduction srsquoinscrit dans cette attitude dont elle srsquoarrache exigeant agrave son tour une autre reacuteduction elle-mecircme suspecte pour la mecircme raison dans une reacutepeacutetition indeacutefinie de lrsquoopeacuteration La reacuteduction pheacutenomeacutenologique bute contre la question de sa propre motivation en deacutepit de la rigueur extrecircme agrave laquelle elle aspire Si lrsquointention critique de la philosophie ne pouvait passer que par lrsquoautojustification elle serait pure illusion Heureusement lrsquoexigence critique dont la philosophie est porteuse ne doit pas seulement ecirctre conccedilue selon le solipsisme du sujet philosophant se posant lui-

mecircme comme son plus seacutevegravere censeur La critique insiste Levinas en appelle agrave lrsquoautre philosophe peut-ecirctre pas moins naiumlf ou enclin agrave lrsquoerreur que le premier mais au moins autre et donc ameneacute agrave

deacutedire le Dit du premier Lrsquoheacuteteacuterojustification nrsquoest pas moins indispensable agrave la philosophie qui dans son exigence de rigueur en appelle agrave la multipliciteacute des vigilances Un nouvel esprit doit examiner ce que le premier a avanceacute lrsquoapprouver ou le rejeter en proposant lui-mecircme des raisons Il ne srsquoagit pas de dire que le nombre fait force drsquoargument mais de deacutecrire le jeu dialogique dont vit la philosophie la multiplication des Dits dont lrsquohistoire de la philosophie est le pheacutenomegravene opegravere une critique peut-ecirctre plus radicale que celle agrave laquelle un philosophe esseuleacute pourrait se soumettre En se deacutedisant lrsquoun lrsquoautre en tirant enseignement lrsquoun de lrsquoautre en se questionnant et en reacutepondant les philosophes exercent une critique vigilante ougrave les naiumlveteacutes apparaissent et sont deacutepasseacutees Ces consideacuterations sont

neacuteanmoins valables pour nrsquoimporte quel type de connaissance pourquoi Levinas singularise-t-il ici la philosophie Alors que dans les sciences la critique se borne agrave eacuteprouver la validiteacute scientifique drsquoun

Dit alors que dans la maiumleutique Socrate sous-estime son rocircle de maicirctre et ne se dit que lrsquoaccoucheur drsquoideacutees que lrsquoeacutelegraveve contient deacutejagrave la philosophie en appelle agrave une authentique pluraliteacute de voix ougrave les ideacutees loin de preacuteexister agrave leur auteur naissent et meurent ndash nrsquoeacutetait lrsquoeacutecrit ou la meacutemoire ndash avec lui Certes les prises de position les dogmes et les eacutecoles se formeront Mais le philosophe dont la tacircche propre est de srsquoenqueacuterir du sens deacutefait les institutions degraves lors qursquoil nous enseigne la signification du monde Philosopher crsquoest srsquoenqueacuterir du sens de lrsquoecirctre et donc srsquoengager dans un jeu de questions et de reacuteponses avec le Dit philosophique qui se prononce sur ce sens De ce fait tout Dit philosophique a valeur drsquoenseignement ndash et lrsquohistoire de la philosophie en tant qursquoelle est une histoire drsquoenseignants et drsquoenseignements doit ecirctre une histoire drsquointerlocuteurs

c) Les visages de lrsquohistoire de la philosophie

Tout repose sur une conception de la philosophie comme enseignement Lrsquohistoire de la philosophie est faite par des visages et non des doctrines Elle se deacutefinit agrave partir du Dire comme un

394 Mot agrave entendre dans le sens de la preacuteface de Totaliteacute et infini preacutecisant que le drame signifie suivant

lrsquoenseignement de Nietzsche dans Le cas Wagner eacuteveacutenement et non action (cf TI 13n1) Lrsquohistoire empirique de la philosophie se reacutefegravere agrave lrsquointrigue eacutethique drsquoun Dire par-delagrave le Dit qui donne agrave la philosophie son sens

399

drame entre philosophes un philosophe affirme une thegravese sous la forme drsquoun Dit un autre philosophe le commente dans un Dit sur son Dit qui dans cette reacuteflexiviteacute est toujours une critique (un Deacutedit du Dit) Lrsquohistoire aurait beau ecirctre exclusivement la confirmation drsquoun dogme elle laisserait

transparaicirctre le scepticisme dans le simple fait de reformuler le Dit premier La philosophie est un discours agrave voix multiples critique de par cette multipliciteacute Elle se distingue alors des dialogues

scientifique et platonicien la science efface lrsquoindividualiteacute insubstituable du sujet parlant (son Dire) en eacutevaluant son Dit en fonction des normes de la scientificiteacute et la maiumleutique socratique conccediloit le dialogue comme lrsquoeacuteveil drsquoun Dit que lrsquoeacutelegraveve possegravede deacutejagrave en lui et que le maicirctre rappelle agrave son souvenir effaccedilant lrsquoexteacuterioriteacute de la parole Au contraire la philosophie suppose qursquoun sujet philosophant srsquoadresse aux autres philosophes (preacutesents et passeacutes) comme agrave des interlocuteurs ineffaccedilables Faire de la philosophie crsquoest prendre la parole au sein drsquoune tradition qui garde la meacutemoire des visages qui ont parleacute le philosophe preacutesent qui srsquoattaque agrave un problegraveme donneacute doit suivant la meacutethode que nous heacuteritons drsquoAristote395 recenser les positions passeacutees pour rappeler et distinguer les diffeacuterentes thegraveses qui ont eacuteteacute soutenues agrave son sujet Or il nrsquoest pas anodin que ces thegraveses soient attribueacutees agrave lrsquoauteur qui les a deacutefendues si empiriquement lrsquohistoire de la philosophie invoque

lrsquoautoriteacute des philosophes illustres du passeacutes crsquoest en raison du statut de maicirctres ou drsquoenseignants que ceux-ci y prennent Dans la science lrsquointerlocuteur srsquoefface derriegravere la veacuteriteacute objective du Dit dans la

maiumleutique le maicirctre se veut le simple intermeacutediaire drsquoune reacuteminiscence dont le drame se joue dans la seule inteacuterioriteacute de lrsquoeacutelegraveve mais selon Levinas le drame de la philosophie consiste agrave apprendre des philosophes ce que sans eux on nrsquoaurait jamais pu savoir Crsquoest Descartes qui nous a appris agrave voir dans la seacuteparation du cogito la primauteacute de lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest Heidegger qui nous a appris la diffeacuterence de lrsquoecirctre et de lrsquoeacutetant la verbaliteacute de lrsquoecirctre (cf NP 9-10) Si agrave la rigueur le calcul infiniteacutesimal pouvait ecirctre inventeacute par lrsquoun ou lrsquoautre savant la veacuteriteacute diachronique du rapport entre le cogito et la deacutecouverte de lrsquoinfini mis en nous nrsquoa eacuteteacute dite qursquoune fois dans les Meacuteditations meacutetaphysiques et ne peut depuis ecirctre redite que par ceux qui se la virent enseigneacutee Lrsquohistoire de la

philosophie est enseignante et de ce fait elle doit ecirctre comprise comme un drame mettant en jeu le Dire avant le Dit Elle est une histoire drsquointerlocuteurs de noms propres396 une histoire du Dire397

395 On pourrait objecter agrave Levinas que lrsquohistoire de la philosophie procegravede laquo de la conception nouvelle

qursquoAristote srsquoest faite de la meacutethode dialectique raquo et que celle-ci laquo a pour objet et mateacuteriau les eacutenonceacutes portant sur des opinions probables raquo donnant la prioriteacute agrave lrsquoeacutenonceacute (le Dit) sur son auteur (le Dire) de sorte que par exemple laquo si lrsquoon eacutetudie les eacuteleacutements il est commode pour faire plus court de se contenter drsquoattribuer au seul Empeacutedocle la thegravese selon laquelle il y en a quatre et qursquoil ne soit pas le seul agrave lrsquoavoir soutenue nrsquoa aucune importance pour la recherche raquo (Les Preacutesocratiques eacuted eacutetablie par J-P Dumont Paris Gallimard laquo Pleacuteiade raquo 1988 Preacuteface p XXII) Si la recherche philosophique ne requiert que des eacutenonceacutes il suffit drsquoun nom ndash peu importe lrsquoexactitude historique ndash pour identifier lrsquoeacutenonceacute les noms les visages peuvent srsquooublier la philosophie ne neacutecessite que la conservation des thegraveses Pourtant il faut bien que nous ayons reccedilu ces thegraveses Levinas reacutepliquerait alors que laquo la philosophie qui nous est transmise raquo (DQVI 184) sous la forme de ces Dits doit preacuteciseacutement nous avoir eacuteteacute transmise donc enseigneacutee et qursquoelle porte du fait de cette transmission mecircme la trace drsquoun Dire Le Dire dans lrsquohistoire de la philosophie ne renvoie pas agrave la ressuscitation des morts mais agrave lrsquoenseignement qursquoils ont initieacute et que les vivants perpeacutetuent Il faut enfin ajouter qursquoil importe bien aux eacutenonceacutes eux-mecircmes de ne pas tomber dans lrsquoanonymat car la coheacuterence du Dit fait partie de son sens et que lrsquoattribution agrave un auteur de plusieurs Dits oriente la recherche de leur coheacuterence

396 En intitulant Noms propres un ouvrage consacreacute agrave de grandes figures de la penseacutee contemporaine allant mecircme au-delagrave de la philosophie Levinas montre son souci drsquoaborder lrsquohistoire de la penseacutee agrave partir de ses interlocuteurs Les noms propres demande Levinas laquo ne nous aident-ils pas agrave parler raquo avec eux on peut en effet marquer laquo la fin drsquoune certaine intelligibiliteacute raquo celle qui se rattache au seul Dit du Dire pour accomplir laquo lrsquoaube drsquoune autre raquo ougrave la penseacutee nrsquoest jamais dissocieacutee drsquoun visage (NP 11)

397 Crsquoest un trait que la philosophie partage avec le Talmud laquo on tient toujours beaucoup dans le Talmud agrave preacuteciser qui a dit ceci ou cela lrsquoenseignement est un vrai enseignement ougrave lrsquouniversaliteacute de la veacuteriteacute annonceacutee ne doit pas faire disparaicirctre le nom ni la personne de celui qui lrsquoa dit raquo (ADV 105)

400

Lrsquohistoire de la philosophie nrsquoest pas celle du logos neutre et impersonnel qui efface la voix qui le

prononce car elle ne saurait ecirctre seacutepareacutee des visages qui ont parleacute Dans la confeacuterence de 1952 intituleacutee

laquo LrsquoEcrit et lrsquoOral raquo Levinas aborde ainsi la philosophie agrave partir de lrsquoenseignement agrave partir drsquoune laquo penseacutee qui entend raison ndash qui ne se rapporte pas agrave un horizon ougrave lrsquoideacutee se profile mais agrave lrsquoideacutee elle-

mecircme comme preacutesente comme elle-mecircme comme visage comme enseignante comme commencement absolu raquo (OC2 222) On retrouve ici la conception husserlienne de la philosophie comme recherche de lrsquoorigine absolue et le retournement faisant du visage cette origine Si en effet laquo la parole est la penseacutee dans un visage raquo (OC2 223) elle fait coiumlncider la penseacutee et son origine En me parlant autrui se fait la source de la penseacutee qursquoil me communique au point de coiumlncider avec elle En teacutemoigne lrsquoalternance des questions et des reacuteponses contrairement agrave lrsquointerpreacutetation drsquoun texte qui est une hermeacuteneutique la recherche drsquoune laquo intention cacheacutee derriegravere ce qursquoil dit raquo le face-agrave-face avec lrsquoenseignant est tel que laquo je ne deacutepasse pas ce qui mrsquoest dit raquo car laquo ma critique est vraiment une question raquo (OC2 222) En posant une question agrave un maicirctre je mrsquoen remets agrave lui comme la source drsquoougrave jaillit la veacuteriteacute puisque jrsquoattends de lui son enseignement mes critiques ne consistent pas agrave deacutejouer

dans ses paroles un motif secret qui les expliquerait mais appellent une reacuteponse agrave un problegraveme que son enseignement me cause un nouvel enseignement preacutecisant le premier Jrsquoai agrave comprendre ce que le

maicirctre me dit tel qursquoil me le dit et non comme signe drsquoune reacuteveacutelation cacheacutee Lrsquoenseignement est la parole directe la veacuteriteacute immeacutediatement transmise face-agrave-face

Pourtant si cette conception de la philosophie peut bien expliquer les pratiques dialogiques de la

philosophie ndash les dialogues les cours et les prises de parole effectives ndash crsquoest-agrave-dire lrsquooral entendu comme la parole preacutesente des philosophes elle ne peut srsquoeacutetendre agrave toute lrsquohistoire de la philosophie crsquoest-agrave-dire au passeacute et aux vestiges que les morts nous ont laisseacutes agrave lrsquoeacutecrit qursquoen supposant que la parole des morts puisse ecirctre reacuteanimeacutee dans le dialogue avec les vivants Mais la parole drsquoun mort est

figeacutee dans les eacutecrits comment peut-il alors avoir le statut drsquointerlocuteur si crsquoest toujours lrsquoautre philosophe vivant qui interpregravete ses paroles et deacutecide ultimement de leur sens Dans sa confeacuterence

Levinas deacutegage deux caracteacuteristiques de lrsquoeacutecrit 1 Suivant lrsquoenseignement du Phegravedre lrsquoeacutecrit se conccediloit comme un laquo discours ne pouvant se porter secours agrave lui-mecircme raquo 398 formule qui sert de laquo fil

conducteur raquo agrave Levinas (OC2 203) Lrsquoeacutecrit eacutenonce un Dit mais sa parole ne peut pas se reprendre pour reacutepondre aux questions que je lui adresse les reacuteponses ne pouvant venir du maicirctre absent de son eacutecrit elles doivent ecirctre fournies par lrsquointerpreacutetation philologique Interpreacuteter crsquoest fournir soi-mecircme les questions et les reacuteponses (cf OC2 213) donc suppleacuteer au deacutefaut du maicirctre en se faisant maicirctre soi-

398 Platon Phegravedre 275e Socrate estime que lrsquoeacutecriture partage avec la peinture cette laquo terrible raquo

ressemblance (275d) Les œuvres peintes en effet se montrent comme si elles eacutetaient vivantes mais restent muettes face aux questions qursquoon leur pose Or Levinas ne reprend pas lrsquoideacutee de cette ressemblance car contrairement agrave lrsquoeacutecrit laquo lrsquoœuvre drsquoart est voie ndash elle nrsquoa pas de visage Non seulement elle ne reacutepond pas ndash elle ne suscite pas de questions Elle se donne dans un ravissement muet raquo (OC2 210) Le pheacutenomegravene estheacutetique relegraveve de la participation Levinas eacutevoquant ici outre le ravissement lrsquoensorcellement et la magie qui expriment une grande meacutefiance envers lrsquoadheacutesion sans seacuteparation que suscite lrsquoœuvre drsquoart Crsquoest la laquo critique drsquoart raquo (ibid) et non lrsquoœuvre elle-mecircme qui est analogue agrave lrsquoeacutecriture car elle est une parole sur lrsquoœuvre drsquoart et non cette œuvre sans parole On peut alors concevoir la distinction implicite qursquoil faut faire dans cette perspective entre lrsquohistoire de lrsquoart et lrsquohistoire de la philosophie Certes comme la philosophie lrsquoart retient les noms propres des grands maicirctres dont les œuvres sont indissociables mais elle cherche agrave voir comment lrsquoœuvre est laquo le prolongement drsquoune spontaneacuteiteacute raquo ou laquo drsquoun jeu joueacute pour soi raquo (OC2 209) et non un enseignement ndash celui-ci ne commenccedilant qursquoavec la critique Lrsquoœuvre drsquoart ravit elle nrsquoenseigne pas je peux bien connaicirctre par elle (cf OC2 210) mais crsquoest moi qui connais et non elle qui mrsquoenseigne La philosophie au contraire met en question ma spontaneacuteiteacute par le moyen de sa parole enseignante

401

mecircme Lrsquointerpregravete est agrave lui-mecircme son propre maicirctre il entretient avec lrsquoeacutecrit un rapport non plus dialogique mais monologique 2 Or Levinas ne cantonne pas lrsquoeacutecrit agrave ce rocircle seulement neacutegatif car il souligne eacutegalement ce que lrsquoeacutecrit conserve de la parole Son incapaciteacute de se porter secours consacre la

secondariteacute de lrsquoeacutecrit sur lrsquooral mais dans le rapport agrave lrsquoeacutecrit toute parole nrsquoest pas perdue Ainsi apregraves avoir deacutefini lrsquohabitation comme une fermeture sur lrsquoexteacuterioriteacute (donc hermeacutetique agrave la parole) de sorte

que les produits de lrsquohabitation me deacutefinissent en se substituant agrave ma parole et en lrsquoeffaccedilant Levinas singularise lrsquoeacutecrit laquo seul produit humain qui ne mrsquoexprime pas comme lrsquohabitation raquo laquo mais qui repose sur la parole animeacutee par lrsquointention drsquoexprimer raquo (OC2 208) Mon eacutecrit est le seul produit que lrsquoon ne saurait comprendre sans en reacutefeacuterer agrave ma parole Il possegravede alors malgreacute sa fixation dans un Dit mrsquooffrant agrave lrsquointerpreacutetation me soumettant aux questions philologiques (tourneacutees sur lrsquohabitation en tant qursquoelles cherchent agrave laquo savoir qui parle et de quel pays il vient raquo399) la caracteacuteristique unique de me mettre en rapport avec le produit drsquoune parole passeacutee Ce second aspect de lrsquoeacutecrit nous confronte agrave un autre rapport agrave la parole le distinguant de lrsquooral le rapport agrave celui qui a parleacute mais ne parle plus

Par conseacutequent lrsquoeacutetude de la parole eacutecrite donne lieu agrave une penseacutee du temps devant expliquer en

quoi il est possible qursquoune parole puisse se conserver malgreacute sa releacutegation dans le passeacute en survivant agrave celui qui les a eacutecrites Lrsquoeacutecrit laquo srsquoinscrit dans le projet qui vise lrsquoexteacuterioriteacute comme exteacuterioriteacute et qui est

le projet mecircme de la parole raquo (OC2 208) En effet laquo en deacutechiffrant un eacutecrit je me retrouve agrave nouveau dans la situation du dialogue raquo (OC2 209) car laquo lrsquoeacutecrit a de plus un sens raquo (OC2 211) Alors que les ustensiles font partie du monde auquel ils renvoient en se faisant signe drsquoun systegraveme qui les integravegre les eacutecrits excegravedent cette totaliteacute en srsquoexprimant sur elle en lui precirctant un sens De ce fait lrsquoeacutecrit appartient au pheacutenomegravene de la parole il mrsquoaborde de face en mrsquoenseignant un sens sur le monde Toutefois il se distingue aussi de la parole preacutesente et orale en mrsquoinscrivant dans une temporaliteacute exceptionnelle laquo Lrsquoeacutecrit me parle agrave partir du passeacute Tout eacutecrit est testament parole de mort et dernier mot raquo (ibid) Un homme srsquoest exprimeacute en laissant dans lrsquoeacutecrit la trace de sa parole lorsque je lis cet

eacutecrit dans mon preacutesent je me rapporte ainsi agrave une parole qui srsquoexprime depuis laquo un passeacute absolu raquo (ibid) crsquoest-agrave-dire un passeacute qui nrsquoappartient pas agrave ma meacutemoire passeacute auquel lrsquoeacutecrit renvoie mais qursquoil

ne pourra jamais me rendre preacutesent Ce passeacute est absolu en deux sens 1 laquo crsquoest un passeacute qui parle raquo et qui de fait est seacutepareacute de moi ab-solu 2 et crsquoest un passeacute qui ne se fera jamais preacutesent car il laquo se

dissimule agrave jamais derriegravere ce discours raquo (OC2 212) qui ne peut plus se porter secours par la parole vivante Parole sur le monde lrsquoeacutecrit est bien un enseignement mais parole sans secours il suscite lrsquointerpreacutetation ougrave le lecteur nrsquoa plus drsquoautre maicirctre que lui-mecircme

Notre problegraveme celui de la possibiliteacute de concevoir lrsquohistoire de la philosophie comme dialogue

et enseignement revient donc agrave savoir si lrsquointerpreacutetation de lrsquoeacutecrit conserve ou au contraire deacutetruit le rapport eacutethique de lrsquointerlocution La confeacuterence de 1952 qui traite de lrsquoeacutecrit au sens large et non pas seulement des œuvres philosophiques et qui tend agrave laquo subordonner lrsquoeacutecrit et le monde qursquoil institue agrave

une autre relation au discours oral raquo (OC2 209) semble suggeacuterer que lrsquoeacutecrit mecircme srsquoil exprime la parole et doit se comprendre par rapport agrave elle suscite toujours une interpreacutetation dont je suis le seul maicirctre Mais peut-ecirctre la confeacuterence a-t-elle eu le tort de ne voir dans lrsquointerpreacutetation qursquoun solipsisme et drsquoignorer une autre forme de rapport agrave lrsquoeacutecrit qui se distingue de lrsquointerpreacutetation celle justement de lrsquoenseignement 1 Lrsquointerpreacutetation philosophique dans son appel agrave la critique et au jugement

drsquoautrui fait de lrsquoeacutecrit un prolongement de lrsquooral Elle exige une reprise incessante de la parole et interdit lrsquoarrecirct sur des positions dogmatiques dessinant une temporaliteacute diachronique ougrave les jeunes

399 Platon Phegravedre 275c-d

402

philosophes prenant la parole et interpellant les anciens renouvellent le dialogue Lrsquointerpreacutetation a beau soumettre lrsquoeacutecrit agrave une hermeacuteneutique et envisager son auteur dans le monde elle ne vise pas moins agrave raviver la parole de cet eacutecrit dans le but drsquoen retrouver le sens et se confronte agrave lui comme

ultime critegravere de sa propre veacuteriteacute Il est alors possible drsquointerpreacuteter lrsquoeacutecrit autrement que comme un vestige et drsquoen entendre la parole il faut pour cela rechercher son enseignement 2 En effet les eacutecrits

des philosophes ne traduisent-ils pas le fait que la philosophie est la penseacutee dans un visage Lorsque Descartes enseigne la diachronie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini ou Heidegger la verbaliteacute de lrsquoecirctre la critique que nous leur adressons avant toute interpreacutetation a pour but premier drsquointerroger le sens de leur enseignement La question premiegravere nrsquoest pas laquo Ce que lrsquoauteur a dit est-il absolument vrai raquo mais laquo Quel est le sens qursquoil nous a appris raquo400 Lrsquoeacutecrit parle en nous enseignant ce que sans lui nous aurions toujours ignoreacute et lrsquohistoire de la philosophie est une histoire drsquointerlocuteurs car elle se fait et se deacutefait dans la meacutemoire et lrsquooubli des enseignements

sect57 Histoire et devenir de la philosophie

a) Esquisse drsquoune histoire de la philosophie depuis la question de lrsquoinfini

Comment cette conception de la philosophie et de sa temporaliteacute se traduit-elle dans lrsquohistoire Si la premiegravere question de la philosophie est la question de lrsquoinfini ne faut-il pas qursquoil y ait une histoire de la philosophie comme reacuteponse agrave cette question Deux conceptions de lrsquohistoire sont ici en jeu La premiegravere que Levinas a deacutefendue degraves lrsquoarticle laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo de 1957 srsquoappuie sur une distinction entre deux traditions celle de lrsquoAutre et celle du Mecircme qui sont telles que les plus illustres repreacutesentants de lrsquoune sont eacutegalement ceux de lrsquoautre Lrsquoarticle reconnaissant le primat du Mecircme dans la tradition philosophique peine cependant agrave dire comment la penseacutee de lrsquoAutre parvient agrave constituer une veacuteritable tradition seuls deux auteurs Platon et Descartes lui sont attribueacutes A lrsquoaune

des textes ulteacuterieurs on peut leur rattacher deux courants les neacuteo-platoniciens (Plotin) drsquoune part et certains heacuteritiers de Descartes de lrsquoautre (Malebranche Spinoza401) Cette tradition trouve son uniteacute

dans son rattachement agrave la veacuteriteacute conccedilue comme Deacutesir de lrsquoabsolument Autre mais il faut bien conclure que son identification repose davantage sur lrsquoexception de certaines figures arracheacutees au

primat du Mecircme que sur lrsquoexistence effective drsquoune tradition unitaire et continue repeacuterable dans lrsquohistoire Singularisant Platon et Descartes Levinas de maniegravere symptomatique ne parle drsquohistoire qursquoau sujet de la penseacutee du Mecircme qursquoils incarnent aussi La tradition de lrsquoAutre loin de constituer une autre histoire de la philosophie ne peut acqueacuterir de leacutegitimiteacute qursquoau sein de la seule histoire que la philosophie a connue celle du Mecircme La seconde acception de lrsquohistoire de la philosophie fait droit agrave cette coiumlncidence entre philosophie et primat du Mecircme plutocirct que de deacutefinir une tradition ougrave lrsquoAutre serait pris pour thegraveme de la penseacutee elle caracteacuterise la rupture de lrsquoontologie par la signifiance eacutethique

En effet la philosophie naicirct en reacuteponse au Deacutesir de lrsquoinfini eacuteveillant en moi un souci de justice Lrsquohistoire de la philosophie occidentale doit donc se penser agrave lrsquoaune de la question de lrsquoinfini Mis en question dans mon droit drsquoecirctre je dois pour reacutepondre agrave ma responsabiliteacute penser et agir en vue de la

400 Ces consideacuterations expliquent lrsquousage que Levinas fait de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini Redonner agrave

lrsquoideacutee de lrsquoinfini son origine eacutethique nrsquoest pas corriger Descartes en preacutetendant retrouver ce qursquoil aurait voulu dire mais reprendre son enseignement dans toute sa porteacutee philosophique en restituant cet enseignement dans lrsquoeacutethique

401 Levinas retrouve dans le Traiteacute theacuteologico-politique une entreprise eacutethique (cf D Arbib laquo Les deux voies de Spinoza raquo art cit pp 146-163)

403

justice Or si la philosophie est mue par cette exigence eacutethique son histoire ougrave srsquoalternent la reacutefutation et le retour du scepticisme doit dans cette alternance porter la trace de cette excession de lrsquoecirctre par lrsquoinfini laquo La philosophie qui nous est transmise nrsquoa pas pu ne pas nommer le paradoxe de cette

signifiance non-ontologique mecircme si aussitocirct elle retournait agrave lrsquoecirctre comme agrave lrsquoultime fondement de la raison qursquoelle nommait raquo (DQVI 184-185) Faire lrsquohistoire de la philosophie agrave lrsquoaune de la question

de lrsquoinfini ne consiste donc pas agrave deacutegager les usages de la notion drsquoinfini mais agrave deacuteceler les moments ougrave la transcendance deacutechire lrsquoontologie agrave retrouver dans le Dit des philosophes lrsquoenseignement du Dire ndash crsquoest-agrave-dire agrave la fois deacuteceler dans ces eacutecrits un enseignement (le philosopher comme Dire) et lrsquoideacutee drsquoune transcendance exceacutedant lrsquoecirctre (le Dit signifiant le Dire) Levinas en propose un rapide survol orienteacute par lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini (DQVI 185)

La mise de lrsquoIdeacutee de lrsquoInfini dans le fini deacutepassant sa capaciteacute enseigneacutee par Descartes est lrsquoune

des plus remarquables expressions de la transcendance Elle est certes pour Descartes la preacutemisse de la preuve de lrsquoexistence de Dieu Et par lagrave pour la transcendance de la deacutemesure affectant drsquoune certaine faccedilon le fini est rechercheacutee la positiviteacute de lrsquoecirctre theacutematiseacute et identique Sous des termes diffeacuterents cette relation de transcendance se montre ndash ne fucirct-ce qursquoun instant dans sa pureteacute ndash dans les philosophies du savoir Crsquoest lrsquoau-delagrave de lrsquoecirctre chez Platon crsquoest lrsquoentreacutee par la porte de lrsquointellect agent chez Aristote crsquoest lrsquoexaltation de la raison theacuteorique en raison pratique chez Kant crsquoest la recherche de la reconnaissance par lrsquoautre homme chez Hegel lui-mecircme crsquoest le renouvellement de la dureacutee chez Bergson qui a peut-ecirctre saisi lagrave plutocirct que dans sa conception de lrsquointeacutegrale conservation du passeacute ndash la diachronie du temps crsquoest le deacutegrisement de la raison chez Heidegger

Avant drsquoexposer dans une bregraveve chronologie quelques grands jalons marquant la penseacutee de la

transcendance dans lrsquohistoire de la philosophie Levinas singularise la figure de Descartes Lrsquoideacutee de

lrsquoinfini inaugure et couronne cette esquisse de lrsquohistoire de la philosophie comme lrsquoexpression privileacutegieacutee ougrave se dit la transcendance ndash et ce malgreacute lrsquointerpreacutetation ontologique qursquoa pu en donner Descartes lui-mecircme Or il faut noter que lrsquohistoire dont lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini est la plus notable expression ne mentionne plus lrsquoinfini aucun des six auteurs que Levinas eacutevoque ensuite dans sa chronologie nrsquoy est preacutesent pour avoir penseacute lrsquoinfini Crsquoest bien sous des termes diffeacuterents qursquoils expriment la transcendance et lrsquohistoire de la question de lrsquoinfini ne saurait tenir son uniteacute de lrsquousage drsquoun terme fucirct-il lrsquoinfini ou mecircme Dieu Lrsquohistoire de la relation de transcendance que Descartes a

deacutecrite avec lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit ecirctre retraceacutee en recherchant les ruptures par lesquelles le savoir et lrsquoecirctre se voient exceacutedeacutes

Lrsquoesquisse que donne ici Levinas est pourtant bregraveve incomplegravete et de ce fait insatisfaisante Crsquoest

agrave tort qursquoon y chercherait une laquo histoire de lrsquoinfini raquo qui reacutepondrait agrave lrsquohistoire de lrsquoecirctre entendue comme onto-theacuteo-logie ou comme histoire des eacutepoques de lrsquoecirctre Il ne peut ecirctre question de faire prendre agrave lrsquoinfini la place que Heidegger attribue agrave lrsquoecirctre degraves lors que lrsquoinfini appelle preacuteciseacutement une ontologie en reacuteponse agrave lrsquoexigence de justice La philosophie est bien domineacutee par lrsquoontologie de sorte que les moments ougrave la signifiance non-ontologique de lrsquoinfini a perceacute son histoire ne peuvent constituer que des ruptures et non une histoire clandestine eacutecrite aux marges de celle de lrsquoecirctre Si la

question de lrsquoinfini est la mise en question de mon ecirctre dans son injustice son histoire ne peut ecirctre que celle de la mise en question de lrsquoontologie Pour la retracer Levinas interroge les philosophies du

savoir au sein desquelles il recherche lrsquointerruption de la totalisation Les exemples fournis dans ce texte illustrent sans preacutetention drsquoexhaustiviteacute ni de deacutemonstration cette interruption agrave lrsquoœuvre chez quelques grands auteurs de la tradition La philosophie qui nous est transmise est une ontologie mais elle laisse percer un sens qui ne se reacuteduit pas agrave son Dit Il nrsquoest donc pas contradictoire que des auteurs ndash Heidegger au premier chef ndash que Levinas critique ailleurs avec vigueur pour avoir reacuteduit lrsquoAutre au

404

Mecircme apparaissent ici Il ne srsquoagit plus comme dans lrsquoarticle de 1957 drsquoopposer une tradition de lrsquoAutre agrave une tradition du Mecircme mais reconnaissant qursquoil nrsquoy a de tradition que du Mecircme de montrer la faccedilon dont le scepticisme y effectue son retour en interrompant la fixation en Dit

Renonccedilons donc agrave voir dans cette esquisse les principes permettant la deacutecouverte drsquoune tradition de penseacutee qui aurait reacutesisteacute agrave lrsquoontologie en lui demeurant exteacuterieure Levinas preacutetend seulement deacuteceler

dans lrsquohistoire de lrsquoontologie ce en quoi elle trahit son inspiration par une question de lrsquoinfini dont elle tire son sens Lrsquoincompleacutetude de lrsquoesquisse que notre texte fait de lrsquohistoire de la philosophie est manifeste au regard drsquoun autre article laquo Totaliteacute et totalisation raquo ougrave Levinas obeacuteit agrave la mecircme exigence de dire laquo lrsquoimpossibiliteacute de la totalisation raquo qui srsquoest manifesteacuteehellip (AT 67-68)

hellip dans le dualisme des forces et des valeurs opposeacutees drsquoAnaximandre dans le Bien et dans la

notion drsquoun au-delagrave de lrsquoEssence chez Platon et chez Plotin quant agrave lrsquoecirctre lui-mecircme dans son eacutequivocation qui nrsquoadmet que lrsquouniteacute drsquoanalogie et dans la transcendance du premier moteur dans lrsquoideacutee qui soutient la philosophie drsquoun Dieu transcendant ne faisant pas totaliteacute avec la creacuteature dans le Sollen fichteacuteen qui est non pas une simple impuissance de penser lrsquoecirctre mais un deacutebordement de lrsquoecirctre irreacutecupeacuterable par lrsquoecirctre deacutebordeacute et qui en fin de compte sauve celui-ci de lrsquoillusion dans la dureacutee bergsonienne qui est lrsquoouverture remettant en question agrave partir de lrsquoAvenir toute totaliteacute acheveacutee avant drsquoecirctre lrsquoaffirmation drsquoune je ne sais quelle essence mobile de lrsquoecirctre dans la critique de la totaliteacute occidentale par un Franz Rosenzweig pour qui Dieu le monde et lrsquohomme ne forment plus lrsquouniteacute drsquoun total Lrsquohomme et lrsquohomme le forment-ils davantage

Les noms drsquoAristote Descartes Kant Hegel et Heidegger sont ici oublieacutes dans une esquisse

pourtant plus exhaustive que la premiegravere Ici en effet la preacutesentation ne recense plus les maicirctres mais elle procegravede theacutematiquement eacutevoquant les concepts majeurs par lesquels la totaliteacute se deacutefait le Mecircme

et lrsquoAutre (les forces opposeacutees drsquoAnaximandre) le Bien (au-delagrave de lrsquoessence pour Platon et Plotin) lrsquoecirctre (car eacutequivoque et premier moteur chez Aristote) le Dieu biblique transcendant la creacuteature (la scolastique) lrsquoimpeacuteratif eacutethique (Fichte eacutetant ici nommeacute et non Kant) la diachronie chez Bergson et la critique de la totaliteacute par Rosenzweig A quoi il faudrait objecter de lrsquoaveu de Levinas lui-mecircme Saint Augustin nrsquoa-t-il pas penseacute la veritas redarguens ougrave lrsquoecirctre est mis en question Pascal nrsquoa-t-il pas deacutecrit le caractegravere haiumlssable du moi perseacuteveacuterant dans son ecirctre Kierkegaard nrsquoa-t-il pas refuseacute de penser Dieu agrave partir du monde (cf DQVI 171-172) et Husserl nrsquoa-t-il pas ouvert la penseacutee agrave

lrsquohorizon ougrave se deacutefait la fermeture de la totaliteacute

On trouvera ainsi toujours dans les commentaires que Levinas consacre agrave tel ou tel auteur une certaine ambiguiumlteacute en tant qursquoauteur de la tradition le philosophe est toujours un penseur du Mecircme mais en tant que la philosophie surgit en reacuteponse agrave la question de lrsquoinfini tout systegraveme pointe deacutejagrave vers sa propre interruption par le Dire Lrsquohistoire de la philosophie lue agrave lrsquoaune de la question de lrsquoinfini est le deacutechirement de lrsquoidentiteacute du Mecircme ndash et non la position de lrsquoAutre contre le Mecircme On comprend alors pourquoi Levinas ne propose pas une laquo histoire de lrsquoinfini raquo semblable agrave lrsquohistoire de lrsquoecirctre que pense Heidegger la signifiance eacutethique est lrsquoenvers de lrsquohistoire la rupture de lrsquohistoire de lrsquoecirctre contesteacutee dans son oubli de la justice

b) La traduction en justice

Cette deacutemonstration de la possibiliteacute drsquoune philosophie critique ou sceptique crsquoest-agrave-dire drsquoune

eacutethique mettant lrsquoontologie en question tout en deacutejouant sa propre fixation dans lrsquoontologique procegravede de la justice A la question laquo Pourquoi la philosophie raquo il faut reacutepondre parce que naissent dans la justice des questions de conscience qui mrsquoimposent de penser lrsquoecirctre dans la non-indiffeacuterence envers

405

les autres En quoi cette deacuterivation de la philosophie par la justice eacuteclaire-t-elle en retour le mode propre du philosopher levinassien

Le philosophe cherche et exprime la veacuteriteacute Si lrsquoeffectuation de la veacuteriteacute excegravede sa manifestation dans lrsquoessence et appartient agrave la mise en question de lrsquoecirctre par lrsquoinfini du visage la philosophie

cherche la signifiance eacutethique le Dire par-delagrave le Dit et lrsquoexprime en reacuteduisant le Dit au Dire La recherche a nom reacuteduction du Dit au Dire lrsquoexpression traduction du Dire dans le Dit la premiegravere passe de la bonne agrave la mauvaise conscience (de lrsquoecirctre-conatus agrave lrsquoinfini) la seconde de la mauvaise conscience agrave la conscience non-indiffeacuterente (de lrsquoinfini agrave lrsquoecirctre-juste) la philosophie est donc un mouvement de lrsquoontologie agrave lrsquoeacutethique et de lrsquoeacutethique agrave la justice Selon cette interpreacutetation la justice est le lieu propre de tout discours philosophique reacutepondant agrave lrsquoappel du prochain qui est mise en question de lrsquoecirctre assignation agrave lrsquoecirctre drsquoun sens depuis lrsquoinfini le philosophe traduit ce sens dans lrsquoecirctre il pense et dit lrsquoecirctre œuvrant en vue de la justice Cette nouvelle penseacutee et expression de lrsquoecirctre depuis lrsquoinfini ce nouveau logos de lrsquoinfini sur lrsquoecirctre comment peut-il se deacuteployer sans que dans ce deacuteploiement mecircme il retourne agrave la persistance de lrsquoecirctre indiffeacuterent agrave lrsquoinfini Comment ce Dire peut-

il ecirctre traduit dans le Dit tout en reacutesonnant autrement que le Dit Preacuteciseacutement en tant que la traduction reacutepond agrave lrsquoexigence de justice et en reacuteponse agrave la reacuteduction eacutethique assigne agrave la philosophie

son sens Degraves laquo Violence et meacutetaphysique raquo Derrida en posait les cateacutegories cardinales le grec et le juif entendant par grec le logos de lrsquoecirctre en tant qursquoecirctre langage unique de toute philosophie ndash Hegel ayant montreacute que sa neacutegation nrsquoeacutetait possible que sur fond de sa position preacutealable et Heidegger qursquoil signifiait depuis la question de lrsquoecirctre ndash et entendant par juif lrsquoabsolument Autre indicible en grec qui sollicite le logos grec et le met en question Levinas semble reprendre cette opposition en deacuteclarant laquo nous avons la grande tacircche drsquoeacutenoncer en grec les principes que la Gregravece ignorait La singulariteacute juive attend sa philosophie raquo (ADV 233-234) Ainsi la philosophie aurait-elle pour tacircche de traduire la signifiance eacutethique en significations ontologiques de passer du juif au grec Les cateacutegories du juif et

du grec posent-elles adeacutequatement le problegraveme de la traduction eacutethique

Elles situent la question de la traduction sur trois niveaux celui des langues (lrsquoheacutebreu et le grec) celui de lrsquohistoire (la rencontre drsquoAthegravenes et Jeacuterusalem donnant naissance agrave lrsquoEurope) et celui des

discours (la philosophie et la religion) De lagrave trois problegravemes 1 comment traduire en un langage universel (le grec) la singulariteacute de la reacuteveacutelation juive 2 qursquoest-ce que lrsquoEurope entendue comme la rencontre effective de cet universalisme et de cette singulariteacute 3 la philosophie peut-elle dans son logos propre exprimer le Dieu au-delagrave de lrsquoecirctre J-L Chreacutetien a bien montreacute que ces difficulteacutes teacutemoignaient drsquoun souci unilateacuteral de passage du juif au grec dans lrsquooccultation du passage du grec au juif Il faut parler de laquo traduction irreacuteversible raquo degraves lors que laquo la traduction du grec en heacutebreu est une question qui ne se pose pas raquo402 Si lrsquoon pose le problegraveme historiquement en reacutefeacuterence agrave lrsquoeacuteveacutenement de la Septante agrave la chreacutetienteacute et jusqursquoagrave lrsquoexigence heideggeacuterienne de parler plus grec que les

Grecs403 on se donne pour objet lrsquohistoire de lrsquoOccident et on lrsquointerroge dans la perspective de sa

402 J-L Chreacutetien laquo La traduction irreacuteversible raquo in PT 325 403 J-L Chreacutetien cite cette fameuse deacuteclaration laquo Notre penseacutee drsquoaujourdrsquohui a pour tacircche de prendre ce

qui a eacuteteacute penseacute de faccedilon grecque pour le penser de faccedilon encore plus grecque raquo (M Heidegger Acheminement vers la parole trad F Feacutedier Paris Gallimard 1976 p 125) On pourrait interpreacuteter cette exigence comme la neacutecessiteacute de traduire lrsquoheacutebreu en grec si comme lrsquoeacutecrit D Franck laquo lrsquoexplication avec la meacutetaphysique et le deacutebat avec le christianisme appartiennent (hellip) au mecircme chemin de penseacutee raquo (D Franck Heidegger et le christianisme Lrsquoexplication silencieuse Paris PUF 2004 p 10) En effet laquo lrsquointerpreacutetation de la parole drsquoAnaximandre crsquoest-agrave-dire du commencement grec ne requiert-elle pas drsquoune maniegravere ou lrsquoautre la lumiegravere de la reacuteveacutelation chreacutetienne raquo (ibid p 11) Lrsquoheacutebreu serait ainsi requis pour parler plus grec que les Grecs

406

double origine pour en eacutetablir le sens Levinas lui-mecircme a pu poser le problegraveme en ces termes la traduction de la singulariteacute juive en grec est un problegraveme historique politique tant passeacute que preacutesent ayant pour enjeu le refus de lrsquoassimilation Or sans contester la pertinence de ce problegraveme nous

contestons la stricte identification de lrsquoeacutethique au juif et de lrsquoontologique au grec De fait lorsque Levinas oppose le grec et le juif il oppose deux traditions de penseacutee dont lrsquoune est la philosophie et

lrsquoautre lrsquoexeacutegegravese biblique Or le problegraveme de la traduction du Dire en Dit se pose au sein de chacune de ces traditions Avant la rencontre drsquoAthegravenes et de Jeacuterusalem Platon avait deacutejagrave situeacute le Bien au-delagrave de lrsquoecirctre et penseacute une justice qui maintenait la diffeacuterence drsquoautrui (cf DQVI 28-29) Le souci drsquouniversaliteacute de la penseacutee grecque reacutepond agrave lrsquoappel du Bien et peut se lire comme la tentative de traduire le Bien dans le logos de lrsquoecirctre De mecircme dans la tradition juive des docteurs du Talmud lrsquointerpreacutetation biblique se tourne vers la reacutesolution de problegravemes de justice qui neacutecessitent la traduction dans le Dit de la signifiance eacutethique des versets404

Il faut donc ramener la question de la traduction du Dire en Dit agrave sa veacuteritable source la question

de lrsquoinfini en tant que question de justice Lrsquoarticle laquo La Bible et les Grecs raquo de 1986 le signifie sans

ambiguiumlteacute laquo Qursquoest-ce que lrsquoEurope La Bible et les Grecs raquo (HN 155) Qursquoest-ce que la Bible La miseacutericorde la responsabiliteacute infinie pour le prochain lrsquoeacutethique Mais laquo le tiers est aussi mon autre le

tiers est aussi mon prochain Qui serait le premier agrave parler Ougrave est la prioriteacute Il faut une deacutecision La Bible demande justice et deacutelibeacuteration raquo (HN 156) Par conseacutequent le juif en appelle au grec au nom de lrsquoexigence de justice contenue dans lrsquoeacutethique Qursquoest-ce que le grec laquo Jrsquoappelle grec par-delagrave le vocabulaire et la grammaire et la sagesse qui lrsquoavaient instaureacute en Hellade la maniegravere dont srsquoexprime ou srsquoefforce de srsquoexprimer dans toutes les contreacutees de la terre lrsquouniversaliteacute de lrsquoOccident surmontant les particularismes locaux du pittoresque ou folklorique ou poeacutetique ou religieux405 raquo (ibid) Mais cette universaliteacute occidentale neacutee drsquoAthegravenes et de Jeacuterusalem traduisant lrsquoeacutethique juive dans lrsquouniversel ne revient pas agrave une ontologie indiffeacuterente laquo Langage qui entend traduire ndash et toujours agrave nouveau

traduire ndash la Bible elle-mecircme et qui dans la justice qursquoil permet drsquoinstaurer ne saurait offusquer agrave jamais lrsquouniciteacute drsquoautrui (hellip) Souvenir de la Bible dans la justice qursquoelle porte Ce qui concregravetement

signifie en Europe lrsquoincessante exigence de justice de derriegravere la justice exigence drsquoune justice toujours plus juste plus fidegravele agrave son impeacuteratif originel dans le visage drsquoautrui raquo (HN 157) Le grec est

donc le langage de la justice inspireacutee Si comme lrsquoeacutenonce Autrement qursquoecirctre la responsabiliteacute est une prise dans la fraterniteacute ndash si

lrsquohumaniteacute me regarde dans le visage du prochain ndash alors sa deacutemesure en appelle deacutejagrave agrave la mesure Le Tout-Autre juif par le souci de justice qursquoil contient me commande au nom de la pluraliteacute humaine agrave la mesure grecque Crsquoest la justice qui autorise Levinas agrave faire se rencontrer le juif et le grec Nous comprenons en ce sens la fameuse formule eacutenonccedilant que laquo lrsquoinvisible de la Bible est lrsquoideacutee du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre raquo (HAH 86) Cette traduction du Dieu de la Bible par le Bien de la philosophie ne

srsquoexplique pas formellement par la transcendance de lrsquoUn sur lrsquoecirctre mais eacutethiquement par lrsquoobligation

404 Le grec nrsquoest donc pas plus universel que le juif mais leurs universaliteacutes diffegraverent dans leur rapport agrave la

singulariteacute Les lectures talmudiques insistent ainsi laquo sur le rocircle remarquable qui revient au fait drsquoIsraeumll dans son exception mecircme comme formation et expression de lrsquouniversel mais de lrsquouniversel en tant qursquoil unit des personnes sans les reacuteduire agrave lrsquoabstraction ougrave leur uniciteacute drsquouniques est sacrifieacutee au genre de lrsquouniversel ougrave lrsquouniciteacute aura deacutejagrave eacuteteacute approcheacutee de lrsquoamour raquo (HN 127) laquo Difficile universaliteacute raquo (HN 130)

405 Le grec se deacutefinit aussi par lrsquoexigence de deacutedire le Dit laquo Le grec crsquoest la prose crsquoest la prose du commentaire de lrsquoexeacutegegravese de lrsquohermeacuteneutique Interpreacutetation hermeacuteneutique qui souvent certes utilise des meacutetaphores mais aussi la langue qui deacutemeacutetaphorise les meacutetaphores qui les conceptualise ducirct-elle toujours recommencer lrsquoeffort raquo (HN 65)

407

envers les autres qui eacuteveille la raison agrave la recherche de la justice On comprend alors que lrsquoenjeu de cette traduction nrsquoest pas de dire le Dieu juif dans la langue des Grecs mais de reacutepondre agrave la question laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo La question de la justice reacutevegravele la confusion causeacutee par lrsquoopposition

du grec et du juif Drsquoun cocircteacute grecjuif srsquoopposent comme ontologieeacutethique drsquoun autre cocircteacute il y a la justice crsquoest-agrave-dire lrsquoinspiration (juive) au sein de la raison (grecque) et lrsquoappel agrave la mesure (grecque)

au sein de la deacutemesure eacutethique (juive) le juif est peacutetri de grec et le grec de juif Cette prise en compte de la question de justice deacuteplace le problegraveme historique de la traduction du Dire en Dit Le Dire biblique connaicirct deacutejagrave une premiegravere forme de traduction agrave lrsquointeacuterieur de la langue heacutebraiumlque dans le passage du verset au commentaire talmudique ndash tout comme le Dire philosophique du Bien connaicirct une traduction en grec dans la recherche drsquoune justice rationnelle Chez Levinas le grec et le juif ne srsquoopposent donc pas comme lrsquoontologique et lrsquoeacutethique ils deacutesignent tous deux des Dits traduisant le Dire le grec sous la forme drsquoune philosophie qui se sait commandeacutee par lrsquoideacutee du Bien au-delagrave de lrsquoecirctre le juif sous la forme de lrsquoexeacutegegravese du Talmud Lrsquoopposition entre un pur Dire juif et un pur Dit grec est fausse le grec et le juif sont tous deux des Dits inspireacutes par le Dire menaceacutes drsquooublier cette inspiration (dans lrsquoindiffeacuterence de lrsquoontologie et lrsquoassimilation)

Crsquoest pour la justice que lrsquoeacutethique doit se traduire La veacuteritable question de la traduction est donc

juridique elle reacutepond agrave la question laquo Qursquoai-je agrave faire avec justice raquo La traduction du Dire dans le Dit nrsquoest pas la tentative de reproduire le plus fidegravelement possible lrsquoappel du Dire dans un langage theacutematique mais la reacuteponse concregravete donneacutee agrave cet appel dans les circonstances ougrave il est entendu Or Levinas ne se tourne pas vers la tradition philosophique (philosophie de la justice ou philosophie du droit) pour reacutesoudre cette difficulteacute ougrave pourtant se joue le destin de la philosophie Crsquoest dans ses lectures talmudiques qursquoil commente le plus explicitement ce passage de lrsquoappel agrave la reacuteponse en analysant les solutions que les rabbins ont donneacutees agrave la question de la justice qui est due agrave autrui De lagrave un paradoxe bien que lrsquoilleacuteiteacute en appelle agrave la philosophie pour corriger son anarchie excessive et

prendre en charge la pluraliteacute humaine la meilleure expression de la reacuteponse agrave cet appel se trouve non pas dans la philosophie mais dans le Talmud La philosophie a trop longtemps eacuteteacute une tradition du

Mecircme confondant Dieu et lrsquoEtre et recherchant une justice universelle formaliste impersonnelle la veacuteritable justice inspireacutee celle dont lrsquouniversalisme nrsquoefface pas la trace de lrsquoinfini ne trouve sa

reacutealisation que dans le commentaire que les docteurs du Talmud ont fait de la Loi La philosophie grecque est un universalisme effaccedilant les singulariteacutes et lrsquoexeacutegegravese talmudique seule permet drsquoentrevoir ce que la philosophie doit ecirctre si elle reacutepond agrave la question de lrsquoinfini dont elle sourd

c) Lrsquoinspiration talmudique

La philosophie doit devenir ce que la question de lrsquoinfini lrsquoappelle agrave ecirctre une reacuteponse au souci de

justice inspireacute par lrsquoeacutethique mais elle doit pour cela srsquoouvrir aux voix sceptiques qui interrompent la

tradition du Mecircme Or le Talmud constitue une tradition de penseacutee qui a su conserver la signifiance du Dire ce qui en fait un modegravele pour la philosophie de lrsquoinfini que Levinas appelle

LrsquoAvant-propos de Lrsquoau-delagrave du verset compare les traditions de la philosophie et du Talmud en

srsquoappuyant sur lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini et fonde de maniegravere conceptuelle leur rapprochement Il

commence par situer la penseacutee talmudique laquo au-delagrave du verset raquo en raison du reacutegime propre de sens du verset (ADV 7) Le verset a un sens litteacuteral mais aussi un sens obvie eacutenigmatique que lrsquointerpreacutetation

est appeleacutee agrave deacutecouvrir or cette nouvelle signification produite par le commentaire sollicite agrave son tour drsquoautres interpreacutetations dans un processus infini de renouvellement du sens Levinas soutient que ce

408

proceacutedeacute hermeacuteneutique est la conseacutequence neacutecessaire de lrsquoideacutee que le judaiumlsme se fait de la parole de Dieu exprimeacutee par laquo un principe de rabbi Yichmaeumll La Thora parle le langage des hommes (hellip) La grande penseacutee du principe consiste agrave admettre que la Parole de Dieu peut tenir dans le parler dont

usent entre eux les ecirctres creacuteeacutes Merveilleuse contraction de lrsquoInfini le plus habitant dans le moins lrsquoInfini dans le Fini comme en accord avec lrsquoideacutee de Dieu selon Descartes raquo (ibid) Lrsquoideacutee

carteacutesienne de lrsquoinfini connaicirct donc une autre concreacutetisation qui en dehors de lrsquoeacutethique se situe dans lrsquointrigue religieuse de lrsquoexeacutegegravese Cette inspiration de la parole des hommes par la parole divine tient agrave la signifiance eacutethique du teacutemoignage le verset inspire une exeacutegegravese infinie il appelle le commentateur agrave la parole et agrave lrsquointerpreacutetation Pourtant cette structure ougrave lrsquoeacutecriture appelle la vie du commentaire nrsquoest-elle pas propre agrave toute litteacuterature Levinas le reconnaicirct mais il insiste sur la singulariteacute du parler biblique qui laquo maintient son essence propheacutetique raquo ainsi laquo ma coordination avec autrui dans le langage est expression drsquoordres reccedilus lrsquoeacutecriture est toujours prescription et eacutethique parole de Dieu qui me commande et voue agrave lrsquoAutre eacutecriture sainte avant drsquoecirctre texte sacreacute raquo (ADV 9) Les Saintes Ecritures nrsquoeacutenoncent pas theacuteoriquement le commandement eacutethique elles commandent elles-mecircmes et le verset se fait visage406 Cette correspondance entre le visage et le verset cette possibiliteacute pour

lrsquoinfini de venir agrave lrsquoideacutee dans lrsquoeacutethique comme dans lrsquoEcriture Sainte srsquoexplique donc par le fait que la Bible est eacutecrite en langage eacutethique Mais lrsquoeacutethiciteacute du langage biblique nrsquoappartient ni au vocabulaire

ni agrave la grammaire elle tient agrave lrsquoappel que les Ecritures adressent agrave celui qui les lit le sollicitant laquo dans lrsquouniciteacute inimitable ndash et logiquement indiscernable ndash de sa personne et comme dans son geacutenie propre raquo (ADV 10) Chacun est appeleacute dans son uniciteacute de moi agrave commenter le texte et agrave en renouveler le sens les Ecritures sont saintes car elles srsquoadressent agrave lrsquouniciteacute de chaque homme et lui assignent une place insubstituable dans son interpreacutetation407 Cet appel fonde lrsquoexeacutegegravese talmudique et la neacutecessiteacute de lrsquoeacutetude que Levinas agrave la suite de Rabbi Haiumlm de Volozine place au tout premier plan

En soutenant que Levinas a vu dans le Talmud un modegravele pour la philosophie nous nrsquoeffaccedilons

pas la diffeacuterence entre ces deux traditions de penseacutee mais nous soulignons un fait inspireacute par lrsquoideacutee de lrsquoinfini le Talmud reacutepond agrave lrsquoexigence de justice et ne lrsquoeacutecarte jamais de son eacutetude Il nrsquooffre pas

seulement le modegravele drsquoune penseacutee qui par vertu de meacutethode preacuteserve la transcendance qui lrsquoinspire mais il constitue une penseacutee eacutethique crsquoest-agrave-dire ayant le souci constant de reacutepondre agrave lrsquoexigence de

justice qui lrsquoanime Dans la lecture talmudique intituleacutee laquo La volonteacute du Ciel et le pouvoir des hommes raquo Levinas deacutefinit cette faccedilon qursquoa lrsquoeacutethique drsquoinspirer la penseacutee Le tribunal juif applique une justice fondeacutee sur lrsquoamour du prochain laquo Le tribunal assembleacutee libeacutereacutee des passions aveugles de lrsquoexistence eacuteleveacutee au deacutesinteacuteressement serait le lieu ougrave se manifeste la volonteacute divine reacutegeacuteneacuteratrice sous les espegraveces fraternelles une initiative paternelle raquo (NLT 19) La gracircce de Dieu dont Autrement qursquoecirctre dit qursquoelle laisse sa trace dans la justice se retrouve aussi dans la conception talmudique du tribunal laquo dans la justice des rabbins la diffeacuterence conserve son sens propre raquo (NLT 30) Comment cette justice parvient-elle agrave ne pas se faire un universalisme impersonnel La lecture intituleacutee laquo Le

pacte raquo preacutecise qursquoelle le fait sous la forme drsquoune laquo casuistique du Talmud raquo (ADV 98) qui laquo cherche

406 laquo Il vaut de remarquer que tregraves souvent le philosophe [Levinas] deacutecrit les versets bibliques en utilisant

un vocabulaire semblable agrave celui qursquoil emploie agrave propos du visage La hauteur et la faiblesse du visage (panim) humain son appel impeacuteratif adresseacute du fond de sa nuditeacute et de sa mortaliteacute prochaine font eacutecho agrave la priegravere silencieuse lanceacutee par les versets eux aussi guetteacutes par la steacuteriliteacute impuissance et par la mort si agrave chaque moment du temps des lecteurs ne se legravevent pour leur reacutepondre et ce faisant pour en renouveler le pouvoir dire raquo (C Chalier La trace de lrsquoinfini op cit p 70)

407 Cet appel agrave chacun au sein de la laquo communauteacute inspireacutee raquo est ce que R Calin a nommeacute laquo la fragmentation de lrsquoinfini raquo (Levinas et lrsquoexception du soi op cit p 353 ss)

409

dans le particulier le moment preacutecis ougrave le principe geacuteneacuteral court le danger de devenir son propre contraire qui surveille le geacuteneacuteral agrave partir du particulier raquo (ADV 99)

Crsquoest une vigilance semblable que la philosophie est appeleacutee agrave exercer si elle veut penser en reacuteponse agrave la question de lrsquoinfini au-delagrave de la recherche theacuteorique ou ontologique de la veacuteriteacute La

philosophie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une eacutethique de la justice de lrsquoecirctre une casuistique faisant surgir le sens de lrsquoecirctre dans le souci drsquoune justice concregravete ougrave la totaliteacute est toujours au service de lrsquoindividu Crsquoest en ce sens que nous comprenons la laquo tacircche raquo que Levinas attribue agrave la penseacutee moderne de traduire dans le grec ndash ou les langues vernaculaires ndash la penseacutee du Talmud Il srsquoagit de voir par-delagrave lrsquoapparent folklore ou le deacutedale de cette tradition orale coucheacutee dans lrsquoeacutecrit un penser-agrave-lrsquoautre ougrave lrsquoattention au concret exprime lrsquoexigence de justice constante que lrsquoeacutethique impose agrave la penseacutee

410

Conclusion

Notre eacutetude de lrsquoideacutee de lrsquoinfini srsquoest fondeacutee sur une tripartition du discours de Levinas touchant la forme de cette ideacutee son sens et sa mise en question de lrsquoecirctre Nous avons tenteacute de mettre en lumiegravere lrsquoimbrication de ces trois ordres de discours de la maniegravere suivante

Nous sommes partis de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini telle que Levinas la commente La genegravese de la lecture et des usages de Descartes dans les premiers articles sur la pheacutenomeacutenologie est la reacuteveacutelation

progressive des veacuteriteacutes descriptives propres agrave la deacutemarche carteacutesienne qui sauvent les Meacuteditations de leur disqualification par la pheacutenomeacutenologie Par-delagrave le theacuteoreacutetisme Descartes deacuteploie la forme drsquoune intrigue proprement pheacutenomeacutenologique seacuteparation de lrsquoego position dans lrsquoecirctre avec le cogito anteacuterioriteacute de lrsquoinfini mis en nous et deacutecouverte diachronique de cette anteacuterioriteacute Lrsquoideacutee de lrsquoinfini nrsquoest pas un simple concept mais le sens mecircme de la deacutemarche car elle en est le motif comme lrsquoaboutissement Or crsquoest la structure formelle de cette ideacutee qui constitue lrsquoenseignement essentiel de Descartes

Formellement lrsquoideacutee de lrsquoinfini est une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense relation agrave lrsquoabsolu qui ne relativise pas lrsquoabsolu absolution infinition Deacutesir Elle introduit dans la penseacutee adeacutequate agrave son

objet un paradoxe insoluble logiquement celui drsquoun eacuteclatement de la viseacutee intentionnelle par lrsquoinfini qursquoelle vise La penseacutee fait plus et mieux que penser dans son rapport au visage drsquoautrui qui la met en question et lrsquoappelle agrave la responsabiliteacute Pourtant au point de vue formel lrsquoexplication de Levinas soulegraveve une difficulteacute lrsquoinfini qui rompt lrsquointentionnaliteacute srsquoappuie neacuteanmoins sur elle car crsquoest en la faisant eacuteclater qursquoil se reacutevegravele Lrsquointention est neacutecessaire agrave lrsquoideacutee in-intentionnelle de lrsquoinfini si celle-ci se comprend comme un eacuteclatement La mise en question de lrsquointentionnaliteacute par lrsquoinfini ne suppose-t-elle pas lrsquoanteacuterioriteacute de lrsquointention sur lrsquoinfini qui la met en question Mais la positiviteacute de lrsquoinfini son sens qui est contemporain de sa forme justifie le paradoxe autrui mrsquoa drsquoores et deacutejagrave assigneacute agrave une responsabiliteacute immeacutemoriale qui preacutecegravede mon actualiteacute La coheacuterence de lrsquoideacutee de lrsquoinfini tient donc agrave sa positiviteacute de Deacutesir qui nrsquoest pas la neacutegation heacutegeacutelienne de la neacutegation Deacutesir de lrsquoinfini de

lrsquoabsolument autre qui est autrui Lrsquoideacutee de lrsquoinfini sous sa forme concregravete de Deacutesir drsquoautrui se voit donc attribuer un cadre qui structure sa venue le face-agrave-face entre moi et autrui relation sans

meacutediation duelle asymeacutetrique irreacuteversible Il appartient alors agrave une pheacutenomeacutenologie drsquoexpliciter la faccedilon dont lrsquoideacutee de lrsquoinfini unit un sens agrave une forme dans une eacutequivalence entre autrui la signification et lrsquoinfini

Concregravetement la pheacutenomeacutenologie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini voit ainsi dans cette ideacutee la signifiance du

sens Dans Totaliteacute et infini Levinas montre que le langage est toujours adresseacute agrave un interlocuteur qui en est la condition le sens a une signifiance formelle qui est sa preacutesentation face-agrave-face dans la parole drsquoautrui Mais cette forme du langage suppose lrsquoalteacuteriteacute absolue drsquoautrui la signifiance eacutethique

de lrsquoappel agrave la responsabiliteacute dans la mise en question de mon ecirctre En 1961 autrui est donc le maicirctre qui enseigne le sens du monde et lrsquointerdit du meurtre cette thegravese fait le sens concret de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Levinas est ensuite ameneacute agrave la nuancer les apories de la preacutesence montrent que la rupture de lrsquoapparaicirctre par la parole du visage renvoient agrave la diachronie de la trace et au passage de lrsquoilleacuteiteacute De mecircme la responsabiliteacute ne peut ecirctre infinie que si elle excegravede toute mesure se faisant violence perseacutecution substitution Le sens eacutethique est une sujeacutetion passive agrave autrui qui srsquoaccroicirct drsquoautant plus

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que jrsquoy reacuteponds Le cœur de lrsquoeacutethique est donc cette passiviteacute plus passive que toute passiviteacute ougrave Autrement qursquoecirctre voit deacutesormais la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee et la venue du mot laquo Dieu raquo aux legravevres Cet itineacuteraire est-il fidegravele agrave la pheacutenomeacutenologie La pheacutenomeacutenologie peut-elle se faire eacutethique sans se

trahir Pour le savoir il faut deacuteterminer la question agrave laquelle la pheacutenomeacutenologie eacutethique reacutepond et la meacutethode qursquoelle suit pour lui reacutepondre il faut eacutelucider la question de lrsquoinfini rompant avec la question

heideggeacuterienne de lrsquoecirctre Ontologiquement lrsquoinfini est dit au-delagrave de lrsquoecirctre Srsquoinscrit-il dans une ontologie nouvelle

Abandonne-t-il toute ontologie Levinas a soutenu la premiegravere thegravese avant de se tourner vers lrsquoautre En 1961 lrsquoideacutee de lrsquoinfini est le fondement drsquoune ontologie plurielle la structure ultime de lrsquoecirctre scindeacute en Mecircme et Autre Pourtant cette ontologie ne parvient pas agrave concilier tous les projets qursquoelle porte elle ne peut en mecircme temps rompre avec le modegravele de la deacuterivation et fonder le sens sur lrsquoeacutethique et elle ne peut accomplir la fondation de la pluraliteacute dans lrsquoecirctre sans exceacuteder lrsquoeacutethique vers lrsquoau-delagrave du visage qui est feacuteminin eacuteros et feacuteconditeacute La penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre deacutepasse ces apories en deacutecrivant lrsquoanarchie du Bien il ne srsquoagit plus de fonder une ontologie mais de revenir agrave une

question anteacuterieure agrave la question de lrsquoecirctre la question de lrsquoinfini Lrsquoecirctre porteacute emphatiquement agrave lrsquoessance indiffeacuterente ougrave son train drsquoecirctre se reacutesume srsquoassegraveche du sens dont les philosophes le

croyaient porteur Certes tout se montre tout se dit pour et dans lrsquoecirctre mais ce qui dans cet apparoir et ce discours signifie est produit par la rupture que lrsquoinfini inflige agrave lrsquoecirctre Lrsquoontologie nrsquoa plus le dernier mot sur lrsquoecirctre puisqursquoelle est ndash prise en elle-mecircme ndash vide de sens lrsquoeacutethique seule peut dire dans la mise en question de lrsquoecirctre par la parole infinie drsquoautrui se faisant visage la signifiance du sens La question de lrsquoinfini est double cependant drsquoune part elle est mise en question de mon ecirctre pour mon indiffeacuterence envers la mortaliteacute drsquoautrui drsquoautre part elle est appel agrave reacutepondre de ma responsabiliteacute exigence de justice dans le passage de lrsquoheacuteteacuteronomie agrave lrsquoautonomie Lrsquoideacutee de lrsquoinfini elle-mecircme srsquoentend en ce double sens la venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee est lrsquoeacutenigme du Dire entrant dans le Dit Mais

alors la question de lrsquoinfini ne peut se poser que depuis la justice qui est deacutejagrave apparoir et ontologie elle neacutecessite la penseacutee drsquoune ontologie nouvelle ougrave la signifiance eacutethique laisse encore passer sa trace

ndash et ougrave peut-ecirctre la gracircce de Dieu passe drsquoune faccedilon inconnue agrave lrsquoeacutethique reacuteveacutelant lrsquoeacutetroitesse de lrsquoeacutethique et son injustice envers le tiers Lrsquoeacutethique nrsquoest pas tout le sens mais elle est la voie

neacutecessaire pour le faire surgir une reacuteduction infinie Comment caracteacuteriser la philosophie qui pense la question de lrsquoinfini et eacutelit lrsquoideacutee carteacutesienne de

lrsquoinfini pour en deacutemecircler lrsquointrigue Preacuteciseacutement agrave partir de cette reacuteduction eacutethique La description ne srsquoappuie pas arbitrairement sur le face-agrave-face crsquoest le visage lui-mecircme qui mrsquoy plonge en me parlant et en mrsquoassignant agrave la passiviteacute absolue de la responsabiliteacute Le pheacutenomeacutenologue gracircce agrave la reacuteduction du Dit au Dire ne fait que revenir en pratiquant lrsquoemphase de lrsquoontologie agrave cette intrigue originaire ougrave le sens surgit La philosophie srsquoentend alors comme une reacuteponse agrave la question de lrsquoinfini qui opegravere la

reacuteduction eacutethique agrave la signifiance du sens Le philosophe se doit de rompre la fixation du sens en un thegraveme et de deacutefaire la totalisation qui construit les systegravemes impersonnels La penseacutee critique qui met lrsquoecirctre en question et la penseacutee sceptique qui met en question jusqursquoagrave cette mise en question imposent un incessant recommencement agrave la philosophie au nom de lrsquoexigence de justice Citons de nouveau ces lignes deacutecisives (OC1 354)

Meacutetaphore Ideacutee de lrsquoinfini Le propre de la penseacutee est la critique ndash le fait de se retourner de marcher en se retournant Le

primat de lrsquoideacutee de lrsquoecirctre tient agrave ce retour Lequel tient agrave un arrecirct agrave une έποχή Le statique Marcher sans se retourner ndash tel serait le caractegravere propre de lrsquoideacutee de lrsquoInfini marche sans arrecirct

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Distinguer entre laquo sans arrecirct raquo et laquo sans retour raquo preacutereacuteflexif drsquoune part et le laquo sans arrecirct raquo et laquo sans retour raquo de lrsquoideacutee exceptionnelle lrsquoideacutee de lrsquoinfini Lrsquoabsence est drsquoembleacutee dicteacutee par le contenu de lrsquoideacutee ndash plus exactement crsquoest la seule ideacutee sans contenu qui arrecircte les infinies exigences de la conscience morale le non-statique par excellence La grande difficulteacute ne pas user dans lrsquoanalyse de lrsquoideacutee de lrsquoinfini de la distinction penseacutee-objet noegravese-noegraveme ndash propre aux ideacutees statiques ndash cagraved ideacutees statiques qui srsquoarrecirctent se retournent et ont le temps pour cela

La philosophie a pour tacircche de parler le langage eacutethique qui bien qursquoil passe par le triple discours de la logique de la pheacutenomeacutenologie et de lrsquoontologie retrouve lrsquoeacutecho du Dire et deacutefinit la possibiliteacute drsquoune autre justice ougrave lrsquoinfinie responsabiliteacute pour le prochain soutient lrsquoeacutegaliteacute de tous Crsquoest pourquoi le sens que lrsquoideacutee de lrsquoinfini prend dans lrsquoœuvre de Levinas doit ecirctre rechercheacute dans lrsquouniteacute du discours eacutethique dont elle est la piegravece maicirctresse et qui se preacutesente sous la forme drsquoune triple rupture des discours logique pheacutenomeacutenologique et ontologique

Cette reacuteponse unitaire ne doit cependant pas masquer la diversiteacute des discours que Levinas a tenus

sur la question de lrsquoinfini En tant qursquointrigue ougrave lrsquoego se voit mis en question par lrsquoAutre lrsquoideacutee de lrsquoinfini syntheacutetise bien la question poseacutee par lrsquoœuvre de Levinas mais agrave chacun de ses moments

cette œuvre a abordeacute diffeacuteremment cette mise en question 1 La question de lrsquoinfini est plus vieille que lrsquoeacutethique et que lrsquoideacutee drsquoinfini De lrsquoeacutevasion la posait

deacutejagrave en 1935 dans une volonteacute de rompre avec lrsquoontologie agrave travers une pheacutenomeacutenologie du besoin drsquoeacutevasion de lrsquoecirctre Pour les œuvres de 1947 sortir de lrsquoecirctre revenait agrave quitter lrsquoontologie moniste en pensant la pluraliteacute de lrsquoecirctre gracircce agrave lrsquoeacuteros et la feacuteconditeacute Avant lrsquoeacutethique le discours de Levinas promouvait une autre ontologie fondeacutee sur une pheacutenomeacutenologie drsquoautrui comme feacuteminin et fils Lrsquoideacutee de lrsquoinfini est lrsquoheacuteritiegravere de ces premiers textes dont elle reprend et transforme les problegravemes ceux de la sortie de lrsquoontologie du Mecircme du retour agrave la concreacutetude de la relation agrave autrui et mecircme de la forme du Deacutesir (dont le mouvement fut reconnu dans lrsquoeacuteros avant de lrsquoecirctre dans lrsquoeacutethique) ndash composantes

drsquoune triple genegravese de lrsquoideacutee drsquoinfini

2 Mais lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini est elle aussi multiple Totaliteacute et infini configure ces trois problegravemes dans le veacuteritable baptecircme de lrsquoideacutee levinassienne de lrsquoinfini ndash clarifiant bien des points passeacutes sous silence dans lrsquoarticle de 1957 laquo La philosophie et lrsquoideacutee de lrsquoinfini raquo (seacuteparation ontologie lecture des Meacuteditations de Descartes etc) Lrsquoouvrage donne agrave cette ideacutee sa forme (penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense) son sens (langage et responsabiliteacute) et son statut drsquoau-delagrave de lrsquoecirctre Or si cette configuration est deacutefinitive son interpreacutetation de 1961 ne lrsquoest pas Autrement qursquoecirctre ou au-delagrave de lrsquoessence abandonne en 1974 le formalisme de la section I exagegravere lrsquoouverture de lrsquoaccueil jusqursquoagrave la substitution et critique au nom de lrsquoautrement qursquoecirctre lrsquoontologie de lrsquoinfini fondeacutee sur la pluraliteacute

Pour srsquoinscrire dans la penseacutee de la substitution lrsquoideacutee de lrsquoinfini doit renoncer agrave son statut de fondement se faire eacutenigme et ambiguiumlteacute et naicirctre de maniegravere latente dans la justice Mais lrsquoœuvre de

1974 reconduit le modegravele de la deacuterivation qui eacutetait preacutesent en 1961 avec la theacutematique du fondement et reproduit lrsquoaporie du fondement de lrsquoecirctre cette fois-ci dans la justice ndash soulignant la neacutecessiteacute pour sauver la penseacutee de lrsquoautrement qursquoecirctre de reacutetablir lrsquoontologie plurielle de 1961 qui traduit la structure de fait de la pluraliteacute humaine Cette pluraliteacute est celle de la justice du tiers qui excegravede la signifiance du face-agrave-face Lrsquoinfini dont Levinas a lrsquoideacutee lrsquoilleacuteiteacute dont il retrace le passage excegravede lrsquoeacutethique et

passe aussi dans la justice

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3 Multiple lrsquoideacutee de lrsquoinfini lrsquoest enfin au point de vue de sa double paterniteacute Bien que lrsquoideacutee de lrsquoinfini deacuteveloppeacutee dans lrsquoeacutethique ne soit pas strictement de Descartes Levinas ne lrsquoaffranchit jamais de sa paterniteacute carteacutesienne crsquoest au contraire par un retour constant aux Meacuteditations meacutetaphysiques

que Levinas revient au sens originaire de lrsquoideacutee de lrsquoinfini Nous expliquons ce fait remarquable drsquoune maniegravere fort simple Levinas ne reprend pas de Descartes le concept qui a nom laquo ideacutee de lrsquoinfini raquo

mais lrsquointrigue que cette ideacutee noue avec lrsquoego cogito seacutepareacute Penser lrsquoideacutee de lrsquoinfini crsquoest revenir agrave cette intrigue ougrave lrsquoinfini vient agrave lrsquoideacutee de lrsquoecirctre seacutepareacute que seul Descartes a su deacutecrire et qui coiumlncide avec le mouvement des trois premiegraveres Meacuteditations Crsquoest pourquoi lrsquoideacutee levinassienne de lrsquoinfini ne preacutetendra jamais srsquoaffranchir du dialogue avec Descartes

Au sein mecircme de lrsquoœuvre de Levinas elle apparaicirct comme lrsquoobjet drsquoun discours sans arrecirct et sans

retour en arriegravere toujours repris et toujours renouveleacute Lrsquoideacutee levinassienne de lrsquoinfini crsquoest le devenir eacutethique de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini la reprise incessante drsquoune intrigue traceacutee par les Meacuteditations et qui reacutevegravele son sens dans la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfinie parole de lrsquoautre homme

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DESCOMBES Vincent Grammaire drsquoobjets en tous genres Paris Editions de Minuit 1983 DOSTOIEVSKI Fiodor Les fregraveres Karamazov (1880) Paris Gallimard laquo Pleacuteiade raquo 1952 FEUERBACH Ludwig Lrsquoessence du christianisme (1841) trad J-P Osier Paris Gallimard 1992 FOCILLON Henri Vie des formes (1934) Paris PUF laquo Quadrige raquo 2004

FOUCAULT Michel Lrsquoarcheacuteologie du savoir Paris Gallimard 1969 FRANCK Didier Nietzsche et lrsquoombre de Dieu Paris PUF 1998 ndash Heidegger et le christianisme Lrsquoexplication silencieuse Paris PUF 2004 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich Pheacutenomeacutenologie de lrsquoesprit (1807) trad B Bourgeois Paris Vrin

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ndash Science de la logique I LrsquoEcirctre (1812) trad B Bourgeois Paris Vrin 2015 ndash Encyclopeacutedie des sciences philosophiques en abreacutegeacute (1817) trad B Bourgeois Paris Vrin 2012

ndash Principes de la philosophie du droit (1820) trad J-F Kerveacutegan Paris PUF laquo Quadrige raquo 1998 HEIDEGGER Martin Etre et temps (1927) trad E Martineau Paris Authentica 1985

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ndash Questions I et II Paris Gallimard 1968 ndash Questions III et IV Paris Gallimard 1966 et 1976 ndash Acheminement vers la parole trad F Feacutedier Paris Gallimard 1976

HOUSSET Emmanuel Husserl et lrsquoeacutenigme du monde Paris Seuil 2000 ndash Lrsquointelligence de la pitieacute Pheacutenomeacutenologie de la communauteacute Paris Cerf 2003

ndash Husserl et lrsquoideacutee de Dieu Paris Cerf laquo Philosophie amp Theacuteologie raquo 2010 HUSSERL Edmund Ideacutees directrices pour une pheacutenomeacutenologie et une philosophie

pheacutenomeacutenologique pures t I Introduction geacuteneacuterale agrave la pheacutenomeacutenologie pure (1913) trad P Ricœur Paris Gallimard 1950

ndash Leccedilons pour une pheacutenomeacutenologie de la conscience intime du temps (1928) Paris PUF 1964 ndash Meacuteditations carteacutesiennes Introduction agrave la pheacutenomeacutenologie (1929) trad E Levinas et G Peiffer

Paris Vrin 1947 ndash La crise des sciences europeacuteennes et la pheacutenomeacutenologie transcendantale (1954) trad G Granel

Paris Gallimard 1976 IRIGARAY Luce Ethique de la diffeacuterence sexuelle Paris Editions de Minuit 1984

JANICAUD Dominique Heidegger en France t I Paris Albin Michel 2001 ndash La pheacutenomeacutenologie dans tous ses eacutetats Paris Gallimard laquo Folio essais raquo 2009

JANKELEVITCH Vladimir Philosophie premiegravere (1953) Paris PUF laquo Quadrige raquo 2011 ndash Le paradoxe de la morale Paris Seuil 1981 JONAS Hans Le concept de Dieu apregraves Auschwitz (1984) Paris Payot amp Rivages 1994 KAMBOUCHNER Denis Les Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes t I Paris PUF laquo Quadrige raquo

2005 KANT Emmanuel Œuvres philosophiques Paris Gallimard laquo Pleacuteiade raquo 1980-1986 KEARNEY Richard OrsquoLEARY Joseph S Heidegger et la question de Dieu (1980) Paris PUF

laquo Quadrige raquo 2009

KIERKEGAARD Soslashren Crainte et tremblement (1843) Paris Payot et Rivages 2000 KOYRE Alexandre Essai sur lrsquoideacutee de Dieu et les preuves de son existence chez Descartes Paris

Ernest Leroux laquo Bibliothegraveque de lrsquoEcole des hautes eacutetudes raquo1922 LAFRANCE Yvon laquo Deux lectures de lrsquoIdeacutee du Bien chez Platon Reacutepublique 502c-509c raquo Laval

theacuteologique et philosophique vol 62 ndeg2 2006 MAIMONIDE Moiumlse Le guide des eacutegareacutes trad S Munk Paris Verdier 2012 MALDINEY Henri Œuvres philosophiques t I Regard Parole Espace (1973) Paris Cerf 2012 MARION Jean-Luc LrsquoIdole et la distance Paris Grasset 1977 ndash Sur la theacuteologie blanche de Descartes (1981) Paris PUF laquo Quadrige raquo 2009 ndash Dieu sans lrsquoecirctre (1982) Paris PUF laquo Quadrige raquo 2013 ndash Sur le prisme meacutetaphysique de Descartes (1986) Paris PUF 2004 ndash Reacuteduction et donation Recherches sur Husserl Heidegger et la pheacutenomeacutenologie Paris PUF 1989

ndash Questions carteacutesiennes Meacutethode et meacutetaphysique Paris PUF 1991 ndash Questions carteacutesiennes II Sur lrsquoego et sur Dieu Paris PUF 1996 ndash Etant donneacute Essai drsquoune pheacutenomeacutenologie de la donation Paris PUF 1997 ndash De surcroicirct Etudes sur les pheacutenomegravenes satureacutes (2001) Paris PUF laquo Quadrige raquo 2010 ndash laquo La raison formelle de lrsquoinfini raquo in Christianisme et destin sous la direction de C Michon Paris

Le livre de poche 2002 ndash Figures de pheacutenomeacutenologie Husserl Heidegger Levinas Henry Derrida Paris Vrin 2012

ndash Sur la penseacutee passive de Descartes Paris PUF 2013

419

MOSES Steacutephane Systegraveme et Reacuteveacutelation La philosophie de Franz Rosenzweig Preacuteface drsquoEmmanuel Levinas Paris Seuil 1982

PASCAL Blaise Œuvres complegravetes Paris Seuil laquo Lrsquointeacutegrale raquo 1963

PELLUCHON Corine Tu ne tueras point Reacuteflexions sur lrsquoactualiteacute de lrsquointerdit du meurtre Paris Cerf 2013

PLATON Œuvres complegravetes trad sous la direction de L Brisson Paris Flammarion 2011 PLOTIN Traiteacutes sous la direction de L Brisson et J-F Pradeau Paris Flammarion 2002-2010 PUTNAM Hilary Jewish philosophy as a guide to life Bloomington Indiana University Press 2008 RICŒUR Paul A lrsquoeacutecole de la pheacutenomeacutenologie Paris Vrin 1986 ndash Soi-mecircme comme un autre Paris Seuil 1990 ndash Lectures 3 Aux frontiegraveres de la philosophie Paris Seuil 1994 RODIS-LEWIS Geneviegraveve Lrsquoœuvre de Descartes (1971) Paris Vrin 2013 ROSENZWEIG Franz Lrsquoeacutetoile de la reacutedemption (1921) trad A Derczanski et J-L Schlegel Paris

Seuil 2003 SARTRE Jean-Paul La transcendance de lrsquoego Esquisse drsquoune description pheacutenomeacutenologique

(1936) Paris Vrin 1965 ndash Lrsquoecirctre et le neacuteant (1943) Paris Gallimard 2013

ndash Lrsquoexistentialisme est un humanisme Paris Nagel 1946 ndash Situations I (1947) Paris Gallimard 2010 SPINOZA Baruch Œuvres t III Ethique Paris Garnier-Flammarion 1965 VOLOZINE (de) R Haiumlm Lrsquoacircme de la vie Paris Verdier 1986 WITTGENSTEIN Ludwig Tractatus logico-philosophicus trad G-G Granger Paris Gallimard

1993 ndash laquo Confeacuterence sur lrsquoeacutethique raquo (1929) Philosophica III trad J-P Cometti G Granel et E Rigal

Mauvezin TER 2001

420

Index nominum

Abensour M 273 274 278 Alquieacute F 11 36 37 Arbib D 7 74 133 134 136 220 316 317

402 Aristote 58 136 201 399 403 404 Augustin (saint) 339 404 Banon D 223 Benoist J 151 Bergson H 160 316 403 404 Blanchot M 82 106 160 170 414 Buber M 166 Bustan S 145 148 Calarco M 105 Calin R 66 103 163 173 185 187 204

231 238 283 288 292 294 303 388 389 390 408

Chalier C 7 57 64 133 170 207 208 231 250 408

Chreacutetien J-L 90 94 174 206 222 405 Cohen-Levinas D 151 272 393 Dastur F 56 Derrida J 61 102 105 106 131 383 384

385 386 387 405 416 418 Descartes R 5 7 8 9 10 11 12 13 15 16

17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 39 40 41 42 43 44 45 46 47 48 49 50 51 52 53 59 61 66 67 68 69 71 73 74 75 76 77 78 79 80 83 87 89 92 93 94 97 100 101 102 109 136 137 138 141 142 144 146 150 157 158 166 168 169 177 193 194 196 197 199 200 201 210 211 248 261 262 301 316 324 336 381 382 388 396 397 399 402 403 404 408 410 412 413

Descombes V 152 Dostoiumlevski F 176 Faessler M 91 206 Focillon H 151 Foucault M 12 Franck D 142 164 182 188 196 205 218

239 265 266 267 268 269 270 271 275 284 285 286 287 288 310 317 353 362 363 364 365 366 367 372 405

Hegel G W F 59 60 61 62 67 78 94 95 96 100 109 231 256 259 268 383 384 385 387 403 404 405

Heidegger M 9 10 11 15 19 20 21 22 23 24 27 28 34 47 49 53 54 55 65 88

94 96 101 141 146 147 150 160 190 191 199 201 204 222 223 227 228 230 238 239 241 259 268 272 273 275 276 278 279 281 282 283 287 288 294 295 296 316 317 377 383 385 397 399 402 403 404 405

Housset E 142 143 178 227 Husserl E 9 10 11 15 16 17 18 19 20

21 23 34 39 47 49 53 54 55 56 65 75 77 78 88 94 96 106 130 131 141 142 143 144 145 146 147 149 152 160 189 190 200 201 222 223 227 228 237 238 239 241 246 259 296 298 300 301 302 383 391 397 398 404

Janicaud D 11 20 222 223 224 225 226 227 228

Kant E 57 59 109 136 150 300 378 403 404

Kierkegaard S 243 404 Lafrance Y 200 Maldiney H 151 Malebranche N 29 30 261 402 Marion J-L 18 38 128 129 130 131 132

133 180 222 269 Moati R 94 150 156 237 372 Mosegraves S 57 72 261 Narbonne J-M 201 Pascal B 82 294 321 329 404 Pelluchon C 106 Platon 20 23 27 28 30 70 71 72 90 107

136 150 152 199 200 201 265 321 340 397 400 401 402 403 404 406 418

Plotin 72 201 402 404 Pradelle D 56 149 298 Ricœur P 142 208 373 390 418 Rolland J 57 203 235 278 279 280 281

282 340 392 415 Rosenzweig F 72 256 261 325 404 Sartre J-P 11 54 76 94 95 96 97 98 99

100 101 102 204 226 287 314 318 327 Schnell A 149 Spinoza B 59 275 295 316 317 402 Taminiaux J 237 238 Valeacutery P 90 Volozine (de) R Haiumlm 64 408 Wahl J 8 26 100 133 274 Wittgenstein L 392 393

421

Table des matiegraveres

Remerciements 3

Liste des abreacuteviations des œuvres drsquoEmmanuel Levinas 5

INTRODUCTION 7 CH 1 LrsquoUSAGE DE DESCARTES 15 I Descartes face agrave la pheacutenomeacutenologie 16

sect1 Lrsquoambivalence du cogito 16 a) Le point de deacutepart le cogito carteacutesien selon Husserl 16 b) Une chose qui pense 17

sect2 Descartes a-t-il raison 20 a) Ideacutealisme et pheacutenomeacutenologie 20 b) Une premiegravere ideacutee de lrsquoinfini 23

II Lrsquoexception carteacutesienne 26 sect3 Abstraction et concreacutetisation 26

a) Descartes et la philosophie 26 b) Lrsquoabstraction de la structure formelle 30 c) La concreacutetisation de la structure formelle 33

sect4 La place de Descartes dans Totaliteacute et infini 35 a) Le nouvel ordre carteacutesien 35 b) Le sens de lrsquoemprunt 40 c) Cartographie des usages de lrsquoideacutee de lrsquoinfini dans Totaliteacute et infini 43

III Lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme discours 44 sect5 Apregraves le texte fondateur 44 sect6 Les eacutenonceacutes de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 47

a) La lecture et lrsquousage 47 b) La forme le sens et la question 49

CH 2 LrsquoIDEE FORMELLE DE LrsquoINFINI 53 I La transcendance comme ideacutee de lrsquoinfini 53

sect7 Pheacutenomeacutenologie et transcendance 53 a) La transcendance de lrsquointentionnaliteacute 53 b) Lrsquoambivalence de lrsquointentionnaliteacute 55 c) La grammaire de la transcendance 57

sect8 Neacutegativiteacute et ideacutee de lrsquoinfini 58 a) Totaliteacute et mauvais infini 58 b) La reacuteduction de lrsquoAutre au Mecircme 62 c) Une penseacutee pensant plus qursquoelle ne pense 64

II La structure formelle de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 66 sect9 La relation agrave lrsquoabsolu ne relativisant pas lrsquoabsolu 66

a) La dialectique de la seacuteparation et de la relation 66 b) La structure carteacutesienne de la seacuteparation 68 c) Seacuteparation absolution infinition 69

sect10 Lrsquoideacutee mise en nous 73 a) La viseacutee intentionnelle de lrsquoinfini 73 b) Lrsquoeacuteclatement de lrsquointentionnaliteacute 75 c) Positiviteacute et neacutegativiteacute 77

III Lrsquoemphase de lrsquoinfini 80 sect11 La forme nrsquoarrecirctant pas son dessin de forme 80

a) Meacutetaphores hyperboles 80

422

b) (Deacute-)structure et (deacute-)formalisation 83 c) Lrsquoemphase du discours formel 85

sect12 Le Deacutesir de lrsquoinfini 87 a) Deacutesir et ideacutee de lrsquoinfini 87 b) Analyse formelle du Deacutesir 89 c) De la repreacutesentation au Deacutesir 92

CH 3 AUTRUI ET LA GENESE DE LrsquoIDEE DE LrsquoINFINI 94 I Le face-agrave-face et lrsquoideacutee de lrsquoinfini 94

sect13 Autrui et lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini selon Sartre et Levinas 94 a) Deux lectures de lrsquohistoire de la philosophie drsquoautrui 94 b) Deux voies carteacutesiennes pour une pheacutenomeacutenologie drsquoautrui 98 c) Deux pheacutenomeacutenologies carteacutesiennes 101

sect14 Les ontologies du face-agrave-face 102 a) Lrsquoontologie du face-agrave-face de 1947 102 b) Lrsquohistoriciteacute du face-agrave-face 104

sect15 Analyse formelle du face-agrave-face 105 a) Autrui en tant qursquoautrui 105 b) La structure du face-agrave-face 106 c) Les termes moi et autrui 108

II Le Deacutesir eacuterotique 110 sect16 La genegravese du Deacutesir 110

a) Lrsquoamour sans fusion 110 b) De lrsquoamour au Deacutesir de lrsquoinfini 112

sect17 La place de lrsquoeacuteros et de la feacuteconditeacute dans la pheacutenomeacutenologie du Deacutesir 115 a) Le Deacutesir eacuterotique 116 b) Le Deacutesir du Deacutesir 120

sect18 Un amour sans eacuteros 122 a) Lrsquoabsence de lrsquoeacuteros apregraves Totaliteacute et infini 122 b) Eros et autrement qursquoecirctre 124

III Visage et ideacutee de lrsquoinfini 126 sect19 Le visage ou la faccedilon de lrsquoinfini 126

a) La maniegravere qursquoa lrsquoinfini de deacutepasser son ideacutee 126 b) Autrement que pheacutenomegravene 128

sect20 La genegravese de lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini 133 a) La genegravese du visage 133 b) La genegravese de lrsquoinfini eacutethique 135

CH 4 PARLER OU APPARAITRE 139 I Infini et signification 139

sect21 Lrsquointroduction de lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini en pheacutenomeacutenologie 139 a) Lrsquointrigue de lrsquoinfini 139 b) Lrsquoideacutee de Dieu dans la pheacutenomeacutenologie 141 c) Horizon et infini 144

sect22 Pheacutenomegravene et signification 146 a) Les modaliteacutes du sens 147 b) Pheacutenomegravene et expression 149 c) Signe et signifiance 152

II La preacutesence et la trace 154 sect23 La preacutesence du maicirctre 154

a) Le langage du maicirctre 154 b) Lrsquoordre carteacutesien du langage 157 c) Les apories de la preacutesence 159

sect24 Les noms de lrsquoinfini (I) illeacuteiteacute 162 a) La preacutesence et la trace 163 b) Deacutesir et illeacuteiteacute 166

423

CH 5 PARLER OU TUER 169 I Lrsquoideacutee eacutethique de lrsquoinfini 169

sect25 Lrsquoalternative originaire 169 a) Lrsquointerdit du meurtre 169 b) La mortaliteacute originaire 172 c) La responsabiliteacute infinie 174

sect26 Infini et substitution 177 a) Lrsquoaccueil 177 b) La substitution 179 c) La subjectiviteacute 182

II La signifiance eacutethique 184 sect27 Lrsquoexposition du sens 184

a) Sens et non-sens 184 b) Le Dire et le Dit 188

sect28 La diachronie carteacutesienne de lrsquoeacutethique 189 a) La deacuteformalisation du temps 189 b) La structure de la diachronie 193 c) Le temps de infini 195

sect29 Les noms de lrsquoinfini (II) le Bien 197 a) Lrsquoanarchie du Bien 197 b) Lrsquousage de lrsquoideacutee platonicienne du Bien 199

CH 6 LE TEMOIGNAGE DE LrsquoINFINI 202 I La venue de lrsquoinfini agrave lrsquoideacutee 202

sect30 La voix du teacutemoin 202 a) Le Dire ougrave srsquoeffectue la venue 202 b) La gloire 204 c) Le teacutemoignage 207

sect31 Lrsquoeacutenigme de la voix 209 a) Lrsquoideacutee carteacutesienne de lrsquoinfini 209 b) La voix propheacutetique 212 c) Lrsquoeacutenigme de lrsquoinfini 213

II La theacuteo-logie de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 216 sect32 Les noms de lrsquoinfini (III) Dieu 216

a) Le mot laquo Dieu raquo 216 b) Dieu et lrsquoinfini 219

sect33 Le sens de la pheacutenomeacutenologie 222 a) Lrsquoaplomb de lrsquoAutre 222 b) Le cercle levinassien 225 c) Le tournant eacutethique de la pheacutenomeacutenologie 227

CH 7 IDEE DE LrsquoINFINI ET PHILOSOPHIE PREMIERE 230 I Deacutecrire et fonder 230

sect34 Lrsquoideacutee de lrsquoinfini comme fondement 230 a) Lrsquoeacutelargissement de lrsquoontologie 230 b) Philosophie et eschatologie 232 c) La philosophie premiegravere 234

sect35 Meacutethode et structure de Totaliteacute et infini 236 a) Du diurne au nocturne 236 b) Du formel au concret 239 c) Du sens agrave lrsquoecirctre 241

II Les contradictions de la philosophie premiegravere 243 sect36 Les paradoxes de la deacuterivation 243

a) La preacutesence oublieacutee de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 244 b) La causaliteacute circulaire de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 247 c) Le sens au feacuteminin 249

424

d) Lrsquoau-delagrave du visage 252 sect37 Les apories du fondement 254

a) La fondation de lrsquoecirctre infini 254 b) Lrsquoeacutequivociteacute fondamentale de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 257 c) Du fondement agrave lrsquoanarchie 259 d) Vers une eacutethique sans lrsquoideacutee de lrsquoinfini 261

CH 8 LrsquoETRE EN QUESTION 265 I Lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre et lrsquoinfini 265

sect38 laquo Lrsquoecirctre est le mal raquo 265 a) Une lecture du projet levinassien de lrsquoecirctre au bien 265 b) La lecture en question 269

sect39 La double structure de lrsquoexpeacuterience de lrsquoecirctre 272 a) Evasion et ontologie 272 b) Lrsquoecirctre exceacutedeacute 276 c) Le projet drsquoeacutevasion 280

sect40 Lrsquoecirctre son mal et sa pluraliteacute 283 a) Evasion et il y a 283 b) La philosophie de la pluraliteacute de lrsquoecirctre 285

II La reacuteduction eacutethique 288 sect41 La reacuteduction et lrsquoideacutee transcendantale de lrsquoinfini 288

a) Autrui et la question de lrsquoecirctre 288 b) La reacuteduction du Dit au Dire 290 c) Deux emphases pour une meacutethode 292

sect42 La question et la reacuteduction 294 a) laquo Lrsquoemphase de la positiviteacute raquo 294 b) La reacuteduction eacutethique ou la reacuteduction infinie 297

III Les deux emphases 300 sect43 Les deux insomnies 300

a) La reacuteduction eacutethique comme insomnie 300 b) Les deux voies de lrsquoemphase 303 c) Lrsquoemphase et lrsquoeacutenigme 305

sect44 Infini et il y a 307 a) La confusion de lrsquoilleacuteiteacute et de lrsquoil y a 307 b) Ethique et il y a 309 c) La question de lrsquoinfini avant lrsquoautrement qursquoecirctre 312

IV Le sens de lrsquoecirctre 315 sect45 Lrsquoecirctre accuseacute 315

a) Lrsquoecirctre et le visage 315 b) Lrsquoecirctre et le meurtre 322

sect46 Le sens de lrsquoaccusation 325 a) Les deux consciences 325 b) Les deux mouvements 328

CH 9 JUSTICE ET INFINI 331 I Une question de justice 331

sect47 Ethique et justice 331 a) Les justices 331 b) Quelle justice 334

sect48 Formalisation de la question de lrsquoinfini 337 a) La question de la question 337 b) Lrsquoeacutethique de la justice de lrsquoecirctre 338

II Lrsquoinfini et le tiers 340 sect49 Lrsquoentreacutee du tiers ou la deacuterivation 340

a) La deacuterivation comme fonction transcendantale de la justice 340 b) La prise dans la fraterniteacute 343

425

c) De lrsquoeffacement des autres agrave leur entreacutee comme tiers 344 d) Le visible et lrsquoinvisible 346 e) Le second destin du teacutemoignage 349

sect50 Analyse formelle de la justice 352 a) Trouble dans la responsabiliteacute 352 b) Une question de conscience 354 c) Gracircce agrave Dieu 357

III Lrsquoeacutethique en question 360 sect51 Les contradictions du sens 360

a) Les apories de la deacuterivation 360 b) La mise en question de la deacuterivation 363

sect52 La justice comme ontologie plurielle 366 a) Le tiers et la pluraliteacute humaine 366 b) Les voies tortueuses de lrsquoilleacuteiteacute 369

sect53 La naissance latente de lrsquoideacutee de lrsquoinfini 373

CH 10 LA PHILOSOPHIE DE LrsquoINFINI 375 I Philosophie de la mise en question 376

sect54 La critique 376 a) La meacutetaphysique du Deacutesir 376 b) La raison de lrsquoeacutethique 378 c) La liberteacute assigneacutee en justice 381

sect55 La grammaire de lrsquoeacutethique 383 a) Dire lrsquoinfini en grec 383 b) La meacutetaphore 388 c) La voix disant plus qursquoelle ne dit 390

II Mise en question de la philosophie 393 sect56 Le scepticisme 393

a) La critique sans fin 393 b) Les tours et deacutetours du scepticisme 396 c) Les visages de lrsquohistoire de la philosophie 398

sect57 Histoire et devenir de la philosophie 402 a) Esquisse drsquoune histoire de la philosophie depuis la question de lrsquoinfini 402 b) La traduction en justice 404 c) Lrsquoinspiration talmudique 407

CONCLUSION 410 BIBLIOGRAPHIE 414 INDEX NOMINUM 420 TABLE DES MATIERES 421

LEVINAS ET LrsquoIDEE DE LrsquoINFINI

Reacutesumeacute Emmanuel Levinas eacutelabore une eacutethique en rupture avec la logique la pheacutenomeacutenologie et lrsquoontologie Lrsquoideacutee de lrsquoinfini qursquoil emprunte aux Meacuteditations meacutetaphysiques de Descartes accomplit cette rupture et produit une philosophie drsquoun genre nouveau Notre travail entend ainsi deacuteterminer la

faccedilon dont cette ideacutee permet agrave lrsquoeacutethique de penser au sein de la philosophie une intrigue qui lrsquoexcegravede Lrsquoideacutee de lrsquoinfini fait lrsquoobjet drsquoun triple discours elle exprime la forme drsquoune penseacutee pensant plus

qursquoelle ne pense elle deacutecrit le sens de ce paradoxe dans la responsabiliteacute infinie pour le visage de lrsquoautre homme et elle pratique une emphase conduisant au-delagrave de lrsquoecirctre Lrsquoentrelacement de ces trois discours dans lrsquoeacutethique de lrsquoideacutee drsquoinfini introduit en philosophie une question plus originaire que la question de lrsquoecirctre la mise en question de mon ecirctre par lrsquoinfinie parole drsquoautrui la mesure de mon ecirctre agrave lrsquoaune de la question de lrsquoinfini qui me vient agrave lrsquoideacutee dans une exigence de justice

Mots-cleacutes Emmanuel Levinas (1906-1995) ideacutee de lrsquoinfini Descartes eacutethique question de lrsquoinfini pheacutenomeacutenologie ontologie

LEVINAS AND THE IDEA OF INFINITY

Abstract The ethics that Emmanuel Levinas develops breaks with logic phenomenology and ontology The idea of infinity borrowed from Descartesrsquos Meditations on first Philosophy accomplishes this rupture and produces a new kind of philosophy Our thesis aims to define the role played by the idea of infinity in enabling ethics to think within philosophy an intrigue which exceeds philosophy This idea is subject to a triple discourse it expresses the structure of a thought thinking more than it can think it describes the meaning of this paradox as an infinite responsibility towards the other and produces an emphasis that goes beyond essence The unification of these three discourses within the ethics of the idea of infinity introduces a philosophical question that is more radical than the

question of being the question of infinity which puts my being into question Infinity comes to mind as a call for justice

Keywords Emmanuel Levinas (1906-1995) idea of infinity Descartes ethics question of infinity phenomenology ontology

Discipline Philosophie

Universiteacute de Caen Normandie Ecole Doctorale HMPL Esplanade de la Paix 14032 Caen